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Histoire et Sociétés Rurales Revue publiée avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique, du Ministère de l'Agriculture, du Centre de Recherche Historique sur les Sociétés et les Cultures de l'Ouest (Université de Rennes 2), du Centre de Recherche d'Histoire Quantitative (Caen, CNRS, URA 1013), du Centre d'Histoire des Régulations et des Politiques Sociales de l'Université d'Angers (EA 1710) et de l'Université de Paris 7 Association d'Histoire des Sociétés Rurales Quatrième année - N° 7 1er semestre 1997 HISTOIRE ET SOCIÉTÉS RURALES N° 7 - 1er semestre 1997 SOMMAIRE LA CULTURE AU VILLAGE .................................................................................................................. 7 Études Jean-Yves DUFOUR, Essai d'archéologie horticole en banlieue parisienne. Saint-Denis et Rueil-Malmaison (xrve-XIXe siècle) ............................................. Il Michel VERNUS, La culture écrite et le monde paysan. Le cas de la Franche-Comté (1750-1860) ................................................................................................. 41 Christian DESSUREAULT, Fortune paysanne et cycle de vie. Le cas de la seigneurie de Saint-Hyacinthe (1795-1844) .................................................................... 73 Susan ROGERS, I..:enseignement agricole aux États-Unis. A propos du système « Land-grant» ............................................................................................................... 97 Sources Jean-Claude DIEDLER, Un procès de sorcellerie en Lorraine du Sud au début du XVIIe siècle ..................................................................................................................... 133 32. Le procès de Claudette Clauchepied, accusée de sorcellerie à Bruyères (Vosges) (1601) ...................................................................................................................................... 143 Comptes rendus • Ouvrages Gérard CHOUQUER (dir.), Les formes du paysage. T. II : Archéologie des parcellaires, Actes du colloque d'Orléans (mars 1996)(Michèle Brunet) .......................................... Oswald A. W DILKE, Les arpenteurs de la Rome antique (Pierre Jaillette) ................. HORARD-HERBIN, Levroux 4. L'élevage et les productions animales dans lëconomie de la fin du Second Âge du Fer à Levroux (Indre) (Alain Ferdière) .......... 173 173 M.-P. Directeur de publication Secrétaire de rédaction Jean-Marc MORICEAU Ghislain BRUNEI Maison de la Recherche en Sciences Humaines Archives Nationales Université de Caen, 14032 CAEN Cedex 60, rue des Francs-Bourgeois, 75141 PARIS Cedex 03 177 4 Histoire et Sociétés Rurales Marie-Geneviève COLIN, Isabelle DARNAS, Nelly POUSTHOMIS, et Laurent SCHNEIDER, (dir.), La maison du castrum de la bordure méridionale du Massif Central, XIe- XVIIe siècles (François Bougard) ........................................................................ 179 Jean TRICARD, Les campagnes limousines du XlV' au XVIe siècle. Originalités et limites d'une reconstruction rurale (Thomas Jarry) .......................................................................... Gilbert LARGUIER, Le drap et le grain en Languedoc. Narbonne et Narbonnais, 1300-1789 (Annie Antoine)........................................................................................................ 183 Gabriel AUDISIO, Les Français d'hier. T. II: Des Croyants, )(V'-XIXe siècle Qean-Marie ValIez)........................................................................................................................................................ Lucien BÉLY (dir.), Dictionnaire de l'Ancien Régime (Gérard Béaur) ............................ 186 188 Jean-Claude DIEDLER, Démons et sorcières en Lorraine. Le bien et le mal dans les communautés rurales de 1550 à 1660 Qean-Michel Boehler)................................... 189 181 Mark OVERTON, Agricultural Revolution in England. The Transformation of the Agrarian Economy, 1500-1850 (Francis Brumont) ......................................................... Nicole JACQUES-CHAQUIN et Maxime PRÉAUD, (dir.), Les sorciers du carroi de Marlou. Un procès de sorcellerie en Berry, 1582-1583 (Benoît Garnot)............... 195 Andreas INNEICHEN, Innovative Bauern. Einhegungen, Bewiisserung und ~ld­ teilungen im Kanton Luzern im 16. und 17. Jahrhundert Qean-Michel Boehler).................................................................................................................................................... 196 Piero CAMPORESI, Les effluves du temps jadis (Hélène Servant) ....................................... 198 Pierre HANNICK et Jean-Marie DUVOSQUEL, La Carte d'Arenberg de la terre et prévôté de Neufchâteau en 1609, avec le ban de Mellier et la seigneurie de Bertrix (Olivier Renaudeau) ......................................................................................................................... Philippe GOU]ARD, Un catholicisme bien tempéré. La vie religieuse dans les paroisses rurales de Normandie, 1680-1789 (Antoine Follain) ..................................................... 199 192 201 Antoine CASANOVA, Identité corse, outillages et Révolution française. Essai d'approche ethno-historique, 1770-1830 Qean-René Trochet) ............................................ Michel FIGEAC, Destins de la noblesse bordelaise, 1770-1830 Qean-François Dubost) .................................................................................................................................................... 207 Geneviève GAVIGNAUD-FONTAINE, La Révolution rurale dans la France contemporaine, XVIlle-xxe siècles (Gilles Pécout)...................................................................................... 209 Histoire et mesure, vol. XI, n° 3/4, juillet-décembre 1996, «Prix, production, productivité agricoles)} (Remi Mallet) ........................................................................................... 210 Michel NOËL, L'homme et la forêt en Languedoc-Roussillon. Histoire et économie des espaces boisés Qean-Pierre Husson) ........................................................................................... 211 Histoire de l'expropriation du XVIIIe siècle à nos jours. Actes de la première Journée d'études historiques, Orléans, 13 mai 1996 (Nadine Vivier)....................................... Olivier IHL, La flte républicaine (Marco Fincardi) .................................................................. Luc-Francis GENICOT, Patricia BUTIL, Sabine DE JONGHE, Bernadette LOZET, et La maison paysanne. Philippe WEBER, Le patrimoine rural de ~lonie. T. I: Des modèles aux réalités. T. II : Portefeuille d'architecture régionale (Isabelle Lettéron) .............................................................................................................................. 204 211 212 213 Sommaire 5 Pierre BROCHEUX, The Mekong Delta. Ecology, Economy and Revolution, 18601960 Qean-PaulAmat)..................................... .............................................................................. 215 Jean VERCHERAND, Un siècle de syndicalisme agricole. La vie locale et nationale à travers le cas du département de la Loire (Nadine Vivier) ............................................. 216 • Soutenances de thèses Claude MARCHAL, «La prévôté de Bruyères aux XVIe et XVIIe siècles. Population, économie, société» Qean-Claude Diedler).......................................................................... 218 Jean MARTIN, «La manufacture des toiles "Bretagnes", 1670-1830» (Philippe Jarnoux) .................................................................................................................................................. 220 Caroline DOUKI-MINARD, «Les mutations d'un espace régional au miroir de l'émigration. "LApennin toscan, 1860-1914» (Gilles Pécout) ............................... 222 • Colloques « La politisation des campagnes au XIXe siècle (France, Italie, Espagne, Portugal et Grèce)>> (Rome, 20-22 février 1997) Qean-François Chanet).................................... 224 Résumés ....................................................................................................................................................... 228 Abstracts ...................................................................................................................................................... 229 LA CULTURE AU VILLAGE E N CHANGEANT D'HABIT - et de « caractères» -, Histoire et Sociétés Rurales ne perd pas son âme : notre revue entend montrer une ouverture et un dynamisme permanents. Quittant les vilains du Moyen Âge, voici, à la fin de la Renaissance, derrière des moissonneurs flamands déjà armés du « pic» et du « hoquet», le moulin, la rivière, les bâtiments d'exploitation couverts de tuiles autour du colombier... et l'église l . C'est dire qu'à côté des aspects strictement agricoles, le secteur artisanal et l'encadrement religieux, entre autres exemples, font bien partie de notre champ d'investigation. Le spirituel ne doit pas en effet être relégué à l'arrière-plan. Sans renoncer à l'étude des conditions matérielles, qui reste pour nous essentielle - une bonne part des comptes rendus que nous livrons ici en témoignent -, une plus large place doit être faite à l'histoire culturelle. Nous l'avions déjà annoncé. En voici quelques preuves qui, nous l'espérons, préparent d'autres contributions. L attention à l'égard de la culture passe d'abord par la formation technique et professionnelle. Il en va ainsi pour ces maraîchers et jardiniers des campagnes parisiennes dont Jean-Yves Dufour recherche les traces archéologiques sur les sites de Rueil et de Saint-Denis depuis le XIVe siècle. En confrontant les restes de plantations aux méthodes horticoles prônées dans les manuels de l'Ancien Régime et du siècle dernier, et en scrutant l'organisation de simples trous et fossés, il parvient à reconstituer les productions successives d'un espace rural souvent dédaigné : les jardins. La diffusion du savoir scientifique est une question cruciale en agriculture. Dans une synthèse pionnière en France, Susan Rogers se penche sur l'enseignement agricole américain, marqué par la spécificité d'un réseau national établi sur des fonds publics: le système « land-grant », dont elle critique l'historiographie, en démontant les relations qu'il a entretenues de 1862 à 1914 avec les techniciens, les professionnels et les politiques. Sur le Vieux continent, la diffusion de la culture écrite a été plus précoce et plus présente qu'on ne l'imagine dans certaines campagnes: la Franche-Comté, qu'examine Michel Vernus, traverse entre 1750 et 1860 un long siècle d'acculturation dont les étapes sont autant politiques et idéologiques qu'économiques. Entre les formes de cultures rurale et urbaine, l'osmose s'établit grâce à l'action de médiateurs qui appartiennent à la paysannerie comme à l'artisanat. Le fossé est en revanche beaucoup plus large dans la Lorraine du début du 1. Il s'agit de l'abbaye Sainte-Marie d'Hénin-Liétard à Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais), rasée sous la Révolution. Le choix de cette gouache des Albums de Croy doit beaucoup à notre collègue Jean-Marie Duvosquel que nous tenons à remercier vivement. 8 Ghislain BRUNEL et Jean-Marc MORICEAU siècle, où Jean-Claude Diedler nous plonge en pleine « épidémie» de sorcellerie. Le procès intenté à Claudette Clauchepied en 1601, au cœur du grand siècle de la répression qui court ici de 1544 à 1634, révèle la prégnance d'un système culturel propre au monde rural, riche de transmission orale, de rumeurs, de pouvoirs occultes, d'irrationnel, dans un cadre communautaire qui privilégie les liens de compérage. En 1581-1582, l'épisode judiciaire des sorciers du carroi de Marlou, dans le Berry, en témoigne également (compte rendu de Benoît Garnot). Alors, l'opposition culturelle entre ville et campagnes est abrupte: c'est de la première qu'arrivent les normes judiciaires et dans la seconde que se rétractent les comportements traditionnels, dans ces lieux de refuge que fournissent montagnes, forêts et écarts. Mais, sur le plan de la méthode historique, comment exploiter cette manne documentaire? De la présentation de cette source de la « première» époque moderne, l'historien retiendra une attention aiguë pour le qualitatif et pour l'interrogatoire sémantique, pour l'analyse lexicale des textes, démarche critique et explicative qui ne doit pas rester propre à l'analyse des documents des périodes antérieures. Avoir foi en un Au-delà fut longtemps une évidence dans ces campagnes où se recrutaient l'essentiel des Croyants que présente Gabriel Audisio dans une synthèse attendue (compte rendu de Jean-Marie ValIez). Substrat culturel des sociétés rurales, la religion ne fut pourtant pas vécue de la même manière d'un petit pays à l'autre : c'est ce qui intrigue Philippe Goujard dans son ouvrage sur le catholicisme entre Bray et Caux au XVIIIe siècle (compte rendu d'Antoine Follain). Le recours au surnaturel, qui n'est pas l'apanage des ruraux - n'est-ce pas alors que les consuls de la ville de Riom appellent le « bon» sorcier d'un village auvergnat pour lutter contre l'épidémie ?2 -, motiva une vive réaction de la part de l'Église. Le clergé fit de la culture écrite un instrument d.e combat contre les déviances et les superstitions, comme en Comté, où la distribution gratuite de livres de piété par l'évêque de Saint-Claude en 1780 marque la volonté de protéger les âmes de 1'« hérésie », si proche en région de partition confessionnelle. Cette septième livraison permet de pointer quelques questions que nous souhaiterions voir développer dans de prochains numéros. Quels rapports entretiennent le clergé et le développement dans les sociétés rurales? I.:évolution du recrutement des prêtres, la mesure de leur action locale, leur rôle dans l'acculturation, leur action en matière de justice sociale ou de progrès agronomique, voilà un dossier bien épais. Que surviennent des contestations idéologiques, du sein même des Églises, ou en dehors, et l'action des ces « médiateurs» culturels ne donnera naissance qu'à une composante: ainsi chez ces syndicalistes du département de la Loire à l'époque contemporaine, dont Jean Vercherand souligne la dualité de filiation entre christianisme et marxisme (compte rendu de Nadine Vivier). Qu'ils rencontrent un nouvel ordre politique, désireux d'affirmer une XVIIe 2. Délibération des consuls de Riom (Puy-de-Dôme), 28 juillet 1588, d'après Émile CLOUARD, Les Gens d'autrefois. Riom aux xv< et XVT' siècles, Riom, Imprim. Jouvet, 1910, p.388-389. La culture au village 9 communauté civique indépendante de la religion, comme ce fut le cas en France en 1880, et ils cèdent le pas: dans des tensions dignes de Clochemerle, où s'affirme encore une fois le dynamisme spécifique des campagnes, un patriotisme républicain se construit à travers les fêtes et les commémorations démocratiques, comme le montre Olivier Ihl (compte rendu de Marco Fincardi). I..:étude des processus d'acculturation ne passe donc pas toujours par la ville: sur ces ressorts propres au monde rural, on aimerait voir se multiplier les contributions. Mais bien d'autres chantiers restent ouverts. La contribution québécoise de Christian Dessureault sur le « cycle de vie» renvoie à une micro-histoire quantifiée de l'évolution des fortunes et de la démographie rurale. I..:étude des inventaires, déjà mis en avant sur le front culturel, est donc loin d'être obsolète. Les effets de structures d'âge et de cycle familial pèsent lourdement dans les choix économiques. Relayant sur ce terrain certaines contributions du Vieux monde, l'analyse des avoirs des paysans « maskoutains» à partir de la reconstitution des familles montre que, loin de se gommer, les différences économiques initiales tendent à s'accroître: seuls les paysans aisés sont en mesure de poursuivre les processus d'accumulation et de redistribution des richesses, alors que chez les humbles, la prévision familiale et la gestion du temps comptent beaucoup moins. Les théories de Chayanov peuvent donc être nuancées. Le suivi des ménages, mais aussi de la famille large et des différents réseaux de parenté, avec l'aide de la généalogie, constitue, on le sait, l'un des points forts de la démographie historique. Sur la démographie rurale, on espère donc des bilans et des ouvertures : les structures familiales du Moyen Âge au xxe siècle, la caractérisation des comportements des ruraux par rapport à ceux des citadins - et les modes de contamination -, la mobilité géographique réciproque entre campagnes et villes, l'originalité des pays de colonisation, voilà encore quelques perspectives à renouveler. Idées semées au vent? C'est un peu le rôle d' Histoire et Sociétés Rurales de fournir un aiguillon. Mais, pour proposer des jalons, bien des énergies nous sont nécessaires. La rubrique de nos comptes rendus - dont on sait la variété - a bénéficié jusqu'alors de l'aide efficace de François Bougard : au moment où ses fonctions l'éloignent matériellement de la rédaction, nous tenons à lui exprimer notre gratitude. Avec près de 1 100 abonnés, notre petite revue remplit de plus en plus sa mission d'impulsion, de coordination et de référence. Cependant, avec cette audience croissante, ses devoirs augmentent et, plus que jamais, le soutien de tous nous est indispensable. Ghislain BRUNEL et Jean-Marc MORICEAU ÉTUDES ESSAI D'ARCHÉOLOGIE HORTICOLE EN BANLIEUE PARISIENNE Saint-Denis et Rueil-Malmaison (XIVe-XIXe siècle) Jean- Yves DUFOUR* ouvre de nouveaux champs d'inLvestigations, notamment les zones rurales périurbaines. Passé l'incompréhension initiale 1 face à ce type de vestiges, plusieurs chercheurs se sont lancés dans l'étude des jardins sous toutes leurs formes, des « terres noires» de l'Antiquité tardive et du Moyen Âge aux parcs d'agrément des châteaux de l'Époque moderne. Les premiers résultats obtenus lors de fouilles dans la « ceinture vivrière» de Paris nous invitent à proposer une mise au point sur un aspect plus « économique» des jardins, l'horticulture. :Larchéologie contribue à l'histoire de l'agriculture par les données qu'elle procure sur l'irrigation et le drainage, le défrichement et surtout la plantation. De cette dernière, on présentera d'abord les formes et les traces qu'elle laisse au sol, d'après les traités d'agriculture du début de l'Ancien Régime et les manuels d'arboriculture fruitière du XIXe siècle. Car, en matière de plantation, l'espacement, l'orientation, la forme du creusement et la nature du sol sont autant d'informations sur l'espèce cultivée. La présentation des résultats de terrain suivra l'ordre chronologique. Pour le bas Moyen Âge, nos sondages ont livré un jardin fruitier et un verger; des traces viticoles et un probable espalier datent des Temps modernes; des cultures maraîchères (aspergeries) sont attestées pour l'Époque contemporaine. Ces données sont issues du diagnostic organisé en 1995 par la Mission Archéologie du conseil général de la Seine-Saint-Denis sur le site du Stade de France à Saint-Denis et de quatre autres, orchestrés en 1994-1995 par le Service Régional de l'Archéologie en Île-de-France à Rueil-Malmaison (Hautsde-Seine). Ces deux lieux de production ont en commun leur position dans la vallée de la Seine tout près du marché parisien. T'ESSOR DE L'ARCHÉOLOGIE DE SAUVETAGE Les formes de plantation d'après les manuels anciens Sur les sites archéologiques, les traces de creusement ont des fonctions multiples: extraction, rejet, fondation, marquage. Comment différencier les creusements liés à la plantation, et à quelles pratiques horticoles les imputer? * Association pour les Fouilles Archéologiques Nationales, 27, rue du Parc, 93250 VILLEMOMBLE. 1. L:attrait du bâti, la dévotion aux textes anciens ou une méconnaissance méthodologique ont souvent détourné les atchéologues des quelques zones de jatdins rencontrées lors des fouilles. Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, 1" semestre 1997, p. 11-40. 12 Jean- Yves DUFOUR La mise en terre et le creusement Si la récolte des fruits est imagée dans les calendriers, les sources écrites et iconographiques du Moyen Âge ne détaillent quasiment jamais le défoncement, la plantation ou la fumure au pied des arbres2 , actions dont seule l'archéologie peut rendre compte. Pourtant, les ouvrages sur l'horticulture insistent sur le conditionnement des racines et consacrent un chapitre à la plantation3 . Leurs auteurs décrivent la plantation sur tas ou butte, dans des fosses séparées ou des fossés. La première technique est conseillée en terrain humide4 , mais elle ne laisse théoriquement pas de trace archéologique. Le creusement est le plus usité: à défaut d'un défoncement total de la parcelle, long et coûteux5, on recourt généralement à un travail plus économique, les fosses ou les fossés. À cet égard on distinguera: 1. La plantation en fosse. Le creusement6 de grandes fosses séparées répond aux besoins des arbres à haute tige, conduits de plein vent dans des vergers? I.:important est que les racines soient à leur aiseS. Des petites fosses 9 sont concevables pour des arbres à basse tige ou des arbustes comme la vigne. 2. La plantation en fossé. Le défoncement par tranchées offre aux racines un volume 10 de terre plus important et permet la plantation serrée des arbres ll . 3. La fosse ou le fossé avec drain. En sol humide, le creusement incluant un drainage peut permettre la plantation 12. On cite aussi des «pavages» réalisés à 1 m sous chaque arbre à planter 13 . 2. 11ANE, 1983,p.205. 3. ANDILLY, 1652, p. 44. 4. ANDILLY, 1652; BALTET, 1908; DUFOUR, s. d. 5. VERCIER, s. d. ; GRESSENT, 1869. 6. Les trous ont 6 pieds en carré, avec une profondeur d'un pied en terre argileuse, «forte» (ANDILLY, 1652, p. 49). Pour le verger à haute futaie, les trous sont larges de 2 m et profonds de 0,75 m (BALTET, 1908, p. 647). En terre sablonneuse, on compte 4 pieds de largeur pour une fosse profonde de 2 pieds (SERRES, 1600, lieu sixiesme, chap. XIX). 7. GRESSENT, 1869, p. 729. 8. Le sens pratique accorde un creusement plus large quand le substrat stérile est vite atteint. Mieux valent des trous plus ouverts que profonds. BAILLY, BIXIO, et MALPEYRE (vers 1843, p. 132) discutent de la rationalité des trous carrés alors que les racines se développent librement en rond. Les praticiens répondent que non seulement un trou carré est plus facile à creuser, mais encore que l'on y positionne plus aisément un arbre aux racines asymétriques. Peu importe la figuration des fosses, pourvu qu'elles soient larges et spacieuses (SERRES, 1600, lieu sixiesme, chap. XIX). 9. Du BREUIL, 1857, parle de fossettes de 0,6 m 2 . Pour de petits arbres en cordon, GRESSENT, 1869, p. 183, parle de trous carrés de 0,5 m de côté et 0,4 m de profondeur. 10. La même profondeur que celle des trous espacés est suffisante, soit 1 ou 2 pieds. Certains fossés sont larges de 4 à 5 pieds et profonds de 2 (SERRES, 1600, lieu troisiesme, chap. w). 11. VERCIER, s. d. ; BALTET, 1908, p. 647. 12. «On peut encore faire dans le fond de la tranchée une pierrée d'un pied de haut, ou y mettre de la terre pierreuse et grouetteuse, pour attirer les eaux en fond et les faire couler» (ANDILLY, 1652, p. 62). 13. BAILLY, BIXIO et MALPEYRE, vers 1843, p. 131. Essai d'archéologie horticole en banlieue parisienne 13 La fertilisation des fosses ne relève pas du creusement proprement dit, mais du remplissage. Tous les creusements sont à fertiliser dans la mesure du possible. Plusieurs actions sont à distinguer. De nombreux auteurs 14 conseillent de faire le trou longtemps à l'avance et de le laisser ouvert pour que le sous-sol s'amende sous l'effet de l'aération 15. C'est là une cause vraisemblable de l'irrégularité de forme et de fond de maintes structures rencontrées dans nos fouilles. Trois types de matériaux peuvent fertiliser la fosse: le fumier (animal), les engrais (toute matière organique) et les amendements (matière minérale). Les auteurs conseillent des alluvions, gazons, tourbe, curages de fossés, vases, raclures de cour, fientes d'animaux, boues de rue. Il est important de pouvoir faire la distinction, chimiquement (taux de matière organique, de calcium, de potassium) ou archéologiquement (consistance, vestiges contenus), car certaines espèces apprécient des apports particuliers, notamment dans le domaine du maraîchage. La lecture de base des plans Face au plan des vestiges d'un espace planté, le premier travail d'interprétation consiste à déterminer la nature du lieu : simple jardin d'agrément ou lieu de production d'un « professionnel»? En dehors du fait qu'une faible densité de plantation distingue le jardin d'amateur des parcelles cultivées par des agriculteurs (verger et jardin fruitier), la lecture des manuels permet de définir quatre types d'occupation de l'espace : 1. Le jardin d'amateur. Pietro di Crescenzi classe les vergers en fonction de l'importance de leurs propriétaires. Cela dénote d'entrée une fonction d'agrément; d'ailleurs, des pavillons ou des banquettes de verdure se trouvent dans tous les vergers l6 . Même dans les vergers ordinaires, dont la taille est plus proche de réels jardins de production, le choix de la distance de plantation entre les arbres est laissé au maître des lieux. Labsence de règles caractérise bien des jardins faits pour la « plaisance» autant que pour la production. La présence d'allées ou de bordures est aussi un trait révélateur des jardins d'amateur qui ne se retrouve pas dans les jardins producteurs l7 . 2. Le verger. On le définit comme un terrain planté d'arbres à hautes tiges, ordinairement en lignes, rarement soumis à la taille l8 . Pour les vergers, seul le défoncement par trous est rentable. Ils sont souvent plantés en quinconce pour un ensoleillement maximal et la facilité d'entretien. Selon Olivier de Serres, une plantation plus confuse résiste mieux au vent l9 . Si les lignes d'arbres sont très 14. SERRES, 1600; PASSY, 1910. 15. ({ Pour planter des arbres assez gros, on fait les fosses six mois auparavant, qui se fait afin que la terre se corroye et renouvelle par l'air et chaleur» (ESTIENNE et LIÉBAULT, 1583, p. 335). 16. CRESCENZI, 1373 (1965). 17. PASSY, 1910. 18. VERCIER, s. d. 19. SERRES, 1600, sixiesme lieu, chap. XIX. Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 11-40. 14 Jean-Yves DUFOUR espacées (15 à 20 m), on peut imaginer une culture entre les arbres, sous forme de verger-agreste (dans le cas de céréales) ou de potager-verger. Les vergers peuvent être protégés par une simple haie. Les murs ne sont pas justifiés car inutilisables comme espaliers du fait de l'ombre projetée par les arbres à haute tige2o . La clôture est moins indispensable dans les vergers quand les arbres sont adultes. Le verger ne craint plus le bétail, qui lui apporte même un engrais naturel. 3. Le jardin fruitier. Il est défini comme un espace clos de murs, uniquement destiné à la culture intensive d'arbres fruitiers très rapprochés les uns des autres, à l'inverse du verger. Les arbres serrés donnent moins de fruits que ceux du verger ordinaire, mais ils sont meilleurs et plus beaux. On enclôt le jardin de murs ou de palissades pour le protéger des intempéries ou des voleurs, et mettre en valeur les expositions favorables. Dans le jardin fruitier, on pratique la culture des arbres en espalier, c'est-à-dire appuyés à un mur, ou en contre-espalier. Cette seconde technique consiste à assembler les arbres fruitiers conduits en forme plate sur un treillage vertical tendu en plein air21 . Lexposition est capitale22 . Une bande libre de 4 à 5 m de large est conseillée le long des espaliers pour permettre le passage d'une voiture apportant des engrais ou enlevant les fruits 23 . 4. Le taillis et le bois de haute futaie. Ils donnent lieu à une organisation confuse, très éloignée des vergers qui alignent les plantations. La production de bois étant un investissement à terme beaucoup plus long que celui des arbres fruitiers, on leur attribue des terres médiocres, impropres à toute autre culture. Les auteurs font attention à implanter leurs vergers selon le sol et l'exposition. Larchéologue doit s'attendre à les retrouver surtout dans des endroits privilégiés. La crainte des vents est le souci premier des arboriculteurs. Sont donc recommandés les fonds de vallée24 où la terre est de toute façon meilleure. Le verger doit être clos sur les côtés d'où proviennent des vents malsains 25 , c'est-à-dire à l'ouest et au nord en France septentrionale26 . Les considérations économiques sont aussi importantes. La proximité d'un marché de consommation justifie une culture dépassant le cadre familial. Sous l'Ancien Régime, l'impact de la demande urbaine est peut-être plus fort que les « déterminismes physiques »27. 20. BAILLY, BIXIO et MALPEYRE, vers 1843. 21. VERCIER, s. d., chap. 2. 22. Sous le climat parisien, l'exposition à l'est est la meilleure. Les arbres se développent peu mais produisent de beaux fruits (PASSY, 1910). Les expositions à l'ouest et au sud reçoivent plus d'eau et de chaleur, avec les avantages et les inconvénients que cela peut procurer (ANDILLY, 1652). I;exposition au nord reste bien sûr la plus mauvaise. Les expositions mitigées nord-ouest/sud-est ou nord-est/sud-ouest sont privilégiées (GRESSENT, 1869, p. 133, et PASSY, 1910). 23. PASSY, 1910. 24. ANDILLY, 1652; PASSY, 1910. 25. CRESCENZI, 1373 (1965), p. 48. 26. GRESSENT, 1869, p. 131. 27. A Montmagny, près de Montmorency, vers 1680, pommiers et cerisiers cohabitent sur le même finage, voire dans la même parcelle (NEVEUX, 1996, p. 336-337). Essai d'archéologie horticole en banlieue parisienne 15 De la validité des manuels Quel crédit donner à des manuels souvent écrits par des hommes de lettres et destinés à de rares lecteurs privilégiés? Dans quelle mesure rendent-ils compte de la réalité technique de leur époque, de la pratique paysanne? Tout en innovant sur certains points, Olivier de Serres fonde son discours sur l'expérience de ses contemporains et le raisonnement. Ancien intendant général, Arnaud d'Andilly régale la reine Anne d'Autriche de paniers de poires et de « pavies »28 soigneusement choisies. Janséniste, blâmant les propriétaires qui ne pratiquent pas eux-mêmes l'art du jardinage, il n'écrit que pour les jardiniers et ne vise qu'à la production des plus beaux fruits dans la rigueur de l'espalier. Dans les jardins annexés aux abbayes, vergers et potagers visent à l'utile, l'alimentation des moines et des hôtes 29 . Avec la hausse démographique régulière à partir du XVIe siècle, les propriétaires trouvent des intérêts matériels dans l'art des jardins. Si Le Nôtre aménage le parc de Versailles pour la « plaisance», La Quintinie, chargé de tirer les meilleures productions du potager royal, reconnaît avoir beaucoup appris au cours d'entretiens avec « d'habiles maréchais »30. Les innombrables manuels du XIXe siècle sont l'œuvre de professeurs d'horticulture, d'Académiciens des Sciences, mais aussi de praticiens, comme Gressent à Sannois et Baltet à Troyes. Pour la plantation, en dehors du défoncement du sol, les agronomes proposent les solutions plus simples déjà vues; le creusement de tranchées ou de fosses rapproche le discours agronomique de la pratique3l . Les gestes liés à la plantation se répètent dans les manuels à travers les siècles, assurés d'une pérennité due à leur simplicité. Les chapitres novateurs ne doivent pas tromper quant à leur application réelle: ils touchent aux techniques délicates (greffe, taille, acclimatation) et ne remettent pas en cause la plantation. La détermination des espèces cultivées Faute d'analyses 32 , comment approcher, à partir de simples trous ou fossés, les espèces cultivées? Les observations de terrain livrent quelques éléments: la répartition des trous et leur remplissage33 , la nature du sol et l'exposition34 . 28. Variété de pêches. 29. STEIN, 1913, p. 6; LEMPEREUR et ROCHE-BERNARD, 1993. 30. LA QUINTINIE, 1690, t. 1, p. 21. 31. GAULIN, 1991. 32. Les micro-restes végétaux (graines et phytolithes) et animaux (insectes et limaces) pourraient apporter des données : limaces et insectes ont ainsi des régimes alimentaires particuliers. Mais la fumure, exogène aux sols, introduit un élément de perturbation majeur. 33. I.:emploi d'un fertilisant particulier induit-il une culture précise? Sous l'Ancien Régime, on pense que seul le marc de raisin n'altère pas le goût du vin (LACHIVER, 1982); aussi ce type d'engrais semble-t-il consacré aux vignobles. Les gadoues touchent la vigne à la fin du XVIIIe siècle. 34. « Pour bien disposer les plants dans un jardin, on doit considérer la qualité du fonds, l'exposition au soleil et la situation pour les vents» (ANDILLY, 1652, p. 51). Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, le; semestre 1997, p. 11-40. 16 Jean-Yves DUFOUR Nature du sol et position des arbres La plupart des espèces d'arbres ont des préférences vis-à-vis du sol. Si l'amendement vise à apporter à un sol les éléments qui lui font défaut, l'influence du sous-sol est tout aussi importante35 . Labsence de connaissances chimiques et pédologiques avant le XIXe siècle rend aléatoire toute tentative de plantation à l'encontre de la nature des sols. Échecs ou succès de telles productions aident les paysans à mieux cerner les potentialités de leurs sols et les invitent à cultiver les espèces les mieux adaptées. Certaines espèces se complaisent partout (le noisetier, le cerisier), d'autres sont plus exigeantes36 . Nous retiendrons la principale distinction des sols faite par Andilly37: les arbres donnant des fruits à noyaux (pêches, cerises, abricots) viennent mieux en terres douces et sèches alors que les arbres produisant des fruits à pépin (pommes, poires, coings) apprécient les terres fortes et fraîches. Lespacement entre les arbres et leur position au sein du verger sont aussi vitaux pour ne pas nuire à leur bonne croissance. Lespacement entre les arbres se calcule à partir du pied, soit le centre de la fosse de plantation. Il varie pour chaque espèce et chaque forme donnée à l'arbre. Les auteurs précisent donc des distances à respecter, notamment pour les arbres à planter en haute tige en quinconce dans les vergers. Globalement, ces distances concordent d'un auteur à l' autre 38 . La taille rigoureuse à laquelle sont soumis les arbres plantés en espalier ou en contre-espalier39 permet de réduire toutes les distances de plantation40 . Lespacement ne permet pas d'approcher l'espèce cultivée au sein des jardins fruitiers. La plantation sur seulement un ou deux rangs le long d'une allée permet 35. BAILLY, BIXIO et MALPEYRE, vers 1843, p. 13l. 36. Le poirier a des racines pivotantes qui exigent un sol substantiel, gras, frais (mais non humide) et profond (BALTET, 1908; ESTIENNE et LIÉBAULT, 1583; VERCIER, s. d.; ANDILLY, 1652); greffé sur cognassier, il reste l'arbre le plus exigeant sous le rapport du terrain et ne supporte pas le calcaire (PASSY, 1910). Le cerisier se satisfait apparemment de tous les sols; à ses racines peu profondes, les sols légers et sablonneux lui suffisent (SERRES, 1600). Le climat de la France est celui du cerisier (BALTET, 1908; AYGALLIERS, 1901); il peut donc se passer de fumier (ESTIENNE et LIÉBAULT, 1583). Le figuier nécessite un sol calcaire et une place chaude, abritée des grands froids (GRESSENT, 1869); le terroir peut être sec et « grouetteux» (ESTIENNE et LIÉBAULT, 1583), mais l'arbre accepte volontiers une terre un peu plus grasse et humide (SERRES, 1600). 37. Ces considérations sont formulées différemment chez d'autres auteurs (BAILLY, BIXIO et MALPEYRE, vers 1843). 38. Le pommier, par exemple, demande en verger un espacement de 20 à 30 pieds en tous sens selon ESTIENNE et LIÉBAULT, 1583, 6 à 8m d'après VERCIER, s.d., Sm selon BALTET, 1908. Plusieurs autres arbres nécessitent cependant la même distance de plantation, à commencer par le poirier. Seule la combinaison de tous les facteurs (sol, distance de la plantation, exposition, technique utilisée à telle période) peut nous guider dans notre hypothèse d'interprétation. 39. Les définitions de ces techniques ont été données dans la description du jardin fruitier. 40. Deux pommiers palissés en éventail se planteront à 6 ou 8 m l'un de l'autre selon leur hauteur, mais 2 m suffiront pour espacer des formes en cordon horizontal unilatéral et 0,3 m pour des cordons verticaux! (Du BREUIL, 1857, p. 5S0). Essai d'archéologie horticole en banlieue parisienne 17 de réduire un tiers de la distance entre les pieds, car les arbres ne sont pas contraints de tous cotés 41 . Une telle disposition ne se trouve cependant que dans les jardins d'amateur ou les vergers-potagers. La position relative des arbres, c'est aussi leur disposition entre espèces au sein du verger ou du jardin fruitier. Le noyer est caractéristique à ce sujet. C'est un arbre aux grandes racines qui nuit à ses voisins42 . On le plante plutôt au nord des autres, ou sur les bords des chemins où il causera moins de dommages 43 . Par sa grande taille, le poirier à haure tige est souvent planté au nord du verger. Ceci pour éviter que son ombre ne porte sur des espèces nécessitant plus de soleil. Les petits arbres seront donc logiquement plantés du côté du Midi. Exposition et techniques de plantation I.:exposition des arbres intervient dans la plantation, donc dans notre tentative d'identification. I.:inclinaison du terrain oriente le choix des arbres. Les coteaux exposés les plus favorablement (sud et est) sont plus aptes à recevoir des espèces nécessitant un maximum d'ensoleillement - vigne, amandier, abricotier. Sur les terrains plats des fonds de vallée, on se contente de tirer le meilleur parti possible de la révolution quotidienne du soleil. La plantation en quinconce des vergers rend impossible toute interprétation basée sur l'exposition. Nous avons vu que les expositions mitigées recherchées au sein du jardin fruitier ont pour but de favoriser le plus grand nombre d'espèces possibles. Ce sont donc les expositions franches, les plus sélectives envers l'espèce, qui seront les plus déterminantes pour l'archéologue qui n'en retrouvera que la trace. Comme il est impossible de savoir si un fossé de plantation axé est-ouest expose les arbres au nord ou au sud, nous conviendrons que seuIl' emploi de murs permet une lecture de l'exposition recherchée. De fait, l'exposition est fondamentale pour les espaliers, technique de plantation basée avant tout sur l'ensoleillement. Andilly qui a développé la technique des espaliers, décrit les espèces à planter selon les expositions 44 . Toutes les espèces d'arbres fruitiers ne se plantent pas uniformément, selon n'importe quelles techniques, et à toutes les époques. I.: espalier, par exemple, ne s'est pas développé avant l'Époque moderne. Aux xve et XVIe siècle, il est utilisé dans la moitié nord de la France pour des espèces d'origine plus chaude comme la vigne, le pêcher, l'abricotier. Le pêcher4 5 et le poirier ne seront pas mis en espalier avant le XVIIe siècle46 . Al'inverse, certaines espèces, dont beaucoup d'arbrisseaux, ne se palissent pas et n'ont pas leur place en espalier ou en contre-espalier: le cognassier, le néflier, 41. ESTIENNE et LIÉBAULT, 1583, chap. XLIV; ANDILLY, 1652. 42. ESTIENNE et LIÉBAULT, 1583, p. 351. 43. Cette position lui donne un rôle indicateur fréquent qui se retrouve dans la microtoponymie. 44. ANDILLY, 1652, chap. VI. 45. GRAND, 1950, p. 386. 46. MESSAGER, 1878. Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 11-40. 18 Jean- Yves DUFOUR le figuier, le noisetier, le noyer, le châtaignier47 . Le cormier a une production très lente qui le relègue automatiquement au verger. Lamandier est peu cultivé4S . Toponymie et mentions historiques Les données issues du terrain (technique de la plantation, datation, nature du sol, position relative des plants) sont autant d'éléments à confronter avec les quelques écrits historiques sur le sujet. Les contextes de consommation sont connus par des études locales ou des sources directes, comme Le Mesnagier de Paris ou Les Crieries de Paris pour le bas Moyen Âge. Pour établir la plantation en un lieu donné, encore faut-il que l'origine des produits soÏt mentionnée. Dans Les Cris de Paris au xme siècle, les fruits dont l'origine est indiquée viennent de loin: poires de Cailleux (en Bourgogne), châtaignes de Lombardie et figues de Malte49 ! Il est vraisemblable que les productions régionales plus habituelles et moins «prestigieuses» se trouvent parmi les nombreuses espèces ou variétés citées sans aucune provenance: pêches d'août, cerises, poires de hâtiveau, noisettes, cornilles. Ou bien les courtils proches ne suffisent-ils pas à l'approvisionnement en fruits d'une ville en pleine extension? Le problème se retrouve pour les macrorestes trouvés en contexte de consommation dans les fouilles. Où étaient-ils cultivés? Les monographies d'histoire locale, les terriers, baux, ventes et adjudications de récoltes de fruits sont plus aptes à y répondre. La tradition, gardienne des cultures les plus renommées d'une collectivité, peut aussi orienter une interprétation. La toponymie locale joue un rôle précieux comme source d'information. Notre interprétation archéologique demeurera néanmoins hypothèse tant que l'on ne trouvera pas les restes ligneux en place. La recherche conduit alors à réfléchir comme l'horticulteur: quelles plantations faire pour rentabiliser au mieux une pièce de terre ? Les vestiges du bas Moyen Âge Trois sondages ouverts sur le chantier du Stade de FranceSO au lieu-dit «Le Cornillon », à Saint-Denis, nous ont permis d'observer des plantations d'arbres du bas Moyen Âge. Le site fait partie de la Plaine Saint-Denis, espace de 650 ha à l'extrémité sud-ouest de la plaine de France. À la confluence des vallées de la Seine et du Croult, la Plaine Saint-Denis est marquée par l'action alluvialesl . 47. SERRES, 1600; PASSY, 1910; AYGALLIERS, 1901. 48. Lamandier, espèce introduite en France vers le milieu du XVIe siècle, craint excessivement les gelées. Les horticulteurs du nord de la France se risquent peu à le cultiver. Dans ces régions, il figure principalement dans le jardin d'amateur (PASSY, 1910). 49. FRANKLIN, 1984, p. 156. 50. Lautorisation de sondages sur le grand Stade est accordée à Olivier Meyer, responsable de la Mission Archéologie du conseil général de Seine-Saint-Denis. Nous le remercions de la libre exploitation des données et du temps qu'il nous a accordés pour rédiger cet article. 51. L analyse des formations géologiques superficielles permet de resituer ({ Le Cornillon» sur une ancienne terrasse. Le substrat de marnes infra-gypseuses est recouvert de faibles dépôts alluviaux Essai d'archéologie horticole en banlieue parisienne 19 Les fosses de plantation d'un verger à Saint-Denis Au sud d'un fossé parcellaire daté du XIVe siècleS2 , le sondage 2 est ponctué de 13 fonds de fosses qui présentent des points communs (figure 1). La morphologie de ce type de fosses n'évoque aucune des structures habituellement rencontrées dans les sites d'habitat médiévaux. Les dimensions des fosses fouillées au Cornillon sont comparables à celles avancées par les arboriculteurs anciens (1,35 à 2 m de côté). Figure 1. Les fosses de plantation d'un verger (Saint-Denis, « Le Clos-Saint-Quentin», plan du sondage 2) - -' -~L' --...... , {D 0: ::: _'" 1 :. ,'d 00 <JŒf 1 ~ Trace agricole appartenant au plan de base ~ , 1 L- Parcellaire c::::J Trace agricole diachronique o 1 lOm Des fosses foiblement conservées (profondeur moyenne 0,09 m), de forme quadrangulaire, ont pour dimension moyenne 1,8 m de côté, et des fonds plats, Leur remplissage est partout homogène,' du limon sableux brun gris contenant de rares petits tessons et ossements. Nous percevons des alignements en quinconce orientés est-ouest, Ce schéma de lecture englobe 10 des 13 fosses de plantation et dispose les arbres à la distance moyenne de 5 m sur le rang. Le schéma en quinconce remédie un peu au foible espacement entre les lignes (2,5 m). Les fosses situées à une dizaine de mètres du fossé parcellaire et disposées obliquement par rapport à celui-ci peuvent s'expliquer par les besoins de manœuvres des charrois. Le fossé marque la limite du verger. Si la plantation d'arbres est acquise S3 , l'organisation du plan n'est pas flagrante. Celle-ci est importante dans un verger, terrain ordinairement planté en ligne d'arbres à hautes tiges. On peut supposer plusieurs phases dans le creusement des fosses de plantation qui expliqueraient cette difficulté de lecture. Pour d'origines anciennes, qui composent un sol sablo-limoneux très altéré sur substrat calcaire. Le Cornillon est topographiquement situé à la transition entre une zone inondable au nord et des terres légèrement surélevées au sud, soit sur une pente sud-nord d'environ 1 %. 52. La datation est obtenue par les tessons les plus récents, alors que la majorité du matériel est résiduelle. Nous remercions Nicole Meyer-Rodrigues (SRA île-de-France) pour son travail de définition et d'interprétation du mobilier médiéval recueilli sur le grand Stade. 53. Cétude micromorphologique et chimique réalisée par Cécilia Cammas (INA) confirme la fumure et la mise en culture. Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, 1er semestre 1997, p. 11-40. 20 Jean-Yves DUFOUR reprendre les termes usuels des auteurs anciens, nous qualifierons le sol rencontré sur le Grand Stade de terre sablonneuse, légère et sèche. Ces sols sont propices aux fruits à noyau54 . Mais des arbrisseaux peu exigeants quant au sol pourraient aussi convenir55. Ces hypothèses rendent compte de la fragilité d'une approche de l'espèce cultivée à partir des distances de plantation. Bien qu'elle n'ait pas notre faveur, l'hypothèse d'une remise de chasse56 peut aussi être envisagée, car les remises et les forêts requièrent moins d'ordre que les vergers. La difficulté de lecture du plan procède-t-elle d'une plantation forestière? Comme dans toutes les plaines aux alentours de la capitale, les remises étaient nombreuses au XVIIIe siècle. Mais qu'en était-il à la fin du Moyen Âge? Il nous manque des éléments de référence 57 quant aux traces au sol de ce type d'occupation. Les fossés horticoles: un jardin fruitier à Saint-Denis Le système de fossés horticoles mis au jour dans le long sondage Il est riche d'enseignements pour le domaine agricole étudié au Cornillon58 . L essentiel de l'information est à extraire du plan, qui met en relief les rôles de l'espacement et de l'orientation comme clefs d'approche des espèces cultivées (figure 2). Onze fossés parallèles orientés nord-ouestlsud-est et espacés en moyenne de 5 m entre les axes 59 constituent le plan de base. Aucune structure en rapport avec l'habitat n'est présente dans le sondage Il. Les fossés parallèles sont à interpréter dans un contexte agraire. Le terrain est sec, sableux par endroits, situé en dehors des zones inondables et suffisamment pentu pour rendre inutile tout système de drainage. Ces fossés sont orientés comme le parcellaire laniéré de l'époque contemporaine. Peuvent-ils délimiter des parcelles? En pratique, la mesure de 4 m, permettant le demi-tour d'un cheval de labour, est la largeur minimale acceptable pour une parcelle cultivée60 . Les billons, levées de terre parallèles séparées de petits fossés ou raies, peuvent être encore plus étroits61 . Si ces raies 54. Pêcher, prunier et certaines espèces de cerisiers nécessitent un espacement entre les pieds inférieur ou égal à 5 m (BALTET, 1908). Sauf ESTIENNE et LIÉBAUT (1583, p. 362) chez qui 8 à 9 pieds en tout sens suffisent pour « les moindres arbres comme cerisiers, coigniers, figuiers et couldres », en aucun cas la petite distance de 2,5 m entre les rangs ne semble suffire. 55. Le figuier était cultivé à Argenteuil au XVIIe siècle en plein vent, à 3,5 m entre les lignes et 1,8 m sur les lignes. Le noisetier se plante à 3 m entre les pieds sur des lignes espacées de 5 m (BALTET, 1908, et AYGALLIERS, 1901). 56. Bosquets artificiels créés au milieu des champs pour protéger le gibier à plumes et à poil. 57. I.:étude des cartes de chasse de l'Ancien Régime est à faire. 58. Le sondage 9, moins bien conservé, a donné des résultats plus ou moins semblables. 59. Ou de 4,2 m entre les bords des fossés. La mesure de l'espacement entre les structures horticoles n'est expliquée clairement dans aucun des ouvrages que nous avons consultés. La distance de plantation entre les pieds étant mentionnée dans certains ouvrages, nous supposons des mesures faites à partir du centre de la structure. Mais qu'en est-il lorsque les creusements sont dissymétriques et les fonds excentrés, comme c'est le cas des fossés les mieux conservés du sondage Il ? 60. Renseignement communiqué par Paul Defresne, haute figure de l'agriculture à Argenteuil. 61. ZADORA-RlO, 1991, p. 166. Essai d'archéologie horticole en banlieue parisienne 21 Figure 2. Les fossés horticoles d'un jardin fruitier (Saint-Denis, « Le Clos-Saint-Quentin », plan du sondage 11) o 10 m 1 1 1'''''''':1 ....... . " c:::::::J Trace agricole appartenant au plan de base Parcellaire Trace agricole diachronique ~ o 1m L----l Les fossés ont une largeur moyenne de 0,8 m, une profondeur de 0,25 m. L'ensemble du système date du XlV' siècle. Bien que parallèles, deux fossés supplémentaires apparaissent comme des rajouts tardifi. De foit, l'un d'entre eux contient un fragment de céramique du xv' siècle. Entre ces fossés s'intercalent, çà et là, quelques fosses quadrangulaires analogues à celles vues dans le sondage 2 et une série de fosses rectangulaires peut-être contemporaines de cet ensemble. Un fossé parcellaire, contenant des tessons du XVII' siècle, recoupe perpendiculairement le système de fossés médiévaux. Le plan d'ensemble donnant l'organisation du contre-espalier peut être approfondi par le détail du plan et de la coupe des fossés les mieux conservés au sud de la tranchée. Les fossés 11.02 et 11.03 sont les plus larges et présentent la singularité d'opposer un bord sinueux à un bord nord rectiligne. Le fond du fossé est courbe et régulier sur une largeur de 0,5-0,6 m. Le haut est caractérisé par un fort évasement dissymétrique qui double la largeur du fossé. peuvent servir à la matérialisation des limites parcellaires, en aucun cas un agriculteur ne marquera son emprise parcellaire par un fossé qui lui enlèverait ipso facto au moins 25 % de sa superficie. Par ailleurs, les fossés présentent des profils qui ne sont pas creusés à la charrue. Létude géoarchéologique exclur aussi le labour. Leur orientation, leur contenu mobilier qui évoque un apport par fumure, leur parallélisme et leur contexte pédologique, tout annonce une fonction horticole. Les analyses micro morphologiques entreprises sur le site rendent compte de profils cultivés et confirment ainsi notre hypothèse. La volonté évidente de production domine dans ce jardin, qui répond au type du jardin fruitier. La technique du contre-espalier (<< haie fruitière ») est mentionnée pour une série de plantations du bas Moyen Âge 62 . Au Xym e siècle, Bailly décrit des arbres fruitiers en éventail disposés en lignes parallèles, espacées entre elles de 4 à 5 m. Elles se servent l'une à l'autre d'abris et de coupe-vent63 . Au sein des jardins fruitiers, les producteurs ont toujours diversifié espèces et variétés pour avoir des récoltes étendues le plus longtemps possible sur l'année64 , ce qui explique peur-être la différence de distance entre les fossés. 62. GRAND, 1950, p. 375. Pour le xv' siècle, une plantation d'ormes est décrite ainsi: plus de 1 000 toises de tranchées de 2 pieds de large sur autant de profondeur sont ouvertes dans le grand jardin de l'Hôtel des Tournelles pour la plantation d'ormes (SAUVAL, 1724, p. 283). 63. BAILLY, BIXIO et MALPEYRE, vers 1843, p. 162. 64. Du BREUIL, 1857, p. 542. Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 11-40. 22 Jean- Yves DUFOUR Aucun surcreusement régulier indiquant les emplacements de plants ou de tuteurs n'a été mis en évidence lors de la fouille. Certains fossés ont livré une concentration de petites pierres calcaires et de plaquettes de meulière. S'agit-il de calages? Le soutien des formes palissées par treillage n'est nécessaire que pendant les premières années des arbres. Une fois la charpente arbustive formée, elle se soutient seule et se dirige par la taille. Les poteaux supportant le treillage du contre-espalier ont pu être ôtés rapidement et ne laisser aucune trace en dehors de leurs pierres de calage remaniées par l'arrachage et les binages successifs. Les profils relevés dans les deux fossés les mieux conservés sont bien spécifiques (figure 2). Notre interprétation de ce procédé distingue deux buts: le système racinaire d'un arbre adulte ne peut se développer que dans un creusement suffisamment large, d'où l'évasement supérieur du fossé. Le fond plus étroit conserve mieux l'humidité nécessaire en période sèche. Dans le jardin fruitier, la profondeur du défoncement varie avec la nature du sol et des espèces à enraciner, mais une profondeur d'l pied ou 0,4-0,5 m suffit65 . Le remplissage des fossés est homogène, composé d'un sable limoneux brun gris. La présence de quelques pièces de qualité dans le mobilier céramique évoque une origine plutôt urbaine des fertilisants. Les gadoues, pleines de matières animales et végétales, de cendres, etc., forment un excellent engrais. La fouille n'a pas apporté d'information sur la ou les espèces fruitières cultivées. La lecture des auteurs anciens permet d'échafauder quelques hypothèses. En raison de l'origine climatique bien tempérée de leurs arbres, les fruits à pépin (essentiellement pommes et poires) sont produits en quantité et variétés plus grandes que les autres dans le nord de la France. Il semble qu'il en soit ainsi dès le bas Moyen Âge66 . Les Cris de Paris au xm e siècle67 et les archives des moines parisiens de Saint-Victor68 en témoignent. Au début du xve siècle à Saint-Denis, le cénier69 de l'abbaye sert à ses confrères avant tout des poires et des pommes70 . Viennent ensuite les cerises, dont l'arbre s'est très bien acclimaté dans les pays occidentaux71 . Au XIVe siècle, Charles V fait planter 125 cerisiers à l'Hôtel de Saint-poln. Au même endroit, son successeur Charles VI rajoute «cent quinze entes de poiriers; cent pommiers communs; douze pommiers de Paradis; un millier de cerisiers; cent cinquante pruniers, et huit lauriers verts achetés sur le Pont-au-change »73. Au xve siècle, les cerisiers tiennent toujours la première 65. PASSY, 1910, chap. 2. 66. FOURQUIN, 1964, p. 72. 67. FRANKLIN, 1984. 68. GRAND, 1950, p. 387. 69. Le cénier, officier et grand dignitaire de l'abbaye, était tenu de fournir et d'ordonnancer les soupers (la cène) de toute l'année (AyZAC, 1860, t. 1, p. 339). 70. AyZAC, 1860, livre III, chap. XVIII. 71. GRAND, 1950, p. 387. 72. Résidence royale détruite au XVIe siècle. 73. SAUVAL, 1724, p. 283. Essai d'archéologie horticole en banlieue parisienne 23 place parmi les espèces fruitières plantées. Les substrats gypseux comme celui du Cornillon sont connus des arboriculteurs pour être propices à tous les arbres à fruits à noyaux. Parmi ceux-ci, nous sommes tenté d'écarter de nos hypothèses le prunier, qui, par sa racine forte et vigoureuse, préfère les terres sèches et pierreuses 74 . Jusqu'au XVIIe siècle, les pêchers ne sont plantés qu'en plein vent et l'abricotier reste peu répandu encore au XVIe siècle75 . Ainsi, à défaut de déterminer archéologiquement les espèces cultivées, on peur, en fonction du sol, de la technique employée et de l'époque, procéder par élimination et avancer une hypothèse, celle du cerisier; elle ne saurait éliminer les autres, tant notre méconnaissance des techniques et des productions anciennes reste grande. On peut aussi tenter de restituer leur hauteur. Il est préconisé que l'espacement entre deux rangées soit au moins égal à l,5 fois la hauteur des arbres 76 . L espacement moyen de 5 m que nous avons mesuré correspondrait à des arbres de 3,3 m. Là encore, la pratique aurait bien des choses à nous apprendre. Un bilan pour le bas Moyen Âge Lexposition nord-ouest/sud-est constatée dans le sondage Il répond aux exigences des jardins fruitiers. Dès le XIve siècle, ceux-ci sont parfaitement raisonnés et élaborés, selon des techniques toujours en vigueur bien des siècles plus tard. A Saint-Denis, les deux aspects économiques ie l'arboriculture sont présents simultanément dès la fin du Moyen Âge. Le contre-espalier du sondage Il est une culture intensive qui concentre un capital et un travail élevés sur un petit terrain pour une récolte abondante et régulière des plus beaux fruits. Les fosses séparées du sondage 2 impliquent un verger, type de culture extensive qui donne moins de produits sur un plus grand terrain, mais surtout peu de travai177 . Cette stabilité des techniques horticoles invite à rechercher des origines et donc des traces encore plus anciennes. Le développement de l'horticulture et des jardins péri urbains est avéré à partir de la seconde moitié du XIIIe siècle, en Picardie et dans le Marais de Paris78 , comme dans le sud de l'Europe 79 . Faisons aussi appel à la toponymie. Le chantier du grand Stade est principalement inclus dans le lieu-dit « Clos Saint-Quentin »80. Le clos désigne un terrain cultivé et fermé de haies ou de murs. « Le Cornillon» est au XVIIe siècle le lieu-dit immédiatement au sud 81 . Plusieurs étymologies ont été avancées. Ce 74. ANDILLY, 1652, p. 45. 75. GRAND,1950, p. 385-386 ; AyZAC, 1861, t. II, p. 338. 76. GRESSENT, 1869, p. 136. 77. Ibid., 2 e partie, chap. 1. 78. Études citées par HIGOUNET-NADAL, 1989. 79. GRIECO, 1993. 80. Plan général de la terre et seigneurie d'Aubervilliers, levé en 1699, conservé aux Archives municipales de Saint-Denis, cote GG 140. 81. Il n'apparaît dans le périmètre de nos sondages qu'à partir du début du XIXe siècle. Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, 1e, semestre 1997, p. 11-40. 24 Jean- Yves DUFOUR peut être un nom de famille 82 lié à cette terre. « Le Cornillon» évoque aussi la corneille qui apprécie les champs fraîchement ensemencés, et donc des champs voués à la céréaliculture. En contexte horticole, ce terme peut également désigner la cornille, fruit du cornouiller83 . Au sud du Cornillon, le lieu-dit « Goguières» peut évoquer une plantation de gogue, ancienne variété de cerise. Nos données archéologiques donnent l'impression d'un net développement de l'horticulture au XIve siècle à Saint-Denis 84 , alors que les historiens notent une baisse de la production des céréales en Île-de-France de 1340 à 1450 85 . Celle-ci se réfugie sur les sols riches, les terres marginales étant laissées au bénéfice des vignes, de l'élevage et des plantes industrielles 86 . De fait, les terriers de l'abbaye mentionnent une culture active de la guède87 aux XIVe et xve siècle à Saint-Denis 88 . Lestimation des surfaces consacrées à l'horticulture est néanmoins difficile à réaliser 89 . Sur le plan historique, cette carence peut révéler un problème de sources. Les archives donnent aux historiens le sentiment d'une hiérarchie des cultures, toutes productions de fruits ou légumes n'étant que « pis aller par rapport aux grains »90. Au Cornillon, ces cultures, présentes dans trois des onze sondages ouverts, peuvent être stimulées par la proximité du marché de consommation parisien, celle de la foire du Lendit et celle du « Parc de la Cousture» qui nourrit en grande partie les moines de l'abbaye91 . Il nous semble cependant certain que la vallée de la Seine est largement marquée de ces traces agricoles successives au cours des siècles. Les vestiges de l'époque moderne Les fossés d'une culture en espalier à Saint-Denis Parallèlement aux éléments parcellaires (fossé médiéval et vome du et en dehors de tout contexte d'habitat, le sondage 10 du grand Stade a livré au « Clos Saint-Quentin» deux paires de fossés orientés (figure 3a). XVIIe siècle) 82. Il est attesté à Saint-Denis selon Michaël Wyss, archéologue de la ville. 83. Cet arbrisseau était autrefois cultivé pour ses fruits; ceux ci se mangent confits ou crus, peuvent être destinés au breuvage ou aux pourceaux. 84. Du moins au 'Cornillon, anciennement Clos-Saint-Quentin. 85. La guerre de Cent Ans, les famines et la peste fragilisent le royaume pendant cette période. 86. DUBY et WALLON, 1975, p. 76. 87. Plante tinctoriale fortement concurrencée à partir de la fin du XIve siècle par la racine de noyer, utilisée par les artisans de Saint-Denis (FOURQUIN, 1964, p. 72 et 116). 88. AyZAC, 1860, p. 431. 89. Dans un contexte analogue, celui de la région très peuplée des Flandres, le village de Beuvry (comté d'Artois) voit en 1298 son terroir occupé à 40 % du sol par des courtils dans lesquels on cultive fruits, légumes mais aussi blés! (DELMAIRE, 1995, p. 240). 90. COULET, 1967, p. 241. 91. AyZAC, 1860, livre VI, chap. XVIII. Essai d'archéologie horticole en banlieue parisienne 25 Figure 3a. Les fossés d'une culture en espalier (Saint-Denis, « Le Clos-Saint-Quentin », sondage 1 0) 11] _,_ 10.05 10.03 I>~;:q 10.04 o Trace agricole " 10.06 10 m Parcellaire Le petit fossé 10.03 est espacé seulement de 0,5 m du fossé 10.04. À 4 m de ce premier ensemble, se trouvent les deux autres fossés 10.05 et JO. 06, parallèles et espacés d'l,3 m. Les fossés au nord de chaque paire (IO. 04 et 10.06) ont le même remplissage particulier: du sable limoneux brun recouvre un blocage de pierres calcaires irrégulier limité à la moitié longitudinale nord du fond de fossé. Le remplissage de ces deux fossés est par ailleurs stérile de tout mobilier et de toute trace humiftre ou hydromorphe. Les deux fossés sud ont un remplissage humiftre sa bio-limoneux brun gris relativement riche en matériel archéologique. Ces fossés ne sont pas assez larges pour accueillir tout un système racinaire, mais nous avons vu dans le sondage Il qu'ils peuvent s'évaser et recevoir la plantation. L'espacement entre les fossés de la première paire est acceptable pour une plantation en espalier, mais semble trop grand pour la seconde. Faut-il envisager la plantation d'une forme à base buissonnante? Figure 3b. Plan et section d'une paire de fossés parallèles o lO.05 lm 1 10.06 Histoire et Sociétés Rurales, n" 7, le< semestre 1997, p. 11-40. 26 Jean- Yves DUFOUR Leur fonctionnement bien particulier peut être décrit de la sorte: au sein de chaque paire, les fossés sont creusés parallèlement. Dans les fossés nord, un alignement de pierres sèches est déposé pour bloquer un élément disparu (organique ?), disposé longitudinalement. Aucun autre élément de construction du type torchis, pisé ou liant, n'a été retrouvé dans les fossés ou au décapage 92 . Rapidement refermés, les fossés nord n'ont pas eu le temps de s'amender. Ils correspondraient aux fondations de cet élément organique disparu, vraisemblablement du bois. Le remplissage humifère et la stratigraphie montrent que les fossés sud ont été largement amendés. Le mobilier archéologique de petite taille et en grande partie résiduel traduit un apport de fumure. :Lélément le plus récent nous permet de dater ces deux paires de fossés au plus tôt des XVLXVle siècles. :Lorientation de ces fossés, leur fonctionnement par paire et le contexte de jardin sont les signes probables d'un espalier. Les murs sont la meilleure protection contre les vents, des réflecteurs de lumière et de chaleur. Sous le climat tempéré, cette technique permet à tous les arbres de profiter s'ils se prêtent à la taille. Elle donne les meilleurs rendements et permet seule la production régulière de certains fruits difficiles à obtenir, telle la pêche. Les expositions plein sud, insoutenables dans le Midi, sont activement recherchées ici pour les espaliers93 . La plantation devra donc se faire sur un axe est-ouest et sera protégée par une construction la bordant au nord, schéma auquel répondent nos vestiges. Nous n'avons pas les traces de murs, mais les fondations d'une élévation plus légère. :Lalignement régulier des pierres au milieu du fond des fossés suggère un élément en bois disposé dans toute la longueur de la tranchée, une planche servant de buttée à l'élévation qui protège des vents du nord, froids et dangereux pour les arbres fruitiers. :Lélévation ne peut donc être constituée de poteaux ou de pals soutenant un treillis ou des claies, mais plutôt de planches dressées (figure 4). La clôture de jardin faite de planches dressées (sepes assiata) est mentionnée dans le polyptyque d'lrminon 94 . Pour l'arbre planté en espalier, la planche remplit les mêmes fonctions que le mur. Ainsi pensons-nous être en présence d'un espalier appuyé sur un matériau périssable. Le long des clôtures de jardin vont naturellement être plantés les premiers espaliers 95 . . Les poiriers aux fruits pleins d'eau qui ont besoin de grande chaleur pour bien mûrir et avoir bon goût seront exposés au sud96. Mais ce sont les arbres les plus exigeants (surtout ceux greffés) quant à la nature du so197 et celui du grand 92. Ce qui exclut la présence, habituelle pourtant dans le cas des espaliers, de murs. 93. ANDILLY, 1652, p. 52. 94. Jardins du Moyen Âge, 1995, p. 22, et MATHON, 1990, p. 20. 95. Si l'étymologie la plus couramment admise pour ce terme est l'italien spalliere (appui pour les épaules), rappelons qu'il existe des étymologies françaises du terme. Lune d'elles, «ès palis», signifie « dans des enclos palissadés» (MESSAGER, 1878, p. 266). 96. ANDILLY, 1652, p. 52-53. 97. PASSY, 1910. 27 Essai d'archéologie horticole en banlieue parisienne Figure 4. Restitution d'un espalier de l'Époque moderne à Saint-Denis (Dessin: E RENEL) Stade ne leur est pas favorable. C'est pourquoi nous préférons à cette interprétation celle d'une vigne, pour laquelle la technique de la plantation en espalier s'applique dès l'origine98 . Elle se plante en espalier relativement loin du mur (0,8-1 m), alors que les autres arbres sont à rapprocher. La proximité de l'abbaye de Saint-Denis a pu favoriser la culture de la vigne 99 . Lespalier est en quelque sorte la forme élaborée du contre-espalier. S'il est représenté dès le xve siècle sur les Très Riches Heures du duc de Berry ou encore sur une peinture de l'École flamande du xve siècle (Une donatrice, tableau conservé au Louvre), sa diffusion semble plus tardive, pas avant le XVIe ou le XVIIe siècle 100. En 1600, dans son chapitre «LEspalier ou Palissade »101, Olivier de Serres décrit la technique actuellement nommée du contre-espalier et s'étonne de la construction d'un mur d'appui pour les orangers et les limoniers 102. En 1652, Andilly pratique régulièrement cette technique. Son évolution a pu entraîner un glissement sémantique du terme au XVIe ou au XVIIe siècle. Ce n'est pas l'arbre et son treillage qui se sont détachés du mur pour constituer la forme plus économique du contre-espalier, mais bien le mur, ou la palissade, qui est 98. GIBAULT, 1905. 99. Le vin est un besoin pour la messe, mais aussi pour la consommation personnelle des moines et le commerce de l'abbaye. 100. GIBAULT, 1905. 101. SERRES, 1600, lieu sixiesme, chap. xx. 102. Ibid., chap. XXVI. Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, le, semestre 1997, p. 11-40. 28 Jean- Yves DUFOUR venu s'adjoindre à l'arbre pour un rendement optimal. Cette amélioration technique de l'horticulture s'est faite progressivement. Les vestiges, en apparence modestes, du sondage 10 témoignent de cette nouveauté technique. Les fosses des vergers de Rueil-Malmaison Nos sondages archéologiques réalisées à Rueil-Malmaison ont surtout livré des informations sur la période moderne, époque faiblement documentée par les données provenant de Saint-Denis. Les faits observés tendent aussi à illustrer la grande diversité des techniques utilisables à une époque pour une même culture, celle de la vigne. La commune de Rueil-Malmaison est située dans la vallée de la Seine. Son territoire occupe la fin du méandre appelé boucle de Gennevilliers, depuis les coteaux ouest du Mont-Valérien jusqu'à la rive gauche du fleuve. Les sites étudiés sont tous implantés en limite de zone inondable, sur les alluvions d'origine ancienne (sables et graves). Une série de diagnostics urbains, menés entre 1994 et 1996 par le Service Régional de l'Archéologie en collaboration avec la commune, nous ont permis de mieux connaître l'histoire et les potentialités archéologiques de cette ville. Quatre tranchées, totalisant 900 m 2 , ont été ouvertes sur la piste du stade en construction avenue de la République 103 . Leur plan est peu interprétable. Les 150 structures 104 fossoyées de l'Époque moderne qu'elles ont livrées se classent en quelques grandes catégories homogènes, parmi lesquelles les fosses de plantation, empierrées et sans pierre. Les structures fouillées ont livré peu de tessons. Ils donnent une datation post quem du XVIe siècle. La moitié des fosses sans pierre sont quadrangulaires et comptent en moyenne 1 m de côté, pour une profondeur conservée de 0,18 m. Les autres sont plutôt ovales, sans doute en raison d'une déformation du creusement. Ces fosses de plantation « classiques» alternent avec des fosses de mêmes formes et dimensions, remplies de cailloux: essentiellement des petits rognons de silex alluvionnaires, mais aussi des morceaux de meulière et des fragments de matériaux de construction anthropiques qui ont une fonction de drainage. Les parois sont droites et les fonds plats, ce qui indique clairement que le remplissage de cailloux n'est pas un comblement final mais bien primaire. Les calibres des pierres sont trop petits et réguliers pour gêner la culture. Aussi ne peut-on voir en ces creusements des fosses d'épierrage des champs comme il en existe ailleurs 105 • Les fosses empierrées ne peuvent avoir d'autre fonction que le drainage du terrain situé en fond de vallée. La partie supérieure de certaines structures est 103. Opération effectuée en juillet 1994 par Jean-Yves Dufour (numéro de site 92 003 006 AH). 104. Signalons une fois de plus l'absence de silo, de structure de combustion, de fosse-dépotoir, etc., c'est-à-dire de toute trace pouvant laisser supposer la proximité d'un habitat. La grande rareté du matériel renforce cette impression. 105. SERRES, 1600, lieu second, chap. 1. Essai d'archéologie horticole en banlieue parisienne 29 remblayée de terre extérieure. Riche en matière organique et en détritus anthropiques, elle traduit une action de fumage et la plantation sur fosses empierrées. Nous sommes donc en présence de drains pour des espèces craignant l'humidité. Le site est implanté dans le lieu-dit anciennement appelé « Chaud aux pieds ». Ce terme peut transcrire l'existence d'un terrain relativement sec (car sableux) au sein d'un fond de vallée riche en prés humides (logiquement limoneux). Un paléochenal de la Seine est envisagé au lieu-dit « Les Prez », juste sur le côté sud du lieu sondé. « Chaud aux pieds» peut tout aussi bien révéler la technique de plantation sur drain. Enfin « Chaud» pourrait être rapproché des « chailles », terme désignant les concrétions siliceuses proches des matériaux exhumés dans les fosses de drainage décrites. La position de cette plantation en fond de vallée permet de la classer sans aucun doute comme verger plus que comme simple parcelle de reboisement. Comme deux catégories de fosses au moins sont présentes, nous supposons la plantation de deux espèces différentes d'arbres fruitiers. Les traces archéologiques d'une plantation de vergers au XVIe siècle concordent avec l'histoire économique locale et régionale. Paris est au XVIe siècle la ville la plus peuplée d'Europe, donc le premier centre de consommation de produits alimentaires. En 1523, François 1er décide de résider à Paris. La royauté et le Bureau de la Ville collaborent pour veiller à l'assainissement et à l'approvisionnement de la capitale. Laccroissement de la population entraîne une hausse des quantités à produire. Ainsi, dans la région parisienne plus tôt qu'ailleurs, on assiste au développement accéléré du vignoble, des cultures délicates, maraîchères ou fruitières 106 , et de l'élevage spéculatifl 07 . Les baux imposent de planter annuellement un nombre déterminé d'arbres fruitiers, ce qui est fait très rapidement. Les fossés parcellaires qui apparaissent en même temps sont nécessaires pour protéger les jeunes arbres et les fruits des bêtes en vaine pâture l08 . Les jardins particuliers se multiplient et, clos, ils échappent à la dîme. Le site de Rueil s'inscrit dans cet essor horticole du XVIe siècle. Cette opération et la suivante nous renvoient à l'étude économique d'un terroir tributaire de la capitale. Le vignoble de Rueil « On dit que de tout temps existe un vieil usage, Qui s'est, dans tout Rue!, conservé d'âge en âge, Au lieu de s'embêter à conduire aux marchands Le vin de sa récolte, on le vend aux gourmands Qui viennent s'infiltrer à six sous la bouteille Un vin qui le dispute en saveur à l'oseille10 9 .» 106.A cette époque, la Chartreuse de Patis est la première pépinière d'Europe. Anne de Montmorency introduit avec succès en Île-de-France le cerisier qui porte son nom. Les pêches du Hurepoix sont commercialisées à Paris. 107.]ACQUART, 1974, p. 326. 108.PARAIN,1979. 109. Ce poème relate la révolte des vignerons de Rueil en 1598, alors gu'ils sont tenus d'approvisionner Paris avec leurs produits. Le nom de l'auteur est Frey selon l'Ecole de Médecine de Paris qui conserve sa thèse, ou Fray selon le Manuel du libraire de 1861 par BRUNET (t. 2 , p. 1367). Ce Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, 1" semestre 1997, p. 11-40. 30 Jean- Yves DUFOUR Trente-quatre structures de l'Époque moderne sont localisées à la croisée de la place des Arts et de l'avenue Paul Doumer, sous l'ex-parking du Théâtre André Malraux. Elles appartiennent à un même ensemble, très stéréotypé (figure 5). Figure 5. Une vigne à Rueil: « Les Souffrettes» Les fosses sont toujours quadrilatéraIes, plus fréquemment de 0,5 et 0,6 m de côté. Les fonds sont plats, de faible profondeur conservée (0,08-0,1 m). Nombre de ces fosses ne subsistent cependant qu'à l'état de trace de 1 à 3 cm d'épaisseur. Le remplissage est sablolimoneux humifère. Les tessons orientent vers une datation du XVIe siècle. Ces fosses quadrangulaires sont alignées entre elles sur pointe (par les angles), ce qui garantit leur appartenance à la même période. o Trace agricole !~:;.I ~ Autre structure du XVIe siècle La forme de ces fosses n'est pas celle de structures connues pour l'habitat, même rural. I.:alignement en rang et la position du site en dehors du bourg historique plaident en faveur de traces culturales. r.:histoire locale mentionne la culture de la vigne dès le Moyen Âge au lieu-dit « Sous la Ville »110. La parcelle fouillée est localisée à 150 m de ce lieu, dans le même contexte géographique, au lieu-dit « Les Souffrettes». Signalons que le soufre était utilisé par les vignerons pour chasser les « connins» (lapins) et « affranchir» (nettoyer) les tonneaux lll . La découverte d'une cave 112 (de vigneron?) de la même époque, sous les rangs de fosses précédemment décrits, appuie l'idée d'une vigne. En Île-de-France, les ceps étaient plantés à l'Époque moderne à 0,70-0,75 m d'intervalle, au sein de rangs espacés d'1,45 à 1,60 m ll3 . Ces mesures corres- dernier donne en latin les références de cette macaronée: Recitus veratibilis super terribili esmeuta Païsorum de Ruellio : autore Samon Fraillyona, 8 p. La traduction donnée ici est issue de CARON, 1939. 110. NEAVE, 1983, p. 22 ; AyZAC, 1840, p. 335. 111. SERRES, 1600, troisième lieu, chap. v. 112. Ce sujet n'est pas développé ici, car il est sans rapport direct avec la plantation. 113. LACHIVER, 1982, p. 36. Essai d'archéologie horticole en banlieue parisienne 31 pondent bien aux données de terrain, là où elles sont le mieux conservées. Les fosses peuvent s'interpréter comme les traces de fumage effectué lors de la plantation d'une vigne. Le provignage (ou marcottage) permet de renouveler la vigne à moindre coût et explique que les vignerons la plantent en ordre lâche, sans serrer les plants. La technique de creusement la plus usitée est celle du sillon (ou fossé). Dans les terrains difficiles, il est plus économique de creuser de simples trous. Du Breuil 114 parle de fossettes de 0,6 m 2 pour des crossettes et l'abbé Schabol de trous particuliers de 4 pieds de large pour les marcottes (figure 6)115. Figure 6. La plantation de la vigne en fosse (d'après SCHABOL, 1774) Échelle de 4 pieds La viticulture tient une place prépondérante dans les calendriers médiévaux 1l6 et les baux. Aussi ces techniques sont-elles plus connues que celles du reste de l'arboriculture. Les deux techniques de plantation, en tranchées ou en fosses, sont attestées dès le Moyen Âge117 . Dans le cas de Rueil, l'aspect final de la plantation est donc celui d'une vigne « mêlée », par opposition aux rangs bien droits et symétriques rencontrés à Saint-Denis. Si elle n'avait pas été perturbée, la modeste surface fouillée (140 m 2) pourrait contenir 93 m de rayons espacés d'1,5 m. Ces rayons doivent porter une plantation tous les 0,8 m, soit 117 fosses de fumure. Or, nous n'en avons trouvé que 34 (29 %). Ce décalage s'explique aisément. Le substrat sableux est peu favorable à la bonne conservation de structures aussi ténues. Loccupation contemporaine et l'aménagement mécanique d'un parking ont sans doute eu raison de maintes fosses un peu moins profondes. Au moins six ne subsistent qu'à l'état de trace 114. Du BREUIL, 1857, p. 434. 115. SCHABOL, 1774, p. 262. 116. MANE, 1983, p. 170. 117. ID., 1991, p. 10. Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 11-40. 32 Jean- Yves DUFOUR (1 à 3 cm d'épaisseur). De plus, l'apport d'engrais se fait en moindre quantité au siècle que dans les siècles suivants. La fertilisation, qui accroît la production au détriment de la qualité, s'emballe en Île-de-France à partir de la fin du XVIIe siècle 118 . On fume surtout selon les usages locaux et la quantité de fumier dont on dispose. Le petit viticulteur de Rueil au XVIe siècle n'a pas de bétail et sa fumure ne peut être aussi abondante que celle des vignes ecclésiastiques étudiées par Marcel Lachiver. Enfin la concurrence de cultures plus exigeantes Qardins) devait rendre la fumure du vignoble très irrégulière 119 . La présence de la vigne à Rueil s'inscrit dans une logique géographique reconnue. Par ses nombreux méandres, la Seine offre les coteaux et les terroirs propices, davantage même que la Champagne ou l'Orléanais 120 . Aussi un grand vignoble d'exportation s'y est-il développé dès le haut Moyen Âge. Dion 121 explique la présence d'une villa royale mérovingienne à Rueil par la convoitise des puissants sur ce terroir favorisé par ses coteaux et son accès au fleuve. Proche d'un grand centre de consommation, le vignoble d'Île-de-France est vraisemblablement le premier vignoble de France au Moyen Âge; il le devient assurément à l'époque moderne 122 et le reste jusqu'à son abandon au début du xxe siècle 123 . C'est à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle que la plantation dite classique, en rayons, est présente dans les fouilles. Le sondage 9 du grand Stade en a révélé une. XVIe Un contre-espalier d'interprétation difficile: vigne et marcottage à Rueil? I.:arnénagement du centre-ville 124 de Rueil-Malmaison offre l'opportunité d'étudier un autre plan des traces au sol laissées par l'horticulture de l'époque moderne (figure 7). Quatre petits fossés parallèles et une quarantaine de fosses associées s'organisent selon un plan dicté par l'application de la technique du contre-espalier. Nous distinguons deux phases dans ce plan: celle de la plantation d'une espèce 118. LACHlVER, 1982. 119. GAULIN, 1991, p. 109. 120. FOURQUIN, 1964, p. 66. 121. La vigne paraît encore, dans le haut Moyen Âge, sur l'amphithéâtre de versants qui, de Nanterre à Saint-Germain-en-Laye, domine une grande courbe de la Seine jalonnée de très anciens ports fluviaux ... C'est vers des sites de cette sorte que se portaient alors les prédilections des souverains et les convoitises des grandes abbayes. Lune des plus anciennes maisons de campagne de la monarchie est la ville de Rueil, où séjournèrent Childebert, Gontran et Dagobert» (DION, 1948-1949, p. 13). Depuis, des études précises sur l'installation des palais et villae royales mérovingiennes ont nuancé ce jugement. 122. «Le vignoble de Paris l'emporte sur tous les autres du royaume pour son ampleur et par les heuteuses dispositions de ses coteaux» (A. BACI, De naturali vinorum Historie, 1596, p. 358). 123. LACHlVER, 1982. 124. Giat 1 de la ZAC NOBLET N à Rueil a été fouillé durant l'automne 1994 par notre collègue Guy Lecoz. Outre les vestiges modernes présentés ici, il a pu observer une maison du Néolithique ancien. Nous le remercions de nous avoir permis d'exploiter ces données. Essai d'archéologie horticole en banlieue parisienne 33 Figure 7. Un contre-espalier du XVIIe siècle dans le bourg de Rueil-Malmaison (ZAC Noblet IV; îlot 1, fouille et relevé de Guy Lecoz) -- -o ÇlC'::,,-,, ... '.' V 1:::::::: :·1 UO -5:-j Qt)~ -'---'_.L-....l--11 LI .sfà :t r <>. 0 Trace agricole ~Mur Des fossés axés nord-estlsud-ouest sont espacés de 2,5 m. Les fossés sont larges de 0,3 et 0,5 m et profonds d'autant. Des fosses rectangulaires sont imbriquées perpendiculairement dans les fossés, disposées de part et d'autre de leurs axes. Préservées sur une faible profondeur (0,05 à 0,3 m), elles présentent un fond plat. Le remplissage est similaire aux fosses précédentes. Le matériel le plus récent est datable du XVIIe siècle. d'arbrisseau dans les fossés parallèles, et sa multiplication par marcottage dans de petites fosses adventices. [espace de 2,5 m entre les axes des fossés est peu courant. À proximité immédiate des remparts du bourg, donc en contexte rudéral probable, l'hypothèse d'arbrisseaux à baies rouges était à tester. Groseilliers, cassissiers et framboisiers sont de petites tailles et susceptibles de tels rapprochements l25 ; cependant, leurs racines drageonnent naturellement et n'ont pas besoin de fosses de marcottage. Des arbres en basse tige de diverses espèces peuvent se contenter de 2 m d'espacement entre les lignes, mais pourquoi une telle densité de fosses de marcottage alors que leurs plants viennent mieux par semis? La clef de l'interprétation de ce plan réside sûrement dans ces fosses de marcottage plus que dans l'espacement entre les rangées. La distance moyenne de 1,32 m entre deux fosses positionnées sur un bord des fossés n'est pas sans évoquer celle que requiert la plantation de la vigne. Les ceps sont souvent plantés « à double »126 en quinconce, en deux lignes parallèles sur les bords intérieurs d'un fossé l2 7. Au sein du fossé, les pieds sont donc distants de la moitié de la mesure de base, soit 0,70-0,75 m, chiffres proches des lectures effectuées sur le site. Si l'hypothèse d'une vigne peut être avancée, comment expliquer les 2 m de distance entre les bords des fossés? Sommes-nous dans le jardin d'un amateur qui privilégie l'accessibilité à ses plants plutôt que la rentabilité maximum du site? 125. 126. 127. BALTET, 1908. ESTIENNE et LIÉBAULT, LACHIVER, 1583. 1982. Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, 1" semestre 1997, p. 11-40. 34 Jean- Yves DUFOUR Ou bien la largeur supplémentaire est-elle nécessaire pour accéder aux rayons des marcottes ou sautelles 128 destinées à la vente? Cette deuxième solution expliquerait le nombre étonnant de fosses de marcottage repérées à côté des fossés. Trois des quatre plans mis au jour pour la période moderne semblent être des traces de viticulture. En proche banlieue, la vigne occupe la moitié des terres vouées aux grains et aux légumes 129 . Aussi ses traces sont-elles nécessairement fréquentes et plus variées dans leur forme qu'on ne l'imagine. Le schéma le plus classique de la plantation n'est cependant pas apparu dans nos fouilles avant le début de l'époque contemporaine. Le vignoble de l'époque hellénistique récemment découvert à Marseille 130 montre une grande similitude de plan avec celui du Cornillon et a fortiori avec le modèle défini par Marcel Lachiver, preuve d'une persistance plurimillénaire des méthodes de plantation. Les traces maraîchères du début du XIXe siècle: l'asperge à Saint-Denis Pour l'époque contemporaine, nous avons fouillé à la fois des vignes, des plantations d'arbres et des plantations maraîchères. Le choix de présenter des vestiges du XIXe siècle répond à un double but: confirmer certains résultats et élargir un peu notre aperçu des creusements agricoles en abordant l'exemple d'un légume, l'asperge, qui nécessite lui aussi un creusement à la plantation. Nous ne présentons que ce légume, le plus original par rapport à notre propos antérieur. Les vergers-potagers étaient fréquents: aussi faut-il différencier les traces des deux cultures. Comprendre des traces au sol de l'époque contemporaine est un excellent moyen de reconnaître les mêmes productions dans le passé. Le site du Cornillon est parcouru de fossés parallèles rapprochés qui présentent des points communs. Leur similitude de forme implique une fonction identique: nous les présentons ensemble. 17 fossés parallèles orientés nord-sud sont visibles dans le sondage 7 (figure Sa); 13 autres sont concentrés dans le sondage S (figure Sc). Leur datation est très proche, entre la fin du XVIIIe et le premier tiers du XIXe siècle. Ces creusements correspondent à la production légumière qui fit la gloire d'Aubervilliers depuis le XIIIe siècle 131 et celle de la plaine des Vertus depuis le XVIIIe siècle. Létude détaillée de la Maison rustique du XIXe siècle nous enseigne que les légumes se sèment à la volée ou se plantent en plein champ, ou dans l'espace de planches délimitées par des sentiers. Seuls quelques légumes nécessitent plus qu'un labour, le creusement de véritables fosses: l'asperge, le céleri, la citrouille et le cresson. Les trois derniers ont besoin de beaucoup d'eau et sont, de fait, cultivés dans des zones humides ou irriguées. Lasperge se tient bien en terrain plus 128. Boutures faites avec un sarment de vigne. 129. LACHNER, 1982. 130. BOISSINOT, 1993. 131. LOMBARD-JOURDAN, 1994. 35 Essai d'archéologie horticole en banlieue parisienne Figure 8. Aspergeries de la fin XVIII<-début XIXe siècle (Saint-Denis, « Le Cornillon ») a - Planches légumières du sondage 7. Les fossés sont séparés de 0,55 m les uns des autres. Ils sont larges de 0,7 m et profonds de 0,5 m. Les fonds sont plats et larges de 0,6 m. r------ :~\à î,\~ ~1Hr.:-+fj o lm / o / 10 m 1 1 L--.J D D Horizon sabla-limoneux noir + gadoues lUX' siècle (us. 7010) Sable limoneux brun gris + quelques nodules marneux )::',:.:;:1 Sable limoneux brun gris [[[0 Marnes infra-gypseuses b - La stratigraphie indique un creusement successif des fossés à partir de leur bord ouest. CIl Marnes et sable limoneux brun gris (us. 7012) L- -- o 1 --- lOm 1 c - Planches légumières du sondage 8. Les fonds observés sont plats, larges et profonds de 0,45 m. L'alignement des extrémités des fossés correspond à une limite parcellaire du plan contemporain. sec et sablonneux, comme celui rencontré sur le Grand Stade. Elle appartient aux légumes traditionnellement les plus cultivés dans la plaine des Vertus : chou Milan (chou des Vertus), navet, carotte, poireau, artichauts de Paris, asperges, petits pois et salades 132. En 1813,200 arpents 133 étaient consacrés aux carottes, 132. Produits du terroir et recettes traditionnelles. Île-de -France, 1993, et LOMBARD-JOURDAN, 1994, p.24. 133. Statistiques sur la récolte de 1813, dans le carton « Récoltes et produits de la terre, An 1807» (Arch. fiun. Saint-Denis, S 1357). VIII- 36 Jean-Yves DUFOUR 150 aux betteraves, 100 à la pomme de terre et 500 aux légumes verts tels que choux, navets, artichauts, asperges et haricots. Techniquement, la culture de l'asperge laisse des traces assimilables à celles observées ici. Les fossés doivent être profonds d' 1 à 2 pieds selon les auteurs, la mesure de 45 cm donnée par Bailly134 correspond bien aux nôtres. Le fond des fossés est plat et net. Le cultivateur n'hésite pas à l'affermir en le trépignant 135 pour que les doigts de l'asperge ne s'enfoncent pas hors de son contrô1e l36 . La butte séparant les fossés doit ombrager les asperges le matin l37 , donc être orientée nord-sud comme les fossés de nos sondages. Les fossés ou les planches ont une largeur variable de 25 à 145 cm selon les auteurs 138. Lorsque la plantation est faite, l'abattage des bords de la tranchée se fait à la binette l39 . Les sentiers reçoivent la terre issue du creusement et sont ta1utés en dos d'âne. Ils doivent être de même largeur que les fossés, c'est-à-dire de 4 140 à 4,5 pieds 141 pour les auteurs généralistes anciens 142. Dans le sondage 7, les fossés s'avèrent deux fois plus serrés. Le forçage des asperges peut expliquer le faible espacement observé dans nos tranchées. Cette technique qui vise à obtenir des primeurs nécessite le réchaud 143 des planches en pleine terre. C'est une couche de fumier chaud qui doit recouvrir la planche et favoriser le développement accéléré des doigts. Planches et sentiers seront donc préparés plus étroitement pour réchauffer les planches plus facilement. Un mélange de fumier et de marnes est extrait d'un fossé pour être déposé sur l'autre (figure 8b). La production sur place d'une quantité importante de fumier peut justifier des structures complémentaires comme fossés à l'est l44 des plantations du sondage 7, ces deux creusements ayant le même remplissage que les planches à asperges. 134. BAILLY, BIXIO et MALPEYRE, vers 1843, p. 206. 135. Fait également perçu par l'analyse micromorphologique effectuée sur ces planches légumières. 136. BELIN, 1900, p. 5. 137.lbid., p. 8. 138. La disparité de ces mesures peut s'expliquer par les particularités locales, et aussi par la position des mesures relevées. Prises en fond de tranchée, elles seront automatiquement beaucoup moins importantes qu'en surface après abattage des bords. 139. LEBEUF, 1900, p. 9. 140. BAILLY, BIXIO et MALPEYRE, vers 1843, p. 206, et BONNEFONS, 1673, p. 106. 141. COMBLES, 1794, p. 239. 142. Les auteurs plus récents, tel Lebeuf, décrivent les techniques d'Argenteuil. 143. « Pour les réchauffer, on ôte toute la terre des sentiers à 2 pieds de profondeur; on la jette sur es planches, en battant les bords, et on remplit le vide avec des fumiers chauds bien trépignés» (COMBLES, 1794, p. 247). Cette description du forçage explique les bombements observés sur les planches du sondage 7. 144. Un tas de fumier déposé à l'est d'une limite de culture indique peut-être l'origine géographique de l'exploitant. On sait que la parcelle sondée et les quatre autres immédiatement au nord et à l'est appartiennent au milieu du XIXe siècle à des habitants d'Aubervilliers. Essai d'archéologie horticole en banlieue parisienne 37 Le rapprochement des fossés du sondage 8 trouve ainsi son explication. On ne peut cultiver les asperges en planches contiguës les unes aux autres, comme le plan le suggère. Les sentiers sont absolument nécessaires pour ne pas piétiner les plates-bandes et pour stocker sous forme d'ados la terre sans cesse remaniée. Lexploitant maraîcher ne peut laisser perdre la moitié de son terrain en espace non cultivé, ici en sentiers. Aussi s'ingénie-t-on à y planter d'autres légumes, voire à creuser alternativement d'une année sur l'autre les fossés à asperges 145 . Une plantation d'asperges rapporte durant 12 à 25 ans selon les auteurs, 12 à 14 ans en moyenne à Aubervilliers. La culture d'asperges épuise les sols et ne peut être renouvelée au même endroit. Mais si les planches n'occupent que la moitié de l'espace, on peut les détruire, les refaire dans l'intervalle et continuer ainsi à perpétuité 146 . Le plan du sondage 8 montre des fossés aux limites incertaines, proches, voire qui se recoupent. La stratigraphie est floue, mais ne montre que trop l'absence de sentiers. Les recreusements qui les ont éliminés traduisent vraisemblablement deux phases d'exploitation. La datation un peu plus large de ce sondage est un argument en faveur de cette explication. Le sondage 7 évoque la culture forcée de primeurs, soit une production de luxe. Quant au sondage 8, il traduit une utilisation maximale du sol de l'aspergerie. Létude des sources relatives à la culture de l'asperge suggère une hypothèse étymologique, qui s'ajoute à celles déjà mentionnées. Deux auteurs anciens, Olivier de Serres et Nicolas de Bonnefons, lient asperges et cornes de mouton 147 . Nos fouilles mettant à jour des asperges au lieu-dit Le Cornillon semblent ajouter de la crédibilité à l'humour des auteurs du xvue siècle. * * * Larchéologue n'a face à lui qu'un ensemble de trous, de fosses et de fossés, mais c'est de leur organisation et de leur contenant qu'émergent des typologies susceptibles d'interpréter les pratiques culturales et d'identifier les espèces cultivées. Pour nous résumer et inscrire nos résultats pratiques dans le champ historique, nous pouvons dégager les éléments majeurs suivants: 145. COMBLES, 1794, p. 23l. 146. BAILLY, BIX10 et MALPEYRE, vers 1843, p. 209. 147. « Est remarquable la naturelle amitié de cette plante avec les cornes de la moutonnaille, pour s'accroître gaiement prés d'elles: qui a fait croire à aucuns, les Asperges proceder immédiatement des cornes. Pour laquelle cause, au fons de la fosse met-on un lict de cornes, qu'on couvre de quatre doigts ou demi-pied de terre, et par dessus les Asperges sont plantées.» (SERRES, 1600, lieu sixiesme, chap. vm). « Quelques curieux mettent au fonds de leurs tranchées des cornes de mouton, et tiennent comme une chose asseurée, qu'elles ont une sympathie avec les asperges, qui cause qu'elles en profitent mieux, j'aime autant m'en rapporter à ce qu'ils ont experimenté, que de les contredire.» (BONNEFONS, 1673, p. 106). Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 11-40. 38 Jean- Yves DUFOUR 1. Des fossés parallèles faiblement espacés marquent la trace de la technique du contre-espalier. Lexposition, la nature du sol et les sources historiques permettent d'approcher les espèces cultivées. 2. Des fossés parallèles, fonctionnant par paire, dont l'un montre les traces d'une élévation, sont les vestiges d'un espalier. Celui-ci peut se faire sur mur, sur palissade, voire sur des toiles. Ici, c'est l'orientation qui est décisive pour déterminer les arbres cultivés. 3. Des fossés parallèles fortement rapprochés nous ont permis de reconnaître la culture maraîchère des asperges. 4. Des fosses en quinconce sont les traces de vergers. La détermination passe par l'espacement et la nature du sol. 5. Globalement, la forme des trous induit une technique, un souci de rentabilité de la production, voire la taille de l'arbre. 6. Les apports exogènes autres que les gadoues s'identifient difficilement par l'archéologie. Des études de laboratoire apporteraient davantage de précision et permettraient sans doute de comprendre des faits encore inexpliqués, telles les grandes fosses rectangulaires alignées dans les fossés horticoles du sondage Il du grand Stade. Aucun des manuels consultés ne parle de fosses de cette envergure. A l'inverse, la lecture des auteurs anciens amène à reconsidérer la possibilité de certains creusements non rencontrés ici, telles les pépinières et les batardières. La diversité des plans établis au cours de nos quelques sondages de terrain transcrit bien la grande variété d'organisation et de type des productions agricoles. Cette variété est l'un des caractères spécifiques qui différencie la banlieue de la campagne, plus uniforme 148 . 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Dans les campagnes, la transmission du savoir de génération en génération s'effectuait oralement. Des bribes de culture orale nous ont été conservées: légendes, chansons, dictons, qui mémorisaient les expériences séculaires patiemment transmises au sein de la communauté villageoise. Or le livre et l'imprimé introduisent des pratiques nouvelles, qui ont tendance à se mouler, au moins dans un premier temps, dans l'oralité préexistante. :Lirruption du livre pose la question de la chronologie et celle des modalités de diffusion. Les contours du «modèle» comtois d'acculturation des campagnes se caractérisent par une précocité de l'alphabétisation et par des réseaux de diffusion denses et diversifiés, qui ne sont pas seulement commerciaux. On en dégagera ici les grandes étapes et les stratégies qui ont présidé à la diffusion de l'imprimé; on en présentera quelques-uns des acteurs et ses conséquences au village. Il sera peut-être possible alors de soumettre ce modèle à une histoire culturelle comparative. LES GRANDES ÉTAPES D'UNE ACCULTURATION Dans les campagnes comtoises l'essentiel s'est joué entre 1750 et 1860, temps long d'un processus qui s'étale sur un peu plus d'un siècle, mais bref au regard d'une culture paysanne plus que millénaire. Pour suivre le phénomène dans toute son évolution, il est nécessaire d'enjamber la classique césure de 1789. La pénétration de l'écrit -et plus précisément du livre- a été en effet un processus de longue durée. En 1790, d'après l'enquête de Maggiolo, les hommes savaient signer leur nom à plus de 80 % dans les départements du Jura et du Doubs - respectivement à 88 % et 80,71 % (moyenne française: 47,05 %). En 1866, les illettrés ne représentaient que 5,67 % dans le Jura et 10,05 % dans le * 1, chemin de l'église, 39600 SAINT-CYR. Histoire et Sociétés Rurales, n' 7,1" semestre 1997, p. 41-72. 42 Michel VERNUS Doubs l . Au cours de cette période, on distinguera trois phases de durée et d'intensité différentes. Une phase de décollage (1750-1789) La première phase, qui commence après 1750, forme un temps assez long, un temps de préparation en somme. Avant l'arrivée du livre, et même parallèlement, l'écrit a pénétré au village par d'autres canaux. Il est présent d'abord dans les papiers de famille rédigés par le notaire. Les inventaires énumèrent les titres de famille enfermés dans des coffrets placés précieusement eux-mêmes dans les buffets 2 : contrats de mariage, de rente, ventes ou achats, etc. Les actes notariés pénètrent jusque dans les familles les plus humbles. Certes, leur nombre varie en fonction des situations matérielles et des capacités économiques: chez les plus pauvres, il ne s'agit souvent que de pièces éparses (le minimum est le contrat de mariage) mais, dès que l'on s'élève dans la hiérarchie de l'aisance, le nombre des actes gonfle, l'on passe alors à quelques dizaines, on y trouve des actes d'achat et de vente et surtout de petits portefeuilles de rentes constituées (forme juridique du crédit agricole d'alors). Bien entendu, beaucoup de villageois ne savent pas les lire; en revanche Jean-Claude Mercier, paysan de Mamirolle (Doubs) qui tient son livre de raison, en recopie et adopte quelques « tics» du style notaria13. Les voituriers doivent se munir d'acquis à caution, celui qui voyage doit avoir sur lui son certificat de catholicité; pour se protéger, mieux vaut avoir sur soi un petit livre de prières avec l'image du saint, objets que l'on trouve dans les poches de paysans morts brutalement au bord du chemin 4. Mais l'écrit est également présent sur la place publique, « en plein vent », sous des formes diverses. Inscriptions gravées dans la pierre, sur les linteaux de portes - telle classique Dieu soit beny, qui est par ailleurs le titre d'un almanach largement diffusé - aux porches des églises, ou encore sur les pierres tombales; les affiches et placards manuscrits ou imprimés sont d'autres formes de l'écrit de plein vent: monitoires, qui cherchent à relancer l'instruction judiciaire, arrêts divers provenant de l'intendant ou du parlement de Besançon, convocations des assemblées villageoises; surgissent même des inscriptions injurieuses affichées nuitamment, qui témoignent de tensions au sein de la communauté5. On voit même, après 1776, le curé des Fontenelles (Doubs) tendre dans son église de grandes inscriptions, et installer le long des chemins, pour stimuler ses parois- 1. FURET et OZOUF, 1970, p. 201-202. 2. Les titres de famille sont « serrés» généralement dans un tiroir, parfois enfermés dans une cassette. 3. VERNUS, à paraître. 4. Quelques exemples dans VERNUS, 1983. 5. À Ruffey (Jura), en 1788, des villageois fabriquent des affiches contre le vicaire; elles seront placardées nuitamment à la porte de l'église (VERNUS, 1985, t. II, p. 77). 43 La culture écrite et le monde paysan siens dans la pensée du salut, des affiches couvertes de sentences pieuses 6 . Autre témoignage d'affichage: en 1745, Jean Jaillet, curé de Choisey (près de Dole), écrivait à un collègue pour lui faire connaître le petit livre de prières qu'il venait de publier et il ajoutait cette recommandation: «Vous trouverez joint à ce livre une prière pour la conversion des pécheurs [... ] Il faut les coller sur un carton et les exposer à l'église, les fidèles sont bien aise d'avoir de ces formules de prières lorsqu'ils font leurs dévotions à l'église»7 (carte 1). • Carte 1. I.:écrit dans les campagnes comtoises (1750-1850) N 1 • Jussey • Luxeuil Lure • • Vesoul -;~ ........ "" - ~ ;~\V10 ... -_~ \j"v'~esanço \ • Dole " -o0\~ b\,t~ MontbelIard~' DE BELFORT _ ~Saint-Hpolye • Baume-les-Darnes ~ • TERRITOIRE i BeIf1~(90) '-'\ (70 ) _ -- ,/ """- : HAUTE-SAONE .Gray , W eMarnîrolie Quingey • Ornans SUISSE o JO 20km "-----'------' D Plateaux Montagne du Jura Limites des départements ~ Histoire et Sociétés Rurales, nO 7, 1997 Localisation des inventaires Réalisation D.A.O. - D. Moreau - CRIue 6. Mgr FOURIER-BONNARD, Le vénérable Père Antoine-Sylvestre Receveur, fondateur de la Retraite chrétienne, Paris, 1936. 7. Arch. dép. Doubs, G 38. Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, 1" semestre 1997, p. 41-72. Identité Domicile Profession Servais BONNOT Écot (25) La Chaumusse (39) Pontarlier (25) Naisey (25) Guyans-Venne (25) Pontarlier (25) Besançon (25) Vincent (39) l:Étoile (39) Flagey (25) Gillois (39) Nogna (39) Besançon (25) Germéfontaine (25) Déservillers (25) Pontarlier (25) Besançon (25) Chaveyria (25) Arbois (39) Orgelet (39) Desnes (39) Mouthe (25) Orgelet (39) Granges-Narboz (25) Fourgs (25) Les Allemands (25) Ran-Ies-Lisle (25) Arbois (39) Petite Chaux (39) Vatagna (39) Chaux-les-Châtillon (25) Montflovin (25) Larnaud (39) Valonne (25) Nance (39) métayer Henri MAlLLET Barthelemy COSTE COLIS SON Claude SAPOLIN Étienne LA.M:BERT Claude BICHET Marie-Thérèse CHRETIN Claude François THIEBOZ Claude BÈCLE Jean-Baptiste CASSARD Pierre CHAUVIN Guillaume VERGUET Léonard JANNENET Claude-François Pierre MArRE Augustin Philippe COMTE Jean-Claude BRENET Jacques GRAPEY Jean-Baptiste JANOD Thérèse JAVEL Nicolas POUILLARD Antoine Joseph GUICHARD Marie Claudine VUET Claude LAMBERT Jacques JEANNET Claude COSTE FUCHARD Jean-Claude DARNIER Claude François MOREL Mathieu Joseph RATON DenisVUEZ Claude Louis MARION Nicolas CORNEVEUX Antoine BOUVET Claude François PERRAUD Eusèbe PEGEOT N. BERRARD -'-- paysan paysan paysan paysan laboureur vigneron paysan laboureur paysan paysan paysan vigneron laboureur paysan granger vigneron laboureur laboureur laboureur journalier laboureur laboureur laboureur paysan laboureur laboureur journalier laboureur vigneron laboureur laboureur laboureur paysan journalier Valeur des effets 939 3438 329 2572 1037 369 953 1000 1448 5654 1031 1586 1171 7361 1232 1112 2028 1935 1 III 73 75 1661 308 2803 244 1320 3698 226 765 786 2407 2252 312 2347 266 Valeur des livres 1 6 2 4 2 1 8 3 3 4 3 5 24 3 1 3 1 1 1 1 2 - 3 3 2 2 5 1 5 2 II II 3 4 5 Nombre de volumes 3 7 - 2 - 9 8 2 - 4 1 - 12 2 II 2 5 1 8 - 2 5 10 II 12 1 8 4 - 5 - 1 - ~ ~ Date 1714 1716 1724 1726 1743 1745 1745 1747 1748 1749 1753 1753 1754 1755 1758 1762 1763 1765 1766 1767 1767 1767 1768 1768 1769 1769 1769 1772 1773 1774 1776 1777 1778 1778 1780 ~ ~ ~ ~ ~ 0" ;:;~ ...... t$ ~ Identité Jean-Baptiste MARMET Antoine MOUREAUX Jean-Claude GUYON Philibert BERRARD Joseph SACHON Étienne Jacques POMERET Antoine François GLORIOD ~ <;' ~. ~ i;' ;::. ~, ~, 2' i:i ~ ", :;-..J ~0: ~ Jean Antoine GIRARDOT Claude Humbert BONE François Joseph MONNERET Marie Antoine MEUNIER Jacques BARBIER Paul CARIMENTRAN Joseph JOUVENOT N. COUR Jean Baptiste CHATELAIN Jean-Claude RICHARD GUENIN Claude Joseph RICHARD Jean-Baptiste ROBERT Pierre MALrcERNEY Anne Thérèse CACHOT Jean Alexis CATIN François Xavier BONNOT ISABEY Claude François MOUGIN Hugues Joseph MOUGIN Xavier REGNER Claude Étienne HUMBERT Jean-Baptiste CART François Alexis GUYON ~ '-D '-D :;-..J Étienne François- Xavier ÉPENOY François Joseph GUERRAND Domicile Orgelet (39) Bletterans (39) Pontarlier (25) Montmoro (39) Vatagna (39) Pontarlier (25) Verrières (25) Plainoiseau (39) Saint-Claude (39) Frasne (25) Arbois (39) Villeneuve (39) Mesnay (39) Bonnétage (25) Charquemont (25) Charquemont (25) Charquemont (25) Mont de Vougney (25) Saint-Hippolyte (25) Bonnétage (25) Franbouhans (25) Grand'Combe (25) Charquemont (25) Charquemont (25) Franbouhans (25) Les Fontenelles (25) Bief-des-Maisons (39) Les Allemands (25) Narbief (25) Le Bizot (25) Profossion journalier journalier journalier paysan paysan paysan laboureur paysan laboureur laboureur paysan vigneron vigneron vigneron fermier métayer paysan paysan paysan paysan paysan paysan paysan paysan paysan paysan fermier paysan paysan paysan paysan Valeur des effets 57 173 1622 124 1 119 1 500 3520 2290 1452 396 1452 234 3291 5075 558 613 662 706 1566 4093 594 701 742 1282 2574 2656 6008 1656 15914 1060 1213 Valeur des livres 1 1 - 1 1 3 1 5 2 1 2 4 6 5 40 1 1 5 2 1 1 1 10 3 1 6 16 14 1 12 11 Nombre de volumes 2 2 6 8 14 2 2 1 3 18 11 42 6 33 3 1 4 5 3 6 5 18 7 6 15 10 0 1 0 16 t"'" Date "'" "0 ~ '" ~ 1781 1781 1782 1783 1783 1783 1783 1784 1786 1787 1787 1788 1788 1788 1793 1793 1793 1793 1793 1793 1794 1794 1794 1794 1794 1794 1794 1795 1795 1796 1796 ("l g 0 g. 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Lors de l'amnistie prononcée en 1679 par Louis XIV, on voit deux paysans jurassiens bénéficier de cette virginité nouvelle. :Lun, paysan de Saint-Claude, était accusé d'avoir déchiré un ordre de l'intendant; l'autre, un vigneron d'Arbois, pour manifester son mécontentement, avait arraché l'affiche apposée à la porte des halles, affiche qui annonçait la paix de NimègueS . Bravades publiques dont les imprimés officiels faisaient parfois les frais! :Lécrit sous ces formes variées tend donc à se généraliser sur la place publique, mais en même temps on doit constater sa présence dans les fermes sous la forme du livre. :Lexistence domestique et individuelle du livre au village devient en effet une réalité. A partir d'une recherche quantitative sur la présence du livre dans toute l'épaisseur de la société comtoise au XV11I" siècle, travail qui a porté sur l'analyse de 10000 inventaires, lesquels ont donné 1 132 inventaires avec livres, il a été possible de repérer 104 inventaires de paysans, qui attestent avec plus ou moins de précision la possession paysanne de livres. Nous n'avons retenu que les cas - 67 au total - où nous possédons l'ensemble des informations souhaitées (valeur des effets et des livres ainsi que le nombre des volumes). Le bilan chiffré est le suivant: la bibliothèque moyenne est constituée de 7 volumes; la valeur moyenne des effets s'élève à 1 700 livres, les volumes avec 4 livres seulement ne représentent qu'une très faible part de l'estimation globale (tableau 1). Avant 1750, les bibliothèques paysannes sont très rares (quinze cas rencontrés seulement qui ont donné 60 volumes, soit 4 volumes par propriétaire). Ensuite, dans la seconde moitié du siècle, les petites bibliothèques se répandent (85 % de l'ensemble), le mouvement s'amplifiant surtout après 1780: 6 % des inventaires de paysans citent alors un ou plusieurs livres. De quels livres s'agit-il? Le verdict des inventaires n'offre aucune ambiguïté: il s'agit essentiellement de petits livres de piété. Au total, ces modestes bibliothèques contiennent 90 % de livres de religion. Lire à la ferme, c'est donc bien prier. Dans la vision chrétienne dominante, les rédacteurs des inventaires ont peut-être porté une attention toute spéciale aux livres de religion, négligeant de ce fait les autres, ce qui aurait eu pour conséquence de majorer dans une certaine mesure la présence des premiers. Hypothèse qui n'est pas à écarter. Toutefois, on voit des «illettrés », qui ne savent pas signer leur nom, acheter aux enchères des livres de piété lors de ventes publiques, gestes sans doute de liseurs qui ne savent que lire. 8. Maurice GRESSET, « Les Comtois et la justice au Besançon, 1983, p. 63 et suivantes. XVIIe siècle », Mémoires de l'Académie de La culture écrite et le monde paysan 47 Ces livres de dévotion ont pour titres par ordre d'importance: Vie des Saints, Ange conducteur, Pensées chrétiennes, Chemin du ciel, Les Sept trompettes et autres Pensez-y bien. Des titres, comme on le sait, qui ne sont pas propres à la seule province comtoise 9 . Incontestablement la Vie des Saints occupe le premier rang dans la bibliothèque paysanne par sa présence dans 21 % des inventaires avec livres. Il est difficile de connaître les éditions; tout juste peut-on parfois savoir qu'il s'agit d'une édition in-folio - comme chez ce vigneron de Mesnay (proche d'Arbois), Joseph Jouvenot, qui possédait dans un placard un exemplaire de ce type estimé 1 livre 10 sols (1789) - ou au contraire d'une édition populaire réduite 1o . Au-delà des chiffres abstraits, voici quelques exemples précis de petites bibliothèques paysannes, pris parmi beaucoup d'autres: Tableau 2. La bibliothèque d'un paysan jurassien en 1757 (Source: Arch. dép. Jura, 1 J 189, inventaire après-décès de Claude-Étienne Jacquin! 1. Imitation de Jésus-Christ 2. Le Pèlerin véritable de la Terre sainte 3. Instruction sur les dispositions que l'on doit avoir pour se confesser 4. Le Soldat qui dort 5. La Théologie des pasteurs 6. Méditations de saint Augustin 7. Règlement pour les pères de famille 8. Heures de Besançon 9. la. La Conduitte du chrétien à l'éternité Règlement d'une vie chrétienne 11. Le Jardinier français 12. Histoire de Charles XII 13. Le Duc de Monmouth 14. Introduction à la vie dévote 15. Nouveau Testament 16. Histoire de Charles IX 17. Nouveau catéchisme théologique 18. Entretiens solitaires mis en vers 19. État présent des affaires d'Allemagne 20. Instruction chrétienne pour la jeunesse 21. Préparation à la mort 22. Vie de Notre-Seigneur 9. SAUVY, 1990, p. 559. 10. On peut faire la même remarque pour les «Anges conducteurs ». Il existait de luxueuses éditions pour bourses pleines, mais aussi de petites éditions au nombre de pages réduit, éditions pour gens du commun. Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 41-72. 48 Michel VERNUS • En 1757, Claude-Étienne Jacquin, laboureur à Comte (Jura), possédait 22 ouvrages (estimés à 3 livres), dont 17 livres de religion (77 %). On note la présence inhabituelle de trois ouvrages historiques, exemple d'une petite bibliothèque paysanne un peu hors norme (tableau 2). • En 1765, Jacques Janot, laboureur à Chaveyria, près d'Orgelet (Jura), laissait des effets et des meubles estimés à près de 2 000 livres, mais surtout une petite bibliothèque de 5 volumes : Entretiens avec Jésus-Christ, Introduction à la vie dévote, Catéchisme des peuples de la campagne, Exercices du chrétien. • Vers 1780, Léonard Janneney, vigneron bisontin, possédait une douzaine de petits livres reliés en parchemin au beau milieu d'un encadrement domestique chrétien. Énumérons: trois niches en bois avec des Christ et des Notre-Dame, des images pieuses, un cadre avec un Saint-Vernier - ce qui n'a rien de surprenant pour un vigneron -, un enfant Jésus dans une grotte, une Notre-Dame, enfin deux crucifix Il. Parmi les artisans ruraux, les forgerons de village et les meuniers sont fréquemment possesseurs de livres. Leurs bibliothèques sont assez semblables à celles des paysans dont ils partagent étroitement le mode de vie. Apparaît cependant parfois chez le maréchal-ferrant le Parfait maréchal, et chez le meunier un exemplaire des Comptes foits : le livre est ici un outil professionnel. Au-delà des statistiques abstraites, une micro-histoire de la présence du livre révèle qu'il n'existe pas de différence notable entre les communautés de la montagne et du bas-pays, entre celles du Haut-Doubs et du Vignoble jurassien. Dans la région de Lons-le-Saunier (Jura), petite capitale bailliagère et futur chef-lieu départemental, les inventaires datés de 1750 à 1789 attestent la présence de livres dans une quinzaine de villages (dans un rayon d'une quinzaine de kilomètres au maximum), signe d'un réel rayonnement de la diffusion autour de cette ville (carte 1). Voici Paul Carimantran, riche vigneron de Villeneuve, qui possédait à sa mort en 1788 un ensemble de 42 volumes de prières estimés à 6livres 12 . Les effets mobiliers étaient évalués à 3 291 livres. À Vatagna, à proximité de la ville, il est vrai, Denis Marion, vigneron lui aussi, possédait - ce qui était un luxe au village - quatre livres reliés : L'Histoire de la jeunesse de JésusChrist, LInstruction abrégée du chrétien, Les Nouvelles heures paroissiales, et Les Passions de l'âme, volumes estimés à 2 livres. Tous les effets et meubles s'élevaient chez lui à 786 livres. Antoine Perraud, laboureur de Larnaud, était un homme modeste avec seulement 312 livres d'effets; toutefois il avait en sa possession deux livres reliés: un Recueil de prosne et une Instruction fomilière sur les commandements de Dieu, avec un Catéchisme spirituel en brochure (1778)13. Examinons à présent le canton de Saint-Hippolyte (Doubs). La lutte idéologique au cours de la révolte de la «petite Vendée» (octobre 1793) a été à l'oriIl. Arch. dép. Doubs, B 10518. 12. Arch. dép. Jura, 70 BP 1. 13. Ibid. La culture écrite et le monde paysan 49 gine d'arrestations et d'enquêtes avec de nombreux procès-verbaux. Aussi a-t-on pu rassembler ici 19 inventaires de paysans avec livres. Ce petit échantillon a le mérite de l'homogénéité. Nous ne connaissons le nombre des volumes que dans 15 cas. Une bibliothèque atteint 40 volumes, deux autres sont supérieures à 10. Dans le village de Franbouhans (5 inventaires, 4 de paysans, 1 de menuisier), on trouve 5 livres de religion, 18 livres de dévotion, 15 petits livres, 1 « petit livre » de dévotion, 3 vieux livres de prières avec quelques haillons; dans celui de Charquemont, 6 inventaires (dont 4 de paysans) donnent respectivement une « Vie de Saints », 4 livres de piété, 7livres de dévotion, 6 livres de dévotion, les titres n'étant pas spécifiés. Les livres se trouvent le plus souvent chez des paysans qui ont manifestement du bien, mais pas uniquement. Six d'entre eux ont des effets estimés à plus de 1200 livres (un à 4000, un autre à 6 000), en revanche sept ont des effets compris entre 558 et 742 livres. Ainsi se met en place, dans la seconde moitié du Xym e siècle, un environnement où l'écrit s'installe progressivement. Mais il ne semble pas qu'il soit devenu suffisamment pesant et englobant pour motiver chez tous les villageois une volonté d'accéder aux apprentissages de la lecture et de l'écriture 14 . Les motivations utilitaires, voire ostentatoires, ont joué certainement un rôle chez quelquesuns, mais plus encore les motivations religieuses. En tout cas, à la veille de la Révolution, il existe réellement au sein des communautés villageoises comtoises une élite culturelle paysanne qui non seulement sait lire et écrire, mais possède aussi quelques livres. Ce « décollage» de la possession du livre est dû de toute évidence au petit livre de religion. En Comté, la clé du démarrage est à chercher du côté de la religion plus que du côté des conditions économiques ou de circulation (la montagne jurassienne n'est pas un isolat). Cette lecture pieuse a préparé l'accès à d'autres lectures. Une phase d'accélération : la période révolutionnaire Les dix ans de la période révolutionnaire contribuent à accélérer la pénétration de l'écrit au village, en une phase brève et intense. La bataille politique semble en être responsable 15 . Révolutionnaires et contre-révolutionnaires cherchent pour leur propre compte à contrôler les campagnes - qui renferment plus de 80 % de la population. Limprimé n'est pas l'unique véhicule de la propagande (la parole et le discours restent naturellement essentiels), mais il devient un instrument systématiquement utilisé avec une ardeur nouvelle par les propagandistes des deux camps. 14. On rencontre des cas de résistance des communautés à l'installation d'un maître d'école, dans province où celui-ci est pourtant généralement présent avant 1789 comme auxiliaire du curé; à Epy aura), les habitants ne veulent pas faire les «frais d'un maître» (1867) car il «ne peut en aucune manière leur servir» (VERNUS, 1984, p. 151). 15. VERNUS, 1989. un~ Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 41-72. 50 Michel VERNUS D'un côté, les patriotes et républicains, dans leur volonté de pédagogie civique, ont organisé une circulation administrative des nombreux textes officiels: affiches qui présentent la nouvelle législation, éditées par les imprimeurs départementaux, ou opuscules (en général produits à 1000 ou 2000 exemplaires). Des modèles à reproduire sont parfois expédiés par les organismes centraux parisiens. À la fin de l'année 1791, le district d'Ornans (Doubs) publie à 600 exemplaires une Adresse aux fanatiques des campagnes. Les arbres de la liberté se couvrent d'inscriptions. Circulent des pétitions, des adresses, des arrêtés. Les fêtes révolutionnaires font éclore des banderoles éducatives et civiques. Au fond elles reprennent et perpétuent les habitudes proclamatrices des fêtes monarchiques de l'Ancien Régime. Ajoutons que les lois sur le maximum ont un temps obligé à un affichage généralisé des marchandises et de leurs prix. Aussi l'écrit officiel de plein vent se multiplie-t-il au village. Les autorités municipales, départementales et celles des districts jusqu'en 1795, mais aussi les clubs et les sociétés populaires participent à cette démultiplication des tirages commandés aux imprimeurs. À Lons-le-Saunier, le district payait des porteurs d'affiches pour effectuer la distribution dans les communes des différents cantons. De leur côté, les contre-révolutionnaires ne sont pas en reste; ils font circuler quantité d'autres textes, tels Le Dernier prône d'un curé jurassien, qui a été fort répandu, ou encore Le Messager boîteux, imprimé en Suisse par Samuel Fauche, dont les pages tentent d'apitoyer le lecteur sur les malheurs de Louis XVI et de la famille royale. Les autorités révolutionnaires du Jura et du Doubs n'ont cessé de combattre, en 1793-1794, l'introduction clandestine de cet almanach. Qualifié de « libelle infâme» et de «poison dangereux »16, il est interdit par un arrêté départemental du Jura imprimé sous forme de placard. De son côté, le 6 octobre 1793, le Conseil général du Doubs prend un arrêté qui en interdit la vente et le colportage. La diffusion de cet almanach était dénoncée comme: « Une vaste entreprise des coalisés qui combattent les armées de la république pour combattre]' opinion des citoyens des campagnes en utilisant un titre connu qui sert de délassement aux bons citoyens pendant l'hiver]?» Des catéchismes, des brefs du pape étaient également introduits et diffusés clandestinement. Pour les populations catholiques, les textes écrits ont souvent servi d'ersatz aux prêtres absents ou en exil - on estime que 2000 prêtres comtois ont franchi la frontière suisse à un moment ou à un autre-, lors des assemblées chrétiennes du « culte caché »18. Des réseaux clandestins de distribution étaient organisés et, autour de Pontarlier, la « presse aristocratique» circulait. Avec la Révolution apparaissent les journaux et les gazettes, en plein vent sur la place du village, où la lecture est parfois collective et publique. En 1799, Léquinio, observateur d'origine bretonne, dans son Voyage pittoresque dans le 16. Arch. dép. Jura, Lp 2302. 17. Arch. dép. Doubs, L 56. 18. VERNUS, 1989. 51 La culture écrite et le monde paysan Jura, peut écrire des populations de Saint-Laurent-en-Grandvaux, dans la mon- tagne jurassienne, avec un certain étonnement: « Elles savent très bien écrire et calculer: la soif des papiers-nouvelles est une de leurs jouissances et vous ne les trouverez point en arrière dans la connaissance que donnent les journaux des événements politiques 19 .» Les résultats de ce double militantisme, on les devine. Les villages ont été envahis par une double littérature certes antagoniste, mais qui au total aboutit à une présence plus dense des textes écrits et imprimés. Contrairement à ce qui prédominait sous l'Ancien Régime, il s'agit d'une littérature d'actualité; le plus généralement sous forme d'imprimés volants (libelles, affiches), elle contraste avec la littérature religieuse antérieure, intemporelle et tournée vers l'éternité. Cette diffusion a pu prendre appui sur les progrès antérieurs de l'alphabétisation et de la lecture tout en les amplifiant. De toute évidence, le conflit politique a accéléré l'acculturation. Une phase de diversification (1800-1860) Avec la première moitié du XIXe siècle s'ouvre une période nouvelle. Le contexte général est favorable à un essor de la diffusion: une mobilité accrue grâce à l'amélioration du réseau de communications, en attendant les premiers effets du chemin de fer (surtout après 1860), une politisation qui se poursuit audelà même de la Révolution à la faveur des affrontements sociaux et politiques qui marquent profondément la première moitié de ce siècle, un réseau scolaire qui se reconstitue après la tourmente révolutionnaire et qui s'améliore lentement: autant de faits qui créent une atmosphère nouvelle et favorable à un élargissement et à une diversification des lectures villageoises. Désormais, la diffusion du livre s'ordonne autour de trois pôles. Une recrudescence du livre de religion Après la chute de l'Empire, se développe dans les départements comtois une véritable Restauration religieuse, particulièrement sensible autour des années 1820-1830. Elle se traduit par une multiplication des publications de petits livres de piété. Dans une continuité remarquable, sont alors réédités en grand nombre les titres des xvu e et XYIne siècles, tels que: L'Ange conducteur, les Pensées chrétiennes, le Pensez-y-bien et surtout la Vie des Saints. Simon Bonnet, futur professeur d'agriculture, constatait cette continuité en la déplorant, dans son Manuel pratique d'agriculture, de 1836 : « On ne procure aux jeunes gens, ni assez de livres, ni ceux qui leur conviennent. Voici ce qui se pratique: il y a dans chaque maison la Bible de Royaumont, les Pensées sur les vérités de la religion, l'Instruction pour les jeunes gens, et voilà toute la bibliothèque à l'usage des enfants de la famille. Ces livres ont servi à l'aïeul, au père20 .» 19. ].-M. LÉQUINIO, Voyage pittoresque et physico-économique dans le Jura, an 1979. 20. Simon BONNET, Manuel pratique d'agriculture, 1836, p. 21. IX. Reprints Laffite, Histoire et Sociétés Rurales, n' 7,1" semestre 1997, p. 41-72. Michel 52 VERNUS Dans la reglOn de Lons-le-Saunier, vers 1830, Claude-Laurent Beaupoil, paysan aisé de Domblans, achète des livres de prières chez Thomas Redy, libraire à Lons, mais également le Dieu soit béni! aux colporteurs de passage. Le fils d'un charbonnier vivant dans la forêt, Eugène Bouchey, alors âgé de 7 ans, futur prêtre, raconte ses souvenirs d'école à Pezeux dans le Doubs (1835): «Après l'abécédaire, l'instituteur me mit entre les mains un petit livre d'épellation et de première lecture, cartonné, tout neuf, renfermant des images. La pensée de mon beau livre me réveillait la nuit; j'en étais fou de joie, mille fois plus que des plus beaux habits du monde. Aussi, un mois après, je lisais couramment dans le livre des Pensées sur les vérités de la religion 21 . » Cette littérature religieuse se répand largement à la faveur des missions organisées dans les paroisses, selon les méthodes mises au point au xvme siècle et systématiquement reprises 22 . Une nouvelle littérature politique La politisation au village par les textes imprimés, inaugurée pendant la Révolution, se poursuit. On sait par exemple que le grand-père de Gustave Courbet, Oudot, vigneron aisé d'Ornans, avait été un ardent révolutionnaire. Il avait 22 ans en 1789, et, plus tard, il prit l'habitude de lire à son petit-fils, le futur peintre, l'Almanach des Républicains qui avait été rédigé en 1793. Par ailleurs, la première moitié du XIXe siècle, très conflictuelle (révolutions de 1830 et de 1848, coup d'État de Louis-Napoléon ... ) a créé autant d'occasions de mobilisation. Pour les propagandistes de tous bords - bonarpartistes, légitimistes, républicains et socialistes - , les populations des campagnes forment un enjeu. Le temps de la propagande de masse arrive en partie grâce à l'imprimé. Cette littérature politique se répand au village par voie militante. C'est tout d'abord la propagande bonapartiste à partir des années 1816-1817 23 ; puis la propagande républicaine notamment dans le Vignoble jurassien entre 1830 et 1850. La frontière suisse joue son rôle de refuge après 1830 pour les légitimistes qui complotent, à nouveau pour les républicains ou les socialistes en exil en 1849 et 185224 . Les propagandes clandestines ont à faire face à la propagande des autorités en place. 21. Abbé Eugène BOUCHEY, Le charbonnier dans le bois, Besançon, 1969, p. 39. Les Pensées sur les vérités de la religion, ouvrage du missionnaire Pierre-Hubert Humbert (1687-1779), édité la première fois en 1753 à Besançon, in-12°, et dont il y eut par la suite de nombreuses rééditions (1759, 1785, etc.). 22. Jean-Baptiste BERGIER, Histoire de la communauté des prêtres missionnaires de Beaupré et des missions foites en Franche-Comté de 1676jusqu'en 1850, Besançon, 1853. 23. VERNUS, 1994, p. 223-236. 24. Le préfet du Doubs le 8 avril 1850, écrit par exemple: «Les journaux ne sont pas le seul moyen qu'on emploie pour essayer de pervertir les masses; on répand de faux bruits: et on m'assure qu'il pénètre de Suisse en France des écrits socialistes qui circulent sur la frontière» (Arch. dép. Doubs, M 736). La culture écrite et le monde paysan 53 Dans la région d'Arbois et de Salins en 1849, on lit la Démocratie Pacifique de Victor Considérant. Ainsi, à Aiglepierre (Jura), en 1849, selon un témoin, le maire fait à haute voix la lecture de ce journal devant le village rassemblé; à Poligny, Joseph Lamy, cultivateur, tenait en 1851 un cahier des chansons républicaines qu'il recopiait: telle La Voix du peuple25 . Au lendemain du coup d'État, le 3 décembre 1851, le maire d'Arbois signale que les membres de la société à laquelle appartenaient beaucoup de vignerons viennent, le soir, une lampe à la main, lire avec inquiétude la proclamation. À partir de 1848, le suffrage universel a suscité un grand besoin d'information politique. La ville proche joue un rôle de relais pour la circulation de l'information orale et écrite. Ainsi, le sous-préfet de Poligny écrit dans un rapport, le 19 mars 1849 26 : « Indépendamment des informations qui leur arrivent par les journaux les habitants des campagnes ont soin de recueillir, lorsqu'ils viennent en ville, les nouvelles politiques, ils reportent ainsi les commérages de nos agitateurs. » Les rapports du même sous-préfet de Poligny mettent en évidence la circulation d'une littérature de propagande dans les campagnes27 : « Des distributions d'imprimés, écrit-il le 4 mai 1847, destinés à égarer l'esprit des habitants des campagnes ont eu lieu clandestinement, ces imprimés circulent à bas prix. Le journal La Démocratie jurassienne, principal organe des agitateurs, est envoyé, même gratuitement, partout où -r on veut le recevoir. Les distributions se font avec précaution, plusieurs femmes en ont été chargées. Salins et Arbois sont les foyers d'où partent ces écrits. » À l'intérieur des communautés villageoises, les conflits politiques dans leur apparente nouveauté couvrent parfois des conflits anciens. Un bel exemple est offert par Lods et Mouthier-Haute-Pierre (Doubs). Entre les deux communautés, le conflit a été long et permanent. Tout au long du XVIne siècle, Lods désirait obtenir la résidence du curé, alors que celui-ci habitait à Mouthier. En 1744, les habitants de Lods, au prix d'un scandale, retiennent le curé prisonnier dans leur chapelle, après maints autres incidents. Un monitoire pour l'instruction de l'affaire fut alors publié et affiché. Les deux communautés rivales s'affrontent pour la suprématie au sein de la paroisse. Or, pendant la Révolution, en 1793, Mouthier participe à la révolte contre-révolutionnaire de la « petite Vendée»; Lods, de son côté, fournit des soldats à l'armée républicaine chargée de rétablir l'ordre! I..:idéologie masque donc, ici, des luttes et des rancœurs qui venaient de loin 28 . Constatation qui va dans le même sens: le républicanisme soudain de certains villages au lendemain du 25 février 1848 s'explique souvent 25. Arch. dép. Jura, M 36. Autres, titres: L'Ouvrier à l'Aristocrate, L'Anniversaire du 24 février, Plus de roi, Les Montagnards patriotes, A notre jeune République, il ne fout que des Mazzini, etc. 26. Ibid., MIO 1. On peut dire la même chose de Montbéliard, qui rassemble un noyau de socialistes convaincus, lesquels agissent dans les villages voisins. 27. Ibid. 28. VERNUS, 1986, p. 229-231. Histoire et Sociétés Rurales, n' 7,1" semestre 1997, p. 41-72. 54 Michel VERNUS par la volonté de débarquer un maire cons testé par une partie de la population. Pétitions et contre-pétitions se multiplient, notamment dans le Jura. Dans le même temps, les arbres de la liberté se couvrent d'inscriptions peintes et sont surmontées d'un bonnet rouge. À Voiteur (Jura), dans les premiers jours de mars 1848, le maire lance un acte d'adhésion à la République qui atteint vite quatre pages de signatures. récrit se multiplie au rythme de la bataille politique. Les pétitions contre les limitations du corps électoral en 1850 recueillent des signatures dans les villages. Ainsi à Vellerans (Doubs), «un nommé Boiteux, charpentier, jeune homme qui vient de finir son tour de France », en a recueilli une trentaine29 . La descente de la politisation a été, sans aucun doute, l'un des vecteurs efficaces de la diffusion de l'écrit et de l'imprimé au village. La grande vogue de l'almanach ralmanach constitue désormais, et plus que jamais, un pilier des lectures paysannes. Arrivé au village grâce aux colporteurs, il est souvent le livre unique dans beaucoup de familles. Le titre le plus répandu, Le Messager boîteux, connaît de multiples moutures éditoriales. Cette catégorie d'almanach - un petit in-4° de 80 ou 100 pages - rencontre un vif succès dans l'Est de la France (Lorraine, Alsace, Franche-Comté), mais aussi en Suisse, et en Allemagne rhénane. Il existe d'ailleurs des versions en langue allemande. Des éditeurs spécialisés dans la littérature de colportage ont multiplié les titres et les tirages, trouvant là les possibilités de solides réussites commerciales. Cette catégorie d'almanach est produite massivement à Montbéliard (près de 300 000 exemplaires dans les années 1860), mais Besançon, Belfort, Vevey en Suisse ou Strasbourg en ont édité également, en grande quantité, ces dernières éditions lues dans les départements comtois. ralmanach apparaît comme le livre savant du paysan, qui y trouve le calendrier, un condensé de l'actualité de l'année, de la distraction sous la forme d'historiettes, des conseils agronomiques, etc. Une morale de l'effort, du travail, de la probité et de la résignation sociale imprègne toutes ces pages : le riche est malheureux d'être riche, le pauvre est heureux d'être pauvre, etc, le tout, agrémenté d'une belle et abondante illustration, et de grandes planches dépliantes. Ce n'est que tardivement, après 1780, que les almanachs commencent à être lus par les paysans. Dans la première moitié du xrxe siècle, cette littérature, désertée par l'élite, remplit sa fonction historique de vulgarisation. Ce rôle est en voie d'achèvement vers 1860. La lecture de l'almanach prépare les paysans comtois, comme ceux de l'Alsace ou de la Suisse, à celle des quotidiens et de la grande presse appelée à se développer, surtout dans les décennies 1860-1880, mais aussi à la fréquentation des ouvrages de vulgarisation agronomique: comme le Manuel pratique et populaire d'agriculture (volume de 645 pages), édité à Besançon en 1836, et dont l'auteur 29. Arch. dép. Doubs, M 736. La culture écrite et le monde paysan 55 est le docteur Bonnet. Louvrage a été tiré à 2600 exemplaires, réédité, puis distribué dans les communes du Doubs, et dans les écoles 30 . On le voit, cette dernière période est décisive; à la suite des deux phases précédentes, elle élargit considérablement le champ des possibilités de lectures, en même temps que celui des curiosités. LES STRATÉGIES DE DIFFUSION Au-delà des grands rythmes chronologiques, il importe de saisir avec preclsion les modalités de la descente de l'écrit au village. Pour réaliser l'alphabétisation d'une société dans son ensemble, il faut du temps, de grands moyens, et surtout de grandes volontés. Les conditions de l'alphabétisation de certains pays du Tiers-Monde sont là pour nous le rappeler, si besoin était. En Franche-Comté, entre 1750 et 1860, les conditions sont réunies pour cette tâche d'acculturation. Trois grandes volontés, avec chacune sa propre stratégie, ont déployé leurs action persévérante, entrecroisant leurs efforts, le plus souvent de façon complémentaire, parfois antagoniste. Toutes ont travaillé dans une conjonction de fait, à la pénétration précoce et progressive de l'écrit et du livre au sein de la société rurale comtoise. La volonté et la stratégie du clergé comtois Très marqué par la Contre-Réforme catholique, ce clergé est animé d'un élan missionnaire affirmé dès la fin du XVIIe siècle. Cet élan se prolonge au-delà de la coupure révolutionnaire, où ce clergé apparaît comme retrempé à travers les épreuves subies. À l'origine, il y a eu la volonté par l'enseignement du catéchisme de faire barrage à l'hérésie protestante toute proche (le calvinisme de Genève et le luthéranisme de la principauté de Montbéliard), d'où la présence en 1789 d'un maître d'école, auxiliaire du curé, dans pratiquement toutes les paroisses. Cette volonté de protéger les âmes de l'hérésie est la cause essentielle de la précocité de l'alphabétisation comtoise. Puis est venu, pour ce clergé, le temps de lutter contre les idées irréligieuses du siècle des Lumières et de la période révolutionnaire. Mieux formé, tout au long du xvrw siècle, il développe une intense pastorale dans les paroisses rurales 3 !. Or dans cette stratégie ecclésiastique, le livre tient une place centrale, à côté d'autres moyens comme les images pieuses protectrices, les objets de piété (crucifix, chapelets, statuettes, bénitiers, etc.), et bien entendu la parole missionnaire. Le clergé encourage l'apprentissage de la lecture à l'école dans le catéchisme et favorise la diffusion des petits livres de piété: en organisant par exemple des dis- 30. La littérature agricole comtoise de vulgarisation est assez abondante à cette époque. Sont édités par exemple L'Ami des campagnes, à Besançon en 1830, L'Agriculteur pratique à partir de 1857, à Montbéliard, entre autres. 31. PRÉCLIN, 1955; VERNUS, 1975. Histoire et Sociétés Rurales, n" 7,1" semestre 1997, p. 41-72. 56 Michel VERNUS tributions gratuites lors des mlSSlOns. Dès 1688, Antoine-Pierre de Gramont, archevêque de Besançon, indique la direction à suivre aux maîtres d'école: «Ils se souviendront que le principal devoir d'un maître et d'une maîtresse d'école est d'apprendre la religion aux enfants, qu'ils doivent leur faire souvent le catéchisme ... , se servant des demandes et des réponses qui sont dans le Catéchisme de ce diocèse. » De son côté, vers 1780, l'évêque de Saint-Claude, Méallet de Fargues, fait procéder, par l'intermédiaire de ses curés, à des distributions gratuites de livres de piété dans les paroisses. Le clergé encourage également la présence de petits livres entre les mains des membres des confréries. Les missions du XVIW siècle sont l'occasion d'une pastorale intensive32 , accompagnées par des libraires agréés par l'archevêque de Besançon. La Révolution passée, les missions reprennent. Ce volontarisme dans la diffusion de « bons livres» est inscrit dans les recommandations adressées aux missionnaires: « Ils laisseront dans les familles des objets de dévotion et des livres, entre autres le petit livre des Exercices33 et la Doctrine chrétienne ... ». On relève aussi cette volonté de diffuser le livre pour la bonne cause, dans l'exhortation de l'auteur d'un manuel de pastorale de 1782, destiné aux curés: «Un bon pasteur ne verra qu'avec peine qu'il n'y a dans certaines familles ni images de dévotion, ni livres de piété 34 .» Dans la liste des livres qu'il convient d'utiliser pour la prière du soir, on retrouve les mêmes titres: LTntroduction à la vie dévote, les Pensées chrétiennes, le Pédagogue chrétien, les Remèdes contre les péchés, le Pensez-y-bien, les Pensées sur les plus importantes vérits de la Religion. Dans la première moitié du XIXe siècle, certains desservants de paroisses rurales constatent qu'une partie de la population a tendance à échapper à leur contrôle. Sur 76 rapports adressés à l'archevêque de Besançon entre 1842 et 1857, 7 mentionnent les mauvaises lectures de leurs paroissiens, dénoncent les livres «rédigés dans un esprit non chrétien». Lun d'eux conclut amèrement: « La légèreté les porte ... aux lectures frivoles »35. Un réseau de diffusion commerciale actif Imprimeurs, éditeurs et libraires ont cherché à exploiter le marché du livre populaire en essor. Voulant faire des affaires, gagner de l'argent ou au moins vivre de leur commerce, ils avaient donc tout intérêt à produire et à diffuser. 32. BERGIER, 1853. 33. Il s'agit des Exercices de la vie chrétienne, dont la première édition date de 1747; l'auteur en était justement Pierre Humbert, évoqué plus haut, une des fortes personnalités de la Mission de Beaupré. 34. Joseph POCHARD, Méthode pour la direction des âmes... , 2 vol., 1782-1783; cet ouvrage sera réédité au XIXe siècle. rauteur, curé du Haut-Doubs, a été directeur du séminaire de Besançon. 35. Astrid CORDIER, «Monseigneur Mathieu visite son diocèse (1834-1875)), Mémoire de maîtrise de l'Université de Besançon, 1996. La culture écrite et le monde paysan 57 Dans le domaine du « petit» livre de prière, ou de la « Bibliothèque bleue »36, la Comté connaît des réussites éditoriales certaines, comme celle des Tonnet à Dole au XVIIIe siècle37 ; viennent au siècle suivant le succès des Deckherr à Montbéliard, des Gauthier à Besançon et à Lons-le-Saunier, de Prudont à Dole, etc. Si les ouvrages érudits, destinés au public instruit des villes, échappent aux imprimeurs et aux éditeurs comtois, car leurs auteurs se font le plus généralement imprimer à Paris, ces mêmes imprimeurs, éditeurs et libraires parviennent à vivre de ce marché très particulier qu'est la production-vente du petit livre populaire, dont le débouché essentiel réside dans les campagnes (almanachs, livres de la Bibliothèque bleue, petits livres de dévotion). De 1750 à 1860, la masse des petits ouvrages diffusés s'accroît considérablement. Parallèlement à la production, s'est développé un réseau de vendeurs de livres fort ramifié, une autre originalité de la province sans doute. Dans les campagnes, les vendeurs de livres ne sont pas les libraires. Au xvrIJe siècle, les rares maîtres-libraires -au nombre de 25 - laissaient de vastes espaces non pourvus dans toute la province. Le libraire n'apparaît véritablement dans les petits bourgs, à proximité des villages les plus éloignés, que plus tard, et surtout après la suppression du brevet (1870)38. Ce sont donc d'autres vendeurs de livres, notamment les colporteurs, qui assurent alors la vente dans les campagnes. Ceux-ci vivent plus ou moins bien de cette activité. Sur les chemins se croisent des colporteurs locaux, régionaux ou « étrangers» ; ces derniers sont savoyards et dauphinois au xvrne siècle; dans la première moitié du xrxe siècle, la nouveauté est l'arrivée des Pyrénéens, dans le Jura comme dans le Doubs39. Ces derniers, spécialisés dans le commerce du livre, trafiquent en familles, ou entre gens du même village, à longueur d'année 40 . Les populations jurassiennes les voient arriver surtout à la belle saison, alors que les colporteurs régionaux trafiquent l'hiver pour vendre l'almanach de l'année qui vient. Parmi les vendeurs de livres, il convient de faire une place à part aux marchands-merciers, qui ont joué un rôle pionnier dans la diffusion du livre dans les campagnes jusqu'à la loi de 1849 qui leur a interdit d'en vendre. On les voit à l' œuvre, dès le XVIIIe siècle, dans les petits bourgs. Ils avaient une boutique, mais se déplaçaient lors des marchés et des foires. Dans le bric-à-brac de leur épicerie 36. En 1781, l'inventaire de l'imprimeur dolois Tonnet indique que l'atelier contenait notamment 478 rames «de ce qui s'appelle vulgairement la «Bibliothèque bleue », tel que Le Petit Poucet, Discours bachiques, Petit cuisinier, Sermons des cœurs, Femmes sans tête, Petites prophéties, Diable boîteux, Jardin d'amour, Histoire de Joseph ... » (VERNUS, 1980b). 37. Ibid. 38. VERNUS, 1996, et aussi, « La librairie en Franche-Comté au temps du brevet », in Le commerce de librairie en France au XIXe siècle (1789-1914). Actes du colloque de Versailles Saint-Quentin-enYvelines (novembre 1996), à paraître. 39. DEVEVEY, 1995 : dans le Doubs, de 1863 à 1880, 467 colporteurs ont pu être recensés en provenance de 39 départements différents, 124 sont en provenance des Pyrénées (plus de 26 %). 40. Ibid. Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 41-72. 58 Michel VERNUS et de leur mercerie, ils tenaient généralement un petit rayon de livres, certes modeste, mais bien présent41 . Ils diffusaient de petits livres (abécédaires, livres de prières), notamment dans les vastes espaces désertés par les libraires. Au cours de ce long siècle, un réseau de vendeurs de livres s'est donc progressivement déployé en direction des campagnes. Grâce à ce marché populaire, une édition et une librairie comtoises ont pu se développer, échappant un temps à l'emprise de la capitale42 . Un militantisme politique en plein essor Si les villageois en Comté ont su se mobiliser pour se défendre et s'organiser collectivement bien avant 1789, la politisation a pris des formes nouvelles pendant la Révolution qui, dans le demi-siècle qui suit, s'affirment avec plus de vigueur. Il en résulte une abondante littérature introduite au village sous deux aspects. Le premier est d'ordre administratif: au-delà des différences de régimes politiques, le pouvoir central a cherché en permanence à faire aboutir sa volonté et ses ordres, soit par la lecture publique (les curés du haut de la chaire lisant les édits et les ordonnances), soit par affichage (la période révolutionnaire notamment), mais généralement les deux procédés ont été utilisés simultanément, ce qui se comprend aisément dans une société paysanne en voie d'alphabétisation. Limprimé est l'instrument de la centralisation administrative en marche. Sur ce plan, préfets et sous-préfets poursuivent l' œuvre amorcée par les intendants et subdélégués au XVIIIe siècle. Le second aspect est militant: conquérir les esprits par la propagande peut se faire par la parole, mais l'instrument de la bataille politique est de plus en plus l'écrit sous la forme de placards et d'affiches, de journaux, de libelles, de pétitions. Ce militantisme politique, apparu sous la Révolution, connaît une intensité nouvelle dans la première moitié du XIxe siècle. En 1848, le suffrage universel a fait naître une abondante littérature électorale. Les exemples d'une circulation clandestine de l'écrit dans les campagnes à la faveur de cette fermentation politique se multiplient, l'écrit devient de plus en plus le complément indispensable de la propagande orale. A Dole par exemple, en février 1850, le sous-préfet constate que court dans la ville une souscription pour envoyer gratuitement des journaux républicains aux cultivateurs des villages voisins. A l'autre bord, certains curés du HautDoubs faisaient circuler dans leurs paroisses La Gazette de Franche-Comté, journal catholique et légitimiste édité en 1831-1834; dans le même temps, le sous-préfet de Pontarlier (Doubs) signale des réunions d'ecclésiastiques, qui « exercent des influences très fâcheuses )}43. Pour contrer les « criminels projets)} de soulèvement après le coup d'État, au lendemain de décembre 1851, les autorités départementales, notamment dans les communes du Doubs, ont multiplié 41. VERNUS, 1984b. 42. On trouve une situation un peu identique en Alsace, cf. 43. Arch. dép. Doubs, M 710, décembre 1830. BARBIER, 1983 b. La culture écrite et le monde paysan 59 l'affichage des nouvelles officielles et les proclamations. Plus que jamais l'imprimé était donc présent sur les murs. Les réseaux antagonistes diffusaient les publications nationales comme les publications locales 44 . ACTEURS ET LIEUX DE LA MÉDIATION ÉCRITE Les stratégies de diffusion de l'écrit, dont nous venons de rappeler le rôle, ne sont pas des réalités abstraites; tout au contraire, elles sont formées les unes et les autres par de véritables chaînes de volontés individuelles. Elles sont en effet portées et impulsées par des hommes proches du milieu villageois, qui inscrivent leur action médiatrice dans des réseaux d'influences et dans des lieux précis. Il nous faut donc à présent tourner notre regard vers ces médiateurs culturels, et ces lieux de la médiation écrite pour saisir plus concrètement le processus de la rencontre des villageois avec l'imprimé. Quelques médiateurs à l' œuvre Les acteurs de la transmission de la culture écrite présentent des visages d'une extrême diversité. Il faut en effet distinguer nombre de figures dans l'éventail typologique des notables locaux, grands et petits, qui ont cherché à exercer une influence d'une façon ou d'une autre et qui ont transmis, volontairement ou involontairement, la culture écrite qui leur était familière: curés, notaires, petits fonctionnaires, instituteurs, mais aussi grands propriétaires terriens de l'ancienne aristocratie45 . Moins connu est le fait que la paysannerie a également la capacité de faire surgir ses propres leaders: mince élite paysanne, qui montre au reste du groupe le chemin à suivre. Dans la galerie des portraits possibles retenpns les introducteurs de l'innovation agricole et les «meneurs» politiques sortis des propres rangs de la paysannerie. Les innovateurs agricoles Parmi les premiers, voici le curé Perret, de Besain (proche de Poligny), petite paroisse de 70 feux, située au bord du premier plateau jurassien. Dans un mémoire adressé à l'intendant de 1785, ce curé plein de zèle affirme qu'il réunit «avant le catéchisme qu'il fait le dimanche à vespres les principaux cultivateurs pour leur demander, par exemple, les plantes qu'il conviendrait le mieux à leur territoire» ; il tente de faire de l'exploitation curiale une vitrine du progrès agricole, qui devrait servir de modèle aux villageois 46 . Le curé de Longchaumois (Jura) élabore et rédige les articles du règlement de la fruitière en 1786. 44. Ainsi les publications parisiennes: Almanach des opprimés ou Almanach des proscrits (I850), des plus subversifs de l'ordre social» ou, à l'opposé, Les Partageux de Wallon, de la Bibliothèque anti-socialiste à un sou (1849), ce dernier opuscule distribué autour de Nozeroy (Jura). 45. BRELOT, 1992. 46. VERNUS, 1986, chap. VI: Le Curé et les Travaux des champs. « almanachs Histoire et Sociétés Rurales, n' 7,1" semestre 1997, p. 41-72. 60 Michel VERNUS Dans la première moitié du XIXe siècle, les curés sont relayés par d'autres apôtres du progrès agricole: médecins, avocats, ou grands propriétaires. En voici quelques-uns: d'abord ce Simon Bonnet (1782-1872), déjà évoqué, docteur en médecine, promoteur de l'organisation des comices dans le département du Doubs, premier titulaire de la chaire départementale d'agriculture créée en 1839. Il est surtout l'auteur du Manuel pratique et populaire d'agriculture paru en 1836, imprimé chez Laurent Gauthier à Besançon, ouvrage réédité en 1839 et en 1863. Au contact direct des paysans, il a été un inlassable promoteur du progrès technique. Il a multiplié, pour les communes, les affiches dont la teneur était fortement informative, de la culture de la pomme de terre aux maladies du bétail47. Simon Vuillier (1742-1818) était né à Quingey (Doubs). Son père était fermier des domaines du roi. Lui-même, officier du bailliage à partir de 1769, vient faire des affaires à Dole et se lie avec un entrepreneur, dont il épouse la fille. Commissaire à terrier et surtout fermier d'un prieuré, il réussit à bâtir une petite fortune. La Révolution, grâce à l'achat de biens nationaux, lui permet un enrichissement considérable. Il achète les biens de l'abbaye Saint-Vincent de Damparis (pour 163 000 livres), le couvent des dames d'Ounans, l'Hôtel de CÎteaux à Dole, ainsi que d'autres biens (au total 400 ha); il devient député à l'Assemblée Législative et conseiller municipal de Dole. En 1803, sa fortune est l'une des plus importantes du Jura, évaluée à 500000 F. Type de l'homme nouveau, il s'intègre dans l'élite sociale issue de la Révolution. Grand propriétaire terrien, il écrit des Instructions élémentaires sur l'agriculture, opuscule imprimé à Dole par Joly au cours de l'an II. Aux limites de la science agronomique et du militantisme politique, se situe l'action originale de Wladimir Gagneur, avocat, qui, par la parole, l'action et la plume tenta de remuer le monde villageois. Dès 1834, il s'était initié avec enthousiasme à la science nouvelle de Fourier, en rencontrant à Paris Victor Considérant, devenu le chef de l'école sociétaire. À partir de 1869, il devait poursuivre une carrière de député. Toute sa vie, Gagneur s'intéressa à la question des fruitières, alors qu'il était propriétaire terrien à Bréry, producteur de lait luimême et président de la société de cette commune. Dès 1839, il publiait Des fruitières ou Associations domestiques pour la fabrication du fromage de gruyère, brochure vendue à la librairie de l'École phalanstérienne, fondée par Victor Considérant. Elle était épuisée en 184248 . Gagneur avait mis en œuvre un système associatif de crédit qui reposait sur des avances gagées sur les fromages et le beurre des paysans producteurs. Il s'efforça d'établir un rapport direct entre la production et la consommation pour la commercialisation des produits fabriqués par la fruitière. En 1844, il mettait en forme un règlement de fromagerie, lu à une séance du comice de Poligny. Cet Acte de Société ou Règlement de frui47. La Bibliothèque municipale de Besançon a conservé quelques exemplaires de ces Affiches et Avis de ... , sous la cote 13 022. 48. VERNUS, 1991. La culture écrite et le monde paysan 61 tière pour la fabrication des ftomages dans le Jura fut imprimé en Arbois par Auguste Javel (1844), et servit de modèle dans les villages environnants. Limprimeur arboisien était lui aussi un militant républicain, milieu dans lequel existait un authentique idéal d'éducation populaire. Les médiateurs paysans La paysannerie comtoise a sécrété assez tôt ses propres médiateurs de la culture écrite. Plongés au milieu des leurs, ceux-ci ont été les obscurs propagateurs de la nouvelle culture, dont ils s'étaient plus ou moins frottés et qu'ils maîtrisaient parfois incomplètement. Le bataillon des premiers «lettrés» paysans est formé de ces maîtres d'écoles d'avant 1789 qui avaient conservé leur statut de laboureurs: enseignants souvent maladroits, mais paysans quelque peu lettrés, capables d'aller au-delà d'un simple gardiennage. Dans le département du Doubs, de 1740 à 1789, on a pu recenser 74 paysans (55 laboureurs, 9 vignerons, 10 journaliers et manœuvriers) et 40 artisans ruraux maîtres d'école49 . Jean-Claude Mercier était l'un de ces villageois acculturés. Laboureur de Mamirolle - village de 452 habitants à trois lieues de Besançon-, il vivait «en communion », c'est-à-dire sous le même toit, avec sa sœur, sa belle-sœur, ses deux neveux et ses domestiques. Né en 1680, il a une longue trajectoire biographique, puisqu'il meurt en 1772. Riche paysan, possédant plus de 27 ha (champs, prés et vergers), il était de plus propriétaire d'une ferme qu'il louait au tiers de tous les fruits, soit 20 ha de plus. En 1743, il payait 90 livres d'impôt. Élu échevin de sa communauté, fonction qu'il s'empressa de déserter, il a été longuement trésorier d'une confrérie. Il décrocha la charge de garde-étalons en 1746 avec tous les privilèges afférents (50 livres de pension), fonction qui lui conférait surtout, outre le profit, une petite dignité. Il dut cependant débourser 50 livres (le prix d'une vache) en petits cadeaux offerts à l'inspecteur des haras pour l'obtenir. Or, ce riche paysan était instruit. Il tenait régulièrement son livre de raison sans introspection particulière, sa plume lui servant surtout d'instrument pour régler la gestion domestique. Par ailleurs, il était semble-t-il fort respectueux de l'ordre établi, lisait des almanachs, dont il recopiait des passages, notamment ceux concernant l'histoire de la province50 . Si la politisation a conduit souvent les populations villageoises à se donner à des notables locaux, elle a aussi fait surgir des rangs de la paysannerie comtoise ses propres leaders. Dans le parti rouge de 1848 à 1852, les vrais chefs étaient généralement issus de la petite bourgeoisie, mais du sein de la paysannerie ont émergé également quelques militants, capables d'être eux-mêmes des relais d'opinion. Sur les 496 jurassiens appréhendés en décembre 1851, se trouvaient 225 paysans - soit 45,36 % -, dont 24 vignerons, à l'intérieur desquels on 49. BORNE, 1949. 50. Ce document reste conservé par la famille. Histoire et Sociétés Rurales, n' 7,1" semestre 1997, p. 41-72. Michel 62 VERNUS compte des leaders 51 . Ainsi Ragain, organisateur « des démagogues », que l'on a trouvé, le 2 janvier 1852, en possession d'une action d'un franc du Jura, journal démocratique de l'Est. Il était en relation avec un marchand de vin de Paris qui lui écrivait: « Quant à la politique, elle marche bien pour les républicains, tranquillisez-vous, il n'y a plus guère à souffrir». Ragain avait été trésorier du comité démocratique d'Arbois. Son engagement républicain est donc bien établi. En janvier 1852, à Arbois, Claude Papillard, cultivateur, dépose à son sujet: « Jean Gabriel Ragain 52 est un bon enfant, je n'ai jamais rien ouï dire de mal sur son compte et il n'a jamais rien fait contre le gouvernement. Il recevait un journal et lorsqu'on lui demandait les nouvelles du jour, il les racontait tout simplement et cela n'allait pas plus loin 53 . » Outre ce Ragain, on peut citer Jean-Arlathoile Carrez, vigneron en Arbois, qui possédait tout un échantillon de brochures républicaines. Arrêté en 1834, grâcié en 1837, membre des Bons Cousins charbonniers, inculpé en janvier 1852, réfugié en Suisse, il avait été l'un des fondateurs de la société des vignerons 54. Pour mémoire, rappelons l'existence de ce Claude Lamy qui collectionnait sur un cahier les chansons révolutionnaires à Poligny... Mais il est possible de repérer bien d'autres meneurs paysans. À Dammartin (Doubs), se distingue comme propagandiste un certain Jean-Claude Truche, journalier. Né en 1805, déjà condamné en 1834, il est un « adepte des doctrines les plus infâmes du communisme le plus subversif». Le sous-préfet de Baume en octobre 1850, signale qu'il « s'est rendu à Besançon et en a rapporté une certaine quantité de petits livres, probablement des almanachs socialistes ». Membre du conseil municipal, il a pour acolyte un maçon, Jean Perrin, avec lequel il diffuse dans les villages environnants « les brochures et les journaux» que tous deux viennent chercher à Baume chez le sieur Baillot, marchand de fer, notamment l'Almanach des opprimés. Condamné en 1852 à la déportation en Mrique, il sera grâcié à Marseille 55 . De toute évidence, il était le maillon actif d'une chaîne propagandiste. À côté des paysans, il convient également de faire la place à quelques artisans ruraux. Ainsi ce Jean Perrin, maçon, compagnon de Claude Truche, qui « s'imposait même des privations dans les choses de première nécessité afin de pouvoir se procurer des journaux, brochures et autres écrits séditieux »56. PierreFrançois Gainet, de Rougement (Doubs), serrurier accusé notamment d'avoir colporté les statuts de la Solidarité républicaine, et condamné à l'internement en 185257 . Tous sont capables de recevoir la presse, de la faire circuler ou du moins d'en propager les informations et les idées par la parole. 51. 52. 53. 54. 55. 56. 57. Pierre, 1984. Celui-ci était vigneron. Arch. dép. Jura, M 51. VERNUS, 1984. Arch. dép. Doubs, M 736 et aussi MARLIN, 1958, p. 16. Arch. dép. Doubs, M 741. MARLIN, 1958. VERNUS, La culture écrite et le monde paysan 63 Les autorités elles-mêmes tentent parfois une sociologie sommaire des agitateurs, telle sous-préfet de Baume: « Le parti socialiste a dressé sa carte agitatrice, cherche à avoir, même dans les plus humbles villages, un homme qui puisse servir d'instrument quand les circonstances lui paraîtront favorables pour agir. Cet instrument est assez peu digne par lui-même en général; mais il est pris parmi la classe ouvrière et il est choisi parmi les jeunes gens, le plus souvent parmi les ouvriers qui, après avoir fréquenté les villes, sont revenus dans leur village. Aussi les charpentiers figurent-ils parmi ces colporteurs 58 .» Des informateurs étaient parfois recrutés parmi les paysans acculturés. François-Fidèle Ardiet, paysan sans terre et contrebandier, capable d'entretenir une correspondance dénonciatrice avec le préfet du Jura, évoque ainsi les effets désastreux de l'introduction du machinisme (batteuse à eau et manège)59. Entre les notables ruraux - eux-mêmes divers - et la masse paysanne, une couche intermédiaire d'animateurs, de chefs ou de meneurs de plus petite volée, sort des rangs de l'artisanat rural et de la paysannerie elle-même. Leur familiarité plus grande avec l'écrit leur permet, chez eux, de jouer un rôle et de s'affirmer. Cette couche intermédiaire directement en prise avec son milieu est évidemment bien placée pour assurer le relais de la transmission de la culture écrite. Des lieux de médiation anciens et nouveaux Un certain nombre de lieux privilégiés offraient aux paysans les possibilités de rencontres occasionnelles avec l'imprimé, rencontres où se côtoyaient « les illettrés », les déchiffre urs maladroits ou plus habiles. Là, il y avait toujours quelqu'un capable de dire l'information écrite, que d'autres s'empresseraient de répercuter. Laissons de côté l'espace domestique en ne citant qu'un cas intéressant, celui de la boutique du marchand Vuiller-Fourquet à Quingey (Doubs) : « C'est toujours particulièrement chez le quincaillier Vuillier-Fourquet, rapporte en 1851 une lettre malveillante, que se font les rassemblements et les allées et venues. C'est lui qui reçoit les journaux de leurs couleurs, et c'est dans le magasin qu'ils sont lus et commentés 60 . » Un autre document poursuit: « Il a fait parmi sa clientèle de la campagne la propagande des mauvais journaux et des mauvais principes ». Nous ne retiendrons ici que les réunions tenues dans des lieux publics. Lactivité commerciale, la religion, la politique suscitaient chacune de leur côté des rencontres et des réunions. Le propre de la lecture au village est qu'elle se faisait en tous lieux, puisqu'elle n'avait pas précisément de lieu spécialisé et réservé. Nous avons pu découvrir, par exemple, un cas de lecture au clair de lune dans un quartier vigneron d'Arbois. Une enquête judiciaire, suite à un charivari noc- 58. Arch. dép. Doubs, M 735, rapport du sous-préfet de Baume-les-Dames (Doubs), 6 juin 1850. 59. MERLIN, 1996, p. 160. 60. Arch. dép. Doubs, M 739, décembre 1851. Histoire et Sociétés Rurales, il 0 7, 1« semestre 1997, p. 41-72. 64 Michel VERNUS turne en 1778, offre la déposition intéressante de Jean Billaudet, vigneron âgé de 27 ans, qui déclare que vers sept heures du soir: « Samedy il alla passé sa soirée chez un ami et qu'en se retirant pour aller se coucher, il apperçut le nommé Joseph Besançon et le fils de la veuve Hugonneau qui étaient près du pont Laurençot sous la fenêtre de la résidence de Quentin Duley, qui s'amusait à faire la lecture sur un livre à la clarté de la lune 61 . » L'église Au village, le lieu où traditionnellement s'entrecroisaient la parole et l'écrit a d'abord été l'église. C'est là que le curé au prône lisait les ordonnances. C'est là qu'elles étaient affichées ainsi que les monitoires d'abord manuscrits, puis imprimés. La Révolution ne fait pas disparaître le rôle de l'église comme espace public où se diffusait l'information, bien au contraire. En 1791, parce que « les ennemis de la Constitution s'efforcent de porter le peuple à des excès en cherchant à répandre dans les consciences des allarmes sur le sort de la religion», le district de Lons-le-Saunier fait réimprimer à 2000 exemplaires Les Observations sur deux brefs du pape en date du 10 mars et du 13 avril 1791 par M. Camus: «Lesdites Observations seront distribuées à chaque municipalité et à chaque curé et vicaire avec invitation d'en faire au prône du premier dimanche la lecture au peuple assemblé 62. » Les autorités révolutionnaires utilisaient le canal traditionnel de la transmission des informations officielles -le prône à l'église - en tentant de l'ériger en pratique réglementaire 63 : continuité dans le choix du lieu et de l'émetteur, mais changement dans le contenu du message. À Domblans (Jura), le 10 janvier 1794, une délibération du conseil général de la communauté précise: «Tous les citoyens s'abstiendront de toutes œuvres serviles tant en public qu'en particulier, tous les corps administratifs, les membres du comité de surveillance et tous les citoyens de laditte commune sont invités à se rencontrer à dix heures du matin pour entendre lire les lois dans l'église dudit lieu à raison de la rigueur de la saison. » Par la suite l'église, comme lieu public où était donnée l'information, perd son monopole; en réalité, elle ne l'a jamais eu. D'autres lieux concurrents, qui avaient déjà joué leur rôle autrefois, prennent plus d'importance au X1Xe siècle, comme les cafés et les fruitières, mais surgissent également des lieux nouveaux, tels les cercles et comités républicains ou encore les réunions clandestines des sociétés secrètes loin du regard de la police, dans la forêt. Dans ces lieux, naturellement l'échange oral gardait sa primauté, on y faisait parfois la lecture de lettres, de tel passage de journal, de tel opuscule ou placard. Le café restait le lieu 61. Arch. mun. Arbois, FF 193. 62. Arch. dép. Doubs, L 2810. 63. Le 15 frimaire an VI (5 décembre 1797), l'administration du Jura fait imprimer chez Delhorme un placard où il est dit, art. III : «Les citoyens de chaque commune sont invités de se réunir tous les decadis sous les yeux des autorités constituées pour entendre soit la lecture des loix, soit le récit de bonnes actions, des actes de dévouement que nous offre l'histoire de la république. Les instituteurs conduiront leurs élèves à ces réunions» (Arch. dép. Jura, L 236, 1). La culture écrite et le monde paysan 65 privilégié de la réunion orale, les cris proférés et les déclarations lll)UneUSes étaient parfois dénoncés aux autorités. Les fruitières Les fruitières -ou chalets, en Comté- formaient des lieux d'attroupements au moment de la «coulée », deux fois par jour, matin et soir64 . La vie collective réclamait des réunions et des décisions à prendre. Les convocations étaient affichées au chalet pour annoncer une délibération commune. Un de ces placards a été conservé, une humble feuille de petit format affichée pour l'annonce manuscrite d'une réunion à l'initiative des échevins de Foncine (Jura) en 178465 : «Tous les associés du bas de foncine des fruitières dit, chés jean jacques du côté de vens et bise sont obligés de se rencontrés Le dix huit du courant à sept heures du matin devant la maison d'alexis jobard cabartier. En suitte d'une ordonnance de monseigneur l'intendant à peine de vingt livre d'amende portés dans laditte ordonnance pour tous ceux qui ne se rencontreront poin. Et laditte assemblée la présente ordonnance lue et affichées par les échevins en exercice de la présente années. Le 15 aoust 1784. (Signé) Oudet echevin. » Modeste exemple de la communication écrite de plein vent au village, l'affichage a lieu par ordre supérieur, ce qui n'est pas toujours le cas. Pendant la Révolution, certains membres suspects sont interdits de fruitière, car on les soupçonnait de colporter des idées dangereuses. On retrouve cette méfiance en 1848-1851; la fruitière est dénoncée comme terreau du socialisme et du péril rouge que redoute tant le parti de l'Ordre: «Les fruitières ne sont pas à craindre, note toutefois avec soulagement le sous-préfet de Poligny en octobre 1850; il n'y a de réunion et de délibération qu'entre cinq individus ... Les fruitiers 66 ne sont engagés que pour un an et cherchent à conserver leur emploi. » La fruitière tend à devenir cependant le lieu de l'affichage public au d'autant que dans les constructions nouvelles la fromagerie est souvent couplée avec la mairie et parfois même avec l'école. Dès lors, l'affichage est transféré de l'église vers ce nouveau centre public de l'information villageoise. XIXe siècle, Sociétés secrètes et cercles républicains Le mouvement des Bons Cousins s'était développé surtout après 1820, ses racines remontant à la période révolutionnaire. Il connaissait un déclin en 1848 ; certains républicains étaient hostiles aux sociétés secrètes, préférant la propagande au grand jour. Mais la dure répression qui s'abattit sur le militantisme républicain à partir de 1849 contribua à réactiver le rituel et à remobiliser les «ventes », dont l'action sociale se transforma en action politique. Le mouvement s'est développé dans de nombreux points du département du Jura, mais aussi en 64. VERNUS, Michel, Le comté, une saveur venue des siècles, Lyon, 1989. 65. Arch. dép. Jura, E, commune de Foncine. 66. Il s'agit du fromager, engagé par contrat (oral, puis écrit) par la société fromagère. Au cœur du village, celui-ci était un personnage important et redouté. Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, 1er semestre 1997, p. 41-72. 66 Michel VERNUS Haute-Saône et dans le Doubs, en liaison, semble-t-il, avec des associations des départements limitrophes (la Saône-et-Loire ainsi que la Côte-d'Or)67. Son caractère démocratique, en raison d'un recrutement populaire, a joué certainement un rôle important de formation à la fois sociale et politique d'une fraction de la paysannerie. Certaines « ventes» étaient à recrutement purement artisanal, ailleurs le monde paysan y jouait un rôle important. Dans le vignoble jurassien, comme dans la plaine doloise, on se réunissait dans la forêt (la clairière de la Grange Perrey ou plateau de l'Ermitage à proximité d'Arbois, ou la bordure de la forêt de Chaux dans la région doloise), parfois même dans des grottes. On se rendait en blouse aux réunions, où se développait une convivialité consacrée par un banquet. Pour entrer, il fallait être initié. Parmi d'autres, Claude Robert, 57 ans, cultivateur, membre du conseil municipal de Chevigny, déclare appartenir aux Bons Cousins, le 15 décembre 1851 68 . Les prises de parole étaient de mise dans les réunions des ventes, mais l'écrit et l'imprimé y faisaient également leur apparition. « Une vente secrète de première classe, relate le sous-préfet le 2 juillet 1851, fonctionne à Poligny sous le nom de société d'assistance. Elle se réunit dans les bois tous les trente à quarante jours ... Les statuts sont imprimés dans un petit livre dont Proudhon est l'auteur.» Est-ce que ce livret, comme les petits livrets des statuts des anciennes confréries, était distribué aux membres de la société? On peut le supposer. Entre 1848 et 1851, les cercles et clubs républicains au village ont multiplié leur influence dans le vignoble jurassien comme dans la région doloise 69 . À Arbois, il s'agit d'une vieille tradition, car dès 1830, il Yeut une association républicaine qui recrutait parmi les vignerons; à Poligny, une société littéraire créée en 1800 se transforma en 1837 en un cercle où l'on pouvait lire les journaux, mais à la suite d'un conflit à propos du choix des titres, les républicains avancés firent scission. Salins eut également ses sociétés. Organisations urbaines, dira-ton sans doute. Mais outre le fait que se mêlaient à ces réunions des « cultivateurs», des cercles s'implantèrent également dans les villages; à Voiteur, Plainoiseau, Lavigny, dans la région de Lons-le-Saunier, où de tels cercles sont attestés. À Cressia, dans le Jura méridional, commune d'environ 900 habitants où le curé, en conflit avec le maire, rapporte qu' « un club se tient tous les soirs chez lui, où on lit la Réforme et la Tribune du Jura70 ». Le noyau dirigeant rassemblait des bourgeois (pharmaciens, petits fonctionnaires locaux, médecins ou officiers de santé7l , marchands aisés, artisans), mais 67. VERNUS, Pierre, 1984; MERLIN, 1993. 68. Arch. dép. Jura, M 34. 69. On retrouve cette tentative d'organisation également dans des communes du Doubs, le long de la vallée du Doubs: de Quingey à Baume-les Dames en passant par Besançon. 70. Arch. dép. Jura, M 38 et 39. 71. Pierre-François Laudet de Besançon, officier de santé, né en 1815, «propagandiste zélé» en relation avec Proudhon qui lui annonce l'envoi de 200 prospectus de La Banque du peuple (MARLIN, 1958). La culture écrite et le monde paysan 67 s'y mêlaient aussi des paysans. Dans les milieux urbains plus affirmés comme Dole ou Lons-le-Saunier, la base était formée d'artisans et de vignerons. « Il existe sous la dénomination de solidarité républicaine, écrit le maire d'Arbois le 24 février 1849, des sociétés secrètes divisées par compagnies. Je crois que de tout temps Arbois a été le siège de ces sociétés, mais tout s'y passe en secret, les réunions si elles ont lieu sont peu nombreuses et se trouvent dans des maisons particulières, en sorte que je ne puis être au courant de ce qui se passen .» De plus, se tenaient des assemblées cantonales où les gens des villages étaient plus largement représentés. Le 22 avril 1849, à Voiteur (1189 habitants) une réunion des républicains du canton rassemblait quelque 200 personnes 73 . Ces cercles constituaient donc un nouveau lieu de rencontre pour une partie des villageois, qui y trouvaient la possibilité de côtoyer dans les débats politiques des gens rompus au maniement de la parole, mais aussi à celui des textes écrits. Dans ces assemblées, on désignait également des délégués et des responsables. Passé 1830, en dehors de la sphère du militantisme politique, où se mêlaient la parole et l'écrit, les comices se multiplièrent dans les départements du Doubs et du Jura, dominés souvent, il est vrai, par les notables locaux. Mais les conférences organisées touchaient un public paysan et pouvaient réunir plusieurs centaines de personnes. Des lectures y étaient faites, recommandées et distribuées. C'est à Busy (Doubs), dès 1835, que cette action de vulgarisation commença dans le Doubs. En tant que professeur d'agriculture (1839), le docteur Bonnet y présentait les bonnes méthodes et les instruments les plus utiles. Lenseignement distribué y était oral, dispensé au cours de conférences, le plus souvent le dimanche. Le tout était complété par la lecture d'ouvrages agricoles généralement distribués à la fin de la conférence. Ces conférences dominicales étaient annoncées par des «placards préfectoraux» affichés dans les communes voisines 74 . De la même façon, en septembre 1839, s'était constitué un comice dans l'arrondissement de Poligny (Jura): il projetait la création d'une revue mensuelle, dont le prix n'excéderait pas 3 F. Lécrit et la communauté villageoise Suivre l'imprimé à la trace nous place de toute évidence au cœur de la société villageoise. Cette traque oblige à la recherche et à la mise en œuvre d'une documentation le plus souvent éclatée, à recomposer la mosaïque, à articuler les grands mouvements avec le petit détail concret permettant d'apporter quelques lueurs sur un monde réputé formé d'êtres anonymes et silencieux. Pour les raisons dites plus haut, la Franche-Comté paraît être un bon observatoire, la pré- 72. Arch. dép. Juta, M 34. 73. Arch. dép. Juta, M 35. 74. D'après un compte rendu du journal Llmpartial du 26 juillet 1837, les paysans semblent suivre les explications orales en ayant entre les mains le manuel d'agriculture du conférencier. Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, 1" semestre 1997, p. 41-72. 68 Michel VERNUS cocité de l'alphabétisation ayant conduit assez tôt à une densité certaine de la présence du livre parmi les paysans Il reste à aborder une dernière et grande question: dans quelle mesure la pénétration de la culture écrite dans la communauté villageoise a soudé le groupe villageois ou au contraire l'a désagrégé ? Sans traiter ici tous les effets de l'introduction de la culture écrite sous sa forme imprimée au village, on ne peut manquer de relever que l'usage de l'écritrévèle ses potentialités contradictoires et cumulatives. Par leur multiplication, l'imprimé et le livre ont renforcé sur la communauté villageoise l'immense pression des contraintes extérieures. Sur le plan de la vie religieuse d'abord, le clergé ne s'efforce-t-il pas d'imposer une pratique plus ponctuelle et une religion plus épurée à travers le livre de piété? Sur le plan administratif ensuite, l'imprimé a été le véhicule de l'autorité du pouvoir central tentant de réduire la communauté à l'obéissance universelle. De leur côté, les paysans ont su également s'emparer de l'outil pour se défendre, directement ou indirectement, en se servant de la compétence de notaires et d'autres greffiers, tant il est vrai que les porte-plume de la parole paysanne ont été divers. Les délibérations écrites aux allures pétitionnaires ont été l'occasion pour la communauté de faire front face aux autorités en soudant les résistances. De même l'écrit administratif a permis parfois de régler (ou de prévenir) des conflits surgis au sein même de la collectivité villageoise; les règlements écrits des fruitières - manuscrits d'abord, imprimés ensuite - ont cherché, souvent en vain d'ailleurs, à réguler les comportements internes à l'association en tentant d'éliminer les abus et les conflits. Les petits livrets comportant les statuts et les prières appropriées avaient pareillement essayé ponctuellement d'uniformiser les comportements des membres de telle ou telle confrérie. Mais en dehors des pressions extérieures - et c'est certainement son effet majeur-, l'écriture sous ses différentes formes a introduit des ferments actifs de dissociation; le livre a sans doute favorisé l'individualisme, on le constate sur le plan de la lecture avec le passage de la lecture collective à la lecture familiale, puis à la lecture individuelle, dont la présence à la ferme du prie-Dieu, le meuble de prières, dès la seconde moitié du xvme siècle, est sans doute un discret témoignage. Lécriture a contribué à accroître dans la communauté la distance entre ceux qui disposaient de cette compétence et ceux qui n'y avaient pas encore eu accès, ou qui en étaient restés au stade le plus rudimentaire. Du coup, cette compétence inégalement partagée introduisit une diversification supplémentaire dans la société villageoise. La politisation par la propagande écrite a rendu plus vives et plus aiguës les oppositions internes, en offrant une arme nouvelle, mais aussi en cristallisant ou en renouvelant les conflits locaux anciens, en les faisant, d'ailleurs, parfois coïncider avec des clivages nationaux. Lesprit procédurier encouragé par la croyance presque fétichiste dans les actes juridiques a multiplié la clientèle paysanne devant les tribunaux, le contrat étant à la fois source de garantie apaisante et de conflit latent. La culture écrite et le monde paysan 69 Limprimé administratif et politique a élargi l'horizon des communautés rurales. Désenclavé, le village ne vit plus seulement à l'heure de l'horloge du clocher, cette horloge dont les communautés se dotent surtout après le milieu du XVIIIe siècle, au moment même où les livres de prières et les almanachs imposent leurs calendriers et mettent dans les têtes plus de précision. Par accumulation de petits progrès successifs, la culture écrite a finalement développé une mutation culturelle profonde. Lécrit et l'imprimé n'ont sans doute pas créé les éléments de désagrégation qui sont à l'œuvre dans la communauté villageoise - ils sont surtout d'ordre économique et démographique -, mais ils ont contribué à cristalliser les divisions; en dilatant l'environnement culturel du village, ils ont concouru à une sorte de déstabilisation. On a longuement imputé ce déracinement culturel au contenu de l'enseignement des hussards noirs de la République qui, de fait, était plus attentif aux réalités locales qu'on le disait75 . Force est de constater, nous semble-t-il, qu'il est antérieur et qu'il est dû aux conséquences de l'introduction massive de l'imprimé, dont les effets ont commencé à se faire sentir bien avant l'instauration de l'école républicaine, dans les départements comtois en tout cas. BIBLIOGRAPHIE AGULHON, Maurice, La République au village. Les populations du var de la Révolution à la Seconde République, Paris, Plon, 1970,543 p.; 2 e éd. : Paris, Le Seuil, 1979. ANDRIES, Lise, Le Grand Livre des secrets. Le colportage en France aux XVII' et XVIII' siècles, Paris, Imago, 1994, 218 p. BABEAU, Albert, La Vie rurale dans l'ancienne France, Paris, 1885,352 p. 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FORTUNE PAYSANNE ET CYCLE DE VIE Le cas de la seigneurie de Saint-Hyacinthe (1795-1844) Christian DESSUREAULT* L constitue certainement l'une des dimensions importantes des économies paysannes pré-capitalistes. Cette étude sur la fortune paysanne et sur le cycle de vie vise à mieux circonscrire l'impact de la durée de la vie familiale sur le mode d'organisation des exploitations agricoles et sur le processus d'accumulation de la richesse chez les paysans du Québec. En même temps, elle cherche à souligner une autre dimension, tout aussi incontournable: le poids des inégalités économiques au sein de la paysannerie. Nous croyons effectivement nécessaire de nuancer l'impact du cycle de vie dans les sociétés paysannes pré-capitalistes. Certes, le cycle de vie rend assez bien compte d'une bonne partie des fluctuations que connaissent les exploitations agricoles et la fortune des familles paysannes. Mais il n'en constitue pas nécessairement le facteur déterminant. Nous voulons effectuer cette analyse à l'échelle micro-économique et micro-sociale, tant sur le niveau des fortunes paysannes que sur la capacité de production des exploitations agricoles dans une région de peuplement récent du Québec: la seigneurie de Saint-Hyacinthe. Nous y vérifierons l'incidence du cycle de vie sur les diverses composantes des fortunes paysannes : biens de consommation et de production mobiliers, stocks, créances, dettes, terres. Par ailleurs, nous évaluerons l'impact de la structure d'âge sur l'évolution générale des fortunes, d'une décennie à l'autre, au cours d'un demisiècle. Enfin, nous examinerons pour l'ensemble de cette période les rapports entre ce facteur d'ordre démographique et la différenciation économique au sein de la paysannerie. Notre propos dépasse toutefois la vérification empirique de l'impact du cycle de vie sur les fortunes paysannes; il questionne l'héritage de E CYCLE DE LA V1E FAMILIALE * Université de Montréal, Faculté des Arts et Sciences, Département d'Histoire, c. MONTRÉAL (Québec) H3C 3]7 P. 6128, succursale Centre-ville, Une première ébauche de cet article a été présentée comme communication au Congrès international des Sciences historiques à Montréal, en août 1995. Nous tenons à remercier le Fonds FCAR (Québec) pour le financement de la recherche. Nous voulons également souligner le travail de nos assistants et plus particulièrement celui de Benoît Lavigne qui a retracé patiemment, dans les divers répertoires de mariages et les registres d'état civil, les données nécessaires pour établir la durée de la vie conjugale des familles. Nous remercions également René Jetté dont le fichier des mariages du Québec, des origines à 1825, ainsi que les conseils judicieux, ont apporté une aide précieuse. Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 73-96. 74 Christian DESSUREAULT Chayanov dans les recherches actuelles sur les sociétés pré-capitalistes et, plus spécifiquement, dans certains modèles d'économie paysanne qui gomment une partie de la diversité des structures sociales. Le cycle de vie et l'héritage de Chayanov Le cycle de la vie familiale comme facteur autorégulateur des exploitations paysannes n'est pas un~ notion nouvelle. Il constitue l'un des principaux éléments du modèle de Chayanov sur l'économie paysanne russe du début du :xxesiècle 1 . Ce modèle appréhende l'économie paysanne comme un système économique spécifique, relativement autonome, dont la cellule de base, l'exploitation agricole, est à la fois une unité de production et de consommation. Le cycle de vie occupe, selon ce modèle, une place privilégiée dans le fonctionnement de l'économie paysanne car la superficie, la capacité productive et l'organisation des exploitations agricoles seraient étroitement liées à la taille des ménages et au rapport entre le nombre de membres productifs et improductifs en leur sein. Or la taille et la composition des ménages sont soumises à des variations continues au cours de leur existence. Selon Jerzy Tepitch, le modèle de Chayanov suggère ainsi, à tort, que la société paysanne serait davantage marquée par une différenciation d'origine démographique que par une division de classes2 . En Amérique du Nord, le modèle de Chayanov a grandement influencé les travaux des vingt-cinq dernières années sur le monde rural. Aux États-Unis, ce sont des historiens de tendance néo-marxiste qui ont développé, au cours des années 1970, le concept de Household Economy pour définir la société rurale nord-américaine d'avant l'industrialisation, et plus particulièrement celle de la Nouvelle-Angleterre3 . Par ailleurs, ces historiens ont emprunté à Karl Polanyi certains autres éléments essentiels à leur modèle 4. Ainsi, selon ces derniers, la sphère économique de la société rurale pré-capitaliste aurait été dépendante et imbriquée dans la sphère sociale. Les activités de production et d'échange n'y fonctionnaient pas selon les principes de l'économie de marché, ne visant ni le profit, ni l'accumulation de la richesse, mais elles répondaient plutôt à des objectifs d'autoconsommation et de reproduction de la famille, voire de la communauté rurale. Dans leurs travaux, ces historiens de tendance néo-marxiste ont dénoncé assez régulièrement le mythe selon lequel l'individualisme et l'esprit d'entreprise constituaient les valeurs fondatrices de l'Amérique. Ce faisant, ils ont proposé leur propre mythe fondateur: une société rurale communautaire et égalitariste, un mode d'organisation sociale plus conforme aux valeurs véhiculées par les mouvements contestataires radicaux de leur époque. Cependant, leurs 1. CHAYANOV, 1966, 1972. 2. TEPITCH, 1973. 3. MERRILL, 1977; HENRETTA, 1978; CLARK, 1979, 1990. 4. POLANYI, 1957. Fortune paysanne et cycle de vie 75 travaux occultent en grande partie les clivages économiques et les conflits sociaux pourtant bien présents dans les anciennes sociétés rurales. Dans un ouvrage majeur sur le Québec rural du milieu du XVIIIe au milieu du XIXe siècle, Allan Greer se réfère explicitement au modèle de Chayanov et, surtout, au concept de Household Economy pour définir la société paysanne 5 . Par ailleurs, il invoque plus spécifiquement l'influence du cycle de vie pour expliquer les fluctuations du niveau de fortune des familles et, à partir de cette constatation, il réfute l'existence de divisions sociales réelles au sein de la paysannerie du Québec pré-capitaliste. Cette conception d'une société paysanne égalitaire était déjà présente dans l'historiographie traditionnelle québécoise, mais dans une perspective beaucoup plus conservatrice et traditionnaliste qui valorisait les vertus morales du monde rural. Or, pour Greer, cette société paysanne, qui fonctionne au niveau interne selon les principes de la Household Economy, subit, au niveau externe, la domination d'un système féodal dont la lourdeur des prélèvements empêche l'accumulation de la richesse dans la classe paysanne et la modernisation économique. Dans ses travaux sur l'économie paysanne saguenayenne (Québec) des XIXe et xxe siècles, Gérard Bouchard intègre également la notion du cycle de vie dans une approche fondée sur la dynamique de la reproduction sociale et de la transmission des avoirs familiaux6 . Pour lui, c'est la finalité du système de reproduction sociale qui commande des phases successives d'accumulation et de redistribution des biens au sein des familles paysannes et le système de transmission des avoirs familiaux y constitue un facteur régulateur de la répartition de la richesse d'une génération à l'autre. Ces emprunts à Chayanov forment toutefois des éléments assez mineurs de son modèle d'économie paysanne. Ce nouveau modèle, plus global, insiste d'une part, sur l'importance de la reproduction sociale dans le fonctionnement interne de l'économie paysanne dans les terroirs de peuplement récent, et d'autre part, sur la nature à la fois ambivalente et utilitaire des rapports entre le capitalisme et l'économie paysanne; leur co-intégration, dans un même espace, repose sur l'autonomie relative des deux systèmes et sur l'apport réciproque de l'un à l'expansion et à la reproduction de l'autre7 . La relecture de Chayanov n'est toutefois pas spécifique à l'historiographie nord-américaine. Certes, nous ne tenterons pas un bilan historiographique de cette question en Europe. Nous nous limiterons au cas de la France et, plus spécifiquement, à des travaux où l'apport de l'historien russe a été confronté à une tradition historiographique davantage sensible aux inégalités sociales et aux contraintes de la conjoncture économique. En France, l'influence de Chayanov est d'abord présente dans des travaux à portée théorique qui tentent de définir, de manière globale, l'économie paysanne 5. GREER, 1985. 6. BOUCHARD, 1983, 1993, 1996. 7. ID., 1995, 1996. Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, 1" semestre 1997, p. 73-96. Christian 76 DESSUREAULT pré-capitaliste. Dès 1964, Daniel Thomer, dans un réflexion sur la portée universelle du concept d'économie paysanne, invoque timidement Chayanov dans la section de son article où il présente différents cas de sociétés paysannes à travers le monde, dont celui de la Russie tsariste 8. En 1972, le sociologue Henri Mendras adopte plusieurs éléments du modèle de Chayanov dans sa définition de l'économie paysanne occidentale, mais il rejette alors la notion selon laquelle la gestion paysanne se réduit à un arbitrage entre les besoins de la subsistance et la répulsion devant la pénibilité du travail9. Pour lui, le cycle de la vie familiale (mariage des conjoints, naissance puis arrivée des enfants à l'âge adulte, départ et établissement de chacun d'entre eux) est l'un des facteurs déterminants dans le mode d'organisation des exploitations paysannes. Par contre, « la stratégie d'alliances et de prestige (pour ne pas dire d'ascension sociale) de la famille, comme son système de valeurs, commande les grandes orientations» de gestion 10. Une dizaine d'années plus tard, Maurice Aymard interpelle à la fois Chayanov, Labrousse et Le Roy Ladurie. Il tente en effet de définir, à partir des nombreux travaux sur les sociétés rurales de l'Europe moderne, une nouvelle perspective des rapports des paysans à l'autoconsommation et au marché qui irait au-delà des conceptions, apparemment irréconciliables de ces auteurs, sur la nature de l'économie rurale pré-capitaliste ll . Car, pour lui, l'autoconsommation et le marché, sous ses formes multiples, sont bel et bien présents dans toutes ces sociétés rurales. Il en souligne à la fois la diversité et la complémentarité de plus en plus grande à l'échelle continentale, dans un système de production et d'échange inégal, tant entre les exploitations qu'entre les régions. Le cycle familial est un facteur parmi d'autres dans la régulation de la production et du travail dans les exploitations paysannes, tandis que les inégalités sociales, bien réelles, influent fortement sur leur capacité de production et sur leurs modalités respectives d'intégration au marché, les unes en position de force, les autres dans la dépendance. Plus récemment, Gérard Béaur a relancé l'étude de l'impact du cycle de vie dans l'économie paysanne dans une nouvelle perspective 12 . Il s'intéresse plus spécifiquement aux interactions entre la conjoncture économique et le cycle de vie dans les modalités de participation des paysans au marché foncier. Il n'essaie pas seulement d'établir la valence respective de ces deux facteurs dans le rythme des achats et des ventes des paysans: il démontre aussi leur interdépendance. Ainsi, chaque génération de paysans ne vit pas au même stade de la vie les périodes de croissance et de crise, ce qui influe tantôt sur leur capacité respective d'accumuler, tantôt sur leur degré de résistance dans les temps difficiles. 8. 9. 10. Il. 12. 1964. 1972. Ibid., p. 127-128. AYMARD, 1983. BÉAUR, 1991, 1995. THORNER, MENDRAS, Fortune paysanne et cycle de vie 77 Même si la société rurale que nous étudions est à bien des égards fort différente de celles de la France d'Ancien Régime, plus proche des autres terroirs en expansion de l'Amérique du Nord que des terroirs pleins d'Europe, nous adopterons une approche d'analyse du cycle de vie qui s'apparente davantage à celle des historiens français - du moins ceux pour lesquels certaines questions de l'histoire économique et sociale, de Bloch ou Labrousse, demeurent encore bien vivantes, telles les inégalités sociales et la contrainte des conjonctures. Le terrain d'enquête et les options méthodologiques Notre observatoire se circonscrit à la seigneurie de Saint-Hyacinthe de 1795 à 1844 (carte 1). Cette seigneurie, d'environ 800 km 2 , se situe à l'est de la plaine de Montréal, à la limite de la zone seigneuriale. De manière générale, le terroir maskoutain - Maska étant le nom originel donné au lieu par les Amérindiens avant la création de la seigneurie de Saint-Hyacinthe- est parmi les plus fertiles du Québec. Carte 1. La seigneurie de Saint-Hyacinthe et ses environs à la fin du XVIIIe siècle • N 1 o 20 km ~ Histoire et Sociétés Rurales, nO 7, 1997 Réalisation D.A.G. - D. Moreau - CRIUe-Caen Au tournant du XIXe siècle, cette reglOn représente l'une des frontières du peuplement dans l'aire seigneuriale de la vallée du Saint-Laurent. En 1791, la seigneurie de Saint-Hyacinthe compte 1360 habitants et quarante ans plus tard, en 1831, sa population atteint 14098 habitants répartis dans cinq paroisses. En 1851, la population de ce même territoire dépasse les 24000 habitants répartis dans sept paroisses. Après 1831, certains secteurs ruraux de la seigneurie, ceux Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, 1" semestre 1997, p. 73-96. 78 Christian DESSUREAULT qui ont été les plus récemment peuplés, connaissent encore une assez forte croissance de leur population. Ce sont désormais les villages (bourgs) qui accueillent une part grandissante des surplus démographiques en passant de 1640 à 4654 habitants de 1831 à 185l. La source privilégiée de cette enquête est l'inventaire après-décès. Nous avons également utilisé les registres d'état civil et les divers répertoires de mariage disponibles pour déterminer la profession des chefs de ménage et la date du ou des mariages des conjoints dont les biens ont été inventoriés. Nous avons retenu tous les inventaires qui se rapportaient à des familles paysannes. Notre corpus compte 815 actes, dont 795 inventaires après-décès au sens strict et 20 procès-verbaux de carence. Ces derniers documents sont des actes tenant lieu d'inventaires qui dressent le constat de l'indigence d'une famille et donc de la carence de la succession. Nous avons par ailleurs exclu de notre corpus les inventaires dont le chef de ménage avait été identifié, dans l'une ou l'autre des sources utilisées, à un autre groupe socioprofessionnel que celui des paysans. Afin de vérifier l'influence du cycle de vie sur la fortune paysanne, nous avons classé les inventaires de l'ensemble de la période 1795-1844 selon la durée de vie conjugale des familles, depuis la date du premier mariage de l'un ou l'autre des deux conjoints jusqu'à celle de dissolution de leur communauté, lors de l'inventaire de leurs biens. Les 799 actes - 782 inventaires après-décès et 17 procès-verbaux de carence-, pour lesquels nous avons retracé la date de ce premier mariage, ont été répartis en cinq catégories par tranche de dix années de vie conjugale: moins de 10 ans, de 10 à 19 ans, de 20 à 29 ans, de 30 à 39 ans et plus de 40 ans. Pour étudier l'impact du cycle de vie, nous avons donc dû exclure 16 actes (13 inventaires après-décès et 3 procès-verbaux de carence), dont trois concernent des cultivateurs célibataires et les dix autres des familles pour lesquelles nous n'avons malheureusement pas retracé la date du premier mariage de l'un ou l'autre des deux conjoints dans les diverses sources utilisées. I.:inventaire après-décès offre généralement une énumération, une description sommaire et une évaluation des biens mobiliers d'une succession, ainsi qu'un relevé de ses créances et de ses dettes. Ce document notarié fournit aussi une énumération et une description le plus souvent très succincte des biens immobiliers de la succession. Il en donne plus rarement une évaluation. Ce document permet donc, de prime abord, une reconstitution relativement fiable des fortunes mobilières, mais beaucoup plus approximative des fortunes immobilières. Ainsi, les chercheurs ont généralement privilégié l'étude des fortunes mobilières ou de certaines de leurs composantes comme le mobilier, l'outillage ou le cheptel. Par ailleurs, les procès-verbaux de carence donnent quelquefois une description des biens mobiliers, mais non leur évaluation monétaire. Cet acte notarié ne permet donc pas de connaître précisément la valeur de la fortune mobilière d'une succession; mais il sert tout de même à rejoindre les familles plus démunies qui, en raison même de leur indigence, sont libérées de l'obligation de dresser un inventaire de leurs biens. Fortune paysanne et cycle de vie 79 Dans un premier temps, nous avons calculé les fortunes mobilières à partir de la valeur monétaire des biens inventoriés, ainsi que des données concernant le numéraire, les créances et les dettes. Les écueils de cette approche sont assez bien connus. Linventaire après-décès n'est pas un matériau sans lacune. Nous n'avons toutefois pas l'intention de reprendre ici toutes les critiques relatives à son utilisation. Malgré certaines carences, tels le sous-enregistrement et la sousévaluation des biens de la succession, le calcul des fortunes mobilières demeure très utile pour établir des approximations et des grandes tendances de l'évolution et de la répartition sociale de la richesse dans les sociétés passées. Mais il faut demeurer extrêmement prudent dans l'analyse des valeurs monétaires des successions, surtout lorsque nous comparons des inventaires de périodes ou de régions distinctes. Ainsi, nous devons nécessairement confronter ces valeurs monétaires des successions à l'évolution, en termes réels, de certains types de biens pouvant servir d'indice du niveau de richesse comme, par exemple, le cheptel et l'outillage pour les familles paysannes. Pour notre étude des fortunes paysannes, nous avons adopté un mode de classification des biens qui s'inspire de nombreux travaux antérieurs 13. Nous divisons d'abord notre bilan d'une succession en trois grandes catégories: les actifs mobiliers, les actifs immobiliers (essentiellement le nombre et la superficie des terres) et les dettes. Les inventaires après-décès ne fournissant généralement qu'une simple description des immeubles, nous ne pouvons malheureusement établir un bilan financier complet des successions. Les fortunes mobilières constituent donc notre principale base de référence pour comparer le niveau de fortune des familles paysannes. À ce propos, la valeur des actifs mobiliers constitue selon nous un meilleur indice de la richesse et du statut social d'une famille que le bilan mobilier net des successions: c'est-à-dire les actifs mobiliers moins les dettes. En effet, dans plusieurs cas où les paysans possèdent des actifs mobiliers considérables, l'importance des dettes reflète davantage une capacité supérieure de crédit reposant elle-même sur la valeur plus élevée de leurs patrimoines fonciers. De plus, dans cette société rurale où le crédit à la consommation constitue l'une des composantes fondamentales du commerce rural l4, le volume des dettes et les taux d'endettement varient beaucoup plus fortement au gré des conjonctures, bonnes et mauvaises, que les actifs mobiliers. Pour mieux suivre l'évolution des fortunes, les actifs mobiliers ont été répartis en sept catégories distinctes qui permettent d'évaluer, autant que possible, leur importance relative: 1. Biens de consommation durables; 2. Biens de production durables; 3. Cheptel; 4. Stocks; 5. Numéraire; 6. Argenterie; 7. Créances. 13. 14. BAULANT, 1975; HANSON-]ONES, 1980; 1984; MICHEL, 1987. PAQUET et WALLOT, 1976. DESROSIERS, Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, 1" semestre 1997, p. 73-96. 80 Christian DESSUREAULT La croissance et la différenciation des fortunes paysannes Avant d'analyser plus spécifiquement l'impact du cycle de vie, nous présenterons d'abord l'évolution générale des fortunes paysannes dans la seigneurie de Saint-Hyacinthe, de 1795 à 1844, ainsi que leur degré de différenciation, afin de mieux saisir la dynamique socio-économique du groupe témoin. De 1795 à 1844, la valeur moyenne des actifs mobiliers des familles paysannes de la seigneurie de Saint-Hyacinthe a augmenté d'environ 30 %, passant de 1 161 à 1 514 livres (tableau 1). Cette croissance a été particulièrement forte entre la seconde et la troisième décennie. Par la suite, les actifs mobiliers enregistrent une faible baisse dans les deux dernières décennies. Tableau l. r.: évolution de la structure des fortunes paysannes (valeur moyenne en livres) 1795-1804 1805-1814 1815-1824 1825-1834 1835-1844 Biens de consommation 203 201 220 208 246 Biens de production 106 100 109 120 160 Cheptel 316 351 411 441 480 Stocks 294 349 310 355 258 Numéraire 28 39 112 21 19 Argenterie 1 0 0 0 0 Créances Actifs mobiliers Dettes 213 190 375 380 351 1161 1230 1537 1525 1514 733 706 1264 1125 1016 Terres (en ha) 33,8 Nombre d'inventaires 92 155 123 240 185 3 22 5 7 3 Nombre de procès~vebaux de carence 33,8 36,7 35,8 34,5 :Lévolution de la valeur moyenne des diverses composantes de la fortune paysanne fournit plus de détails sur cette croissance. La hausse des actifs mobiliers des familles s'accompagne d'une relative stabilité de la superficie des propriétés foncières pour l'ensemble de la période. Dans une société rurale où domine fortement la propriété paysanne, la terre constitue le principal bien de production et le fondement de la richesse. Cependant, comme nous l'avons déjà souligné, les inventaires après-décès donnent rarement une évaluation monétaire des biens-fonds et, dans ce pays de colonisation, le rapport entre la superficie et la valeur des terres n'est pas toujours évident 15 . Cheptel et biens de production 15. DESSUREAULT, 1987a. 81 Fortune paysanne et cycle de vie durables, qui forment ensemble le capital fixe mobilier des exploitations agricoles, représentent alors de meilleurs indices de l'évolution de la richesse des familles paysannes que les données relatives à la superficie des terres. Or, la valeur de chacune de ces deux composantes enregistre une croissance assez régulière durant l'ensemble de la période. Par contre, la valeur des biens de consommation évolue à un rythme beaucoup plus variable d'une décennie à l'autre, même si elle augmente substantiellement du début à la fin de la période. Entre 1815 et 1824, l'importance du numéraire dans les inventaires s'élève de manière exceptionnelle et contribue à améliorer le niveau des fortunes. Cette poussée, qui constitue l'une des retombées de la guerre de 1812 dans l'économie de la région, n'a qu'un impact temporaire sur les avoirs paysans 16 . Par contre, le gonflement des créances et des dettes dans les inventaires renvoie à une évolution d'ordre structurel de l'économie rurale: l'insertion croissante des campagnes à l'économie de marché par le biais de l'essor du commerce rural et du crédit 17 . I.:évolution du nombre moyen d'animaux possédés par les familles confirme le mouvement de croissance repéré à partir des données sur la valeur monétaire du cheptel, sauf en ce qui concerne la décennie 1815-1824 (tableau 2). Les chevaux et les bovins, qui représentent autour de 80 % de la valeur du cheptel, voient leur nombre augmenter respectivement de 22 % et de 41 % de 17951804 à 1835-1844. Tableau 2. L'évolution du cheptel des paysans Volailles ux SfJtg utes Bœufi 3,5 7,0 1,4 1,2 8,2 2,6 9,3 1,3 1,4 Chevaux Bovim Ovins 1795-1804 1,8 4,9 5,0 1805-1814 1,7 6,2 Porcs Nombre de t€tes 1815-1824 1,6 5,9 7,4 3,2 9,0 1,3 1,5 1825-1834 2,2 6,6 8,4 3,7 11,9 1,6 1,6 1835-1844 2,2 6,9 9,7 3,4 9,0 1,7 1,3 16. Au cours des guerres napoléoniennes, la montée des tensions entre les États-Unis et la Grande-Bretagne tant sur la question controversée des territoires de l'Ouest - où les Britanniques, afin de maintenir leur influence politique et leur réseau de traite des fourrures, soutiennent la résistance des peuples autochtones contre les colons américains -, que sur celle des vexations exercées par la marine britannique contre les navires marchands américains, entraîne en 1812 le déclenchement d'un conflit entre les deux pays. Pendant cette guerre, qui dure de 1812 à 1814, les autorités britanniques investissent des sommes appréciables dans leurs colonies d'Amérique du Nord, dont le Bas-Canada (Québec), pour consolider le système de défense et pour assurer l'approvisionnement de l'armée et des miliciens coloniaux. Cette guerre, dont les affrontements militaires, peu nombreux, n'ont pas causé beaucoup de pertes humaines et matérielles au Bas-Canada (Québec), y aurait eu des retombées économiques plutôt favorables. 17. MICHEL, 1987; SAINT-GEORGES, 1986. Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, 1" semestre 1997, p. 73-96. 82 Christian DESSUREAULT La fonction principale de l'élevage est alors de fournir et de renouveler la force de traction animale nécessaire pour les travaux de la terre et pour le transport. Les boeufs, qui sont habituellement recensés par paire dans les inventaires, constituent durant presque toure la période les animaux privilégiés pour le labourage. Les chevaux, moins robustes mais plus polyvalents, sont d'abord employés pour le charroi des produits agricoles et forestiers, pour le transport des personnes et pour les travaux de hersage; mais ils servent aussi dans les travaux de labourage, le plus souvent comme complément à l'attelage de boeufs pour accélérer la cadence du travail. Le remplacement des boeufs par les chevaux pour le labourage, surtout dans une région de peuplement récent et de terres lourdes comme la seigneurie de Saint-Hyacinthe, nécessite la fabrication et la diffusion de nouvelles charrues métalliques aussi efficaces, mais beaucoup plus légères, que les anciennes charrues canadiennes. Ces dernières, munies d'un avant-train, commandaient une imposante force de traction, jusqu'à quatre boeufs et deux chevaux, pour effectuer convenablement le labourage dans les terres lourdes de la plaine de Montréal 18 . En ce sens, le nombre de chevaux adultes et surtout de boeufs constitue un bon indice de la capacité de production des exploitations agricoles. Globalement, le nombre d'animaux de trait par inventaire, chevaux adultes et boeufs, augmente jusqu'en 1835. La croissance du nombre de chevaux adultes s'amorce véritablement dans la décennie 1825-1834, tandis que le nombre de boeufs atteint son maximum durant cette même décennie et enregistre ensuite une baisse assez importante dans la dernière décennie. Cette évolution différenciée des boeufs et des chevaux est liée en bonne partie à la diffusion de nouvelles charrues, ainsi qu'à l'amélioration générale de la qualité des chevaux de trait et de leur alimentation. Lessor de l'élevage ovin est encore plus remarquable. De la première à la dernière décennie, le nombre moyen de moutons par famille augmente de près de 95 %, tandis que leur valeur passe d'environ 8 % à plus de 13 % de celle du cheptel. La croissance de l'élevage ovin correspond à une diffusion de plus en plus grande des outils propres à l'activité textile domestique et à l'émergence d'une petite industrie connexe: les moulins à carder. Par contre, la quantité de porcs, dont l'élevage vise surtout à répondre à des besoins de consommation domestique, demeure plutôt stable durant l'ensemble de la période. Pour leur part, les volailles, dont la possession répond au même objectif que celle des porcs, voient leur nombre croître de façon plus importante. La croissance de la valeur des biens de production dans cette première moitié du XIXe siècle se vérifie entre autres par l'amélioration de l'outillage tracté et des véhicules de travail disponibles dans les exploitations agricoles (tableau 3). Le nombre de charrues par inventaire augmente peu. Dans chaque décennie, plusieurs familles paysannes ne possèdent pas cet élément de l'outillage qui définit, du moins symboliquement, la relative autonomie d'une exploitation 18. DECHÊNE, 1986. 83 Fortune paysanne et cycle de vie agricole. Cependant, à partir de 1838, on assiste, dans la région maskoutaine, à la diffusion de nouvelles charrues métalliques grâce à!' établissement dans la ville de Saint-Hyacinthe d'une fonderie spécialisée dans la fabrication d'instruments Tableau 3. r évolution du matériel agricole des paysans (nombre d'objets par inventaire) Charrue Herse Charrette Tombereau Traîne 1795-1804 0,7 0,4 1,2 0,2 0,9 1805-1814 0,7 0,5 1,4 0,2 1,1 1815-1824 0,7 0,7 1,6 0,2 1,3 1825-1834 0,8 1,0 2,0 0,2 1,5 1835-1844 0,9 1,2 2,2 0,3 1,7 agricoles. Par ailleurs, l'utilisation de la herse, encore minoritaire au tournant du siècle, s'intensifie de plus en plus et concrétise ainsi l'une des améliorations souhaitées des façons culturales lors des premières enquêtes sur l'état de l'agriculture bas-canadienne I9 . De plus, les paysans s'équipent progressivement de herses munies de dents en fer qui, dans plusieurs familles, viennent s'ajouter plutôt que se substituer aux herses munies de dents en bois. Lessor de l'équipement servant au transport des produits agricoles et forestiers est aussi sinon plus important que celui de l'outillage tracté. Le nombre de charrettes passe ainsi de 1,2 à 2,2 unités par inventaire au cours de la période et celui des traînes de 0,9 à 1,7 unités. Par contre, la diffusion du tombereau - un véhicule employé spécifiquement à l'épandage des fumiers - demeure plutôt limitée jusqu'au milieu du XIXe siècle. Nous avons tenté par ailleurs une indexation de la valeur moyenne des actifs mobiliers des quatre dernières décennies par rapport à la première afin de tenir compte des cycles, à moyen terme, d'inflation et de déflation des prix sur l'évaluation des biens (tableau 4). XIXe Tableau 4. révolution des actifs mobiliers (en livres ancien cours) Écart-type Nombre d'actes 1795-1804 1161 1161 826 1290 92 1805-1814 1230 729 656 2196 155 Valeur moyenne Valeur indexée Valeur médiane 1815-1824 1537 1251 740 2019 123 1825-1834 1525 1435 899 2133 240 1835-1844 1514 1274 1021 1799 185 19. Appendices des journaux de la Chambre d'assemblée du Bas-Canada (1816), appendice E : Enquête sur l'agriculture au Bas-Canada. Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, le< semestre 1997, p. 73-96. 84 Christian DESSUREAULT Pour ce faire, nous avons utilisé la valeur moyenne des prix du blé par décennie car le blé constitue, au moins jusque vers 1840, la principale production agricole de cette région et surtout l'un des produits de consommation pour lequel les inventaires fournissent un relevé assez fiable sur l'ensemble de la période. Malheureusement, les résultats de cette indexation ne sont pas concluants. Il demeure donc préférable, selon nous, d'utiliser les valeurs monétaires brutes plutôt que ces valeurs indexées des biens. Ainsi, la chute de la valeur indexée des actifs mobiliers de 1795-1804 à 1805-1814 ne reflète pas l'évolution de la richesse réelle des familles telle que nous l'appréhendons en examinant le contenu même des inventaires, du moins les données concernant le cheptel et les principaux biens de production agricole. Les prix des biens de production durables, ainsi que ceux du bétail, ne sont pas aussi directement affectés par les mouvements ascendants et descendants des prix agricoles que les stocks de consommation et de production. Il faudrait pouvoir tenir compte de cette évolution différentielle des prix selon les divers types de biens pour effectuer une indexation valable des fortunes. Par ailleurs, l'évolution des valeurs médianes et des écarts-types des actifs mobiliers apporte un éclairage intéressant sur la croissance et sur la différenciation des fortunes paysannes. Dans les premières décennies du XIXe siècle, la hausse de la valeur moyenne des actifs mobiliers renvoie à un accroissement global de la richesse. Cependant, le recul, puis la progression lente de la valeur médiane de ces mêmes actifs, montrent que cet accroissement de la richesse n'a pas touché aussi précocement et aussi fortement la majorité des familles paysannes. Par ailleurs, les écarts-types révèlent une importante cassure dans la répartition de la richesse au sein de la paysannerie maskoutaine à partir du début du XIXe siècle. Cette différenciation des fortunes paysannes se résorbe quelque peu dans la dernière décennie. Le cycle de vie et l'accumulation de la richesse l:évolution de la valeur moyenne des actifs mobiliers des 782 inventaires après-décès classés selon la durée de la vie conjugale révèle un processus d'accumulation qui s'échelonne sur environ quarante ans (tableau 5). Ce processus connaît toutefois un certain blocage entre 20 et 29 ans de vie conjugale, dans la période où les familles disposent généralement de plus d'enfants en âge de travailler et où elles amorcent leur contribution pour l'établissement des enfants adultes, au moment de leur mariage. Mais c'est aussi la période du cycle où les familles comptent habituellement le plus de bouches à nourrir, dont plusieurs enfants en bas âge. Le poids de la subsistance familiale paraît ici supérieur aux gains apportés par le travail des aînés et apparemment plus lourd sur le processus d'accumulation que la contribution parentale à l'établissement des enfants adultes, dont l'impact devrait culminer entre 30 et 39 ans de vie conjugale. Par ailleurs, les procès-verbaux de carence qui concernent des familles paysannes presque totalement démunies se répartissent aux divers stades du cycle 85 Fortune paysanne et cycle de vie de vie, quoiqu'ils soient plus fréquents dans les deux périodes intermédiaires du cycle, entre 20 et 29 ans et entre 30 et 39 ans de vie conjugale. Peu nombreux, leur présence ne modifie pas vraiment le portrait que nous venons de dresser à propos du processus d'accumulation durant le cycle de vie. Tableau 5. La structure de la fortune paysanne selon la durée de la vie conjugale (en livres ancien cours) 0-9 ans Biens de consommation Biens de production 10-19 ans 20-29 am 30-39 am 40 ans et + 177 225 217 253 246 95 129 132 142 160 Cheptel 287 443 451 524 480 Stocks 252 369 314 395 258 Numéraire 58 23 14 77 19 Argenterie 0 0 0 0 0 278 286 316 418 351 1147 1475 1444 1809 1514 762 991 1075 1378 1016 Créances Actifi mobiliers Dettes Terres (en ha) Nombre d'inventaires Nombre de procès-verbaux de carence 46,7 34,5 237 26,7 250 36,7 164 38,2 97 34 5 3 6 3 0 La croissance continue de la valeur des biens de production et du cheptel durant les quarante premières années de vie conjugale, de même que l'extension de la superficie des terres, indiquent l'existence d'un rapport entre la capacité générale de production des exploitations agricoles et le cycle de vie. Ce mouvement de consolidation se vérifie pour les autres composantes de la fortune paysanne comme les biens de consommation, les créances, voire les stocks malgré leur grande variabilité au gré des saisons et des années. En contrepartie, les dettes des familles paysannes se gonflent au fur et à mesure de ces quarante premières années. Par ailleurs, l'évolution de la plupart des composantes de la fortune confirme le ralentissement, sinon le recul du processus d'accumulation des biens au milieu même du cycle de vie des familles, entre 20 et 29 ans de vie conjugale. La durée de la vie conjugale influence nettement le nombre moyen d'animaux possédés par les familles (tableau 6). Pour chacune des espèces, on observe une croissance relativement continue des troupeaux durant les quarante premières années, puis un recul dans la dernière phase de la vie conjugale. Ce cycle affecte autant les espèces qui ont connu une forte croissance de 1795 à 1844, les chevaux, les bovins et les moutons, que celle qui est demeurée relativement stable au cours de cette période, les porcs. Dans cette économie fondée principalement sur la production céréalière, les données plus spécifiques sur les ani- Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, 1" semestre 1997, p. 73-96. 86 Christian DESSUREAULT maux de trait disponibles, c'est-à-dire les chevaux adultes et surtout les boeufs qui constituent le train de labour privilégié dans la région, viennent encore renforcer la relation observée entre le cycle de vie et la capacité productive des exploitations agricoles. Tableau 6. Distribution du cheptel selon la durée de la vie conjugale {nombre de têtes par espèce animale} Porcs Volailles Chevaux adultes Bœufi 4,5 5,2 2,7 7,8 1,2 0,9 2,1 6,6 8,3 3,6 10,4 1,6 1,4 De 20 à29 ans 2,1 7,0 9,0 3,7 10,5 1,6 1,8 De30 à 39 ans 2,3 8,2 11,9 3,8 12,2 1,8 2,2 Plus de 40 ans 1,6 6,3 7,3 2,4 8,1 1,3 1,3 Chevaux Bovins Ovins Moins de 10 ans 1,6 De 10à 19 ans La durée de la vie conjugale des familles influe aussi sur la possession des principaux outils de production agricole (charrues, herses) et des véhicules de travail (charrettes, traînes). Là encore, nous observons une consolidation de l'équipement agricole durant les quarante premières années (tableau 7). Tableau 7. Évolution du matériel agricole selon la durée de la vie conjugale. Outillage tracté et véhicules de travail {nombre d'objets par inventaire} Valeur moyenne Valeur indexée Valeur médiane Écart-type Nombre d'actes Moins de JO ans 0,7 0,7 1,2 0,2 0,9 Dei 0 à 19 am 0,8 0,8 1,4 0,2 1,1 De 20 à29 ans 0,9 0,9 1,6 0,2 1,3 De30à39 ans 1,0 1,1 2,0 0,2 1,5 Plus de 40 am 1,0 0,9 2,2 0,2 1,7 Mais, contrairement au cheptel, nous ne notons pas, dans la dernière phase du cycle de vie, une diminution du nombre d'outils tractés et de véhicules de travail possédés par les familles. Cette dernière constatation demeure difficile à expliquer. Ces familles paysannes, à l'approche de la retraite, peuvent peut-être plus facilement se départir de leur bétail, en vendant la plus grande partie du croît nécessaire à son renouvellement, tandis qu'elles réussissent plus difficilement à se départir de leur ancien matériel de production, sinon en le cédant à leurs enfants. 87 Fortune paysanne et cycle de vie Le cycle de vie et la croissance des fortunes paysannes de 1795 à 1844 Au début du XIXe siècle, la seigneurie de Saint-Hyacinthe est une région de peuplement récent. Les régions de colonisation comptent habituellement une plus forte proportion de jeunes ménages. Cette caractéristique démographique qui a vraisemblablement des incidences sur le développement socio-économique devrait évidemment se refléter dans notre corpus d'inventaires. Au fur et à mesure des années, l'essor démographique de la région s'accompagne d'un vieillissement de la population et d'un meilleur équilibre entre les divers types de familles, selon leur stade dans le cycle de vie. Compte tenu de l'influence de la durée de la vie conjugale sur la valeur moyenne des actifs mobiliers et sur les diverses composantes des fortunes paysannes, nous devons vérifier si ce facteur d'ordre démographique avait un impact déterminant sur l'évolution des actifs mobiliers des familles d'une décennie à l'autre. En d'autres termes, la croissance des actifs mobiliers que nous avons constatée entre 1795 et 1844 est-elle directement liée au vieillissement des familles de notre corpus d'inventaires? Or, lorsque nous confrontons l'évolution, par décennie, des données relatives aux actifs mobiliers et à la durée moyenne de vie conjugale des familles, le rapport entre les facteurs économique et démographique ne paraît pas très évident (tableau 8). Tableau 8. Durée de la vie conjugale et valeur moyenne des actifs mobiliers (en livres ancien cours, par décennie) % des inventaires dans chaque groupe d'âge Années tit, mabi iers 1795-1804 1161 14,6 ans 37,6 31,2 22,6 7,5 1,1 1805-1814 1230 18,7 ans 28,9 31,5 18,8 15,4 5,4 1815-1824 A Durée moyenne* moins de 10 ans de JOà 19 ans de20à 29 ans de30à 39 ans plus de 40 ans 1537 15,9 ans 35,5 29,8 20,7 12,4 1,6 1825-1834 1525 17,1 ans 29,2 34,3 22,0 10,2 4,3 1835-1844 1514 19,6 ans 25,7 31,1 20,8 15,3 7,1 * Durée moyenne de vie conjugale des familles du corpus d'inventaires après-décès de la période Ainsi, la durée moyenne de vie conjugale des familles de la première décennie est beaucoup plus basse que celle de la deuxième, la proportion de jeunes ménages y est plus grande et celle des ménages entre 30 et 39 ans, à l'apogée du cycle d'accumulation de la richesse, nettement plus faible; et pourtant, la croissance des actifs mobiliers de la première à la seconde décennie demeure relativement modeste. Par ailleurs, la plus forte croissance de l'ensemble de la période intervient entre la deuxième et la troisième décennie alors que la moyenne d'âge des familles fléchit, que la proportion de jeunes ménages remonte et que la pro- Histoire et Sociétés Rurales, n' 7, 1" semestre 1997, p. 73-96. Christian 88 DESSUREAULT portion de ménages entre 30 et 39 ans, à l'apogée du cycle de vie, décline. Par la suite, la moyenne des actifs mobiliers demeure relativement stable, tandis que la structure d'âge des ménages connaît un vieillissement progressif. Le cycle de vie des familles ne constitue donc pas un facteur déterminant de l'évolution des fortunes mobilières paysannes de notre corpus d'une décennie à l'autre. D'autre part, nous pourrions essayer d'introduire dans la comparaison de la richesse mobilière d'une décennie à l'autre un élément de pondération fondé sur la structure d'âge des ménages. Mais, ce faisant, la troisième décennie, de 1815 à 1824, où la hausse des actifs mobiliers est déjà assez importante par rapport à la décennie précédente, deviendrait une période d'enrichissement extraordinaire puisqu'il faudrait alors y corriger encore à la hausse la valeur des actifs mobiliers, étant donné la structure d'âge relativement jeune des familles du corpus d'inventaires de cette décennie. Or, ce scénario paraît peu plausible compte tenu de nos connaissances actuelles sur la conjoncture de l'économie rurale bas-canadienne durant cette décennie. Cette période s'amorce d'abord par des mauvaises récoltes d'origine climatique en 1815 et en 1816, tandis qu'au tournant des années 1820, une crise d'origine commerciale provoque la chute des prix agricoles et la baisse des revenus des familles paysannes20 . Les paysans maskoutains, qui n'ont apparemment pas trop souffert de la crise agricole du milieu de la seconde décennie du XIXe siècle, améliorent sans doute leur niveau de fortune durant cette période, mais certainement pas aussi fortement que l'indiqueraient des actifs mobiliers pondérés en fonction de la structure d'âge des familles. Cycle de vie et différenciation paysanne I.:évolution de la valeur médiane des actifs mobiliers et surtout des écartstypes permet de mieux saisir les limites de ce processus d'accumulation dans le cycle de vie (tableau 9). La valeur médiane enregistre ainsi une croissance des actifs mobiliers durant les trente premières années ; puis, contrairement à la valeur moyenne, celle-ci subit une baisse entre 30 et 39 ans de vie conjugale et, enfin, connaît une nouvelle hausse dans la dernière phase du cycle de vie. Ce processus d'accumulation s'effectue surtout de manière très inégale dans la société paysanne. Certaines familles accroissent considérablement leur niveau de fortune au cours du cycle de vie tandis que d'autres subissent une stagnation, voire une régression, de leurs avoirs. Les écarts-types révèlent une différenciation de la richesse entre les familles paysannes qui se creuse de plus en plus durant les quarante premières années de la vie conjugale et qui se résorbe quelque peu dans la dernière phase du cycle de vie alors que plusieurs chefs de ménage ont quitté toute activité. Toutefois, le nombre de cas dans la tranche de plus de 40 ans de vie conjugale est trop limité pour en tirer des conclusions définitives; d'autant 20. OUELLET, 1966. Fortune paysanne et cycle de vie 89 plus que les inventaires après-décès sont moins fréquents chez les individus qui décèdent à un âge avancé et que ces documents concernent davantage, mais pas exclusivement, des familles dont le chef de ménage n'a pas encore cédé l'ensemble de son patrimoine à ses enfants. Tableau 9. :révolution des actifs mobiliers selon la durée de la vie conjugale (en livres ancien cours) Durée de la vie conjugale Valeur moyenne Valeur médiane Écart-type Nombre d'actes 1489 237 Moins de 10 ans 1147 696 De lOà 19 ans 1475 899 1795 250 De 20 à 29 ans 1444 993 2132 164 De 30 à 39 ans 1809 825 2674 97 Plus de 40 ans 1529 1157 1734 34 Le cas de Louis Robichau illustre bien la capacité d'accumulation de certains paysans durant leur cycle de vie. En 1816, au décès de sa première épouse, Marguerite Rabouin, les actifs mobiliers de leur communauté s'élèvent déjà, après 14 ans de mariage, à plus de 3 012 livres tandis que leurs dettes sont seulement de 269 livres 21 . Cette famille paysanne, qui compte alors deux adultes et cinq enfants mineurs dont le plus vieux, un garçon, est âgé de seulement 12 ans, possède deux terres de 26,9 ha chacune, dont la première terre avec maison, grange et autres bâtiments, et la seconde, sans bâtiment. Elle dispose aussi d'un important cheptel, évalué à 1 358 livres, qui compte trois chevaux adultes, un poulain, deux paires de bœufs de trait, huit vaches, cinq taures, génisses ou veaux, 39 moutons, quatre porcs et 17 volailles. En 1819, Louis Robichau se remarie avec Angélique Gauthier dit SaintGermain. En 1834, à son décès, les actifs mobiliers de sa seconde communauté dépassent 16500 livres et son capital foncier regroupe plus de 188 ha dont deux exploitations complètes avec maison et autres bâtiments, une terre sur laquelle est construite seulement une grange et quatre autres terres et lopins, sans bâtiment22 . La valeur du cheptel atteint alors 3 281 livres pour 9 chevaux adultes, 4 poulains, 7 paires de bœufs de trait, 11 vaches, 15 taures, génisses ou veaux, 45 moutons, 15 porcs et 25 volailles. Cette seconde communauté compte huit enfants mineurs dont le plus âgé, un garçon, a seulement 13 ans. Certes, au moment du décès de Louis Robichau, François, le cadet de sa première union, alors âgé de 20 ans, vit encore sous le toit paternel et contribue activement aux 21. Arch. nat. Québec (Montréal), Minutes L. Brunelle, 9 avril 1816. 22. Ibid., Minutes J-F. Tétu, 24 septembre 1834. Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 73-96. 90 Christian DESSUREAULT travaux de l'exploitation familiale comme l'indiquent, au bilan des dettes de la succession, les gages de 420 livres qui lui sont dus. Mais la force de travail disponible à l'intérieur de la famille demeure nettement insuffisante par rapport à l'importance des actifs de production; ce qui suggère évidemment l'emploi d'une main-d' œuvre extérieure à la famille. Par ailleurs, lors du second inventaire, trois des quatre enfants survivants de la première communauté sont mariés et ont déjà bénéficié d'une aide paternelle substantielle pour leur établissement, dont plus de 5 0 Il livres accordées, sous forme de prêts, au fils aîné, Louis, et aux deux gendres, Étienne Langelier et Prudent Morin. Les prêts à l'intérieur du cercle familial constituent la majeure partie des 7 070 livres que totalisent les créances de la succession; quant aux gages de François et aux droits de succession maternels qui restent à payer à deux des enfants de la première communauté, ils accaparent près de 2 000 des 2 251 livres inscrites au registre des dettes. Ainsi, en dix-huit ans, entre le décès de sa première épouse et le sien, Louis Robichau a réussi à accroître considérablement sa fortune et à consolider son capital d'exploitation tout en contribuant financièrement, et de façon significative, à l'établissement de trois des enfants issus de son premier mariage et en assumant la charge de nombreux enfants en bas âge. En contrepartie, le cas de Hyacinthe Leclaire illustre de manière presque caricaturale l'absence d'accumulation durant le cycle de vie au sein de la couche la plus démunie de cette paysannerie. En 1798, après neuf ans de vie conjugale, lors de l'inventaire de sa première communauté, Hyacinthe Leclaire possède comme seul et unique bien une terre de 18 ha avec une petite maison de 16 pieds carrés, en bois rond, couverte en écorce, et une étable 23 . En 1805, sept ans plus tard, l'inventaire de sa seconde communauté recense la même terre de 18 ha sur laquelle est construite « une vieille maison» et des actifs mobiliers d'à peine 15livres24 . Ainsi, lors de son décès, à l'âge de 35 ans, ce pauvre colon, qui gagnait certainement davantage le pain de sa famille à travailler pour d'autres qu'à cultiver sa propre terre, ne possède pas de bétail et seulement trois outils manuels: deux pioches et une hache. Certes, les cas de Louis Robichau et de Hyacinthe Leclaire identifient des situations extrêmes. Dans une majorité des cas où deux inventaires après-décès permettent de vérifier l'évolution de la fortune d'un même individu dans le temps, d'un homme ou d'une femme, et de leurs deux conjoints respectifs, nous observons un accroissement de la richesse durant le cycle de vie. Cependant, le processus d'accumulation des biens est extrêmement variable d'un individu à l'autre. Il porte tantôt davantage sur les actifs mobiliers, tantôt davantage sur les biens fonciers de la famille. À chaque stade du cycle de la vie conjugale, la distribution des inventaires après-décès selon la valeur des actifs mobiliers est très variée (tableau 10). 23. Ibid., Minutes J.-M. Mondelet, 14 février 1798. 24. Ibid., Minutes L. Picard, 6 novembre 1805. 91 Fortune paysanne et cycle de vie Tableau 10. Distribution des inventaires selon la durée de la vie conjugale et la valeur des actifs mobiliers* Valeur des actifS mobiliers (en livres) Durée de la vie Total 1ff.mbre actes 4,5% 100% 242 14,6% 7,1 % 100% 253 18,2 % 4,1 % 100 % 170 500-999 1000 -1999 2000-3999 + de 4000 conjugale -500 Moins de 10 ans 38,0% 26,9% 20,7% 9,9% De lOà 19 ans 29,7% 24,9% 23,7% De 20 à 29 ans 34,7% 18,2 % 24,7 % De 30 à 39 ans 35,0% 22,0 % 16,0 % 17,0 % 10,0 % 100 % 100 Plus de 40 ans 29,4% 14,7% 29,4 % 23,5 % 3,0 % 100 % 34 Autres actes 43,7% 18,8 % 18,8 % 12,5 % 6,2 % 100 % 16 Tous les actes 34,1 % 23,2 % 22,2 % 14,6 % 5,9 % 100 % 815 * Ce tableau intègre les procès-verbaux de carence dans la catégorie moins de 500 livres Certes, les jeunes ménages sont plus nombreux parmi les familles moins nanties, avec 38 % des successions possédant des actifs mobiliers inférieurs à 500 livres et environ 65 % en-dessous de 1000 livres. Néanmoins, après moins de dix ans de vie conjugale, plusieurs familles se classent déjà dans les échelons supérieurs de la richesse. Près de 15 % de ces familles possèdent des actifs mobiliers au-dessus de 2000 livres dont 4 % environ ont déjà amassé des fortunes mobilières supérieures à 4000 livres. Cependant, la richesse de ces jeunes ménages, déjà assez élevée, n'a souvent pas encore atteint son niveau maximal. Ainsi, c'est la catégorie de 30 à 39 ans de vie conjugale qui compte la plus grande proportion d'inventaires après-décès où la valeur des actifs mobiliers est supérieure à 2000 livres (27%) et à 4000 livres (10%). Par contre, 35 % des actes de ce groupe de familles se classent parmi les fortunes mobilières inférieures à 500 livres et encore 57 % parmi celles en-dessous de 1000 livres. Ainsi, à Saint-Hyacinthe, la place dans la hiérarchie des fortunes paysannes relève davantage de facteurs sociaux ou familiaux que du facteur démographique, même si le cycle de vie des ménages conditionne en partie le niveau et la composition de la fortune. Limportance de la fortune mobilière et du patrimoine foncier consacre quelquefois le succès économique bien spécifique d'une famille, voire d'un chef de ménage. La richesse peur alors être le fruit du patient labeur de toute une vie ou, plus rarement, le produit de gains plus spéculatifs. Mais, de manière plus générale, le niveau des fortunes des familles est souvent lié aux conditions sociales et familiales d'origine des deux conjoints. Les inventaires après-décès du clan des Leclaire sont témoins de la pauvreté endémique d'une partie de la paysannerie. Entre 1798 et 1805, des quatre inventaires après-décès concernant trois frères de cette famille, dont deux pour Hyacinthe Leclaire, aucun n'enregistre des actifs mobiliers supérieurs à 500 livres quelle que soit la durée de leur vie conjugale. Par ailleurs, leurs avoirs fonciers se Histoire et Sociétés Rurales, n" 7,1" semestre 1997, p. 73-96. Christian 92 DESSUREAULT limitent à des terres de 18 à 27 ha, habituellement peu défrichées. Le mieux pourvu d'entre eux, lors de son décès, Michel, possédait une fortune mobilière de 430 livres et une terre de 27 ha, avec une maison que lui avait cédée ses parents contre le versement d'une rente annuelle de 20 minots de blé 25. Mais celui-ci n'avait ni charrue, ni herse, pour exploiter de façon autonome sa terre, et son cheptel, évalué à 171 livres, se limitait à un cheval, une vache et deux cochons. Son frère Bazile, au décès de son épouse, Louise Languirand, possédait pour sa part une terre d'environ 25 ha, sur laquelle était construite une maison en bois équarri, et des actifs mobiliers d'environ 321 livres 26 . Cette terre était apparemment peu défrichée puisqu'elle fut vendue, quatre mois après l'inventaire de la communauté, pour seulement 50 livres 27 . Comme Michel, Bazile n'avait ni charrue, ni herse, et son cheptel, évalué à 88 livres, comprenait seulement un cheval et six moutons. La situation de Hyacinthe était encore moins reluisante que celle de ses deux frères puisque les inventaires après-décès de ses deux communautés ne recensent aucun bétail et seulement trois outils manuels pouvant servir au travail agricole et au défrichement. Ces trois frères habitaient dans le même secteur de la paroisse de SaintHyacinthe, près de Saint-Ours, sur la rive nord de la rivière Yamaska. Leur réseau de relations était apparemment assez étroit puisque Hyacinthe épouse, en secondes noces, la sœur de la femme de son frère Michel, Marie-Anne Viens. Par ailleurs, Bazile, au décès de Hyacinthe, en 1805, est nommé tuteur des enfants mineurs issus du premier mariage de son frère. Pourtant, la proximité, la cohésion, voire l'entraide familiale, n'ont pas constitué un atout suffisant pour améliorer leur sort économique. À l'opposé des Leclaire, certaines familles peuvent permettre à leurs membres de se hisser assez rapidement dans les échelons supérieurs de la fortune. En 1804, après seulement trois années de mariage, Antoine Chabot et Marie-Louise Guertin ont déjà accumulé une fortune mobilière d'environ 3 700 livres et des avoirs fonciers d'environ 36 ha, avec maison, grange et autres bâtiments de production 28 . Pour exploiter sa terre, ce jeune agriculteur dispose de deux chevaux adultes, de trois paires de bœufs, d'une charrue, de deux charrettes, ainsi que d'une foule d'autres outils agricoles. Son cheptel, évalué à 450 livres environ, comprend aussi quatre vaches, deux taures, deux jeunes bœufs, dix moutons, trois cochons et 25 volailles. Antoine Chabot est le fils aîné d'un riche paysan de Saint-Hyacinthe, capitaine de milice, se nommant aussi Antoine, qui, après 32 ans de vie conjugale, à l'âge de 60 ans avait lui-même accumulé une fortune mobilière d'environ 6 000 livres 29 . En février 1801, environ huit mois avant son 25. 26. 27. 28. 29. Ibid., Ibid., Ibid., Ibid., Ibid., Minutes L. Picard, 16 septembre 1801. 23 septembre 1805. 23 janvier 1806. Minutes P.-P. Dutalmé, 17 septembre 1804. Minutes J. Papineau, 20 janvier 1803. Fortune paysanne et cycle de vie 93 mariage, Antoine Chabot fils avait d'ailleurs reçu de son père une terre déjà bien défrichée, avec maison et bâtiments de production, contre le versement annuel d'une rente viagère. Laide parentale prend également d'autres formes. Ainsi, lors de l'inventaire après-décès de son père, Antoine Chabot fils déclare, qu'en dehors des arrérages de rentes viagères déjà accumulés, pour un montant de 270 livres 14 sols, «son père lui a prêté diverses fois de l'argent et a payé pour lui des hommes et des travaux, et qu'il ignore le montant des avances ( ... ) il consent à faire compte (à la succession de son père) de 80 piastres d'Espagne (480 livres).» Le cas des Blanchette constitue un exemple encore plus éloquent de ces solides fortunes paysannes d'un père et d'un fils décédés presque simultanément, lors de l'épidémie de choléra de 1832. Après dix ans de mariage, Louis Blanchette, le fils, laisse à son épouse, Marie Lheureux, et à ses cinq enfants mineurs une imposante fortune mobilière de 5 985 livres - moins des dettes de 631 livres -, et un patrimoine foncier d'environ 45 ha comprenant une exploitation agricole complète avec une maison, une grange et autres bâtiments de production et trois lopins dont l'un, avec grange et étable30 . Le cheptel de Louis, évalué à 978 livres, comprend deux chevaux adultes, un poulain, une paire de bœufs, quatre vaches, une taure, deux veaux, dix moutons, cinq cochons et 41 volailles. Les biens de production durables, dont la charrue et les trois charrettes constituent les principaux éléments, valent à eux seuls plus de 250 livres. À son décès, après 33 ans de vie conjugale, Jean-Baptiste Blanchette, le père de Louis, a accumulé une fortune encore beaucoup plus imposante. Il laisse alors à son épouse, Angélique Langevin, et à ses autres héritiers (les enfants de Louis qui est déjà décédé, sa fille Marie et ses cinq autres garçons encore vivants, dont les deux cadets sont respectivement prêtre et séminariste) des actifs mobiliers évalués à près de 12500 livres et un patrimoine foncier d'environ 160 ha, comprenant sept terres distinctes dont cinq sont situées dans la zone la plus fertile et la plus productive de la paroisse de La Présentation31 . Lexploitation de toutes ces terres requiert assurément un capital de production mobilier considérable. JeanBaptiste Blanchette fournit une bonne partie du bétail et en particulier les animaux de traÎt nécessaires pour les travaux agricoles puisque son cheptel, au moment de l'inventaire, est évalué à 3245 livres, et comprend quatre chevaux adultes, trois poulains, quatre paires de bœufs, 15 vaches, 19 taures et veaux, 78 moutons, 7 porcs et 96 volailles. Par contre, les fermiers qui exploitent certaines de ces terres apportent leur propre outillage agricole car l'inventaire de JeanBaptiste Blanchette ne recense qu'une charrue, trois herses, trois charrettes, un tombereau et divers outils à bras. Cette accumulation de biens ne vise pas essentiellement à assurer la reproduction familiale. Au moment de son décès, tous les enfants de Jean-Baptiste Blanchette ont d'ailleurs déjà bénéficié, en gage d'avancements d'hoirie, de l'aide parentale sous diverses formes: en argent, en bétail et 30. Ibid., Minutes L.-G. Coursolles, 19 septembre 1832. 31. Ibid., 20 septembre 1832. Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, 1" semestre 1997, p. 73-96. 94 Christian DESSUREAULT autres types de biens mobiliers évalués à plusieurs milliers de livres (nous n'avons toutefois pas tenu compte de ces avancements d'hoirie dont les héritiers ont fait rapport lors de l'inventaire pour calculer la valeur des actifs mobiliers de la communauté). Cette richesse, c'est aussi le gage d'un statut social privilégié et de conditions de vie matérielles beaucoup plus avantageuses que celles de la plupart des autres familles paysannes de leur communauté. Le cycle de vie a été présenté comme l'un des principaux facteurs des inégalités de la richesse au sein de la paysannerie du Québec pré-capitaliste. Ainsi, dans cette société paysanne, le processus d'accumulation de biens dans les premières phases du cycle de vie des ménages viserait d'abord à assurer la reproduction familiale. Succédant à la phase d'accumulation, le processus de redistribution des avoirs familiaux en faveur des enfants permettrait en quelque sorte de ramener un certain équilibre dans la répartition sociale de la richesse. Le système de transmission des avoirs familiaux constituerait par ailleurs un frein à l'émergence du capitalisme agraire et à la différenciation sociale. La solidarité familiale, qui s'exprimerait entre autres dans ce système de transmission des biens d'une génération à l'autre, constituerait ainsi l'un des éléments de cette dynamique communautaire caractérisant l'ancienne société rurale québécoise 32 . Le cycle de vie représente effectivement l'un des éléments importants à évaluer pour mieux saisir le fonctionnement de la société paysanne du Québec précapitaliste. Cependant, ce dernier facteur ne s'insère pas dans une dynamique globale favorisant, par le biais de la solidarité familiale et du système de transmission des biens, l'égalitarisme économique et social. La différenciation des fortunes paysannes n'est pas d'abord d'ordre démographique. Les processus d'accumulation et de redistribution des biens au cours du cycle de vie des familles se vérifient davantage parmi la couche aisée de la paysannerie, capable d'assurer sa reproduction élargie dans l'agriculture, voire de réussir une mobilité sociale ascendante, tandis qu'au bas de l'échelle économique et sociale, les familles doivent souvent veiller à leur propre survie plutôt que planifier l'établissement de la génération à venir. À ce propos, cette recherche sur la fortune paysanne et le cycle de vie corrobore une conception plus diversifiée de la reproduction sociale de la paysannerie où, à chaque génération, tous ne partent pas égaux devant l'aventure33 . SOURCES Archives nationales du Québec à Montréal Minutes des notaires de la région de Montréal: 1795-1844. 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Dans le contexte américain, il est exceptionnel à bien des égards. C'est en effet le seul domaine de recherche et d'enseignement organisé autour d'un réseau créé au niveau national, doté de sites dans tous les États et coordonné à partir de Washington, qui reflète la situation de l'agriculture, seul secteur de l'économie dont la gestion s'approche de la planification centralisée. I..:agriculture, qui recevait autrefois le plus gros pourcentage du budget national de la recherche, est aujourd'hui largement surclassée par la recherche militaire. Il n'en demeure pas moins qu'aucun autre domaine aux États-Unis n'a bénéficié de l'établissement d'un système comparable. Pour être exact dans l'ensemble, le stéréotype d'une vie politique, économique et intellectuelle décentralisée et dominée par le laissezfaire souffre une exception en agriculture, où la norme est l'intégration au plan national de la recherche, de la formation, de l'administration publique et de l'entreprise privée. Quant au corps de la fonction publique, constitué par les agents de vulgarisation agricole, il est tout aussi atypique: établi dans chacun des 3000 comtés américains, il représente l'une des rares formes de service public présentes partout, et l'une des plus anciennes l . Expliquer comment un tel système a été fondé, légitimé, et s'est enraciné, et quelles relations il entretient avec les modes de développement agricole, de vie rurale et d'évolution politique aux États-Unis depuis environ un siècle conduit à soulever toute une série de questions importantes, liées à la fois à l'histoire américaine et à l'histoire comparative. Il existe un corpus très riche de sources priE SYSTÈME AMÉRICAIN * New York University, Institute ofFrench Studies, 15, Washington Mews, New York, NY 10003-6694. 1. Il y a au moins un agent de vulgarisation agricole dans chaque comté, y compris dans celui de Manhattan, où le bureau de vulgarisation agricole conseille le public sur des sujets tels que le jardinage en milieu urbain ou le compostage en appartement. Plus connus, les services de vulgarisation agricole sont davantage sollicités dans les comtés ruraux. Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, loc semestre 1997, p. 97-132. 98 Susan Carol ROGERS maires 2 , ainsi que secondaires, portant sur tel ou tel aspect du système Landgrant dans les cinquante années qui suivent son installation. Je reviendrai ici sur trois questions déjà soulevées par les historiens: les deux premières, distinguées nettement dans l'historiographie, portent d'une part sur l'histoire de l'enseignement supérieur agricole et de la loi Morrill de 1862 qui créa les facultés Landgrant, et d'autre part sur le développement des sciences agronomiques, avec la loi Hatch de 1887 qui prévoyait au niveau national le financement de stations expérimentales dans chaque État. Je décrirai enfin brièvement la loi Smith-Lever de 1914, qui établissait un service national de vulgarisation agricole. Très peu de travaux historiques lui ont été consacrés, peur-être parce qu'il constituait le troisième et plus jeune élément d'un ensemble institutionnel plus important. En accord avec l'esprit quelque peu insulaire du monde des institutions agricoles américaines 3 , l'histoire du système Land-grant a été écrite, assez typiquement, sans guère faire référence aux développements historiques américains de l'époque, et avec un souci encore moindre de perspectives comparatives transnationales. Notre troisième partie incluera donc une étude de certains a priori généralement acceptés, et de certains éléments généralement omis dans l'historiographie; y seront mises en lumière certaines caractéristiques qui méritent un examen plus approfondi, et sans doute mieux observables de l'extérieur. Le contexte historiographique Les trois lois fondatrices fournissent des points de référence dans toute discussion sur le système Land-grant. La loi Morrill de 1862 concédait des propriétés foncières tirées des domaines publics à chacun des États 4, dont la vente devait financer une institution d'enseignement supérieur chargée de promouvoir « l'éducation libérale et pratique des classes laborieuses» à travers un enseignement agricole et «mécanique»5 ainsi que «d'autres enseignements scientifiques et classiques». Votée vingt-cinq ans plus tard, la loi Hatch créait un système national de recherche agricole en dotant chaque État de fonds destinés à entre- 2. On trouvera des références bibliographiques utiles dans DANBOM, 1979, p. 183-190, et MARcus, 1985, p. 255-262. CONOVER, 1924, p. 127-168, a publié en une série d'appendices les textes des différentes lois qui définissent le système Land-grant, une bibliographie annotée des publications périodiques du Bureau des stations expérimentales du département fédéral de l'Agriculture [USDA] jusqu'en 1923, ainsi qu'une masse de données brutes sur ce bureau (cf. aussi 1980). 3. MAYER et MEYER, 1974. 4. En 1862, il existait encore un ensemble considérable de domaines publics non concédés dans ROSSITER, le centre-ouest et l'ouest des États-Unis. Chaque État en reçut et en vendit, sauf ceux de l'Est et du Sud, qui furent gratifiés de terres venant des territoires de l'Ouest. 5. Les « arts mécaniques» devinrent par la suite l'ingénierie. Beaucoup d'universités Land-grant ont aujourd'hui d'importantes facultés d'ingénierie, un héritage des objectifs d'origine de la loi Morril!. Les institutions Land-grant sont cependant plus étroitement associées à l'agriculture, et la plupart des efforts de développement dont elles bénéficièrent portaient sur les sciences agronomiques. Je n'évoquerai des fonctions du système Land-grant que celles liées à l'agriculture. L'enseignement agricole aux États-Unis 99 tenir des stations expérimentales consacrées aux sciences agronomiques, et en stipulant qu'elles seraient attachées aux facultés Land-grant. Enfin, la loi SmithLever de 1914 créait un «service de vulgarisation agricole coopératif» couvrant tout le pays, et destiné à vulgariser les connaissances développées dans les institutions Land-grant à travers chaque comté, un service offert à tous les agriculteurs américains afin de leur donner largement accès aux techniques de l'agriculture scientifique et de leur apprendre à les employer eux-mêmes. La loi prévoyait également que les services de vulgarisation auraient leurs quartiers généraux dans les facultés Land-grant, sous la juridiction conjointe (coopérative) du Département américain de l'Agriculture (USDA)6 et des institutions Land- grant. Sur le plan national, plusieurs lois supplémentaires ont été promulguées pour améliorer le système. Il y eut une deuxième loi Morrill, votée en 1890, qui prévoyait le versement par le gouvernement fédéral d'une dotation annuelle à chacune des institutions Land-grant, ainsi que l'obligation pour chacun de leurs recteurs d'envoyer un rapport annuel aux autorités fédérales. Cette même loi créa les «facultés Land-grant de 1890 », au bénéfice des citoyens noirs des 17 États du Sud qui leur interdisaient l'accès aux institutions existantes 7. Une législation de 1906 accordait à chaque État un financement destiné à développer la recherche scientifique fondamentale dans chaque station expérimentale; une loi de 1925 rendait obligatoire la recherche en sciences sociales sur la vie agricole et rurale, et créait le financement nécessaire; une loi de 1928, enfin, établissait des dotations pour la recherche forestière. Toutefois, ce sont les trois lois de 1862, 1887 et 1914 qui définirent les contours institutionnels mais aussi idéologiques du système: 1'« idéal Land-grant», selon lequel un progrès serait garanti à la collectivité nationale et à chacun de ses citoyens, à partir du moment où la connaissance scientifique et l'innovation technique seraient accessibles à tous. Depuis longtemps considéré comme un organisme unifié à trois parties, le système Land-grant fonctionne encore aujourd'hui. Chaque État possède au moins une université Land-grant8, dont certaines font partie des plus célèbres des États-Unis - c'est le cas de Cornell pour l'État de New York, de l'université du Wisconsin à Madison, ou de l'université de Californie à Berkeley. Certaines institutions n'étaient que des facultés agricoles indépendantes à leurs débuts, mais toutes se sont diversifiées et forment aujourd'hui des universités à part entière avec plusieurs facultés9. Chacune d'entre elles 6. Léquivalent du Ministère français de l'Agriculture, créé aux États-Unis en 1862. 7. Cf. Appendice, infra, p. 131-132, et Agricultural History, LXV-2, 1991, numéro spécial sur les facultés et universités Land-grant de 1890. 8. Le qualificatif de Land-grant est couramment employé pour ces institutions, bien que l'origine de ce qualificatif ne soit peut-être pas aussi couramment connue. 9. Lessentiel de cette diversification a eu lieu dans les années 1940 et 1950 (ROSSITER, 1986, p. 56-57), mais certains États, dont celui de New York et le Wisconsin, avaient dès l'origine uti- Histoire et Sociétés Rurales, n' 7,1" semestre 1997, p. 97-132. 100 Susan Carol ROGERS comprend bien sûr une importante faculté d'agriculture, incluant un large éventail de départements scientifiques et de sciences sociales agronomiques et agroalimentaires. Ces départements sont à la fois des unités de formation, avec des enseignements du premier cycle à la thèse (undergraduate et graduate), et des centres de recherches, disposant également de spécialistes de la vulgarisation chargés de coordonner les agents installés dans chaque comté et de leur fournir le matériel nécessaire. Grâce au service de vulgarisation, les facultés d'agriculture Land-grant sont en rapport étroit avec le public d'agriculteurs de leurs États respectifs, mais elles bénéficient également d'une bonne intégration aussi bien à l'administration de l'USDA qu'au secteur privé agro-alimentaire. Comme les autres universités publiques aux États-Unis, celles du système Land-grant sont financées principalement par les États, mais les activités de recherche et de vulgarisation de leurs facultés d'agriculture sont soutenues par l'USDA, en particulier par son département science et éducation. De plus, la majorité du personnel spécialisé de l'USDA et une bonne partie des cadres dirigeants de l'agro-alimentaire sont formés dans le système. La carrière des chercheurs et des administrateurs comprend souvent des emplois successifs à l'USDA, dans une ou plusieurs entreprises du secteur agroalimentaire, et dans les facultés d'agriculture. Les recherches qui y sont menées sont d'ailleurs en grande partie financées par le secteur privé agro-alimentaire et par l'USDA - y compris les « fonds Hatch », affectés encore d'après la loi de 1887. Aux États-Unis, il n'y a aucun exemple comparable, si ce n'est dans les Académies Militaires, d'une imbrication aussi étroite des personnels et des financements entre un ensemble d'universités, une administration gouvernementale particulière et un secteur donné de l'économie. Lhistoriographie du système a été produite en grande partie, pour le meilleur et pour le pire, de l'intérieut même du système, par des chercheurs liés à l'USDA ou à l'une des institutions Land-grant. Pour une bonne part, ces écrits sont des plus descriptifs et commémoratifs, rédigés le plus souvent pour marquer l'anniversaire d'un acte législatif important ou la fondation d'une institution particulière. Laccent est mis sur le développement du système Land-grant dans un État particulier, soulignant ses particularités locales plutôt que sa portée nationale ou le rôle joué par les interventions venant de Washington. Il existe néanmoins des sources secondaires plus analytiques, qui permettent de préciser les problèmes soulevés par l'enracinement national du système. Cette production est généralement construite en réaction contre certains a priori complaisants de la littérature hagiographique dominante 1o . lisé leur dotation Land-grant pour ajouter une faculté d'agriculture dans le cadre d'une institurion publique ou privée existante (cf. Appendice, infra, p. 131-132). 10. Les titres des études issues de ces deux écoles parlent d'eux-mêmes: d'un côté «La charte magnifique» (The Magnificent Charter: The Origin and Role ofthe Morrill Land-grant Colleges and Universities, EDMOND, 1978), «La faculté de la démocratie» (Democracy's College: The Land-grant Movement in the Formative Stage, Ross, 1942), «Des facultés pour notre pays et notre temps» L'enseignement agricole aux États-Unis 101 Une grande partie de ces analyses date des années 1970 et du début des années 1980; elles constituent une réponse, défensive ou compréhensive, aux critiques très médiatisées du système Land-grant qui apparurent à l'époque. Ces critiques portaient sur la pertinence des investissements publics au bénéfice d'un système qui, affirmaient certains, ne générait qu'une connaissance scientifique de valeur douteuse 11 , ou qui, pour d'autres, défendait les intérêts des grandes entreprises privées, et ravageait les populations d'agriculteurs et de consommateurs qu'il était censé servir 12 . L établissement du système coïncida avec la période pendant laquelle l'agriculture américaine entama le processus de transformation par lequel elle allait devenir le secteur hautement productif, commercialisé, et techniquement sophistiqué que nous connaissons aujourd'hui. Il n'y a pratiquement aucun désaccord entre les historiens du système Land-grant sur le caractère essentiel du rôle joué par ce dernier dans la restructuration de l'agriculture américaine, même si des débats subsistent sur les coûts et les bénéfices relatifs de cette transformation, ou sur l'identité de ses bénéficiaires. C'est même là sans doute que réside la caractéristique la plus frappante de toute l'historiographie développée jusqu'à nos jours, dans l'hypothèse invérifiée selon laquelle le système était un agent de changement puissant et efficace. Tout découle de l'axiome suivant, ni critiqué ni démontré : la création du système ne fit pas que coïncider dans le temps avec d'importantes transformations de l'agriculture américaine, mais elle en constitua aussi, en bien ou en mal, un facteur causal significatif - et même peut-être décisif. Pratiquement tous les historiens, en dépit de leurs divergences, ont recours aujourd'hui à une même source : l'histoire encyclopédique de l'enseignement agricole aux États-Unis rédigée par True et dont la première publication, par l'USDA, fut réalisée entre 1928 et 1937 13 . Lauteur fournissait la quintessence d'une analyse faite de l'intérieur, ayant passé toute sa carrière à l'USDA, d'abord comme directeur de l'Office ofExperiment Stations, de 1893 à 1915, puis à la tête du States Relations Service, jusqu'en 1923. Partisan convaincu de l'idéal Landgrant, et plus spécifiquement de la recherche fondamentale en agronomie, pour laquelle il s'engagea à fond et avec succès, il narre une histoire à laquelle il appartient lui-même comme acteur important et nullement impartial. Son livre, à l'instar de nombreuses autres histoires du système Land-grant, pose en principe (Colleges for our Land and Time " The Land-grant Idea in American Education, EDDY, 1956), de l'autre ({ La révolution refusée» (The Resisted Revolution,' Urban America and the Industrialization ofAgriculture, 1900-1930, DANBOM, 1979), «Cagriculteur hésitant» (The Reluctant Farmer : The Rise of agricultural Extension to 1914, SCOTT, 1970), ou «Agronomie et quête de légitimité» (Agricultural Science and the Quest for Legitimacy " Farmers, Agricultural Colleges and Experiment Stations, 1870-1890, MARCUS, 1985). 11. National Research Council, 1972. 12. HIGHTOWER, 1972; BERRY, 1978; voir à ce sujet BUTTEL, 1985, et DANBOM, 1986b. 13. TRUE, 1937, 1969a (1928) et 19691 (1929). Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 97-132. 102 Susan Carol ROGERS que sa mise en place au début du xxe siècle était aussi naturelle qu'inévitable, et constituait une contribution déterminante au progrès des États-Unis. Louvrage est cependant remarquable par le récit détaillé qu'il offre de la constitution et du fonctionnement d'une série d'institutions nationales et locales sur une longue période. Tout en étant avare d'interprétations explicites et objet de critiques pour ses inexactitudes ou ses déformations 14 , il n'en a pas moins servi de référence à bien des chercheurs. La loi Morrill et les facultés Land-grant (1862) Le vote de la loi Morrill de 1862 représente le point de départ conventionnel pour les histoires du système. Loi visionnaire, accordant les concessions foncières qui lui donneraient son nom, et définissant les nobles buts qu'elles devaient permettre d'atteindre, elle marque la naissance de l'idéal Land-grant et de ses manifestations institutionnelles. En 1862, l'enseignement supérieur américain restait dominé par des institutions privées, souvent liées à des églises, situées pour la plupart sur la côte atlantique, et qui dispensaient une éducation classique à une élite restreinte. À cette date cependant, des universités publiques avaient été fondées dans 21 États, dotées pour la plupart de propriétés foncières par le gouvernement fédéral 15. Des écoles publiques ou privées dispensaient un enseignement professionnel agricole, bien qu'à quelques exceptions près, elles furent plutôt éphémères 16 . Dans ce contexte, ni les dotations foncières en provenance du domaine public ni l'idée d'un enseignement agricole ne constituaient des innovations majeures. Ce qui était sans précédent, et qui resta d'ailleurs unique par la suite aux États-Unis, c'est l'intervention vigoureuse au niveau national que la loi prévoyait en imposant les objectifs spécifiques que ces institutions éducatives devaient adopter lorsqu'elles seraient établies dans chaque État. Malgré les variations dans le temps des interprétations léj;ales sur ce point, l'enseignement est généralement resté sous la juridiction des Etats et des municipalités. En principe, le gouvernement fédéral ne pouvait pas, dans le cadre de la Constitution, exiger des États un genre d'enseignement particulier, et les obligations du système Land-grant ne pouvaient être concrétisées qu'en définissant un emploi obligatoire des concessions foncières offertes. De plus, lesdites concessions et les condi- 14. MARcus, 1985, p. 259; ROSSITER, 1986, p. 3. 15. La première université publique fut celle de Géorgie, fondée en 1785 ; le congrès avait créé en 1787 un précédent en matière de dotations de terres au bénéfice de fondations universitaires en votant le Bill ofSale to the Ohio Company (EDDY, 1956, p. 21). 16. Parmi ces écoles, signalons celles qui devinrent l'University ofMaryland, la Pennsylvania State University, et la Michigan State University, toutes trois fondées dans les années 1850. Pendant la période qui nous intéresse ici, la différence entre enseignements secondaire et supérieur n'était pas toujours très nette. De plus, le niveau de formation assuré par ces « écoles secondaires ", pour ne citer qu'elles, variait considérablement d'une institution à une autre; la situation était identique pour les institutions d'enseignement supérieur. L'enseignement agricole aux États- Unis 103 tions réglementant leur usage devaient être acceptées par chaque État. Aucun de ces derniers ne déclina l'offre. Novatrice par nature, cette directive nationale l'était presque autant par son contenu. Elle stipulait que chaque État devrait employer les fonds provenant de sa concession foncière pour entretenir: « au moins une faculté dont l'objectif principal serait, sans pour autant exclure d'autres cursus d'études scientifiques ou classiques, et en incluant l'enseignement de la tactique militaire, d'enseigner les branches du savoi~ liées à l'agriculture et aux arts mécaniques, de la manière prescrite par les législations d'Etat concernées, de façon à promouvoir l'éducation libérale et pratique des classes laborieuses dans les vocations et occupations variées qui sont les leurs dans la vieIl.» La loi décrétait donc la création d'un enseignement supérieur largement accessible, qui mettrait l'accent sur la formation pratique ou professionnelle, sans négliger pour autant l'éducation « libérale» associée aux institutions d'élite. La plupart des expressions de l'idéal Land-grant insistent sur cet aspect démocratique et justifient ou occultent l'intrusion du gouvernement fédéral dans un domaine éducatif qu'en temps ordinaire les juridictions d'État et municipales se réservent jalousement. La volonté politique Certains historiens, s'appuyant sur les cas antérieurs de soutien fédéral aux universités d'État et à la fondation d'écoles d'agriculture, ont suggéré que la loi Morrill était née tout naturellement d'un mouvement de démocratisation croissant, et qu'elle ne faisait qu'accélérer un processus inéluctable en lui fournissant un appui moral et matériel l8 . En réalité, il n'est pas si facile d'expliquer pourquoi la loi eut un tel impact, ni même à vrai dire pourquoi elle fut votée. En 1862, le pays était en pleine guerre de Sécession. Léchec de la plupart des écoles d'agriculture de l'époque démontre qu'un enseignement supérieur agricole n'était réclamé par à peu près personne; de toute façon, il n'y avait pratiquement pas d'enseignants véritablement compétents pour le dispenser. De fait, il fallut encore vingt ans pour que beaucoup d'institutions appliquant les préceptes de la loi Morrill se mettent à fonctionner, alors que la plupart des États avaient accepté sans délai l'offre initiale de concession foncière. Dans les quelques institutions établies dès ces deux premières décennies en dépit du scepticisme général, la plus grande confusion régnait sur les matières qui devaient être enseignées à la poignée d'étudiants inscrits l9 . Au début des années 1870, la tentative était considérée comme un échec, ne justifiant pas le maintien d'un quelconque soutien public20 . 17. Morrill Act, 2 juillet 1862, 12 Stat. L., 503, section 4. 18. NEVINS, 1962; Ross, 1942; TRUE, 1969b (1929). 19. HATCH, 1967. 20. MARcus, 1985, p. 131; ROSSITER, 1979, p. 214; SMITH, 1970. Histoire et Sociétés Rurales, n' 7,1" semestre 1997, p. 97-132. 104 Susan Carol ROGERS Ces débuts peu prometteurs ont conduit d'autres historiens à replacer la loi Morrill dans le contexte de la politique et des pratiques de distribution de terres au XIXe siècle. Des chercheurs comme John Simon ont fait remarquer que les débats sur la loi étaient principalement consacrés à la question de l'allocation des terres du domaine public, et que l'on se souciait fort peu des « facultés du peuple» que ces terres devaient financer 21 . Simon analyse le contexte politique dans lequel la loi Morrill fut votée en termes de conflits d'intérêts entre les États du Sud, de l'Est et de l'Ouest autour de la question du devenir du domaine public. Pour lui comme pout d'autres, cette loi aurait été combattue par les membres sudistes du congrès comme l'expression d'une politique trop interventionniste et centralisée au niveau fédéral, si ces derniers n'avaient pas été absents en raison de la Guerre Civile. Les élus de l'Est représentaient des États densément peuplés que la loi favorisait en stipulant que la taille de la concession faite à chaque État serait fonction de sa population, et soutinrent donc avec enthousiasme cette forme de distribution de la richesse nationale. Leurs collègues de l'Ouest, quant à eux, craignaient que de telles distributions incitent à la spéculation foncière et provoquent une hausse des prix demandés aux colons individuels. En fait, Simon suggère que la loi Morrill a pu être conçue en partie comme un contrepoids aux intérêts régionaux que favorisait la loi Homestead. Cette loi, qui venait d'être votée la même année, concernait également la distribution de terres et prévoyait de faciliter aux colons individuels l'accession à la propriété de terres du domaine public; elle était considérée comme particulièrement favorable aux États de l'Ouest. D'autres spécialistes enfin ont recherché si les concessions foncières de la loi Morrill avaient effectivement accéléré la spéculation foncière et limité les possibilités d'accès à la propriété des couches les plus modestes, un phénomène déjà dénoncé à l'époque et dont l'existence entacherait rétrospectivement la naissance du système Land-grantd'un péché originel an ti-démocratiq ue 22 • Quels que soient les intérêts immédiats en jeu, il est certain qu'à long terme, le résultat le plus important de la loi fut la création de ces institutions qui fournissaient l'objectif et la justification de ces concessions aux différents États. Pour beaucoup d'historiens, l'histoire concrète de ces institutions commence non pas avec le mandat fédéral de 1862, mais avec leur apparition effective, qui n'a lieu de manière nette que dans les années 1880. Cette émergence est donc contemporaine du sentiment universel de crise de l'agriculture, caractéristique des dernières décennies du XIXe siècle. Une imagerie catastrophique, faite de fermes et de terres à l'abandon, d'agriculteurs incapables de gagner leur vie, d'enfants d'agriculteurs fuyant la campagne pour la ville, suggérait l'existence d'une 21. SIMON, 22. GATES, 1963. 1943; SAUDER et SAUDER, 1987. L'enseignement agricole aux États- Unis 105 menace grave qui visait les fondements mêmes de la société américaine, et imposait au gouvernement d'apporter des remèdes nouveaux23 . Quelques-unes des ambiguïtés fondamentales de la loi Morrill apparurent dès son application, générant des conflits et fournissant plusieurs critères de référence pour mesurer son succès. Lobjectif de promotion de l'éducation des « classes laborieuses» n'était pas clair: s'agissait-il d'améliorer la qualité et la productivité du travail, ou de faciliter la mobilité sociale? comment se distinguer des universités d'élite en offrant un cursus plus professionnel avec moins d'études classiques ou « libérales »24? Pour certains, une différenciation nette à cet égard pouvait rendre les institutions Land-grant plus utiles, plus morales, et donc dignes de recevoir un soutien public. Pour d'autres, une telle différenciation en faisait au contraire des institutions d'enseignement supérieur moins crédibles, et condamnerait leurs étudiants et leurs enseignants à un statut de seconde classe, qui ne justifiait pas que l'on gaspillât l'argent du contribuable à le maintenir. Dans quelques États au moins, ce conflit s'articula autour du statut que la nouvelle faculté d'Agriculture devait avoir: institution indépendante ou fondation dans le cadre d'une université caractérisée par des objectifs intellectuels plus généraux. Lune et l'autre solution furent adoptées dans bon nombre d'Etats (Appendice, infra, p. 131-132)25. La réception par le public Lopinion publique abandonna peu à peu sa complète indifférence des premières décennies, tandis que les facultés Land-grant se développaient. Lun des principaux centres d'intérêt des historiens du système a d'ailleurs été l'histoire des relations entre ces facultés et le public d'agriculteurs qu'ils étaient censés servir. Remarquons au passage que le texte de la loi Morrill faisait référence aux « classes laborieuses », et non aux agriculteurs. Le fait que les « arts mécaniques» et l'agriculture étaient tous deux inclus dans le programme imposé semble indiquer que la population-cible était censée comprendre dès le départ l'ensemble des agriculteurs actifs ou potentiels, sans se limiter à ce groupe. Nous ne savons pas exactement quand et comment les institutions Land-grant en vinrent à être étroitement associées au monde agricole, mais les causes de cette évolution 23. MARcus, 1985; ROSENBERG, 1979. 24. Liberal Arts, les arts libéraux, est encore le terme généralement utilisé pour décrire la plupart des cursus undergraduate (de premier cycle et licence) aux États-Unis. Ce terme recouvre des programmes éducatifs cherchant à faire découvrir aux étudiants une large gamme de champs d'étude universitaires en lettres et sciences sociales, et en sciences; l'objectif est de dispenser une éducation complète [weil roundedJ plutôt que spécialisée. 25. CARSTENSEN (1960, p. 18-19) décrit les efforts en fin de compte infructueux des organisations d'agriculteurs du Wisconsin pour obtenir dans les années 1880 que le gouvernement d'État emploie les fonds provenant des concessions foncières à la création d'une faculté d'Agriculture indépendante de l'université du Wisconsin fonctionnant déjà à Madison, au motif que cette facwté serait «d'une utilité sans entraves» [untrammelled in its usefùlnessl. Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 97-132. 106 Susan Carol ROGERS incluaient sans nul doute le renforcement de l'USDA, l'intérêt nouveau du public pour les sciences agronomiques, et la mobilisation de mouvements agrariens contestataires, tous ces éléments pouvant motiver dans les années 1880 un recentrage sur l'agriculture qui n'avait pas eu lieu dans les années 1860. En tout état de cause, pratiquement toutes les analyses historiques des institutions Land-grant les traitent comme si elles avaient été principalement conçues pour servir les agriculteurs 26 , et elles ne s'intéressent pas à l'image que le grand public s'en était forgé. Smith souligne que le terme péjoratif de « cow college» - « facultés de péquenauds» -leur est couramment appliqué. Il estime que l'usage remonte aux années 1920 et remarque que les implications historiques d'une telle épithète n'ont jamais été explorées 27 . D'après certaines études, l'indifférence initiale des agriculteurs semble avoir tout naturellement fait place à une adhésion reconnaissante à la « charte magnifique », à mesure que le système était plus solidement établi et mieux compris. D'autres auteurs vont jusqu'à évoquer une hostilité déclarée, et indiquent que si dans les années 1880 les agriculteurs avaient fini par prendre les institutions Land-grant au sérieux, une symbiose bénéfique entre les deux parties n'en était pas apparue pour autant. Pour certains historiens, les principaux facteurs d'évolution du système doivent être cherchés dans le difficile combat qui fut livré sur plusieurs générations pour gagner le soutien du public agricole. Dans certains cas, c'est la nature particulière des affrontements entre agriculteurs et institutions Land-grant qui est devenue le sujet d'étude permettant de mieux comprendre les enjeux et les acteurs en cause. Kirkendall, par exemple, soutient que les institutions Land-grant se sont construites sur une contradiction fondamentale, qui domine généralement toute l'histoire de l'agriculture américaine 28 . D'une part, 1'« idéal Land-grant» à ses débuts était profondément dépendant de l'idéologie agrarienne américaine. Dans la mesure où les propriétaires-exploitants familiaux constituaient la base essentielle de la démocratie en fournissant le prototype du bon citoyen, le bien de la nation exigeait qu'ils soient aussi nombreux que possible; les agriculteurs de cette catégorie méritaient donc une attention toute particulière du gouvernement, et devaient jouer un rôle important dans la société civile. Mais d'autre part, d'après Kirkendall, les institutions Land-grant furent créées pour être des agents de modernisation, construites dans l'optique d'une agriculture commer- 26. La description que Conover donne des stations expérimentales d'ingénierie dans son histoire encyclopédique du Bureau des stations expérimentales de l'USDA (CONOVER, 1924, p. 35-41) représente une exception notable, puisque cet auteur note qu'en 1923, les États-Unis comptaient 22 stations expérimentales d'ingénierie en plus des stations expérimentales agricoles, beaucoup plus nombreuses bien sûr et établies dans tous les États (cf aussi KEYLES, 1971). 27. SMITH, 1970. Un terme familier défini dans le Websters Ninth New Collegiate Dictionary (1988) comme « 1. Une faculté d'Agriculture, 2. Une faculté ou une université manquant de culture, de raffinement, ou de tradition» ; cf a contrario, ROSENBERG, 1971, p. 5 n. 28. KIRKENDALL, 1986. L'enseignement agricole aux États-Unis 107 cialisée, leurs promoteurs ayant entièrement foi en la valeur de l'innovation technique dans l'amélioration de l'efficacité de la production agricole, et étant persuadés que les agriculteurs avaient besoin d'une éducation de niveau universitaire pour devenir véritablement de bons citoyens et de bons agriculteurs. Ces promoteurs de l'enseignement agricole utilisaient simultanément les deux traditions de pensée, dépeignant les institutions Land-grant comme une forme légitime de sollicitude pour les agriculteurs, tout en arguant que ces derniers étaient aussi dignes d'une formation universitaire que les autres citoyens et en affirmant que les améliorations apportées par les facultés aux pratiques et au prestige agricoles contribueraient à retenir dans ce secteur une population importante. Kirkendall affirme que les agriculteurs défendaient leur propre version de la pensée agrarienne, et que la valeur de 1'« agriculture par les livres» les laissait au départ plutôt sceptiques. Par la suite les agriculteurs en vinrent à percevoir les institutions Land-grant comme une source potentielle de services bien mérités, mais ils furent amèrement déçus par ce qu'ils considéraient comme leur échec: le système accordait une importance excessive aux études non agricoles, ne se souciait pas assez des pratiques agricoles réelles et avait tendance à détourner de la terre les enfants d'agriculteurs. Avec d'autres chercheurs, Kirkendall affirme que dès les premières décennies du :xxe siècle, une vision intégralement «moderniste» de l'agriculture avait largement remplacé l'ancien discours agrarien. Lagriculture était de plus en plus considérée comme une industrie qu'une population agricole, diminuant à bon escient, devait rendre plus efficace en économisant le travail grâce à la mécanisation et en adoptant de bonnes pratiques de gestion. Notre auteur affirme également que le rythme rapide d'évolution de l'agriculture américaine entre les deux guerres indique que la plupart des agriculteurs s'étaient modernisés dès les années 1940, adoptant les approches modernistes de leur travail, et faisant bon accueil aux conseils que les institutions Land-grant leur dispensaient pour faire réussir l'entreprise agricole qui était la leur. Il fait remarquer que la pensée agrarienne fournit encore de temps à autre les fondements d'estimations critiques du système; celui-ci n'aurait pas rempli la mission qui était la sienne de servir le grand public, mais aurait en réalité détruit le tissu social rural, chassé de l'agriculture la masse de la population agricole, et servi les intérêts des grandes entreprises agro-alimentaires, le tout aux frais du contribuable29 . Kirkendall conclut néanmoins que le système Land-grant reste sans aucun doute une belle réussite par rapport à l'autre cadre de référence, non-agrarien, qui l'avait défini à l'origine, et qu'« il a puissamment contribué au triomphe de la modernisation sur la tradition »30. 29. À l'instar de bien d'autres auteurs des années 1970 et 1980, Kirkendall cite HIGHTOWER, 1972, l'un des mieux connus parmi les partisans de cette tradition critique à la fin du xxe siècle (cf aussi BERRY, 1978, pour une approche critique similaire). 30. KIRKENDALL, 1986, p. 21. Histoire et Sociétés Rurales, n' 7,1" semestre 1997, p. 97-132. 108 Susan Carol ROGERS Marcus, quant à lui, propose une interprétation légèrement différente de l'hostilité endémique et parfois intense manifestée, à partir des années 1880 et jusqu'en plein x:x:e siècle, par les agriculteurs à l'encontre des facultés Landgrant31 . Pour cet auteur, l'opposition entre agriculteurs et facultés était d'autant plus vive que les deux parties s'engageaient dans la modernisation de l'agriculture. Le conflit naissait non d'une confrontation entre forces de la tradition et de la modernité, mais d'un débat sur le type d'enseignement supérieur optimal, l'identité des possesseurs du savoir spécialisé associé à la modernisation et le choix des acteurs chargés de contrôler sa diffusion. D'après Marcus, beaucoup d'agriculteurs étaient convaincus que les programmes d'enseignement Land-grant devaient permettre avant tout de former de futurs agriculteurs à l'application des principes rationnels de gestion et de production agricoles, et des pratiques d'agriculture moderne «systématique». Dans cette optique, la ferme-école de la faculté, où l'information apprise en classe pouvait être démontrée, mise en pratique et vérifiée, était d'une importance primordiale. De plus, c'était parmi les agriculteurs ayant déjà eux-mêmes réussi à maîtriser et à pratiquer une agriculture moderne que l'on trouverait les experts les plus indiscutables et les mieux à même de former la génération suivante. Pour le personnel des institutions Land-grant, au contraire, le rôle clé dans la modernisation de l'agriculture devait être joué par les agronomes. Aux yeux de ce personnel, l'agriculture moderne «scientifique» exigeait de comprendre les principes fondamentaux des processus agricoles, principes que seuls des scientifiques pouvaient découvrir. Les agriculteurs pourraient - et devraient - améliorer leur bien-être en appliquant ces principes, mais ils dépendaient en fin de compte de la sagesse des savants. Quelques agronomes étaient d'accord pour assigner comme but principal aux facultés d'agriculture la formation de générations nouvelles et innovatrices d'agriculteurs. Mais ils pensaient qu'un enseignement universitaire devait fournir à ces nouvelles générations non pas tant l'expérience de techniques et de pratiques nouvelles, qu'une maîtrise des principes scientifiques suffisamment bonne pour permettre à ses détenteurs d'apprécier et d'appliquer par la suite les connaissances apportées par le développement scientifique. Dans cette optique, le laboratoire était un terrain d'entraînement bien plus utile que la ferme-école de la faculté. De plus, si des études classiques étaient considérées comme sans objet, il n'en était pas de même pour les sciences sociales, les sciences naturelles et la physique; une large initiation à ces sciences, bien au-delà de ce qui concernait l'agriculture en tant que telle, était considérée comme un élément important du processus éducatif D'autres agronomes avaient adopté une position plus éloignée de celle des agriculteurs; ils considéraient que les facultés seraient mieux à même d'accomplir leur mission de promotion de la modernisation agricole non pas en dis- 31. MARcus, 1985, 1986. L'enseignement agricole aux États-Unis 109 pensant une formation universitaire aux agriculteurs, mais en formant des chercheurs scientifiques, seul espoir de développer les sciences agronomiques. Ensuite seulement les découvertes de ces dernières pourraient être mises en application, sous la houlette de ces scientifiques, par la masse des agriculteurs. Les plaintes et les critiques des agriculteurs et de leurs porte-parole avaient souvent des conséquences pratiques considérables, puisque l'existence des facultés Land-grant n'était justifiée que par leur activité d'enseignement et de services à destination du grand public, et qu'elles étaient subordonnées administrativement aux législatures des États ainsi qu'au congrès américain, instances dont elles dépendaient également financièrement. Les agriculteurs pesaient bien davantage que les scientifiques en termes de pouvoir politique et de nombres de voix, et ils parvenaient de temps à autre à faire adopter leurs positions dans les décisions des États ou du gouvernement fédéral32. D'une façon générale, les facultés Land-grant étaient contraintes de céder à leurs adversaires agriculteurs, ou de les convaincre. Pour Marcus, agriculteurs et facultés Land-grant s'opposaient au fond sur des questions de pouvoir et de contrôle, à partir d'une hypothèse commune, selon laquelle ces facultés devaient jouer un rôle crucial dans l'avènement d'un changement bénéfique pour les agriculteurs américains, et méritaient donc que l'on tente d'en prendre le contrôle. Le conflit se nouait autour de la valeur relative accordée à la formation pratique par rapport à un savoir universitaire, et également autour de l'opposition entre la vision de savants travaillant en réponse directe aux besoins pratiques des agriculteurs modernes, et celle d'agriculteurs dépendant de la compétence des premiers. Dans sa discussion, Marcus, à l'instar de Kirkendall et de bien d'autres, traite «les agriculteurs» comme une catégorie unifiée, dont il décrit la position à partir des informations fournies par la presse agricole et par les déclarations publiques de certaines organisations agricoles. Danbom, de son côté, affirme que ces sources, qui prétendaient souvent faire entendre la voix des agriculteurs, sont en réalité l'écho de l'attitude des journalistes, des banquiers, des hommes d'affaires et de la minorité d'exploitants engagés dans une production hautement spécialisée33 . Pour tous ces groupes, la professionnalisation de l'agriculture par l'intermédiaire de l'enseignement supérieur et de l'agronomie appliquée ouvrait bien la voie d'un avenir prometteur. Mais la vision que nombre d'organisations agricoles développent, que partagent beaucoup d'agriculteurs au tournant du siècle, et qu'expriment les mouvements populistes agrariens, est totalement contraire: l'obstacle fondamental au bien-être des agriculteurs n'était pas l'inadaptation ou l'archaïsme des pratiques agricoles, mais bien les grossières injustices commises 32. La seconde loi Morrill de 1890 incluait une clause limitant l'utilisation de fonds fédéraux pour l'enseignement agricole. 33. DANBOM, 1979, 1986. Histoire et Sociétés Rurales, n' 7,1" semestre 1997, p. 97-132. 110 Susan Carol ROGERS par de puissants groupes d'intérêts dans les chemins de fer, la banque et les affaires. La voie d'un avenir prometteur serait ouverte non par les facultés d'agriculture, mais par l'action, l'organisation et la réforme politiques. Pour Danbom, l'hostilité que les agriculteurs manifestaient à l'égard des institutions Land-grant ne s'explique de manière satisfaisante ni par leur tendance à maintenir envers et contre tout la « tradition», ni par leur désir d'arracher le contrôle de ces institutions à la communauté scientifique. Cette hostilité naît plutôt d'une conception de leurs intérêts propres totalement opposée à celle de leurs adversaires. Notre auteur soutient que la lutte pour le pouvoir la plus significative ne se déroulait pas entre les scientifiques et les agriculteurs, et ne concernait pas les facultés Lan d-gran t, mais opposait plutôt les intérêts économiques des grandes entreprises et des exploitations familiales. En dernière analyse, il s'agissait de définir les maux de l'agriculture américaine, et de savoir s'ils pouvaient être guéris par l'innovation scientifique et technique, ou s'ils exigeaient plutôt une restructuration politique et économique. À terme, bien sûr, c'est le système qui survécut, alors que les mouvements populistes agrariens finirent par disparaître 34 . Dans cette optique, l'idéal Land-grant prend un sens politique très net, servant des intérêts spécifiques, offrant une alternative aux mouvements populistes agrariens qui attiraient si fortement la population rurale au tournant du siècle - ou cherchant à les saper. Selon ce raisonnement, il devient possible d'interpréter la naissance effective du système Land-grant comme une issue aux perturbations d'une politique extrémiste ou comme le fruit d'un péché originel anti-démocratique. La loi Hatch de 1887 et la recherche en station expérimentale La loi Hatch et sa traduction institutionnelle en un réseau de stations expérimentales agricoles coordonnées au niveau national constituent le second élément du système Land-grant. Son origine coïncide dans le temps avec la création effective des facultés. La recherche en station expérimentale apparaît dans certaines Histoires comme un développement naturel, alors que d'autres récits en font un élément crucial de la stratégie employée par les facultés Land-grant pour s'assurer le soutien des agriculteurs et d'autres populations clientes. rhistoire des stations expérimentales et de la recherche agronomique a aussi attiré l'attention des historiens américanistes des sciences 35 . D'une façon générale, le réseau des 34. Il existe une importante historiographie concernant les mouvements populistes agrariens du siècle et du début du xxe , datant pour l'essentiel d'avant 1980. Parmi les études les plus connues, on peut citer HICKS, 1931, McCONNELL, 1953, HOFSTADTER, 1955, POLLACK, 1962, GOODWYN, 1978. Ce dernier fournit une bibliographie sur le sujet (GOODWIN, 1978, p. 333342). Cette historiographie et celle qui retrace la fondation du système Land-grant font remarquablement peu référence l'une à l'autre, alors qu'elles traitent toutes deux à peu près de la même période et de phénomènes indubitablement liés entre eux. 35. ROSENBERG, 1971, 1976 et 1979; ROSSITER, 1975, 1979 et 1986. XIXe L'enseignement agricole aux États-Unis 111 stations expérimentales semble être, de tous les éléments du système Land-grant, celui dont l'histoire a été le plus souvent étudiée en-dehors du contexte de l'historiographie officielle. Depuis 1862, le contexte a bien changé: il y a désormais une demande effective d'agriculture scientifique. En commençant par le Connecticut et la Californie en 1876, 14 des 38 États existants avaient établi des stations expérimentales financées par des fonds publics avant le passage de la loi Hatch36. Elles s'inspiraient en partie de l'agronomie allemande, et leur nom était une traduction directe de la Landwirtschaftlich Versuchsstation. Dans quelques États, les stations expérimentales étaient administrativement rattachées à la faculté Land-grant locale, mais la plupart, dans la logique de l'hostilité à l'encontre de ces institutions, furent établies sous la direction d'une agence agricole appartenant à l'administration d'État ou sous couvert d'une organisation agricole. Ces premières stations expérimentales avaient un rôle plus régulateur que proprement scientifique; elles faisaient notamment des essais d'engrais et de semences. La création de ces institutions indique néanmoins que dans le dernier quart du XIXe siècle, un public de plus en plus large était convaincu tant des vertus de l'application de la connaissance scientifique à l'agriculture, que de la nécessité d'offrir ce genre de service aux frais du contribuable. En 1887, sous la pression des groupes d'intérêts agricoles et scientifiques liés aux facultés Land-grant, le gouvernement fédéral établit par la loi Hatch une subvention annuelle bénéficiant à tous les États et destinée à créer et entretenir des stations agricoles expérimentales, « afin d'aider à acquérir et à diffuser auprès du peuple américain des informations pratiques et utiles sur des questions liées à l'agriculture, et afin de promouvoir la recherche et l'expérimentation scientifiques portant sur les principes et les applications de l'agronomie37 .» Les ambiguïtés et les conflits contenus en germe dans l'exigence posée par la loi Morrill de promouvoir à la fois «l'éducation libérale et pratique» en direction des «classes laborieuses» apparaissaient à nouveau dans la formulation par la loi Hatch d'un double objectif de diffusion d'« informations pratiques et utiles» auprès du peuple américain et de promotion de <da recherche et l'expérimentation scientifiques ». En tout état de cause, et contrairement à la loi Morrill, la loi Hatch fut immédiatement suivie d'effet: dès 1890, 56 stations expérimentales agricoles, financées sur fonds publics, avaient été établies à travers tout les ÉtatsUnis. La loi Hatch stipulait que ces stations devaient s'affilier aux facultés Landgrant de chaque État, au moins en partie parce que c'était la loi Morrill qui fournissait le précédent légal qui justifiait une intervention fédérale additionnelle dans la promotion et la dissémination de l'agriculture scientifique. Cet arrangement apportait aux facultés Land-grant une source de financement supplémentaire, ainsi qu'une fonction plus attirante pour la clientèle des 36. KERR, 1987, p. 16. 37. Hatch Act, 2 mars 1887 (24 Stat. L., 440), section 1. Histoire et Sociétés Rurales. n° 7,1" semestre 1997, p. 97-132. 112 Susan Carol ROGERS agriculteurs qu'un enseignement scolaire. Pour certains historiens le vote de cette loi s'explique également par la vigueur du populisme agrarien de l'époque; la loi Hatch offrait en alternative une explication et une solution conservatrices à ce qui était perçu comme une crise de l'agriculture américaine 38 . Mais cette motivation politique est rarement mise en avant : elle n'apparaît même pas dans la plupart des histoires du système. Encore moins nombreux sont les auteurs qui replacent explicitement la loi Hatch dans le contexte d'intérêt croissant des États-Unis pour le commerce national et international de marchandises agricoles, alors que cet intérêt est manifeste dès 1880 et motive un effort d'amélioration de la productivité de la part de l'agriculture commerciale hautement spécialisée 39 . Quelles que soient les raisons précises - institutionnelles, politiques, économiques - qui sous-tendent les objectifs imposés par la loi Hatch, la rhétorique associée à cette dernière mettait en valeur les bienfaits que la science pouvait apporter à la grande masse des exploitants familiaux dans le contexte de ce qui était généralement considéré comme une crise de l'agriculture 4o . Nombre de chroniques parmi les plus laudatives prennent ces intentions démocratiquement bienveillantes pour des descriptions pures et simples de l'évolution et de l'aboutissement des stations expérimentales. D'autres comptes rendus, particulièrement ceux qui furent rédigés dans les années 1970 dans le sillage des critiques du système Land-grant, affirment au contraire que cette même rhétorique exprimait certes les convictions profondes de la plupart des acteurs du mouvement des stations expérimentales, mais qu'elle ne donne nullement une image exacte des conséquences de la recherche en station ou de la dynamique qui présida à sa création. Dans cette optique, la plupart des agronomes étaient sincèrement désireux d'améliorer le bien-être de tous les agriculteurs, et convaincus que les acquis du progrès scientifique étaient socialement neutres et automatiquement bénéfiques. Mais ces agronomes, pour des raisons évidentes de pragmatisme, avaient aussi tendance à se tourner en priorité vers les gros agriculteurs et les milieux d'affaires lorsqu'il s'agissait de mobiliser et d'entretenir le soutien à la recherche agronomique et aux stations expérimentales financées par les fonds publics. Il ne fait guère de doute que, comme certains historiens l'affirment, ce sont précisément ces couches particulières du secteur agricole et alimentaire qui bénéficièrent le plus du progrès réalisé par les stations, mais il s'agissait là d'une conséquence inattendue, et non d'un objectif délibérément poursuivi41 . L'agronomie comme science publique Dans le contexte de l'histoire américaine des sciences et des groupes socioprofessionnels, l'agronomie est intéressante surtout à cause de l'importance 38. KERR, 1987; ROSENBERG, 1971. 39. ROSSITER, 1979. 40. DANBOM, 1986b ; ROSENBERG, 1976. 41. ROSSITER, 1979; ROSENBERG, 1979. L'enseignement agricole aux États- Unis 113 exceptionnelle qu'a prise le financement public au début de son développement. À l'inverse de ce qui se produisait dans pratiquement toutes les autres professions aux États-Unis, la plupart des chercheuts agronomes, aussi bien avant qu'après le vote de la loi Hatch, étaient employés et financés par des institutions publiques. Il est même possible de soutenir que l'existence même de ce champ d'études est le résultat d'une décision législative. Rossiter et d'autres affirment qu'en 1887, l'agronomie n'était pas suffisamment développée pour répondre de manière satisfaisante à l'explosion des offres d'emplois dans ce secteur ou pour satisfaire les attentes suscitées dans le public par le vote de la loi, mais qu'elle connut par la suite une croissance rapide42 . Dans son analyse de la professionnalisation et de la spécialisation des disciplines agricoles entre 1880 et 1920, Rossiter insiste sur l'effet que les infusions massives de fonds publics et les créations d'emplois imposées par le Congrès ont pu avoir sur des chercheurs avides de se poser en professionnels légitimes. Contrairement à d'autres historiens, cependant, elle souligne que ce « gavage» à base de subventions et de décisions publiques ne se traduisit ni par une orientation particulièrement « appliquée» ni par une différenciation nette entre recherche agronomique fondamentale et appliquée, et justifie cette affirmation en démontrant que les associations et les activités professionnelles des agronomes n'étaient guère différentes dans leur forme ou leur contenu de celles des autres scientifiques. Elle maintient également que les agronomes cherchaient moins à appliquer des principes théoriques établis qu'à dégager des idées et des principes nouveaux qui pourraient se révéler utiles; elle fait remarquer qu'en tout état de cause, l'agronomie se diversifia rapidement en une gamme hétérogène de disciplines dont beaucoup étaient plus proches de la biologie que de l'agriculture. De son côté, Danbom estime que les stations expérimentales constituent une curiosité de l'histoire des sciences et des groupes socio-professionnels, et ce pour plusieurs raisons 43 . Non seulement ces institutions furent créées avant de pouvoir s'appuyer sur un fonds de connaissance adéquat, mais le soutien public même qui assurait leur croissance rapide comportait une menace implicite d'interventionnisme étatique. Durant les quelques décennies avant et après 1900, par conséquent, les agronomes ne s'employèrent pas seulement à construire leur discipline et à formaliser leur statut professionnel, à l'instar d'autres professions; ils durent aussi lutter pour garder le contrôle des stations. La profession d'agronome se constitua sous la double influence de clientèles non-scientifiques qui l'incitaient fortement à développer des réalisations pratiques, et d'une communauté scientifique méprisante à l'égard de la recherche appliquée. Danbom affirme également que leur statut était d'autant plus différent de celui d'autres groupes qu'il était lié à celui de leur clientèle d'agriculteurs. Parce que les agronomes considéraient leur science comme un moyen d'améliorer les agriculteurs 42. 43. ROSSITER, DANBOM, 1979. 1986b. Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, le, semestre 1997, p. 97-132. 114 Susan Carol ROGERS et de transformer l'agriculture de vocation en profession, ils ne pouvaient établir leur légitimité qu'en incitant leur clientèle à se professionnaliser. Les agronomes firent sans aucun doute des découvertes scientifiques réelles dans cette période du tournant du siècle, mais la plupart des comptes rendus de leurs activités indiquent qu'ils s'employèrent surtout à résoudre les problèmes immédiats de production rencontrés par leur clientèle agricole. Rosenberg s'intéresse à l'agronomie et aux agronomes moins comme à un cas de professionna1isation que comme à un exemple des relations entre la science et son contexte de valeurs et croyances sociales; il considère que la position des agronomes, en tant que fonctionnaires pratiquant une science tournée vers une clientèle spécifique, était par définition ambigüe, et que cet état de choses influença profondément le développement de la discipline. Il affirme que les stations expérimentales représentent un exemple particulièrement frappant des ambiguïtés qui caractérisent généralement les relations entre les communautés scientifiques américaines et la société qui les fait vivre44 . Les « entrepreneurs de recherche» qui créèrent et dirigèrent les stations expérimentales dans les années 1880 et 1890 assurèrent à leur discipline scientifique le soutien du public en promettant des résultats immédiats et tangibles, utilisant, voire encourageant, la croyance populaire en une science capable de résoudre les problèmes économiques et sociaux, ainsi qu'en la nécessité d'une population agricole indépendante, instruite et prospère, comme fondement nécessaire à une démocratie durable. C'est également en recherchant habilement le soutien de groupes d'intérêts agricoles, économiques et politiques, et en adaptant les programmes de recherche aux attentes de ces groupes qu'ils parvinrent à consolider toutes ces institutions : non seulement les stations expérimentales, mais aussi les facultés d'agriculture auxquelles ces dernières appartenaient, et souvent même les universités d'État qui abritaient ces facultés. Rosenberg affirme qu'à la fin du XIXe siècle, peu de chercheurs des stations expérimentales auraient considéré comme contradictoires les besoins des savants avec ceux du public agricole, ou les intérêts de leur clientèle effective avec ceux de la masse des petits agriculteurs indépendants. Ces chercheurs ne parvinrent cependant à acquérir une position de force institutionnelle qu'en restreignant la portée scientifique de l'agronomie et son degré de reconnaissance par la communauté scientifique. Dès 1900, selon Rosenberg, la profession voyait s'opposer des entrepreneurs de recherche de la première génération d'une part, s'appliquant à renforcer l'activité des stations et le soutien accordé à ces dernières en satisfaisant les besoins pratiques des agriculteurs les plus influents et d'autres clientèles importantes, et, d'autre part, une cohorte de chercheurs plus jeunes et souvent mieux formés, plus désireux d'établir leur légitimité dans le monde scientifique en s'orientant vers des recherches plus fondamentales. Notre auteur suggère qu'un équilibre plus satisfaisant entre activité scientifique et offre de services fur atteint en fin de 44. ROSENBERG, 1976. L'enseignement agricole aux États-Unis 115 compte, en partie grâce à la création du service de vulgarisation, dont le rôle spécifique était de répondre aux besoins de la population agricole de chaque État. Rosenberg conclut cependant que le caractère fortement tourné vers sa clientèle de l'agronomie au XIXe siècle joua un rôle positif dans l'histoire des sciences américaines, en dépit des ambiguïtés et des contradictions que ce caractère générait: il avait tout à la fois établi un précédent par la création d'institutions de recherche financées sur fond publics, fourni un cadre formateur à un grand nombre de disciplines des sciences de la vie, conduit en fin de compte au développement d'un environnement plus propice à la recherche fondamentale, et joué un rôle important dans l'essor des universités d'État. La quantité d'estimations contradictoires de la force ou de la faiblesse des institutions Land-grant en termes de recherche fondamentale ou appliquée révèle une tension particulièrement forte entre science et offre de service. Le mariage réussi que le système a su effectuer entre recherche fondamentale et recherche appliquée constitue un thème récurrent dans son historiographie45 . Pour certains critiques, au contraire, la recherche en station expérimentale a été constamment de faible qualité justement à cause d'un souci exagéré d'application. Mais d'autres auteurs supposent que cette même recherche devait être effectivement appliquée en règle générale, et soutiennent que les stations expérimentales ont trahi leur mission de service public en répondant aux besoins pratiques d'une autre clientèle que celle qu'elles auraient dû servir. Un programme productiviste Quelles que soient les sources, il est clair que depuis le début le travail des stations expérimentales, qu'il ait été de nature fondamentale ou appliquée, a presque entièrement consisté en efforts d'augmentation de la productivité agricole: « faire pousser deux pousses d'herbe là où il n'en poussait qu'une »46. Dans certains comptes rendus, la réalité et le caractère bienfaisant de cette orientation sont considérés comme allant de soi, n'exigeant ni explication ni justification, et expliquant pleinement le progrès triomphal de l'agriculture américaine et la puissance croissante de l'économie nationale 47 . Quelques historiens ont nuancé ces affirmations d'efficacité en faisant remarquer qu'il n'y avait aucune raison de supposer que l'activité des stations à leurs débuts avait eu une influence quelconque sur les pratiques de la majorité des agriculteurs, et que de toute façon l'agriculture américaine n'avait connu des gains de productivité significatifs qu'après 1900 48 . Le consensus est encore moindre pour savoir si l'augmentation 45. CARSTENSEN, 1960. 46. Cette citation, ou sa forme tronquée de « deux pousses d'herbe », est un slogan omniprésent dans toutes les analyses du système Land-grant depuis au moins la fin du XIXe siècle. Sa source, pratiquement jamais citée, est un passage des Voyages de Gulliver, de Jonathan Swift (CAMPBELL, 1962, p. 4 n.) 47. Ross, 1942. 48. FERLEGER, 1990. Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 97-132. 116 Susan Carol ROGERS de la productivité, qu'elle ait eu lieu plus tôt ou plus tard, a été entièrement bénéfique. De surcroît, la plupart des historiens qui admettent que cette orientation comportait de réels coûts sociaux et économiques n'en maintiennent pas moins que ses avantages l'emportaient en définitive sur ses inconvénients49. Les historiens qui jugent nécessaire d'expliquer peu ou prou le souci de productivité des chercheurs en station considèrent qu'il suffit de prendre en considération les intérêts de leur clientèle agricole. Les gains de productivité étaient d'un intérêt évident pour la petite minorité d'agriculteurs qui s'étaient engagés dans la production commercialisée à grande échelle, par exemple, ou pour les entrepreneurs qui participaient au transport, à la commercialisation, au financement ou à la transformation de produits agricoles; or, comme nous l'avons vu, ces groupes étaient directement et indirectement très influents en ce qui concernait les projets et la politique des stations 50 . Il semblerait pourtant que l'accent mis sur la productivité réclame quelques explications supplémentaires, à partir du moment où l'on accepte l'affirmation de Danbom et d'autres historiens selon laquelle la plupart des chercheurs en station se considéraient comme des serviteurs du progrès social général plutôt que des intérêts particuliers de leurs partisans. Rosenberg minimise le pouvoir coercitif des grands groupes d'intérêts, et évoque plutôt les valeurs sociales les plus répandues dans l'Amérique du XIXe siècle, soutenant que les agronomes, comme bien d'autres Américains aussi bien à l'époque qu'aujourd'hui, voyaient dans la productivité la mesure d'un progrès qui faisait lui-même partie intégrante de la supériorité de l'ordre moral américain, et le justifiait51 . Dans cette optique, en particulier, améliorer la productivité d'agriculteurs qui incarnaient la vertu et la démocratie américaines était une mission urgente et de simple responsabilité sociale. Pour Rosenberg, par conséquent, les intérêts économiques particuliers n'étaient certes pas sans influence sur la direction prise par l'activité des stations expérimentales, mais c'est l'existence de valeurs très généralement partagées (et d'ailleurs pas contradictoires avec les intérêts en question) qui explique le mieux cette activité. Indépendamment de ses conséquences, le souci de productivité des stations était moins le produit de la pression politique de groupes d'intérêts particuliers que le résultat d'une vision sociale très répandue. Pour Danbom, l'idée selon laquelle la productivité est une mesure de la vertu se comprend mieux comme un élément d'un ensemble de «valeurs industrielles et urbaines », plutôt que comme une caractéristique atemporelle et universelle de la culture américaine. Danbom affirme que cet ensemble de valeurs, qui incluait également une redéfinition de l'agriculture comme entreprise commerciale plutôt que comme mode de vie, et qui mettait l'accent sur la compétence technique et le professionnalisme, conquit en profondeur les campagnes américaines, en partie grâce aux 49. 50. 51. 1986; ROSSITER, 1979; 1986b, p. 116-117. ROSENBERG, 1971 et 1976. KIRKENDALL, DANBOM, ROSENBERG, 1976, 1979. L'enseignement agricole aux États-Unis 117 efforts des chercheurs en station et de leurs partisans, dans les décennies avant et après 1900, au point qu'en 1930 l'agriculture américaine était radicalement transformée et «industrialisée »52. D'après cet auteur, par conséquent, le souci de productivité des chercheurs en station était symptomatique d'un processus bien plus large de changement et d'hégémonie idéologiques. Les liens institutionnels Quel que soit le mode d'approche choisi pour étudier l'évolution des stations expérimentales, comme contexte de l'histoire du développement de l'agronomie, ou comme élément de l'histoire institutionnelle du système Land-grant, cette évolution peut être retracée en prenant en compte l'hostilité ou le scepticisme de la plupart des agriculteurs, le long combat mené pour s'assurer le soutien de clientèles populaires ou puissantes afin de justifier et maintenir l'existence des stations comme institutions publiques, ou les fortes pressions incitant à produire des résultats applicables. Lorsqu'elles sont prises comme un élément institutionnel de l'histoire du système Land-grant, cependant, les stations sont peutêtre surtout définies par leurs relations avec les facultés Land-grant, l'uSDA, et en fin de compte le Service de Vulgarisation53 . Là encore, certains comptes rendus présentent ces liens comme naturels, organiques, et à peu près dénués de tensions, tandis que pour d'autres ils regorgent de contradictions et de conflits. Lune des principales questions soulevées par la loi Hatch elle-même concernait les relations administratives entre l'USDA et les stations expérimentales qui devaient être créées dans chaque État. Dès les années 1880, l'USDA était le principal centre de recherche de l'agronomie naissante et employait la majorité des agronomes américains. Pour certains partisans de l'agriculture scientifique, plus particulièrement ceux qui souhaitaient voir les stations se tourner prioritairement vers la recherche plutôt que de fournir aux agriculteurs des services d'utilité immédiate, les stations expérimentales d'État devaient être placées sous l'autorité de l'USDA. Mais la crainte des abus d'une autorité centralisée et le souci de promouvoir l'autonomie des différents États l'emportèrent, et le texte de loi fut rédigé de manière à attribuer à l'USDA des pouvoirs flous de conseil et de coordination, mais pas de rôle directeur dans l'activité des stations. Naquit ainsi une liaison ambivalente qui perdura entre les stations expérimentales et un département de recherche de l'USDA en croissance rapide, que la pénurie nationale de personnel qualifié ne fit que compliquer54 . Ces tensions s'exprimèrent autour de la distinction entre recherche appliquée et fondamentale, et autour de la délimitation des juridictions des agences fédérales et d'État, ce problème récurrent de la société américaine. Alors que les chercheurs de nombreuses stations expérimentales se voyaient contraints de passer une bonne part de leur 52. DANBOM, 1986b. 53. KERR, 1987; KNOBLAUCH, LAw, et MEYER, 1962. 54. KERR, 1987; FERLEGER, 1990. Histoire et Sociétés Rurales, n' 7,1" semestre 1997, p. 97-132. 118 Susan Carol ROGERS temps à inspecter les produits achetés ou vendus par les agriculteurs, les chercheurs de l'USDA étaient en général moins incités à fournir de tels services à la clientèle agricole, et pouvaient se consacrer davantage à la recherche scientifique. Du coup, l'USDA proclamait sa supériorité scientifique, et considérait les stations expérimentales comme des avant-postes de deuxième zone, débauchant leurs employés les mieux formés tout en décourageant leurs efforts de développement de services utiles à leur clientèle et en soutenant les tentatives de restructuration de l'activité des stations en direction de la recherche scientifique 55 . Les stations ne furent en définitive jamais phagocytées par l'usDA grâce aux fortes réticences soulevées par l'idée d'un corps de chercheurs centralisé à Washington, grâce aussi au soutien apporté aux stations par ces mêmes clientèles qui n'entendaient point privilégier la recherche fondamentale. Le lien entre les stations expérimentales et les facultés Land-grant auxquelles elles étaient rattachées administrativement était tout aussi ambivalent56 . La question fut également débattue à l'époque de la loi Hatch, et certains partisans des stations défendirent l'idée de stations isolées, indépendantes des institutions d'enseignement. Mais le prix à payer pour assurer le financement public des stations était leur incorporation dans le système Land-grant institué par le gouvernement fédéral. Pour les facultés, les stations représentaient une contribution inespérée dans leur lutte permanente pour gagner le soutien du public agricole. Les chercheurs des stations offraient des services plus immédiatement attractifs que l'enseignement supérieur offert par les facultés, et l'on allait souvent leur demander de surcroît de gérer la ferme-école de la faculté, de disséminer l'évangile scientifique par des conférences publiques, et d'assurer certains enseignements universitaires. La loi Hatch renforça donc la capacité de relations publiques des facultés Land-grant et leur fournit du personnel supplémentaire, mais elle les aida aussi financièrement. Les administrateurs de faculté affectant les fonds prévus par la loi Hatch pour 1'« entretien de la station expérimentale» avaient tendance à interpréter cette obligation de manière très extensive. Le sort des chercheurs en station, d'après nombre de sources, n'était guère enviable : ils étaient méprisés par les «vrais chercheurs» de leur université, contraints d'offrir certains services en permanence, souvent ridiculisés par les agriculteurs à qui ils étaient obligés de porter la bonne parole; ils étaient chargés de tâches d'enseignement qui contribuaient à les empêcher de poursuivre leurs travaux scientifiques. LUSDA, grâce à son rôle de contrôleur de l'utilisation des fonds Hatch, faisait tampon jusqu'à un certain point entre les stations et les facultés, et incitait ces dernières à faciliter le travail scientifique en station. La loi Adams de 1906, qui instituait des subventions fédérales réservées à la recherche fondamentale en station expérimentale, était en grande partie le produit des efforts que l'USDA (et particulièrement l'omniprésent A. C. True) avait faits pour 55. MARcus, 1988; PORTER, 1979; FERLEGER, 1990. 56. KNOBLAUCH, LAw, et MEYER, 1962; KERR, 1987; MARcus, 1985. L'enseignement agricole aux États-Unis 119 dégager l'activité des stations des services aux clients. En même temps, l'inclusion des stations dans un système Land-grant consolidé, et le fait que les stations et les facultés, en joignant leurs efforts, avaient réussi à s'assurer le soutien d'une clientèle puissante issue du monde agricole et de celui des affaires, contribuèrent à enraciner ces institutions dans le long terme. La loi Smith-Lever: enseignement, recherche et vulgarisation (1914) La loi Smith-Lever de 1914 établissait un Service de Vulgarisation dans chaque État, sous les auspices des facultés Land-grant. Elle a été interprétée parfois comme le produit des tensions qui marquèrent l'histoire institutionnelle des stations expérimentales à leur début 57 . La création d'un Service de Vulgarisation couvrant tout le pays et imposé au niveau national fut ardemment défendue par les mêmes groupes d'intérêts issus des chemins de fer, de la banque, du monde des affaires ou de l'agriculture commerciale qui avaient déjà promu le système Land-grant, cherché à populariser une agriculture scientifique tournée vers des gains de productivité, et voulu contrer l'agitation politique liée au populisme agrarien 58 . En tout état de cause, le Service de Vulgarisation constitua le troisième élément du système Land-grant, quelle que soit l'interprétation choisie pour expliquer son émergence, apportant une solution toute naturelle au caractère conflictuel des exigences imposées aux chercheurs en station, compensant l'incapacité des facultés Land-grant et des stations expérimentales à offrir des services adéquats et à transformer les pratiques agricoles, ou satisfaisant des intérêts économiques ou politiques particuliers. Dorénavant, le rôle de dissémination des idées et des savoirs scientifigues et la fourniture de services pratiques immédiats aux agriculteurs de chaque Etat seraient abandonnés au personnel Land-grant du Service de Vulgarisation, ce qui laissait les chercheurs en station libres de chercher des solutions scientifiques aux problèmes agricoles, de même que les enseignants des facultés pouvaient se concentrer sur leur enseignement universitaire en classe et en laboratoire. Comme les stations expérimentales, la vulgarisation avait existé sous une forme ou une autre -et sous des auspices divers-, dès avant le vote d'une législation nationale. En réalité, la loi Smith-Lever ne faisait que réitérer des éléments des missions déjà contenues dans les lois Morrill et Hatch, en y ajoutant des clauses spécifiquement destinées à « aider à diffuser auprès du peuple américain des informations pratiques et utiles sur des questions liées à l'agriculture et aux arts ménagers 59 , et encourager la mise en pratique de ces connaissances 60 ». 57. 58. 1979. 1970. ROSENBERG, SCOTT, 59. Alors que les «arts mécaniques» avaient rapidement cessé d'être un objectif central du système Land-grant, les «arts ménagers» [home economics] étaient apparus dès le début du xxe siècle dans les programmes de vulgarisation, et furent bientôt intégrés dans le cursus des facultés et l'activité des stations expérimentales. Le développement des «arts ménagers» aux États-Unis et ses Histoire et Sociétés Rurales, n' 7,1" semestre 1997, p. 97-132. 120 Susan Carol ROGERS Comme nous l'avons vu, les institutions Land-grant avaient essayé, dès leur création et en accord avec les exigences de leurs lois fondatrices, de disséminer 1'« évangile de la science» auprès du public agricole de leurs États. En plus des services pratiques offerts par les chercheurs en station, ces derniers, ainsi que les enseignants des facultés d'agriculture, étaient généralement tenus d'entretenir une ferme-école de faculté sur laquelle les exploitants pouvaient constater la mise en pratique des nouvelles méthodes. Chercheurs et enseignants étaient également fréquemment envoyés parcourir l'État en donnant des conférences dans le cadre d' « instituts agricoles» itinérants ou de « trains de l'évangile de la semence du maïs». D'après la plupart des auteurs, toutefois, ce genre d'activité était soit insuffisante pour faire face à la demande, soit déplaisante et inutile aussi bien pour les conférenciers que pour leur audience. Nombre de groupes d'intérêts économiques déjà chauds partisans du développement des stations expérimentales soutenaient tout aussi ardemment les efforts consentis par le système Land-grant pour disséminer largement les techniques d'amélioration de la productivité, et développèrent même leurs propres programmes éducatifs. Scott fait remarquer que les compagnies de chemins de fer, aussi soucieuses de créer le fret que de le transporter, s'étaient lancées à fond dans ce type d'activité dès les années 1880. Vers 1900, des programmes combinant la promotion de l'agriculture scientifique, la démonstration de techniques nouvelles et la publicité commerciale avaient été développés sur tout le territoire des États-Unis, aussi bien par les fabricants de machines agricoles que par les grandes firmes d'engrais, les négociants céréaliers ou les associations de banques 61 . Enfin, beaucoup d'organisations agricoles ne se contentaient pas de faire pression sur les institutions Land-grant pour obtenir des services et une formation pratiques, mais s'étaient lancées dans l'organisation de leurs propres programmes de formation agricole. Le Farm Bureau [Bureau agricole] en particulier figure jusque dans les comptes rendus les plus sommaires des débuts du Service de Vulgarisation62 . Le premier Bureau agricole fut fondé en 1911 par un groupe de gros agriculteurs de Binghamton, État de New York, qui engagèrent en leur relations avec les institutions Land-grant ont une histoire propre qui, aujourd'hui encore, reste à écrire. Ces arts, généralement considérés comme moins nobles que l'agriculture, apparaissent à peine dans les histoires du système Land-grant. Leur présence dans la loi Smith-Lever est probablement en grande partie le résultat de l'influence de la Country Lift Commission (Commission sur la vie rurale) nommée par le président Théodore Roosevelt en 1907 et dont le rapport final fut rendu en 1909. Ce rapport mettait l'accent sur le fait qu'améliorer la santé et la satisfaction des ruraux était au moins aussi important que l'accroissement de la productivité commerciale. La rationalisation et la modernisation des foyers ruraux étaient considérées comme aussi cruciales pour le bien-être des agriculteurs que celles des techniques agricoles (DANBOM, 1979, p. 43-50; ELLSWORTH, 1960). 60. Smith-Lever Act, 8 mai 1914 (38 Stat. L., 372), section 1. 61. SCOTT, 1970, p. 170-205; DANBOM, 1979. 62. Par exemple ROGERS, 1989, p. 139-141. L'enseignement agricole aux États-Unis 121 nom collectif un diplômé de la faculté Land-grant de Cornell, en tant qu'« agent pour le comté» chargé de démontrer et disséminer les techniques de l'agriculture moderne chez les exploitants de la région. En peu d'années, un grand nombre de Bureaux agricoles de comté avaient été fondés à travers tout le pays, dans un but éducatif similaire. Regroupés par la suite au niveau des États, ils constituèrent enfin une fédération nationale, l'American Farm Bureau Federation (AFBF) en 1919. Par la suite, l'AFBF se concentra sur l'action politique, inspirant ou influençant la législation agricole fédérale, et demeure encore de nos jours l'une des plus grosses et des plus puissantes organisations agricoles 63 . Dans beaucoup d'États, cependant, la fédération conserva longtemps des liens étroits - et parfois institutionnalisés - avec le Service de Vulgarisation. Pour certains, ces liens démontrent une intégration réussie de ce Service à sa clientèle agricole, tandis que d'autres y voient une intrusion critiquable d'une organisation à but essentiellement politique dans une institution supposée rester politiquement neutre. D'autres encore en font une cause ou un signe de la partialité politique du système Land-grant64 . La loi Smith-Lever prévoyait donc des subventions fédérales pour des activités déjà existantes et offrait aux États qui choisissaient d'établir un Service de Vulgarisation sous la direction conjointe de leur institution Land-grant et de l'USDA des subventions à hauteur des fonds votés à cet effet par le parlement de l'État. Cette loi renforçait donc le contrôle du secteur public sur la formation des agriculteurs, et attribuait à l'uSDA un rôle de supervision bien plus important que celui détenu par cette administration vis-à-vis des stations expérimentales ou des facultés agricoles. Une bonne partie du texte de la loi est d'ailleurs consacré à la définition d'un système grâce auquel les «recettes, dépenses, et résultats du travail coopératif de vulgarisation agricole dans chaque État» étaient étroitement supervisés par le Secrétaire à l'Agriculture, qui devait rendre compte directement au congrès des États-Unis (sections 3, 4, 6 et 7). Le transfert de la responsabilité pour l'éducation agricole du secteur privé à des institutions publiques a parfois été décrit comme un moyen de fournir une information impartiale aux agriculteurs, les protégeant ainsi de l'égoïsme des groupes d'intérêts privés. D'autres l'ont au contraire dénoncé comme une manière de faire supporter au contribuable les coûts de promotion des biens et services offerts par l'industrie agro-alimentaire. Il est certain que cette industrie compta parmi les partisans les plus enthousiastes de la nouvelle loi 65 . Mais cette 63. LAFBF était la plus puissante des organisations agricoles dans les années 1930, et joua un rôle essentiel dans l'élaboration d'une bonne partie de la législation agricole du New Deal, et dans le soutien des agriculteurs en faveur de cette législation. Plus récemment, l'AFBF s'est liée politiquement au Parti Républicain, développant une position économique très libérale et généralement hostile à toute forme d'intervention étatique en agriculture (CAMPBELL, 1962; BERGER, 1971). 64. BLOCK, 1960. 65. DANBOM, 1979. Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 97-132. 122 Susan Carol ROGERS dernière interdisait spécifiquement l'utilisation de fonds publics pour financer toute activité de type « trains agricoles» trop étroitement associée à des programmes sponsorisés par les entreprises et disséminant des pratiques ou des marchandises nouvelles parmi les agriculteurs. Les objectifs de la loi sont beaucoup plus clairs en ce qui concerne les institutions Land-grant. La loi Smith-Lever réitérait et renforçait les missions déjà confiées au système Land-grant de diffusion dans chaque État de connaissances pratiques sur l'agriculture, augmentait les ressources dont les institutions Landgrant pouvaient disposer, mais établissait également des distinctions très nettes entre les multiples fonctions de ces dernières. Ainsi, sans doute en réponse aux plaintes et aux conflits incessants parmi les porte-parole des agriculteurs sur l'emploi des ressources du système à des fins autres que les besoins de la clientèle agricole, la loi définissait comme travail de vulgarisation « l'instruction ou la démonstration pratique en agriculture ou en arts ménagers à destination de personnes non inscrites ou résidentes des dites facultés» (section 2)66; elle interdisait l'emploi de fonds destinés au Service de Vulgarisation pour financer les enseignements universitaires, les conférences sur le campus ou doter les facultés d'agriculture et leurs stations expérimentales (section 5). Depuis son origine, le Service de Vulgarisation a inclu deux catégories de personnels, les spécialistes de vulgarisation et les agents de vulgarisation pour le comté67. Les premiers, établis dans une institution Land-grant, ont un haut niveau de formation et collaborent étroitement aussi bien avec les enseignants et chercheurs relevant de leur domaine de compétence68 qu'avec les agents de vulgarisation pour le comté. Un agent de comté, lui, est un généraliste établi dans le comté dont il est respon- 66. Nous pouvons remarquer au passage que la loi ne limitait pas spécifiquement les efforts du Service de Vulgarisation à une clientèle agricole ou rurale. Le Service s'est de plus en plus consacré depuis quelques dizaines d'années aux questions des citadins dans les domaines de la nutrition ou du jardinage, à un degré impossible à mesurer à travers les sources disponibles, mais insuffisant pour certains, alors que d'autres y voient un abandon de sa véritable mission (WARNER et CHRISTENSON, 1984, p. 13). 67. D'après les chiffres de l'USDA, il y avait aux États-Unis en 1918, 500 spécialistes de vulgarisation et 5500 agents de vulgarisation. En 1982, le Service de Vulgarisation comptait 3700 spécialistes et 12000 agents (WARNER et CHRISTENSON, 1984, p. 13). 68. Il serait trompeur, de nos jours, de faire des distinctions trop nettes entre les enseignants des facultés d'agriculture Land-grant, les chercheurs en station et les spécialistes de vulgarisation. Tous sont nommés sur des postes appartenant à des départements divers à l'intérieur des facultés d'agriculture, et la plupart cumulent au moins deux de ces trois fonctions. Quelqu'un peut être engagé, par exemple, sur un poste comportant 40 % de recherche et 60 % d'enseignement. Sa fonction de recherche en fait un membre de la station expérimentale (qui peut elle-même n'avoir pas d'existence concrète), dont la candidature à des subventions Hatch ou autres bourses de recherche est recevable, et qui est tenu de communiquer ses résultats à l'USDA. En tant qu'enseignant, il appartient à un département universitaire et doit donner des cours dans le cadre de la faculté. De même, une autre personne engagée sur un poste comportant 60 % de vulgarisation et 40 % d'enseignement devra consacrer une partie de son temps à la préparation de matériel de vulgarisation pour lequel il doit rendre compte à la fois à l'USDA et à son faculté, tout en donnant des cours. Le salaire L'enseignement agricole aux États- Unis 123 sable, et qui travaille à la fois avec les agents de vulgarisation dans toute une série de domaines et avec les agriculteurs de sa zone. Le Service de Vulgarisation inclut donc deux types de fonctions charnières opérant ensemble pour relier les activités universitaires et scientifiques du système Land-grant aux besoins pratiques d'une clientèle plus large. La loi Smith-Lever elle-même ne spécifie rien quant aux rôles des organisations agricoles, mais nombre d'États, tout en respectant les critères d'attribution des subventions fédérales, stipulèrent que les agents de vulgarisation devaient être patronnés par des conseils agricoles de comté (County boards offarmers). C'est donc en plaçant l'élément de vulgarisation du système Land-grant en partie sous le contrôle des agriculteurs que fut enfin résolu le problème, si longtemps générateur de conflits, du degré de responsabilité vis-à-vis de leur clientèle agricole. Danbom affirme qu'au départ l'accueil réservé aux agents de vulgarisation et à leur compétence ne fut guère enthousiaste parmi les agriculteurs ou les organisations rurales existantes 69 . Dans de nombreux États toutefois, des Bureaux agricoles, déjà actifs ou fondés pour l'occasion, regroupèrent tous ceux qui s'intéressaient à l'agriculture scientifique, et offrirent aux agents un patronage local. De fait, la plupart des histoires de l'AFBA attribuent à la loi Smith-Lever la rapidité avec laquelle cette organisation se développa, phénomène peu souligné dans les histoires des institutions Land-grantlo. Le Service Coopératif de Vulgarisation et l'organisation des Bureaux agricoles bénéficièrent d'un nouvel élan avec l'entrée des États-Unis dans la Première Guerre mondiale, en 1917. Le congrès américain, redoutant tout à la fois un problème d'auro-suffisance alimentaire en temps de guerre et l'indifférence ou le pacifisme parmi les agriculteurs, en vint à considérer les agents de vulgarisation comme un élément potentiellement important dans la mobilisation de la population agricole pour l'effort de guerre, et débloqua un financement exceptionnel destiné à accroître le nombre d'agents de vulgarisation sur le terrain. Déjà présents dans un comté sur deux environ au début de 1917, les agents remplissaient leurs fonctions dans plus de 80 % des 2800 comtés du pays dès l'été 1918, quatre ans seulement après le vote de la loi Smith-Lever71 . À la fin de la Première Guerre Mondiale, le Service de Vulgarisation était donc solidement enraciné à la fois dans le système Land-grant et à travers tout le territoire des États-Unis. Pour les première décennies de ce siècle, Danbom décrit ce Service et ses agents de comté comme des acteurs essentiels de l'avène- correspondant sera versé en partie sur le budget du Service de Vwgarisation, en partie sur le budget de la faculté. Du même coup, un département appartenant à une faculté Land-grant a toutes les chances d'employer à la fois des enseignants, des chercheurs et des spécialistes de vulgarisation. 69. 70. 71. DANBOM, 1979, p. 86-94. 1962; ROGERS, 1989. 1979, p. 99. CAMPBELL, DANBOM, Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, 1" semestre 1997, p. 97-132. 124 Susan Carol ROGERS ment hégémonique des valeurs urbaines et industrielles dans les campagnes 72 . Mais en dehors de cet auteur, les historiens n'ont guère étudié le processus par lequel le Service est devenu un agent efficace de changement, ni la façon dont ce corps de fonctionnaires numériquement important a pu se maintenir malgré le déclin de la démographie agricole et une atmosphère généralement hostile à l'idée même d'un secteur public centralisé. Dès ses débuts, le but officiel des institutions Land-grant a été de servir l'intérêt national en s'adressant aux « classes laborieuses », plus tard élargies de manière ambiguë au « peuple» ou réduites aux agriculteurs, un public en tout cas plus varié que celui visé par d'autres institutions d'enseignement supérieur; seule la certitude que le système allait atteindre ce but pouvait justifier le recours à un financement public permanent et le soutien des institutions fédérales et d'État. Du même coup, la légitimité du soutien public au système Land-grant a été mise en doute, les critiques affirmant qu'il n'était utile qu'à un petit groupe de scientifiques et d'hommes d'affaires, et ne bénéficiait en rien à la masse des agriculteurs ou au grand public, quand bien même il ne leur était pas nuisible. Peut-être un système national d'institutions publiques tel que le système Land-grant, totalement anormal dans le contexte américain, est-il particulièrement vulnérable à la critique et requiert-il des justifications particulièrement stridentes. En tout état de cause, il ne fait aucun doute que l'intégration du Service de Vulgarisation dans les institutions Land-grant aida ces dernières à garantir le caractère justifiable de leur patronage gouvernemental, en les rendant plus capables de fournir directement des services utilisables par un large public. Pratiquement toutes les histoires de Land-grants se soucient d'affirmer (dans les travaux commémoratifs) ou de mesurer (dans les travaux plus analytiques) le succès rencontré par ce système dans l'accomplissement de sa mission démocratique pendant les cinquante premières années de sa création. Il est possible de répondre - comme il l'a été fait - à cette question de multiples façons, entre autres parce qu'il n'y a de consensus ni sur le degré exact du soutien populaire aux institutions Land-grant ni sur le type de clientèle que ces institutions auraient dû servir, ni sur la nature réelle des besoins des groupes auxquels elles s'adressaient. Nous avons vu par exemple que certains historiens insistent sur l'indifférence de la majorité des agriculteurs à l'établissement des institutions Land-grant; d'autres au contraire démontrent, en utilisant des sources différentes, qu'un public agricole appréciateur contribua puissamment à construire ces nouvelles institutions. De même, l'accent mis sur l'innovation technique et les gains de productivité a plus servi, pour certains, à promouvoir les intérêts de l'agro-alimentaire que ceux de la masse des agriculteurs ou du grand public, tandis que d'autres y voient la source des progrès réalisés par les agriculteurs américains et un élément du renforcement et de la modernisation de l'économie 72. Ibid. L'enseignement agricole aux États- Unis 125 nationale, le considérant donc comme d'utilité publique puisqu'il a contribué au progrès intérieur et à l'amélioration de la position internationale des États-Unis. Ces interprétations opposées reposent néanmoins sur un consensus frappant autour d'une idée, commune à tous ces auteurs, selon laquelle le système Landgrant, en bien ou en mal, joua un rôle essentiel dans la tournure que prit le développement de l'agriculture américaine. Des doutes s'expriment parfois dans cette historiographie quant au caractère significatif de la contribution des institutions Land-grant au développement scientifique américain, mais même les critiques les plus acerbes ne se demandent jamais quelle est l'importance réelle du rôle joué par ce complexe institutionnel dans la transformation du secteur agricole aux États-Unis. C'est au système Land-grant, qu'il soit décrit comme démocratique ou anti-démocratique dans ses origines ou dans sa pratique, d'utilité publique ou bien contraire à l'intérêt général, qu'est régulièrement attribuée la création de l'agriculture rationalisée, commercialisée et hautement productive, associée aujourd'hui à l'Amérique. Lapport scientifique du système Land-grant peut en définitive être considéré comme périphérique par rapport à la mission d'origine aussi bien qu'en termes d'intérêt général, mais ses contributions à la modernisation et au développement économiques sont jugées comme centrales de ces deux points de vue. La critique selon laquelle l'agriculture produite par le système Land-grant n'a pas été une avancée entièrement bénéfique est donc bien une critique de fond, mais suggérer que ce système pourrait n'avoir eu qu'une influence minime sur la trajectoire du développement agricole américain semble être une accusation beaucoup trop outrancière. Le déterminisme institutionnel universellement impliqué ici semble fonctionner de deux manières, dont l'une ou l'autre est privilégiée dans les chroniques, mais rendant très généralement le système Land-grant responsable à la fois du développement et de la dissémination de pratiques agricoles rationnelles et techniquement innovantes, et de l'élaboration et de la diffusion d'idées nouvelles sur l'agriculture. En d'autres termes, les institutions Land-grant sont présentées comme ayant joué un rôle essentiel non seulement en rénovant des méthodes agricoles limitées et archaïques, mais également en discréditant la vieille vision de l'agriculture comme activité principalement morale ou spirituelle, innée, et partie intégrante de l'ordre moral américain, une vision qui avait d'ailleurs justement fourni une importante justification à la création de ces mêmes institutions publiques du système Land-grant. Grâce à celles-ci, l'agriculture aurait été redéfinie comme une activité de production de biens marchands exigeant, comme toute autre entreprise, certains talents de gestion mesurables essentiellement en termes d'efficacité et de productivité. Paradoxalement, cette transformation conceptuelle censée faire partie intégrante du triomphe économique de l'agriculture américaine n'en supprime pas moins la raison d'être de l'institution qui l'aurait menée à bien, puisqu'à partir du moment où l'on commence à considérer, pour le meilleur et pour le pire, l'agriculture comme un secteur économique semblable à tous les autres, il devient difficile, dans le contexte Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, le, semestre 1997, p. 97-132. 126 Susan Carol ROGERS américain, de justifier le maintien d'un système institutionnel élaboré et publiquement subventionné voué à la promotion des intérêts de cette agriculture, ou à son futur développement. Le système Land-grant est considéré comme un facteur important dans la transformation de l'agriculture américaine, mais son efficacité comme agent de changement n'est attribuée ni à l'intervention étatique qui lui donna naissance ni à sa structure relativement centralisée. Tout se passe comme si les historiens du système avaient été convaincus que des institutions publiques centralisées ne pouvaient pas être les agents d'un changement efficace. Dans les études les plus critiques, les institutions étatiques apparaissent bien parfois comme mécènes, partenaires, ou dupes d'une alliance diabolique trahissant l'intérêt général par l'intermédiaire du système Land-grant; leur implication, et l'engagement concomitant de la confiance ou des fonds publics, ne font qu'aggraver l'énormité du crime commis. Dans beaucoup d'études, toutefois, y compris les plus commémoratives, l'accent est mis sur le rôle des personnes privées ou des groupes informant le système de l'intérieur ou l'influençant de l'extérieur, sur les spécificités historiques ou structurelles d'institutions particulières, ou sur ses caractéristiques qui occultent les interventions du gouvernement fédéral73. I.:histoire de ce système, comme agent de transformation remarquablement efficace, pourrait fournir les bases d'une démonstration de l'efficacité de la centralisation et des mérites du patronage fédéral; de manière assez remarquable, les choses ne sont jamais présentées ainsi. Certes, la création d'institutions destinées à rationaliser la production agricole n'est pas propre aux États-Unis. Le système Land-grant se distingue peut-être d'efforts comparables dans d'autres pays par sa centralisation et son enracinement. S'il s'en démarque par son intégration des fonctions d'enseignement supérieur, de recherche et de vulgarisation, il n'en est pas pour autant le produit des forces naturelles ou du génie propre à l'Amérique, quoi qu'en disent ses historiens attitrés. Référence à l'Europe est tout de même faite dans quelques études, plus particulièrement en ce qui concerne les racines européennes de l'agronomie américaine. Nombre cl' auteurs font remarquer que les premiers agronomes américains étaient nombreux à avoir été formés en Allemagne, en Écosse, ou ailleurs en Europe 74 . De plus, la très large dissémination de versions popularisées des idées 73. De fait, la nature décentralisée du système est un thème qui revient avec une insistance frappante dans les brochures contemporaines éditées par l'USDA ou les institutions Land-grant pour le grand public. Compte tenu du fait que les domaines de l'enseignement et de la recherche dans un cadre américain sont généralement considérés comme décentralisés, le besoin affiché d'attirer explicitement l'attention sur cette caractéristique lorsque le système Land-grant est en cause semble bien constituer un effort d'affirmation d'un caractère normal quelque peu contrefait. De même, il est difficile d'omettre complètement le rôle du gouvernement fédéral dans le système, mais cette anomalie est presque toujours réarrangée sous forme de référence à un « partenariat entre gouvernement fédéral et États». 74. ROSSITER, 1975, donne le plus de détails à ce sujet, retraçant la façon dont l'Allemagne attirait des pionniers américains de l'agronomie, mais aussi la façon spécifiquement américaine dont L'enseignement agricole aux États- Unis 127 du chimiste allemand Liebig jusque chez les agriculteurs des reglOns les plus reculées est considérée parfois comme l'explication d'une croyance répandue chez les Américains à la fin du XIXe siècle, et selon laquelle la chimie pouvait apporter des solutions immédiates aux problèmes de la production agricole 75 . Enfin, le développement de stations expérimentales comme sites de recherche appliquée au service d'une clientèle est généralement considéré, et l'était déjà à l'époque, comme s'opposant au modèle européen, et particulièrement allemand, de recherche fondamentale plus abstraite 76 . Diverses citations indiquent que l'Europe a fourni un point de référence important - et le plus souvent négatif - pour la construction du système Landgrant, et cette caractéristique mériterait d'être explorée. Ainsi, il y a certainement une référence au Vieux Monde dans l'affirmation, fréquente à l'époque, selon laquelle sans l'instruction dispensée par les facultés Land-grant, l'agriculteur américain, colonne vertébrale de la démocratie, risquait de devenir un paysan, pauvre reste du féodalisme 77 . De même, chaque élément du système était justifié au nom de la nécessité de mettre la science à la portée de tous les agriculteurs, plutôt que de la réserver à une élite terrienne privilégiée, comme en Europe. Si les concepteurs du système prenaient position par rapport à des développements réels ou imaginaires dans d'autres pays, ses historiens n'ont guère fait d'efforts pour le replacer dans une perspective comparative78 . Il y a certainement dans son histoire des aspects strictement américains et, de ce fait, peut-être explicatifs. Mais certains des dilemmes, des tensions et des solutions qui apparaissent dans le cadre du système Land-grant pourraient être observés dans des entreprises comparables ailleurs. En réalité, dans la mesure où ce système représente une anomalie dans le contexte américain, certaines de ses caractéristiques seraient mieux analysables dans une étude comparative transnationale. Je considère pour ma part que c'est le rôle inhabituellement important dans un cadre américain de l'État fédéral qui a amené l'historiographie à se concentrer sur l'utilité publique du système, commémorant sa contribution au bien-être national, ou contrant les prétentions de l'hagiographie à coup d'analyses des intérêts particuliers qu'il a servis ou desservis. Un plus large éventail de questions pourrait être posé sur la façon dont les institutions Land-grant ont pris leur forme définitive, ou sur le ces derniers reprirent et appliquèrent les idées de Liebig à leur retour (cf. aussi KNOBLAUCH, LAw, et MEYER, 1962; KERR, 1987). 75. ROSENBERG, 1971. 76. CARSTENSEN, 1960; ROSENBERG, 1979; le jugement que Carstensen porte sur ce point vaut d'être cité: les chercheurs en station américains « n'eurent jamais l'occasion d'imiter leurs collègues européens qui, jusqu'à nos jours en certains endroits, sont restés à l'écart et dédaigneux des applications pratiques de la science dans la vie quotidienne» (CARSTENSEN, 1960, p. 20). 77. Cf. la lettre de 1912, envoyée par E. Davenport, doyen de la faculté d'Agriculture de l'université d'Illinois, au Président Wilson, nouvellement élu, citée dans ROSENBERG, 1979, p. 157. 78. Pour FINLAY, 1988, l'agronomie allemande du xrxe siècle était moins tournée vers la recherche fondamentale que ne l'ont supposé les historiens américains ou les agronomes. Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, la semestre 1997, p. 97-132. 128 Susan Carol ROGERS rôle qu'elles ont joué dans l'évolution de l'agriculture, si le système dont elles relèvent était traité comme un cas parmi d'autres. BIBLIOGRAPHIE BAKER, Gladys, The CountyAgent, Chicago, University of Chicago Press, 1939. BERGER, Samuel R., Dollar Harvest. The story ofthe Farm Bureau, Lexington MA, Heath, 1971. BERRY, Wendell, «Jefferson, Morrill, and the Upper Crust», in The Unsettling of America. Culture and agriculture, New York, Avon, 1978, p. 143-169. BLOCK, William J., The Separation of the Farm Bureau and the Extension Service. Political issue in a fèderal system, Urbana, University of Illinois Press, 1960. BUTTEL, Frederick H., «The Land-grant system. 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Dans la plupart des États, plusieurs campus différents relèvent d'universités publiques. Le nom de lieu qui suit le trait d'union permet d'identifier le campus en fonction de la municipalité ou de la ville de résidence. Dans beaucoup de cas, le campus principal coïncide avec l'institution Landgrant, elle-même souvent installée en dehors de la capitale ou de la ville principale de l'État. Plusieurs de ces campus sont situés dans des municipalités dont le nom contient le terme College ou University Park, municipalités souvent fondées autour de ces institutions. Land-grant pour chaque État Seconde Land-grant Auburn University (Alabama) University of Alaska-College University of Arizona-Tuscon University of Arkansas-Fayetteville University of California-Berkeley, Davis, etc. Colorado State University-Fort Collins University of Connecticut-Storrs University of Delaware-Newark University of Florida-Gainesville University of Georgia-Athens University of Hawaii-Honolulu University ofIdaho-Moscow University of Illinois-Urbana Purdue University (Indiana) Iowa State University-Pillles Kansas State University-Manhattan University of Kentucky-Lexington Louisiana State University-Baton Rouge University of Maine-Orono University of Maryland-College Park University of Massachussets-Amherst *Alabama A & M University *University of Arkansas-Pine Bluff *Delaware State College-Dover *Florida A & M University *Fort Valley State University (Georgia) *Kentucky State University-Frankfort *Southern University (Louisiana) *University of Maryland-Eastern Shore Massachusetts Institute ofTechnology79 79. Le Massachusetts fut le seul État qui sépara sa concession foncière Land-grant en un fonds destiné à l'instruction agricole et un autre aux « arts mécaniques ». Le premier servit à fonder une faculté d'Agriculture publique à Amherst, tandis que le second fut versé au MIT, une institution privée de Cambridge. Quelques autres États commencèrent par attribuer leur fonds Land-grant à une université privée existante (Yale, Brown et Dartmouth devinrent pour un temps les institutions Land-grantdu Connecticut, de Rhode Island et du New Hampshire), mais à l'heure actuelle Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, 1" semestre 1997, p. 97-132. 132 Susan Carol ROGERS Michigan State University-East Lansing University of Minnesota-Minneapolis Mississipi State University-State College University of Missouri-Columbia Montana State University-Bozeman University of Nebraska-Lincoln University of Nevada-Reno University of New Hampshire-Durham Rutgers University (New Jersey) New Mexico State-University-University Park Cornell University (New York) North Carolina State University-Raleigh Greensboro North Dakota State University-Fargo Ohio State University-Columbus Oklahoma State University-Stillwater Oregon State University-Corvallis Pennsylvania State University- University Park University of Puerto Rico-Rio Piedras University of Rhode Island-Kingston Clemson University (South Carolina) South Dakota State University-Brookings University of Tennessee-Knoxville Texas A & M University-College Station Utah State University-Logan University ofVermont-Burlington Virginia Polytechnic Institute Washington State University-Pullman West Virginia University-Morgantown University of Wisconsin-Madison University ofWyoming-Laramie *Alcorn State University (Mississipi) *Lincoln University (Missouri) State University of New-York-Cobleskill *North Carolina A&T State Universiy- *Langston University (Oklahoma) *South Carolina State College-Orangeburg *Tennessee State University-Nashville *Prairie View A & M College (Texas) *Virginia State College-Petersburg *West Virginia State College-Charleston * Institution Land-grant de 1890. Dans la plupart des États ayant plus d'une institution Land-grant, l'une d'entre elles est du ressort de la législation de 1890, qui prévoyait l'ouverture aux citoyens noirs. La plupart avaient été fondées avant 1890 comme institutions d'enseignement pOut les noirs, mais devinrent à cette date des candidates pour la distribution de subventions spéciales fédérales et d'État. Elles ont conservé l'objectif de satisfaire les besoins des populations noires de leur État, bien que la ségrégation institutionnelle qui provoqua leur création ait disparu (cf. Agricultural History, LXV-2, 1991, numéto spécial sur « The 1890 Land-Grant Colleges and Universities», et particulièrement HUMPHRIES, 1991). le MIT est la seule institution Land-grant privée existante. C'est également la seule à ne pas avoir de faculté d'Agriculture, au point que son statut est une curiosité. Cornell, dans l'État de New York, constitue également une anomalie, puisque sa faculté d'Agriculture est publique, alors que le reste de l'université est privé. SOURCES UN PROCÈS DE SORCELLERIE EN LORRAINE DU SUD AU DÉBUT DU XVIIe SIÈCLE Jean-Claude DIEDLER* " A les ruraux, qui représentent la majeure partie de la population, forment une masse silencieuse. Dans les communautés, les liens de socialité se tissent selon une culture du geste et de la parole. Quand il existe, l'écrit émane de l'élite institutionnelle; il ne révèle que très inexactement un monde dont elle s'est éloignée l . Est-ce à dire que les comportements de la majeure partie de la population des XVIe et XVIIe siècles doivent échapper à l'historien, comme on aime à le prétendre? Pour l'infirmer, il faut trouver à la fois des sources aussi proches que possible du monde des campagnes et une méthode pour les aborder. La réflexion sur des situations orales concrètes engage à une approche pertinente, fondée sur l'établissement d'une sémantique relationnelle du langage quotidien. La tâche est cependant ardue car le mot qui accompagne le geste reste auréolé d'un espace d'incertitude, souvent difficile à saisir. La plupart du temps, une terminologie peu adéquate affecte la rigueur des propos2. Une autre difficulté tient à la pauvreté du lexique: un même mot s'enveloppe de nuances, positives ou négatives, qui, pour être saisies, exigent l'analyse d'un grand nombre de situations orales. Aussi le corpus disponible doit-il être suffisamment important et ne pas trop comporter de lacunes chronologiques. C'est à ces exigences que répondent les archives judiciaires sur la répression de la sorcellerie3 . En Lorraine, ces procès sont le fait d'une cour rurale sans prétentions juridiques: le maire, qui dirige les débats, et le clerc-juré, qui les rédige, appartiennent au même monde qu'un accusé qùils connaissent fort bien. Lensemble des informations ouvertes contre les adeptes de Satan constitue ainsi une manne documentaire sur la population rurale des duchés. L'ÉPOQUE MODERNE, * 61, Le Haut du Mont, 88460 XAMONTARUPT. 1. Le travail que Pierre Ronzeaud a naguère consacré aux « représentations» du peuple est caractéristique à cet égard (RONZEAUD, 1988). 2. MATORÉ, 1988. 3. Pour les provinces de l'est de la France, des actes de procès de sorcellerie ont déjà été édités. Cf., par exemple, « Condamnation pour sorcellerie à Vesoul (Haute-Saône) en 1607", in Musée des Archives départementales. Recueil de fac-similé héliographiques de documents tirés des archives des préfectures, mairies et hospices, Paris, Imprimerie Nationale, 1878, n° 154 (et planche LVll), p. 358-368 (NDLR). Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, 1"' semestre 1997, p. 13~72. 134 Jean-Claude DIEDLER Les procès-verbaux d'information pour sorcellerie en Lorraine En Lorraine du Sud, environ 280 procès-verbaux d'information sont disponibles pour les seules régions de Saint-Dié et de Bruyères. Sur l'ensemble des duchés, nous avons recensé 1 076 procès disponibles sans même compter les Évêchés. Conservées dans la série B des Archives de Meurthe-et-Moselle et dans la série G de celles des Vosges, ces sources forment un ensemble cohérent, ce qui en fait la valeur. Les comptes des receveurs ducaux de Saint-Dié et de RaonLÉtape, classés chronologiquement, se succèdent de 1494 à 1663 avec seulement cinq années lacunaires 4 ; les archives des chapitres déodatien et romarimontain sont conservées dans la série G du dépôt d'Épinal, par ordre alphabétique des communautés5. Pour aborder pareil corpus, la réflexion initiale doit partir de l'organisation administrative et des rapports entre les pouvoirs. Que la justice soit rendue par le doyen d'un chapitre ou par un procureur ducal, ses verdicts demeurent soumis à l'appréciation du tribunal nancéien du Change, une instance centrale qui, dès le milieu du XVIe siècle, a pour objet de contrôler les décisions des justices inférieures ; elle est entre les mains du procureur général du duché qui, assisté d'un collège d'échevins, examine les dossiers et entérine les sentences. Les pièces de procédure (les justificatifs de la rémunération du procureur, par exemple) sont consignées dans les registres des receveurs ducaux, au même titre que les frais d'une exécution qui reste à la charge du prévôt ducal et les inventaires des biens des condamnés. Lobligation imposée aux alleutiers de consulter le tribunal central pour tous les cas relevant de la haute justice assure de la présence d'un double des états annuels des exécutions à Nancy. Par conséquent, les lacunes éventuelles sont le plus souvent évitées. Des différends communautaires, qui n'auraient pas résisté à l'oubli, comme ceux qui émaillent les plaids banaux, ont également été conservés à cause de l'habitude prise par les dominants de faire systématiquement appel devant la justice ducale d'une condamnation prononcée par les justices inférieures. Si les procès conservés à Nancy ont été explorés par Étienne De1cambre, ceux d'Épinal ont été seulement classés par l'archiviste Francis de Chanteau et ses successeurs6 . Leur travail s'achève avec la table alphabétique dressée par André 4. Arch. dép. Meurthe-et-Moselle, B 8612 à 8764; manquent les années 1520, 1543, 1544, 1545 et 1551. 5. Pour le chapitre de Saint-Dié, cE Arch. dép. Vosges, G 464 à 802, auxquelles il faut ajouter les liasses G 2716 à 2719 qui concernent des pièces de procédure du chapitre, récemment classées, et couvrant la période 1571-1662. On consultera aussi la liasse 3 B 211 qui renferme les procédures criminelles de la principauté de Salm à partir de 1642. 6. DE CHANTEAU, Francis, GUILMOTO, Gustave, et CHEVREUX, Paul, Inventaire sommaire des Archives départementales des Vosges, série G, Épinal, 1868-1896 (11 t.). Le t. 1 concerne le chapitre de Saint-Dié. Un procès de sorcellerie en Lorraine au début du XVIIe siècle 135 Philippe7. Certains procès ont été repris par Léopold Duhamel dans ses Documents rares et inédits de l'histoire des Vosges B• La plupart cependant consti- tuaient un ensemble inexploré et la synthèse entre les deux dépôts n'avait jamais été faite. Lapproche paléographique des documents est difficile, ce qui explique les erreurs émaillant les publications, surtout dans la transcription des surnoms, et un classement chronologique quelquefois erroné. La seule manière de relier les sources entre elles, sans tomber dans le piège d'une anthroponymie mouvante, consiste à les aborder en fonction de l'identité du prévenu, cernée à partir de l'évolution de son surnom. Ce travail de longue haleine est facilité par des séries chronologiques sans ruptures. Un procès-verbal d'instruction se compose généralement de cinq parties. On ouvre d'abord une information secrète, où dépose souvent la totalité des membres de la communauté. Le prévenu est ensuite interrogé à partir des témoignages qui viennent d'être réunis et qu'il ne connaît pas. Ses dénégations le conduisent à être confronté aux témoins initiaux - ses voisins, voire les membres de sa propre famille. Lensemble est d'une grande richesse et permet d'appréhender les relations endogènes de la communauté. Le compte rendu - le « besogné» - est alors soumis au procureur d'office qui en déduit un certain nombre d'indices, c'est-à-dire de recoupements ou d'hésitations. Il en demande la « purgation », qui revient à interroger sur ces points précis un accusé soumis à une contrainte de plus en plus sévère. La torture de la question n'intervient qu'après l'accord des échevins nancéiens du Change; son emploi est justifié par le fait que seul un aveu constitue une preuve, d'autant plus que le raisonnement s'appuie sur le syllogisme. La cinquième phase est le « prononcé» du jugement et de la sentence qui l'accompagne. Un exemple d'approche lexicale: le procès de Claudette Clauchepied Bien qu'atypique, le procès de Claudette Clauchepied peut être considéré comme un monument de la grande répression contre la sorcellerie. Il est d'une approche facile car il est assez bref, implique peu de protagonistes et offre une trame relativement linéaire où les effets de concaténation sont atténués. L interrogatoire met en évidence l'intelligence de l'accusée et surtout son expérience de guérisseuse, ce qui ouvre un vaste champ d'investigation. Le procès débute par un interrogatoire, puisqu'il n'y a pas eu de témoignages spontanés à 7. PHILIPPE, André, Inventaire sommaire des archives départementales antérieures à 1790. Vosges. Table générale alphabétique de la série G, Épinal, 1913. 8. DUHAMEL, 1868-1896, 11 tomes. Pour les sources vosgiennes, voir aussi Jean-Marie DUMONT, Guide des Archives des Vosges, Épinal, 1970, et pour le dépôt de Nancy, Henri LEPAGE, Inventaire sommaire des Archives départementales antérieures à 1790. Meurthe-et-Moselle, Nancy, 1884-1891. Cf. aussi François DE NEUFCHÂTEAU, Recueil authentique des anciennes ordonnances de Lorraine, Nancy, 1784: la période 1341-1645 est couverte, ce qui permet une utile confrontation avec les liasses G 252 et G 253 des Archives des Vosges. Histoire et Sociétés Rurales, n' 7, 1" semestre 1997, p. 133-172. 136 Jean-Claude DIEDLER cause de la crainte qu'inspirent les pouvoirs de l'accusée. Celle-ci y expose les moments forts de son existence. Car la vie de Claudette est remarquable. Son état de vagabonde livre une dimension spatiale, rare pour l'époque et sa catégorie sociale. Laccusée semble avoir effectué de nombreux déplacements en Alsace, en Comté et même en Bourgogne, lieu où la rumeur prétend qu'elle a été emprisonnée (carte 1). Elle dit posséder le don de reconnaître l'origine d'une maladie, qu'elle doit au fait d'être née et d'avoir été baptisée un Vendredi Saint pendant la lecture de la Passion9 . Entre elle et le Christ agonisant s'est établie une sorte d'osmose qui crée un lien entre les souffrances terrestres et le divin. Elle est investie d'un pouvoir pontifical au plein sens du terme, qui l'autorise à accomplir pour ses patients les pèlerinages qui s'imposent. Mais la concurrence est forte entre les guérisseurs de la prévôté de Bruyères: leurs rivalités conduisent Claudette devant la justice sous l'accusation de jeteuse de sorts. Sa réputation est ancienne puisque son premier mari, Claudel Stouvenin, de Champdray - un faing lO d'altitude isolé -, a été exécuté en 1592 en tant qu'Égyptien, c'est-à-dire diseur de bonne aventure. Linterrogatoire initial a lieu le 12 mars 1601. C'est la fin de l'hiver, période où l'activité des guérisseurs est intense. Depuis 1590, la région connaît une recrudescence d'adénomes scrofuleux - les écrouelles -, qui font si peur et que l'on soigne dans une maladrerie au sud de Bruyères ll . Avec un décalage chronologique d'une dizaine d'années par rapport à celle de Saint-Dié, la prévôté entame la répression. Claudette n'a pas le profil de la sorcière déodatienne, issue souvent de la classe aisée des laboureurs-artisans. Au début du XVlI esiècle, Bruyères préfère utiliser le système répressif pour éliminer ses étrangers et ses vagabonds, attirés par ses importantes foires 12 . Le début de l'interrogatoire dresse le portrait de l'inacceptable. Claudette incarne ce qu'une communauté ne peut confier à son potentiel de régulation interne. À la question de savoir où elle « residoit avant d'espouser son premier marit », elle répond « qu'elle s'est heu tenue longtemps avec une sienne sœur à Saincte Marye ». Elle ajoute même qu'elle a « aultrefois servy maistre es Allemaigne et s'ayant party, mendioit sa vie, vivante des aulmosnes des bonnes gens» (3, l. 26-28). Notre travail de thèse a démontré que la sorcellerie est venue d'Alsace, voire de la région alpine, par l'Allemagne du Sud. Les premiers procès touchent les environs de Mulhouse, au milieuduxvesiècle, au moment de la parution de l'Hexenhammerde Sprengler 13 . 9. Elle peut être comparée aux benandante du Frioul, qui disent livrer des batailles nocturnes contre les sorciers, cf. GINZBURG, 1966. 10. Lieu de défrichement. Il. La Madeleine de Laval-sur-Vologne (Arch. dép. Meurthe-et-Moselle, B 3728, procès de Jeanne Tihar, f"2). 12. DIEDLER, 1994, p. 117-126. 13. SPRENGLER, 1484. Les Lorrains s'appuient souvent sur l'eXpérience ultramontaine en la matière. C'est, par exemple, chez un apothicaire de Sélestat que la justice va faire examiner, en 1558, une poudre inconnue, supposée létale (Arch. dép. Vosges, G 259, pc. 7). Un procès de sorcellerie en Lorraine au début du XVIIe siècle 137 Pour ses juges, Claudette est une coupable potentielle d'autant plus probable qu'en voulant se justifier, elle avoue de nouveaux contacts avec les foyers de contagion. En tâchant de démontrer qu'elle est bien en cour auprès des grands de son époque, elle précipite sa condamnation. Carte 1. Les itinéraires de Claudette Clauchepied vers Strasbourg ··~ ··· · ··· · Col de Saales 556m )!( LaBonnet " Fontaineh: 901 m " ...: t Col de Sainte-Man'e 772m r'\ Bonhomme 949m Sanctuaire Chemin de Saint-Jacques de Compostelle Les itinéraires de Claudette Clauchepied Histoire et Sociétés Rurales nO 7, 1997 vers la Comté vers Giromagny oL-L-..J5km Réalisation - D. Moreau - CRIUe-Caen Cet épisode de la vie de Claudette montre qu'il ne faut pas accorder une attention superficielle à ce genre de source. Les événements relatés peuvent se situer autour des années 1595-1596. Plusieurs fois, en effet, Claudette rappelle que les faits se sont déroulés après la mort de son premier mari, il y a un peu plus de cinq ans. La mention marginale du deuxième folio « peut avoir environ 25 ans» (11, l. 67) semble à première vue une erreur du tabellion. Il faut se garder cependant de conclure trop vite. Claudette est particulièrement informée des bruits de son époque. Le seigneur-comte de Montbéliard, en l'occurrence Frédéric de Wurtemberg (1557-1608), qui tient beaucoup à son rôle de summus episcopus et impose à Montbéliard une confession de foi luthérienne, a lutté fermement contre les déviances, donc contre la sorcellerie. Laccusée a très bien pu l'entendre dire et elle sait sans doute aussi que le prince est superstitieux et que, partant, son recours à une guérisseuse est crédible. On sait en effet qu'il a Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, le, semestre 1997, p. 133-172. 138 Jean-Claude DIEDLER fait rechercher activement la pierre philosophale par un alchimiste qu'il finit par expulser pour charlatanisme. Claudette se couvre donc à tous les niveaux; elle ne peut être ni un charlatan ni une sorcière. Malheureusement pour elle, les gens de justice de Bruyères ne sont pas assez instruits pour en tirer les mêmes conclusions. Ils se rappellent surtout la teneur d'un libelle rédigé en allemand 14. La source relate que dans les années 1575-1580 éclate une formidable épidémie de sorcellerie à Montbéliard, avec plus de cent quatre-vingts sorciers exécutés. Tremblements de terre et orages furieux et dévastateurs accompagnent la répression dans une description apocalyptique. Ces événements se sont déroulés, par conséquent, vingt-cinq années avant le procès de Claudette. La mention marginale trahit les juges en révélant leurs apriorismes. Le tout est sans doute faux puisque les archives montbéliardaises ne conservent aucun souvenir des phénomènes de l'année 1575, ni de la maladie du comte et ni à plus forte raison de l'intervention de la guérisseuse bruyéroise 15 . Ce qui précède montre la nécessité d'accorder une grande attention à tous les détails du procès-verbal, y compris aux hésitations de l'écriture, aux répétitions ou aux lapsus révélateurs. Il faut aussi s'attacher à scruter ce que les gens de justice appellent les « variations» d'un accusé et qui leur servent d'indices de culpabilité 16 . Souvent elles éclairent des aspects relationnels difficiles à exprimer et il semble qu'une approche correcte soit à ce prix. Le procès de Claudette apprend beaucoup sur les modes de transmission de la culture communautaire, en particulier sur l'importance des liens de compérage. Quand les juges lui demandent comment elle a pris conscience de ses capacités, elle répond d'abord qu'elle tient ce « don de grâce» de Dieu. Par la suite, elle dit que sa marraine lui a confié que sa naissance particulière lui conférait un pouvoir de divination et qu'elle « seroit bien heureuse et qu'elle apprendroit beaucoup de choses» (6, 1. 41-42). Cette variation la condamne inéluctablement et, à partir de là, les juges essaient de la faire se recouper, ce qui permet de connaître les « recettes» destinées à lutter contre la maladie. Claudette explique qu'avant d'avoir pris conscience de son don, elle guérissait déjà les fièvres en utilisant « du grant pourpier» et les jaunisses avec des herbes « dictes de la claye 11 » (8, L 48-49). Les plantes utilisées ont de réelles vertus, complétées par l'efficacité d'une prière. Les secrets se transmettent à « l'exemple d'aultres personnes à qui elle avoit veu faire telles receptes », répond Claudette à la question de savoir « qui l'a apprinse à ainsy guerir desdites fiebvres et jaulnisses» (9, L 51-52). Elle vient une nouvelle fois de se recouper et peut seulement répondre que son don « est de la grace du beau Jesus et des 14. La source est conservée à la bibliothèque municipale de Strasbourg. Elle nous a été signalée par Jean-Marc Debard, le spécialiste de la sorcellerie à Montbéliard. 15. Les Archives nationales sont tout aussi muettes. 16. La plupart du temps, le procureur ou les échevins nancéiens les ont soulignées dans le procèsverbal. 17. La « claye» est un endroit marécageux. La plante en question est donc « l'angélique », réputée pour ses propriétés digestives et son efficacité sur la jaunisse. Un procès de sorcellerie en Lorraine au début du XVIIe siècle 139 receptes que luy avoient aprins quelques bonnes gens »18 (10, l 55-56). Sa cause est alors définitivement entendue. Le reste du procès-verbal dévoile les traquenards tendus par les juges, qui ne nous intéressent pas ici. Par contre, les réponses de l'accusée informent de tous les pèlerinages locaux et des saints qu'il faut invoquer en fonction de la maladie. Ce n'est qu'après avoir avoué un pacte avec le diable, qu'elle livre quelques pratiques magiques qui aident à percevoir la religiosité qui imprègne les faits et gestes quotidiens. Les propriétés purificatrices du sel sont ainsi liées au pouvoir rédempteur de l'angélus. Dans le même ordre d'idées, le caractère ultime de l'extrême-onction enlève tout espoir de guérison. Lorsqu'on lui demande « à qui elle a ouy dire que, quant les saincts sacrements interviennent à la maladie d'une personne, il n'y plus moyen de la guerir », Claudette répond qu'elle l'a entendu dire par plus de quarante personnes. Les gens de justice interprètent l'absence de réponse précise comme une nouvelle preuve de culpabilité. En réalité, elle ne peut pas nommer des informateurs qui ne sont pas identifiables. Claudette est un vecteur de la culture et des croyances de la société rurale de son époque et c'est son statut de femme tout entier qui est en jeu. La guérisseuse appuie son savoir sur un ensemble de notions collectivement partagées, qu'on ne peut attribuer à quiconque ni même remettre en question. Elle est partie prenante d'un capital culturel préchrétien qui range les sacrements au niveau de n'importe quelle pratique magique 19 . Les interprétations que nous venons de donner sont à la portée de qui consent à engager une observation attentive des sources. La compréhension des oraisons et autres formules incantatoires est beaucoup plus difficile. Claudette dit reconnaître l'origine de la maladie qui affecte ses clients « au moyen d'une priere, laquelle pouvant dire tout à long est signe estre la maladie du sainct qu'elle reclame et que ne la pouvant dire tout à long se n'en est pas ». Voici l'oraison telle qu'elle est livrée par la source : « On sçait bien que Dieu est et Nostre Dame aussy l'eaue n'a point de brie le chemin n'a point de chie le collon n'a poinct de fiel parmy cœur vray vecie cranne au nom du Pere du Filz et du Saint Esprit» (16, l 95-97). Admettons les difficultés paléographiques résolues, ce qui n'est pas évident puisque la transcription ne correspond pas à un contenu sémantique connu. Il reste un problème majeur, celui de la ponctuation qui doit restituer les associations d'idées. Il faut remarquer que le scribe a particulièrement resserré les mots dans sa graphie, ce qui laisse supposer que l'accusée a prononcé son oraison d'un seul souffle. La clé de la compréhension se situe au niveau de la construction syntaxique à partir du mot « aussy». La syntaxe 18. SALLMANN, 1991, p. 466 : dl existe une magie populaire, exercée par des femmes d'humble extraction sociale et analphabètes. Leurs pouvoirs reposent sur des connaissances transmises oralement de mère en fille ou entre voisines. » 19. Sur la question complexe des rapports entre la magie et la religion, voir GOUREVlTCH, 1996, p.I77. Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. l33-172. 140 Jean-Claude DIEDLER moderne place cet adverbe après le nom quand il s'agit de signifier une égalité en l'absence de complément. «Aussy» sera alors associé à « Nostre Dame» dans la formulation suivante : « On sçait bien que Dieu est et Nostre Dame aussy, l'eaue n'a point de brie, le chemin n'a point de chie, le collon n'a poinct de fiel parmy cœur vray, vecie, cranne [ou parmy cœur, vray vecie, cranne].» La fin de l'oraison est dépourvue de sens car indéterminée, ce qui tend à imposer un autre arrangement, plus satisfaisant au niveau de la syntaxe, beaucoup moins sur le plan intellectuel: «Leaue n'a, point de brie le chemin n'a, point de chie le collon n'a, poinct de fiel parmy cœur ... » Il convient d'être attentif à l'indication que donne Claudette. Lorsqu'on lui demande « à quelz mots elle pert la memoire et ne peuh achever l'oraison quant ce n'est du mal du sainct qu'elle reclame », elle répond que « quant elle a proferé ce mot de cœur vray, elle ne peut dire le surplus» (17, l. 98-103). Le sens de l'oraison s' éclaire2o . En début de proposition, le mot « aussy » devient une conjonction qui introduit une explication ou une conclusion et c'est cette structure qu'il faut privilégier. Loraison devient: « On sçait bien que Dieu est et Nostre Dame, aussy [en conséquence] l'eaue; n'a point de brie le chemin, n'a point de chie le collon, n'a poinct de fiel parmy cœur vray, vecie, cranne ; au nom du Pere ... » Ce travail peut accaparer plusieurs jours mais il est riche d'informations. Limportance symbolique de l'eau est affirmée par son association à Dieu et à Notre Dame. Le mal est considéré comme une entrave aux flux internes, auxquels est attachée la métaphore de l'eau courante, symbolisant les circulations organiques. Claudette transpose l'idée sur le plan intellectuel quand elle prend en compte la fluidité de l'énonciation. Il s'agit d'un transfert sémantique articulé autour de l'expression « dire son cœur» au sens de « dire ce qu'on pense ». Le principe de l'analogie, fondé « sur les ressemblances subtiles des rapports », se mêle dans la pensée de Claudette au jeu des sympathies qui ont le pouvoir « d'assimiler, de rendre les choses identiques les unes aux autres, de les mêler, de les faire disparaître en leur individualité21 ». C'est pourquoi le comte de Montbéliard est guéri après qu'il «vomist et jecta hors de son corps un lazard et ung peloton de fillet deans lequel y avoit des os» (11, l. 76-78) et qu'une « femme de bien ayant beu en une fontaine, dedans laquelle avoit esté precedemment abreuvée une jument qu'estoit en amour, ayant laisser tomber en icelle ung poil, ladicte femme aussi beuvante en ladicte fontenne avalla ledict crin ou poil qui devint en son corps la moictié colleuvre» (11, l. 59-62). Une telle approche méthodologique peut constituer une ouverture pour de futures recherches. Pour cela, il faut renoncer à une vision fragmentaire, à une exiguïté temporelle qui obligent à privilégier l'exception et, ce qui est plus grave, incitent à de fausses généralisations. La crédibilité de l'histoire rurale est à ce prix 20. Le mot «coeur» désigne n'importe quel organe. Le « cœur vray» symbolise, à cette époque, le siège de la vie intérieure, l'organe de la pensée: « parler de cœur vray» signifie « parler avec sincérité». Voir GREIMAS, 1968, p. 153. 21. FOUCAULT, 1966, p. 36-39. Un procès de sorcellerie en Lorraine au début du XV/ft siècle 141 et l'ampleur des sources lorraines se prête bien à l'élargissement des analyses. Les mécanismes sociaux étudiés seront utilement confrontés à d'autres périodes ou lieux, particulièrement cet effet de publication, le « bruit» à base de rumeurs. A la fin du xve siècle, il s'agit encore d'un instrument destiné à empêcher les dénonciations calomnieuses dans un système judiciaire oral et public. Le « fait de ne pas avoir été repris» fonde l'indispensable réputation qui, à partir des années 1560, sera demandée au pouvoir ducal par l'intermédiaire du tribunal nancéien du Change. A partir surtout de l'année 1580, qui marque le début de la répression en Lorraine, la rumeur véhicule une angoisse collective, faite de peurs diffuses et de craintes difficiles à formuler. S'appuyant sur des archétypes culturels, elle exprime le malaise ressenti devant les mutations de la société traditionnelle. Le bruit est un phénomène de communication transversale qui, pour être efficace, doit rencontrer des appréhensions ataviques, répondre à un besoin de croire qui caractérise les moments d'incertitude sociale: cette conjonction est réalisée par la lettre d'accusation, rédigée par la communauté et qui est à l'origine de tous les procès de sorcellerie. Il exprime aussi l'imaginaire, répondant au besoin de sortir de la banalité quotidienne pour toucher au merveilleux: aussi prend-il naissance dans les tavernes ou au cours des veillées. Le vocabulaire de la rumeur, celui qu'utilise tout un chacun pour décrire le sabbat, révèle également les interdits sociaux que sublime l'image d'un Satan mystique22 . Pour un État en cours de centralisation, comme l'est la Lorraine de Charles III, ce mécanisme régulant les comportements collectifs est un excellent instrument de pouvoir, dans la mesure où il est conservateur, donc accepté par les ruraux. Plus tard, au XVIW siècle, quand le nombre des étrangers sera important, le certificat de bonne vie et mœurs jouera le même rôle pour celui qu'on ne connaît pas. Ce travail ne peut avoir la prétention de s'imposer comme un achèvement car un sujet ne peut être ni fixé ni clos quand il est de l'ordre du discours, c'est-àdire fondé sur un corpus mouvant qui ne cesse « d'enfouir son passé sous les réalités à venir23 ». Des études futures se devront de cerner des évolutions, en précisant un peu plus un vocabulaire quotidien, naguère considéré comme inaccessible. Le but d'une recherche n'est pas de fournir de vraies réponses définitives, mais de poser les vraies questions. Il suffit donc qu'on lui reconnaisse le mérite d'avoir laissé un problème en moins mauvais état qu'elle ne l'avait trouvé. 22. 23. DIEDLER, 1993, t. l, p. 295. 1964, introduction. LÉVI-STRAUSS, Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 133-172. 142 Jean-Claude D/EDLER BIBLIOGRAPHIE ARNOULD, Colette, Histoire de la sorcellerie en Occident, Paris, Tallandier, 1992, 480 p. CABOURDIN, Guy, Terres et Hommes en Lorraine 0550-/635). Toulois et comté de Vaudémont, Nancy, Université de Nancy II, 1977, 2 vol., 765 p. (Mémoires des Annales de lEst, 55), [thèse Lettres, Nancy II, 1974], en particulier p. 702-703 (analyse d'un procès de 1588). DE CHANTEAU, Francis, Notes pour servir à l'histoire du chapitre de Saint-Dié. Les sorciers à SaintDié et dans le Val de Galilée. Les Archives du chapitre, Nancy, Berger-Levrault, 1877,69 p. 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L de monsieur le procureur général de Vosges à Bruyères, Adam Gaulthier, ayant receu advertissement qu'une femme vagabonde nommée Claudette Clauchepied aagée d'environ soixante six ans, reputée de chacun devineresse, se seroit ce jourdhuy transportée en ce lieu à ceste fin d'y guerir la femme de Jean Bertrand malade 5 de mal donné - comme l'on dist -, auroit requis à nous soubsigné lieutenant de monsieur le prevost de Bruyeres de se saisir de ladicte Claudette; à quoy satisfaisant et y obstant d'autres indices contre icelle, prejugeans estre infectée du crime de sortilege, l'aurions ce jourdhuy interrogée, ouye et examinée en presence des commis de maire, eschevin, doien, sergens et autres assistans 2 ; et ses confessions, varriations et denegations JO faict fidellement rediger en escript par le tabellion aussy soubscript, appellé pour greffier en l'absence du clerc juré. E SUBSTITUT Le premier, du 12 mars 1601 1. Interrogée de son nom et surnom, aage, d'où elle est née et qui sont ou estoient ses pere et mere ? 15 Respond qu'elle s'appelle Claudette Clauchepied, aagée d'environ soixante six ans; qu'elle a esté née à Espinal, son pere s'appellant Nicolas Clauchepied et sa mere Jehenne de Darnieulle3, tous deux mortz il y a longtemps3; son pere estant à son vivant paistre du bestail 4 dudict Espinal. 20 2. Syelle est mariée, à qui et sy elle a des enffans ? Dist estre vefve mais qu'elle a estée mariée; la premiere [fois] à Demenge Claudel 1. La démarche retenue tend à conserver au document manuscrit son aspect d'origine, tout en facilitant la compréhension. Le texte est donc restitué sans correction des graphies fautives au regard des règles orthographiques actuelles. Certains lapsus du scribe révèlent ses apriorismes, particulièrement quand ils portent sur des pronoms personnels ou des possessifs. Quand il écrit: « Elle lui dit qu'elle rendrait malade leur vache et non sa vache », c'est le clan qui est visé et non le seul interlocuteur. Les tournures syntaxiques caractérisent souvent un mode de pensée qui privilégie l'aspect collectif en occultant l'individu. On écrira volontiers: « tu vois comme leur chien m'a atourné? », même si on s'adresse au propriétaire du chien. Là aussi, il s'agit de faire retomber la responsabilité sur le groupe familial. Il ne faut pas écarter la possibilité d'une erreur dans la transcription d'un discours au style indirect. Les signes de ponctuation retenus sont les points-virgules et les virgules, afin de respecter l'aspect formel de textes qui ne sont pas ponctués. Les lettres majuscules sont seulement utilisées pour les noms propres. De même l'accentuation n'est indiquée que pour les voyelles finales afin de distinguer le participe passé d'un substantif. Enfin, on écrit généralement ledit avant 1580 et après 1640, et ledict de 1580 à 1640. Les tabellions utilisent souvent ladicte devant un substantif féminin quelle que soit l'époque. Si la source impose une graphie à un endroit, toutes les abréviations sont transcrites sur le même modèle, cf. GIRAUD, 1997. 2. La justice de la communauté rurale est toujours présidée par le maire assisté d'un doyen. 3. Darnieulles: Vosges, ar. Épinal, c. Épinal-ouest. 4. Il s'agit ici du troupeau collectif des habitants d'Épinal. Histoire et Sociétés Rurales, n' 7,1" semestre 1997, p. 133-172. 144 Jean-Claude DIEDLER Stouvenin de Champdray!, prevosté de Bruyères, avec lequel elle a esté par l'espace de sept ans ; ayant eu dudict mariage deux enffans qui sont morts; et l'aultre fois à Dieudonné de Taintruy2, paistre du trouppeau de bestialz de Hould3 , avec lequel elle n'a esté qu'environ deux ans; icelluy estant mort puis cinq à six ans. 25 30 3. Où elle residoit avant d'espouser son premier marit? Respond qu'elle s'est heu tenu longtemps avec une sienne sœur à Saincte Marye4 ; aultrefois [elle a] servy maitre es Allemaigne 5 et s'ayant party, mendioit sa vie, vivante des aulmosnes des bonnes gens. 4. De quoy elle s'a meslé depuis la mort de ses feuz marits ? Respond avoir travaillez pour beaucoup de bonnes gens qui daignoient luy donner de la besongne. 5. Syelle ne se mesle de deviner, guerir gens mallades et faire plusieurs vœux et perrellinages pour eulx? Dist que pour avoir estée née le jour du Grand Vendredy pendant qu'on lisoit la 35 Passion, elle a heu de Dieu ce don de grace de cognoistre plusieurs maladies et dyviner sy elles procedoient de mal de saincts ou mal donné 6 . 6. Comment elle sçait que pour avoir estée née le jour du Grand Vendredy Sainct pendant la lecture de ladicte Passion, elle ait ainsy heu ce don de dyviner, juger et cognoistre des maladies? 40 A respondu qu'elle tenoit cela de sa mareine qui luy dist à l'aage de douze ans que pour avoir estée née ledict jour du Grant Vendredy Sainct, elle seroit bien heureuse et qu'elle apprendroit beaucoup de choses. 7. Interrogée du nom et surnom de sadicte mareine. Respond qu'elle s'appelloit Jehenne, femme Jean le Coustellier d'Espinal. 8. Quelle espreuve qu'elle pouvoit jà avoir faict de son sçavoir avant l'avoir revelé à sadicte marenne ? Dist qu'elle guerisoit des fiebvres avec des herbes appellées du grand pourpiez qu'elle applicquoit sur le bras droict du febricilant7; guerisoit aussy des jaulnisses avec des herbes dictes de la clayeS et disoit en les applicquantz cinq Pater Noster et cinq Ave Maria, 50 avec enjonction au malade d'en dire neuf par neuf jours durant. 45 1. Champdray: Vosges, ar. Saint-Dié, c. Corcieux. 2. Taintrux: Vosges, ar. et c. Saint-Dié. 3. Un hameau de Laveline-du-Houx: Vosges, ar. Épinal, c. Bruyères. 4. Sainte-Marie-aux-Mines: Haut-Rhin, ar. Ribeauvillé, ch.-l. c. 5. Alsace. 6. « Le mal de saint» est une maladie qu'on peut qualifier de naturelle et qui se traduit généralement par des taches ou des boutons sur le corps. Ainsi la peste est un « mal de saint ». « Le mal donné» est une maladie communiquée par un maléfice, dont les symptômes sont des ralentissements dans les circulations organiques internes ou des obstructions. Une constipation est un « mal donné». 7. Malade fiévreux. 8. Endroit marécageux. Un procès de sorcellerie en Lorraine au début du XVIIe siècle 145 9. Qui ['a apprinse à ainsy guerir des dictes fiebvres et jaulnisses ? Respond estre ['exemple d'aultres personnes à qui elle avoit veu faire telles receptes. 10. Que cela donc ne vient de ce don de grace particulier qu'elle a dict cy devant avoir receu de Dieu adcause de sa nayssance le jour du Grant Vendredy Sainct ? 55 A dict et respondu en varriant estre de la grace du beau Jesus et des receptes que luy avoient aprins quelques bonnes gens. 60 65 10 15 80 (/"2) 11. Quelles autres personnes depuis son aage mœur elle peult avoir heu guery? Dist que peu après la mort de son mary de Champdray elle, resident à Saincte Marie, et une femme du lieu ayant beu en une fontaine dedans laquelle avoit esté precedemment abreuvée une jumente qu'estoit en amour ayant laissé tomber en icelle ung poil, ladicte femme nommée Margueritte de Fontenoyl, aussy beuvante en ladicte fontenne, avalla ledit crin ou poil qui devint en son corps la moictié couleuvre; laquelle prevenue, appellée pour veoir quel mal se pouvoit estre, luy declaira ainsy qu'il est porté et dist que pour remede il failloit que ladicte Marguerite allit au Bel Bernay2 à vie ; et qu'y ayant esté et faict son perelinage, elle gecta et rendist aussy tost ledit crin ou poil moictié colleuvre et fust aussy tost guerie. Que peu après, au bruict de ceste curre [peult avoir environ vingt cinq ans] le seigneur comte de Monbilliairt3 , estant mallade d'ung mal que luy avoit donné ung particulier voisin de son chasteau, envoya ung sien valet audict Saincte Marie vers ladicte prevenue, avec priere de s'acheminer audict Montbelliairt afin d'adviser à quelque remede pour sa guarison ; laquelle s'yen estante allée avec sondict vallet, accompaignée d'une femme; là, parvenue auprès dudict Sieur, illuy dist : « Claudine, mamye, je suis bien malade» ; laquelle, ayant respondu qu'elle le voyoit bien, fut replicqué par la femme dudict seigneur que ce malluy avoit esté donné par son voisin ; et après avoir prié elle prevenue de la soulager et guerir, icelles fist des breuvages avec drogues d'appoticquaire et autres herbes du jardin ; lesquelz ayante donnez par divers fois audict seigneur, vosmist et jecta hors de son corps une lazard4 et ung peloton de fillet deans lequel y avoit des os ; il fut ausy tost guery ; lequel peu après fist apprehender celuy qui luy avoit donné le mal, qui confessa estre sorcier depuis vingt deux ans; il fut bruslé deux jours après; 12. Sy se fut elle prevenue qui dist audict seigneur comte que le sorcier cy dessus mentionné luy avoit donné le mal ? Respond que non et qu'il seigneur le scavoit jà mais toutesfois s'il!' eust ignoré, elle luy eust bien dist. 13. Par quel moyen elle pouvoit cognoistre ce supplicié avoir donné le mal audict 85 sieur comte? Respond au moien d'une priere, laquelle pouvant dire tout à loing est signe estre la maladie du sainct qu'elle reclame et que ne la pouvant dire tout à loing, ce n'en est pas. 1. Il est difficile de déterminer le village en question. Ce peut être Fontenay (Vosges, ar. Épinal, c. Bruyères), situé entre Bruyères et Épinal, ou Fontenoy-la-Joûte (Meurthe-et-Moselle, ar. Lunéville, c. Baccarat), près de Baccarat. 2. Il s'agit du Léomont, à l'est de Lunéville, où se trouvait un prieuré bénédictin bâti sur les ruines d'un temple de Diane. 3. Montbéliard: Doubs, ch.-l. ar. 4. En réalité, une salamandre. Voir DIEDLER, 1996. Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 133-172. 146 Jean-Claude DIEDLER 14. Ce qui la peult empecher dire l'oraison toute entiere ? Dist quant ce n'est du mal du sainct qu'elle reclame, elle pert du tout la memoire et 90 ne se peuh aucunement resouvenir des mots derniers. 15. Interrogée quant ce n'est du mal du sainct comment elle cognoit estre mal donné? Respond en varriant et tremblant qu'elle use toujours de prieres. 95 100 16. Quelz sont les mots et substance de celle oraison? A dict estre telz : « On sçait bien que Dieu est et Nostre Dame, aussy l'eaue ; n'a point de brie le chemin, n'a point de chie le collon, n'a poinct de fiel parmy cœur vray, vecie, cranne ; au nom du Pere, du Filz et du Sainct Esprit. » 17. À quelz mots elle pert la memoire et ne peuh achever l'oraison quant ce n'est du mal du sainct qu'elle reclame ? Respond quant elle a proferé ce mot de cœur vray, elle ne peuh dire le surplus; dist de plus avoir servy ung seigneur de Strasbourg, environ cinq ans, et qu'elle congnust dès lors le Sieur de Mombellyairt qui alloit lhors souvent au Conseil pour le faist de la Religion!. 18. Quelles autres personnes elle a depuis gueries ? Dist en avoir gueris plusieurs, des noms desquelz elle ne se souvient. 105 19. Sy, peuh y avoir environ sept ans, elle ne guerit la femme Nicolas Mengin de Grainge 2 ? Quelle mal elle avoit et qui luy avoit donné? Dist y avoir longtemps qu'estant à journée, serclant du millet pour Messire Jean dudict Grainges, une nommée la Montenatte, serclant aussy avec elle, luy dist qu'elle 11 0 avoit faict une souppe 3 à la femme dudict Mengin de laquelle elle ne s'en trouveroit guerre bien et qu'il y avoit plus de sept ans qu'elle la hayssoit et ne l'avoit encore pheu attrapper ; et qu'elle prevenue, luy ayant dist qu'elle avoit mal faict, fist responce qu'elle ne s'en soucioit ; qu'estant, deux ou trois jours après, appellée par la femme dudict Mengin pour sçavoir quelle mal elle avoit, elle luy fist responce ladicte Montenatte luy 115 avoir faict manger une souppe et que pour estre guérie, illuy convenoit avoir du pain de ladicte Montenatte pour en manger; ce que n'ayant de son chef pheu recouvrir, elle y envoya une aulmoniere4 qui luy en apporta et en ayant mangé et envoyé au Bel Bernard elle fust guerie; dist avoir guery la femme de Melchior Vauldechamp, portenseigne à Bruyeres; de mesme la fille de Phillippe Masson dudict lieu, ausquelles elle conseilla aller 120 au Bè Bernard. 20. Interrogée où elle reside presentement? Dist qu'elle sasjourne quelquefois au village de Houlx. (f" 3) 21. Sy elle ne congnoist Margueritte le Sergent y residant et ne sçait qu'elle soit malade et depuis quel temps? mesme sy elle luy a donné le mal ? 125 Respond la bien cognoistre pour avoir demeuré longtemps avec elle en son los gis ; 1. 2. 3. 4. Consistoire luthérien. Granges-sur-Vologne: Vosges, ar. Saint-Dié, c. Corcieux. Potion. Mendiante. Un procès de sorcellerie en Lorraine au début du XVIft siècle 147 sçait bien qu'elle est malade y a bien longtemps mais qu'elle ne luy donna jamais le mal. 22. Luy avons remonstré qu'elle se parjuroit et que la fille de ladicte Margueritte luy maintiendra. A encor respondu ne luy avoir donné mais bien est il que ladicte fille luy ayant 130 reproché avoir faict malade sa mere, elle fist responce que sy elle luy avoit donné le mal, elle luy voulloit oster mais qu'elle ne trouveroit gens qui luy osast maintenir; et en ces entrefaictes, ladicte fille s'estante enquestée d'elle prevenue quelle moyen il y auroit de guerir sa mere, elle luy fist responce qu'il estoit trop tard et qu'elle avoit ouy dire que quant une personne avoit receu les saincts sacrements qu'il n'y avoit plus moyen de la 135 guenr. 23. À qui elle a ouy dire que quant les saincts sacremens interviennent à la maladie d'une personne, il n'y avoit plus moyen de la guerir ? N'a voullou respondre autres choses synon qu'elle l'a ouyt dire à plus de quarante personnes sans en avoir voulu nommer aucune. 140 24. Sy elle n'a estée, depuis peu de jour, interpellée par Jean Bertrand de Bruyeres de guerir sa femme et par qui elle fut envoyée guerir ? Respond estre vray et que ledict Bertrand la fut querir luy mesme. 25. Sy venue au losgis dudict Bertrand, elle ne dist quel mal avoit sa femme et qui le luy avoit donné? 145 Respond qu'elle dist que c'estoit mal donné par un nommé Jeandon Bassot, natif de Bruyeres, aagé d'environ soixante et dix ans, qui mandioit ordinairement sa vie. 26. Comme elle sçait que ledict Jeandon a donné le mal à ladicte femme? A dict, en varriant et ne sçachant que respondre, qu'elle le scavoit comme il plaisoit à Dieu; et enfin ne sçachant que dire, a allegué le sçavoir par ouys dire. 150 27. À qui donc elle l'a ouys dire? N'a voulu respondre autre chose. 28. Sy ledict Jeandon ne l'a esté cy devant appeller pour guerir ladicte femme? Respond qu' ouy et qu'estans de compagnie venus en ce lieu et parvenus devant le losgis dudict Bertrand, ledict Jeandon luy dist de demeurer devant la porte et que luy 155 entrerait; ce qu'aiant faict et après y avoir demeuré fort longtemps, en sortit et dict à elle prevenue que ledict Bertrand estoit auprès de sa femme et que partant n'y avoit moien de la guerir pour celle fois; à quoy elle fist responce que s'ilz la vouloient medicamenter il failloit bien que son marit le sceust, priant ledict Jeandon de la laisser entrer; ce que n'ayant voulu permectre, elle s'en retourna et n'a depuis veu la femme dudict 160 Bertrand, synon samedy dernier et aujourd'huy, jour de sa capture. 29. I.:avons interpellé de nous dire veritablement par quelle voye et moien elle guerist et trouve ainsy remede aux maladies des personnes? N'a voulu respondre autre chose synon que c'est de la grace de Dieu et pour avoir esté née à un jour sy sainct que celuy du Grant Vendredy. 165 30. Luy avons remonstré qu'elle se parjuroit manifestement pour ce que cest art de deviner ne procede d'aultre part que du malin esprit. A respondu, après avoir bien pensé, qu'elle nous diroit la verité du tout et ce qu'elle sçavoit ; à quoy l'aiant invité, a dist librement et volontairement que, peult avoir environ Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 133-172. 148 Jean-Claude DIEDLER vingt trois ans, Mengeon Claudel Stouvenel de Champdray son marit estant mort, et se 110 souvenant qu'aiant eu des moyens et comoditez, sondict marit luy auroit vendu et dis- sipé ; ne sçachant à quoy se resouldre ny de quoy vivre, alla toute dolente et desconfortée depuis ledict Champdray à Gerbepaulx l pour mandier ; duquel lieu estant le lendemain matin partie pour aller à Gerardmer2 à ceste fin d'y quester sa vie, parvenue qu'elle fut es bois et forestz des montangnes d'entre lesdicts deux lieux, tousjours chagrine et 115 dolente, rencontra en son chemin ung homme grand de stature, assés noir, ayant ce luy sembloit les pieds en façons de griffes, estant du tout dissemblable aux autres, qui luy demanda où elle alloit et pourquoy elle estoit ainsy desconfortée ; laquelle fist responce qu'il plaisoit à Dieu qu'elle le fut ainsy; à quoy replicqua ledict homme que sy elle vouloit croire à luy, illuy donneroit assés d'argent et que c'estoit une malheureuse et mal forISO tunée; lequel esconduit et refusa l'argent, se recommanda à Dieu et à l'instant ledict homme luy donna ung grand coup derrier l'aureille droicte, puis il se disparut aussy tost; duquel coup elle fut tellement estonnée et abbatue qu'elle demeura deux jours et deux nuicts evanouie sur la place et jusques à ce que Gerard Contret de Gerardmer arriva celle part3 ; qui s'estant anquesté d'elle ce qu'elle faisoit là, elle luy discourut toute sa fortune; 1S5 lequel la mena audict Gerardmer en son logis, la louant fort de ce qu'elle avoit ainsy resisté aux tentations et n'avoit prins l'argent. 31. Interrogée comment elle s'apperceust que cest homme en question estoit un mauvais esprit. Respond pour ce qu'elle le veist de tout dissemblable aux autres, qu'illuy presenta 190 argent et l'interpelloit de croire en luy'. 32. Sy depuis, ce mesme homme et esprit ne s'est apparu à elle et ce qu'illuy peuh avoir heu conseillé de faire ? Dist ne l'avoir du depuis veu mais bien souvent ouy une voix d'homme qui luy conseilloit de se noyers, disant qu'elle seroit mieulx que de rester au monde ainsy mise195 rable et langoureuse (F 4) - affirme fut en ung veage qu'elle faisoit à Bel Bernard y a environ sept ans en bois de Gerbeviller6 . Et après plusieurs admonestemens de nous myeulx declairer la verité et confesser librement son cas, a esté tout ce qu'avons peu tirer d'elle, parquoy l'avons faict mectre en pnson. Du 12e dudict mois Nousdicts, lieutenans de mondict Sieur le prevost, appellé Quirien Grant Didier, clerc juré et à l'assistance desdicts de justice cy devant nommez, sommes transportez au chasteau et maison fort de Son Altesse; et des prisons d'illecques faict tirer ladicte prevenue à laquelle avons faict faire sermens de dire verité ; ses responces, varriations et 205 denegations faict rediger en escript par ledict clerc juré comme s'ensuit. 200 1. 2. 3. 4. 5. 6. Gerbépal : Vosges, ar. Saint-Dié, c. Corcieux. Gérardmer: Vosges, ar. Saint-Dié, ch.-l. c. À cet endroit. Lui faire confiance: cette expression est utilisée lors des promesses matrimoniales. Sur le rapport «eau-femme-mort», voir DIEOLER, 1997. Gerbéviller : Meurthe-et-Moselle, ar. Lunéville, ch.-l. c. Un procès de sorcellerie en Lorraine au début du XVIIe siècle 149 33. Lavons interpellé de nous dire ce coup comment elle a esté seduicte du malin esprit, quelles personnes elle peult avoir heu faict mourir à son induction et aultres circonstances. Respondu l'avoir jamais veu depuis la fois en question et qu'elle n'a jamais esté 210 induicte de luy ny d'aultres de faire mourir ny donner mal à personne. 34. Interrogé comment elle sçait que la femme dudict Mengin de Grainges soit esté guerrie pour avoir mangé du pain de celle qui luy avoit baillé le mal ? A dict l'avoir ouy dire à des gens. 215 35. Qui luy a aprin l'oraison qu'elle dist pour guerir les gens mallades ? Respond en variant la tenir de soy mesme et enfin ne pouvant pas plus pertinament respondre, a dict qu'elle l'a apprin d'un jeune gerçon de Champdray avec lequel elle demeuroit et servoit maitre audict Champdray depuis qu'elle fust vefve. 36. S'il n'est vray qu'elle a heu donné par deux fois argent audict Jeandon affin qu'il ne la fist prendre en ce lieu!, l'ayant menassé de ce faire. 220 Respond qu'ung jour, ayant demandé son pain parmy le village de Herpelmont2 , peult avoir quatre ans, peu de temps après elle fut soubsçonnée d'avoir tué le chat de Lieger Didier et emporté la teste 3 ; ce que luy ayant esté dict du depuis par ledict Jeandon, fust la cause qu'elle luy donné six gros 4 pour l'aller excuser audict Herpelmont; ce qu'il fist et fut trouvé ledit chat avoir esté ainsy tué par une aulmosniere de devers 225 Nancy qu'avoit logé audict losgis ; dist de plus qu'assés de fois, ledict Jeandon s'a offert de la mener hors du pays, en quoy elle n'auroit voulu entendre, pour estre femme de bien. 37. Sy une aultre fois elle ne donna sept ou huict gros audict Jeandon et pourquoy ? A dist ne se souvenir luy avoir donné aultre argent que lesdicts six gros. 38. Se trouvera qu'elle luy a heu donné lesdicts sept ou huict gros par une fois affin qu'il ne la feist prendre, la menassant de la faire chacquer5 ? A dict ne luy en avoir donné et qu'il ne la menassa jamais de la faire chacquer. Et voyans que ne pouvions aultre chose tirer d'elle, l'avons faict remectre esdictes prisons et ordonné que le present besongné sera communicqué à monsieur le procureur 235 général de Vosges pour y prendre et requerir telle conclusion qu'il trouvera à faire par justice et raison; faicts les ans et jours que devantz soubz les seings manuelz desdicts lieutenant de prevost, tabellion et clerc juré. [Signé] : Thiery; Grant Didier. Le procureur general au bailliage de Vosges, soubsigné, dit que du besongné cy dessus et des confessions volontaires de ladicte Claudette Clauchepied, il appert et est suffi240 samment convaincue de plusieurs superstitions, blasphemes, malversations et autres faicts plains de sortilege et mesme d'avoir eu communication avec le diable; sans prejudice de laquelle conviction et avant prendre droit sur lesdictes confessions et ladicte pro230 1. 2. 3. 4. 5. Afin qu'il ne la fasse pas emprisonner. Herpelmont (Vosges, ar. Saint-Dié, c. Corcieux) est situé entre Houx et Bruyères. La tête de chat broyée et mélangée à des cendres est censée soigner la cataracte. Un douzième du franc lorrain. Purger, arracher des aveux par la question (sachier, lat. pop. *saccare, de saccus, sac). Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 133-172. 150 Jean-Claude DIEDLER cedure en l'estat qu'elle est, requiert qu'il soit informé bien exactement s'elle a point esté cy devant accusée dudit crime, s'elle a esté soubçonnée d'avoir fait mourir quelques per245 sonnes ou quelques bestiaulx, quant et comment; mesme informer des guerisons qu'elle a donné - ainsy qu'elle dit- aux malades ou des remedes qu'elle a usé pour ce faire, les ouyr s'ilz sont vivantz, leurs voisins, parentz ou autres qui en pourront deposer, mesme s'ilz jugeoient point ou n'avoient ceste opinion qu'elle leur eust donné le mal, s'ilz avoient eu querelles à elle et de touttes telles circonstances ; l' ouyr derechef sur ladicte 250 information affin qu'icelle et ses dictes responses [re]levées, on puisse recongnoistre s'il y aura (f' 5) et s'y trouvera de la conformité à ce qu'elle a jà respondue, tant pour lesdictes guerisons qu'autres faitz contenus en sesdictes confessions ; s'elle en aura point encor caché d'autres; de quoy il y a trop plus que violentes et urgentes presumptions pour le tout communicqué audict soubsigné y prendre telles fins et conclusions que de justice. 255 [Signé]: Dumenil. Du vingtieme jour du mois de mars mil six centz et ung En suytte des requises cy devant de monsieur le procureur general de Vosges et des informations faictes et sa requeste, nousdicts prevost, maire et gens de justice de Bruyeres, estants au chasteau et maison forte de Son Altesse, avons faict tirer des prisons 260 ladicte Claudette prevenue ; et après luy avoir faict prester serment, les mains tenantes sur les sainctz Evangils de Dieu, l'admonestant de dire et declairer la verité de ce que par nous elle sera enquise et interrogée; et après l'avoir recoller sur ses confessions premieres, a esté examinée, comme cy après, ses confessions, denegations et variations faict fidellement rediger en escript par ledict clerc juré ainsy que s'ensuyt. 265 Et premier Luy avons faict lecture de sesdictes confessions ; lesquelles ouyes, a dict de tout contenir verité, excepté ce qu'elle avoit accusé Jeandon d'avoir donné le mal à la femme dudict Jean Bertrand et que la cause qu'elle l'avoit accusé estoit pour ce qu'il avoit semé le bruict qu'elle avoit tué le chat dudit Liegier et qu'elle en avoit prin la teste. 210 39. Interrogé sy ledict Jeandon n'a esté parler à elle par les fenestres de la prison, pourquoy et quelz propos ilz ont heuz par ensembles? Respond que oy et qu'ilz n'eurent aultres propos synon que ledict Jeandon luy dist de ne le point accuser à tort ; auquel elle feit responce que aussy ne feroit elle. 40. Enquise sy elle n'a esté prisonnière en Bourgongne, pourquoy et comment elle 215 en a esté eslargie ? Dist que non. 41. Sy elle n'a bien congneue une nommée Jannon, fille de la femme Galmeche des Folzl à laquelle elle feit perdre les bras et jambes? Dist qu'elle ne luy a baillé le mal et qu'on luy faict grand tort [en le racontant]. 280 42. Sy elle n'a heu achepté de la graisse de chiens2 pour guerir Margueritte le Sergent de Houx? 1. Les Hautes et les Basses-Fosses, hameaux de Taintrux. 2. La graisse de chien sert, entre autres, à fabriquer l'onguent dont les sorcières s'enduisent avant de se rendre au sabbat. Un procès de sorcellerie en Lorraine au début du XVIIe siècle 151 A dict estre bien vray leur avoir conseillé d'en achepter mais que d'elle, elle n'en achepta poinct. 285 43. Comme elle sçait que la graisse de chiens est bonne? N'a sceu que respondre synon qu'elle en aveu achepter d'aultres ; dist aussy n'avoir baillé le mal à ladicte Margueritte; est bien vray que ladicte Margueritte l'envoya par ung soir, de nuict, hors de leur maison pour veoir sy c'estoient bceufZ qui mugissoient mais qu'elle ne veit bien. 44. Enquise sy par ung jour, Demenge des Fermes ne la trouva sur ung etang battant 290 l'eave avec une verge, et s'il ne la battit, et sy soudain après ne tumbat force gresle ? Dist que ledict des Fermes la trouva par ung jour proche dudict estang mangeant des pommes, qu'elle ne battoit poinct l'eave ; lequelluy dist qu'il avoit mal en une jambe et qu'il convenoit qu'elle le guerit ; auquel elle feit responce qu'elle n'etoit poinct genaxe 1 pour le guerir : et entendu ce point, [il se mit] à rire et s'en alla sans la battre mais bien 295 l'a il heu battu aultresfois ; et ne sceit s'il tumba de la gresle ledict jour. 45. Sy elle n'a heu faict mourir ung nommé Denyet de Leavelline de Houx2 ? Ne sachant que dire, a dict que non et qu'on luy faisoit grand tort, toutteffois que le bruict en estoit. 46. Syelle n'a dist à Jean Bertrand, sa femme et chambriere que Jeandon avoit baillé 300 le mal à ladicte femme à l'ayde d'une aultre femme de Bruyeres? Dist qu'elle leur a heu dict mais que c'estoit parce que ledict Jeandon avoit semé le bruict du chat, mesme pour ce qu'ill'avoit faict par trop sejorner devant la maison de nous, prevost et faict retorner parce que le marit de la femme qu'illuy avoit dict de guerir estoit au logis; et que quant à la femme que c'est une qu'elle ne congnoist mais que c'est 305 une qu'alla tiré du laict es trois mars 3 . 47. Sy elle ne dist à ladicte chambrière qu'elle congnoissoit bien ladicte femme mais qu'elle avoit promis [de] ne [pas] la racuser ? A dist n'avoir tenu telz propos à ladicte chambriere. (t6) 48. Luy avons remontré qu'elle se parjuroit evidamment, d'aultant qu'elle dist 310 encor à ladicte chambriere que parmy la nuict, en dis ans ses oraisons, elle avoit heue revelation qu'il failloit envoyer incontinant au Bel Bernard avec des poictrinnes de cire, aultrement que sa maistresse es toit perdue. A dict estre vray luy avoir dict qu'en disant ses oraisons il failloit incontinant envoyer à saincte Agathe porter des poictrinnes de cire. 315 49. Sy elle n'a heu dict à ladicte servante que ledict Jeandon avoit baillé le mal à la fille Philippe Masson par le refus qu'elle feit de luy bailler du lart ? Respond qu'elle l'a heu dict à ladicte chambrière mais que lors qu'elle pensait ladicte fille, elle luy dist que ledict Jeandon luy avoit demandé du lart et qu'elle l'avoit refusé. 1. Sorcière. 2. Laveline-du-Houx. 3. Claudette fait allusion à l'accusation qui pèse sur la famille Pivert au même moment. Tirer le lait des vaches d'autrui au moyen d'un filet enroulé par terre pour augmenter la production de ses propres vaches, est une pratique magique courante dans les communautés rurales. Pour l'interprétation, cf. DIEOLER, 1996. Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 133-172. 152 Jean-Claude DIEDLER 50. Sy mesme aussy elle n'a heu dict à ladicte chambrière que sy elle n'en guerit la 320 femme dudict Melchior, ledict Jeandon la menassoit faire mourir comme ung chien? Dist qu'elle luy faict tort et qu'elle ne dist jamais telz propos. 51. Sy elle ne se souvient que par ung jour, estante à Laval l avec ledict Jeandon au logis de Jacat Ferry, il n'eut ung cheval mort duquel elle print la gruatte 2 et ce qu'elle en voulloit faire? 325 Respond estre bien souvenante que ledict Jacat eut ung cheval mort, qu'elle print de la gruatte icelluy qu'elle mangea à Docelle3, d'aultant que la femme dudict Ferry ne voullut permectre qu'elle fut cuytte en leur maison. 52. Luy avons dict qu'elle ne peut nyer qu'elle ne soit sorcière et empoisonneresse parce qu'il y a plusieurs hommes et femmes que luy maintiendront estre telle. 330 A respondu qu'ilz luy font tort et qu'elle leur respondra ce qu'elle poulra. 53. Sy elle ne se souvient que par ung jour, sortante de la maison dudict Vauldechamps avec ledict Jeandon, elle ne dist qu'il failloit laisser à tous les dyables la femme dudict Vauldechamps ? Respond et dist que ce ne fut elle, ains 4 ledict Jeandon. 335 54. Lavons derechef admonesté et remonstré qu'il n'estoit vraysemblable que le malin ne soit apparu à elle par aultres fois, comme il avoit faict lorsqu'il la trouva au chemin de Gerardmer, mesme par la voix qu'elle oyt en allant à Bel Bernard. A faict responce que non. 55. Syelle ne reside au lieu de La ChappelleS, auquel lieu elle estoit hayie et que l'on 340 luy disoit que c'estoit une femme et genaxe6 ? Dist y avoir demeuré quelque temps avec ung magister7 , elle estante vefVe et ne sçait sy on l'appelloit telle. Du vingt deuxième dudict mois de mars 56. Ayans faict tirer des prisons ladicte prevenue et admené par devant nous, l'au345 rions admonesté de nous dire et declairer particulierement et specificquement quand, premier elle fut seduicte du malin esprit, de la sorte qu'il proceda pour la gaigner, quelles personnes elle a faict mallade et mourir, quand et comment et aultres circonstances? Laquelle après avoir pensé à nos admonestemens, toutte dolante et pleurante, a dict volontairement ce que s'ensuyt : 350 Premier que peult avoir environ trente ans, son marit Demenge Claudel Stouvenin de Champdray estant decedé, susdite, allante par ung jour de Gerbepal à Gerardmer, 1. Laval-sur-Vologne: Vosges, ar. Épinal, c. Bruyères. 2. On donne aux animaux malades de l'avoine bénite au sanctuaire de saint Hubert à Autrey (Vosges, ar. Épinal, c. Rambervillers), situé près de Rambervillers. Claudette mange la nourriture du cheval pour se soigner. 3. Docelles: Vosges, ar. Épinal, c. Bruyères. 4. Au contraire. 5. Entre Bruyères et Corcieux. 6. Femme de mauvaise vie et sorcière. 7. Maître d'école. Un procès de sorcellerie en Lorraine au début du 355 360 365 370 375 XVIft siècle 153 rencontra le malin esprit, avec lequel elle eut telle communication comme il est porté cy devant; que retornant celle fois dudict Gerardmer et ayante pris à eux poullatte 1 audict lieu, que luy furent à l'instant rostez par celluy à qui ilz appertenoient ; et venante sur ung estang, vulgairement appellé l'estang Nicolas Herry de Martimprey2, ledict malin esprit s'apparut à elle qui luy dist : « Ton faict est accusé 3 » - entendans par lesdicts poulletz-, luy demandant pourquoy elle avoit faict cela sans son congé; à quoy elle feit responce que c'estoit peu de chose d'avoir prin lesdicts poulletz et que c'estoit pour une paouvre femme qui desiroit d'en manger4 ; et à l'instant se disparut, lequel elle ne veit depuis qu'environ six sepmaines après; que sur le bruict de la maladie d'une sienne sœur residante à Saincte Marie, elle partit dudict Champdray pour s'yen aller et parvenue es rappailles 5 d'entre Vannemont 6 et Sainct Lyenard7 , il s'apparut à elle luy demandant où elle alloit ; et qu'ayante respondu qu'elle s'acheminoit audict Saincte Marie pour y visiter sadicte sœur, ledict malin esprit luy dist qu'elle n'avoit que faire de passer oultre pource que sadicte sœur et ses enfans estoient mors et que les seigneurs dudict Saincte Marie 8 s'avoient saisis du biens; et que sy elle n'y alloit pour aultres choses que pour les percepvoir, qu'elle n'aille pas plus avant ; lors il luy dist qu'elle estoit belle et qu'il avoit grande envye de la baiser et de faict l'embrassa et baisa, la pinceant au front, luy ostant le cresme et l'induicte de croire en luy et qu'illuy seroit bon maitre et elle n'auroit jamais besoing de rien; et à l'instant il la gecta bas sur terre et feit son plaisir d'elle puis luy feit dire après luy ces motz : « Je renonce à Dieu, à sa mere, à tous les saincts et sainctes de Paradis et au sacrement du baptesme» ; ce faict, en lieu de contynuer son veage, (f' 7) elle retourna au gist à La Houssiere 9 et logea chez Claudon Grant Colin où elle fut trois jours mallade, ayante ung grand froid depuis la copulation charnelle qu'elle eut avec le malin esprit. 57. Interrogée où ledict malin esprit l'alla trouver après la fois cy devant? Dist qu'environ sept ou huict sepmaines après, elle estante logée audict La Houssiere, couchée sur le solier 1o , oyt une voix qui luy dist qu'il failloit qu'elle s'en aille avec luy; laquelle, pensante que ce fut quelque carasset 11 , demanda où c'estoit qu'il la voulloit 380 mener et que s'estant approché tout près d'elle, elle fut espouventée; voullante faire le signe de la croix, elle en fut empechée par ledict malin qui luy dist qu'elle estoit bien seignée, puis luy dist de monter sur ses espaulles; ce qu'ayante faict, l'emporta à l'instant en ung bois où estoient assemblez plusieurs personnes qu'elle ne peuIt cognoistre, qui à l'instant se prindrent à dancer, se tenants par les mains et ledict malin esprit tenant le 1. Une petite poule. 2. Martimpré, à proximité du col du même nom. 3. On a porté plainte contre toi. 4. Elle parle d'elle-même. 5. Parcelle arbustive. 6. Vanémont (Vosges, corn. La Houssière, ar. Saint-Dié, c. Corcieux), entre Saint-Dié et Corcieux. 7. Saint-Léonard: Vosges, ar. Saint-Dié, c. Fraize. 8. Le comte de Ribeaupierre et le duc de Lorraine. 9. Près de Vanémont. 10. Grenier. Il. Ce mot désigne généralement un brigand des grands chemins mais ici il signifie « séducteur». Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 133-172. 154 Jean-Claude DIEDLER 385 devant; et apres la dance, allarent offrir chacun ung poil de paille - pensans estre chan- delles! - audict malin qu'estoit assis sur une table et lequel donnoit à chacun baiser ung os, comme d'ung cheval ou d'au/tre anymal, disant estre une paix; et après s'assirent tous à table et feirent bonne chère des vyandes que y estoient, lesquelles luy sembloient estre chair de petits enfans de gessynnes 2 mais n'y veit poinct de pain, sel ny vin; et ce faict, 330 ledict malin esprit la reporta où il l' avait prise. 58. Sy elle a esté du depuis beaucoups de fois audict sabbat3 et au chef de quel temps? Respond qu'elle n'y alloit que au bout des sept ou huict sepmaines et est tous jours par ung jeudi soir. 335 400 59. Des propos et discours qu'on y tenoit et par qui ilz estoient faictz ? Dist n'y avoir jamais oy parler personne, moing elle n'y a parlé synon qu'estante par une fois demeurée la dernière, ledict malin esprit les tencea et dist que c'estoit une negligente et estoit tousjours la derniere. 60. Au son de quel instrument ilz dansoient audict sabat ? Dist n'y avoir jamais oy aultre instrumens fors et synon une flutte sonner par ung homme qu'elle n'a congneu. 61. Sy elle ne congnoist beaucoup lesdictes personnes qu'alloient au sabbat avec elle, de leurs noms et d'où ilz sont? Respond n'en congnoistre pas une de touttes celles que y sont estées quant à elle. 405 62. Pourquoy elle ne les congnoist ? Pour ce qu'il faict obscur au lieu où se tient le sabbat, n'y ayant pas du feug ; la lueur duquel est forte layde et de colleur bleue, jaulne, verde et blanc, sentant fort le soffre. 63. Sy à la solicitude dudict malin elle n'a faict mourir plusieurs personnes, bestialz et quand? 410 Respond qu'il y peut avoir environ sept ou huict ans, qu'estante mocquée souventesfois d'ung particulier de Champdray, nommé Mengeon Doudez et de ce yritée et faulchée, sema de la pouldre sur l'herbe où debvoit passer et pasturer le bestialz dudict Doudez, près d'une grainge dicte à Strowelfaing ; lequel bestialz parvenus celle part et deux des vaches en ayantes mangés moururent deux ou trois jours après. 415 64. Où elle avoit prin icelle pouldre ? Dist que ledict malin esprit l'ayant accostée par ung jour luy donna ladicte pouldre, luy disant de faire mourir ledict bestial affin de se venger dudict Doudez ; que peu après, 1. Pensant que la paille provenait des chandelles. Offrir un fétu de paille est un geste symbolique destiné à réparer un préjudice. 2. Fœtus. 3. Les rites de la religion juive, très tôt dévalorisés par l'Église, sont assimilés à des pratiques de sorcellerie. Dès la seconde moitié du XIne siècle, le mot sabbat signifie grand bruit ou tapage parce que les juifs récitent habituellement leurs prières à voix haute. A partir de 1508, il désigne aussi l'assemblée nocturne des sorciers. En Savoie, aller au sabbat se dit faire synagogue. En Lorraine, le sabbat est quelquefois appelé le trapin des saouls. Le terme trapin désigne une danse endiablée et les saouls sont les sorciers qui sont repus à l'issue du festin sabbatique. Un procès de sorcellerie en Lorraine au début du xvue siècle 155 s'estante retirée à Lespollieres 1 y servant Anthoine Claude, homme à marier, feit mourir deux de ses vaches avec de ladicte pouldre pour ce que, l'ayante longtemps servys et 420 donné esperance de l'esposer, il se maria neantmoins avec une aultre; estante à RehapaJ2, y a environ deux ans, Mengeotte, belle fille de Pierrat Collenel, l'ayante faulchée, luy donna deux poires poudrées de ladicte pouldre ; lesquelles ayante mangées devint mallade et que s'estante condolue3 à ladicte prevenue, se repentante de luy avoir donné le 425 mal, la guerit au moyen d'une es cueille de laict qu'elle luy feist manger, dans laquelle elle avoit mis d'une aultre sorte de pouldre d'effect contraire à la première; dist de plus qu'ayante consideré que ladicte Mengeotte estoit une bonne femme, elle pria son maistre le malin de luy donner quelque chose pour la guerir ; lequelluy dist qu'elle en auroit et de faict luy donna de la pouldre, luy disant la mectre comme elle feit. 65. Sy depuis qu'elle est sorciere elle n'a discontynué de soy confesser et recepvoir le sainct sacrement? A dist qu'elle a receu le sainct sacrement chacune année et que lors le malin esprit cessoit de la fatiguer environ quelque trois mois; lequel retomant près d'elle la battoit et tormentoit fort à cause de ladicte reception, luy disant qu'il failloit bien qu'elle eut encor 435 ung plus grand maistre que luy. 430 66. Sy ledict malin n'a parlé à elle depuis qu'elle est emprisonnée et quelz propos il luy a dict ? Respond qu'il y a parlé par trois diverses fois; la premiere l'ayant sommé de ne rien confesser à la justice et les deux aultres il la tanceoit et battoit, disant que c'estoit une 440 malheureuse de croire et avoir fiancé à ung aultre maistre qu'à luy. (f 8) 67. Sy elle n'a conseillé à la femme Phillippe Masson -sa fille estante malladede sortir du logis pendant qu'on sonneroit les Avez Maria et lors propherer quelques imprecations et faire des misters 4 superstitieulx affin que sadicte fille guerit ? Respond qu'elle luy dist que pendant qu'on sonneroit les Avez Maria par trois jours, 445 l'ung après l'aultre, il failloit qu'elle sortit sur l'huisse de leur maison et là dire et propherer ces motz ou pareilz : «Je prie Dieu, la Vierge Marie, tous les sainctz et sainctes de Paradis que celluy ou celle qu'a donné le mal ne puisse avoir jamais repos ny remission de Dieu jusques à ce qu'ilz auront renvoyez guerison à ma fille»; et puis avoir du sel en mains et tomer le dos vers le chemin et gecter ledict sel par derrier et cependant envoyer 450 au Bel Bernard querir du vinaigre, pain beny et une ymage; a aussy confessé et dict que la premiere fois que le malin esprit la tanta, feit renyer Dieu et croire en luy et retomer de son veage de Saincte Marie où elle estymoit avoir quelque argent -ledict malin luy en ayant offert par plusieurs fois auparavant-, luy en donna six frans ; que fut argent bon duquel elle en achepta ung costillon ; et quelque longtemps après, elle voullante aller 455 en une foire à Remiremont pour approcher Plumieres 5 ad ce d'y gaigner quelque argent 1. 2. 3. 4. 5. Les Poulières, Vosges, aI. Saint-Dié, c. Brouvelieures, près de Vanémont. Rehaupal, Vosges, ar. Saint-Dié, c. Corcieux, près de Laveline-du-Houx. Plainte. Mystères. On dit aussi secrets (de guérison). Plombières-les-Bains: Vosges, ar. Épinal, chA. c. Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 133-172. 156 Jean-Claude DIEDLER des Allemants 1, ledict malin esprit son maistre s'apparut à elle, disant qu'elle n'avoit que faire d'y aller pour cest effect et qu'elle laissit ses chievres d'Allemants 2 Ià, qu'illuy donneroit argent assez; et de faict luy donna quattre frans qu'elle print et serra; deslà ledict malin se disparut et elle neantmoins ne delaissa de s'en aller audict Remiremont où, par460 venue en une taverne, demanda à boire que luy fut baillé; despendit quattre gros et voullant prendre de l'argent que sondict maistre luy avoit donné ne trouva que des feuilles de chesne; et elle, de ce bien faulchée et honteuse, print quattre gros dans sa bource d'aultre argent qu'elle avoit gaigné en travaillant. Du vingt quattrieme dudict mois 68. Nous estants encores ce jourdhuy transportez audict chasteau, faict tirer des prisons et admener par devant nous ladicte Claudette prevenue, l'avons recollé sur ses confessions dernieres qu'elle a dict contenir verité et de suytte examiner et interroger sur les poincts et faictz cy après; enquise de nous dire et declairer bien particulierement ce qu'elle a veu faire au sabbat dadvantage que ce qu'elle en a declairé cy devant. 470 Dist se souvenir que la premiere fois qu'elle y fut, elle y trouva grand nombre d'aultres sorcieres qui l'appelloient la nouvelle venue; sçait bien aussy que ledict sabbat se tint es bois de dessus le village de La Houssière 3 et qu'ordinairement y avoit deux ou trois aultres malins espritz, aultres que le maistre, qui faisoient la cuysine et agoustaient les viandes et que justement à l'heure que les cocqs chantoient ilz se disparoient ; elle 475 estante par fois raportée par ledict malin et aultres fois demeuroit seul sur la place et luy convenoit retorner au pied. 465 69. De qui elle tient que quant une personne a receu le sainet sacrement il n'y avoit plus de moyen de le guerir ? Respond que le malin esprit luy a heu dict beaucoup de fois que quant une personne 480 mallade avoit receu ceste belle subesche4 là, ainsy appelloit il le sainct sacrement, il n'y avoit plus de moyen de le guerir. 485 490 70. Sy le malin esprit ne luy a heu conseillé de faindre celle saincteté qu'elle disoit estre en elle affin de plus comodement tromper les personnes et avoir moyen, leur ayant donné le mal, de les guerir et tirer argent d'eux ? Dist que ledict malin esprit luy a heu dict souvenresfois de parler à luy quant on l'aura faulchée ou qu'elle auroit envie de faire mallade les gens, qu'il luy donneroit moyen d'y parvenir et mesme les guerir quant bon luy plaira, l'admonestant de dire, quant elle vouldroit mieulx tromper le monde, avoir estée née le jour du Grand Vendredi; luy disant qu'aussy estoit il vray mais qu'elle n'en valloit guieres mieulx. 71. À quelle personne a heu donné des malladies et depuis les guerir, ensembles pour quelles occasions? A dict que sont environ neuf ans, ayante esté battue par Demenge des Fermes sur 1. Au XVIe siècle, les notables du Saint-Empire fréquentent régulièrement les bains de Plombières. En 1540, c'est le recteur de l'Université de Leipzig, Joachim Camerarius, qui a fait l'éloge des eaux qui soignent les graveleux. Montaigne s'y est rendu en septembre 1580. 2. Voir DÉSIRÉ, 1560, p. 44 : La «chèvre diable}) emprunte les sentiers de Genève où les hérétiques ne sont que de « vielz boucs sales et puans ». Voir aussi STAUFFENEGER, 1984. 3. La Houssière: Vosges, ar. Saint-Dié, c. Corcieux. 4. Tromperie. Un procès de sorcellerie en Lorraine au début du 495 500 505 510 515 520 525 xvw siècle 157 une main, de laquelle elle ne se pouvoit [plus se] servir; et estante appellée par ung nommé Nicolas Pierrat de Grainges pour travailler et s'en estante excusée sur le mal de sadicte main, ledict Pierrat luy dist qu'elle faisoit cela de malaxistié 1 ; de quoy elle fut faulchée et le lendemain, estante parmy les champs hors dudict Grainges, ledict malin esprit s'apparut à elle et luy dist qu'elle estoit bien faulchée et qui s'avoit faict ; à quoy elle feit responce estre Nicolas Pierrat que ledict malin luy dist bien congnoistre, mesme qu'il se failloit venger de luy ; luy donnant de la pouldre pour le faire languir; au logis duquel estante retomer pour le mesme soir où elle habergea et voullante sopper, elle trouva moyen de mectre de ladicte pouldre dans l'escueille dudict Nicolas qui incontinant devint mallade; que peu après sondict maistre l'ayante retrouvée et demandé comment se portoit ledict Pierrat, feit responce qu'il es toit bien mallade; à quoy replicqua ledict malin: «Laisse, laisse le languir et mourir» ; et de faict demeura malade quelques six sepmaines avant que mourir. Oist y avoir environ vingt cinq ans qu'estante à Giromesni12 en Bourgogne, traveillante chez une femme qui s'appelloit la fille Vinant, fut d'elle prise en hayne l'appellante estrangere et Lorainche; de quoy forte indignée, s'en plaingnante à son maistre le malin qui luy dist : tu n'a poinct de pouvoir sur ceste femme pour ce qu'elle bonne chrespienne mais elle a une petitte fille qu'elle ayme fort; (f' 9) ce sera bien te venger de la mere quant tu fera mal à son enfans, la conseillant de la faire mourir3 ; en suytte de quoy, saiclante4 un jour en leur jardin et l'enfant venue près d'elle, luy donna trois frezes sur lesquelles y avoit de la pouldre que sondict maistre luy donna; et les ayante mangées mourut deux ou trois jours après. Oist qu'après avoir estée faulchée à quelques personnes, le malin esprit la tansoÏt fort de ce que la conseillant de s'en venger, en ayante les moyens, elle ne le voulloit neantmoins faire; à l'occasion de quoy il la battoit souvent, l'appellant malheureuse et l'arguant d'avoir tous jours en son cueur ung aultre maistre que luy. Oist y avoir environ quinze ans qu'estante à Lestraye, ban de Ramonchamps5, prevosté d'Arches 6 , elle fut invitée d'une femme, qui corroit les champs comme elle, d'aller en Bourgongne querir de la chaniwe7 ; ce que n'ayante voullu faire, ladicte femme, nommée Catherine, la tansa fort, avec laquelle estante allée en une maison saicler pour gagner argent, contynua sers rigueurs à son endroict, la tansant et menassant; de quoy elle, detenue, se faulcha fort et parvenue le soir, son maistre le malin s'aparut à elle, qui Iuy dist: «Et bien ceste caigneB cy t'a bien tormenté, entendant parler de ladicte Catherine; advise, on t'envoyera demain luy porter son disné en ung aultre jardin où elle travaillera; tien velà une pomme, baille luy ce pendant» ; ce qu'estant advenu ainsy qu'il luy avoit dict, luy bailla ladicte pomme qu'elle mangea et devint mallade; laquelle 1. Lâcheté (malvaistié). 2. Giromagny: Terr. Belfort, ar. Belfort, ch.-l. c. 3. Les enfants sont systématiquement les cibles des vengeances féminines. 4. Sarcler. 5. Ramonchamp: Vosges, ar. Épinal, c. Le Thillot, dans la vallée de la Moselle, au sud-est de Remiremont. 6. Arches: Vosges, ar. Épinal, c. Épinal-est. 7. Toile de chanvre. S. Chienne. Histoire et Sociétés Rurales, n' 7, le, semestre 1997, p. l33-172. 158 Jean-Claude DIEDLER mourut environ trois sepmaines apres; est recors! n'y avoir mis aucune poudre ny 530 poison, estant ung macxyne 2 que sondict maistre l'avoit empoisonné, puisque ladicte 535 540 545 550 555 560 Catherine en mourut. Que sont environ vingt ans, estante audict Giromesnil, pria ung maître mynoux3 nommé Claude le Lorrain de luy donner de la besongne avec d'aultres femmes qui traveilloient es mynnes ; ne l'ayant voullu faire, en fut fort faulchée; à l'occasion de quoy, sachant que cest homme estoit en ung sien jardin cuillant des cerizes, trouva moyen, dès ung aultre prochain jardin, d'entrer et mectre sur lesdictes cerizes du poison que luy avoit donné son maistre à ceste occasion; desquelles ayant mangez devint aussy tost en malladie qui dura environ six sepmaines; au bout duquel temps, se repentante de l'avoir ainsy faict mallade pour estre un bon homme, pria instamment sondict maistre de luy donner quelque remede, qui luy dist : malheureuse, tu faist les gens mallades et puis tu t'en repens; je te batteray bien, il n'est pas vraysemblable que tu croye vrayment en moy; enfin luy dist d'aller cuillir du persin4 au meix5 dudict homme et pendant que la femme d'icelluy laveroit de la joutte 6 en la fontenne, elle luy gecteroit ledict persin avec et que son marit aymoit les soppes à persin, qu'il en demanderoit une et gueriroit; et qu'ainsy l'ayante faict, il fut gueris. Et aussy records qu'au mesme temps, ayante presté argent au frere du denommé cy dessus, nommé Grand Demenge le Lorain et luy ayante redemandé, ne luy voullut rendre, la chosant7 et injuriant; dont elle prononcea contre luy telles imprecations : «Je prie à Dieu et à la Vierge Marie que jamais chance ne puisse tu avoir puisque tu me trompe ainsy)}; à l'occasion de quoy devint aussy tost perclus des deux bras, demeurant en tel estat environ douze sepmaines, au bout desquelles ledict Demenge l'appella et luy rendit son argent, ce qui l'occasionna de requerir son maistre luy donner quelque chose pour le guérir; à quoy satisfaisant, encor que très ennuyé, luy bailla d'une herbe, disant d'en trotter et toucher les habitz dudict Demenge, ce qu'ayante faict fut aussy tost gueris. Dist y avoir six à sept ans qu'estante chez Anthoine Tabourin à Buffontenne8, icelluy la tansa de ce qu'elle revenoit sy souvent, la raisonna pourquoy elle n'alloit besongner ; laquelle s'excusa sur ung mal qu'elle avoit en une main; et que sur le soir, son maistre l'ayant trouvée et baillé de la pouldre, luy dist qu'il la falloit donner au cheval dudict Tabourin; ce qu'ayante faict n'en devint neantmoins mallade, estymant pour estre ledict Tabourin bon homme, qu'elle ny sondict maistre n'avoient puissance luy mal faire; et de quoy elle s'apperceut en ce qu'ayante peur après retrouvé sondier maistre, illuy dist: «Et bien son cheval n'est devenu mallade, laisse le, laisse le, ledict Tabourin ne t'a pas faict grand mal.)} 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. Elle se rappelle. Secret magique, enchantement «< mecinement »). Patron de mine. Persil. Jatdin clôturé. Bette. La disputant. Biffontaine, Vosges, ar. Saint-Dié, c. Brouvelieures, entre Bruyères et Vanémont. Un procès de sorcellerie en Lorraine au début du XVIIe siècle 159 Dist qu'estante appellée d'une femme d'Olychampsl qu'estoit mallade pour la guerir, 565 s'estante conseillée à sondict maistre quel moyen il y avoit pour la guerir, illuy dist que ce n'estoit à elle de la guerir puisqu'elle ne luy avoit donné le mal ; et d'elle ne seut aultre chose dire à ladite femme que d'aller en pelerinage au Bel Bernard; qu'allante souvent en pelerinage pour des particuliers et de retour es toit tous jours battue et fort tansée par sondict maistre. 72. Sy ce ne fut elle qui donna le mal au seigneur comte de Montbelliart et sy le malin ne luy enseigna le remede pour le guerir ? Respond ne luy avoir donné le mal mais qu'estante appellée de luy et estymante que le guerissant, elle gagneroit une bonne pie ce d'argent, pria son maistre le malin de luy enseigner quelque recepte pour y parvenir; qui en ayant faict quelque refus, y condes575 cendit enfin, luy disant d'aller au jardin dudict seigneur; où estante, ledict son maistre s'y trouva aussy, qui luy dist de cuillir de plusieurs herbes qu'illuy montra et en faire ung breuvage audict seigneur; ce qu'elle feit et l'ayant prin ledict seigneur aussy tost fut guens. 570 73. Sy l'oraison qu'elle rapporte cy devant n'est une invention de sondiet maistre et 580 à elle par luy aprise pour tant mieulx decepvoir les personnes? Respond estre chose vraye et qu'en lieu de dire ce premier mot qui est « vray que Dieu est », elle prononcea : «Il est vray que le malheureux est et sa mere aussy»; et que les derniers motz qui portent au nom du Pere et du Fils et du Sainct Esprit, elle ne les pouvoit propherer mais les pensoit en son cueur. 74. Comme elle sçait qu'au moyen de pain donné par feue la Monttenatte à la femme de Nicolas Mengin de Grainges, elle soit esté guerie ? Dist ne l'avoir apprin de son maistre mais bien de certains Egiptiens 2 qui loggerent ung jour à Champdray; ausquelz ayante demandé sa bonne adventure luy fut respondu qu'elle n'avoit que faire de s'en enquester et qu'elle savoit bien qu'elle avoit estée née par 590 ung jour de Grant Vendredi. 585 75. Sy lors elle avoit jà renoncé à Dieu et creu au malin? Dist que oy. r? 10) 76. Sy elle ne congnoist une femme nommée Gueuldrematte3 et depuis quand? 595 A dict ne la cognoistre aultrement pour ne l'avoir veue que une fois, lorsque Jeandon, ayant fainct d'avoir esté au Bel Bernard pour la femme de Melchior Vauldechamps, pour n'avoir rapporté ce qu'on luy avoit eut payé, ladicte femme de Melchior feit appeller ladicte Gueuldrematte pour y aller; ce qu'elle feit et apporta ce qu'estoit necessaire. 600 77. Sy le mauvais esprit ne luy a heu dict son nom? Respond que jamais elle ne s'enquesta du nom, mais bien luy il heu dict qu'il estoit le grand maistre et qu'elle estoit bien heureuse de croire en luy, et qu'elle avoit bon maistre. 1. Olichamp, entre Remiremont et Plombières. 2. Diseurs de bonne aventure. 3. Gueule cassée. Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, 1" semestre 1997, p. 133-172. 160 Jean-Claude DIEDLER 78. Ce qu'elle voulloit faire du morceau de gruatte du cheval mort de Jacat Ferry et sy ce ne fut elle qui le feit mourir ? 605 Respond que ce ne fut à aultre fin que pour le manger. 79. Sy estante, peult avoir environ ung mois, au logis de Margueritte de Sergent de Houx, elle n' oyt ung mugissement et sy elle ne sortit de la maison et ce que c'estoit ? A dict n'y avoir rien oy. 610 80. Sy elle n'a faict mallade la femme Jean Bertrand et quel moyen il y a de la guerir? Dist ne l'avoir faict mallade, moing n'y a moyen de la guerir; que si elle estoit eslargie, possible son maistre luy donneroit quelque chose avec quoy elle la poulroit bien guerir, mais le malheureux elle ne veult plus avoir à faire à luy. 81. Sy elle n'a faict mourir son marit, Dieudonné, paistre au village des Folz ? 615 620 625 630 635 640 645 Respond que non et qu'on luy faict tort de la soubsonner de cela. Qu'il n'est possible ny vraysemblable qu'elle ne congnoisse beaucoups des aultres particuliers sorciers qu'alloient au sabbat quant à elle. A respondu et fort resolument maintenu n'en cognoistre aultres que la deffuncte Montenatte pour ce que tous portent des masques ou choses semblables sur leurs visages. Et après l'avoir bien et exactement interrogé sur tous les faicts et poincts resultans de faict de sortilege, soubson d'avoir faict mourir gens et bestialz, comme des maux donnez et guerisons d'iceulx, est tout ce qu'avons pheu tirer d'elle; par quoy l'avons faict remectre esdictes prisons et ordonné que le tout sera communicqué à mondict Sieur le procureur general de Vosges pour y requerir ce que de droict ; faict les ans et jours que devantz sous les seings manuelz de nous dicts prevost et clerc juré, cy mis. [Signé] : Rousselot ; Grant Didier. Veu par le procureur general du bailliage de Vosges soubsigné le procès extraordinairement instruit par le Sieur prevost de Bruyeres et son lieutenant à Claudotte Clauchepied se disant natifve d'Espinal, prevenue de malefices, sortilege, venefice et de plusieurs grandes superstitions pleines d'impieté et de blaspheme, l'audition de la bouche et ses confessions en icelle du 12e et 13 e de ce mois, les informations des 20 et 21 e, aultre audition et responses de laditte prevenue dudict 20 e , 22 e et 24 e suivants; dict ledit soubsigné que laditte procedure et notamment des confessions voluntaires de laditte Claudotte, elle est suffisamment convaincue desditz malefices, sortilege, venefice et de plusieurs impietez et blasphemes contre la majesté divine et d'avoir donné consentement au diable avec lequel elle a heu copulation il y a environ trente ans ; d'avoir faict mourir du bestail à Mengeon Doudez de Champdray, deulx vaches à Anthoine Claude de Les Poulières; d'avoir faict mourir ung enfant à une femme de Giromenil en Bourgongne qui s'appelloit la fille Vincent, ung nommé Nicolas Pierre de Grange, comme aussy une nommée Catherine au lieu de Lestraye; d'avoir faict malades plusieurs personnes et depuis les guery, comme une nommée Mengeotte, belle fille à Pierrot Colenel de Rehaupal, ung nommé Claude le Lorrain, le Grand Demenge le Lorrain, son frere de Geromenil; d'en avoir aussy guery d'autres comme la femme de Melchior Valdechamp dudict Bruyeres et la fille de Philippe Masson dudit lieu et autres, avec superstition plaine d'impieté et mes chantes imprecations ; pour reparation de quoy requiert ledit soubsigné que, comme bien et suffisamment convaincue des ditz faictz, elle soit condemner à estre mise ez mains du maistre des haultes œuvres et par icelluy menée et conduitte au lieu et place qu'on a acccoustumé executer les criminelz sorciers audit Un procès de sorcellerie en Lorraine au début du 650 655 660 665 670 XVIIe siècle 161 Bruyeres pour illecque, estant attachée en ung potteau que pour ce y sera planté, estre estranglée ; neanmoing pour la gravité et multiplicité de ses forfaictz et le long temps qu'elle y est abandonnée, que ledit executeur luy face sentir vive le feu avant que l'estrangler pour gecter son corps en icelluy pour estre reduit en cendre ; et que ses biens soyent declarés acquis et confisqués Cf' Il) à Son Altesse ou à qui il apartiendra, les despens de la procedure prealablement pris sur iceulx ; mais avant passer oultre à laditte execution, requiert laditte Claudotte est applicquée à la question extraordinaire et qu'en icelle, elle soit interrogée bien exactement sur ses complices et l'accusation par elle faicte de Jeandon Bassot dudit Bruyeres et la Moutenotte, dont laditte procedure est chargée; et iceulx estre pris au corps et constituez prisonniers en prison ferme et à part; pour en cest estat leur estre faict et parfaict leur procès extraordinairement sur ledit crime de sortilège dont ilz se trouvent chargez, confrontez à laditte Claudotte au point de son execution pour sur ce qui s'en trouvera; et laditte procedure communicquée audit sousigné, y requerir ainsy que de justice ou que telle autre conclusion que de droict luy soit adjugée; faict à Mirecourt le 28 e du mois de mars 1602 1. [Signé] : Dumenil. Les maitre eschevin et eschevins de Nancy, ayantz veu la presente procedure extraordinairement faicte à Claudotte Clauchepied, vefve prevenue de sortilege et venefice 2 , disent que par sa recongnoissance et confession volontaire elle est suffisamment attaincte et convaincue dudict crime; pour reparation dequoy y a matiere d'adjuger au Sieur procureur general de Vosges ses fins et conclusions, comme aussy pour l'esgard desdicts Jeandon Bassot et la Moutenotte ; faict à Nancy, le dernier jour de mars 1601. [Signé] : N. Bourgeois; C. Philbert; L. Guichart; De Remicourt. (f' 12) Du vendredy penultieme mars 1601 83. Interrogée quels autres sourcieres et sorciers elle a cognu au sabbat? Dist y avoir veu une nommée la Teuxnatte de Xeneval, proche Remiremont qui autre fois a esté prisonniere à Arches pour faict de sortillege et neantmoings relachée. 675 84. Qui accusa ladicte Teuxenatte ? Respond que ce fist elle detenue pour ce qu'elle, Taixenatte, avoit faict mourir audict Xeneval deux Freres, filz d'un nommé Michiel Coladat, où logeoit ordinairement; à l'occasion de quoy elle dict audict Colaydat ladicte Teuxenatte avoir faict mourir ses enffans; lequel la feit apprehender, ayant neantmoings du depuis esté eslargie, ne scait pourquoy et vagabonde presentement par les champs. 85. Comment elle sçayt que ladicte Teuxenatte feit mourir les cy devant nommez? Respond que ledict Coladat l'ayant prié de luy dire de quelle maladie estoyent mort ses enffans, elle luy respondit que ladicte Teuxenatte les avoit faict morir et que s'estant enquestée du malin esprit, illuy dist icelle les avoir faict mourir; y a aussi veu une seulle fois ung nommé François de l'Estraye qui vagabonde ordinairement, se souvenant 685 qu'ayant esté recherchée de luy par mariage et ne l'ayant voulu espouser, il l'appelloit tous jours sourciere. 680 86. Sy le malin esprit ne luy a heu deffendu de rencuser3 ceulx qui alloyent à sabatz avec elle? 1. Erreur de datation. Le tabellion ne s'est pas encore habitué au nouveau style. 2. Empoisonnement. 3. Accuser. Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, 1" semestre 1997, p. 133-172. 162 Jean-Claude DIEDLER Respond que souventefois il luy deffendoit de ne les accuser et qu'elle faisoit 690 responce: comment les accuserois je puisque je ne les congnoist; dist de plus qu'estant appellée par Mougeon Masson pour guerir sa fille, elle demanda à son maistre le diable quelle maladie c'estoit ou bien que luy auroit donné le mal; lequelluy feit responce que Jeandon Bassot ayant demandé l'aumosne au losgis de ledict Mougeon et Jacatte, sa fille ne luy ayant voullu donner à son appetit, voulut entrer en une chambre du mesme losgis 695 où reside Didier Masson, oncle de ladicte Jacatte ; lequel neantmoings n'y entra pour ce qu'il n'estait levé; puis voulant sortir du losgis, dit à ladicte Jacatte : «Bien, bien à Dieu te [re] commande »; et qu'à ce propos ladicte Jacatte pour estre mal sage - dit ladicte detenue - feit responce : «À Dieu, à Dieu vous este ung envyeulx»; [ce] qui occasionna ledict Jeandon Bassot de la pousser avec son baton, à l'occasion de quoyelle devient 700 malade. 87. Ce que le mauvais esprit luy enseigna de faire pour guerir ladicte Jacatte? Respond qu'illuy dist de conseiller à ladicte Mougeon Masson qu'elle envoyast ledict Jeandon à Bon Bernard et que faisant sa fille guariroit. 705 88. Quelle autres ledict malin esprit luy a heu revelé que ledict Jeandon faict malade? Respond qu'ayant esté appellée de la femme de Melchior Vaudechamps pour la guarir et s'estant enquestée de son maistre qui luy avoit donné le mal, feit responce ledict Jeandon luy avoir donné pour ce qu'en demandant l'aumosne, elle l'avoit mescontanté. 89. Quelle recepte le malin luy enseigna pour guarir la femme de Melchior Vaudechamps? 710 Respond qu'illuy dist que pour la guarir il failloit aller au Bel Bernard, luy disant: «Fais y aller ce malheureux », entendant parler dudict Jeandon. 90. En quel lieu le malin s'apparut à elle quand elle luy parloit de la maladie de Jacatte Masson et de quelle forme? Dist que ce fut en passant les petits ponts qui sont en chemin de Bruyeres à 715 Boymont 1 et que la forme estoit d'homme mais très layde. 91. Sy elle ne dist à Jeandon le diable luy avoit revelé qu'il avoit donné le mal à Jacatte Masson? Respond que jamais elle ne luy en parla; tautesfois elle en eust parfois quelque envie mais elle ne s'en osa harzarder de peur que ledict Jeandon ne la battit. 720 (f' 13) Suyvant les requises cy devant de monsieur le procureur general de Vosges, nousdict prevost avons decerné contre le y denommé Jeandon Bassat commission et prinse de corps à l'un des sergent ordinaire de la prevosté, en vertu de laquelle il seroit esté appréhendé le premier jour du present moys et rendu par ledict sergent es prisons du chatteau de ce lieu où il est presentement detenu. 725 Du mardy 3 apvril1602 2 Nous prevost et gens de justice dudict Bruyeres, à!' effect de satisfaire aux requises et conclusions dudict Sieur procureur general, estant au chateau et maison fort de Son Altesse, avons faict tirer des prisons ladicte Claudatte prevenue et à icelle recollée sur ses 1. Sommet qui domine Bruyères. 2. Ici aussi il faut lire 1601. Un procès de sorcellerie en Lorraine au début du XVIJe siècle 163 confessions volontaire, apres luy avoir presté serment; et signamment sur les accusations 730 par elle faicte contre Jeandon Bassat, aussy detenu prisonnier; ses responces faicts fidel- lement rediger par escript par Demenge Pierre, tabellion audict Bruyeres en l'absence dudict clerc juré. 92. A dict que de l'occasion qu'elle avoit faicte contre ledict Jeandon d'avoir baillé le mal à la femme dudict Jean Bertrand, elle l'en descharge; a dit que ce Fust le maling, son 735 maistre, qui luy feit dire; et Fust desoub la halle que ledict maling l'incita à ce dire. 93. Dist que lorsque ledict Jeandon Fust parlé à elle par la fenestre de la prison, ils n'eurent autres propos par ensembles sinon que ledict Jeandon luy dict de ne le poinct accuser à tort ; auquel elle respondit qu'aussy ne feroit elle; dist estre vray que ce Fust ledict Jeandon qui dist, estant dans le porche dudict Melchior, qu'il failloit laisser sa 740 femme à tous les diables; a dit aussy que ledict Jeandon luy dist qu'il convenoit qu'elle guerist la femme dudict Melchior, d'aultant qu'elle en guerissoit bien d'autres ; dist de plus que ladicte Teuxenatte est sourciere et qu'elle l'a veu au sabat par une fois et quant à Franceois de La Traille, elle le des charge aussy et que ce qu'elle luy a faict estoit par couroux. 745 94. A maintenu que sondict maistre, le maling, luyayant dit que ledict Jeandon avoit donné le mal à la fille dudict Masson et qu'illuy dist aussy d'envoyer ledict Jeandon au Bon Bernard à ses idolles et qu'elle seroit guerie ; a soustenu aussy que sondict maistre luy avoit dit que ledict Jeandon avoit donné le mal à la femme dudict Melchior et n'en sçait autres choses que par luy. 750 95. Interrogée sy elle n'a veu quelques autres que la Texenatte au sabat, luy remonstrant qu'il est vray semblable qui y ayant congnu ladicte Texenatte, elle n'en n'y ait congnu quelques autres? A faict responce qu'elle n'en congnoist autres que ladicte Texenatte. 96. Quoy voyant, avons commandé au maistre des haultes œuvres de la mettre et 755 applicquer à la question extraordinaire; et avant que de la faire detirer en icelle, avons faict venir par devant nous ledict Jeandon et à iceluy faict prester serment en presence de ladicte detenue ; à laquelle avons reiterée et demandé s'il estoit vray que sondict maistre luy dist que ledict Jeandon eust donné le mal à la fille dudict Masson, femme desdicts Melchior et Bertrand. 760 A dit et respondu que certainement il estoit vray que son maistre Iuy a heu dict et ne le sçait aultrement pour n'avoir veu ledict Jeandon au sabatz. Et de la part dudict Jeandon a esté dit avec jurement execrable, se donnant à tous les diables, qu'il n'estoit cause des maladies des susdicts et ne sçavoit où lesdictes maladies procedoit. 765 97. Ce entendu, avons commandé audict maistre de detirer ladicte prevenue estant sur une echelle 1, ce qu'il a faict; où estant et au destroy d'icelle2 1'avons admonesté de nouveau de nous dire et declairer quels autres complices elle aveu. 1. Instrument de supplice. Les chevilles sont liées aux barreaux inférieurs d'une échelle, alors que les poignets sont maintenus par une corde enroulée autour d'un treuil. ~acusé, étendu sur l'échelle placée horizontalement, est ainsi étiré jusqu'à ce qu'il avoue. 2. Au moment où la douleur devient insupportable. Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, 1er semestre 1997, p. 133-172. 164 Jean-Claude DIEDLER Laquelle a respondu en criant et appellant Jesus Christ en son ayde qu'elle n'en a jamais congnu ny veu audict sabat autres que ladicte Teuxenatte. 110 115 180 185 190 195 800 98. Ce entendu, l'avons faict tirer encor par deux fois; nonobstant ce, elle n'a voulu dire autre chose sinon de crier, appeler Dieu, la Vierge Marie et saint Nicolas et tous les saincts à son ayde ; quoy voyant, luy avons dit que c'estoit son maistre le diable que la gardoitl d'accuser ses complices et ceulx qu'elle avoit veu au sabatz. (f' 14) A faict responce que non et que le malheureux et meschant n'estoit plus avec elle et n'avoit plus rien affaire avec luy ; il ne s'estoit plus trouvé auprès d'elle depuis que l'on luy avoit donné une petite croix de cire de cierge benist qu'elle attacha à son front. Ce faict et dist, l'avons faict mettrer hors de la question et faict remettre esdictes prisons; et cependant ordonné que les conclusions dudict Sieur procureur, advis et deliberations de Messieurs les maistre eschevin et eschevins de Nancy seroit mis en execution ; faict les an et jour que dessus soubs les seings mannuelz de nous dicts prevost et tabellion cy mis. [Signé] : J. Rousselot; Pierre D. Ce jourdhuy quattrieme apvril mil six centz et ung, nous Jacques Rosselat, prevost de Bruyeres, à l'assistance des maire et gens de justice dudict lieu, ayant faict assembler les bons hommes et jugeants de la prevosté pour faire jugement selon l'ancienneté 2 ; et estans au lieu accoustumé, avons faict admener par devant nous ladicte Claudatte prevenue, faict faire lecture de son procès ; et icelle faicte, avons commandé à Dieudonné Willemin de Fay, eschevin en la mairie dudict Bruyeres, de faire son debvoir et donner sentence contre ladicte Claudatte ; lequel eschevin par l' organne de Nicolas Grant Ferry, son lieutenant - après avoir esté au conseil desdicts bons hommes et jugeans - a dict au retour d'icelluy qu'il trouvoit par son jugement et par le jugement de la plupart desdicts jugeans que ladicte Claudatte sera mise entre les mains du maistre des haultes œuvres, par luy menée au carquant à la veue du peuple, de là estre conduicte où l'on a accoustumé executer les criminelz, sorciers audict Bruyeres; et illecques, estante attachée en ung potteau, estre estranglée, neantmoins avant ce, luy faire sentir vive le feug ; et ce, le tout en conformité et suyvant les conclusions de monsieur le procureur general de Vosges, advis et deliberations de messieurs les maitre eschevin et eschevins de Nancy; laquelle sentence ainsy prononcée, avons icelle faict executer par ledict maistre des haultes œuvres; et le tout faict rediger en escript par ledict clerc juré, tesmoings les seings manuelz de nousdicts prevost et clerc juré, cy mis. [Signé] : Rousselot J. ; Grant Didier. Du mesme jour 99. Estante ladicte Claudatte jugée et sentenciée, apres estre delivrée ez mains du maistre des haultes œuvres et hors carquant, a icelle estée conduicte en une maison voisyne et tirée en une chambre à part, où estant ung père confesseur carme de Baccarat qui l'avoit oyen confession; après laquelle confession et sortie d'icelle chambre, estante en 805 la cuysynne d'icelledicte maison, où nousdicts prevost, maire, eschevin, clerc juré et gens de justice estans, a icelle Claudatte requise estre oye; et en presence dudict Sieur carme, a dict et declairé haultement et reiterement que quant à ce qu'elle avoit accusé Jeandon Bessat, elle luy avoit faict tort et que jamais le malin esprit son maistre ne luy avoit heu 1. Qui l'empêchait. 2. La sentence est normalement prononcée par les bourgeois du siège. A partir de 1529, le pouvoir ducal met en place une évolution qui transfèe~ le pouvoir de contraindre et de punir des buffets des alleutiers aux instances nancéiennes de l'Etat. Voir DIEDLER, 1996, p. 125-131. Un procès de sorcellerie en Lorraine au début du XVIIe siècle 165 dict qu'il eut donné le mal à la femme de Melchoir Vauldechamps, fille Philippe Masson ny aultres; et que jamais elle n'avoit veu mal audict Jeandon et que tout ce qu'elle en avoit dict n'estoit que par envie et courroux conceu contre ledict Jeandon pout le poinct du chat de Herpelmont et des menasses qu'aultreffois il lui avoit donnée; et oultre ce, estante au lieu de son supplice et en l'attachant par le maistre des haultes œuvres au potteau, elle declaira et dist encor, es presence que dict est, qu'elle deschargeoit ledict 815 Jeandon et qu'elle al' avoit accusé luy tort ; faict les an et jour que devant soubz les seings manuelz desdicts prevost et clerc juré, cy mis. [Signé] : R. J.; G. D. Veu le proces verbal de la question de ladicte Claudotte Clauchepied et autres actes cy dessus, le soubsigné consent que ledict Jeandon Bessot soit renvoyé jusques à rappel et saufà informer plus amplement cy apres l ; faict à Mirecourt le 7 e avril 1601. [Signé] : 820 Dumenil. Ce jourdhuy dixieme apvril mil six centz, nousdicts prevost et gens de justice dudict Bruyeres, à l'assistance du Sieur receveur et autres, avons faict tirer des prisons ledict Jeandon et à iceluy faict lecture du besongné dudict Sieur procureur du 7 e du present moys, par lequel il consent que ledict Jeandon soit renvoyé jusques à rappel, saulf d'in825 former plus amplement cy après; ce qu'avons faict soub promesse de se representer toutte et quant estoit2 qu'il en sera requis et interpellé à peine de conviction des faitz desquelz il est accusé et chargé, avec admonestement de se comporter avec touttes modestie et ne rechercher en façon que ce soit ceulx ou celles qui ont deposés contre luy, soit de fait ny (f' 15) parolles ; faict à Bruyeres, les an et jour que dessus soubs le seing manuel 830 de nousdicts prevost et tabellion soubscript. [Signé] : R. J.; Pierre D. 810 Information (extraits) (p c. 2, f' 1) Le prevost de Bruyeres à qui le Sieur procureur general de Vosges a requis au pied du procès et audition de Claudette Clauchepied, natifve d'Espinal, detenue prisonniere pour cas de sortillege au lieu de Bruyeres, qu'il soit informé bien exactement si 835 elle a poinct estée cy devant accusée dudict crime, soubsonnée d'avoir faict mourir quelques personnes ou bestialz comme le tout est plus amplement declarez esdictes requises et que pour et ad ce satisfaire seroient estez adjournez et ouys tous et chacuns les particuliers et tesmoings cy apres declarez ; et iceulx exactement interrogez et examinez leurs deppositions après avoir prestez serment ; faict fidellement rediger par 840 escript circonstances et dependances du faict par Quirien Grant Didier, tabellion et clerc juré audict lieu, comme cy après s'ensuit, pour le tout estre communicqué audict Sieur procureur. Et premier du 1ge mars 1601 100. Marie, femme Mengeon Franceois le jeusne de Bruyeres, fille de feu Jean le 845 Sergent de Houx et de Margueritte sa femme, aagée d'environ 24 ans. Adjurée et exa- 850 minée sur la cognoissance qu'elle pourroit avoir de ladicte prevenue; a dict que peult avoir environ quatre ans, qu'elle aveu ladicte detenue loger en la maison de sa mere audict Houx; et que par ung soir, sadicte mere estante couchée et ladicte prevenue dans la grange, elle oyt ung grand bruict comme des chatz ; où au mesme instant, elle sentit sur ses jambes et cuysses grandes douleurs et luy sembloit par fois que ce fussent des ratz 1. Jeandon sera néanmoins exécuté pour crime de sorcellerie en 1609. 2. À chaque fois. Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 133-172. 166 855 860 865 870 875 880 885 890 Jean-Claude DIEDLER qu'alloient par dessus son lict ; et le lendemain au matin, sadicte mere se plaingnit à ladicte detenue, luy disant qu'elle sentoit grandes douleurs en ses cuysses et jambes et qu'elle ne sçauroit marcher; à laquelle ladicte prevenue dict ces motz, faisant semblant de pleurer : «Vous me voulez donner charge de vous avoir donné la maladie et elle luy respondit que non faisoit}} ; ce dit, ladicte detenue s'en allit et depuis peu après revient ; sa dicte mere estante tousjours malade priarent icelle de luy donner quelque remede de guerison; laquelle feist responce qu'il convenoit avoir de la graisse de chiens; luy bailla elle qui depose six deniers! pour en achepter ; se departant et peu après revient en apportant de la graisse de la grosseur d'une noisette, disante estre de chiens et en fut sa dicte mere engraissée, neantmoins demeura tous jours perdue; quoy voyant, elle qui depose ne se peuh contenir qu'elle ne luy dist qu'elle avoit donné la maladie à sa mère et qu'il convenoit qu'elle la guerist aultrement que se ne seroit pas tout ung2 ; laquelle se print à crier disante : «Je seroye bien malheureuse sy je la pouvoys guerir de ne le poinct faire pour ce que c'est une bonne femme ; il n'y a poinct de moyen parce que depuis sa maladie elle a esté administrée et a receu les saincts sacremens}}; ce oy l'ay dist de se retirer et ne plus venir loger en leur maison; toutesfois le frere d'elle qui depose luy dist : « Tante Claudatte, venez, venez tous jours, je vous logeray, c'est ma maison)} ; et ce le tout soub esperance de guerison. Dist que peult avoir enviton ung mois que sadicte mere luy dist que par ung soir, ladicte prevenue estante logée en leur logis, nuictamment elle oyt buller comme ung bœuf, disant à ladicte prevenue d'aller voir que c'estoit ; ce qu'elle feist et au retour sadicte mere luy dist qu'elle avoit heu peur; laquelle respondit que oy mais que ce n'estoit rien; ce neantmoins ce hurlement la reitera plusieurs fois et pour experimenter s'il y avoit heu quelques bestialz devant et allentour de leur logis, sadicte mere commanda à son filz, frere d'elle qui depose, d'aller veoir s'il y avoit des traces par dessus la neige; ce qu'il fist et n'en trouva aucune ny moing apparence. Dist de plus que sont environ cinq ans qu'elle a oy dire à quelques gens dudict Houx que ung nommé Demenge des Fermes la trouva sur ung estang entre Saint Jean et Le Boullay3, qu'elle battoit l'eave avec une verge; quoy voyant, ledict des Fermes la battit l'appelant sorciere ; et s'estant departy d'avec elle et avant que de pouvoir parvenir audict Saint Jean, commencea à tumber de la gresle ; mesme elle a oy dire à ladicte prevenue que estoit vray que ledict des Fermes l'avoit battu et appellé sorciere et qu'elle le craindoit bien. A dist aussy que le bruit commung court qu'elle est sorciere et soubçonnée de donner maulx à des gens; qu'elle a faict mourir des gens comme ung nommé Denys de Leaveline de Houx; que pour la chasser aussy du village de Leaveline qui la craindoit fort principallement pour leurs bestialz, luy dirent de se retirer parce qu'ilz avoient entendus que les officiers d'Arches la voulloient prendre. Luy a bien oy dire aussy qu'elle guerissoit des enfans par des perelinages qu'elle faisoit; a dict encor qu'elle luy a oy dire que Jeandon de Bruyeres la menassoit de la faire 1. Monnaie de compte valant un vingt-quatrième du gros. 2. Que l'affaire n'en resterait pas là. 3. Saint-Jean-du-Marché et Le Boulay (Vosges, corn. de La Neuveville-devant-Lépanges, ar. Épinal, c. Bruyères), entre Docelles et Laveline-du-Houx. Un procès de sorcellerie en Lorraine au début du XVIi' siècle 167 brusler et chacquer et que pour l'apaiser elle luy a heu baillé pour une fois six gros et par une autre sept. (/" 2) A oy dire à Jean Bertrand que ladicte Claudette disoit que Jeandon avoit donné le mal à sa femme en luy regardant en sa main et qu'il failloit aller en perelinage à Bel 895 Bernard; et le lendemain elle qui depose luy oyt dire à elle que la malladie procedoit aussy bien d'une femme que d'un homme; dist que ledict Bertrand luy a heu dict que ladicte prevenue luy avoit dist que ledict Jeandon, la trouvant en ce lieu, luy dist : « Tante Claudette, il y a une femme par icy qu'il fault aller guerir mais je ne vouldrois que le maistre y fut. » 900 905 910 915 920 Du 20e mars 101. Marion, femme Nicolas Mengin de Grainges, aagée de quelques quatre vingtz ans, comme elle a dict, adjurée, interrogée et examinée sur la cognoissance qu'elle pourroit avoir de la detenue à elle denommée, des nom, surnom et de son mariage premier, contracté avec Demenge Claudel Stauvenin de Champdray, lieu voisin dudict Grainges ; a dict n'avoir jamais congneu ny ladicte detenue ny aussy sondict jadis marit, qu'elle s'en puisse souvenir; quoy entendu, luy seroit estée faicte lecture de la declaration de ladicte prevenue que une nommée Moutenatte l'ayant reveue malade et en ayant faict confession à elle prevenue, elle luy auroit donné advis d'avoir du pain de ladicte Moutenatte et d'aller au Bel Bernard; sur laquelle lecture a dict qu'estant en fiançailles sont quelques cinquante ans, elle trouva une aulmosniere assise sur une pierre devant le losgis de feu son pere, comme en extase, et s'approchant d'elle luy demanda ce qu'elle faisoit là, l'intimant de s'aller chausser car c'estait en hyver ; et l'ayant un petit tiré par le bras, vestue d'une guippe 1 blanche, se leva et s'en alla sans rien dire; depuis à chef de deux ou trois jours, fut saisie d'une maladie, comme d'une fiebvre bien froide qui la tint deux ans entiers; pour de laquelle avoir guerison fist perelinage audict Bel Bernard et s'en trouva bien; mais de dire par qui l'advis luy en fut donné elle n'en peuh se souvenir, obstant le long temps passé depuis; a dict aussy qu'elle a bien cogneu la Montenatte, que la prevenue dist avoir faict une souppe empoisonnée à elle qui depose; mais ne croist pas qu'elle luy ait faict souppe aucune parce qu'elle la suspectait pour estre soubçonnée sorciere et partant, ne l'approchoit et ne luy donnoit aucun accès; et depuis ceste maladie lointaine dont elle fut saisie, estante en fiançailles, elle n'a estée touchée de maladie qu'elle puisse soubçonner luy avoir estée donnée par sortillege ; et sur le taut exactement examinée, a dict n'en pouvoir desposer aultre chose. 102. Marion, femme Claudel Mengeot de Champs 2, aagée d'environ vingt deux ans 925 et Barbon, femme à Colin, aagée aussy d'environ vingt et ung ans, adjurées, interrogées et examinées sur la cognoissance qu'elles pourroient avoir de la detenue à elles denommé, des noms et surnoms et de son mariage avec Dieudonné, paistre des chiebvres par cy devant du village des Foulds ; ont dict n'avoir auhrement congnu ladicte detenue, synon qu'elles l'ont veu demeurer et loger quelque fois en la maison d'un nommé Anthoine 930 Galmeche et aultrefois en la maison Jean Duguenot, icelle allant mendiant par les villages ; ont bien ouy dire à Jehennon, fille de la femme dudict Galmeche, qu'elle avoit dict audict Dieudonné paistre, lorsqu'il estoit sur poinct de se marier avec ladicte l. Jupe. Les vêtements féminins sont normalement noirs. Habillée d'une manière étrange, cette femme devient extraordinaire et constitue une menace. 2. Champ-le-Duc (Vosges, ar. Épinal, c. Bruyères), près de Bruyères. Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 133-172. 168 Jean-Claude DIEDLER detenue, qu'elle avait ung bien mauvais bruict; et quelques temps après, ladicte Jehennon fust pereIue des bras et jambes, ne pouvant marcher ny s'ayder des bras et 935 mains; et fust en tel estat par l'espace de plus de sept semaines, ne sçavent comment elle a esté guairie; et depuis qu'elle a recouvert guairison, elle a estée mariée l'année passée avec ung nommé Adam du village des Fols, residant presentement en une grange qu'on dict à La Roche ; et est bien vray que ladicte detenue est reputée d'estre sourciere et empoisonneresse, comme le bruict commung en est et qu'elle avait donné le mal à 940 ladicte Jehennon, leur ayant donné par plusieurs fois l'aumosne ; et sur le tout bien enquises est tout ce qu'elles en sçavent. 945 950 955 960 965 970 103. Henry Henry de Bruyeres, aagé d'environ 40 ans et Mengeotte sa femme, aagée aussy d'environ quarante ans, adjurez et interrogez sur les faictz et crimes de la detenue; a dict ledict Henry que avoir environ huict jours que Jean Bertrand luy dist que ladicte prevenue luy dist que Jeandon avait baillé le mal à sa femme; a oy dire à la femme dudict Bertrand que ladicte detenue luy avait dict aussy que ledict Jeandon et une femme luy avaient donné le mal, la priant de luy dire qui estait ladicte femme; laquelle luy feist responce qu'elle avait juré ne la racuser; a aussy oy dire que Demenge des Fermes l'avait trouvé sur ung estang battant l'eave et que soudain il tumboit de la gresle; et ladicte Mengeotte a dict que la femme dudict Bertrand luy dist comment ladicte detenue la vint trouver en leur maison, luy print la main et dist une oraison que luy semblait assé bonne mais dist des autres motz tout bas qu'elle ne peult entendre, disant: «Il y a ung homme qui vint chez vous qui ne me plaist guiere, qui se tient à Belmont l , nommé Jeandon qui vous a baillé le mal» ; luy disant que pour estre guerie, il convenait aller en perelinage à saincte Agathe qui pose à Clevecy2, à Bel Bernard et à sainct Don; (f' 3) dist aussy que Catherine, servante audict Jean Bertrand luy a dict qu'elle fust au logis de Melchior Vauldechamps appeler ladicte prevenue pour venir veoir sa maistresse ; laquelle luy feist responce qu'elle viendroit incontinent, luy disant qu'elle avait recongnu de nuict par ses raisons que la maladie de sa maistresse estait d'ung mal donné dudict Jeandon et d'une femme et qu'il faillait aller briefvement3 en perelinage à Bel Bernard ou aultrement l'on la mectroit encore pis qu'elle n'estait ; luy demanda qui estait ladicte femme et sy elle estait residante proche du logis de son maistre ; luy feist responce qu'elle ne la racuseroit poinct et qu'elle luy avait promis; dist encor que dist à ladicte Catherine que sy l'enfant de cire n'estait encor faict comme ilz avaient proposez le soir, qu'elle feist une poictrine de cire pour porter à saincte Agathe. A dict que la femme dudict Bertrand luy dist que ladicte prevenue luy avait dist que ledict Jeandon, la trouvant en la rue, luy avait dict qu'il y avait une femme mallade qui demeuroit en une petite chambre, qu'il la faillait aller guerir ; et de faict alla escouter sy le marit y estait pour ce que s'il y fust esté, il ne leur y faillait aller; et comme elle veoit que ledict Jeandon demeuroit trop au porche, elle l'appella luy demandant qu'est ce qu'il faisait tant4; lequel Jeandon luy fist signe de la main de se taire, disant bien bas que le matit y estait; ont dict aussy avoir oy dire que ladicte prevenue est reputée d'estre sor- 1. 2. 3. 4. Belmont-sur-Buttant (Vosges, ar. Saint-Dié, c. Brouvelieures), au nord-est de Bruyères. Clefcy: Vosges, ar. Saint-Dié, c. Fraize. Sans tarder. Aussi longtemps. Un procès de sorcellerie en Lorraine au début du XVIJe siècle 169 ciere et empoisonneresse, se meslant de guerir et medicamenter des gens malades par parolles et perelinages 1. 975 980 985 990 995 1000 104. Jean Bertrand, aagé d'environ 36 ans, adjuré et interrogé sur les crimes et bruictz de ladicte Claudette prevenue; a dict que sa femme estante malade es poictrines et n'y trouvant remede, il fut querir au lieu de Houx ladicte prevenue par advertissement que la femme Melchior Vauldechamps luy avoit donné, après de laquelle ladicte prevenue avoit esté; et la trouvant la pria de venir avec luy ; laquelle en fit quelque difficuIté, disant qu'elle craingnoit d'estre prinse ou arrestée, elle accorda qu'elle vindroit mais secrettement ; et parvenue en ce lieu en son logis, elle print sa femme par la main droicte, sur laquelle elle fist des croix, luy faisant dire une oraison après elle, disant que c'estoit mal donné et qu'il y avoit ung homme qui hantoit là dedans; qu'elle ne luy en hayssoit pas bien, qui demeure à Belmont et s'appelle Jeandon, qui luy avoit baillé le mal; qu'il convenoit faire des perelinages seant à saincte Agathe à Cleuvecey2 et y porter ung enfant de cire, et de plus dist qu'il suffiroit des poictrines de cire, à Bel Barnard et à saint Don qui pose à Golbey3, proche Espinal, et illecques faire dire une messe et qu'elle mesme y yroit ; et de faict luy bailla sept gros pour aller audict Cleuvecey ; touttesfois elle n'y fut pour estre apprehendée le mesme jour; et le jour apparavant sadicte prinse, elle dict à la chambriere dudict Bertrand qu'il leur failloit envoyer incontinent à Bel Bernard ou auhrement qu'ilz estoient tous en dangers, parce qu'il y avoit aussy une femme avec ledict Jeandon qui l'empechoit; qu'elle luy dist qu'elle avoit heu medicamenté le comte de Montbeliairt, peuh avoir quinze à seize ans, comme aussy la femme Nicolas Mengin de Grainges et depuis ung an ença, la femme dudict Melchior, la fille de Phillippe Masson et Jean Grillot de ce lieu et aultres ; et que sans elle, ladicte femme de Melchior fut morte et la fille dudict Phillippe ne fut jamais allée qu'à quatre [pattes]. Dist que partout où elle a hanté est en reputation d'estre empoisonneresse, devineresse et sorciere, mesme qu'elle luy a dict que du temps qu'elle fut auprès de la femme dudict Nicolas Mengin, qu'elle l'avoit faict arrester ; et que depuis ilz eurent beaucoups de bestialz mallade et mort; qu'ilz l'eussent bien volontier rheu mais qu'elle n'y voulut retourner. 105. Germaine, femme audict Jean, aagée d'environ 30 ans a dict et deposé que elle, estante accouchée environ la Saint Martin derniere et peu après estante relevée 4, luy print une malladie en l'estomac et demeura terrie 5 son laict, sentant une douleur qui luy 1005 venoit tantost en la gorge et tantost plus bas; et que pour recouvrir guerison et avoir du laict, elle et sondict marit furent advertis que ladicte prevenue avoit medicamenté la femme dudict Melchior, la fille dudict Phillippe, Jean Grilot et autres de ce lieu, l'envoyer querir pour avoir de son conseil et advis; et estante parvenue en leur logis, elle la print par la main droicte, luy faisant des croix avec le poulce, luy faisant (f' 4) dire une 1010 oraison apres elle; ne se souvient des motz synon qu'elle parloit de Jesus; ladicte oraison 1. Ce passage est caractéristique de la façon dont se répand le bruit qui constitue l'un des régulateurs traditionnels des comportements communautaires. 2. Clefcy: Vosges, ar. Saint-Dié, c. Fraize. 3. Golbey: Vosges, ar. Épinal, c. Épinal-ouest. 4. De ses couches. 5. Tari. Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 133-172. 170 1015 1020 1025 1030 1035 1040 1045 1050 Jean-Claude DIEDLER finie et dist d'elle mesme une aultre sy bas qu'elle ne l'entendit aucunement, luy disant que c'estoit ung mal qu'on luy avoit donné; luy dist qu'il convenoit envoyer en pelerinage à Bel Bernard faire une neufieme l et rapporter du vinaigre benys avec ung petit ymage ; convenoit aussy pour faire revenir le laict aller à saincte Agathe qui pose à Clevecy faire dire une messe, y porter un enfant de cire et depuis dist qu'il suffisoit d'y porter des poictrines de cire; convenoit aussy aller en pelerinage à sainct Don qui pose à Golbey; qu'elle feroit les pelerinages et que moyennant la grace de Dieu elle seroit guerie ; touttesfois elle ne les a faict à cause de sa prinse2 ains eulx mesmes y ont envoyez et ne s'en treuve guierre soulagée. Ladicte prevenue dist aussy à Catherine, leur servante, qu'il convenoit se haitter3 de faire lesdicts perelinages aultrement qu'ils estoient en grand hazard4 , parce qu'elle avoit heu revelation, faisant ses prieres de nuict, qu'il se failloit haitter et qu'il y avoit une femme de Bruyeres qui luy avoit aussy baillé le mal avec ledit Jeandon. A dict de plus que ladicte detenue luy a dict que ledict Jeandon avoit baillé le mal à la fille dudict Philippe en luy baillant deux ou trois coups sur l'espaule avec sa main, en haynne qu'elle ne luy voulloit bailler du lart; laquelle elle a guerie, aultrement elle fut demeurée impotante et contraincte d'aller à quatre. 106. Jeandon Bassot demeurant presentement à Belmont, aagé d'environ 80 ans, a dict que peult avoir environ quatre ans qu'il trouva ladicte Claudette au logis de Jacat Ferry de LavalS, laquelle il n'avoit point auparavant congnue ; et devisant de plusieurs choses par ensembles elle disoit qu'elle se mesloit d'aller en pelerinages pour des gens mallades, quelques fois à saint Lyennard, sainte Agathe, Bel Bernard et aultres, nommant les noms de ceux pour qui elle alloit, qu'elle n'a retenu; à laquelle il dict que c'estoit une trompeuse parce qu'elle n'accomplissoit point les pelerinages qu'elle promectoit faire; comme aussy luy disoit la femme dudict Jacat se courrouçant contre elle et au mesme temps ledict Ferry eut ung cheval mallade et mort; et luy fut dict, (/" 5) luy qui depose, par sa femme et la femme dudict Ferry que ladicte Claudette print de la gruate dudict cheval, ne sçavent sy c'estoit pour manger mais l'emporta dans son pacquet, parce que lesdictes femmes ne voulurent souffrir de la mectre cuyre. 107. Sy estant advertis que ladicte prevenue estoit en prison, il ne fut parler à elle par une lazarde qu'est en la tour de ladicte prison et pourquoy? A dict que la cause pour laquelle il fust parlé à ladicte prevenue estoit parce que l'on semait le bruict qu'il estait associé avec elle, qu'ilz alloient par ensembles par les villages guerir les mallades, faisoient les pelerinages, mesmes qu'elle avoit dict à Jean Bertrand et à sa femme qu'elle avoit baillé le mal à la fille de Phillippe Masson; laquelle luy feist responce qu'elle n'en avoit dict aultre chose synon que ce que ladicte fille luy en avoit dict. (/"6) 108. Jacquatte, femme Melchior Vauldechamps de Bruyeres, aagée d'environ 45 ans, a dict que peult avoir environ deux ans qu'il ne luy print une malladie et dou- 1. 2. 3. 4. 5. Neuvaine. À cause de son emprisonnement. Se dépêcher. En grand danger. Laval-sur-Vologne: Vosges, ar. Épinal, c. Bruyères. Un procès de sorcellerie en Lorraine au début du XVIft siècle 1055 1060 1065 1070 1075 171 leur au dos et costez fenestre; laquelle malladie la tormentoit fort, s'enquerant partout où elle poulroit trouver remede de guerison; advient ung jour que Mengeon, femme audict Phillippe luy dict que Jeandon luy dict qu'il sçavoit une femme qui la poulroit guerir; et venus lesdiets Jeandon et femme en leur logis, icelle la print par la main droicte luy manyant avec le poulce, ne sceit ce qu'elle disoit; luy disant: « Dame Jacquette, c'est ung mal donné », à laquelle elle demanda d'où provenoit ladicte malladie et sy elle sçavoit quelque remede de la guerir ; laquelle prevenue luy dict que ceulx ou celles qu'avoient estez nez le jour du Grand Vendredy et baptisez pendant que l'on disoit la Passion, que Dieu leur avoit donné quelque puissance pour guerir, l'admonestant d'envoyer à Bel Bernard soudainement, à sainct Don et à sainct Rock! qui pose à Deycimont2 ; où estoit present ledict Jeandon auquel elle qui depose donna trois frans pour faire ledict pelerinage audict Bel Bernard; se departant soudain pour faire ledict veage et à son retour ne luy rapporta rien, synon quelques images, luy faisant baiser son baston; ce neantmoins ne se sentit de rien allegée, estymant qu'il ne feist ledict pelerinage, comment ladicte prevenue luy a heu dict depuis, d'aultant que ses oraisons n'avoyent de rien servy; quoy entendu par elle qui depose, marchanda à une nommée Gueuldremate pour aller audict Bel Bernard, laquelle y fut ; luy rapporta du vinaigre, du pain beny dont elle en beut et mangea; où deux ou trois jours après elle se trouva bien soulagée et comme du tout guerie, sentant la malladie tantost aller d'ung costé et d'aultre luy estant advis qu'on luy bailloit d'ung espieu au travers des reins; et depuis s'est bien portée fors qu'illuy est demeurée une bosse au dos de la grosseur du poing; et quant aux bruictz, fames 3 et renommée de ladicte prevenue, elle ne s'en est poinet enquestée aultrement, ny s'informer de sa vie parce qu'elle ne sort de la ville et demeure au logis; fut trouvé aussy attaché en leur porte de l'estable derrier, ung monstre que sembloit estre ung crappal teste de mort4 et en le regardant devenoit tous jours plus gros; et arraché que cela fut, sembloit estre plain de ver, que fut jecté à feug et pettoit à merveille 5 ; et sur le tout bien enquise est ce qu'elle en a diet. 109. Mengeon, femme audict Phillippe Masson, dist qu'il y eut deux ans environ la Sainct Remy derniere qu'il print mal en la jambe gaulche de Jacquette, leur fille; ne pou1080 vant appercevoir que ce pouvoit estre synon qu'elle estoit rouge; lequel mal monta au travers d'elle et vint sur l'espaule droicte, luy faisant très grande douleur; montra ledict mal à tante Annon, laquelle luy dict n'y sçavoir aucun remede, synon la bassyner avec des herbes Sainct Jean6 et comment ladicte malladie augmenta de plus fort au plus fort ; advient que ledict Jeandon entra en leur maison, luy dist : « Ta fille est encor mallade, 1085 c'est ung mal donné, s'a faiet quelqu'ung7 qui te monstre belle mynne et beau semblant; je scay une femme que sy elle l'avoit veu elle la gueriroit»; (f' 7) où estante ladicte detenue print la mallade par la main droicte, luy manyant quelque peu, disant que c'estoit mal donné sans dire par qui; laquelle leur dist et conseilla aussy que par trois jours 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. Saint Roch. Deycimont: Vosges, ar. Épinal, c. Bruyères. Réputation. La crapaudine a la propriété de mettre en évidence les maléfices. D'une manière surnaturelle. Sur les vertus magiques des herbes, voir DIEDLER, 1997. Provoqué par quelqu'un. Histoire et Sociétés Rurales. n° 7, 1" semestre 1997, p. 133-172. 172 Jean-Claude DIEDLER à l'heure que l'on sonne les Avez Maria qu'elle sortit hors, sur l'huisse de leur maison, qu'elle propherasse et dict les plus execrables malledictions qu'elle poulroit contre ceulx ou celles qu'avoient donnez ladicte malladie à sa fille, puis avoir du sel en main, se tourner le dos du costel de dehors et gecter ledict sel par derrier elle, puis rentrer dans la maison y prendre ung ramon 1 et aller panner2 et poulser ledict sel tant long qu'elle poulroit jusques soub la gouttiere du toict, ce qu'elle auroit heu faict ; et en disant ces propos, 1095 ledict Jeandon estoit present qui luy dist que sy elle vouloit, il yroit faire ledict pelerinage à Bel Bernard et de ce elle l'en pria; luy bailla argent pour son veage et avant son partement ledict Jeandon feist toucher ladicte fille en sa main, luy faisant baiser son baston ; soudain se departit et à son retour dist qu'il avoit faict son debvoir apportant une ymage dudict Bel Bernard et ung petit pain blanc, disant qu'il convenoit que la mallade en men1100 geast par neuf journées au cœur jeun3 , ce qu'elle feist et depuis commença à recouvrir santé et guerison. Dist aussy que ladicte prevenue luy demanda une chemise de ladicte mallade et ung blanc4 d'argent d'offrande pour donner au premier paouvre qu'elle trouverait ; quoy entendu par elle qui depose print une chemise et ung blanc et bailla le tout à ladicte pre1105 venue, disant: «Je vous le donne pour l'amour de Dieu, aussy bien demandez vous votre vie» ; laquelle la print et dict qu'elle avoit bien faict. 1090 Du 21 e mars 110. Didiere, femme à Jean Mareschal de Saint-Jean-du-Marché, aagée d'environ 36 ans, dist que sa fille nommée Claudatte fut de mesme que son pere et estoit presque 1110 demoniacle; laquelle fust guerie de ladicte Claudatte ; elle luy dist qu'il failloit faire chanter une messe au nom de sainct Mort pour celuy qui l'aymoit ou hayssoit. 1. Balai. 2. Balayer. 3. À jeun et en état de grâce. 4. Un cinquième du gros. COMPTES RENDUS OUVRAGES Gérard CHOUQUER (dir.), Les formes du paysage. T. II : Archéologie des parcellaires. Actes du colloque d'Orléans (mars 1996), Paris, Errance, 1996, coll. «Archéologie Aujourd'hui », XVI -263 p., 190 F. Ce second volume réunissant les 20 communications présentées au colloque d'Orléans comble pleinement l'attente du lecteur alléché par le premier tome!. Il convient de saluer en premier lieu la diligence de l'éditeur qui sort le livre quelques mois à peine après la tenue du colloque. D'un point de vue purement formel, on retrouve ici les qualités déjà relevées dans le tome l, en particulier le soin apporté à l'illustration graphique et cartographique et un nouveau cahier couleur de 16 planches en fin de volume. Louvrage marie les études de cas régionaux, essentiellement français (hormis trois incursions vers l'Espagne et la Suisse), et les articles de synthèse. Ces contributions témoignent de la maturité qu'a rapidement acquise la recherche sur les parcellaires et mettent en lumière l'apport décisif de l'archéologie préventive, qui fait désormais figure de creuset pour le renouvellement des méthodes et des questionnements sous l'impulsion de l'abondante documentation inédite qu'elle procure. Fouilles et études géographiques viennent dorénavant compléter systématiquement les analyses de photo- et de carto-interprétation pour déboucher sur une véritable interrogation historique, légitimant la validité des enquêtes sur les parcellaires fossiles. Une bibliographie riche de mille nouveaux titres, utilement indexée (index géographique et thématique), complète la précédente et fait de ces deux volumes des ouvrages de référence indispensables aux archéologues comme aux historiens. Michèle Brunet Oswald A.W DILKE, Les arpenteurs de la Rome antique, Sophia Antipolis, APDCA, 1995, 283 p., 21 pl., 53 fig., 150 F. Alors que le De Architectura de Vitruve - dans lequel les architectes de la Renaissance trouvèrent la justification de leurs théories - était imprimé à Rome dès 1486, aucun lettré de cette époque ne s'attacha à l'étude des manuels d'arpentage, lesquels ne furent édités qu'en 1848, grâce aux soins de F. Blume, K. Lachmann et A. Rudorff, sous le titre: Die Schriften der romischen Feldmesser, ouvrage accompagné, quatre ans plus tard, d'un volume d'Erlauterungen. Cette édition ouvrait la voie à des recherches sur l'arpentage romain et la centuriation, qui ne prirent néanmoins, malgré quelques travaux précurseurs (ceux de W Barthel et d'André Déléage), leur véritable essor qu'après la Seconde Guerre mondiale; mais il fallut attendre 1971 pour que soit publié, sous la plume d'OswaldA.W Dilke, le premier manuel concernant les arpenteurs romains, The Roman 1. Cf mon compte rendu dans Histoire et Sociétés Rurales, n° 6, 2e semestre 1996, p. 167-168. Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, le< semestre 1997, p. 173-227. 174 Histoire et Sociétés Rurales landsurveyors. An introduction to the agrimensores. Vingt-six ans s'écoulèrent encore avant que cet ouvrage de référence (traduit en italien en 1979 et réimprimé en 1992 chez Hakkert) ne fasse l'objet d'une traduction française. LAPDCA nous offre ici un livre de belle facture, plaisant à manier : une première de couverture représentant la réunion d'une commission agraire sous l'Empire (illustration provenant du manuscrit Palatinus), un texte sur papier glacé, une composition claire, une belle qualité des dessins et des reproductions, une typographie soignée (quelques coquilles de-ci de-là, cependant : p. 16 : cadastres romans; p. 36 : Hymalaya; p. 235 : Romnorum; p. 249 : Codex Vindobnensis; quelques erreurs de ponctuation: des points à supprimer p. 47, 1. 10, p. 113, 1. 9 et 27, p. 203, 1. 35), une traduction discutable p. 49 (il ne me semble pas que les sévirs aient jamais été des magistrats, ce que n'écrit d'ailleurs pas Dilke). Soulignons enfin que, contrairement à une pratique contestable et trop fréquente chez maints éditeurs français, cette édition n'omet pas de reprendre les références diverses (présentées selon le système auteur-date) auxquelles l'auteur renvoyait son lecteur. Accompagné d'un avant-propos de François Favory (qui a mené à bien cette édition) et d'une préface de Pascal Arnaud (qui évoque avec émotion la vie de Dilke, décédé en 1993, et retrace le parcours scientifique original de ce professeur de latin de l'Université de Leeds, conduit par ses recherches sur l'arpentage à se pencher sur la mathématique et le mesurage d'une part, sur la cartographie antique de l'autre, domaine dont il fut un spécialiste reconnu), l'ouvrage s'organise autour de 14 chapitres suivis d'une postface de Gérard Chouquer (en forme de mise au point sur les développements de la recherche en la matière); il se termine par deux annexes (l'une sur le contenu du Corpus, l'autre sur le sens des termes kardo et decumanus), un glossaire et un index sélectif Deux bibliographies présentées dans l'avant-propos et la postface complètent celle établie par l'auteur (dans la mise à jour de 1979). Après avoir évoqué (chapitre 1) la nature du travail de ces spécialistes de la mesure et de la délimitation de la terre que sont les arpenteurs romains, ainsi que le caractère durable de leur œuvre, et après avoir mentionné les sources relatives à la centuriation (tant littéraires - le corpus agrimensorum, recueil des manuels d'arpenteurs - qu'archéologiques), Oswald A.W Dilke se penche (chapitre 2) sur l'histoire de l'arpentage préromain, nécessaire prélude à la compréhension de l'œuvre des Romains en la matière. Si les Babyloniens se sont souciés, ainsi que l'attestent de nombreux indices, de délimiter la terre, ce sont les arpenteurs égyptiens qui ont joué le plus grand rôle en Orient (souci constant du bornage lié à l'imposition des terres et à la crue du Nil, distinction terres inondées-non inondées), de la haute Antiquité à l'époque hellénistique; chez les Grecs, au contraire, aux époques archaïque et classique, la mathématique et la géométrie ont connu plus d'éclat que l'arpentage (lequel n'a pu véritablement s'exprimer que dans le monde colonial d'Occident: Italie du Sud), et, à l'époque hellénistique, des savants tels qu'Euclide et Ératosthène se sont passionnés pour la géodésie. On arrive alors à Rome. Le chapitre 3 évoque l'ancienneté de l'arpentage romain (s'il est redevable de l'Étrurie, de Carthage et de la Grèce, il n'en possède pas moins un trait original, celui de la centurie carrée), développe un parallèle entre la colonisation et l'arpentage (pour définir les bornages, assigner les terres, régler les litiges, les commissions de colonisation s'adjoignirent des arpenteurs, appelés, à l'époque des Gracques, metatores ou mensores) ; il présente alors la profession (exercée par des affranchis, comme ce Lucius Aebutius Faustus dont la pierre tombale porte, gravés, les instruments de son métier) et les obligations déontologiques de ceux qui l'exercent (on corrigera, p. 49, la référence au Digeste: Il,6, 1, et non Ulpien, fr. 1); il en retrace enfin minutieusement l'histoire (son apogée se situe entre 133 av. et 138 ap. J.-c.) jusqu'à l'époque tardive (l'importance des arpenteurs allant croissant avec leur emploi comme juges ou arbitres dans les affaires de Comptes rendus 175 litiges fonciers) ; c'est pour cette période que le propos de l'auteur prête le plus flanc à la critique : en fait, la page 54 serait à reprendre (erreur d'interprétation de la loi de Constantin de 330, C. Th. II, 26, 1 ; confusion entre les mensores et les agrimensores; attribution erronée de fonctions aux agentes in rebus qui n'ont jamais été chargés de dépister la fraude fiscale; confusion entre l'exemption d'impôts et de charges dans l'édit de Constantin auquel Dilke se réfère (c. Th. XIII, 4, 2), édit qui, d'ailleurs, ne mentionne pas les arpenteurs; improbable promotion du primicier en tant que chevalier). Le chapitre 4 s'intéresse à la formation des arpenteurs : ils doivent être aptes à mesurer aires et distances (le souci didactique de l'auteur le conduit à reprendre les problèmes de calcul de surfaces de champs présentés par Columelle au Livre V de son Traite), à s'orienter, viser et niveler; en matière juridique, ils doivent pouvoir classifier les terres (selon une division tripartite: terre parcellisée et assignée, terre mesurée d'après ses limites, terre non mesurée) et régler les affaires de bornage. Les différents instruments utilisés par la profession sont présentés, croquis à l'appui, chapitre 5 : un équipement somme toute assez peu sophistiqué (cadran solaire portatif, règle pliante, compas en bronze, hodomètre) dont l'élément essentiel est la groma (dont le nom vient de gnomon, aiguille du cadran solaire) ; aucune représentation de cette sorte d'alidade en croix, qui finira par donner son nom aux arpenteurs (les gromatici), n'a été conservée, et l'unique exemplaire de ce que l'on s'accorde à identifier comme tel a été découvert (pour les seuls éléments métalliques) en 1912 dans l'atelier de Verus à Pompéi (reconstitution par Della Corte; voir les planches II et III, p. 77-78, qui présentent l'instrument découvert à Pfünz) ; sont également décrits deux instruments que les auteurs du Corpus ne mentionnent pas: le chorobate (utilisé pour l'arpentage et l'observation astrologique) et la dioptre (pour le nivellement des aqueducs). Le chapitre 6 traite de la terre: après avoir présenté les principales mesures de superficie (les plus courantes sont le jugère de 0,252 ha et la centurie de 20 actus au carré, soit 200 jugères ou 50,4 ha, taille standardisée à l'époque d'Auguste), Dilke examine la pratique de l'orientation (la direction la plus banale étant l'Est, le point cardinal devant lequel se placent les augures) et décrit en détailles modalités de la division de la terre (1' ager publicus au départ, tout type de terre ultérieurement) en centuries (c'est la centuriation, terme dont l'utilisation s'est substituée à celui, usuel en latin, de limitatio); il propose alors quelques observations sur les subsécives, les strigae, les scamna et les terres non arpentées, et se penche enfin sur les modalités de l'assignation (par tirage au sort, l'arpenteur conduisant, au terme des opérations, les colons sur place). Le bornage, un autre souci de l'arpenteur, qui doit notamment intervenir comme conseiller juridique, arbitre ou juge, est étudié au chapitre 7, sans que soit véritablement abordée la question de la législation, pour laquelle Dilke renvoie à l'article Terminus motus de la PaulyWissowa (l'aspect juridique de la question sera à présent complété par: F. T. HINRlCHS, Histoire des institutions gromatiques, Geuthner, 1989, 268 p., édition française, établie par le Centre d'Histoire Ancienne de Besançon, d'un ouvrage allemand paru en 1974). Le rôle non négligeable de la cartographie dans la théorie et la pratique des arpenteurs est abordé dans le chapitre 8 (présentation des deux types de cartes, formae, utilisées par l'arpenteur : les cartes professionnelles en bronze, dont aucun exemplaire n'a survécu, mais dont on peut se faire une idée avec la forma Urbis, les tables d'Orange et les cartes du Corpus, les cartes didactiques, ces remarquables vignettes insérées dans les manuels et que l'auteur examine soigneusement avec différents exemples: Terracine, Minturnes, Hispellum), tout en insistant sur leur importance pour l'histoire de la cartographie. Le Corpus agrimensorum, cet ensemble de manuels d'arpenteurs compilé au Ne siècle (avec ajouts postérieurs), que l'inlassable travail des moines copistes a largement préservé, 176 Histoire et Sociétés Rurales non sans graves corruptions, est présenté au chapitre 9; Dilke y rend un juste hommage aux savants, allemands notamment, qui ont tenté de rendre compréhensible cet ensemble de textes dont la liste est donnée intégralement dans l'annexe A et que contribuent à éclairer à l'heure actuelle l'archéologie et la photographie aérienne. Cœur de l'ouvrage, l'important chapitre 10, consacré à la centuriation : sont examinées l'origine (militaire) et les causes (conquête et colonisation) de la limitation des terres, est esquissée une histoire des recherches sur la centuriation (des premières observations dans la région de Carthage en 1833 aux recherches de F. Castagnoli et de R. Chevallier), est étudié le cas des systèmes non orthodoxes (ce qui permet à l'auteur de définir les quatre conditions pour qu'un système remonte à l'époque romaine); est alors proposé, cartes à l'appui, un tableau des zones centuriées, dont les plus vastes se situent en Italie du Nord (vallée du Pô) et en Tunisie (on regrettera que la carte des aires centuriées tunisiennes de la p. 168 ne fasse pas état des réseaux d'Ammaedara et de Sufetula évoqués p. 169), ainsi que dans le Sud de la France (mais que sont ces mystérieuses Palines - salines ou plaines? - fluvio-glaciaires de la p. 165 ?). Les cadastres d'Orange (colonie fondée vers 35 av. ].-c. chez les Tricastins pour les vétérans de la 2e légion Gallica sous le nom de Colonia Julia Firma Secundanorum; elle n'a pas été, contrairement à ce que pensait l'auteur, renommée, à l'époque des Flaviens, colonia Flavia Tricastinorum, qui n'est autre que Saint-Paul-Trois-Châteaux) font l'objet du chapitre Il. C'est à Orange qu'ont été découverts, entre 1856 et 1951, 416 fragments (conservés au musée municipal) de trois cadastres (le terme de cadastre doit être ici compris au sens de « plan à grande échelle effectué pour des raisons fiscales », p. 173) arbitrairement dénommés A (secteur d'Arles et de Glanum), B (du nord d'Orange à Montélimar), C (la localisation reste discutée) que Dilke étudie avec soin, datant le cadastre A du règne de Vespasien et le B de celui de Trajan : le dossier ayant cependant considérablement évolué depuis 1971 (on admet maintenant la date de 77 ap. J.-c. pour les trois cadastres), le propos de l'auteur, qui dépend étroitement de la publication d'A. Piganiol (1962), sera complété par la mise au point de Gérard Chouquer (p. 225-227). :Létude historique de la colonisation menée à bien au chapitre 12 (grâce notamment aux libri coloniarum, compilation tardive à laquelle on ne peut reprocher son caractère lacunaire avant 133 av. ].-c., et qu'il faut, à la suite d'E. Pais, réhabiliter, alors que Mommsen l'avait dévalorisée) permet à l'auteur de mettre en évidence un décalage entre la courbe de fondation des colonies (de 338 av. ].-c. au ne s. ap. ].-c.) et celle de la croissance et du déclin de l'arpentage, celui-ci atteignant son apogée après le règne d'Hadrien, à une époque où la colonisation effective chute; les arpenteurs sont alors impliqués dans un travail administratif croissant. :Létude des réseaux antiques en Bretagne, a priori prometteur (présence d'un réseau routier antique en grande partie rectiligne), aboutit à un constat sans appel: bien que les Romains eussent fondé quatre colonies en Bretagne, aucun vestige de centuriation n'apparaît dans l'île, hormis peut-être au nord de Rochester (chapitre 13). Le chapitre 14, consacré à l'arpentage romain et moderne, clôt l'ouvrage, l'auteur établissant d'intéressants parallèles entre centuriation romaine et parcellaires récents Qapon, Hollande, États-Unis; on pourrait également penser à la campagne orthogonale laurentienne), traçant des perspectives de recherches qui se sont avérées fructueuses, comme l'atteste le développement considérable des travaux relatifs au mesurage du sol et aux parcellaires depuis plus de vingt ans!. Profusion face à laquelle on appréciera de dis- 1. 1774 titres recensés dans la bibliographie du tome 2 des Formes du paysage. Archéologie des parcellaires, Errance, 1996 (cE compte rendu précédent). Comptes rendus 177 poser, en français, de cette introduction aux arpenteurs (comme l'avait qualifiée luimême l'auteur en sous-titre), que n'entacheront pas les observations critiques ici formulées : elles ne sont que le reflet de l'intérêt suscité auprès du recenseur par la lecture d'un ouvrage dont les qualités didactiques, les intuitions et les réflexions le tiennent constamment en éveil et le conduisent à cette interrogation finale: la maîtrise de l'espace naturel, de tout temps recherchée par les hommes et dont les Romains furent les maîtres, passet-elle impérativement par la géométrie? Pierre]aillette M.-P. HORARD-HAERBIN, Levroux 4. L'élevage et les productions animales dans l'économie de la fin du Second Age du Fer à Levroux (Indre), 12 e supplément de la Revue archéologique du Centre de la France. Lauteur développe une analyse micro-régionale dans le canton de Levroux (Indre), en cherchant à comprendre dans quelle mesure les productions issues des animaux domestiques participent aux bouleversements économiques, et sociaux que connaît la Gaule lors des le, et ne siècles avant J.c. Le village gaulois de Levroux est un témoin privilégié des transformations qui se produisent à cette période, car, dès sa fondation, sa fonction n'est pas uniquement agricole, et cette petite agglomération devait jouer un rôle commercial et sans doute politique sur le territoire des Bituriges. La longue occupation du site, de la Tène C2 au début de la période gallo-romaine, a permis de suivre l'évolution de l'ensemble des opérations qui assurent la production, l'entretien et l'utilisation des animaux domestiques, à travers trois grands thèmes: la consommation (sélection des parties anatomiques, analyse de la découpe), la morphologie des animaux (évolution des tailles au garrot, sélection de types morphologiques) et la gestion des troupeaux (choix et fréquence des espèces domestiques, âges d'abattage et sex ratio). Les échantillons étudiés ont été sélectionnés parmi plus de 200 000 restes osseux, ce qui place Levroux au niveau des sites les plus riches de toute l'Europe celtique pour La Tène moyenne et finale. Les vestiges montrent que tous les animaux domestiques présents sur le site, porc, boeuf, mouton, chèvre, chien et cheval, ont été élevés sur place, avant d'être consommés. Les fréquences des différentes espèces sont assez constantes de La Tène C2 à La Tène Dl, avec une majorité de porcs, suivis par les caprinés ou le boeuf, et enfin le chien et le cheval, mais connaissent des variations successives dans les phases plus récentes. À la période gauloise, la gestion de chaque troupeau révèle que les espèces sont utilisées de façon complémentaire. Certaines d'entre elles ont principalement une vocation bouchère, comme le porc, le chien et la chèvre, alors que d'autres sont d'abord exploitées pour d'autres productions, comme le mouton, le boeuf et le cheval. Les animaux domestiques fournissent ainsi une large gamme de produits alimentaires (viande et dérivés, lait), de matières premières (laine, peaux, os, corne), et de service (énergie, nettoyage), ce qui fait de l'élevage une activité économique de première importance pour les habitants du village. Des transformations économiques sont perceptibles entre La Tène C2 et La Tène Dl, à l'échelle du village de Levroux. En effet, durant une occupation assez courte, puisqu'elle concerne au maximum cinq ou six générations, on observe une restructuration économique qui se manifeste, en particulier, par une spécialisation et par une intensification des productions vivrières. Des changements dans la gestion des troupeaux de porcs et de caprinés permettent de supposer que l'élevage se spécialise dans la production carnée, tendance qui est peut-être en relation avec une fabrication locale de salaisons, et le développement d'un commerce de viande. Au même moment, on constate la baisse 178 Histoire et Sociétés Rurales sensible d'autres productions, comme le lait et la laine, et ceci correspond vraisemblablement à un remaniement général de l'économie. Une des hypothèses est une réorganisation des échanges locaux, les sites ruraux alentours commençant à fournir au village de Levroux certaines matières premières qui continueraient à être utilisées et traitées sur le site. De façon générale, ces phénomènes complexes semblent liés au développement d'échanges à courte ou à longue distance, puisque la masse des animaux nécessaires aux transports augmente significativement, et que l'on constate l'importation précoce d'animaux sélectionnés pour leur grandeur. Il s'agit principalement d'un grand cheval, très distinct de ceux indigènes et qui est importé dès La Tène Dl, et de grands bovins, qui arrivent à la phase augustéenne. Parallèlement, l'important corpus biométrique obtenu a permis d'aborder des sujets mal connus, comme le dimorphisme sexuel des porcs, et de bien caractériser la morphologie des espèces en présence. Lévolution de la stature et de la morphologie des animaux domestiques révèle que des espèces comme le porc, le mouton et le cheval ont été sélectionnées précocement, alors que, pour d'autres, les changements se font plus tardivement et de façon graduelle, comme chez le chien et la chèvre, dont les morphologies évoluent tout au long de l'occupation du site. Enfin, chez les chevaux ou les bovins, le troupeau indigène ne change absolument pas, et l'on constate simplement l'arrivée de nouveaux types morphologiques. Les améliorations ne concernent donc pas toutes les espèces au même moment et au même degré, ce qui reflète des statuts distincts en fonction de la place symbolique et de l'utilité de chacune. Elles permettent néanmoins de mettre en évidence la maîtrise de nouvelles méthodes de sélection des animaux domestiques, qui s'accompagnent très probablement d'une amélioration des conditions d'élevage. Lanalyse des techniques utilisées a également permis d'aborder le problème de la spécialisation des activités, et du contexte où se déroulent les productions. Une eXpérimentation a montré que la fabrication de dés en os, qui est attestée sur le site, ne demande aucune habileté particulière, et qu'elle nécessite simplement une sélection de la matière première (métapodes, radius et parfois tibias de chevaux et de bœufs). Par contre, une autre activité, comme l'abattage et la découpe des animaux, demande une certaine expérience, et l'homogénéité du traitement des carcasses des différentes espèces a permis de déduire qu'un nombre réduit de spécialistes devait intervenir. Ils effectuaient la découpe de gros au couperet, et l'adoption précoce de cet outil témoigne d'une recherche d'efficacité et de rentabilité. Cependant, comme ces opérations semblent s'être déroulées dans le cadre domestique, il n'est pas possible de parler de véritables boucheries, telles qu'elles apparaissent à la période gallo-romaine, avec un spécialiste qui reste sédentaire. Plus globalement, apparaît une recherche générale de spécialisation et d'intensification des productions issues des animaux domestiques, qui montre que l'ensemble de l'économie est restructuré, puisque ces processus ne sont pas limités aux domaines particuliers que l'on connaît par ailleurs, comme la métallurgie ou l'agriculture. D'autre part, l'introduction de nouvelles modalités de gestion ou de sélection des animaux domestiques révèle à quel point le développement d'un commerce de masse, dont l'intérêt est purement économique, facilite les échanges culturels, et la circulation de nouvelles techniques. Toutes les informations qui ont été recueillies confirment que le site de Levroux, même s'il n'est qu'une des vingt «villes importantes» du territoire des Bituriges dont parle César, était intégré à des réseaux de distribution à courte et à longue distance, et qu'il a participé et probablement contribué à la restructuration qui touche l'ensemble de la société celtique. Dans l'état actuel des recherches, l'organisation des productions animales et le fonctionnement des échanges locaux sont mal connus, alors que c'est pour- Comptes rendus 179 tant l'ensemble des productions régionales de surplus qui détermine l'importance du commerce, et qui engendre indirectement les mutations socio-économiques et politiques de la société gauloise. Alain Ferdière Marie-Geneviève COLIN, Isabelle DARNAS, Nelly POUSTHOMIS, et Laurent SCHNEIDER, (dir.), La maison du castrum de la bordure méridionale du Massifcentral (XIL){vIIe siècles), préface de Jean-Marie Pesez, Carcassonne, Centre d'archéologie médiévale du Languedoc (La Cité, 22 rue du Plô, 11000 Carcassonne), 1996, «Archéologie du Midi médiéval, supplément 1 », 227 p., 220 F. Réunis depuis 1988 au sein du projet «Formes et fonctions de l'habitat castral en France méridionale}} sous la houlette de Marie-Geneviève Colin, les quinze auteurs de ce volume présentent une étude archéologique des maisons - de pierre - fouillées sur quatre sites de villages fortifiés de la moyenne montagne languedocienne, au contact entre le Massif central et la plaine : Cabaret (Aude : deux maisons des XIIe-début XIIIe siècle), Cabrières (Hérault: neuf maisons - p. 33, devenues huit p. 133 -, échelonnées entre les XI<-XIIe siècles et la deuxième moitié du XVIe siècle), Calberte (Lozère : trois maisons - p. 33 et 56, devenues deux p. 133 - du XIve siècle), le Castlar de Durfort (Tarn: six maisons - cinq p. 133! - des XIue-XIVe siècles). I.:analyse comparée des éléments qui caractérisent le lot de maisons ou «cellules villageoises» retenues précède quatre monographies sur des bâtiments jugés représentatifs de chacun des sites. La première partie est la plus originale dans sa démarche. Après une exposition des méthodes d'enquête - où l'on éprouve le besoin d'indiquer, p. 29, qu'il a fallu recourir aux principes de la fouille stratigraphique : est-ce à dire que cela n'allait pas déjà de soi au début des années 1980? - et une rapide présentation des villages dans leur contexte historique et géographique (on note l'importance des ressources minières dans l'emplacement des habitats), viennent les réponses à un questionnaire commun sur le plan des bâtiments, la construction, les aménagements domestiques, le mobilier; le tout est rassemblé dans quelques pages de synthèse fort bien venues. Qu'elles soient séparées de 10 ou de 100 km, ces maisons-bloc à un étage ou plus répondent à un modèle commun. Il se distingue d'abord par l'adaptation aux contraintes du rocher. La pente dicte l'orientation du bâtiment, mais on la retouche verticalement pour asseoir les étages, souvent moitié plus vastes que les rez-de-chaussée; horizontalement pour créer des sols ou des semelles de fondation - à défaut de tranchées. Le gros oeuvre intègre d'emblée des installations de « confort}} : niches murales, moins fréquentes peut-être qu'on ne l'imagine, et surtout « banquettes}} basses et étroites le long des murs, entièrement maçonnées ou mettant à profit des ressauts rocheux. Les silos enterrés sont rares, ce qui fait conclure à la prédominance d'un mode de stockage en hauteur ou mobile (coffres, sacs). Les sols sont pour l'essentiel de terre battue plutôt qu'à même le substrat, et parfois dallés ou planchéiés. La distinction entre les aires de travail et de repos reste peu marquée, difficile en tout cas à percevoir, de même que l'organisation des niveaux supérieurs. La dimension chronologique est surtout perceptible dans le rétrécissement du module de la maison, depuis les plans allongés des XIIe-XIue siècles (ceux des deux bâtiments fouillés à Cabaret), prévoyant des cloisonnements intérieurs de bois ou de pierre, aux pièces plus compactes des XIue-XIVe siècles pas nécessairement pourvues de refends. Qui est familier des sites provençaux et italiens aura reconnu des traits maintes fois soulignés depuis la publication des fouilles de Rougiers. I.:exemple languedocien vient illustrer une réalité méditerranéenne connue, si bien connue que les auteurs laissent 180 Histoire et Sociétés Rurales percer le regret désabusé de n'avoir à y apporter que des nuances. S'il y a nouveauté, elle est peut-être davantage dans la présentation de bâtiments tardifs, ceux de Cabrières, qui n'entrent qu'avec bien du mal dans le schéma commun, avec leurs surfaces plus grandes que celles du XIVe siècle (effet de la moindre pression démographique, ou de la vocation pastorale dl! site ?), leurs aménagements plus soignés (un étage sur voûte), la présence de foyers dans les niveaux supérieurs. On sent aussi le désenchantement que suscite l'impression d'être allé au bout des possibilités d'une méthode désormais traditionnelle. Ainsi, après avoir exploré toutes les pistes avec les meilleures garanties scientifiques, revient le constat de l'imprécision des résultats en matière d'analyse fonctionnelle des espaces. Les études de répartition du mobilier fournissent des conclusions d'évidence, en révélant des concentrations près des foyers ou des alignements le long des murs qui supportaient des étagères disparues. Elles suggèrent l'existence de cloisons légères, mais le raisonnement s'arrête faute d'une répartition contrastée entre la céramique commune et la céramique fine : au-delà de la reconnaissance de la division entre foganha et sotolium perceptible à Durfort (p. 64), bien malin qui pourrait mettre une des nombreuses étiquettes médiévales disponibles sur les pièces ou les « cellules» fouillées. Les progrès dans l'étude des ossements animaux, des graines et des charbons de bois, dont les différents sites n'ont bénéficié que de manière inégale, permettront peut-être de repousser certaines de ces limites (Histoire et Sociétés Rurales accueillera prochainement une contribution « bioarchéologique» relative aux mêmes villages, dont la lecture complètera celle de ce volume). Les publications de maisons médiévales ne sont cependant pas si nombreuses qu'il faille faire la fine bouche. Ne serait-ce qu'à titre d'exemple, servi par une documentation abondante et précise, l'ouvrage est précieux. Il offre aussi plusieurs constats ou réflexions d'intérêt: ainsi, d'avoir relevé la faible attention portée au châtaignier comme bois de charpente, ou d'avoir établi la concomitance entre la mise en place de la géographie des couvertures traditionnelles et le mouvement castral, au XII< siècle (p. 81), ou encore de proposer la distinction entre deux générations d'habitations, estimant que la maison en hauteur « commune» vulgarise un type de maison rurale «privilégiée », attestée dès le XIe siècle, plutôt qu'un modèle urbain (p. 136, 159 et suivantes). Les interrogations ne manquent pas. Il reste par exemple à faire une enquête sur la mitoyenneté, pour déterminer ce qui justifie tantôt de laisser entre les maisons l'espace nécessaire à l'écoulement des eaux, tantôt de les accoler; de laisser au pied du rempart un couloir de circulation ou de s'y appuyer. On aimerait aussi, devant les traces d'un artisanat, pouvoir trouver les critères permettant de différencier le domestique du spécialisé (p. 122) ou, ce qui relève de l'utopie, saisir l'éventuelle distinction de propriété entre le rez-de-chaussée et l'étage. Monique Bourin signe aux p. 131-136 une conclusion générale qui élargit le propos comparatiste à l'ensemble de la France méridionale, voire à la péninsule ibérique et à la Sabine. La confrontation avec les maisons des oppida protohistoriques ou celles de l'Espagne musulmane ne pouvait assurément mener qu'à un constat des différences. On retiendra en revanche la tentative de faire le départ entre les sites médiévaux français ou italiens ; dominés par la maison-bloc unitaire, les villages du rebord du Massif central présentent un cas d'« exagération du modèle castral» : où l'on suppose acquis ledit modèle, dont l'existence ne va pourtant pas de soi. La maison en hauteur, enfin, offrirait la « souplesse » nécessaire à une activité artisanale et à l'échoppe : sans doute, mais il paraît excessif de la rejeter pour les éleveurs, dès lors qu'il y a dissociation entre l'homme et l'animal. Ce dernier point méritera discussion, à la lumière peut-être d'autres exemples. François Bougard Comptes rendus 181 Jean TRICARD, Les campagnes limousines du XIVe au )(l;7e siècle. Originalité et limites d'une reconstruction rurale, Paris, Publications de la Sorbonne, 1996,285 p., 150 F. Le présent ouvrage reprend les deux premiers tomes d'une thèse pour le doctorat ès lettres et sciences humaines, soutenue le 7 décembre 1994 à l'Université de Paris 1Sorbonne l . Jean Tricard est originaire du Limousin et disciple de Robert Boutruche; il le précise dès la première page, non en guise d'avertissement, mais pour expliquer ce qui l'a conduit à s'intéresser plus particulièrement à cette période du Moyen Âge tardif, et à cette région, le Limousin, « povre pays» selon Froissart. Cependant, on ne se perd pas dans une synthèse régionaliste, parce que cette thèse, qui repose sur une longue et fructueuse recherche menée depuis une vingtaine d'années, intègre dans un cadre provincial la question de la reconstruction des campagnes des années 1350 aux années 1500. Selon les termes de l'auteur, la première difficulté a été la « médiocrité » des sources; certes les archives sont rares, difficiles à interpréter, mais des trésors heuristiques ont été exhumés: non seulement les archives ecclésiastiques et notariales, mais encore les terriers des familles Pompadour et des Cars, un état de la seigneurie de Veyrac en 1378, des livres de raison, un procès dressant un état de la vicomté de Limoges à la fin du xve siècle, etc. Par un appel aux sources multiples et un traitement méthodique et rigoureux de plus de 3000 actes, Jean Tricard a constitué un corpus cohérent, finalement riche, et dont le traitement offre une lecture agréable. Ainsi l'auteur s'attache-t-il à montrer les différences de méthode et de rythme des politiques seigneuriales tout au long de la reconstruction rurale. Un premier chapitre dresse un tableau des malheurs des campagnes limousines, qui met en relief les obstacles laissant sans répit ni trêve le travail quotidien de la terre et auxquels se sont heurtées les politiques de reconstruction : les « malheurs des temps », aléas climatiques, pestes et famines, l'environnement guerrier, l'insécurité constante. « Peu d'événements spectaculaires, mais une accumulation de malheurs quotidiens » (p. 43). Dureté et âpreté de la vie pèsent pourtant d'un poids plus lourd en raison des conditions naturelles médiocres pour l'agriculture. Cependant, si la géographie détermine quelques configurations, Jean Tricard se garde d'ignorer la marge de liberté et d'erreur introduite par l'action humaine; l'homme est bien au centre de son propos. Le deuxième chapitre est consacré à la chronologie de la reconstruction des campagnes. On n'y trouvera pas un récit de l'histoire événementielle du Limousin à la fin du Moyen Âge, là n'est pas le propos de Jean Tricard, mais on n'y trouvera pas non plus une délimitation nette des périodes de reconstruction, comme cela a pu être fait pour d'autres provinces. Qu'on se le dise, cette reconstruction est originale par son caractère à la fois permanent et hésitant, par son activité continue mais peu spectaculaire. Les moyens employés par les seigneurs pour remettre en valeur leurs domaines font l'objet au chapitre 3 d'une étude très précise. Les propriétaires fonciers sont poussés par la crise à chercher des solutions nouvelles et successives, aux moindres frais, témoignant de leur part d'une relative adaptation à la crise et d'une connaissance progressivement meilleure des mécanismes économiques. Des réductions de cens, « principal moteur d'une véritable politique de restauration rurale» (p. 78), sont organisées au début de la reconstruction, puis se développe le métayage, malgré l'opposition paysanne. Le chapitre 4 s'attache justement à saisir les « hommes de la reconstruction» et à préciser le cadre démographique, en abattant le mythe du Limousin surpeuplé : il est bien le « poumon démographique pourvoyeur sans problème des régions ravagées par la guerre» (p. 88), 1. Jean-Louis Biget a rendu compte de sa soutenance dans les colonnes d'Histoire et Sociétés Rurales, n° 5, 1er semestre 1996, p. 308-312. 182 Histoire et Sociétés Rurales mais à son détriment. De plus, ce ne sont pas les plus entreprenants qui sont restés. Cependant, Jean Tricard insiste Cp. 114) sur l'indiscutable force des solidarités paysannes, frérèches et comparsonneries, qui « ont peu à peu pris à leur compte l'essentiel des reconstructions [ ... J. Elles constituent l'élément dynamique du monde paysan.» La même rigueur d'analyse permet d'appréhender au chapitre 5 le financement de la reconstruction, les disponibilités financières et les mouvements des capitaux. La participation seigneuriale est primordiale: la noblesse la'ique domine le marché, fait d'opérations de petite envergure; elle n'hésite pas à emprunter et à prêter, mais elle passe insensiblement d'une attitude à l'autre. Pourtant la bourgeoisie limougeaude n'en profite pas et n'offre pas, comme la bourgeoisie lyonnaise à la même époque, l'image d'une classe conquérante et triomphante, assoiffée de conquêtes foncières. Quant au clergé, l'auteur qualifie son attitude de «frileuse» et « passive », même si les propriétaires ecclésiastiques ont prouvé par ailleurs qu'ils pouvaient être à l'origine d'initiatives nouvelles, comme les modérations de cens. De fait, le monde paysan, livré dans une large mesure à lui-même, semble le moins léthargique, s'il n'est pas le plus riche. Au cours de cette étude, le jugement sur la reconstruction en Limousin se fait sévère: « une reconstruction limitée et obstinée à la fois, qui se poursuit imperturbablement malgré la persistance des malheurs des temps, sauvée du blocage et de l'arrêt par sa bénignité même» Cp. 51); «cette reconstruction désordonnée est une reconstruction au souffle court» Cp. 59). Le chapitre 6 est celui du bilan. La crise n'a pas tout emporté et elle ne s'accompagne pas de véritables changements structurels: la « tenure-bloc» originelle est de plus en plus supplantée par des tenures aux parcelles éparpillées, mais il n'y a pas de bouleversement du paysage, ni même de mutation technologique, et la céréale reste primordiale malgré une progression de l'élevage bovin. Il n'y a pas non plus de véritables reclassements sociaux: la noblesse n'est pas supplantée par la bourgeoisie; peu de « coqs de village» font leur apparition. Même affaiblie, la seigneurie constitue le cadre de la reconstruction, puis de la réaction des propriétaires nobles. La stabilité l'emporte sur le changement. rauteur met en lumière un échec dans la reconstruction des campagnes limousines, dont les raisons sont multiples. Certes les conditions naturelles sont défavorables et les terroirs les plus ingrats sont peu à peu sacrifiés - généralement ceux de l'est au profit de ceux de l'ouest -, certes le manque de réserves monétaires et le poids de la fiscalité compromettent bien des tentatives, mais c'est l'attitude des hommes face aux problèmes nouveaux qui est la plus lourde de conséquences. La politique sélective de reconstruction qui prétend réduire au plus juste les sacrifices manque de dynamisme et d'ampleur, de coordination et de durée. « Il semble se dégager de la société limousine une sorte de consensus implicite pour se contenter de résultats partiels et locaux» Cp. 206). rÊglise s'attache à la reconstruction morale, la bourgeoisie de Limoges n'est pas l'animatrice attendue, les propriétaires se révèlent incapables de donner un nouvel élan aux campagnes. La thèse de Jean Tricard présente l'originalité d'une reconstruction en partie manquée, à l'inverse de régions comme le Bordelais ou le Lyonnais, plus proche en cela de l'Auvergne ou du Bourbonnais. Le Limousin «manque le rendez-vous» de la restauration rurale après la guerre de Cent Ans, et il n'est même pas sûr qu'elle sorte affermie des épreuves d'une période féconde. Sur ce point, la thèse récemment publiée de Michel Cassan 2 est riche de prolongations. Thomas Jarry 2. Michel CASSAN, Le temps des Guerres de religion: le cas du Limousin (vers 1530-vers 1630), Paris, Publisud, 1996,463 p. Comptes rendus 183 Gilbe!t LARGUIER, Le drap et le grain en Languedoc. Narbonne et Narbonnais, 1300-1789, coll. Etudes, Presses Universitaires de Perpignan, 1996,3 volumes de 1366 p., 330 FIes 3 volumes. En 1790, le découpage départemental privilégie Carcassonne et relègue Narbonne dans une position excentrée alors qu'elle venait pourtant de se raccorder au Canal des Deux-Mers. Ces deux villes - Carcassonne, manufacturière et capitaliste qui exporte ses draps vers le Levant et l'Atlantique, et Narbonne, trop enfoncée dans les terres et qui ne parvient qu'à se livrer à un commerce passif, l'exportation des grains du Languedoc -, ce sont deux modèles économiques opposés, deux sociétés urbaines dissemblables, deux modes d'intégration différents d'un organisme urbain dans sa périphérie rurale et son espace commercial. Narbonne, c'est l'histoire d'un déclin, mais d'un déclin nuancé. Quand a commencé ce déclin? C'est la question qui oblige Gilbert Larguier à commencer son étude à la fin du XIIIe siècle, alors que Narbonne avait 30 000 habitants. C'est à la fin du XIIIe siècle et au début du XIVe siècle que Narbonne connaît sa période de prospérité médiévale la plus brillante. Son espace commercial qui, au XIIe siècle, se limitait à la Méditerranée occidentale, s'élargit au XIue siècle à la Provence et à l'Aragon, puis dans la première moitié du XIve siècle à l'ensemble de la Méditerranée, à la région de Valence tout particulièrement. C'est alors un des centres drapiers les plus considérables du Languedoc (préparation, tissage et apprêt des laines) et le groupe des pareurs se détache dans la hiérarchie urbaine. À la veille de la Peste noire, avec 30 000 habitants, Narbonne est une ville importante (comme Bordeaux ou Toulouse, à peine moins peuplée que Marseille ou Montpellier) à l'échelle française et européenne, point d'ancrage secondaire d'une sorte de nébuleuse urbaine inscrite dans le triangle Barcelone-Bordeaux-Marseille. Pendant la peste, Narbonne aurait peut-être perdu les quatre cinquièmes de sa population mais la reprise est très rapide; en 1355, la ville est ravagée par les bandes du Prince Noir, en 1360-1361, c'est le retour de la peste et la fin du siècle (1386-1393) est marquée par des difficultés frumentaires. La ville se rétracte, mais ses principales fonctions, draperie et commerce, ne sont pas gravement affectées; elle consolide ses remparts à proximité desquels les « ortolans}) développent une importante activité de jardinage. Au début du xve siècle, Narbonne reste le principal port entre Barcelone et Marseille mais l'activité des Narbonnais se résume à transporter les marchandises jusqu'au Grau; ce sont les Gruissanais qui exportent vers la Catalogne le miel, l'huile, les figues, le raisin, le vin et le pastel. À ce moment, les premiers compoix précis montrent que les citadins n'ont encore à la campagne que des propriétés dispersées et de taille modeste; ils y pratiquent une association culturale inattendue: blé, vigne et herbe. C'est à partir de la seconde décennie du siècle que Narbonne voit sa population s'effondrer, connaissant une «véritable peste froide» (de 1410 à 1460), beaucoup plus grave que la peste noire et qui laisserait à la ville moins de 5 000 habitants au début du règne de Louis XI. En même temps, le commerce s'effondre; toutes traces d'une vie maritime disparaissent en ville entre 1430 et 1450. Le milieu du xve siècle marque pour Narbonne la fin du système médiéval. Elle se replie sur un arrière-pays restreint dont elle écoule les productions : bois de la vallée de l'Aude, pastel de l'Albigeois, fer de la région de Foix, draps de la Montagne Noire. C'est de la campagne que viennent les premiers signes de renouveau: les citadins - telle marchandJaume Lac, qui possède 372 bovins en 1437 - constituent les premières métairies et la possession de la terre devient un critère de différenciation sociale. Si les ruraux se multiplient effectivement alors « comme des souris dans une grange », il ne semble pas qu'il faille donner trop d'importance à la «tragédie du blé» qui se nouerait dans le premier tiers du siècle: l'extension des terroirs se poursuit jusque vers 1560 au moins. Dans la plaine, la moindre communauté a au minimum 50 % du sol est en culture, mais dans 184 Histoire et Sociétés Rurales les Corbières, où la principale activité est l'élevage du mouton (contrats de gasailhes), on tombe à 20 % seulement. Partout les villages sont importants, les plus gros dépassant 50 maisons. Labondance des moulins à grains et à huile témoigne de l'activité de ces bourgs. En 1470, le renouveau de Narbonne est bien amorcé, 20 ans avant celui de Barcelone, 25 ans avant celui de Marseille. À partir de 1510, le port fait jeu égal avec Aigues-Mortes; l'incorporation de Marseille dans le royaume et l'établissement d'un axe direct Lyon-Marseille débarrasse ainsi complètement Narbonne de cet ancien rival. Enfin, le troisième axe de la richesse narbonnaise, c'est l'exploitation du sel dont Gilbert Larguié retrace l'évolution depuis l'An Mil. Dans la première moitié du XVIe siècle, il est au centre de l'évolution de la société narbonnaise ; son déclin ne s'affirme qu'autour des années 1570. Les salines appartiennent à l'aristocratie; elles permettent à des familles d'origine catalane ou italienne de se fondre rapidement dans le groupe narbonnais. Les guerres de Religion et les troubles de la Ligue n'ont pas, dans le Narbonnais, d'énormes conséquences, la région ayant été peu séduite par le protestantisme. Les troubles n'y débutent guère avant 1585 et prennent fin en 1593. Les conséquences humaines en sont modérées (la peste de 1592 a fait plus de victimes que la guerre); les destructions matérielles sont plus importantes, surtout pour les campagnes: destruction des métairies qui appartenaient aux familles ligueuses de Narbonne, bétail volé ou dispersé. La période ligueuse de la ville correspond à une période d'essor commercial fondé sur d'importantes sorties de blés. Au milieu du XVIe siècle, Narbonne exporte du fer et du pastel vers Marseille et la Provence, du pastel, du vin, du miel, du bois et des textiles vers l'Espagne. Lexpansion de Marseille, qui échange dans le Levant des draps contre des épices, est en partie à l'origine du renouveau du textile languedocien: la fabrication des draps quitte alors les villes pour la campagne et la montagne. À Narbonne, un groupe important de marchands s'est reconstitué à la fin du XVIe siècle. Tous sont des hommes nouveaux, sans liens familiaux avec les mercadiers du xve siècle. Beaucoup d'entre eux travaillent pour des marchands de Lyon, du Puy, de Pézenas, d'Avignon, de Marseille. Des étrangers se sont également installés à Narbonne, originaires d'Italie, du Puy-enVelay ou du Lauragais (marchands pasteliers). Mais tandis que la croissance semble se poursuivre en ville, elle est définitivement terminée à la campagne après 1560. Les zones cultivées se stabilisent ou se rétractent. Les vignes s'effacent devant les oliviers; les grands propriétaires développent sur leurs domaines un nouveau type de mise en valeur reposant sur l'association grains-moutons. Du côté de la société, on observe une autre évolution remarquable. Au xve siècle, Narbonne est une ville sans nobles (les vicomtes de Narbonne, peu présents, n'ont pas autour cl' eux un réseau de clientèle), où les possibilités de promotion sont limitées car la ville manque de fonctions judiciaires et administratives. La première moitié du XVIe siècle voit la constitution d'une noblesse urbaine, soit par dynamisme interne (de plus en plus de gens revendiquent - et obtiennent -le titre de noble), soit par immigration de Catalans et d'Italiens. Les premiers se comportent comme les Narbonnais, se hissant du commerce à la noblesse en acquérant des seigneuries avant d'abandonner leur activité marchande ; au contraire, les Italiens qui arrivent à Narbonne au moment des guerres d'Italie appartiennent déjà à des familles nobles. Tous investissent également dans la terre. Au XVIIe siècle, bien que les conditions d'accès au port restent mal commodes (le grau de La Nouvelle n'est aménagé que dans les premières années du XVIII< siècle), des travaux sont entrepris dans la ville: construction de quais en pierres, pavage des rues, curage plus régulier de la robine. Les baux de robinage montrent que le commerce continue la progression entamée au cours du siècle précédent (multiplication par quatre du trafic entre le début du siècle et 1672) : Narbonne ne semble donc pas touchée par la dépression qui caractérise l'Europe à partir de 1620, ce qui autorise Gilbert Larguier à reprendre à son Comptes rendus 185 compte l'expression de « beau XVIIe siècle ». Ce commerce est cependant déséquilibré car la ville exporte plus qu'elle n'importe (du bois, du pastel, du fer comme au siècle précédent, mais de moins en moins de textile et de plus en plus de grains), son aire géographique se rétracte et les gens de mer narbonnais restent peu nombreux. Lapogée de la croissance narbonnaise se situe entre 1620 et 1650 : la ville est alors le centre d'un important mouvement de lettres de change; des monnaies de toute provenance y circulent, parmi lesquelles dominent les espèces espagnoles et italiennes. Vers 1660, cette dynamique de la croissance se renverse. Le XVIIIe siècle est l'époque du véritable déclin, pour la ville comme pour la campagne. En 1681, l'ouverture du canal des Deux-Mers fait de Sète le principal port du Languedoc: la grande affaire de Narbonne pendant les cent ans qui suivent est celle du canal de jonction ... qui ne sera achevé qu'en 1787, alors que l'arrivée du blé américain à Barcelone a mis fin à la période du blé languedocien. Tout n'est que déclin à Narbonne au XVIIIe siècle : le trafic du port s'effondre, la population décroît, la noblesse vend ses domaines. Et le redressement tarde, n'intervenant pas avant 1750-1760. À ce moment, Narbonne n'a guère plus de 8000 habitants, alors que toutes les autres villes du Languedoc ont retrouvé la population qu'elles avaient en 1400. Sur le long terme, le déclin de Narbonne, confirmé par la stagnation du XVIIIe siècle, apparaît donc impressionnant. Cet ouvrage recueille avec profit les perfectionnements de plusieurs décennies de pratique de l'analyse conjoncturelle par les historiens. La méthode est bien rodée et donne des résultats remarquables. Il faut avouer pourtant que l'on se trouve parfois pris d'un certain vertige devant ces courbes qui s'envolent et qui s'effondrent, ces chutes brutales cachant des capacités de résistance insoupçonnées, ces reprises qui ne sont que récupération, ces stagnations qui ne sont qu'apparentes. Les sources utilisées sont considérables et laissent imaginer le travail qui a été à l'origine de cet ouvrage: délibérations municipales, comptes consulaires, registres fiscaux, registres paroissiaux, ferme des droits perçus sur les échanges, contrôle des actes et minutes notariales, fonds de famille et livres de comptes ... , le tout pendant quatre siècles. On comprend aisément que le passage de la thèse à l'édition ait imposé de ne pas présenter ces sources dans le texte. Mais le lecteur, surtout s'il n'est pas un familier de la langue d'oc, se trouve de ce fait un peu démuni. Il sait ce qu'est un compoix, mais il hésite quand ce compoix devient cabaliste, et il aimerait qu'on lui définisse la leude, les inquants, les clavaires ... Il est vrai qu'il peut se reporter au glossaire où il trouvera, à côté de termes locaux, la définition de certaines de ces sources. Louvrage comporte 1366 pages dont 1 172 de texte. Il retrace minutieusement quatre siècles de l'histoire de la ville de Narbonne. Les conclusions partielles ne sont pas également distribuées à la fin des chapitres et la conclusion générale (5 pages) est peu développée. Enfin, même si un croquis représentant la ville a été reproduit au début de chacun des trois volumes, on regrette l'absence au début de l'ouvrage d'une présentation géographique classique du site et de la situation de la ville, qui aurait constitué un élément explicatif essentiel pour beaucoup des évolutions évoquées. Lanalyse du système portuaire de Narbonne n'apparaît qu'au chapitre 11 (p. 765) et, là encore, « l'étranger» se perd un peu entre les étangs, les graux, la robine, les quais ... et la mer. Ces quelques réserves faites dont une grande partie découle des impératifs de l'édition - on est en présence d'un ouvrage de la plus grande utilité. Tour ce que les archives peuvent offrir au chercheur entre le XIIIe et le XVIIIe siècle a été compté, mesuré, analysé. Une telle étude montre évidemment l'intérêt qu'il y a à pratiquer l'histoire quantitative. En effet, au-delà des fluctuations conjoncturelles, ce qui est analysé ici c'est le passage d'un système économique médiéval dans lequel Narbonne a peu de liens avec la campagne, à un système «moderne» dont les rapports ville-campagne constituent le fonde- 186 Histoire et Sociétés Rurales ment. Le tout montrant bien qu'il s'agit toujours de mutations plus que de ruptures: la seule coupure importante se situe avant que ne commence l'Époque moderne. Ensuite, tout est renaissance multiple plutôt que déclin prolongé. Le second intérêt majeur de l'ouvrage est de présenter conjointement l'étude d'une ville et de son hinterland. Narbonne y apparaît en effet au centre d'espaces gigognes, diversement maîtrisés selon les époques. La périphérie immédiate de la ville est constituée par l'étang et le grau qui donne accès à la mer: cet espace est utilisé dès le Moyen Âge. Le second cercle, ou plus exactement demi-cercle, est terrien; il ne devient un espace animé par la ville qu'à partir du XVIe siècle quand les Narbonnais s'y constituent de beaux domaines fonciers. Le troisième cercle permet l'approvisionnement en grains, bois et fer; c'est celui du commerce proche sur lequel se construit la prospérité du XVIIe siècle. Le dernier espace est celui du commerce lointain (la Catalogne, l'Italie et le Levant) ; il fournit également à certains moments des immigrants qui contribuent au renouvellement de la société urbaine. Enfin, autre qualité et non la moindre de ce travail, cet ouvrage d'histoire économique est en même temps un ouvrage d'histoire sociale. Là encore, toutes les sources disponibles ont été utilisées. Pour la période médiévale, ce sont quelques personnalités qui se détachent: celles de Jean Vidal, qui explore les circuits atlantiques au début du xve siècle, ou, au siècle précédent, de Jacme Olivier, négociant du Bourg qui, avec des moyens rudimentaires (il n'utilise qu'une fois la lettre de change), exporte quelques grains et beaucoup de miel vers Alexandrie, Beyrouth et Rhodes. C'est avec un échantillon d'exemples beaucoup plus vaste, relevant à la fois de l'analyse généalogique et prosopographique, qu'est présenté le phénomène de constitution ex nihilo d'une noblesse citadine au XVIe siècle. Plus originale peut-être encore, l'étude qui est faite des relations sociales dans la société narbonnaise du milieu du XVIe siècle à partir des obligations, des créances et des procédures judiciaires et qui fait apparaître des liens très forts de solidarité et d'interdépendance tant à l'intérieur de la société urbaine que dans les rapports entre urbains et ruraux. Lorsqu'on aura ajouté que l'ouvrage comporte deux index (personnes et lieux), une centaine de pages d'annexes très bien faites et une bibliographie de 600 titres environ, il ne sera peut-être pas utile de répéter que l'on est en présence d'une véritable somme dont l'intérêt dépasse largement la seule histoire de la ville de Narbonne. Annie Antoine Gabriel AUDISIO, Les Français d'hier. T. II. Des Croyants, xvcXIXe siècle, Paris, Armand Colin, 1996, coll. « U », 480 p. Lauteur part d'un constat devenu hélas d'une banale évidence, celui de l'incapacité de la jeune génération à «lire l'héritage religieux », alors que la religion constitue le «substrat culturel de notre société ». C'est à cette carence qu'à l'instar d'autres ouvrages l , mais avec une détermination plus affirmée et un souci pédagogique constant, ce livre entend remédier. Débutant modestement par une initiation au vocabulaire de base, il dessine peu à peu un tableau complet de la France religieuse de la fin du Moyen Âge aux débuts de l'époque contemporaine. Ses quatorze chapitres s'articulent en trois ensembles: les six premiers chapitres s'attachent à définir les structures de l'Église en tant que corps; les cinq suivants sont une approche de la vie religieuse des fidèles jusque dans ses déviances; les trois derniers retracent une évolution qui va de la Réforme à la Séparation de 1905. 1. Comme le livre de François LEBRUN, Être chrétien en France sous l'Ancien Régime, 1516-1796, Paris, Le Seuil, 1996,204 p. Comptes rendus 187 C'est dire l'ampleur de la tâche et l'étendue d'une information puisée tant dans des traités anciens que dans les thèses récentes, voire dans des documents d'archives inédits. Les nombreuses citations qui émaillent le texte, judicieusement choisies, en portent témoignage. Au fil des pages, on ne peut manquer d'être sensible à la qualité de la réflexion et à la finesse de l'analyse concernant, par exemple, la solidarité familiale (p. 110) ou les effets ambivalents de la confession (p. 210). Telles considérations sur la ferveur eucharistique (p. 203) ou la dévotion mariale (p. 232-233) sont la marque d'une intime et pénétrante compréhension du sujet traité. De même ne peut-on que souscrire à la pertinence de conclusions d'ensemble, ainsi lorsque l'évolution de la pratique religieuse au XVIne siècle paraît indiquer « bien plus la sécularisation de la société que sa déchristianisation}} (p. 424) ou lorsque l'auteur considère que le fait majeur, au cours de la période, est «l' apparition et le développement de l'incroyance}} (p. 444). Des formules imagées, souvent heureuses, agrémentent l'exposé : à propos des disputes opposant réguliers et séculiers lors de sépultures, Gabriel Audisio a ce mot à l'emporte-pièce : «les morts étaient leur gagne-pain}} (p. 120), et, évoquant la conception chrétienne du temps, il la résume sous cette forme lapidaire (p. 278) : « le Temps est le révélateur de Dieu. }} Lhistorien du monde rural est, au premier chef, intéressé par ce livre qui se situe dans la continuité du t. !, Les Français d'hier. Des Paysans, xve-XIXe siècle, paru en 1993 - et dont l'auteur avoue avoir été guidé par un « préjugé rural }}. Tout ce qui regarde le clergé rural, son recrutement, ses revenus, en particulier, ne peut que retenir son attention : ainsi des communautés sacerdotales du centre de la France vivotant de quelque fondation et d'obits, du fort absentéisme des curés ruraux au XVIe siècle ou de l'évolution du recrutement des curés au XVIne siècle (après une montée de l'élément urbain qui entraîne parfois quelque incompréhension avec le monde paysan, le clergé tend à se «ruraliser}} à la fin de l'Ancien Régime). À noter encore, les remarques concernant le rôle de l'immigration rurale catholique dans l'étiolement des communautés urbaines protestantes (p. 353), le mouvement de recentrage qui, avec la Réforme catholique, s'opère au profit de l'église paroissiale et au détriment des chapelles rurales (p. 405), ou la mise en évidence de la suppression de la dîme comme facteur initial du divorce entre Église et Révolution. Ces quelques indications ne peuvent rendre compte de la richesse de ce t. II des Français d'hier; puissent-elles, du moins, en suggérer l'intérêt et montrer la diversité des questions abordées. Les incontestables qualités de l'ouvrage rendent le lecteur exigeant et le conduisent d'autant plus à déplorer nombre d'imperfections qui ne sont pas toutes de pure forme. Sans doute des contraintes éditoriales n'ont-elles pas permis la relecture attentive qui eût permis de rectifier telle graphie fautive - Moutier-en-Dère pour Montier-en-Der (p. 81) - ou telle date erronée - 1515 pour 1815 (p. 437) -, d'éviterl'intrusion déplacée d'un «prince de Gondi}} (p. 384) ? Plus gênants sont la confusion entre la vallée d'Ouche bourguignonne et le pays d'Ouche normand (p. 131-132), l'omission du diocèse de Beauvais dans le tableau des «Provinces ecclésiastiques et diocèses français}} (p. 60) ou l'ajout abusif de cinq diocèses corses déjà comptés parmi les onze relevant de métropolitains étrangers (p. 60). Certaines formulations contestables dénotent parfois un paradoxal manque de rigueur: l'affirmation que «bien des curés en place n'étaient pas des bénéficiers}} (p. 123) laisse perplexe, car c'est assimiler le bénéficier au gros décimateur; de même écrire que «le collateur du bénéfice pouvait être laïque ou clerc}} revient à confondre le présentateur et celui qui confère l'investiture canonique. On peut même relever quelques franches inexactitudes: l'ordonnance de Villers-Cotterêts - est-il besoin de le rappeler? - ne prescrit d'ouvrir des registres de sépultures que pour les seules per- 188 Histoire et Sociétés Rurales sonnes tenant bénéfices, et toute incapacité relative ne peut être levée par dispense. Ce serait sans doute faire preuve de malice que de noter que l'expression « Monsieur de ... », suivie du nom de la ville, n'identifiait pas forcément « sans aucune ambiguïté l'évêque du lieu» (p. 69), parce qu'elle pouvait désigner également le bourreau. Plus sérieusement, le ruraliste émettra des réserves sur la typologie des dîmes : verdages et charnages étaient tous deux considérés comme partie intégrante des menues dîmes et c'est parmi celles-ci qu'en Normandie notamment, il convient de ranger le sarrasin et d'autres menus grains. Nul doute qu'une prochaine réédition ne soit propice à l'élimination de quelques scories dont il ne faut pas tenir excessive rigueur à celui qui a mené le bon combat. Jean-Marie ValIez Lucien BÉLY (dir.), Dictionnaire de l'Ancien Régime, Paris, PUF, 1996, 1385 p., 580 F. D'instinct, on a tendance à considérer les dictionnaires avec une certaine méfiance, au même titre que les encyclopédies et les manuels. Ne prétendent-ils pas absorber, sous une forme condensée, la totalité des connaissances dans un secteur choisi? Ne risquentils pas de nourrir chez le lecteur l'illusion que le savoir est figé, définitif, alors même qu'ils ne constituent qu'un état des lieux pour un secteur scientifique en perpétuel devenir? Pourtant, tout éphémères qu'ils soient, les dictionnaires, comme les encyclopédies ou les manuels, sont des instruments de travail plus qu'utiles, indispensables. Lorsqu'ils reposent sur une information solide, ils distillent, en effet, des mises au point salutaires pour les étudiants, pour les enseignants, et plus généralement pour tous les esprits curieux, en attente d'une mise au point complète, précise et concise. Lorsqu'ils sont bien faits, ils sont agréables à feuilleter et permettent au lecteur de laisser vagabonder son imagination, au fil des rubriques attendues ou imprévues, de prendre connaissance de faits ou de saisir des concepts inconnus, oubliés ou mal maîtrisés. Il est manifeste que ce Dictionnaire de l'Ancien Régime répond à cette double exigence et mérite de figurer comme un ouvrage de référence. Rédigé par 200 auteurs - c'est dire qu'apparemment presque tout ce que l'Université et les grands organismes de recherche comptent de modernistes a mis la main à la plume -, le livre égrène au fil de ses 907 entrées toutes les notions utiles pour bien connaître, sinon comprendre l'Ancien Régime. Pour y parvenir, le livre est construit de manière à en faire un outil d'accès facile. Non seulement il comprend un index des personnes et des lieux, mais il inclut également un index thématique, avec quelque 6000 notions classées par ordre alphabétique, qui renvoient à la rubrique ou aux rubriques dans lesquelles elles ont été évoquées (et non pas aux pages concernées). Chaque notice, enfin, se clôt sur une courte bibliographie et incite le lecteur à consulter les entrées voisines susceptibles d'apporter des compléments d'information ou un autre éclairage. D'une certaine façon, ce livre représente une mise à jour du Dictionnaire de Marcel Marion, qui, publié 73 ans plus tôt, a fait le bonheur de plusieurs générations d'historiens et constituait jusqu'ici une référence quasi obligatoire. Mais l'ambition de ce nouveau dictionnaire n'est pas simplement d'actualiser ce monument de l'historiographie ; elle est aussi de prendre en compte tous les aspects qui fondent la spécificité de l'Ancien Régime et de dépasser le cadre des institutions proprement dites. D'«Abbayes» à «Voyages, Voyageurs», l'ouvrage apporte une mine d'informations sur tout ce qui touche aussi à l'économique, au social, au culturel. .. Chacun pourra y puiser ce dont il a besoin ou devenir savant sur quelque sujet que ce soit à peu de frais. Les spécialistes et les amateurs d'histoire rurale, et peut-être bien davantage ceux qui ne le sont en aucune façon, y chercheront sans doute un état de la question sur des thèmes liés à l'agriculture. Ils seront satisfaits avec plusieurs dizaines d'entrées bien docu- Comptes rendus 189 mentées pour balayer ce secteur, depuis « Agriculture» et « Attelage» jusqu'à «Transhumance» et «Vins ». Une bonne partie de ces rubriques, mais pas toutes, sont issues de la plume de Jean-Marc Moriceau et elles sont irréprochables. Mais d'autres entrées ne sont pas moins utiles pour l'histoire des campagnes, à commencer par celles qui s'intéressent à la démographie (<< Fécondité », «Mortalité »... ) ou à l'économie «< Crises démographiques », «Crises de subsistances », «Crédit », «Prix »... ), ou encore à la fiscalité, au droit (signalons l'importance des articles «Successions» et «Domaine direct : censives et fiefs »). Et, bien entendu, on glanera ici et là d'autres données au fil des pérégrinations dans des rubriques moins immédiatement liées aux questions rurales, par exemple dans celles consacrées à chaque province. Comme il est de règle dans une entreprise collective, le traitement de chaque entrée vaut ce que valent les contributions des auteurs affectés à chacune d'elles. Dans l'ensemble, à quelques rares exceptions près, les textes fournissent une information claire et sûre. C'est que généralement les textes ont été rédigés par les spécialistes de la question. Sans doute, le choix des entrées peut-il être parfois discuté; sans doute, de menues inexactitudes et de vrais oublis peuvent-ils être pointés. On en donnera ici quelques exemples. Pourquoi une entrée «Mercantilisme» et pas «Physiocratie»? Pourquoi plusieurs entrées pour la location des terres (mais pas des maisons?) : «Baux ruraux », « Fermage », «Métayage », et aucune pour la vente? De cette lacune résulte l'absence de notions comme réméré ou pacte de rachat, relâche, antichrèse, mais aussi adjudication, voire licitation (définie à l'article «Poitou », comme si cette pratique était strictement poitevine!) ou retrait lignager (non défini, tout juste évoqué sans explication à l'article ... « Labourd» !). Pourquoi la rente constituée est-elle définie à l'article «Usure, prêt à intérêt », tandis que l'obligation, l'autre mécanisme classique de crédit, est absente? Pourquoi n'y a-t-il pas une présentation régionale des modes de dévolution du patrimoine par héritage, et de leurs implications concrètes (transmission intégrale ... ), au-delà de l'utile présentation «technique» qui nous est proposée? Dans un autre registre, pourquoi de si longs développements sur le «Contrôle des actes» ou l' « Insinuation laïque », et une notice si brève, parfois franchement elliptique (les successions en ligne directe sont exonérées depuis 1706, le taux de prélèvement n'est pas réellement de 1 % ... ) pour le « Centième denier» ? Mais il ne s'agit évidemment que de points de détail et il est évident que l'on pourra toujours récuser ou contester tel ou tel choix, découvrir des oublis ou des imprécisions. Limportant est ailleurs, dans la mise à la disposition des enseignants, des chercheurs et du public, d'un instrument de travail et de connaissance de première utilité et de grande qualité. Gérard Béaur Jean-Claude DIEDLER, Démons et sorcières en Lorraine. Le bien et le mal dans les communautés rurales de 1550 à 1660, Paris, éd. Messene, 1996,235 p., 180 F. Admirablement écrit, muni d'un glossaire et d'un index, l'ouvrage de Jean-Claude Diedler est agréable à lire, tant son style se veut évocateur, concret et imagé. Dommage que ces qualités littéraires ne s'accompagnent pas de quelques illustrations et d'une typographie plus aérée: chargées de quelque quatre mille signes chacune, ces pages très compactes laissent en effet percer le souci, constant mais contestable, qui aurait poussé l'éditeur à économiser de la place. Sur près de deux siècles, entre 1482 et 1670, l'auteur recense plus d'un millier de procès de sorcellerie en Lorraine: il en retrouve 1058 au cours du «grand siècle de la répression », qui s'ouvre en 1544 pour se terminer en 1634. Cette période avait d'ailleurs fourni un champ d'observation unique à la rédaction du célèbre traité (Demonolatriae 190 Histoire et Sociétés Rurales libri tres, Lyon, 1595) attribué à Nicolas Remy, procureur général du duché de Lorraine, qui a qualifié d'« ère des démonolâtres}} l'époque dans laquelle il était lui-même engagé. Un corpus aussi important aurait pu conduire Jean-Claude Diedler à céder aux tentations de la quantification: par choix raisonné sans doute, par goût personnel peut-être, il préfère réhabiliter l'analyse qualitative en proposant un texte émaillé de citations et proche des sources archivistiques. Reprochera-t-on à cette recherche de désorienter le lecteur en le frustrant d'idées générales? En réalité, l'idée générale est bien là, diffuse et omniprésente, dans cet essai de « psycho-histoire}} qui tient le lecteur en haleine. D'emblée l'introduction campe le décor en tentant d'expliquer pourquoi les confins méridionaux du duché de Lorraine, constitués par la dorsale vosgienne et par les affluents de la Meurthe (Vezouze et Mortagne) ou de la Moselle (Vologne), ont pu répondre aux invitations de Satan. Ces mondes hostiles, avec leurs sombres forêts et leurs blocs de grès ruiniformes, sur lesquels les générations antérieures, essayant de capter les forces cosmiques, avaient déjà gravé des symboles solaires, servaient de refuge contre la soldatesque et étaient susceptibles de nourrir tous les fantasmes à partir d'informations stockées par une mémoire collective toujours prête à les réinvestir pour peu que l'occasion s'en présentât. Ce n'est pourtant pas l'isolement qui fournit le terreau à la sorcellerie, bien au contraire: le fort niveau d'occupation de l'espace, dans lequel on vit au coude à coude, n'exclut pas la présence d'un nœud de circulation à la jonction des vallées (faut-il rappeler que l'accès aux foires champenoises ou nordiques se faisait par les cols vosgiens ?). Les soldats qui font planer leurs menaces, ce dont témoignent les bourgades fortifiées et les refuges forestiers, y rencontrent mendiants et sans-logis, marchands routiers des vallées et bandits des montagnes, à une époque où la conjoncture, faite de famines et de guerres, multiplie le nombre des déshérités et des exclus. Or ces itinéraires de la misère sont aussi les voies de pénétration d'une contagion venue de l'est, selon la démonstration de Dom Calmet, reliant l'Alsace à la Lorraine, la vallée du Rhin à celle de la Moselle: toutes sortes de prédictions et d'informations y circulent, colportées par les marchands et les libelles. Envoyée au bûcher en 1601, Claudette Clauchepied n'a-telle pas, de façon symptomatique, commencé à exercer comme guérisseuse en Alsace l ? Un demi-siècle plus tôt, Jean Lallemand et Jean Caspart avaient, eux aussi, des attaches alsaciennes. Enfin la contrainte imposée par le double pouvoir, ducal et capitulaire, contribue à expliquer le développement du phénomène de la sorcellerie et de sa répresSlOn. Il appartenait dès lors à l'auteur d'analyser la sorcellerie, «bruissante et contradictoire », sous ses multiples facettes, en éclairant la puissance des symboles et le poids du verbe (p. 70-81). Jean-Claude Diedler ne tombe pas dans le piège de la banalité réductrice qui construirait la sorcellerie autour de la traditionnelle trilogie séductionpacte/sabbat/maléfices, dévoilée par la procédure de la dénonciation, de l'accusation, puis de la condamnation. Ces trois phases sont pourtant sous-jacentes à un système complexe faisant la place qui leur revient aux représentations savantes et populaires, aux déchirements sociaux inséparables du climat de violence et d'exclusion ambiant, aux ambitions politiques qui mènent à la conquête et à la consolidation du pouvoir. Lauteur montre à quel point la violence (p. 21-70), longtemps contenue par les structures paroissiales et codifiée en fonction d'un rituel parfaitement maîtrisé, joue un rôle important dans les procès de sorcellerie. Quand les régulateurs sociaux deviennent inefficaces, le recours au surnaturel permet certes d'assouvir le besoin d'évasion, mais aussi de répondre 1. Cf. les actes de son procès édités par Jean-Claude DIEDLER, supra, p. 133-172 (NDLR). Comptes rendus 191 aux difficultés de l'existence, d'exorciser l'angoisse et d'éradiquer le danger. Instrument au service des communautés, la justice populaire, loin d'être imposée de l'extérieur, permet de définir les critères de l'insertion sociale et de procéder à l'élimination des indésirables (p. 108-115). Or, dans sa rivalité séculaire avec le pouvoir banal, le pouvoir seigneurial divise les communautés, dresse les individus et les groupes les uns contre les autres, en imposant à son tour la contrainte judiciaire et une forme de violence répressive et institutionnelle (p. 82-107 et 116-131) : un prétexte pour protéger et encadrer les populations au moment où les communautés perdent leur capacité de régulation. Or les gens de justice exploitent les croyances traditionnelles et cherchent à prouver le bienfondé de la rumeur publique, ce qui contribue à établir un large consensus social. Au passage, Jean-Claude Diedler met en pièces bon nombre d'idées reçues. Tout d'abord, la chronologie comparative entre les événements, qu'ils soient de nature politique, économique ou sociale, et le phénomène de sorcellerie n'est guère probante (p. 132-143). C'est ainsi que les années 1604-1618 (14 ans), dénuées de difficultés économiques majeures, connaissent cinq fois plus de procès que les années 1569-1598 (29 ans) considérées comme une période critique. Par ailleurs, la décrue des procès après 1618 correspond au début des hostilités de la guerre de Trente Ans. Tout au plus les difficultés conjoncturelles influent-elles sur l'intense activité de la chasse aux sorcières et non sur les vagues de sorcellerie elles-mêmes, qui coïncident parfois avec la dépression de la courbe des prix. Hypothèse intéressante: une conjoncture défavorable conduiraitelle à une mise en sommeil des rivalités? Ce sont au contraire les trêves qui donnent l'occasion de manifester contre ceux qui ont réussi à traverser les difficultés mieux que les autres : tel Pierrotte Roy, l'aubergiste de Badonviller, qui en pleine période de crise (1636-1637) arrive encore à servir de la viande à ses hôtes, viande qui ne peut être, bien entendu, que de la chair humaine. Autre corrélation intéressante, celle qui s'établit entre le phénomène de sorcellerie et l'ambition de certains groupes sociaux (p. 144-169). -ractivité commerciale a suscité l'émergence d'une catégorie de marchands-laboureurs qui, enrichis par le commerce, gardent de solides attaches terriennes. Or l'accusation de sorcellerie est mise au service de quelques clans, ({ noyaux d'élites rurales» (voir l'affaire Perrin, négociants en bétail à Romomeix dans les années 1557-1558 ou l'affaire Lallemand vers 1590), dont on sait par ailleurs qu'ils usurpent les biens communaux et cherchent à contrôler l'économie villageoise, comme moyen d'élimination de concurrents économiquement gênants : de quoi démanteler l'affirmation selon laquelle la répression toucherait en priorité les déshérités. Enfin Jean-Claude Diedler remet en question la véracité même des sources: l'historien doit veiller à utiliser l'interrogatoire initial, seul susceptible d'offrir une garantie de spontanéité et de cohérence à un moment où l'accusé n'a pas encore perdu l'espoir de pouvoir se défendre, les souffrances de la torture pouvant modifier par la suite l'authenticité des informations recueillies. -rouvrage se termine par un coup d'œil sur l'évolution du système aux XVII< et XVIIIe siècles (p. 170-193). La désorganisation du pouvoir ducal et capitulaire, traditionnellement appuyé sur les élites, se fait au profit du renforcement de celui de l'État, qui finit par s'imposer face à la réorganisation de l'Église et à l'éclatement des communautés. -rémergence d'une autorité à la fois extérieure, lointaine et centralisée, a pour effet d'éloigner la justice des communautés rurales. En même temps, les valeurs traditionnelles se modifient insensiblement : apparaissent une religion à la pratique élitiste, aux rites intellectualisés, et une morale pour laquelle l'honorabilité repose moins sur l'intégration que sur la réussite sociale. Enferrés dans leur individualisme et hantés par la recherche du profit, les plus riches observent de loin les difficultés des communautés au sein desquelles, bien souvent, ils n'habitent plus. Une violence privée émerge, de type clanique, plus secrète et plus sournoise, dans laquelle les haines familiales, s'inscrivant 192 Histoire et Sociétés Rurales dans la longue durée comme chez les Grivel, supplantent les déchirements à l'intérieur de la communauté. Lorsque, face à une ruralité sclérosée aux traditions figées, on verra les élites contester les institutions traditionnelles et la justice officielle ou se laisser gagner par les agréments de la ville, on aura compris l'importance des mutations qui s'opèrent entre l'époque des « clairières à sabbat» et celle des « routes de commerce ». C'est alors qu'apparaîtra en pleine lumière la vraie figure de la sorcière déodatienne, engagée dans des rapports de vassalité (car servage et mainmorte perdurent) qui la lient à Satan, son seigneur, et devenue un instrument au service de la pérennité de la communauté. Le temps est proche où l'emprise d'un État fort et l'affirmation de l'individu, placé désormais au cœur du débat politique et religieux, modifient les données du problème. En lisant cet ouvrage, on est bien souvent tenté de le reconstruire en procédant à des recoupements et en cherchant à regrouper les nombreuses séquences qui contribuent à l'éclatement du plan retenu. Mais on se laisse vite gagner par la richesse de la matière et la puissance de la démonstration. Jean-Michel Boehler Mark OVERTON, Agricultural Revolution in England. The Transformation of the Agrarian Economy, 1500-1850, Cambridge, Cambridge University Press, 1996,257 p. Louvrage de Mark Overton est le fruit d'environ dix années de recherches, de cours et de séminaires dans plusieurs universités (Cambridge, Oxford, Newcastle), voire de polémiques dans diverses revues; il se compose de cinq chapitres, dont quatre traitent véritablement le problème, l'autre (chapitre 2) faisant une présentation exhaustive du monde rural anglais au XVIe siècle. C'est dans les 50 pages de ce chapitre (p. 10-62) que le souci pédagogique de l'auteur, qui présente trop modestement son livre comme un manuel destiné aux étudiants, est le plus patent: tous les aspects y sont traités, avec un art de la synthèse et une concision qui ne peuvent que le faire recommander à tous ceux qui veulent avoir une idée précise et nuancée de l'Angleterre rurale sous les Tudor. Lauteur insiste sur la variété des systèmes agraires, dont il détaille la géographie - un point d'ailleurs traditionnellement bien développé, ce à quoi n'est pas étrangère l'existence dans les universités anglaises de chaires d'histoire locale et de géographie histonque. Dans son introduction (chapitre 1er), Mark Overton fait un rappel historiographique. Depuis la fin du xrxe siècle jusqu'à nos jours, cinq périodes au moins (comprises entre 1560 et 1880) ont été retenues comme moment de la fameuse révolution agricole. La diversité des critères adoptés par les différents auteurs rend compte de ces divergences: les changements techniques (assolements, cultures fourragères, progrès de l'élevage, etc.), la capacité de l'agriculture anglaise à nourrir une population croissante, l'amélioration des rendements et de la productivité en sont les principaux. Ces aspects paraissent à l'auteur trop exclusivement techniques, car ils ne concernent, pour reprendre les termes de Karl Marx (cités p. 8), que les « forces productives» alors qu'il faudrait chercher aussi du côté des « relations de production ». Avec le chapitre 3 (p. 63-132), intitulé « production agricole et productivité », nous sommes au cœur du sujet: après quelques considérations sur les prix, les salaires et la population!, l'auteur s'attaque aux questions de productivité et de rendements. Létude 1. Voir les graphiques p. 66-67 où l'auteur, curieusement, n'utilise pas l'échelle semi-Iogarithmique, ce qui, quand ils portent sur une période aussi longue (1500-1840), rend leur lisibilité et leur efficacité assez aléatoires. Comptes rendus 193 est alors exhaustive, aussi bien en ce qui concerne les références aux différentes méthodes utilisées par les auteurs qui ont abordé ces problèmes que pour les facteurs mis en jeu par l'analyse : population travaillant dans l'agriculture, mise en valeur des sols, rendements, productivité, prix et salaires, rentes, etc. Mark Overton reconnaît que les calculs visant à un indice global sont sujets à caution, surtout pour les périodes antérieures à 1700, où la seule variable sûre est le mouvement démographique. Pour le XVIIIe siècle, les différentes méthodes utilisées se rejoignent sur le niveau de la croissance de la production globale (entre 0,5 et 0,6 % par an), même si tous ne sont pas d'accord sur l'évolution au cours du siècle; pour les premières décennies du XIXe siècle, il y a unanimité quant à l'accélération de la croissance (environ 1 % par an). rauteur reprend à propos des rendements céréaliers les conclusions d'un travail fait avec Bruce Campbell sur le Norfolk, paradis de la révolution agricole2 , mais sans pouvoir en amender le talon d'Achille, l'hétérogénéité des sources utilisées pour comparer les rendements : comptes de manoirs pour le Moyen Âge (source parfaite), inventaires après-décès pour les XVIe et XVIIe siècles (d'où les rendements sont extraits, par des opérations compliquées, d'estimations en argent de la valeur de la production), calculs d'après les agronomes (Arthur Young) et premières statistiques pour les XVIIIe et XIXe siècles. Or, c'est pour la période critique, les XVIIe et XVIII< siècles, que les évaluations sont les plus contestables; Mark Overton déclare lui-même que la marge d'erreur de celles qu'il a effectuées à partir des inventaires est de l'ordre de 2 boisseaux par acre3, ce qui est énorme quand on sait que les rendements tournent autour de 12 à 15 boisseaux par acre et que l'idée qu'il soutient dans ses différents travaux est que le « décollage» des rendements se fit dans les premières décennies du XVIII< siècle pour continuer ensuite et s'accélérer à nouveau à partir de 18304 . Si cette erreur tend à minimiser les rendements calculés, pour le XVIIe siècle par exemple, qu'en est-il de l'idée de Campbell et Overton d'une stagnation des rendements entre le XIIIe siècle et le début du XVIIIe siècle? Et cela ne remet-il pas en selle ceux qui pensent que la révolution des rendements s'est produite après la Restauration? ranalyse des facteurs de la hausse de la production et des changements advenus durant les trois siècles et demi étudiés est plus convaincante: développement de nouvelles cultures - même si trèfle et turnips se diffusent plus tardivement et lentement qu'on ne le croyait, y compris dans l'East Anglia (graphique p. 100) -, amendements et engrais, nouvelles rotations (le fameux assolement quadriennal du Norfolk, p. 119), développement quantitatif et qualitatif de l'élevage en liaison avec l'extension des prairies artificielles, croissance de la productivité (surtout à partir de 1650), spécialisation régionale. Tous ces facteurs sont liés, mais le plus important est « l'intégration de l'herbe et du grain» (p. 131), d'abord par la mise en culture périodique des prairies (convertible husbandry) puis par l'insertion des plantes fourragères et des légumineuses dans les rotations. Il reste une question cependant: pourquoi la productivité a-t-elle pu croître au cours du XVIII< siècle, avec la hausse de la population, alors qu'elle avait baissé au XVIe siècle dans un contexte démographique semblable et sans qu'entre-temps des progrès techniques significatifs se soient produits? 2. CAMPBELL, Bruce M. 5., et OVERTON, Mark, « A new perspective on medieval and early modern agriculture: six centuries of Norfolk farming, c. 1250-c. 1850 », Past and Present, n° 141, 1993, p. 38-105. 3. Ibid., p. 73. 4. Ibid., p. 74-75. 194 Histoire et Sociétés Rurales Ici interviennent les facteurs institutionnels, les «relations de production» à la base des changements du XVIII< siècle. Après quelques pages consacrées aux modifications des marchés, en particulier au développement du commerce privé avec la multiplication des intermédiaires (middlemen) et des courtiers, les progrès des transports, surtout fluviaux et maritimes, l'urbanisation du pays et la croissance de l'énorme marché londonien, qui stimule les activités de bon nombre de comtés même éloignés et favorise la spécialisation régionale, l'auteur en vient à la terre. Cela le conduit d'abord à réexaminer les enclosures: il insiste en particulier sur celles des XVIII< et XIXe siècles (enclosures parlementaires), qui portèrent, surtout dans le centre du pays (cartes p. 152-153), sur les biens communaux, avec les conséquences sociales que cela implique. Elles sont reliées à la disparition progressive des tenures coutumières, remplacées par des fermages, aux progrès de l'élevage et à ceux de la productivité et des rendements: il est significatif que les plus clairs de ces progrès coïncident dans la seconde moitié du XVIII< siècle avec le maximum des enclosures parlementaires (p. 167). Ce mouvement s'accompagne de profonds changements dans la répartition de la propriété et dans les structures sociales; la « disparition» des petits tenanciers va de pair avec la concentration des grandes propriétés, sans lien direct cependant avec les enclosures, puisqu'on l'observe avec une intensité comparable dans les zones de champs ouverts. Cela conduit à un développement du prolétariat rural: les ouvriers agricoles forment les deux tiers des travailleurs de l'agriculture au recensement de 1851, voire les trois quarts si l'on inclut les domestiques à l'année. N'oublions pas toutefois que le nombre des travailleurs ruraux est en forte diminution depuis le XVIII< siècle. Dans sa conclusion, Mark Overton revient sur la chronologie de la révolution agricole et sur les implications idéologiques de ses théories. Ce n'est qu'assez tardivement, pour l'essentiel dans la seconde moitié du XVIII< siècle, que les progrès constatés dans l'agriculture anglaise peuvent être qualifiés de révolutionnaires; il s'oppose ainsi à ceux qui, tel Eric Kerridge, sont partisans d'une date très avancée (XVIe siècle) et à ceux qui, comme E. L. Jones, pensent décisives les années qui ont suivi la Restauration. Ni les explications de Malthus, ni celles d'Ester Boserup, qui lie progrès technologique et pression démographique, ne semblent pouvoir s'appliquer au cas anglais. Interpréter les changements comme une réponse aux mouvements relatifs des prix n'est pas satisfaisant non plus, car nous ne savons pas comment les paysans réagissaient face au marché (surtout aux mouvements à long terme) et les quelques données sur ce point ne sont pas claires. Il semble ainsi que l'introduction des navets et du trèfle ne fut au départ qu'une réponse conjoncturelle à un manque passager de fourrage et que les pionniers ne pouvaient en saisir toutes les implications à plus long terme. En ce qui concerne la transition au capitalisme, les tenants de l'influence du marché et Robert Brenner sont renvoyés dos à dos, l'auteur insistant quant à lui sur l'évolution qui transforme le paysan du début du XVIIe siècle en fermier entrepreneur de la fin du XVIII< siècle : cette métamorphose est à la base de la révolution agricole. La clé des relations entre les deux pôles de ladite révolution pratiques agraires et changements institutionnels - doit être cherchée dans le marché et la commercialisation des surplus davantage que dans les relations sociales de production (p. 207). Louvrage comprend de nombreux instruments de travail : tableaux, cartes et graphiques dans le texte, guide très détaillé pour aller plus loin, chapitre par chapitre, (p. 210-222). La bibliographie est abondante (plus de 700 titres) mais on regrette qu'elle ne comporte que des livres en anglais, parmi lesquels on en trouverait difficilement une dizaine qui ne traitent pas de l'Angleterre. Ne pas regarder au-delà du Channel, sauf pour de vagues comparaisons avec les Flandres, empêche de voir la spécificité du cas anglais, notamment les facteurs favorables qui ont permis la précocité des progrès agraires: faible densité de la population (moins de 20 hab./km2 vers 1550), disparition précoce des Comptes rendus 195 crises de subsistances (avant 1650), qui rompt le cercle vicieux du blé « mal nécessaire », vastes étendues de communaux permettant l'élevage pour tous, facilité des communications par voies fluviale et maritime, qui autorise les exportations quand les prix du blé sont déprimés, énorme marché londonien qui assure aux nouveautés (par exemple les cultures légumières en plein champ) un écoulement facile, etc. Ces restrictions sont minimes par rapport aux mérites de l'ouvrage de Mark Overton, qui ne peut que rendre de grands services aux ruralistes. Cet excellent résumé de quatre siècles d'histoire rurale anglaise apporte des idées et des faits qui devraient être à l'origine de discussions fécondes. Francis Brumont Nicole JACQUES-CHAQUIN et Maxime PRÉAUD, (dir.), Les sorciers du carroi de Marlou. Un procès de sorcellerie en Berry (1582-1583). Édition critique augmentée d'études, Grenoble, Jérôme Millon (3, place Vaucanson, 38000 Grenoble), 1996, coll. «Atopia», 512 p., 210 F. Ce livre publie et commente un procès de sorcellerie qui s'est déroulé dans le Sancerrois du 21 décembre 1582 au 30 mars 1583 et s'est achevé par la pendaison (et non «la mort sur le bûcher », comme indiqué à tort sur la quatrième de couverture: les corps ne sont brûlés qu'après la pendaison) de cinq des accusés. Lédition est de qualité, le texte soigneusement reproduit, avec une chronologie, un index, des cartes ... , mais pas de bibliographie. Cette publication est une initiative louable, car il est peu courant d'avoir conservé des procédures complètes dans ce genre d'affaires (elles étaient le plus souvent détruites avec les corps des condamnés) et le texte fournit une foule de renseignements sur la perception de la sorcellerie par les contemporains, sur les pratiques judiciaires dans ce domaine et, comme tous les documents similaires, sur les mentalités et les comportements. Il présente une certaine originalité par rapport à d'autres affaires connues, en particulier parce que la plupart des sorciers poursuivis ici sont de sexe masculin, et parce que la torture n'est pas employée dans la procédure, sans parler d'un très intéressant catalogue des noms des diables donné par l'un des accusés. Les commentaires qui suivent le texte sont d'un intérêt inégal. Celui de Jacques Vidal sur «la preuve du crime dans l'affaire du carroi de Marlou» et celui de Jean Céard (<< Le procès du carroi de Marlou et le système de la preuve ») sont de bonnes études, concrètes, claires et argumentées, de l'application de la jurisprudence et de la législation en la matière; il est vrai que ces deux auteurs disposaient d'un grand nombre de documents extérieurs à l'affaire pour éclairer ces points, en particulier toute la littérature démonologique. Les autres contributions, consacrées aux mentalités et aux comportements des contemporains, pâtissent en revanche de l'absence de sources complémentaires aux archives du procès lui-même, mais aussi d'une manière d'aborder le problème qui se situe malheureusement davantage dans la lignée des travaux de Michel de Certeau que dans celle des ouvrages de Robert Muchembled. On doit donc se contenter de constatations plutôt banales, à habillage vaguement psychologique, infligées trop souvent dans un jargon irritant. Ainsi à la p. 340 : «On l'aura compris, l'explication, si explication il doit y avoir, de l'ambivalence de la pathologie énoncée ou décrite par nos manants, réside dans l'existentiel de toujours, et donc d'ici (Sens-Beaujeu et ses paroisses circonvoisines) et maintenant (1582 et tout ce que cela signifie), qui veut que tout être humain - et par transfert tout être animal- soit activité et léthargie, vie et mort. Dans ces conditions, le possédé ou l'ensorcelé n'est jamais que l'extrême instantané de l'humanité.» Le lecteur reste rêveur et l'historien sur sa faim. Benoît Garnot 196 Histoire et Sociétés Rurales Andreas INNEICHEN, Innovative Bauern. Einhegungen, Bewasserung und Waldteilungen im Kanton Luzern im 16. und 17. Jahrhundert, Lucerne-Stuttgart, Rex-Verlag, 1996, coll. « Luzerner historische Veroffentlichkeiten, hrg. vom Staatsarchiv des Kantons Luzern », 283 p. Par cet ouvrage, Andreas lnneichen rompt avec la tendance qu'ont les historiens à focaliser leur attention sur le mouvement des enclosures britanniques et à privilégier la seconde moitié du XVIIIe siècle. D'emblée, l'auteur insiste sur le fait qu'en dehors du cas anglais une bonne partie de l'Europe occidentale a connu le processus des clôtures et cela de façon précoce, dès les XVIe et XVIIe siècles: le concept, bien commode, de Frühneuzeit l'autorise à situer le mouvement entre 1583 et 1608, se démarquant ainsi des travaux que Samuel Huggel a consacrés à la campagne bâloise à « l'époque physiocratique ». La base territoriale de l'étude (on aurait souhaité un croquis de localisation) est un fragment du plateau suisse ou Mittelland, de quelque 1 500 km2 de superficie, avec une structure en petites propriétés paysannes qui laisse peu de place aux grandes exploitations seigneuriales. La république urbaine de Lucerne, aux mains du patriciat de la ville, prend conscience des aspirations à la liberté de ses 35 000 sujets, pour la plupart des petits paysans, et exerce à leur égard une politique fort libérale. Le cas de Lucerne pourrait être rapproché de celui de l'Allgau, où l'abbaye de Kempten entreprend une politique de clôtures sur les territoires avoisinants, entre le XVIe et le XVIII< siècle (travaux de Wolf Dieter Sick, Gerhard Endriss et Peter Nowotny). Les sources utilisées émanent essentiellement du cercle étroit des « dominants ». Les protocoles du Magistrat de Lucerne, qui jalonnent la période 1500-1798 de façon quasiment ininterrompue, en constituent le socle: les textes réglementaires, qui imposent l'obligation d'une autorisation pour toute clôture, sont complétés par nombre de contestations qui, sous forme de recours au Magistrat, constituent le revers de la médaille. S'y ajoutent les archives dîmières de l'abbaye de Muri, déposées au Staatsarchiv Aargau, les écrits des réformateurs agraires du XVIIIe siècle, en particulier Schnyder von Wartensee et Balthasar (il n'existe pas de «société d'agriculture» officielle), consultés à la Zentralbibliothek de Lucerne, enfin diverses chroniques et rapports dont les Berner Pforrberichte de 1764 ne sont pas les moins intéressants. L ouvrage s'organise, dans une parfaite clarté, en trois parties. Constituant la composante structurelle de l'étude, la première (p. 33-121) présente les diverses formes d'Einschlagen ou d'Einhegungen : érection de clôtures, opérations d'irrigation et partages forestiers. La deuxième (p. 123-173), plus analytique et plus explicative, relève les stimulants qui sous-tendent le mouvement : pression démographique, catastrophes climato-frumentaires, endettement et paupérisation, appel du marché, incitations des autorités, fractures sociales. Très brève, réduite au chapitre 9, une troisième partie (p. 175-183) replace le processus des enclos dans la «longue durée», renouant avec les travaux de Robert Gradmann, d'Otto Brunner et de Karl Siegfried Bader et montrant en définitive qu'il n'existe pas de rupture, mais bien une continuité, entre la première (XVIeXVIIe siècles) et la deuxième génération (XVIIIe siècle) des opérations de clôture. Quels facteurs ont donné l'impulsion à un mouvement d'une telle ampleur? En dépit des crises de subsistances qui ponctionnent périodiquement la population, la pression démographique joue un rôle capital : le territoire lucernois, ville non comprise, compte 16000 habitants en 1500,28000 en 1587 et 34500 en 1617. Dès le début du XVIIe siècle, le canton de Lucerne aurait donc doublé sa population par rapport aux années 1500 alors que, d'après les travaux de Markus Mattmüller, il faut attendre 1700 pour que ce doublement soit atteint pour l'ensemble de la Suisse (1500-1700 : 5600001200000 habitants). Il s'ensuit une réelle croissance économique, que reflète la courbe des dîmes, plus forte que celle que décèle Martin Korner pour l'ensemble de la Suisse aux Comptes rendus 197 et XVIIe siècles (180-200 % contre 80-100 %). Malgré des densités relativement faibles (de l'ordre de 20 habitants au km 2 vers 1580 contre 44 à Zurich), le pays se trouve rapidement engorgé d'hommes. Épousant les théories de l'économiste danoise Ester Boserup, l'auteur émet l'hypothèse que le développement agraire pourrait être le résultat de cette croissance démographique qui, du reste, ne joue pas le même rôle pour les divers groupes sociaux. Pour les petits paysans, c'est la pénurie qui, dans une économie plus ou moins autarcique et largement céréalière, fait fonction de stimulant. Alors que la conjoncture climatique se détériore vers 1565 (1566-1629, d'après les travaux de Christian Pfister), le morcellement agraire s'intensifie et l'endettement s'aggrave. Pour les classes aisées, c'est le marché, soutenu par la hausse des prix, qui commande l'essor d'une production agricole accordant, par la diversification de la base même des ressources, une place de plus en plus importante à l'élevage. Apparemment contradictoires, les deux mouvements se rejoignent dans l'intensification agraire. Or cette intensification peut revêtir diverses formes. Collective au départ, la première repose sur l'extension de l'espace labourable par défrichement ou drainage du communal (Allmend), que s'approprie aussitôt une masse de manouvriers (Tauner). Lopération n'est pas toujours rentable sur le plan économique, car l'exploitant peut difficilement se passer du pâturage commun et la terre, non fumée, est vouée à une culture intermittente hors assolement (Aussenfelderwirtschaft). Socialement, elle vise à une augmentation des ressources pour les plus démunis au même titre que les lotissements forestiers accompagnés de la privatisation du bois (Waldeinteilungen dans l'Entlebuch) et la conversion du communal en prairies irriguées (Wiisserland). Mais à côté des Allmendeinhegungen, qui rappellent les enclosures ofcommon fields en Angleterre, il existe une forme plus individuelle de mise en clôture, qui concerne le terroir assolé lui-même (Zelgeinteilungen) et dont l'exemple d'Ottenhusen (p. 33-57) fournit la meilleure illustration. Au terme d'un véritable remembrement, la clôture autorise un système d'assolement à rotation complexe, sans jachère nue, à base céréalière certes mais reposant sur l'alternance de grains et de plantes sarclées ou de prairies artificielles (Wechselwirtschaft ou Feldgraswirtschaft), renforçant la composante pastorale de l'économie agraire et rendant possible, par une meilleure utilisation du sol, de réelles améliorations. Il en résulte une augmentation des rendements, le rapport à la semence passant de 3 ou 4 pour 1 à 6, voire 10 pour 1. Jamais on n'aura mieux ressenti la parenté des paysages cultivés entre les Midlands anglais et le Mittelland suisse qui, à l'instar de ceux de la Scandinavie méridionale et de la France de l'Est, accordent une place grandissante à l'élevage (à la fois pour la fumure des terres et l'exportation de bœufs vers l'Italie par la route du Saint-Gothard) et cèdent au phénomène, très britannique, d'individualisation. On pourrait reprocher à l'auteur d'avoir passé trop rapidement sur l'abandon des pratiques communautaires qui, dans le cadre d'une économie d'ancien type et de mentalités traditionnelles, ne peut se faire sans compromis ou tâtonnement, et d'avoir sous-estimé l'importance de la main-d'œuvre dans l'intensification agraire. Si l'on perçoit, en filigrane, le rôle de la lourde charrue dans ces améliorations, on voit malle paysan, privé de terres et de pâturages, creusant, fouillant, bêchant. Restait à évoquer le rôle des autorités. Dans le cadre de la Grundherrschaft, le seigneur, en l'occurrence la Ville de Lucerne, se fait discret, reconnaissant le principe d'une quasi-propriété paysanne. Mais l'autorité urbaine, désireuse de contrôler le terroir commun et d'éviter toute clôture sauvage qui se ferait au profit des Einzelhoje, soucieuse par ailleurs de préserver la production céréalière, combat dans un premier temps la clôture avant de l'encourager au tournant des années 1550-1570. Ce revirement, faisant basculer les autorités urbaines de la répression à la libéralisation, est-il dû à une meilleure connaissance de l'agriculture, source de revenus, sous l'influence des théoriciens ou de XVIe 198 Histoire et Sociétés Rurales personnalités proches du pouvoir comme Renward Cysat ? À la fin du XVIe siècle, la politique des enclos fait partie intégrante de la Reformpolitik globale qui rapproche, dans des intérêts communs, le seigneur de ses sujets. Quant au décimateur, qui craint d'abord la réduction du montant de ses dîmes, il est bien obligé de constater que ses appréhensions ne se trouvent guère fondées et qu'il est, par ailleurs, le principal bénéficiaire de la hausse des prix céréaliers. Loin de signifier recul de la production céréalière ou bouleversement de la production, la clôture devient synonyme de rationalisation. LAgrarreformbewegung aura fini par réconcilier l'ensemble des parties en présence. Ce n'est pas que les déchirements sociaux soient absents de ces mutations, le Tauner innovant sous la pression de la nécessité, le Vollbauer cédant à l'appât du gain et affichant une tendance à la monopolisation foncière. Lindividualisation du communal au profit des Tauner (exemple de Buttisholz en 1561) compromet l'unité sociale du village, puisque ces derniers accèdent à l'indépendance économique en échange de la perte du pâturage communal. Mais dans quelle mesure ont-ils conscience d'innover? Seuls les adversaires des clôtures qualifient ces dernières de « nouveautés », tant est grande, au sein de la paysannerie, la sacralisation de la tradition. Quoi qu'il en soit, et contrairement à ce qui se passe en Angleterre, l'innovation vient de l'intérieur et du bas de la société rurale. Les enclosures, menées par la gentry britannique, conduisent à l'anéantissement progressif de la petite paysannerie par la yeomanry. En Suisse alémanique, le contexte social est très différent par suite de l'émancipation du paysan face à ses maîtres. Portée parfois par la communauté, c'est la paysannerie qui, avec toute sa diversité, impose la clôture, entraînant l'assentiment des autorités et des propriétaires forains qui y trouvent intérêt. Irréversible, le mouvement trouve son achèvement, au terme d'une deuxième vague d'individualisme agraire, dans la seconde moitié du XVIII< siècle. Répétons-le : d'une logique implacable, la démonstration d'Andreas Inneichen apporte une contribution essentielle à l'histoire agraire de l'Europe, sans jamais perdre de vue la continuité entre la Sattel-oder Achsenzeit des XVIe et XVIIe siècles et l'époque « moderne» des années 1750-1850. Le rappel constant des enclosures britanniques traduit le souci de l'auteur d'accéder au comparatisme. Quelques répétitions et l'apparence austère du volume, qui gagnerait à être agrémenté d'illustrations, n'enlèvent rien à la qualité de ce travail. Jean-Michel Boehler Piero CAMPORESI, Les effluves du temps jadis, Paris, Plon, 1995, coll. « Civilisations et mentalités », 333 p., 159 F. Tout déconcerte dans le livre que l'historien italien Piero Camporesi a consacré à l'histoire des odeurs du temps passé, à commencer par le plan, dont l'enchaînement logique se perçoit mal. La première partie est consacrée aux tribulations de maître Leonardo Fioravanti, médecin bolonais du XVIe siècle, qui cherche en vain à faire valoir ses services auprès du Grand Duc de Toscane. Les deuxième et troisième, sans titre, traitent du monde rural et de l'espace urbain, en un va-et-vient confus de l'un à l'autre. Ainsi, on comprend mal pourquoi les routes du fromage sont traitées dans la deuxième partie, tandis que le règne végétal est rejeté dans la troisième. Que cherche à démontrer l'auteur? Moins semble-t-il à ressusciter une époque, des lieux, des hommes, qui se définiraient par les odeurs qu'ils génèrent et qui les entourent, qu'à opposer à notre époque contemporaine aseptisée, désodorisée, purifiée de toute senteur délétère, un temps béni où l'odeur franche et forte avait droit de cité, s'imposait à la société et triomphait, au lieu qu'aujourd'hui elle succombe sous le poids de l'arsenal chimique et technique déployé contre elle. La thèse est intéressante, mais la démonstra- Comptes rendus 199 tion faible. Il manque pour commencer quelques définitions précises du cadre d'étude, en particulier de la chronologie : quel est ce temps jadis dont il est question? Est-ce encore le Moyen Âge, ou déjà les Temps Modernes, voire l'époque contemporaine? Ce ne sont pas les surabondantes citations (59 pour le chapitre sur les routes du fromage, qui compte en tout 21 pages!) qui truffent le texte qui permettront de se faire une idée, car les références (auteur, date) en sont rejetées en fin d'ouvrage, ce qui oblige à un fastidieux va-et-vient entre le texte principal et les notes, dont le lecteur le plus assidu se lasse vite. On regrette aussi que ne soit pas précisé le cadre social sur lequel portent les observations. Cela aurait justifié des absents de marque : ainsi, parmi les « producteurs }) d'odeurs, les artisans parfumeurs n'apparaissent à aucun moment. D'une manière générale, seules sont évoquées les mauvaises odeurs, dans la description desquelles Piero Camporesi se complait, parfois jusqu'à l'écœurement: le pire chapitre à ce titre est sans doute celui qu'il consacre à l'hygiène corporelle (2 e partie, chapitre 4). Ramener la femme de l'époque moderne à un réceptacle de senteurs corrompues parait un concept quelque peu réducteur, même si toute une littérature véhicule alors cette idée. À tout le moins, c'est une vision extrêmement partielle et partiale, qu'il aurait fallu compléter. De la même manière, l'univers végétal se réduit à un jardin de« simples », herbes médicinales en tout genre, hallucinogènes même, mais rien n'est dit sur les essences des arbres et des fleurs, ni sur la forêt (3e partie, chapitres 3 et 4). Pourtant, l'auteur a accumulé une énorme documentation, davantage fondée d'ailleurs sur des sources imprimées que sur des fonds d'archives : on regrettera, ici encore, l'absence d'un chapitre sur les sources et la bibliographie utilisées. Les pages relatives aux routes du fromage fourmillent de renseignements sur la nourriture et le mode de vie des montagnards des vallées italiennes. Mais ce matériel documentaire est livré à l'état brut, sans qu'un réel travail de synthèse ait été mené. Le propos de départ disparaît rapidement derrière une autre thématique, et plus que l'histoire des odeurs, c'est celle du charlatanisme et des charlatans, des remèdes dits « de bonne femme » et des pratiques guérisseuses qui est contée. Certes, les préparations des apothicaires devaient exhaler des parfums peu engageants au vu de leur composition, mais l'odeur, dans ce cas, devient un corollaire, non le thème principal de l'étude. Lodeur participant de l'indicible, en faire l'histoire était une gageure, que Piero Camporesi n'a pas su tenir. Il s'abstient du reste de toute conclusion, laissant au lecteur le soin de la tirer, le laissant surtout perplexe devant l'évocation d'un temps passé empuanti d'exhalaisons plus répugnantes les unes que les autres, grouillant d'immondices et d'excréments, ce qui, à tout le moins, est un peu excessif. Hélène Servant Pierre HANNICK et Jean-Marie DuvosQuEL, La Carte d'Arenberg de la terre et prévôté de Neufchâteau en 1609 (avec le Ban de Mellier et la Seigneurie de Bertrix), Bruxelles, Crédit Communal, 1996, 174 p. Deux ans après avoir acquis du roi Henri IV la prestigieuse seigneurie d'Enghien, Charles d'Arenberg fit exécuter en 1609 une vue panoramique de ses terres de Neufchâteau, dans la province de Luxembourg (au sud-est de la Belgique actuelle). Connu comme «Carte d'Arenberg », ce tableau peint à l'huile sur une toile large de 3,70 m et haute de 2,10 m, conservé aux Archives d'État à Arlon, représente la seigneurie en vue cavalière. Lénorme résidence de Neufchâteau occupe le centre de la composition; elle est environnée de 48 villages ou hameaux situés dans un rayon de 5 à 10 km autour de la forteresse. 200 Histoire et Sociétés Rurales Lété 1996, l'exposition qui faisait redécouvrir ce document spectaculaire aux habitants et aux visiteurs de Neufchâteau a fourni l'occasion de le publier dans son intégralité, dans un album de 34 planches en couleur, chacune consacrée à un ou deux villages et accompagnée d'un commentaire indiquant le nombre de feux connus, les noms de tenanciers des terres nobles ou les activités économiques que l'on sait avoir pris place dans chaque écart. Deux courts chapitres donnent l'historique de l'oeuvre, de son commanditaire, de sa création et son modèle probable. Il semble que ce soit le statut juridique complexe de la terre de Neufchâteau, indivise entre le duc d'Arenberg et les comtes de Rochefort, qui a suscité une telle commande, Charles d'Arenberg ayant plusieurs fois tenté de se débarrasser d'encombrants territoires gérés par deux prévôts aux relations houleuses. La Carte d'Arenberg n'a pas été réalisée pour orner le château d'Enghien, nouvellement acquis, mais aurait été conçue comme une publicité à destination d'éventuels repreneurs de la prévôté de Neufchâteau. De fait, le peintre, qui s'est acquitté avec une certaine naïveté de sa mission, ne s'est que peu intéressé à la dimension esthétique du paysage qu'il avait à décrire; accentuant peu les reliefs et les contrastes de végétation, refusant les effets de ciel ou de lointain et utilisant une palette colorée réduite, il a en revanche représenté avec beaucoup de précision l'infrastructure économique et politique de la prévôté: le réseau des chemins et des routes, les rivières avec leurs moulins, leurs ponts ou passerelles, le ruisseau « où se trouvent des perles », les deux lieux de « franche foire », les forêts et les viviers, bref tous les sites susceptibles de fournir des redevances à leur seigneur. S'y ajoutent les lieux d'autorité et de prestige: le château, les poteaux de justice et ses roues, les maisons nobles qui se distinguent des maisons paysannes couvertes de chaume par leurs toits d'ardoise, les églises aux clochers fantaisistes ou les croix de carrefour. Aucune notation particulière ne permet en revanche de distinguer la nature des cultures, en dehors de quelques vergers clos de haies et des forêts. On peut noter également que nulle part il il est fait allusion au bénéficiaire réel des revenus des biens, terres, moulins qui figurent sur la carte - Charles d'Arenberg ne pouvait prétendre qu'à une partie de ceux-ci sur le territoire concerné. On pense naturellement en regardant la toile à ces modèles prestigieux qu'ont pu constituer les albums de Charles de Croy... beau-frère de Charles d'Arenberg, qui fit réaliser à la fin du XVIe siècle un plan-terrier de ses immenses propriétés et en fit reproduire soigneusement sur vélin les planches principales, accompagnées de vues cavalières des villes et villages lui appartenant. Jean-Marie Duvosquel souligne la similitude de la démarche, de Croy ayant également fait peindre en marge de ses albums des toiles évoquant ses territoires. Mais au-delà de la publication d'une source essentielle de l'histoire géographique et politique de ce terroir belge, le livre se veut également, à partir de l'exemple de la seigneurie de Neufchâteau, une histoire de la cartographie du paysage dans les Pays-Bas catholiques. C'est son originalité, sa faiblesse aussi car les promesses d'un tel projet ne sont pas toutes tenues. La Carte d'Arenberg est rapprochée d'une série de cartes, de cadastres et de photographies qui permettent d'évaluer son exactitude et sa valeur documentaire. La première source qui lui est comparée est la «Carte de cabinet », première carte d'état-major belge, levée entre 1770 et 1778 sous la direction du général JeanFrançois de Ferraris, dont le but était de représenter les possessions occidentales des Habsbourg (le Crédit Communal l'a rééditée entre 1965 et 1976). Elle serait un équivalent à plus grande échelle de notre carte de Cassini, si elle n'était peinte en couleur sur un papier entoilé. Lorganisation des villages y est beaucoup plus détaillée, et surtout toute une série de codes permettent de distinguer les terres cultivées des «fanges », marais systématiquement présents le long des berges des ruisseaux et des rivières, les forêts de Comptes rendus 201 feuillus des bois de sapins, etc. : toutes précisions que ne donne pas la Carte d'Arenberg. Le tableau de la seigneurie de Neufchâteau est ensuite confronté au cadastre napoléonien, dont les planches datent pour ces territoires de 1818, puis avec les réductions au 1/20 OOOe réalisées vers 1844 à partir du premier cadastre belge. Enfin est reproduite la série de cartes postales lancée en 1904 par Albert Petit, imprimeur et libraire à Neufchâteau, qui donne la physionomie au début de notre siècle des villages et des hameaux représentés trois cents ans auparavant par la Carte d'Arenberg. Si les maisons de pierre et d'ardoise ont remplacé les logis de terre et de chaume, les paysages sont sans doute encore proches de ceux rencontrés par le peintre du seigneur de Neufchâteau. Malgré les renvois qui accompagnent les légendes de chacune des planches de la Carte d'Arenberg, il est difficile de mettre celles-ci en relation soit avec les cartes plus récentes, soit avec les photographies. En basculant le nord vers le bas de son tableau, l'artiste a déjà obligé à une gymnastique visuelle délicate. Surtout, la comparaison n'est pas toujours légitime. La Carte d'Arenberg n'est pas un plan parcellaire; le paysage y est conventionnel, l'artiste ayant semble-t-il plutôt cherché à détailler les villages. A l'inverse, les plans cadastraux donnent à la rigueur quelques notations topographiques, mais sont reproduits à trop petite échelle pour que les regroupements d'habitat soient lisibles. Il est donc malaisé, à l'exception des quelques sections présentées en détail, d'évaluer l'exactitude, pourtant réelle, du tableau d'Arenberg, et son intérêt cartographique, ou de saisir les évolutions de ce territoire depuis 1609. Il est enfin dommage que le dossier photographique n'ait pas été complété par un inventaire, fût-il sommaire, des éléments architecturaux antérieurs à 1609 qui subsistent aujourd'hui sur le terrain. Il aurait été particulièrement pertinent de comparer le regard architectural du peintre avec les vestiges de ce qu'il a vu. S'il déçoit quant à l'utilisation des sources cartographiques pour l'étude des territoires ruraux, l'ouvrage présente l'avantage de donner au grand public l'accès à un document aussi vivant que passionnant. Olivier Renaudeau Philippe GouJARD, Un catholicisme bien tempéré. La vie religieuse dans les paroisses rurales de Normandie, 1680-1189, Paris, éd. du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, 1996,477 p., 330 F. De la soutenance (1990) à l'édition, la thèse de Philippe Goujard a gagné dans son titre la formule du «catholicisme bien tempéré» qui, dans son ambiguïté, évoque une action modératrice des autorités opposées aux dévotions populaires, ou une tiédeur propre aux fidèles. Bien que l'auteur défende une sorte de supériorité de l'histoire politique et sociale sur celle des mentalités, sa thèse s'inscrit dans la continuité de travaux d'histoire religieuse qui ont montré d'importants décalages entre les régions dans les pratiques et les sentiments. Le cadre chronologique s'étend de la mise en place de la réforme pastorale à la Révolution. La période est surtout marquée par l'action de Jacques-Nicolas Colbert, coadjuteur de l'archevêque, qui dirige effectivement le diocèse à partir de 1680, avant d'en être titulaire (1691-1707). Renonçant à étudier l'ensemble du diocèse de Rouen (près de 1 400 paroisses), l'auteur choisit de se concentrer sur le Caux et le Bray en prenant pour «socle» l'étude de «l'infrastructure)} qu'en a donnée Guy Lemarchand I . 1. Guy LEMARCHAND, La fin du ftodalisme dans le Pays de Caux. Conjoncture économique et démographique et structure sociale dans une régiol'} de grande culture, de la crise du XVIIe siècle à la stabilisation de la Révolution (1640-1795), Paris, Ed. du CTHS, 1989,663 p. 202 Histoire et Sociétés Rurales Les enquêtes statistiques sur la pratique religieuse contemporaine constituent une autre référence et le point de départ jugé nécessaire, par application d'une méthode régressive qui comporte certains risques. Ainsi Philippe Goujard explique: «Étudiant le processus d'abolition de la féodalité dans le Pays de Bray (1979), je fus frappé, en lisant les dossiers relatant des conflits, par l'ampleur et la fréquence des troubles religieux pendant la Révolution mais plus encore par leur aspect singulier [... J. Nulle part l'opinion ne fut unanime dans le rejet ou le soutien du prêtre constitutionnel ou du prêtre réfractaire» ; en même temps « les choix avaient été différents entre un Pays de Caux dont les habitants avaient choisi les réfractaires et le Pays de Bray où les fidèles avaient majoritairement manifesté leur appui aux constitutionnels. » Philippe Goujard ne croyant pas que l'opposition Caux-Bray, constatée au XIXe siècle, soit un phénomène de longue durée révélé au moment de la Révolution, il cherche ses explications dans l'histoire sociale immédiate. La vitalité religieuse est mesurée à partir d'indices classiques, tirés de sources qui ont surtout un caractère « bureaucratique» : procès-verbaux de visites et fonds des «fabriques» paroissiales, c'est-à-dire essentiellement des comptabilités qui n'avaient guère été étudiées. Lauteur arrive ainsi à une certaine intelligence de la religion du XV1II< siècle. Le livre est divisé en deux parties chronologiques, bien que l'action des archevêques soit inscrite dans la continuité et les évolutions peu sensibles. La première est consacrée à une «analyse spectrale du diocèse de Rouen à la fin du XV1Ie siècle» et la seconde aux « mutations du siècle des Lumières». Dès le milieu du XV1II< siècle, les autorités ont « la volonté de construire une structure de commandement de plus en plus hiérarchisée et rigide, affirmée par des textes de plus en plus précis» qui, bien sûr, renseignent davantage sur leurs auteurs que sur les curés et les fidèles. Laspect le plus important de ces textes serait « la volonté d'imposer un cadre privilégié, voire unique, de la pratique religieuse, la paroisse dont le curé était le chef spirituel». Étudiant les procès-verbaux de visites, Philippe Goujard ne retrouve pas l'évolution discernée ailleurs par Dominique Julia et Marie-Hélène Froeschlé, qui conduit d'une visite routinière et superficielle à la visite d'esprit tridentin attachée à réformer la vie religieuse et à lutter contre les superstitions. La hiérarchie normande reste marquée par les préoccupations matérielles et la discipline des curés, mais néglige la « valeur intellectuelle» des prêtres et le contrôle des fidèles. Il n'y a pas de vrai séminaire et les prêtres sont formés dans les collèges, puis lors de conférences ecclésiastiques entre prêtres d'un doyenné, moyen de formation théologique, morale et spirituelle, rendu systématique par Colbert. La piété des fidèles est très formalisée, la pratique unanime, troublée par des manifestations de piété dont se méfient les autorités : pèlerinages, expositions du saint sacrement, fêtes des confréries, etc. Au XV1II< siècle, les archevêques semblent moins actifs, mais ils sont maintenant à la tête d'une administration « soigneusement ordonnancée» qui veille spécialement à ce que le curé dirige sa paroisse « avec rigueur, sans excès de zèle ni relâchement», freine les éventuels élans de dévotion et organise «un culte minutieusement réglé, puisqu'aux yeux de la hiérarchie seule une pratique strictement disciplinée était valable». D'une documentation chiffrée hétérogène et délicate d'interprétation, Philippe Goujard tire nombre d'informations sur les curés. On pourra les compléter par l'étude des curés cauchois et du système familial que proposent Jean-Marc Moriceau et Gilles Postel-Vinai. Les établissements de formation ne changent guère et la valeur morale des prêtres, « presque excellente», contraste toujours avec une « aptitude intellectuelle moins éclatante». Le 2. Jean-Marc MORlCEAU et Gilles POSTEL-VINAY, Ferme, ~ntrepis, fomille. Grande exploitation XVII'-XIX' siècles, Paris, Editions de l'EHESS, 1992, p. 88-91. et changements agricoles. Les Chartier, Comptes rendus 203 curé vit dans la jouissance tranquille de revenus confortables, tirés des dîmes à plus de 80 %, d'où le refus des paroissiens de verser un casuel. Ils sont d'ailleurs confortés en ce sens par un arrêt du parlement de 1708. Lévolution du comportement des fidèles au XVIII" siècle retient Philippe Goujard une trentaine de pages, consacrées aux "permanences ». À qui se demanderait jusqu'à quel point les sources consultées reflètent la vie religieuse des Normands (procès-verbaux de visites «peu diserts» et sèches comptabilités paroissiales), disons qu'il n'yen a pas d'autres. Lauteur livre sur l'état des lieux de culte une impressionnante masse de données et cherche des corrélations entre ses chiffres, mais n'use pas de travaux récents comparables, tels ceux des Bretons (Alain Croix, Georges Minois et Jean Tanguy). S'il n'y a rien de significatif dans «l'alternance de moments d'intense activité et de pause relative », retenons que ,des autorités purent accélérer la prise d'une décision; elles en furent rarement à l'origine. C'est dans la paroisse que les décisions essentielles étaient prises, en fonction des nécessités et des moyens financiers dont disposait la fabrique. » C'est pourquoi deux chapitres et des annexes sont consacrés aux recettes des fabriques et à leur fonctionnement. Les évolutions paroissiales sont souvent confuses ou contradictoires, tant elles intègrent de changements locaux. Au sérieux des prêtres s'ajoute celui des marguilliers, groupe de notables laïcs gestionnaires de paroisses en « bonne santé financière» sans avoir beaucoup besoin des quêtes. La masse des fidèles, tout en participant «avec plus ou moins de ferveur à la vie paroissiale », serait surtout caractérisée par la passivité. Philippe Goujard trouve plus de chaleur et de dévotion dans la confrérie, «structure extra-paroissiale» et «structure de la vie religieuse moins dépendante de l'autorité ecclésiastique et, peut-être, moins à la discrétion des notables ruraux». Comme il refuse de voir dans les «charités» (forme spécifiquement normande) des institutions paroissiales, regrettons qu'il ait aussi négligé de prendre en compte les travaux de Michel Bée et les nôtres 3 . La question est d'importance, touche à l'identité communautaire et trouble l'étude de la situation matérielle et financière des paroisses normandes. Faute d'avoir rassemblé dans un même chapitre l'étude financière des trésors paroissiaux et des confréries, dont le caractère paroissial ne cesse de s'accentuer au XVIIIe siècle, et faute d'avoir envisagé une étude globale des finances communautaires, l'auteur se prive d'éléments explicatifs forts. Il nous semble que Philippe Goujard s'en tient à une conception trop étroite de la « fabrique » et de la paroisse, simple structure administrative ecclésiastique, « cellule de base d'un appareil de pouvoir hiérarchique et centralisé », alors qu'on peut y voir une communauté paroissiale, civile et religieuse, un village soudé par l'impôt, le travail et la religion, où les affaires religieuses et civiles sont imbriquées et indissociables. En écartant les fonds paroissiaux de l'Eure - partie délaissée de l'archevêché de Rouen -, il s'est privé de sources précieuses puisqu'il s'agit d'actes conservés plus longtemps dans les communes, non épurés, souvent plus complexes et plus riches. Pour conclure, l'auteur reste sur une interrogation puisque « cherchant au départ de cette étude la source de divergences de comportements religieux qui caractérisait Bray et Caux au XIXe siècle », il ne trouve jamais de différences significatives au XVIIIe siècle, mais peut-être un esprit cauchois plus « indocile », qui serait surtout celui de notables « entrés en concurrence avec les curés»; d'où l'importance de son approche socio-économique. La société brayonne « plus égalitaire [... ] eut plus de mal à produire des notables au pouvoir impérieux; elle permit au curé d'exercer une plus grande influence ». Les fidèles res- 3. Michel BÉE, Confréries, Église et société en Normandie du XVIIe siècle au début du xxe siècle, thèse Paris IV, 1991 ; Antoine FOLLAIN, Les solidarités rurales: le public et le privé dans les communautés d'habitants en Normandie du xr/ siècle à 1800, thèse Rouen, 1993. 204 Histoire et Sociétés Rurales pectent les «obligations majeures de la pratique », mais Philippe Goujard retient quelques «ombres ». La conclusion principale est l'apparition au XVIIIe siècle d'un «christianisme d'habitudes» dans le cadre paroissial, mais en rejetant de celui-ci les pèlerinages (auxquels «les fidèles restèrent très attachés ») et l'activité confraternelle (toujours vive au XVIIIe siècle et rapidement renaissante après la Révolution). Le manque de ferveur tient beaucoup à « l'exclusion de la plus grande partie des fidèles des procédures de décision dans les fabriques» (partie comptable du gouvernement local). Lauteur dépeint aussi une Église et des laboureurs d'accord pour ritualiser le culte et renforcer «les procédures de contrôle social », par exemple réprimer la fréquentation des cabarets. Lensemble des processus est rassemblé dans un mouvement qui distingue le profane du sacré, le spirituel dévolu au curé et le temporel (la fabrique) géré par les laboureurs; simple ébauche de ses travaux actuels sur le concept de «laïcisation» de la société. Antoine Follain Antoine CASANOVA, Identité corse, outillages et Révolution .française. Essai d'approche eth nohistorique (1770-1830), Paris, éd. du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, 1996, coll. «Mémoires et documents de la Commission d'histoire de la Révolution française, 49 », 541 p., 360 F. Cet ouvrage est le deuxième tiré de la thèse d'Antoine Casanova soutenue à l'université de Paris l en 1988 et intitulée Forces productives rurales, peuple corse et Révolution .française (1770-1815). Le premier l était consacré à la «typologie générale des formes d'outillage et machines connus en Corse» (p. 27) et l'auteur annonce la parution prochaine d'un troisième volume: Arboriculture et société à la fin du XVIIIe siècle. Le livre aborde des sujets qui vont bien au-delà de son titre: il est le fruit d'une démarche riche et complexe qu'il faut avoir présente à l'esprit pour en saisir toute la portée et l'originalité. Selon la conception de l'histoire d'Antoine Casanova, il s'agit de saisir les relations entre l'état des forces productives - outils et techniques de production, et mouvement des forces productives - et les rapports sociaux de production à une époque et dans un contexte donnés. En visant à parcourir l'ensemble du spectre de la pensée marxiste et à établir des liens précis entre ses différentes séquences théoriques, on peut dire que cette démarche est idéologique au sens premier du terme. Son apparente généralité ne doit cependant pas masquer les faits: un projet de cette ampleur est en effet à peu près inédit au sein de l'historiographie marxiste française. Pour observer ou pour «piégef» les articulations d'un spectre aussi large sans manquer la démonstration, plusieurs conditions sont en effet nécessaires. Les unes sont « classiques» dans le sens où elles ont déjà été mises en œuvre par d'autres auteurs marxistes. Le choix d'une période de crise bien documentée, propice à!' examen de l'évolution rapide ou de l'exacerbation des rapports sociaux, en est une. Celui du cadre géographique concret pour examiner ce mouvement en est une autre, même si les questions peuvent ne pas manquer à ce sujet: quel degré de pertinence pour illustrer la démarche initiale, et en particulier quelle taille et quelle représentativité face aux problèmes posés? Et comment être sûr a priori que le choix originel se révélera conforme aux espoirs mis en lui? Mais le projet d'examiner avec précision les outils et les techniques de production, domaine du long terme par excellence dans les sociétés traditionnelles, en les confrontant aux rapports sociaux de production sur le moyen terme et à l'évolution historique d'une région dans une période 1. Paysans et machines à la fin du XVIIIe siècle: essai d'ethnologie historique, Paris, 1990, « Annales littéraires de l'Université de Besançon, 415 », 385 p. Comptes rendus 205 de crise de court terme est une perspective beaucoup plus originale, peu envisagée jusqu'à présent par les historiens français. En choisissant la Corse pour mener à bien cette ambitieuse enquête, il n'est pas sûr qu'Antoine Casanova ait pris une décision complètement objective. Mais la situation insulaire et la taille moyenne de l'île, en fonction des tâches qu'il s'est assignées, «simplifiaient» à la fois le problème du découpage territorial et du rassemblement documentaire, tout en permettant de mettre en avant un autre aspect qui ne fut pas toujours abordé suffisamment, et avec suffisamment de justesse et de précision, par les chercheurs (et autres) marxistes: celui de la personnalité ethnique. C'est sur ce point que l'ouvrage et tous les travaux en général d'Antoine Casanova, à la suite de ceux de Charles Parain, révèlent leur originalité. En ne négligeant aucun des aspects qui entrent en compte dans l'étude d'une société rurale dans une région et à une époque donnés et en les analysant avec une grande précision, Antoine Casanova montre que l'étude de la personnalité ethnique, celle de la Corse en tout cas, permet d'aborder et de loger ensemble avec pertinence dans un même ouvrage les deux aspects extrêmes de la pensée marxiste: les outils et les techniques de production d'un côté (le caractère dans l'ensemble archaïque des techniques de la vie rurale de la Corse), les idéologies de l'autre (l'ethnie corse et la nation française). Le tout en ne perdant pas de vue les spécificités de la Corse face au processus révolutionnaire. Pour mener à bien un tel programme, une authentique pluridisciplinarité est indispensable. C'est la seconde originalité de l'œuvre d'Antoine Casanova. Nous la cernerons mieux en suivant le plan de son ouvrage, car chacune de ses parties adopte un point de vue différencié et fait appel à des pratiques scientifiques différentes. Rares ont été jusqu'ici les historiens marxistes ou marxisants en France, aussi paradoxal que cela puisse paraître, qui ont acquis une connaissance suffisante des outils et des techniques de production pour pouvoir les mettre en relation, de façon circonstanciée, avec les rapports sociaux de production dans un contexte spatial et historique particulier. Dans la première partie de l'ouvrage, consacrée au «mouvement des forces productives rurales à la fin du XVIIIe siècle et le cas des campagnes corses », Antoine Casanova adopte à la fois les méthodes de [' ethnologie des techniques pour la description et la classification des outils et des machines, en suivant la perspective tracée par Leroi-Gourhan, et celles de l'histoire rurale pour décrire les capacités productives et les modes de mise en valeur du sol corse. Les sources et les méthodes sollicitées pour réunir ces deux aspects en un même ensemble sont très différentes : une partie des renseignements ethnographiques sur les objets décrits provient de l'enquête directe effectuée par l'auteur dans les années 1950-1970 et reportée à des textes des xvrrre-XIXe siècles. Sur ce chapitre on retiendra la gamme très étendue, pour ainsi dire complète, des types de pressoirs à huile en Corse à la fin du xvrrre siècle (p. 191-197). Elle permet de mesurer les voies, les formes et les moyens du passage de la technologie traditionnelle à la technologie savante, passage dont Antoine Casanova s'efforce de montrer qu'il se situe au cœur des rapports sociaux de production (p. 198) : «Le petit peuple se dresse contre la construction de moulins de type nouveau ou même de nouveaux moulins, lorsqu'à la faveur de ces modifications technologiques, l'entrepreneur compte alourdir la ponction sur le produit et augmenter les droits de mouture. » Amorcée dans la première partie avec l'examen des modalités et des limites de l'innovation technique, l'étude des rapports sociaux de production au cours des deux décennies précédant la Révolution fait l'objet de la deuxième partie (<< Caractères de l'histoire rurale de la Corse et mouvement de la société de 1770 à 1789 »). Elle entraîne aussi un déplacement de la perspective. Les «relations entre propriété et gestion familiale d'un côté, propriété, droits et législation communautaire de l'autre» (p. 244) ressortissent à la fois de l'anthropologie et de l'histoire sociale. De ce double point de vue, Antoine 206 Histoire et Sociétés Rurales Casanova donne des pages éclairantes sur l'évolution des systèmes de culture en Corse de la fin du Moyen Âge jusqu'au XIXe siècle, qu'on peut rapporter à d'autres zones de la Méditerranée et de l'Europe tout entière. Lémergence de l'espace céréalicole séparé des terres de parcours n'apparaît dans le Fiumorbo qu'à la fin du XVIe siècle (p. 250), à la demande des communautés. Et tandis qu'en certains endroits de la Balagne, « les prese communales sont composées de parcelles familiales appelées lenze, qui sont devenues ici propriété privée entière », dans d'autres pieve au contraire, « aux XVIIe et XVIII<, voire au XIXe siècle, certaines lenze font encore l'objet de redistributions périodiques» (p. 251). Derrière cette situation complexe et « archaique» se dessinent les caractéristiques du développement des forces productives et des rapports sociaux de production en Corse sur la longue durée, développés ailleurs par Antoine Casanova: le rôle de la parenté et des solidarités claniques, le passage des chefferies rurales aux seigneuries banales, qui est l'un des traits spécifiques de la féodalité corse. Avec la chute de celles-ci et l'apparition d'une classe de grands propriétaires à la fin du Moyen Âge (p. 295), le processus à la fin du XVIII< siècle, dans certaines zones tout au moins, « tendait à finir de transformer la paysannerie des communautés rurales en un vaste peuple de métayers précaires, forme particulièrement lente et redoutable du passage de l'Ancien Régime au capitalisme» (p. 314). Ailleurs, la mise en relation des systèmes de culture avec les types sociaux de producteurs conduit à conclure qu'une petite bourgeoisie rurale était prépondérante dans les secteurs les plus productifs et les plus évolués au plan technique, le Cap corse principalement. C'est en partie autour de la dualité de l'espace paysan, espace de culture et espace de parcours, correspondant à la dualité entre propriété privée et propriété commune, que se cristallisent les conflits et les contradictions que la Révolution a exacerbés. D'un côté, le mode de régulation traditionnel tend à évoluer sous l'effet de la complexité croissante des systèmes de cultures, caractérisés par une avancée de l'arboriculture déjà très affirmée dans certaines zones progressistes (les six grands types de cultures font l'objet de remarquables tableaux aux p. 58-59). Sur ce plan se situent notamment les conflits relatifs à l'accès et à l'utilisation des outils et des moyens de production, principalement les pressoirs. De l'autre, le partage des biens communaux, avec le problème de la restitution aux villages et aux cantons des terres domaniales, « considérées comme nécessaires aux communes et jadis usurpées par Gênes, par la monarchie ou par les grands notables» (p. 374) est l'un des enjeux fonciers principaux des événements révolutionnaires. Il est largement développé dans la troisième partie (( Enjeux et portée de la Révolution en Corse, 17891815 ») et permet de relier les problèmes spécifiques de la Corse à ceux de l'ensemble national. Cette perspective débouche sur l'évaluation de l'adhésion corse à la Révolution (chapitre x) et à la nation française (chapitre XI). À la fin de cette troisième partie, dans laquelle Antoine Casanova devient plus exclusivement historien de la Révolution en Corse, on peut mesurer le chemin parcouru depuis la typologie micro-régionale de l'outillage et ses relations avec la nature des sols et les types de cultures. Du moins si l'on y prend garde, car la densité de l'information et de l'argumentation, la pertinence et la logique des points de vue, l'emboîtement efficace des découpages nécessitent une lecture soutenue tout en permettant de passer d'un plan à l'autre sans difficulté. Ces développements convaincants et diversifiés impressionnent et rendent difficile un jugement global de l'ouvrage par un seul spécialiste. Signalons seulement que le non marxiste est parfois gêné par le caractère dogmatique de certaines formules et de certains développements, qu'il a du mal à relier aux réalités exposées et qui introduisent des zones d'ombre dans le livre. La description du processus, des formes et surtout des objectifs de l'accumulation du capital par les élites terriennes à partir du métayage généralisé, qui permettrait de parler de passage du féodalisme au capitalisme en des termes précis et cir- Comptes rendus 207 constanciés, apparaît mal. Or cet aspect avait bien un rapport avec la spécificité de la Corse, puisqu'avec des élites principalement occupées par les affaires insulaires, et aussi archaïques que les zones dans lesquelles elles détenaient leurs positions foncières les plus solides (p. 293), le cas de l'île était, sur ce plan, sans doute un peu exceptionnel au sein de l'ensemble français de la fin du xvm e siècle. Jean-René Trochet Michel FIGEAC, Destins de la noblesse bordelaise (1770-1830), Bordeaux, Fédération historique du Sud-Ouest, 1996, coll. « Recherches et travaux d'histoire sur le sud-ouest de la France, la», 2 vol., 989 p. Louvrage présente de façon unifiée - c'est ce qui fonde sa problématique et le rend passionnant - ce qu'un découpage traditionnel aurait sectionné en trois études : la noblesse bordelaise à la fin de l'Ancien Régime, dans la tourmente révolutionnaire, sous l'Empire et la Restauration. Létude est précise, documentée, alliant recherche de première main et éléments puisés dans des monographies consacrées aux châteaux bordelais. On est donc d'autant plus surpris de voir le comte de Provence « émigrer dès les premiers soubresauts révolutionnaires» (p. 379) et de relever parmi les études régionales sur la noblesse à la fin de l'Ancien Régime (p. 829) la thèse de William Beik portant sur le ralliement des élites languedociennes à l'absolutisme louis-quatorzien 1. Le groupe nobiliaire est délimité pour l'essentiel à partir de sources fiscales: au nombre de 826 en 1789, les familles nobles ne sont plus que 566 à la Restauration, avec seulement la moitié des précédentes. Les traits communs en 1789 sont la richesse globale du groupe (par rapport à d'autres provinces), issue de la manne économique produite par la vigne, et l'opposition au pouvoir absolu, déclinée sur des modes très différents. À la diversité des composantes (noblesse d'épée, parlementaires, anoblis venant principalement du négoce) répond celle des conditions économiques (depuis les cinq nobles capités à 1 ou 2 livres jusqu'à l'avocat général Saige, dix fois millionnaire, la fortune nobiliaire la plus fréquente est comprise entre 80 000 et 320 000 livres), les parlementaires tenant incontestablement le haut du pavé. À la Restauration, les écarts économiques se sont accrus: les très grandes fortunes nobles se maintiennent, tandis que les effectifs de la noblesse pauvre ont augmenté au détriment de la catégorie médiane. Sur le plan idéologique, le mouvement est inverse : aux clivages de 1789 a succédé une pensée uniforme, issue des épreuves révolutionnaires et fondée sur le lien à la terre des ancêtres, la fidélité au roi et la défense de la foi. Tout au long de l'ouvrage, l'évocation du cadre de vie, à la ville comme à la campagne, est superbe. Avant la Révolution, près de la moitié du groupe vit uniquement du revenu de ses domaines. C'est tout à la fois une classe de propriétaires et une authentique noblesse d'affaires. Dès le deuxième tiers du XVIIIe siècle, la noblesse a investi massivement dans la vigne - surtout les parlementaires, et surtout dans le Médoc et le Sauternais -, contribuant par sa « fureur de planter» à l'extension du vignoble. Les revenus sont souvent considérables (même si les prix au tonneau connaissent des écarts allant de 1 à 10, suivant les crus et les années), ce qui fait du XVIIIe siècle un temps de forte plus-value foncière. Parallèlement, la polyculture traditionnelle se maintient bien, parce qu'elle domine sur les propriétés de la petite noblesse, parce que l'aristocratie parlementaire viticole y voit le moyen de diversifier ses sources de revenu et de se mettre à l'abri des aléas clima- 1. William BEIK, Absolutism and Society in Seventeenth-Century France: State Power and ProvincialAristocracy in Languedoc, Cambridge, Cambridge University Press, 1985, XVIII-375 p. 208 Histoire et Sociétés Rurales tiques et, accessoirement, parce qu'elle est encouragée par l'administration monarchique, qui redoute les risques de disette. La vigueur de l'idéal du « bon ménager » se traduit par un accroissement des superficies détenues par les nobles (souvent obtenu par une pression continue sur les tenanciers), par un effort de rationalisation débouchant aussi sur la réfection des terriers, par la pénétration des idées physiocrates ... et par le temps que les parlementaires passent sur leurs domaines, durant des vacances qui s'étendent bien audelà des termes légaux (jusqu'en janvier !). La noblesse bordelaise a été l'une des plus touchées par la Révolution, non pas en raison de la disparition des privilèges, mais par la mise sous séquestre des biens des émigrés - l'émigration ne démarre véritablement qu'après Varennes - puis par leur vente comme biens nationaux. Près de 30 % des familles comptent des émigrés et sont donc frappées par des séquestres que les administrations révolutionnaires appliquent avec rigueur. Les ventes se font au profit de négociants ou d'autres grands propriétaires, accessoirement au profit de quelques artisans (tonneliers) ou de petits propriétaires, pour des lots marginaux dans ce dernier cas: elles n'aboutissent jamais à la constitution d'une micropropriété paysanne. Quant aux plantations, elles connaissent de nombreuses dégradations et le rétablissement sous l'Empire est freiné par le blocus. La Restauration renforce le lien à la terre. En 1789, plus de la moitié des nobles (56 %) ont leur domicile principal à Bordeaux; ils sont moins du quart (23 %) à la Restauration. Limplantation de la propriété nobiliaire - avec toujours une place centrale du vignoble - n'a guère varié depuis le XYlne siècle: toujours le plat pays autour de Bordeaux, toujours le Médoc. Les profits restent énormes (pour Château Latour, le revenu net moyen, de plus de 66 000 livres par an au XYlIIe siècle, monte à 72 000 francs sous Louis XVIII), mais on continue de diversifier les cultures. Déjà d'un bon rapport au XYlIIe siècle en raison de l'armement et de la fièvre de constructions qui s'empare de Bordeaux, le bois l'est encore plus à la Restauration après les déboisements révolutionnaires. Les ventes d'après 1792 puis les rachats, intervenus sous l'Empire plutôt que sous la Restauration, aboutissent à une certaine concentration des propriétés. Pour préserver les patrimoines, la noblesse recourt largement à la possibilité offerte par le Code civil de constituer un préciput à l'aîné (du quart au tiers de l'héritage en sus de sa propre part). Néanmoins, la menace du partage impose de« faire fructifier l'héritage ». D'où la conversion massive à l'agronomie pour maintenir le statut économique et social : choix des cépages en rapport avec la nature des sols, valorisation d'une partie de la récolte constituée en cru séparé, soin apporté à la vinification. Comme avant la Révolution, la responsabilité culturale est généralement confiée à un régisseur salarié ou rémunéré à la commission. Le fermage est néanmoins présent au nord et dans le centre du département (avec, dans les baux, un nombre croissant de clauses contraignantes sur les modes de culture), le métayage omniprésent dans le sud. Par effet d'entraînement, le modèle agronomique s'impose aux petits producteurs. Le signalement idéologique tout à fait singulier du noble bordelais prend alors tout son sens: le repli sur la terre, porteur d'une signification politique, va de pair avec l'adhésion aux idées libre-échangistes les plus avancées, «paradoxe apparent transcendé par la volonté de rentabiliser au mieux la terre des ancêtres ». Jean-François Dubost Comptes rendus 209 Geneviève GAVIGNAUD-FoNTAINE, La Révolution rurale dans la France contemporaine (XVIlle-xxe siècles), Paris, LHarmattan, Collection « Alternatives rurales », 1996, 223 p., 120 F. Presque trente ans après la publication du célèbre ouvrage du sociologue Henri Mendras 1, Geneviève Gavignaud-Fontaine, historienne spécialiste de la viticulture en Roussillon, propose une relecture globale des rapports entre monde agricole, société paysanne et environnement rural de la fin du XVIIIe siècle à nos jours dans un petit livre stimulant. À la clé se trouve la distinction chronologique et conceptuelle entre « révolution agricole» et « révolution rurale ». La première, bien connue des historiens, caractérise l'ensemble des mutations socio-économiques liées à «la conversion de l'État, en 1789, aux deux piliers de la modernité que constituent l'individualisme et le libéralisme ». La définition est traditionnelle et non problématique: on considère que depuis Turgot se développe un courant modernisateur, anti-communautaire et porteur à moyen terme de cette fameuse « fin des paysans », née de leur transformation en « agriculteurs entrepreneurs ». On a déjà beaucoup écrit sur ce processus et le présent ouvrage ne souhaite rien apporter de plus, si ce n'est un clair résumé des étapes. Plus novateur, ce que Geneviève Gavignaud-Fontaine décrit comme «la révolution rurale» à partir de l'extension d'un terme appliqué aux campagnes nord-américaines contemporaines. Alors que la révolution agricole s'achève en cette fin de siècle et que les sociétés paysannes traditionnelles ont quasiment disparu, la population rurale augmente dans certaines régions. Pourtant ce nouveau rapport démographique, observable en France depuis les recensements de 1968, ne se fait évidemment pas au profit des agriculteurs qui ont remplacé les paysans; il sanctionne plus nettement que jamais la rupture entre l'agriculture « nourricière », l'agriculture « performante» et la gestion des terroirs ruraux au nom d'une logique « environnementale» désormais défendue par les pouvoirs publics. Pour montrer les liens historiques entre ces deux évolutions que ne saurait englober, comme le suggère pourtant le titre, la seule expression de « Révolution rurale », l'auteur s'attache d'abord dans une première partie (2 chapitres, 53 p.) à cerner la « remise en cause de l'identité paysanne» qui a affronté la fin des communautés et doit aujourd'hui faire face à trois «défis ruraux» : la sauvegarde de la nature, la protection des richesses agricoles et la survie du patrimoine rural. Dans une deuxième partie intitulée « La Révolution agricole ou l'ampleur des défaites paysannes» (3 chapitres, 89 p.), on passe en revue, dans une perspective plus politique et sociale, les conséquences des grandes options économiques nationales dans le domaine agricole, en privilégiant le rôle de la vie associative ou des ruptures comme la Première Guerre mondiale, et en restituant les diverses étapes de la contestation paysanne jusqu'aux combats contre la PAC et le GATT entre 1962 et 1984. Il reste à poser le problème en termes plus généraux: quel est le sort de la civilisation rurale et la place de la campagne dans cette évolution? Tel est l'objet de la dernière partie, « La Révolution rurale ou les campagnes dans le choc des civilisations » (2 chapitres, 55 p.). Lespace rural voit redéfinir ses fonctions en relation avec un redéploiement sociologique des populations citadines, alors que s'affine un discours étatique « environnemental » qui met au premier plan, depuis la naissance du Conseil national de la protection de la nature en 1945 et la création d'un Ministère de l'Environnement en 1971, l'usage non agricole de la campagne. Pourtant, cette évolution ne va pas sans provoquer des réactions dans le monde paysan, signes tangibles et souvent politiques d'une même critique des « excès urbains », des méfaits du capitalisme lié à la CEE et des illusions d'un esthétisme ruraliste de privilégiés. Le livre de Geneviève Gavignaud- 1. Henri MENDRAS, La Fin des Paysans, rééd. Arles, Actes Sud, 1992 (1%7), 448 p. 210 Histoire et Sociétés Rurales Fontaine montre d'une façon convaincante, malgré la brièveté de certaines de ses analyses, que la «fin des paysans» signifie aussi «la fin des agriculteurs », au nom d'une hiérarchie nouvelle des usages de la terre et de l'espace, liée à de nouvelles contraintes économiques relayées par l'État et la majorité des forces politiques contemporaines. Gilles Pécout Histoire et Mesure, vol. XI, n° 3/4, juillet-décembre 1996, «Prix, production, productivité agricoles », Paris, CNRS éd., 145 F. Histoire et Mesure offre un ensemble cohérent d'articles (4), de discussions (2), de recensions de thèses et d'ouvrages portant sur les questions faisant l'objet du sous-titre dans l'Europe du Nord-Ouest (France, Grande-Bretagne, Pays-Bas), avec une incursion vers la Toscane. Plus que les modèles mathématiques ou les problèmes soulevés par les fictions théoriques (articles érudits de Francesco Galassi sur la productivité de fermes toscanes à la veille de la Première Guerre mondiale et de Jean-Pascal Simonin «des premiers énoncés de la loi de King à sa remise en cause »), cette livraison, sous la direction de Gérard Béaur, propose dans le débat récemment rouvert de la « Révolution agricole» un ensemble en apparence discontinu mais qui, tant par les méthodes proposées que par les objectifs affichés, ne manque pas d'être impressionnant et d'une rare cohérence. Comme l'indique Gérard Béaur dans sa substantielle introduction, il est vital de ne pas se laisser enfermer dans une micro-histoire rurale ni de se laisser prendre dans les rets de généralités faciles - ainsi, l'immobilité des structures rurales -, mais d'utiliser au maximum les enquêtes précises : elles seules peuvent permettre à l'histoire des sociétés rurales de progresser par des comparatismes judicieux. Trois terrains illustrent cette démarche. Sans personnaliser la recherche outre mesure, se dessine cependant autour de l'œuvre de Jean-Marc Moriceau - ses Fermiers de lÎle-deFrance, comme son ouvrage publié avec Gilles Postel-Vinay (comptes rendus de Micheline Baulant et de Gérard Béaur) un modèle qui n'est pas strictement économique, bien que la question de la «Révolution agricole» ne soit pas négligeable, mais social; que ce soit chez les Navarre ou chez les Chartier, surgit un entrepreneur de culture qui mêle dans ses critères de décision rationalités économiques et nécessités d'ordre familial, ce qui revient à se demander ce qu'est véritablement un fermier capitaliste du XVIe au XIXe siècle. Le second pôle tourne autour de la notion de « Révolution agricole» : les articles de Mark Overton et de Bruce Campbell (<< Production et productivité dans l'agriculture anglaise, 1086-1871 »), et de Jean-Pierre Dormois sur la «vocation agricole de la France: l'agriculture française face à la concurrence britannique avant la Guerre de 1914» laissent de côté les polémiques inutiles. Jean-Pierre Dormois pose la question de la France «pays agricole par excellence» et souligne l'efficience de l'agriculture anglaise par rapport à sa rivale continentale. Les recensions et discussions menées par Jean-Michel Chevet, Paul Servais et Gérard Béaur à propos d'ouvrages récents sur « la révolution agricole en Angleterre », la croissance de l'agriculture française de 1470 à 1815, les transformations de l'agriculture des Pays-Bas au XIXe siècle sont aussi des remises en cause, qui mettent en évidence l'ampleur des incertitudes et les enjeux des débats, tout en offrant de nouveaux angles d'attaque, par l'utilisation de nouvelles sources, comme les probate inventories anglais. Les exemples d'outre-Manche tendent à prouver que les niveaux de production et de productivité n'ont véritablement crû qu'après le XVIIIe siècle; mais, tant pour les campagnes anglaises que pour la région parisienne, rien n'est certain quant aux prairies artificielles et à leur rôle déterminant sur les progrès de l'agriculture. Enfin, en insistant sur la nécessité de réfléchir aux notions et concepts traditionnels (<< révolution agricole », productivité, intervention de l'État), ce numéro invite les historiens ruralistes Comptes rendus 211 à mettre en place de nouvelles techniques de calcul, à produire des statistiques fiables et, au bout du compte, à inaugurer un réel comparatisme. Remi Mallet Michel NOËL, L'homme et la forêt en Languedoc-Roussillon. Histoire et économie des espaces boisés, Perpignan, Presses Universitaires de Perpignan, 1996, coll. « Études », 264 p., IOOF. Michel Noël fait le choix de privilégier l'homme, aménageur ou destructeur à l'échelle du temps long de l'espace boisé, support d'activités économiques nombreuses, parfois conflictuelles, en évolution. Après avoir brossé les grandes étapes de l'histoire forestière régionale (chapitre 2), une grande place est accordée à la période révolutionnaire (chapitre 3) et aux délits de l'époque moderne et de la première partie du XIXe siècle. Lauteur s'appuie sur les cahiers de doléances pour diagnostiquer l'état des lieux d'un écosystème partout dégradé. Cette somme d'informations, parfois partiale et peu objective, doit être utilisée avec précaution et il eût été préférable de confronter les cahiers à d'autres sources (procès-verbaux de visite, cartes anciennes, enquêtes de consommation des bois, etc.) choisies sur une période longue, car la Révolution n'est qu'une phase d'accélération dans le processus de dégradation des bois, qui va du XV1Ie siècle au Second Empire. Avec une population rurale à son maximum, des écosystèmes déséquilibrés par une trop grande ponction, la forêt précapitaliste est le lieu d'enjeux et d'utilisations superposées qui contraignent les pauvres à dégrader les bois pour survivre. Lauteur décrit l'ampleur et la diversité des dégâts (chapitres 4 et 5), qui provoquent une régression des peuplements gravement accélérée par l'impact des usines à feu (chapitre 6), en particulier les forges catalanes (voir les belles cartes de l'évolution des localisations d'ateliers par Véronique Izard, du laboratoire Géode de Toulouse). Les trois derniers chapitres, moins riches que les précédents, traitent de la période de mise en convalescence des bois, de l'état actuel des forêts et des menaces qui continuent à peser sur elles. Létoffement de ce volet aurait amélioré l'équilibre du volume: les liens entre les héritages et les problèmes actuels en seraient sortis renforcés, en particulier pour ce qui touche à la protection, qui doit se décliner en termes de liaison entre l'amont et l'aval des bassins, de cohésion paysagère dans le cadre des parcs naturels, de qualité de peuplements. Mais au total, Michel Noël a tenté avec bonheur une synthèse difficile, inscrite dans la durée, à l'interface entre l'homme, l'environnement et l'histoire. Jean-Pierre Husson Histoire de l'expropriation du XVII!' siècle à nos jours. Actes de la première Journée d'études historiques (Orléans, 13 mai 1996), Orléans, Laboratoire des collectivités locales, Faculté de d!oit, d'économie et de gestion (rue de Blois, BP 6739, 45067 Orléans), 1997,70 p. Etant donné le caractère sacré conféré à la propriété par la Révolution, l'expropriation est un thème fondamental. Elle a surtout été étudiée dans le cadre de l'histoire urbaine, mais elle a beaucoup touché la propriété rurale, même éloignée des zones périurbaines, par l'importance donnée au XIXe siècle à l'assainissement des marais, au reboisement, à la construction des routes, etc. Aussi la journée d'études organisée par les historiens du droit au sein du Laboratoire des collectivités locales de l'Université d'Orléans, à l'initiative du directeur de sa section histoire, Michel Pertué, suscite-t-elle un grand intérêt, d'autant plus qu'elle écarte une analyse technique des procédures et adopte une approche narrative. Quatre contributions font le point sur chacune des grandes étapes. François Monnier montre que le droit d'exproprier est aussi ancien que 212 Histoire et Sociétés Rurales le droit de propriété. La collectivité s'est toujours réservé une certaine maîtrise du sol. Alors que l'expropriation, dénommée retrait ou reprise, pouvait être utilisée par tout groupement au XVIIe siècle, elle devient au XVIIIe siècle une prérogative étatique, relevant exclusivement de l'administration. Peu à peu, à partir de Louis xv, des garanties sont données aux propriétaires. Jean Bart présente la période révolutionnaire, qui sacralise le droit de propriété. Les atteintes doivent donc être exceptionnelles, mais la législation reste imprécise et, le plus souvent, ce sont les administrations locales qui règlent les expropriations dans l'intérêt public. Lévolution de la procédure au cours du XIXe siècle est retracée par Luigi Lacchè. La question fondamentale est la fixation des indemnités. Ladministration demeure longtemps juge et partie, les ingénieurs des Ponts et Chaussées jouant un rôle essentiel. La loi prévoit en 1810 l'intervention du pouvoir judiciaire, puis la création en 1832 de jurys de propriétaires, qui ne sauront pas modérer leurs appétits; aussi sont-ils remplacés en 1935 par une commission arbitrale avec appel auprès du tribunal d'instance. René Hostiou présente les problèmes actuels: réflexion sur la mutation de l'idée d'utilité publique qui devient relative, doit être appréciée en fonction du contexte; sur la place croissante du droit à l'information et la concertation dans la procédure; sur l'apparition des préoccupations de protection de l'environnement (l'expropriation a été étendue en 1995 aux terrains exposés aux risques prévisibles, avalanches, crues, etc.). Ces quatre textes d'histoire du droit, complétés par l'introduction de Michel Pertué et les conclusions de Jacqueline Morand-Deviller, ont tous les atouts d'une synthèse, brève et claire. Ils offrent de très riches perspectives de réflexion sur la conception du droit de propriété, le développement de la puissance publique et l'attitude des propriétaires. Nadine Vivier Olivier IHL, La flte républicaine, préface de Mona Ozouf, Paris, Éditions Gallimard, 1996, XIII-402 p., 180 F. Depuis plus d'une vingtaine d'années, les fêtes ont fait l'objet d'un grand nombre d'études historiques et sociologiques qui ont mis au premier plan la notion de rupture de l'ordre quotidien et traditionnel: fastes baroques de l'Ancien Régime, carnaval,populaire, fêtes politiques révolutionnaires exaltant les effets libératoires de l'utopie. Evitant de postuler une valeur universelle - mais réductrice - au phénomène festif, Olivier Ihl concentre toute la rigueur de son analyse historique autour de la célébration du 14 juillet sous la Troisième République. Il entend opposer le caractère purement laïque de ces festivités nationales à la notion de « religion civile », formulée initialement par Rousseau et entrée aujourd'hui dans le jargon des études sur la nationalisation des masses. Se pose alors la question de savoir si la fête née en 1880 relève de «l'invention de la tradition» - selon la définition de Ranger et de Hobsbawm - : l'auteur y répond en insistant sur la spécificité du 14 juillet, distinct des rituels introduits dans certaines monarchies nationales du siècle dernier tout comme de ceux présents dans le cérémonial républicain des États-Unis. Dans le cas du 14 juillet, le lien de mémoire avec une tradition politique, avec les batailles passées des républicains, serait né de façon spontanée dans les réseaux festifs locaux sans être «l'invention» d'une institution qui l'aurait ensuite propagé. Pour le montrer, le chercheur a dû se plonger dans l'étude des réalités et des ritualités locales au travers des polémiques et des débats qui ont précédé et accueilli la fête du 14 juillet dans la province française. Ce schéma interprétatif - qui fait montre de son efficacité dans les quatre premiers chapitres - donne à l'ouvrage son caractère original et stimulant. Pour reconstruire le débat théorique autour de la fête républicaine, l'auteur utilise Comptes rendus 213 une grande masse d'opuscules et d'imprimés des XVIII< et XIXe siècle. Lenquête sur le déroulement des festivités s'appuie sur des correspondances de maires, de préfets et d'autorités de police, provenant d'une quarantaine de dépôts d'archives départementales. Le 14 juillet a réussi à s'imposer comme une fête communale de la nation dans la France rurale de 1880. Les autorités gouvernementales avaient comme objectif de faire pénétrer de façon capillaire dans le territoire français un rite qui puisse donner l'impression à toutes les municipalités d'être, par cette communion simultanée, part entière et constitutive de la nation, alors que jusque-là les mairies n'avaient été que peu concernées par la célébration d'hommages destinés à un souverain distant. Le 14 juillet devient un prétexte pour combler concrètement le manque de décor civique dans les municipalités conquises par les républicains : on restaure les locaux de la mairie, on en inaugure de nouveaux, on installe des bustes de Marianne dans les lieux publics. En province, les techniques modernes d'illumination, utilisées pour la première fois, renforcent l'image du progrès lié au nouvel ordre politique. Les distributions publiques de denrées alimentaires, effectuées selon des critères rationnels d'assistance aux pauvres, deviennent un moyen de républicanisation de la campagne. Les maires de province saisissent l'occasion pour tenter de s'insérer dans les réseaux régionaux et nationaux de la politique, profitant notamment des effets de publicité relayés par la presse locale et régionale. Selon Olivier Ihl, la fête est à l'origine d'une réorganisation de la mémoire collective autour d'un renouvellement de l'espace civique dans lequel la communauté religieuse cède le pas à la communauté civique. Dans les campagnes, le 14 juillet entre en rivalité avec les fêtes religieuses. Située au cœur de la saison des gros travaux agricoles, la fête rencontre en outre de nombreuses résistances chez les paysans. Mais, à la base, dans les villages, le patriotisme républicain bénéficie du retour à la libre expression de commémorations démocratiques qui avaient été semi-clandestines sous le Second Empire. La fête nationale provoque des conflits entre maires, curés, instituteurs et notables qui mobilisent toutes les forces de la sociabilité républicaine. Un tel processus a donné aux centres ruraux un rôle plus actif que les villes dans la volonté de définir de nouveaux usages politiques et civiques. Cortèges et réunions publiques confirment l'hégémonie républicaine au village. Les démonstrations festives proposent une lecture de l'histoire locale et communale en exagérant la portée du combat républicain contre les pouvoirs traditionnels. La fête civile devient un défi solennel pour affirmer l'affranchissement des citoyens de l'influence des notables et des prêtres: l'un des moyens de conquête de la liberté de conscience stimulée par la diffusion de nouvelles formes de sociabilité. La mobilisation des campagnes - malgré la diversité de ses formes et de ses degrés dans la pratique de la fête républicaine semble infirmer le schéma d'Eugen Weber selon lequel le monde paysan subit une acculturation nationale passive, liée à des modèles strictement urbains. Dans cet esprit, la seule réserve critique à apporter au livre d'Olivier Ihl est de ne pas avoir suffisamment et systématiquement mis en lumière - autrement que par la diversité d'origines des sources - la variété régionale de la mobilisation civile et des structures de réception de la pédagogie de la fête nationale. Marco Fincardi Luc-Francis GENICOT, Patricia BUTIL, Sabine DE ]ONGHE, Bernadette LOZET, et Philippe WEBER, Le patrimoine rural de "Wallonie. La maison paysanne. T. l : Des modèles aux réalités, Bruxelles, Crédit Communal, 1996,353 p. - T. II : Portefeuille d'architecture régionale, Namur, Ministère de la Région wallonne, 1996, 151 p. Pendant plus de dix ans, le Centre d'histoire de l'architecture et du bâtiment, cellule de recherche de l'Université catholique de Louvain dirigée par le professeur Luc-Francis Genicot, s'est attaché à établir un fichier de l'architecture rurale traditionnelle en 214 Histoire et Sociétés Rurales Wallonie. La réalisation de ce travail a nécessité un repérage systématique du bâti conservé antérieur aux bouleversements de la révolution industrielle. La vaste documentation rassemblée lors de cette enquête a fait l'objet de publications régulières pendant cette décennie l . Létude a permis, malgré l'importance des transformations subies par les fermes, voire la destruction d'un grand nombre d'entre elles, de discerner les éléments d'une typologie transrégionale. Lenquête est centrée sur la ferme, accordant une place importante au logis en tant que demeure de celui qui vit de la terre, mais les dépendances indissociables de l'activité agricole ne sont pas pour autant négligées. La Wallonie, constituée au XIXe siècle de territoires de langue française, est composée de régions aux paysages très variés, impliquant des modes d'exploitation et des matériaux de construction différents. Ils forment aujourd'hui cinq provinces, qu'on peut diviser en douze sous-régions agro-économiques, qui correspondent à des pays contrastés. Un « sillon» d'industrialisation intense, le long du cours de la Sambre et de la Meuse, la barre d'est en ouest. Dans cette zone bouleversée, aucune étude du bâti ancien n'a été possible. Lessentiel des fermes conservées date du XVIIIe siècle et de la première moitié du XIXe siècle, période de prospérité économique et de développement des exploitations sans pourtant que les systèmes traditionnels de vie, de culture et de construction soient remis en cause. La masse des édifices de cette époque forme donc un « vivier» des formes traditionnelles, qui semblent n'avoir que très peu évolué. Les quelques exemples du XVIe siècle encore conservés confirment la pérennité des formes du bâti et des modes de construction. Les modèles locaux sont bien adaptés et se conservent sans grands changements jusqu'au XIXe siècle. Contrairement à la chronologie précise des constructions, la hiérarchie des logis, reflet du niveau social des habitants, est plus simple à établir, de la petite ferme composée uniquement d'un logis et d'une étable, à la « cense», lieu d'habitation du censier qui forme, à l'époque moderne, l'aristocratie rurale. Toutes les composantes de l'exploitation sont analysées : logis, bâtiments agricoles - étables, granges, cour, remises, colombier et four - font l'objet d'une étude particulière, fragmentée en chapitres thématiques: morphologie des fermes, plan des différents bâtiments, distribution, matériaux de construction et de couverture, forme des charpentes, etc. Il s'en dégage une forte disparité entre le nord et le sud: au sud, la ferme bloc composée de plusieurs cellules sous le même toit, dont la plus simple ne comprend qu'un logement et une étable, et qui peut être complétée par une grange; plus courante dans le nord, la ferme à cour, dont les bâtiments différenciés s'organisent autour d'un espace ouvert sur un ou plusieurs côtés et qui évolue vers un quadrilatère fermé par des bâtiments d'exploitation ou des murs, et accessible par un porche. Lévolution de ces fermes va vers une plus grande diversité des «cellules», qu'elles soient regroupées sous le même faîte ou isolées. Ce sont d'abord les étables qui se déclinent sous forme de vacherie, boverie, écurie, porcherie, etc. Les granges, dont la typologie dépend de leur système de circulation par un couloir longitudinal ou transversal (grange dite en longueur ou en largeur), soulignent l'importance de la culture céréalière, en particulier dans le nord de la Wallonie. Dans les zones de culture herbagère et d'élevage, les granges sont plus réduites et généralement consacrées au stockage du fourrage (fenil). En revanche, l'importance des étables dans une ferme n'implique pas obligatoirement une exploitation basée sur l'élevage mais reflète plutôt l'important besoin de fumier pour l'engraissement des cultures. Une large place est accordée au logis et à son évolution, de l'espace unique ou double, muni d'un foyer central, aux développements en longueur, en profondeur ou en croix. Tout est pris en compte: la distribution, l'em- 1. GENICOT, Luc-Francis (dir.), Architecture rurale en Wallonie, 12 vol., Liège, 1983-1992. Comptes rendus 215 placement de la cheminée, les percements, l'escalier. I.:étude du choix des matériaux, dicté par les ressources locales, et leur mise en œuvre dans l'édification des fermes, laisse une place particulière au pan de bois et aux charpentes, dont la typologie variée montre encore la disparité des terroirs et le conservatoire des formes qu'est la Wallonie. Cependant, établir un rapport entre les constructions conservées, pour la plupart postérieures à 1700, et les structures à poteaux antérieures à l'An Mil est peut-être un raccourci rapide. La synthèse des données fournies par l'archéologie en Europe, qui fait l'objet d'un chapitre intitulé «Aux origines lointaines », n'est pourtant pas sans intérêt, même si on peut regretter qu'un peu déplacée dans ces pages, elle ne reçoive pas le développement qu'elle aurait mérité. Outre l'importante synthèse qui forme le premier volume, 75 maisons-fermes sélectionnées pour leur datation sûre et leur bon état de conservation sont présentées sous la forme d'un «portefeuille» de relevés complets du logis et parfois des dépendances, si celles-ci sont représentatives. Tous les relevés sont établis à la même échelle pour une meilleure analyse, et accompagnés de rapides fiches descriptives, d'un extrait cadastral et d'un plan de masse. Cette étude très complète s'inscrit dans une série de recherches nouvelles menées sur la maison rurale, après une longue période de désintérêt des historiens pour l'architecture vernaculaire. La place donnée aux relevés d'architecture est très importante et la cartographie, largement sollicitée, livre un aperçu de la répartition des paramètres de la typologie. Le premier volume est aussi largement illustré de photographies légendées. On peut seulement regretter que la bibliographie soit dispersée au fil du premier tome, à la fin de parties et de sous-parties, et qu'elle ne soit pas mentionnée dans la table des matières. Le livre, qui s'adresse à un large public, ce qui explique probablement l'absence de notes, est cependant riche en informations pouvant satisfaire les chercheurs, et l'étude va bien au-delà d'un simple inventaire du bâti conservé. C'est une contribution majeure à la connaissance de la vie rurale traditionnelle. Isabelle Lettéron Pierre BROCHEUX, The Mekong Delta. Ecology, Economy and Revolution (1860-1960), Madison, University of Wisconsin-Madison, Center for Southeast Asian Studies, 1995, XlX-270 p. Lieu central de cette contribution monographique à l'histoire coloniale des grands deltas du sud-est asiatique, le Mien Tay, triangle occidental du delta du Mékong entre le bras de la Hau Giang et le cap Ca Mau, fut la dernière région de la Cochinchine (Nam Bo) conquise par les Vietnamiens et la première colonisée par la France. I.:étude s'arrête avec le transfert au gouvernement du Sud-Vietnam des terres possédées par les Français. L'ouvrage, remarquable par la densité d'un texte ciselé, agrémenté de citations et de tableaux toujours pertinents, explore et confronte des sources de grand intérêt. La profondeur des démonstrations et des commentaires tient pour une grande part à l'osmose entre le pays et l'auteur, franco-vietnamien né en Cochinchine, dont la double culture a forgé une existence « toujours inconfortable » entre deux mondes. La maîtrise des sources françaises et vietnamiennes, dont témoignent les notes et les «Primary Sources» d'une bibliographie trilingue, lui permet d'aborder l'histoire économique et sociale de la colonisation agricole hors du biais des historiographies officielles. Les deux premiers chapitres retracent les étapes du peuplement asiatique des écosystèmes de mangroves littorales et de plaines inondées par les crues du fleuve. A partir de 1820 et en quelques décennies, des dizaines de milliers d'hectare sont asséchés et déboisés, convertis en terres agricoles par le creusement de milliers de kilomètres de 216 Histoire et Sociétés Rurales canaux. La croissance économique renforce les complémentarités entre les ethnies; Vietnamiens et Khmers sont paysans et pêcheurs, les Chinois, marchands et commerçants. Des législations successives sur la propriété de la terre accompagnent l'explosion démographique, l'expansion de la riziculture et l'essor des concessions européennes, reconnu par la création, en 1897, de la Chambre d'Agriculture de Cochinchine. Le rythme des transformations s'accélère à la fin du XIXe siècle; de 400 000 ha en 1879, la riziculture concerne 2 millions d'ha en 1924; le Mien Tay devient l'un des premiers centres mondiaux d'exportation du riz. Le chapitre «Monoculture ofRice» (p. 51-90) étudie les trois zones du delta, définies par des bilans hydrologiques différents (carte p. 53). Lauteur souligne le rôle déterminant du milieu physique dans la montée en puissance des deux types d'économie coloniale qui intègrent le Nam Bo au marché mondial. Les collines orientales sont vouées à des plantations (caoutchouc, café, thé) contrôlées par des sociétés françaises; dans le Mien Tay et le delta rizicole, la production céréalière reste contrôlée par les puissants réseaux asiatiques de la famille et de la communauté villageoise. Les transformations sociales sont finement analysées à différentes échelles, par le biais des structures ethniques et économiques. Mais l'extension des latifundia paupérise la paysannerie et la puissance des grands propriétaires bouleverse les relations intra-villageoises. Le Gouverneur général reconnaît dès 1930 l'échec de la politique française d'assimilation. Dans les derniers chapitres, l'auteur montre que l'occupation du Mien Tay a toujours été un objectif majeur des luttes du xxe siècle, pour les mouvements insurrectionnels de 1930 à 1941 liés à l'émergence du parti communiste indochinois, pour l'occupation japonaise, comme pour la résistance anti-française entre 1945 et 1954 : marais, forêt, complémentarité des voies de communication terrestres et maritimes, proximité de la frontière cambodgienne sont des caractères permanents de la géographie du delta. La conclusion insiste sur les particularités des régions deltaïques méridionales dans l'histoire récente du Vietnam, car l'intégration du Nam Bo à l'économie mondiale accentue le fossé avec les régions centre et nord, restées plus traditionnelles. Sur un point, à cause du sous-titre de l'ouvrage qui laisse penser à une approche intégrée, voire systémique, le lecteur reste sur sa faim. Lécologie est la parente pauvre. Traitée en moins de dix pages, «an amphibious Ecology» est plus un cadre rapidement brossé qu'une analyse des écosystèmes deltaïques, de leur transformation par une complexe et minutieuse gestion de l'eau, comme des effets en retour de cette socialisation profonde du milieu. Linsuffisance des analyses climatiques et phytogéographiques rend difficile l'appréciation des interactions entre milieu physique et société, même si « the climate and the natural environment ofMien Tay do not present insurmountable obstacles to human settlement» (p. 9). Jean-Paul Amat Jean VERCHERAND, Un siècle de syndicalisme agricole. La vie locale et nationale à travers le cas du département de la Loire, préface de Gilbert Garrier, Saint-Étienne, Centre d'études foréziennes, 1994, « Publications de l'Université de Saint-Étienne », 1994, x-445 p., 190 F. Jean Vercherand veut comprendre les raisons de l'émergence des syndicats, et le département de la Loire lui offre un excellent champ d'étude puisque «la région lyonnaise devint très vite et resta le secteur-témoin du syndicalisme agricole grâce à son organisation modèle, l'Union du Sud-Est l ». De plus, coexistent ici des régions variées, aux Comptes rendus 217 structures agraires contrastées: plaines des grands domaines exploités en fermage, entourées des monts du Forez et du Roannais où règne la moyenne exploitation en faire-valoir direct. La première période, 1884-1940, dominée par «les autorités sociales", présente un paradoxe. Alors que la paysannerie de la Loire est acquise à la République, le syndicalisme des comtes et des marquis est presque hégémonique car leur Union du SudEst a eu l'habileté d'appuyer les syndicats locaux sur de grandes coopératives d'approvisionnement. Lauteur explique cette opposition par le fait que la bourgeoisie rurale héritière des doctrines libérales a conquis le pouvoir politique (mairies, Parlement), tandis que l'aristocratie foncière, conservatrice, influencée par le catholicisme social, a investi le syndicalisme. Des forces de renouvellement apparaissent dans les années 1930, avec la Jeunesse Agricole Chrétienne UAC) d'abord, liée à des clercs ouverts aux problèmes de société, puis, au temps de la crise, avec les mouvements réactionnaires du Parti Agraire et des dorgéristes. Ceux-ci introduisent une rupture, car leur mouvement est dirigé par de « vrais" paysans et préconise une action purement revendicative : les 7000 agriculteurs qui envahissent Montbrison le 18 septembre 1938 participent à la plus grande manifestation paysanne que connaisse la Loire en un siècle. Laffirmation de la paysannerie marque la période 1940-1960. En effet, ce sont les agriculteurs moyens et aisés qui dirigent le syndicat unifié en 1940, puis la première génération formée par la }AC prend la tête de la Fédération Départementale des Syndicats d'Exploitants Agricoles (FDSEA), héritière de la Corporation Paysanne de Vichy. Lunité est maintenue, difficilement, au prix d'une lutte politique intense quoique feutrée, contre les communistes (1947-1948) et contre une minorité de la droite. La majorité démocrate chrétienne reprend les positions de l'Union du Sud-Est: hostilité à l'intervention de l'État (refus de la Sécurité sociale, réticences face au statut du fermier) et initiatives en faveur du développement corporatif (CUMA et essor de l'UCLABS - Union des Coopératives Laitières Agricoles du Bassin Stéphanois). Les années de profondes mutations agricoles, 1960-1984, sont très agitées pour le syndicalisme de la Loire. Les Jacistes, qui conquièrent la FDSEA en 1966, la renouvellent profondément par une idéologie qui « tourne le dos au corporatisme traditionnel et entend promouvoir une politique agricole moderniste aux contours socialisants» (p. 367). Scissions et contestations se multiplient. Dans les années 1960, le mouvement des « Libertés Paysannes » exprime la revendication spécifique des petits exploitants de la Loire en difficulté. Puis la réflexion, intensifiée après mai 1968, sur les résultats de la politique moderniste, fait naître les « Paysans-Travailleurs", proches des mouvements CGC et CFTC, qui gagnent la direction de la FDSEA en 1978. Enfin, la reconnaissance de la liberté syndicale en 1981 engendre l'éclatement en deux fédérations qui s'essoufflent : à gauche la FDSP, Fédération Départementale des Syndicats Paysans, qui réunit les militants actifs et modernistes, et la FDSEA qui garde la majorité des adhérents. La Loire connaît le paradoxe inverse de celui du début du siècle: un syndicalisme nettement à gauche au sein d'une petite et moyenne paysannerie cléricale et politiquement conservatrice. Jean Vercherand l'explique par deux influences très fortes ici, celle de l'Église et de la Démocratie Chrétienne, et celle du socialisme et du mouvement ouvrier stéphanois. Ce travail, issu d'une thèse (dirigée par Gilbert Garrier, université de Lyon II, 1989), repose sur un dépouillement minutieux des journaux et archives des syndicats. Il utilise aussi de nombreux témoignages et l'expérience de l'auteur lui-même, issu d'une famille 1. Selon l'expression de Pierre BARRAL dans Les agrariens français de Méline à Pisani, Paris, Armand Colin, 1968, p. 108. 218 Histoire et Sociétés Rurales d'agriculteurs foréziens, ingénieur agronome et ancien animateur de la FDSEA. Cette approche permet une vision riche et neuve sur une période récente, très foisonnante de conflits, qui n'est donc pas présentée sous forme de synthèse comme le début du siècle. On souhaiterait que l'étude soit complétée par une approche statistique des militants de base, des syndiqués. Mais cet exemple régional, replacé dans une perspective nationale, éclaire les orientations syndicales d'un jour nouveau, plus attentif aux « réseaux sociaux d'influence }) qu'aux aspects politiques. Nadine Vivier SOUTENANCES DE THÈSES Claude MARcHAL, « La prévôté de Bruyères aux XVIe et XVIIe siècles. Population, économie, société », Université de Nancy II, la mai 1997. Jury: Georges Viard président), Étienne François (rapporteur), Jean-Michel Boehler, Olivier Christin, Marie-José Laperche-Fournel. La prévôté de Bruyères! a toujours été un atout important dans le projet lorrain. Cette terre de passage aux confins méridionaux des duchés prend toute son importance aux XVIe et XVIIe siècles, moment où les ducs de Lorraine s'efforcent d'affermir leur pouvoir. Pourtant, malgré la richesse des fonds concernant Bruyères aux Archives de Meurthe-et-Moselle et des Vosges, la région n'avait jamais fait l'objet d'une recherche universitaire. Le mérite en revient à Claude Marchal, qui livre un travail important de quelque 1 200 pages, dont les trois quarts sont concernés par des notes et des dossiers. Née d'une connivence liant l'auteur à sa petite région, cette thèse s'appuie sur une méthode rigoureuse, servie par des compétences paléographiques et informatiques remarquables. Létude a été entièrement informatisée, de la collecte au traitement des données. Le travail archivistique méthodique et fouillé se veut exhaustif Dès l'entrée, il était cependant important de bien saisir l'encadrement institutionnel. Un chapitre initial présentant la prévôté de Bruyères et ses structures religieuses et politiques aurait été le bienvenu. Le jury souligne cependant la qualité d'un plan bien construit. Létude démographique s'appuie sur le fonds du receveur ducal de Bruyères, conservé dans la série B des Archives de Meurthe-et-Moselle. La population est analysée à partir des listes des entrées dans les communautés, exigées conformément aux statuts de ville ou aux droits de bourgeoisie. La réflexion est complétée par l'examen des poursuites de mainmortes. Pour ce faire, l'auteur a étudié 403 comptes fiscaux et 515 rôles qui donnent l'identité des chefs de famille des conduits fiscaux. Les rôles qui couvrent la prévôté entière contiennent entre 1000 et 2 000 noms selon les époques. Létude économique est fondée sur les comptes et les acquits du receveur de Bruyères, qui livrent entre autres plus de 1000 prix de marchandises et de services divers et 122 prix de céréales. Cette base déjà solide est précisée par l'examen des 30 rôles du passage des vins, qui permettent de mesurer l'importance commerciale de la ville. Les objectifs poursuivis s'inscrivent dans la logique des travaux de Guy Cabourdin, dans la mesure où l'auteur cherche à évaluer 1. Vosges, ar. Épinal, ch.-l. canton. Comptes rendus 219 les rendements agricoles. Enfin l'étude sociale utilise les acquits du receveur ducal de Bruyères, conservés dans la même série B, qui contient également les inventaires de mainmortes, d'aubaines et de confiscations et les rôles d'amendes. Ces derniers, au nombre de 1303, donnent lieu à près de 200 confiscations. Il faut y ajouter 348 procès, dont 41 affaires de sorcellerie. Ces données permettent à Claude Marchal d'aborder l'histoire des mentalités. Les limites chronologiques de ce travail ont été imposées par le fonds du receveur de Bruyères : 1483 pour le plus ancien compte conservé, 1 669 pour le dernier. Elles ont été poussées jusqu'aux recensements de 1708 et de 1712-1713, selon la pertinence chronologique soulignée par la thèse de Marie-José Laperche-Fournel. Un terminus ad quem en 1630, marqué par le début de la guerre de Trente Ans, aurait pu être aussi envisagé. Le jury souligne l'ampleur de la recherche, qui allie la passion à l'érudition. La rigueur du travail se lit dans les recoupements imposés pour suivre les familles dans leur évolution. r.:exploitation judicieuse d'archives comptables a le mérite de permettre une identification précise des personnes, tout en mettant évidence le fonctionnement d'une seigneurie. r.:autonomie des acteurs dans un système seigneurial qui s'appesantit est ainsi remarquable: il n'est que de voir les astuces des mainmortables pour échapper à la saisie de leurs biens. r.:étude archivistique exemplaire a su, par conséquent, élargir les renseignements pris dans des documents fiscaux pour répondre à une finalité historique et sociale. La méthode suivie propose plusieurs types de lecture, par l'utilisation de renvois vers les notes ou les dossiers. Il est peut-être gênant que la réflexion méthodologique soit rejetée parmi des notes surabondantes, qui représentent en volume 40 % du texte. Les documents ne paraissent pas toujours suffisamment questionnés. r.:exogamie des communautés rurales est présentée comme obligatoire en raison du rôle que joue l'Église dans la formation des couples. La taille réduite des communautés implique pourtant de forts taux de consanguinité. r.:analyse aurait sans doute dû être replacée dans un cadre plus large ouvrant les comparaisons. Les travaux dirigés par Maurice Gresset sur la vallée de Joux auraient pu s'y prêter. Avec Bruyères, Claude Marchal contribue à combler une lacune, celle de l'histoire des petites villes, peu étudiées jusqu'à présent. Par ailleurs, l'exemple de cette prévôté est intéressant car elle se différencie à partir de trois ensembles nettement contrastés: le plateau, la vallée, la montagne. Elle permet la confrontation de différentes catégories de populations et une analyse pertinente des stratifications sociales, dont les structures résistent en faveur des plus riches. r.:ascension sociale de certaines familles du monde de la justice et des finances est ainsi particulièrement soulignée. La pauvreté, dont on n'aura qu'une vue partielle, devient elle-même une composante sociale. Elle est étudiée en fonction de trois approches : le veuvage et ses conséquences, les sanctions judiciaires et le poids social des mendiants de proximité. La réflexion souligne les deux faces explicatives d'une répression grandissante, qui tient certes à l'accroissement des crimes mais aussi aux excès de la justice. La sorcellerie, montrée comme un phénomène de civilisation, est l'exemple même d'une justice qui s'emballe. Loin d'être un épiphénomène, elle souligne l'isolement familial et communautaire. Une réflexion sur la foi et la religion vécue aurait certainement contribué à enrichir cette conclusion. Cette histoire totale conduite à un échelon local offre une intéressante perspective d'ensemble. Par rapport à la rigueur des techniques démographiques et économiques utilisées, la réalité sociale reste à affiner par une analyse du vocabulaire spécifique. r.:étude de la sorcellerie aurait pu s'appuyer sur un glossaire plus complet et sur des références aux travaux d'Alfred Soman ou de Carlo Ginzburg. Il semble en effet prometteur de reconstruire l'expérience des acteurs en poussant davantage l'exploitation de sources dont la richesse dépasse la simple illustration du phénomène étudié. Par ailleurs, les 220 Histoire et Sociétés Rurales archives rendent possible une définition de la Opauvreté, en soulignant les lignes de partage de la société. On peut y trouver une réponse à l'accroissement constaté des écarts sociaux. En contrepartie, la violence sociale est présentée dans sa diversité et sous des aspects neufs. Elle est reconnue, acceptée, et elle caractérise un certain type de public et de milieu. Dans une prévôté comme Bruyères, il est difficile de ne pas la lier aux difficultés provoquées par l'affirmation de l'État moderne. Ce travail est avant tout une thèse pédagogique, guide précieux pour celui qui voudrait se confronter à un autre type d'État moderne, situé entre France et Empire. La conjoncture économique et ses répercussions sur une petite région de montagne sont retracées avec pertinence. Lauteur a su montrer la diversité humaine de son territoire en l'ancrant dans la variété de ses paysages. Il définit les modalités du peuplement de la montagne et de la croissance de Bruyères. La réflexion de Claude Marchal ouvre des perspectives sur la grande histoire. Elle ne peut qu'être précieuse pour qui voudrait construire une histoire synthétique des petites villes à l'époque moderne. Claude Marchal a obtenu la mention très honorable avec les félicitations du jury. Jean-Claude Diedler Jean MARTIN, « La manufacture des toiles « Bretagnes », 1670-1830 », Brest, Université de Bretagne occidentale, 7 mars 1997. Jury: André Lespagnol (président), Jean Tanguy (rapporteur), Jean-Yves Andrieux, Fanch Roudaut. Dans la lignée des travaux de Jean Tanguy, la thèse de Jean Martin s'attache à reconstituer le fonctionnement d'une activité et d'une région proto-industrielles entre le XVIIe et le xrxe siècle. La manufacture des « Bretagnes » est l'une des trois grandes régions de fabrication textile de Bretagne, tournée vers l'exportation outre-mer et, à ce titre, étroitement liée au négoce maritime de la province. Située au centre de l'actuel département des Côtes-d'Armor, entre Saint-Brieuc, Quintin et Loudéac, elle n'avait pas encore fait l'objet de recherches approfondies. Jean Martin expose d'abord la genèse de sa recherche, ponctuée par une thèse de troisième cycle sur la région de Loudéac au xvrne siècle sous la direction de François Lebrun. Il fait une brève présentation géographique de la manufacture, étendue sur une quarantaine de paroisses, et justifie le choix des dates qui encadrent son étude: 1670 correspond à <d'intrusion de la législation royale dans des mécanismes provinciaux de production et d'exportation»; 1830 marque la fin des relations commerciales avec l'Espagne et ses anciennes colonies, le repli de la manufacture sur des marchés strictement locaux et le début de l'émigration. Lauteur évoque ensuite les sources utilisées. Outre les Archives nationales et départementales, il a abondamment puisé dans des archives communales, dans des fonds notariaux (pas toujours déposés aux Archives départementales), mais il a aussi retrouvé des fonds familiaux jusqu'alors inconnus, en particulier ceux de deux grandes familles marchandes, les Boschat et les Moizan. Ces sources privées lui ont permis d'analyser les mécanismes de fabrication et de commercialisation des toiles, et de constater que la manufacture se rapproche par bien des aspects de son homologue lavalloise. Puis Jean Martin aborde le cœur de sa recherche, qu'il inscrit délibérément dans la problématique de la proto-industrie. La manufacture des «Bretagnes» est tournée vers une clientèle lointaine (espagnole et américaine) et dépend plus de la conjoncture marchande européenne que des aléas agricoles et climatiques locaux. Lactivité toilière est un complément indispensable pour les familles rurales et elle associe des «prolétaires ruraux», des paysans aisés, des marchands des petites villes proches et le grand négoce Comptes rendus 221 des Malouins. Pendant plus d'un siècle, la manufacture anime fortement les activités locales, mais Jean Martin constate que dès la fin du XVIIIe siècle, il y a échec de la protoindustrie. Concurrence étrangère, troubles révolutionnaires, faiblesse des structures bancaires et trop grande dépendance à l'égard du négoce malouin expliquent cet échec. Il termine sur les conséquences sociales, économiques ou politiques de cette décadence, évoquant le lien possible avec des comportements politiques conservateurs au XIXe siècle et montrant surtout la coïncidence entre déclin toilier et déclenchement de l'émigration rurale dans les années 1830, soit beaucoup plus tôt qu'ailleurs en Bretagne. Jean Tanguy souligne d'abord la qualité technique du travail et l'ampleur des recherches documentaires. Il revient sur la diversité des perspectives d'étude. Le cadre géographique de la manufacture est désormais bien cerné, l'étude des conditions techniques de la fabrication, en patticulier du blanchiment des toiles, lui pataît définitive. La poursuite de l'étude au XIXe siècle lui semble aussi tout à fait judicieuse, car la coupure de la Révolution est ici inopérante ou secondaire. Il insiste sur le progrès des connaissances relatives aux marchands (3 à 400 individus), dont on connait mieux le cadre de vie, les revenus, la richesse et les habitudes culturelles. La discussion s'engage ensuite sur deux points principaux. Jean Tanguy considère que la misère et la médiocrité agricole de la région sont un des éléments qui expliquent le développement initial de la manufacture. Puis il s'interroge sur l'insertion de la manufacture dans les typologies proposées ailleurs en Europe : Kaufiystem ou Verlagsystem. Ici, manifestement, c'est le Kaufiystem qu'il faut invoquer, même si certaines opérations n'en relèvent pas. Cela invite à nuancer, sans les remettre en cause, ces classifications qu'il est nécessaire d'adapter à la réalité de chaque région proto-industrielle de l'Europe du XVIJIf siècle. Après avoir souligné la qualité du travail, Jean-Yves Andrieux s'intéresse surtout aux questions techniques. Il relève l'intérêt de l'étude de la réglementation du XVIJIf siècle, des débats autour de la qualité des eaux et de l'analyse fine du monde des tisserands, des linotiers et des nombreuses professions intermédiaires. Il aborde ensuite la traduction architecturale de la manufacture : l'étude des bâtiments fonctionnels (halles, pilleries, etc.), le renouveau de la construction religieuse par des architectes extérieurs et des artisans locaux et le développement d'une« architecture marchande» : les domiciles des matchands forment une architecture originale et typique, mais s'inspirant toujours des modèles ruraux locaux. Il conclut sur une interrogation autour de la disparition de la manufacture. Selon lui, quatre éléments concourent à expliquer l'échec au XIXe siècle: l'absence de mécanisation, la faiblesse des ressources hydrauliques, l'absence d'autres sources d'énergie (charbon?) et les insuffisances bancaires. Il suggère aussi un cinquième point: les répercussions de l'extrême faiblesse du négoce malouin de 1790 à 1820. Fanch Roudaut intervient à propos des questions démographiques, religieuses et culturelles qui, pour n'être pas centrales dans l'étude, n'en sont pas moins présentes. Il s'interroge sur le lien entre volume des ventes et difficultés démographiques (en 1772-1773 par exemple). Il remarque l'intérêt des apports de Jean Martin sur le cadre de vie des marchands, mais regrette qu'aucune étude de l'alphabétisation n'ait été possible et pense que la présentation des bibliothèques marchandes aurait pu être plus approfondie. Parallèlement, il considère que l'approche religieuse du monde des marchands comme de celui des tisserands reste un peu rapide. Mais il est vrai qu'il ne s'agissait pas de l'objet principal de la thèse. André Lespagnol dit tout d'abord combien cette thèse «apporte sa pierre à la connaissance des structures proto-industrielles de la France de l'Ouest ». La croissance de la manufacture doit être située selon lui entre 1640 et 1670, s'appuyant sur une stratégie de la qualité, «du label ». Il revient ensuite sur l'analyse du fonctionnement de la manu- 222 Histoire et Sociétés Rurales facture, qui lui paraît excellente dans l'observation des différents maillons de la filière. Il s'arrête enfin sur le groupe des marchands toiliers : groupe remarquable car dynamique et imposant une lourde domination sur la manufacture, mais qui reste dans celle-ci et qui subit lui-même le contrôle des milieux du négoce exportateur de Saint-Malo. Il conclut lui aussi à la responsabilité de la faiblesse des moyens bancaires locaux. Après une courte délibération, le jury a accordé à Jean Martin la mention très honorable, à l'unanimité. Philippe Jarnoux Caroline DOUKI-MINARD, « Les mutations d'un espace régional au miroir de l'émigration. :LApennin toscan, 1860-1914», Jury: Serge Berstein, Philippe Boutry, Robert Ilbert, Pierre Milza, Raffaelle Romanelli. Le 6 mai 1996, Caroline Douki-Minard, alors membre de l'École française de Rome, a soutenu à l'Institut d'études politiques de Paris, la thèse de doctorat qu'elle a effectuée sous la direction de Pierre Milza l . Comme elle le rappelle dans son exposé d'introduction, exclusivement et sobrement consacré aux questions de méthode, aux sources et aux problématiques, le choix de la région rurale de l'Apennin toscan (les provinces de Lucques et de Massa et Carrare) est d'abord dicté par la volonté de reconstituer de façon systématique et globale la vie socio-économique, politique et culturelle d'un « pays de départ». La présentation des sources consultées donne la mesure du travail accompli. :Létude a en effet nécessité le croisement de données collectées dans les fonds les plus disparates sur plus d'un demi-siècle: à l'échelle nationale (archives des ministères de l'Intérieur, de l'Agriculture et des Affaires étrangères, fichier des renseignements généraux, séries des recensements et des enquêtes parlementaires) comme à l'échelle régionale et locale (archives départementales et communales, archives diocésaines, presse). Il fallait ainsi trouver le juste équilibre entre une solide monographie qui ne pouvait néanmoins être exhaustive en raison du vaste cadre délimité - et une ample interrogation problématique liée à l'historiographie toscane et italienne post-unitaire. Un tel enjeu apparaît dans le résumé que l'auteur a livré des trois principaux résultats de sa recherche. On savait déjà - grâce à d'autres études régionales - que l'émigration n'était pas toujours mécaniquement liée à la misère, on apprend également que le départ des Toscans de l'Apennin est inséré dans un véritable processus, un circuit presque parfait, d'adaptation à un contexte agricole et rural devenu difficile durant les deux dernières décennies du siècle, un modèle somme toute plus proche de celui d'autres régions italiennes que de celui de la classique Toscane des métayers. Il en ressort que l'émigration a permis de conserver et de stabiliser un système de pluriactivité déjà ancien tout en favorisant l'émergence de nouvelles hiérarchies sociales à travers le retour des migrants et de leur argent. Contrairement à certaines idées reçues, le départ n'est ni un abandon des responsabilités socio-économiques traditionnelles ni une fuite devant les devoirs civiques et politiques. La migration n'a pas contrarié l'acculturation civique et le procès de nationalisation s'est poursuivi pour ces campagnes conservatrices, « îlots blancs» dans la Toscane « rouge» du tournant du siècle. :Lintervention de Pierre Milza met l'accent sur les apports originaux de la thèse de Caroline Douki-Minard dans le domaine de l'histoire des migrations. Le retour des 1. La thèse se présente sous la forme de trois volumes, au total 740 pages. Comptes rendus 223 migrants n'a pas moins de sens que leur départ, même pour une région qui passe d'une migration saisonnière à une véritable émigration de masse vers la France, l'Europe et le continent américain. Cet essor du « système migratoire» dont les effets socio-économiques marquent une « adaptation moderniste aux contraintes du temps» se révèle rapidement comme un éminent facteur de restructuration de la société rurale. Robert Ilbert, spécialiste des sociétés méditerranéennes contemporaines, note combien les migrants toscans dont l'auteur a retracé le périple sont de vrais agents d'intégration nationale pour ces sociétés villageoises. À des niveaux divers, celui du « territoire discontinu de l'économie régionale» fondé sur la pluriactivité, comme celui des identités culturelles et politiques, l'émigration dans un monde rural « plein» ne représente nullement une solution de continuité et ne correspond en rien au poncif de l'expulsion. Un nouveau modèle régional est ainsi proposé, dont les contours et la dynamique géographique sont en soi significatifs. « La constante attention portée à la dimension géographique», soulignée par Robert Ilbert, s'accompagne du choix d'une échelle peu commune dans l'historiographie italienne comme le remarque Raffaele Romanelli. Entre la synthèse régionale vaste et l'étude locale et anthropologique d'une communauté villageoise, la volonté de privilégier deux « provinces» - l'équivalent de deux départements français - permet de soulever de façon nouvelle un certain nombre de problèmes autour de la cohérence des politiques administratives de l'émigration au niveau préfectoral et communal 2 • Même si le propos de Caroline Douki-Minard n'est pas de rendre compte de tous les paramètres de l'évolution sociale dans l'aire considérée - celle des stratégies familiales par exemple -, la rencontre entre « des approches de la macro-histoire et de la micro-histoire» sans aucune concession aux facilités de l'une et l'autre des démarches apparaît comme une réussite sans faille aux yeux de Philippe Boutry. Grâce à l'utilisation des archives policières du Casellario politico centrale, des itinéraires personnels ont été reconstruits de façon vivante et exemplaire, mais toujours avec le souci de confronter ces parcours avec d'autres échelles de contraintes et de réalités et de les tracer avec finesse et nuance, dans un continuel « commerce intellectuel» avec la bibliographie italienne et étrangère sur la question. :Lidentité de cette région de départ tient aussi à sa tradition de « Vendée rurale ... terre de chrétienté fortement enracinée ». Quel rôle ont joué les structures religieuses, l'encadrement pastoral, les formes de sociabilité liées au catholicisme dans la constitution de ce modèle? Si le clergé a d'abord volontairement sous-estimé les effets de la migration sur la structure sociale et les mentalités des partants, l'associationnisme catholique a ensuite tenté de répondre aux attitudes de détachement religieux des migrants et a réagi avec efficacité au début du xxe siècle. À l'issue de la soutenance Serge Berstein, après avoir rappelé en tant que président de séance tous les apports originaux de cet impressionnant travail d'histoire globale et de critique des sources, renoue avec le vieux débat relativiste sur le binôme « modernisation/ arriération» dans le cadre de la monographie. :L émigration dans l'Apennin toscan n'a-t-elle pas finalement masqué - en la retardant -l'évolution économique et politique de ce monde rural en favorisant artificiellement le maintien de structures traditionnelles à peine modifiées par les apports extérieurs? :Lenjeu de la question est très général: peutil exister un système de modernisation socio-économique et politique qui ne passe pas par les brusques infléchissements de rythmes de croissance, par la conflictualité, par la concentration foncière et par l'industrialisation? Les réponses de Caroline Douki- 2. On trouve déjà un aperçu de ces interrogations dans un article de Caroline DOUKI, « Les maires de l'Italie libérale à l'épreuve de l'émigration: le cas des campagnes lucquoises» in Mélanges de IÉcole française de Rome. Italie et Méditérranée, t. 106, 1994, l, p. 333-364. 224 Histoire et Sociétés Rurales Minard ont permis de situer la discussion en son cadre rural spécifique, celui d'une société régie par la pluriactivité - dont on fait de plus en plus ressortir l'importance dans des aires développées de l'Italie centro-septentrionale3 - dans laquelle il est difficile et sans doute vain de tenter de retrouver la part respective des facteurs endogènes et exogènes d'évolution tant importe la combinaison du moment. En l'occurrence, le réinvestissement dans le pays de départ des gains de l'étranger dans la petite entreprise commerciale et agricole. Ces structures ne sont sûrement pas étrangères à la voie originale de « politisation sans radicalisation» suivie par ces campagnes de l'Apennin dans la Toscane de la « catena rossa» (la « chaîne rouge ») de l'Avant-guerre. La thèse de Caroline Douki-Minard, dont tous les membres du jury ont loué les analyses sûres et mesurées, la clarté et les qualités d'écriture, la complétude bibliographique constitue un jalon novateur dans l'interprétation des phénomènes migratoires en milieu rural. Mais au-delà, il ne fait pas de doute que sa publication permertra d'éclairer d'un jour nouveau, et à titre comparatiste à partir du cas italien si peu connu en France, la question des rapports entre des systèmes apparemment concurrents ou du moins dissemblables d'acculturation et de modernisation dans une société rurale ouverte vers l'étranger mais connaissant une véritable processus d'intégration nationale, dont les protagonistes s'enrichissent pour faire face à des contraintes nouvelles sans supprimer les structures préexistantes. Comme tout modèle ambitieux, celui de l'Apennin toscan méritera d'être discuté ou du moins d'être remis en perspective, et ce, comme l'a montré la soutenance, dans l'esprit même d'une recherche nuancée, toujours critique de sa propre avancée et ouverte sur d'autres horizons heuristiques. Gilles Pécout des campagnes au XIXe siècle» (France, Italie, Espagne, Portugal et Grèce). Colloque international de Rome (20-22février 1997). « La politisation Organisé conjointement par l'École française de Rome, l'École normale supérieure, l'Université de Girona et l'Université della Tuscia-Viterbo, le colloque tenu à Rome du 20 au 22 février 1997 sur la politisation des campagnes dans l'Europe méditerranéenne au XIXe siècle a eu pour première vertu d'être vraiment international. Double vertu! Les organisateurs n'ont oublié ni les campagnes du Portugal, évoquées par José Tengarrinha, ni celles de la Grèce, ce qui a permis à Christo Hadziiosif de présenter une riche étude en cours sur les comportements politiques dans l'aire de culture du raisin de Corinthe à la fin du XIXe siècle. D'autre part, des spécialistes étrangers sont venus, de fort loin par- 3. Paul Richard CORNER, Contadini e industrializzazione. Società rurale e impresa in Italia dal 1840 al 1940, Rome-Bari, Laterza, 1993, VIII-193 p. Comptes rendus 225 fois, comme Peter Mc Phee ou Caroline Ford, partager et éclairer nos curiosités et nos questionnements. C'est ainsi qu'au cours de la séance consacrée aux cadres économiques et sociaux de la pénétration des idées nouvelles, un même problème, celui des liens entre émigration et politisation, a pu être abordé de trois points de vue différents, celui de Bruno Ramirez à partir du cas du Midi italien, celui de Matteo Sanfilippo, tourné vers le débat historiographique, et celui de François Weil, inspiré par l'exemple français. Belle illustration, au demeurant, des avancées techniques de la recherche : la révolution des communications permet aujourd'hui à un même chercheur de tenir les deux bours de la chaine et d'étudier aussi bien l'adaptation des émigrants à leur terre d'accueil que l'influence de l'émigration et des retours sur la politisation des campagnes dans la région de départ. Après l'allocution introductive - un modèle du genre - prononcée par le directeur de l'Ecole française de Rome, André Vauchez, la première demi-journée était consacrée au bilan historiographique. D'emblée sont apparues les lignes de force du colloque, et aussi ses lignes de faille. Une préoccupation commune aux quatre intervenants a été de souligner la nécessité de garder l'œil fixé sur la chronologie. Il serait assurément souhaitable de déterminer, pour chacun des pays, sinon pour chaque région rurale - ce qui renverrait les chercheurs à la problématique classique d'André Siegfried, du reste l'un des noms les plus souvent cités d'un bout à l'autre du colloque -, le terminus à partir duquel il est légitime d'employer le mot « politisation» pour désigner ce que Maurice Agulhon a appelé, dans La République au village, « la descente de la politique vers les masses ». Pour les historiens italiens et espagnols, plus encore que pour les français, ce terminus a quo ne peut être simplement la date de l'instauration du suffrage universel (de 1882 à 1912 en Italie, 1890 pour l'Espagne). Les processus d'acculturation politique importent donc au moins autant que les ruptures fondatrices, les grandes étapes institutionnelles, les crises révolutionnaires. Le jeu d'influence réciproque entre politique nationale moderne et culture populaire préalable, entendue au sens le plus large, c'est-à-dire le plus composite, ramène à ce que Maurice Agulhon, conformément à la distinction d'Ernest Labrousse entre l'économique, le social et le mental, appelait les « problèmes du troisième étage ». Que les paysans, dans le cadre spécifique des conflits agraires, aient pu se dresser contre la politique libérale, nationale, aux règles définies par les élites, Suzanne Berger s'était efforcée d'en faire la démonstration dès le début des années 1970. Et c'est précisément pourquoi, comme le soulignait Renato Zangheri, « oggi il problema, per moiti studiosi, è piuttosto sco- prire l'identità deI sociale e i modi deI passagio dal sociale al politico, le "vie della politicizzazione" ». Pour Ramblema, «per moiti studiosi, è piuttosto scoprire l'identità deI sociale una etaptf de la historia spagnola como de "polftica sin democracia" », dans un pays gouverné par un Etat faible et pourtant interventionniste. Alain Corbin s'est interrogé sur la validité du modèle unidirectionnel, du haut vers le bas, qui, selon lui, nuirait plutôt qu'il n'aiderait à la pleine compréhension des modalités de la politisation, en concentrant l'attention sur les enjeux nationaux et sur les représentations dominantes des masses rurales par les élites urbaines, au détriment d'une approche plus ethnologique, ou anthropologique, des comportements spontanés, de l' « émotivité» populaire et de ses points de cristallisation. Force est de le constater, le risque de donner aux discussions un tour par trop francofrançais n'a pas toujours été évité. Comme le notait plaisamment Maurice Agulhon dans sa conclusion du colloque, la crainte de voir le modèle provençal régner seul et sans partage a été vite démentie, chacun ayant à cœur de mettre en évidence l'originalité de l'articulation entre « synergie nationale» et « dynamique locale» à l'échelle de sa région ou 226 Histoire et Sociétés Rurales de son département - qu'il s'agisse des provinces septentrionales de Jean-Pierre Jessenne, de la Vendée de Jean-Clément Martin ou du Doubs de Jean-Luc Mayaud. Ces « jeux d'échelles », pour citer le titre de Jacques Revel, et la diversité des voies et des moyens de la « nationalisation des masses », pour reprendre celui de Georges-Louis Mossé, occupent une place centrale dans la réflexion de Gilles Pécout, qui a apporté au débat à la fois son érudition d'historien de l'Italie et sa connaissance de l'historiographie française en matière de politisation des campagnes. Au cours de la même séance, consacrée aux rôles des États-nations dans l'acculturation politique, Stefano Pivato a présenté une remarquable étude sur l'onomastique politique dans deux communes, Guastalla (province de Reggio Emilia) et Russi (Romagne), des années 1860 aux années 1920. Que le choix du prénom puisse avoir valeur d'indice de politisation, les recherches menées par Pérouas en Limousin avaient commencé à le montrer. Le travail de Stefano Pivato en apporte une précieuse confirmation, qui met en lumière la diffusion de la nouvelle religiosité laïque ou, suivant la formule d'Alphonse Dupront, l'ampleur du « transfert de sacralité» au profit des héros et héroïnes d'opéra, comme des pères fondateurs du socialisme. Les historiens du religieux devaient d'ailleurs apporter une contribution indispensable à l'effort général pour appliquer la distinction entre le politique et la politique, et pour mieux éclairer la dialectique entre l'opinion politique nouvelle et la mentalité ou la croyance traditionnelle. Leur présence était donc requise à la fois pour traiter convenablement des milieux et des structures de socialisation politique, et, au cours de l'ultime séance, des clivages politiques dans les campagnes. Le temps n'est plus où l'on se contentait de ranger sommairement au chapitre de l'archaïsme ou de l'obscurantisme contrerévolutionnaire la dévotion des paysans et l'influence de leurs pasteurs. Dans sa magistrale communication, Philippe Boutry, reprenant le concept d' « opinion religieUSe» utilisé par Necker pour désigner l'expression d'un sentiment et d'une morale à dominante religieuse, souligne que la laïcisation du droit voulue par les Constituants, la rapide transformation des cadres juridiques et des conditions mêmes de la pratique n'ont pas seulement fait naître un sentiment de persécution décisif dans le jeu de la mémoire catholique au XIXe siècle. Elles ont engendré un processus de « contamination de la croyance par l'opinion », perceptible dans les formes d'action du clergé et des fidèles. Lanalyse de ce processus, note Philippe Boutry, éclaire l'appoint décisif que les « catholiques selon le suffrage universel », comme disait Littré, ont apporté à l'installation de la République, et aussi le retard de l'accès au suffrage universel des femmes, victimes de ce que Ferry, reprenant le mot de Stuart Mill, appelait leur « assujettissement» à la tutelie cléricale. De son côté, Caroline Ford rappelle que dans les régions périphériques de la France comme la basse Bretagne ou la Flandre, chrétientés à fort particularisme linguistique, le bas clergé catholique a joué un rôle déterminant à la fois dans l'apprentissage de la démocratie moderne et dans la « construction de l'identité culturelle par la politisation ». Lun des apports les plus notables de ce colloque pourrait donc être l'attention portée désormais à l'apparition de ce que Maurice Agulhon a appelé « des politiques de conservatisme conscient» ou, plus encore, à l'aptitude des courants, des mouvements anti-libéraux à s'approprier les instruments de la politique moderne et à en user efficacement pour consolider leurs bastions populaires. Probante est ici la démonstration de Jordi Canal à partir de l'exemple du carlisme, qui de fait a bénéficié d'une large adhésion paysanne. Cette culture politique, quoique nourrie de violence, apparaît comme une des voies longtemps négligées de la politisation des campagnes espagnoles au XIXe siècle. Comptes rendus 227 Roger Dupuy, auteur de l'ultime contribution, a proposé de nommer « proto-politique populaire» ce qu'on pourrait appeler aussi la sub-culture politique, ou culture politique d'Ancien Régime. Ce concept permet, selon lui, de mieux comprendre, entre autres, la crise du printemps et de l'été 1789. Il n'a pas pour seul avantage de laisser au mot « politisation» son sens d'apprentissage par les masses de la politique moderne. Il aide aussi à étudier, à l'intérieur même du processus de politisation, dont on mesure mieux qu'il ne se réduit pas, comme dans la définition d'Eugen Weber, à la « nationalisation» des paysans, la relation dialectique évoquée par Catherine Brice, responsable efficace autant que discrète de la bonne marche de ces journées, entre l'enracinement d'une pratique politique régulière et la radicalisation conflictuelle, dont l'éventualité ne fut jamais écartée au XIXe siècle. On peut donc le ranger au nombre des avancées qui ont permis au colloque romain de satisfaire à sa double fonction de bilan historiographique et de renouvellement des thèmes de recherche. Jean-François Chanet 228 Histoire et Sociétés Rurales Résumés 1. Essai d'archéologie horticole en banlieue parisienne. Saint-Denis et Rueil-Malmaison siècle) ............................................................................... Jean-Yves DUFOUR À partir de sondages archéologiques réalisés en banlieue parisienne, nous étudions les (xIve-XIXe modes de plantation utilisés en arboriculture fruitière depuis le XIVe siècle. Les résultats de terrain sont comparés aux techniques décrites dans les manuels agronomiques contemporains et insérés dans la trame historique régionale. Les vergers, les vignobles et certaines cultures maraîchères (telles les aspergeries) laissent des traces au sol susceptibles de repérage archéologique et d'interprétation. La nature du sol, la technique utilisée (plantation sur butte ou sur fossé, espalier), l'exposition et l'histoire locale sont des clefs d'interprétation permettant d'approcher l'espèce cultivée. 2. La culture écrite et le monde paysan. Le cas de la Franche-Comté (1750-1860) ............................................................................................................ Michel VERNUS Lexemple de la Franche-Comté permet de suivre les étapes et les modalités de la diffusion de la culture écrite au sein d'une société paysanne. Dans un environnement villageois où l'écrit de plein vent se développe, les livres de piété forment l'essentiel des premières petites bibliothèques. Puis, la politisation de la période révolutionnaire multiplie l'écrit sous de nouvelles formes, volantes. Enfin la première moitié du XIXe siècle voit se diversifier les lectures: livres de piété, littérature engagée due aux conflits politiques, almanachs aux usages multiples, ouvrages de vulgarisation du progrès agricole. La conjonction des stratégies de diffusion d'un clergé missionnaire, de la volonté commerciale des vendeurs de livres et de la volonté propagandiste politique a été décisive. Lécrit reste longtemps très lié à la pratique de l'oral, dans les différents lieux où le paysan a le plus de chance de le rencontrer. Des notables locaux, mais aussi une élite paysanne ont joué le rôle de médiateurs culturels. Lirruption de la culture écrite paraît être à l'origine d'un véritable déracinement culturel, qui a miné insidieusement la cohésion de la communauté villageoise. 3. Fortune paysanne et cycle de vie. Le cas de la seigneurie de Saint-Hyacinthe (Québec), 1795-1844 .............................................................................. Christian DESSUREAULT Le cycle de vie a été présenté comme l'un des principaux facteurs des inégalités de la richesse au sein de la paysannerie du Québec pré-capitaliste. Dans cette société paysanne, le processus d'accumulation de biens dans les premières phases du cycle de vie des ménages viserait d'abord à assurer la reproduction familiale. Succédant à la phase d'accumulation, le processus de redistribution des avoirs familiaux en faveur des enfants favoriserait ensuite un certain équilibre dans la répartition sociale de la richesse. Cette recherche vise à vérifier, à l'aide des inventaires après-décès et des données sur la durée des unions conjugales, l'influence du cycle de vie sur l'accumulation et la distribution de la richesse dans la paysannerie de la seigneurie de Saint-Hyacinthe (Québec) de 1795 à 1844. Le cycle de vie représente effectivement l'un des éléments importants à évaluer pour mieux saisir le fonctionnement de cette société paysanne. Cependant, ce dernier facteur ne s'insère pas dans une dynamique globale tendant vers l'égalitarisme économique et social. La différenciation des fortunes paysannes n'est pas d'abord d'ordre Résumés / Abstracts 229 démographique. Les processus d'accumulation et de redistribution des biens au cours du cycle de vie se vérifient davantage parmi la couche aisée de la paysannerie capable d'assurer sa reproduction élargie dans l'agriculture, voire de réussir une mobilité sociale ascendante, tandis qu'au bas de l'échelle économique et sociale, les familles ne possèdent pas suffisamment de biens pour veiller à l'établissement de la génération à venir. 4. L'enseignement agricole aux États-Unis. À propos du système Land-grant (1862-1914) ................................................................................ Susan Carol ROGERS Cet article étudie analytiquement l'historiographie de la constitution du système Land-grant américain. Il s'agit d'un réseau national d'institutions financées sur fonds publics, et se consacrant à la recherche et à la formation agricoles. Ce réseau fut établi par une série de lois fédérales votées par le Congrès américain entre 1862 et 1914. Le système Land-grant, encore très solide de nos jours, combine étroitement la vulgarisation, la recherche et l'enseignement universitaire. On lui attribue en général un rôle majeur dans l'édification du secteur agricole, aussi productif que rationalisé, caractéristique des États-Unis aujourd'hui. Un tel système institutionnel, centralisé et imposé par l'Etat fédéral, est tout à fait exceptionnel dans le cadre américain, et l'auteur suggère que ce caractère exceptionnel a amené les historiens du système à se concentrer en priorité sur son degré de réussite dans l'atteinte des objectifs de démocratisation proclamés à l'origine. Replacer le système Land-grant dans une perspective comparatiste internationale permettrait de soulever une gamme plus large de questions, y compris celle du degré réel d'influence d'institutions de ce type sur le développement agricole. Abstracts 1. Late medieval and moderne horticulture in the suburbs of Paris. Saint-Denis et RueilMalmaison ftom XlVth to XIXth century ............................................. Jean-Yves DUFOUR Using archaeological remains found in the suburbs of Paris, we discuss the ways of planting used in fruit arboriculture since the Late Middle Ages. Field results are compared to techniques proposed in contemporary books on agronomy, and replaced within the framework of regional history. Orchards, vineyards and sorne vegetable gardening (such as asparagus-growing) left traces on the ground, which we try to interpret. Key interpretive elements in our approach to cultivated species include soil components, techniques used (ridge, ditch, or espalier planting), exposure to the sun, and local history. 2. Written culture and the peasant world. The case of Franche-Comté (1750-1860) ....................................................................................... Michel VERNUS Through the example of Franche-Comté, we can trace the stages and processes through which written culture was disseminated within a peasant society. Religious books make up most of the first, smalilibraries found in village contexts characterized by a growth of public postings. During the revolutionary era, the written word, because it is politicized, multiplies and takes new, ephemeral shapes. Lastly, reading becomes diversified in the first half of the nineteenth century, and cornes to include religious 230 Histoire et Sociétés Rurales books, political litterature spawned by political conflicts, all-purpose almanacs, and works of agricultural vulgarization and development. A key role is played by the combination of the disseminating strategies of the missionaries and of the commercial goals of booksellers. The written word still remains for a long time linked to oral practices in the various places in which it is most often met by the peasant population. The role of cultural mediators was taken up by local notables, but also by a peasant elite. The invasion of the written world seems to have brought about a true cultural uprooting which undermined insidiously the cohesion of the village community. 3. Peasant fortune and family life-cycle. The case of the seigneury of Saint-Hyacinthe (Québec), 1795-1844 .............................................................. Christian DESSUREAULT The family life-cycle has been presented as one of the principal factors governing the distribution of wealth among the peasants of Quebec during the pre-capitalist period. According to this line of argument, families accumulated weatlh in the early phases of the cycle mainly to assure their own reproduction ; the later phase of redistribution of family possessions among the children favoured a relatively equal social distribution of wealth. Usingpost-mortem inventories and information concerning the duration of marriages, this article seeks to measure the influence of the life-cycle on the accumulation and distribution of wealth among the peasant families of the seigneury of SaintHyacinthe from 1795 to 1844. While the cycle was indeed an important element regulating the workings of this peasant society, it did not form a part of a general dynamic tending toward economic and social equality. The differentiation of peasant fortunes did not primarily reflect demographic forces. The processes of accumulation and redistribution of family wealth are most visible among weIl-off peasants, who are able to offer their children a g~od start in agriculture or even in more prestigious occupations. Families at the other end of the socio-economic scale, on the other han d, lacked the means to furnish a "competency" to the members of the next generation. 4. The institution of agricultural development in the United States. On the Land-grant system (1862-1914) ...................................................................... Susan Carol ROGERS This paper provides an analytical review of the historicalliterature treating the establishment of the American Land-grant system, a national network of public institutions devoted to agricultural research and training, established through legislation enacted by the United States Congress between 1862 and 1914. Still well-entrenched, the Landgrant system closely integrates agricultural extension, research and higher education, and is often credited with playing a major role in creating the highly productive and rationalized agricultural sector associated with the United States today. Ir is argued that the anomaly of such a centralized, federally-mandated set of institutions within the American context has led its historians to focus on its success at fulfilling its declared democratic mission. A broader range of questions, including those relating to the actual effect of such institutions on agricultural development would be forthcoming from considering the Land-grant system in cross-national comparative perspective.