Histoire
et
Sociétés
Rurales
Revue publiée
avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique, du Ministère de l'Agriculture,
du Centre de Recherche Historique sur les Sociétés et les Cultures de l'Ouest (Université de Rennes 2),
du Centre de Recherche d'Histoire Quantitative (Caen, CNRS, URA 1013),
du Centre d'Histoire des Régulations et des Politiques Sociales de l'Université d'Angers (EA 1710)
et de l'Université de Paris 7
Association
d'Histoire
des
Sociétés
Rurales
Quatrième année - N° 7
1er semestre 1997
HISTOIRE ET SOCIÉTÉS RURALES
N° 7 - 1er semestre 1997
SOMMAIRE
LA CULTURE AU VILLAGE ..................................................................................................................
7
Études
Jean-Yves DUFOUR, Essai d'archéologie horticole en banlieue parisienne.
Saint-Denis et Rueil-Malmaison (xrve-XIXe siècle) .............................................
Il
Michel VERNUS, La culture écrite et le monde paysan. Le cas de la
Franche-Comté (1750-1860) .................................................................................................
41
Christian DESSUREAULT, Fortune paysanne et cycle de vie. Le cas de la seigneurie de Saint-Hyacinthe (1795-1844) ....................................................................
73
Susan ROGERS, I..:enseignement agricole aux États-Unis. A propos du
système « Land-grant» ...............................................................................................................
97
Sources
Jean-Claude DIEDLER, Un procès de sorcellerie en Lorraine du Sud au
début du XVIIe siècle .....................................................................................................................
133
32. Le procès de Claudette Clauchepied, accusée de sorcellerie à Bruyères
(Vosges) (1601) ......................................................................................................................................
143
Comptes rendus
• Ouvrages
Gérard CHOUQUER (dir.), Les formes du paysage. T. II : Archéologie des parcellaires,
Actes du colloque d'Orléans (mars 1996)(Michèle Brunet) ..........................................
Oswald A. W DILKE, Les arpenteurs de la Rome antique (Pierre Jaillette) .................
HORARD-HERBIN, Levroux 4. L'élevage et les productions animales dans lëconomie de la fin du Second Âge du Fer à Levroux (Indre) (Alain Ferdière) ..........
173
173
M.-P.
Directeur de publication Secrétaire de rédaction
Jean-Marc MORICEAU Ghislain BRUNEI
Maison de la Recherche en Sciences Humaines Archives Nationales
Université de Caen, 14032 CAEN Cedex 60, rue des Francs-Bourgeois, 75141
PARIS
Cedex 03
177
4
Histoire et Sociétés Rurales
Marie-Geneviève COLIN, Isabelle DARNAS, Nelly POUSTHOMIS, et Laurent
SCHNEIDER, (dir.), La maison du castrum de la bordure méridionale du Massif
Central, XIe- XVIIe siècles (François Bougard) ........................................................................
179
Jean TRICARD, Les campagnes limousines du XlV' au XVIe siècle. Originalités et limites
d'une reconstruction rurale (Thomas Jarry) ..........................................................................
Gilbert LARGUIER, Le drap et le grain en Languedoc. Narbonne et Narbonnais,
1300-1789 (Annie Antoine)........................................................................................................
183
Gabriel AUDISIO, Les Français d'hier. T. II: Des Croyants, )(V'-XIXe siècle Qean-Marie
ValIez)........................................................................................................................................................
Lucien BÉLY (dir.), Dictionnaire de l'Ancien Régime (Gérard Béaur) ............................
186
188
Jean-Claude DIEDLER, Démons et sorcières en Lorraine. Le bien et le mal dans les
communautés rurales de 1550 à 1660 Qean-Michel Boehler)...................................
189
181
Mark OVERTON, Agricultural Revolution in England. The Transformation of the
Agrarian Economy, 1500-1850 (Francis Brumont) .........................................................
Nicole JACQUES-CHAQUIN et Maxime PRÉAUD, (dir.), Les sorciers du carroi de
Marlou. Un procès de sorcellerie en Berry, 1582-1583 (Benoît Garnot)...............
195
Andreas INNEICHEN, Innovative Bauern. Einhegungen, Bewiisserung und ~ld
teilungen im Kanton Luzern im 16. und 17. Jahrhundert Qean-Michel
Boehler)....................................................................................................................................................
196
Piero CAMPORESI, Les effluves du temps jadis (Hélène Servant) .......................................
198
Pierre HANNICK et Jean-Marie DUVOSQUEL, La Carte d'Arenberg de la terre et prévôté de Neufchâteau en 1609, avec le ban de Mellier et la seigneurie de Bertrix
(Olivier Renaudeau) .........................................................................................................................
Philippe GOU]ARD, Un catholicisme bien tempéré. La vie religieuse dans les paroisses
rurales de Normandie, 1680-1789 (Antoine Follain) .....................................................
199
192
201
Antoine CASANOVA, Identité corse, outillages et Révolution française. Essai d'approche ethno-historique, 1770-1830 Qean-René Trochet) ............................................
Michel FIGEAC, Destins de la noblesse bordelaise, 1770-1830 Qean-François
Dubost) ....................................................................................................................................................
207
Geneviève GAVIGNAUD-FONTAINE, La Révolution rurale dans la France contemporaine, XVIlle-xxe siècles (Gilles Pécout)......................................................................................
209
Histoire et mesure, vol. XI, n° 3/4, juillet-décembre 1996, «Prix, production, productivité agricoles)} (Remi Mallet) ...........................................................................................
210
Michel NOËL, L'homme et la forêt en Languedoc-Roussillon. Histoire et économie des
espaces boisés Qean-Pierre Husson) ...........................................................................................
211
Histoire de l'expropriation du XVIIIe siècle à nos jours. Actes de la première Journée
d'études historiques, Orléans, 13 mai 1996 (Nadine Vivier).......................................
Olivier IHL, La flte républicaine (Marco Fincardi) ..................................................................
Luc-Francis GENICOT, Patricia BUTIL, Sabine DE JONGHE, Bernadette LOZET, et
La maison paysanne.
Philippe WEBER, Le patrimoine rural de ~lonie.
T. I: Des modèles aux réalités. T. II : Portefeuille d'architecture régionale
(Isabelle Lettéron) ..............................................................................................................................
204
211
212
213
Sommaire
5
Pierre BROCHEUX, The Mekong Delta. Ecology, Economy and Revolution, 18601960 Qean-PaulAmat)..................................... ..............................................................................
215
Jean VERCHERAND, Un siècle de syndicalisme agricole. La vie locale et nationale à
travers le cas du département de la Loire (Nadine Vivier) .............................................
216
• Soutenances de thèses
Claude MARCHAL, «La prévôté de Bruyères aux XVIe et XVIIe siècles. Population,
économie, société» Qean-Claude Diedler)..........................................................................
218
Jean MARTIN, «La manufacture des toiles "Bretagnes", 1670-1830» (Philippe
Jarnoux) ..................................................................................................................................................
220
Caroline DOUKI-MINARD, «Les mutations d'un espace régional au miroir de
l'émigration. "LApennin toscan, 1860-1914» (Gilles Pécout) ...............................
222
• Colloques
« La
politisation des campagnes au XIXe siècle (France, Italie, Espagne, Portugal et
Grèce)>> (Rome, 20-22 février 1997) Qean-François Chanet)....................................
224
Résumés .......................................................................................................................................................
228
Abstracts ......................................................................................................................................................
229
LA CULTURE AU VILLAGE
E
N CHANGEANT D'HABIT - et de « caractères» -, Histoire et Sociétés Rurales ne
perd pas son âme : notre revue entend montrer une ouverture et un dynamisme permanents. Quittant les vilains du Moyen Âge, voici, à la fin de la
Renaissance, derrière des moissonneurs flamands déjà armés du « pic» et du
« hoquet», le moulin, la rivière, les bâtiments d'exploitation couverts de tuiles
autour du colombier... et l'église l . C'est dire qu'à côté des aspects strictement
agricoles, le secteur artisanal et l'encadrement religieux, entre autres exemples,
font bien partie de notre champ d'investigation. Le spirituel ne doit pas en effet
être relégué à l'arrière-plan. Sans renoncer à l'étude des conditions matérielles,
qui reste pour nous essentielle - une bonne part des comptes rendus que nous
livrons ici en témoignent -, une plus large place doit être faite à l'histoire culturelle. Nous l'avions déjà annoncé. En voici quelques preuves qui, nous l'espérons, préparent d'autres contributions.
L attention à l'égard de la culture passe d'abord par la formation technique et
professionnelle. Il en va ainsi pour ces maraîchers et jardiniers des campagnes
parisiennes dont Jean-Yves Dufour recherche les traces archéologiques sur les
sites de Rueil et de Saint-Denis depuis le XIVe siècle. En confrontant les restes de
plantations aux méthodes horticoles prônées dans les manuels de l'Ancien
Régime et du siècle dernier, et en scrutant l'organisation de simples trous et fossés, il parvient à reconstituer les productions successives d'un espace rural souvent dédaigné : les jardins. La diffusion du savoir scientifique est une question
cruciale en agriculture. Dans une synthèse pionnière en France, Susan Rogers se
penche sur l'enseignement agricole américain, marqué par la spécificité d'un
réseau national établi sur des fonds publics: le système « land-grant », dont elle
critique l'historiographie, en démontant les relations qu'il a entretenues de 1862
à 1914 avec les techniciens, les professionnels et les politiques. Sur le Vieux
continent, la diffusion de la culture écrite a été plus précoce et plus présente
qu'on ne l'imagine dans certaines campagnes: la Franche-Comté, qu'examine
Michel Vernus, traverse entre 1750 et 1860 un long siècle d'acculturation dont
les étapes sont autant politiques et idéologiques qu'économiques.
Entre les formes de cultures rurale et urbaine, l'osmose s'établit grâce à l'action de médiateurs qui appartiennent à la paysannerie comme à l'artisanat. Le
fossé est en revanche beaucoup plus large dans la Lorraine du début du
1. Il s'agit de l'abbaye Sainte-Marie d'Hénin-Liétard à Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais), rasée
sous la Révolution. Le choix de cette gouache des Albums de Croy doit beaucoup à notre collègue
Jean-Marie Duvosquel que nous tenons à remercier vivement.
8
Ghislain BRUNEL et Jean-Marc MORICEAU
siècle, où Jean-Claude Diedler nous plonge en pleine « épidémie» de sorcellerie. Le procès intenté à Claudette Clauchepied en 1601, au cœur du grand
siècle de la répression qui court ici de 1544 à 1634, révèle la prégnance d'un système culturel propre au monde rural, riche de transmission orale, de rumeurs,
de pouvoirs occultes, d'irrationnel, dans un cadre communautaire qui privilégie
les liens de compérage. En 1581-1582, l'épisode judiciaire des sorciers du carroi
de Marlou, dans le Berry, en témoigne également (compte rendu de Benoît
Garnot). Alors, l'opposition culturelle entre ville et campagnes est abrupte: c'est
de la première qu'arrivent les normes judiciaires et dans la seconde que se rétractent les comportements traditionnels, dans ces lieux de refuge que fournissent
montagnes, forêts et écarts. Mais, sur le plan de la méthode historique, comment
exploiter cette manne documentaire? De la présentation de cette source de la
« première» époque moderne, l'historien retiendra une attention aiguë pour le
qualitatif et pour l'interrogatoire sémantique, pour l'analyse lexicale des textes,
démarche critique et explicative qui ne doit pas rester propre à l'analyse des
documents des périodes antérieures.
Avoir foi en un Au-delà fut longtemps une évidence dans ces campagnes où
se recrutaient l'essentiel des Croyants que présente Gabriel Audisio dans une synthèse attendue (compte rendu de Jean-Marie ValIez). Substrat culturel des sociétés rurales, la religion ne fut pourtant pas vécue de la même manière d'un petit
pays à l'autre : c'est ce qui intrigue Philippe Goujard dans son ouvrage sur le
catholicisme entre Bray et Caux au XVIIIe siècle (compte rendu d'Antoine
Follain). Le recours au surnaturel, qui n'est pas l'apanage des ruraux - n'est-ce
pas alors que les consuls de la ville de Riom appellent le « bon» sorcier d'un village auvergnat pour lutter contre l'épidémie ?2 -, motiva une vive réaction de la
part de l'Église. Le clergé fit de la culture écrite un instrument d.e combat contre
les déviances et les superstitions, comme en Comté, où la distribution gratuite
de livres de piété par l'évêque de Saint-Claude en 1780 marque la volonté de
protéger les âmes de 1'« hérésie », si proche en région de partition confessionnelle.
Cette septième livraison permet de pointer quelques questions que nous souhaiterions voir développer dans de prochains numéros. Quels rapports entretiennent le clergé et le développement dans les sociétés rurales? I.:évolution du
recrutement des prêtres, la mesure de leur action locale, leur rôle dans l'acculturation, leur action en matière de justice sociale ou de progrès agronomique, voilà
un dossier bien épais. Que surviennent des contestations idéologiques, du sein
même des Églises, ou en dehors, et l'action des ces « médiateurs» culturels ne
donnera naissance qu'à une composante: ainsi chez ces syndicalistes du département de la Loire à l'époque contemporaine, dont Jean Vercherand souligne la
dualité de filiation entre christianisme et marxisme (compte rendu de Nadine
Vivier). Qu'ils rencontrent un nouvel ordre politique, désireux d'affirmer une
XVIIe
2. Délibération des consuls de Riom (Puy-de-Dôme), 28 juillet 1588, d'après Émile CLOUARD,
Les Gens d'autrefois. Riom aux xv< et XVT' siècles, Riom, Imprim. Jouvet, 1910, p.388-389.
La culture au village
9
communauté civique indépendante de la religion, comme ce fut le cas en France
en 1880, et ils cèdent le pas: dans des tensions dignes de Clochemerle, où s'affirme encore une fois le dynamisme spécifique des campagnes, un patriotisme
républicain se construit à travers les fêtes et les commémorations démocratiques,
comme le montre Olivier Ihl (compte rendu de Marco Fincardi). I..:étude des
processus d'acculturation ne passe donc pas toujours par la ville: sur ces ressorts
propres au monde rural, on aimerait voir se multiplier les contributions.
Mais bien d'autres chantiers restent ouverts. La contribution québécoise de
Christian Dessureault sur le « cycle de vie» renvoie à une micro-histoire quantifiée de l'évolution des fortunes et de la démographie rurale. I..:étude des inventaires, déjà mis en avant sur le front culturel, est donc loin d'être obsolète. Les
effets de structures d'âge et de cycle familial pèsent lourdement dans les choix
économiques. Relayant sur ce terrain certaines contributions du Vieux monde,
l'analyse des avoirs des paysans « maskoutains» à partir de la reconstitution des
familles montre que, loin de se gommer, les différences économiques initiales
tendent à s'accroître: seuls les paysans aisés sont en mesure de poursuivre les processus d'accumulation et de redistribution des richesses, alors que chez les
humbles, la prévision familiale et la gestion du temps comptent beaucoup
moins. Les théories de Chayanov peuvent donc être nuancées. Le suivi des
ménages, mais aussi de la famille large et des différents réseaux de parenté, avec
l'aide de la généalogie, constitue, on le sait, l'un des points forts de la démographie historique. Sur la démographie rurale, on espère donc des bilans et des
ouvertures : les structures familiales du Moyen Âge au xxe siècle, la caractérisation des comportements des ruraux par rapport à ceux des citadins - et les modes
de contamination -, la mobilité géographique réciproque entre campagnes et
villes, l'originalité des pays de colonisation, voilà encore quelques perspectives à
renouveler.
Idées semées au vent? C'est un peu le rôle d' Histoire et Sociétés Rurales de
fournir un aiguillon. Mais, pour proposer des jalons, bien des énergies nous sont
nécessaires. La rubrique de nos comptes rendus - dont on sait la variété - a bénéficié jusqu'alors de l'aide efficace de François Bougard : au moment où ses fonctions l'éloignent matériellement de la rédaction, nous tenons à lui exprimer
notre gratitude. Avec près de 1 100 abonnés, notre petite revue remplit de plus
en plus sa mission d'impulsion, de coordination et de référence. Cependant,
avec cette audience croissante, ses devoirs augmentent et, plus que jamais, le soutien de tous nous est indispensable.
Ghislain BRUNEL et Jean-Marc MORICEAU
ÉTUDES
ESSAI D'ARCHÉOLOGIE HORTICOLE EN BANLIEUE PARISIENNE
Saint-Denis et Rueil-Malmaison (XIVe-XIXe siècle)
Jean- Yves
DUFOUR*
ouvre de nouveaux champs d'inLvestigations, notamment les zones rurales périurbaines. Passé l'incompréhension initiale 1 face à ce type de vestiges, plusieurs chercheurs se sont lancés dans
l'étude des jardins sous toutes leurs formes, des « terres noires» de l'Antiquité tardive et du Moyen Âge aux parcs d'agrément des châteaux de l'Époque moderne.
Les premiers résultats obtenus lors de fouilles dans la « ceinture vivrière» de Paris
nous invitent à proposer une mise au point sur un aspect plus « économique»
des jardins, l'horticulture.
:Larchéologie contribue à l'histoire de l'agriculture par les données qu'elle
procure sur l'irrigation et le drainage, le défrichement et surtout la plantation.
De cette dernière, on présentera d'abord les formes et les traces qu'elle laisse au
sol, d'après les traités d'agriculture du début de l'Ancien Régime et les manuels
d'arboriculture fruitière du XIXe siècle. Car, en matière de plantation, l'espacement, l'orientation, la forme du creusement et la nature du sol sont autant d'informations sur l'espèce cultivée. La présentation des résultats de terrain suivra
l'ordre chronologique. Pour le bas Moyen Âge, nos sondages ont livré un jardin
fruitier et un verger; des traces viticoles et un probable espalier datent des Temps
modernes; des cultures maraîchères (aspergeries) sont attestées pour l'Époque
contemporaine. Ces données sont issues du diagnostic organisé en 1995 par la
Mission Archéologie du conseil général de la Seine-Saint-Denis sur le site du
Stade de France à Saint-Denis et de quatre autres, orchestrés en 1994-1995 par
le Service Régional de l'Archéologie en Île-de-France à Rueil-Malmaison (Hautsde-Seine). Ces deux lieux de production ont en commun leur position dans la
vallée de la Seine tout près du marché parisien.
T'ESSOR DE L'ARCHÉOLOGIE DE SAUVETAGE
Les formes de plantation d'après les manuels anciens
Sur les sites archéologiques, les traces de creusement ont des fonctions multiples: extraction, rejet, fondation, marquage. Comment différencier les creusements liés à la plantation, et à quelles pratiques horticoles les imputer?
* Association pour les Fouilles Archéologiques Nationales,
27, rue du Parc, 93250 VILLEMOMBLE.
1. L:attrait du bâti, la dévotion aux textes anciens ou une méconnaissance méthodologique ont
souvent détourné les atchéologues des quelques zones de jatdins rencontrées lors des fouilles.
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, 1" semestre 1997, p. 11-40.
12
Jean- Yves DUFOUR
La mise en terre et le creusement
Si la récolte des fruits est imagée dans les calendriers, les sources écrites et iconographiques du Moyen Âge ne détaillent quasiment jamais le défoncement, la
plantation ou la fumure au pied des arbres2 , actions dont seule l'archéologie peut
rendre compte. Pourtant, les ouvrages sur l'horticulture insistent sur le conditionnement des racines et consacrent un chapitre à la plantation3 . Leurs auteurs
décrivent la plantation sur tas ou butte, dans des fosses séparées ou des fossés. La
première technique est conseillée en terrain humide4 , mais elle ne laisse théoriquement pas de trace archéologique. Le creusement est le plus usité: à défaut
d'un défoncement total de la parcelle, long et coûteux5, on recourt généralement
à un travail plus économique, les fosses ou les fossés. À cet égard on distinguera:
1. La plantation en fosse. Le creusement6 de grandes fosses séparées répond
aux besoins des arbres à haute tige, conduits de plein vent dans des vergers?
I.:important est que les racines soient à leur aiseS. Des petites fosses 9 sont concevables pour des arbres à basse tige ou des arbustes comme la vigne.
2. La plantation en fossé. Le défoncement par tranchées offre aux racines un
volume 10 de terre plus important et permet la plantation serrée des arbres ll .
3. La fosse ou le fossé avec drain. En sol humide, le creusement incluant un
drainage peut permettre la plantation 12. On cite aussi des «pavages» réalisés à
1 m sous chaque arbre à planter 13 .
2. 11ANE, 1983,p.205.
3. ANDILLY, 1652, p. 44.
4. ANDILLY, 1652; BALTET, 1908; DUFOUR, s. d.
5. VERCIER, s. d. ; GRESSENT, 1869.
6. Les trous ont 6 pieds en carré, avec une profondeur d'un pied en terre argileuse, «forte»
(ANDILLY, 1652, p. 49). Pour le verger à haute futaie, les trous sont larges de 2 m et profonds de
0,75 m (BALTET, 1908, p. 647). En terre sablonneuse, on compte 4 pieds de largeur pour une fosse
profonde de 2 pieds (SERRES, 1600, lieu sixiesme, chap. XIX).
7. GRESSENT, 1869, p. 729.
8. Le sens pratique accorde un creusement plus large quand le substrat stérile est vite atteint.
Mieux valent des trous plus ouverts que profonds. BAILLY, BIXIO, et MALPEYRE (vers 1843, p. 132)
discutent de la rationalité des trous carrés alors que les racines se développent librement en rond.
Les praticiens répondent que non seulement un trou carré est plus facile à creuser, mais encore que
l'on y positionne plus aisément un arbre aux racines asymétriques. Peu importe la figuration des
fosses, pourvu qu'elles soient larges et spacieuses (SERRES, 1600, lieu sixiesme, chap. XIX).
9. Du BREUIL, 1857, parle de fossettes de 0,6 m 2 . Pour de petits arbres en cordon, GRESSENT,
1869, p. 183, parle de trous carrés de 0,5 m de côté et 0,4 m de profondeur.
10. La même profondeur que celle des trous espacés est suffisante, soit 1 ou 2 pieds. Certains
fossés sont larges de 4 à 5 pieds et profonds de 2 (SERRES, 1600, lieu troisiesme, chap. w).
11. VERCIER, s. d. ; BALTET, 1908, p. 647.
12. «On peut encore faire dans le fond de la tranchée une pierrée d'un pied de haut, ou y mettre
de la terre pierreuse et grouetteuse, pour attirer les eaux en fond et les faire couler» (ANDILLY,
1652, p. 62).
13. BAILLY, BIXIO et MALPEYRE, vers 1843, p. 131.
Essai d'archéologie horticole en banlieue parisienne
13
La fertilisation des fosses ne relève pas du creusement proprement dit, mais
du remplissage. Tous les creusements sont à fertiliser dans la mesure du possible.
Plusieurs actions sont à distinguer. De nombreux auteurs 14 conseillent de faire le
trou longtemps à l'avance et de le laisser ouvert pour que le sous-sol s'amende
sous l'effet de l'aération 15. C'est là une cause vraisemblable de l'irrégularité de
forme et de fond de maintes structures rencontrées dans nos fouilles. Trois types
de matériaux peuvent fertiliser la fosse: le fumier (animal), les engrais (toute
matière organique) et les amendements (matière minérale). Les auteurs
conseillent des alluvions, gazons, tourbe, curages de fossés, vases, raclures de
cour, fientes d'animaux, boues de rue. Il est important de pouvoir faire la distinction, chimiquement (taux de matière organique, de calcium, de potassium)
ou archéologiquement (consistance, vestiges contenus), car certaines espèces
apprécient des apports particuliers, notamment dans le domaine du maraîchage.
La lecture de base des plans
Face au plan des vestiges d'un espace planté, le premier travail d'interprétation consiste à déterminer la nature du lieu : simple jardin d'agrément ou lieu
de production d'un « professionnel»? En dehors du fait qu'une faible densité de
plantation distingue le jardin d'amateur des parcelles cultivées par des agriculteurs (verger et jardin fruitier), la lecture des manuels permet de définir quatre
types d'occupation de l'espace :
1. Le jardin d'amateur. Pietro di Crescenzi classe les vergers en fonction de
l'importance de leurs propriétaires. Cela dénote d'entrée une fonction d'agrément; d'ailleurs, des pavillons ou des banquettes de verdure se trouvent dans
tous les vergers l6 . Même dans les vergers ordinaires, dont la taille est plus proche
de réels jardins de production, le choix de la distance de plantation entre les
arbres est laissé au maître des lieux. Labsence de règles caractérise bien des jardins faits pour la « plaisance» autant que pour la production. La présence d'allées ou de bordures est aussi un trait révélateur des jardins d'amateur qui ne se
retrouve pas dans les jardins producteurs l7 .
2. Le verger. On le définit comme un terrain planté d'arbres à hautes tiges,
ordinairement en lignes, rarement soumis à la taille l8 . Pour les vergers, seul le
défoncement par trous est rentable. Ils sont souvent plantés en quinconce pour
un ensoleillement maximal et la facilité d'entretien. Selon Olivier de Serres, une
plantation plus confuse résiste mieux au vent l9 . Si les lignes d'arbres sont très
14. SERRES, 1600; PASSY, 1910.
15. ({ Pour planter des arbres assez gros, on fait les fosses six mois auparavant, qui se fait afin que
la terre se corroye et renouvelle par l'air et chaleur» (ESTIENNE et LIÉBAULT, 1583, p. 335).
16. CRESCENZI, 1373 (1965).
17. PASSY, 1910.
18. VERCIER, s. d.
19. SERRES, 1600, sixiesme lieu, chap. XIX.
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 11-40.
14
Jean-Yves DUFOUR
espacées (15 à 20 m), on peut imaginer une culture entre les arbres, sous forme
de verger-agreste (dans le cas de céréales) ou de potager-verger. Les vergers peuvent être protégés par une simple haie. Les murs ne sont pas justifiés car inutilisables comme espaliers du fait de l'ombre projetée par les arbres à haute tige2o .
La clôture est moins indispensable dans les vergers quand les arbres sont adultes.
Le verger ne craint plus le bétail, qui lui apporte même un engrais naturel.
3. Le jardin fruitier. Il est défini comme un espace clos de murs, uniquement
destiné à la culture intensive d'arbres fruitiers très rapprochés les uns des autres,
à l'inverse du verger. Les arbres serrés donnent moins de fruits que ceux du
verger ordinaire, mais ils sont meilleurs et plus beaux. On enclôt le jardin de
murs ou de palissades pour le protéger des intempéries ou des voleurs, et mettre
en valeur les expositions favorables. Dans le jardin fruitier, on pratique la culture
des arbres en espalier, c'est-à-dire appuyés à un mur, ou en contre-espalier. Cette
seconde technique consiste à assembler les arbres fruitiers conduits en forme
plate sur un treillage vertical tendu en plein air21 . Lexposition est capitale22 . Une
bande libre de 4 à 5 m de large est conseillée le long des espaliers pour permettre
le passage d'une voiture apportant des engrais ou enlevant les fruits 23 .
4. Le taillis et le bois de haute futaie. Ils donnent lieu à une organisation
confuse, très éloignée des vergers qui alignent les plantations. La production de
bois étant un investissement à terme beaucoup plus long que celui des arbres
fruitiers, on leur attribue des terres médiocres, impropres à toute autre culture.
Les auteurs font attention à implanter leurs vergers selon le sol et l'exposition.
Larchéologue doit s'attendre à les retrouver surtout dans des endroits privilégiés.
La crainte des vents est le souci premier des arboriculteurs. Sont donc recommandés les fonds de vallée24 où la terre est de toute façon meilleure. Le verger
doit être clos sur les côtés d'où proviennent des vents malsains 25 , c'est-à-dire à
l'ouest et au nord en France septentrionale26 . Les considérations économiques
sont aussi importantes. La proximité d'un marché de consommation justifie une
culture dépassant le cadre familial. Sous l'Ancien Régime, l'impact de la
demande urbaine est peut-être plus fort que les « déterminismes physiques »27.
20. BAILLY, BIXIO et MALPEYRE, vers 1843.
21. VERCIER, s. d., chap. 2.
22. Sous le climat parisien, l'exposition à l'est est la meilleure. Les arbres se développent peu mais
produisent de beaux fruits (PASSY, 1910). Les expositions à l'ouest et au sud reçoivent plus d'eau
et de chaleur, avec les avantages et les inconvénients que cela peut procurer (ANDILLY, 1652).
I;exposition au nord reste bien sûr la plus mauvaise. Les expositions mitigées nord-ouest/sud-est
ou nord-est/sud-ouest sont privilégiées (GRESSENT, 1869, p. 133, et PASSY, 1910).
23. PASSY, 1910.
24. ANDILLY, 1652; PASSY, 1910.
25. CRESCENZI, 1373 (1965), p. 48.
26. GRESSENT, 1869, p. 131.
27. A Montmagny, près de Montmorency, vers 1680, pommiers et cerisiers cohabitent sur le
même finage, voire dans la même parcelle (NEVEUX, 1996, p. 336-337).
Essai d'archéologie horticole en banlieue parisienne
15
De la validité des manuels
Quel crédit donner à des manuels souvent écrits par des hommes de lettres
et destinés à de rares lecteurs privilégiés? Dans quelle mesure rendent-ils compte
de la réalité technique de leur époque, de la pratique paysanne?
Tout en innovant sur certains points, Olivier de Serres fonde son discours sur
l'expérience de ses contemporains et le raisonnement. Ancien intendant général,
Arnaud d'Andilly régale la reine Anne d'Autriche de paniers de poires et de
« pavies »28 soigneusement choisies. Janséniste, blâmant les propriétaires qui ne
pratiquent pas eux-mêmes l'art du jardinage, il n'écrit que pour les jardiniers et
ne vise qu'à la production des plus beaux fruits dans la rigueur de l'espalier. Dans
les jardins annexés aux abbayes, vergers et potagers visent à l'utile, l'alimentation
des moines et des hôtes 29 . Avec la hausse démographique régulière à partir du
XVIe siècle, les propriétaires trouvent des intérêts matériels dans l'art des jardins.
Si Le Nôtre aménage le parc de Versailles pour la « plaisance», La Quintinie,
chargé de tirer les meilleures productions du potager royal, reconnaît avoir beaucoup appris au cours d'entretiens avec « d'habiles maréchais »30. Les innombrables manuels du XIXe siècle sont l'œuvre de professeurs d'horticulture,
d'Académiciens des Sciences, mais aussi de praticiens, comme Gressent à
Sannois et Baltet à Troyes. Pour la plantation, en dehors du défoncement du sol,
les agronomes proposent les solutions plus simples déjà vues; le creusement de
tranchées ou de fosses rapproche le discours agronomique de la pratique3l .
Les gestes liés à la plantation se répètent dans les manuels à travers les siècles,
assurés d'une pérennité due à leur simplicité. Les chapitres novateurs ne doivent
pas tromper quant à leur application réelle: ils touchent aux techniques délicates
(greffe, taille, acclimatation) et ne remettent pas en cause la plantation.
La détermination des espèces cultivées
Faute d'analyses 32 , comment approcher, à partir de simples trous ou fossés,
les espèces cultivées? Les observations de terrain livrent quelques éléments: la
répartition des trous et leur remplissage33 , la nature du sol et l'exposition34 .
28. Variété de pêches.
29. STEIN, 1913, p. 6; LEMPEREUR et ROCHE-BERNARD, 1993.
30. LA QUINTINIE, 1690, t. 1, p. 21.
31. GAULIN, 1991.
32. Les micro-restes végétaux (graines et phytolithes) et animaux (insectes et limaces) pourraient
apporter des données : limaces et insectes ont ainsi des régimes alimentaires particuliers. Mais la
fumure, exogène aux sols, introduit un élément de perturbation majeur.
33. I.:emploi d'un fertilisant particulier induit-il une culture précise? Sous l'Ancien Régime, on
pense que seul le marc de raisin n'altère pas le goût du vin (LACHIVER, 1982); aussi ce type d'engrais semble-t-il consacré aux vignobles. Les gadoues touchent la vigne à la fin du XVIIIe siècle.
34. « Pour bien disposer les plants dans un jardin, on doit considérer la qualité du fonds, l'exposition au soleil et la situation pour les vents» (ANDILLY, 1652, p. 51).
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, le; semestre 1997, p.
11-40.
16
Jean-Yves DUFOUR
Nature du sol et position des arbres
La plupart des espèces d'arbres ont des préférences vis-à-vis du sol. Si l'amendement vise à apporter à un sol les éléments qui lui font défaut, l'influence du
sous-sol est tout aussi importante35 . Labsence de connaissances chimiques et
pédologiques avant le XIXe siècle rend aléatoire toute tentative de plantation à
l'encontre de la nature des sols. Échecs ou succès de telles productions aident les
paysans à mieux cerner les potentialités de leurs sols et les invitent à cultiver les
espèces les mieux adaptées.
Certaines espèces se complaisent partout (le noisetier, le cerisier), d'autres
sont plus exigeantes36 . Nous retiendrons la principale distinction des sols faite
par Andilly37: les arbres donnant des fruits à noyaux (pêches, cerises, abricots)
viennent mieux en terres douces et sèches alors que les arbres produisant des
fruits à pépin (pommes, poires, coings) apprécient les terres fortes et fraîches.
Lespacement entre les arbres et leur position au sein du verger sont aussi
vitaux pour ne pas nuire à leur bonne croissance. Lespacement entre les arbres
se calcule à partir du pied, soit le centre de la fosse de plantation. Il varie pour
chaque espèce et chaque forme donnée à l'arbre. Les auteurs précisent donc des
distances à respecter, notamment pour les arbres à planter en haute tige en quinconce dans les vergers. Globalement, ces distances concordent d'un auteur à
l' autre 38 . La taille rigoureuse à laquelle sont soumis les arbres plantés en espalier
ou en contre-espalier39 permet de réduire toutes les distances de plantation40 .
Lespacement ne permet pas d'approcher l'espèce cultivée au sein des jardins fruitiers. La plantation sur seulement un ou deux rangs le long d'une allée permet
35. BAILLY, BIXIO et MALPEYRE, vers 1843, p. 13l.
36. Le poirier a des racines pivotantes qui exigent un sol substantiel, gras, frais (mais non humide)
et profond (BALTET, 1908; ESTIENNE et LIÉBAULT, 1583; VERCIER, s. d.; ANDILLY, 1652); greffé
sur cognassier, il reste l'arbre le plus exigeant sous le rapport du terrain et ne supporte pas le calcaire (PASSY, 1910). Le cerisier se satisfait apparemment de tous les sols; à ses racines peu profondes, les sols légers et sablonneux lui suffisent (SERRES, 1600). Le climat de la France est celui
du cerisier (BALTET, 1908; AYGALLIERS, 1901); il peut donc se passer de fumier (ESTIENNE et
LIÉBAULT, 1583). Le figuier nécessite un sol calcaire et une place chaude, abritée des grands froids
(GRESSENT, 1869); le terroir peut être sec et « grouetteux» (ESTIENNE et LIÉBAULT, 1583), mais
l'arbre accepte volontiers une terre un peu plus grasse et humide (SERRES, 1600).
37. Ces considérations sont formulées différemment chez d'autres auteurs (BAILLY, BIXIO et
MALPEYRE, vers 1843).
38. Le pommier, par exemple, demande en verger un espacement de 20 à 30 pieds en tous sens
selon ESTIENNE et LIÉBAULT, 1583, 6 à 8m d'après VERCIER, s.d., Sm selon BALTET, 1908.
Plusieurs autres arbres nécessitent cependant la même distance de plantation, à commencer par le
poirier. Seule la combinaison de tous les facteurs (sol, distance de la plantation, exposition, technique utilisée à telle période) peut nous guider dans notre hypothèse d'interprétation.
39. Les définitions de ces techniques ont été données dans la description du jardin fruitier.
40. Deux pommiers palissés en éventail se planteront à 6 ou 8 m l'un de l'autre selon leur hauteur, mais 2 m suffiront pour espacer des formes en cordon horizontal unilatéral et 0,3 m pour des
cordons verticaux! (Du BREUIL, 1857, p. 5S0).
Essai d'archéologie horticole en banlieue parisienne
17
de réduire un tiers de la distance entre les pieds, car les arbres ne sont pas
contraints de tous cotés 41 . Une telle disposition ne se trouve cependant que dans
les jardins d'amateur ou les vergers-potagers.
La position relative des arbres, c'est aussi leur disposition entre espèces au sein
du verger ou du jardin fruitier. Le noyer est caractéristique à ce sujet. C'est un
arbre aux grandes racines qui nuit à ses voisins42 . On le plante plutôt au nord
des autres, ou sur les bords des chemins où il causera moins de dommages 43 . Par
sa grande taille, le poirier à haure tige est souvent planté au nord du verger. Ceci
pour éviter que son ombre ne porte sur des espèces nécessitant plus de soleil. Les
petits arbres seront donc logiquement plantés du côté du Midi.
Exposition et techniques de plantation
I.:exposition des arbres intervient dans la plantation, donc dans notre tentative d'identification. I.:inclinaison du terrain oriente le choix des arbres. Les
coteaux exposés les plus favorablement (sud et est) sont plus aptes à recevoir des
espèces nécessitant un maximum d'ensoleillement - vigne, amandier, abricotier.
Sur les terrains plats des fonds de vallée, on se contente de tirer le meilleur
parti possible de la révolution quotidienne du soleil. La plantation en quinconce
des vergers rend impossible toute interprétation basée sur l'exposition. Nous
avons vu que les expositions mitigées recherchées au sein du jardin fruitier ont
pour but de favoriser le plus grand nombre d'espèces possibles. Ce sont donc les
expositions franches, les plus sélectives envers l'espèce, qui seront les plus déterminantes pour l'archéologue qui n'en retrouvera que la trace. Comme il est
impossible de savoir si un fossé de plantation axé est-ouest expose les arbres au
nord ou au sud, nous conviendrons que seuIl' emploi de murs permet une lecture de l'exposition recherchée. De fait, l'exposition est fondamentale pour les
espaliers, technique de plantation basée avant tout sur l'ensoleillement.
Andilly qui a développé la technique des espaliers, décrit les espèces à planter
selon les expositions 44 . Toutes les espèces d'arbres fruitiers ne se plantent pas uniformément, selon n'importe quelles techniques, et à toutes les époques.
I.: espalier, par exemple, ne s'est pas développé avant l'Époque moderne. Aux xve
et XVIe siècle, il est utilisé dans la moitié nord de la France pour des espèces d'origine plus chaude comme la vigne, le pêcher, l'abricotier. Le pêcher4 5 et le poirier
ne seront pas mis en espalier avant le XVIIe siècle46 .
Al'inverse, certaines espèces, dont beaucoup d'arbrisseaux, ne se palissent pas
et n'ont pas leur place en espalier ou en contre-espalier: le cognassier, le néflier,
41. ESTIENNE et LIÉBAULT, 1583, chap. XLIV; ANDILLY, 1652.
42. ESTIENNE et LIÉBAULT, 1583, p. 351.
43. Cette position lui donne un rôle indicateur fréquent qui se retrouve dans la microtoponymie.
44. ANDILLY, 1652, chap. VI.
45. GRAND, 1950, p. 386.
46. MESSAGER, 1878.
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 11-40.
18
Jean- Yves
DUFOUR
le figuier, le noisetier, le noyer, le châtaignier47 . Le cormier a une production très
lente qui le relègue automatiquement au verger. Lamandier est peu cultivé4S .
Toponymie et mentions historiques
Les données issues du terrain (technique de la plantation, datation, nature du
sol, position relative des plants) sont autant d'éléments à confronter avec les
quelques écrits historiques sur le sujet. Les contextes de consommation sont
connus par des études locales ou des sources directes, comme Le Mesnagier de
Paris ou Les Crieries de Paris pour le bas Moyen Âge. Pour établir la plantation
en un lieu donné, encore faut-il que l'origine des produits soÏt mentionnée.
Dans Les Cris de Paris au xme siècle, les fruits dont l'origine est indiquée viennent de loin: poires de Cailleux (en Bourgogne), châtaignes de Lombardie et
figues de Malte49 ! Il est vraisemblable que les productions régionales plus habituelles et moins «prestigieuses» se trouvent parmi les nombreuses espèces ou
variétés citées sans aucune provenance: pêches d'août, cerises, poires de hâtiveau,
noisettes, cornilles. Ou bien les courtils proches ne suffisent-ils pas à l'approvisionnement en fruits d'une ville en pleine extension?
Le problème se retrouve pour les macrorestes trouvés en contexte de consommation dans les fouilles. Où étaient-ils cultivés? Les monographies d'histoire
locale, les terriers, baux, ventes et adjudications de récoltes de fruits sont plus
aptes à y répondre. La tradition, gardienne des cultures les plus renommées
d'une collectivité, peut aussi orienter une interprétation. La toponymie locale
joue un rôle précieux comme source d'information. Notre interprétation archéologique demeurera néanmoins hypothèse tant que l'on ne trouvera pas les restes
ligneux en place. La recherche conduit alors à réfléchir comme l'horticulteur:
quelles plantations faire pour rentabiliser au mieux une pièce de terre ?
Les vestiges du bas Moyen Âge
Trois sondages ouverts sur le chantier du Stade de FranceSO au lieu-dit «Le
Cornillon », à Saint-Denis, nous ont permis d'observer des plantations d'arbres
du bas Moyen Âge. Le site fait partie de la Plaine Saint-Denis, espace de 650 ha
à l'extrémité sud-ouest de la plaine de France. À la confluence des vallées de la
Seine et du Croult, la Plaine Saint-Denis est marquée par l'action alluvialesl .
47. SERRES, 1600; PASSY, 1910; AYGALLIERS, 1901.
48. Lamandier, espèce introduite en France vers le milieu du XVIe siècle, craint excessivement les
gelées. Les horticulteurs du nord de la France se risquent peu à le cultiver. Dans ces régions, il
figure principalement dans le jardin d'amateur (PASSY, 1910).
49. FRANKLIN, 1984, p. 156.
50. Lautorisation de sondages sur le grand Stade est accordée à Olivier Meyer, responsable de la
Mission Archéologie du conseil général de Seine-Saint-Denis. Nous le remercions de la libre
exploitation des données et du temps qu'il nous a accordés pour rédiger cet article.
51. L analyse des formations géologiques superficielles permet de resituer ({ Le Cornillon» sur une
ancienne terrasse. Le substrat de marnes infra-gypseuses est recouvert de faibles dépôts alluviaux
Essai d'archéologie horticole en banlieue parisienne
19
Les fosses de plantation d'un verger à Saint-Denis
Au sud d'un fossé parcellaire daté du XIVe siècleS2 , le sondage 2 est ponctué
de 13 fonds de fosses qui présentent des points communs (figure 1).
La morphologie de ce type de fosses n'évoque aucune des structures habituellement rencontrées dans les sites d'habitat médiévaux. Les dimensions des
fosses fouillées au Cornillon sont comparables à celles avancées par les arboriculteurs anciens (1,35 à 2 m de côté).
Figure 1.
Les fosses de plantation d'un verger
(Saint-Denis, « Le Clos-Saint-Quentin», plan du sondage 2)
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Des fosses foiblement conservées (profondeur moyenne 0,09 m), de forme quadrangulaire, ont pour
dimension moyenne 1,8 m de côté, et des fonds plats, Leur remplissage est partout homogène,' du limon
sableux brun gris contenant de rares petits tessons et ossements.
Nous percevons des alignements en quinconce orientés est-ouest, Ce schéma de lecture englobe 10 des
13 fosses de plantation et dispose les arbres à la distance moyenne de 5 m sur le rang. Le schéma en quinconce remédie un peu au foible espacement entre les lignes (2,5 m). Les fosses situées à une dizaine de
mètres du fossé parcellaire et disposées obliquement par rapport à celui-ci peuvent s'expliquer par les
besoins de manœuvres des charrois. Le fossé marque la limite du verger.
Si la plantation d'arbres est acquise S3 , l'organisation du plan n'est pas flagrante. Celle-ci est importante dans un verger, terrain ordinairement planté en
ligne d'arbres à hautes tiges. On peut supposer plusieurs phases dans le creusement des fosses de plantation qui expliqueraient cette difficulté de lecture. Pour
d'origines anciennes, qui composent un sol sablo-limoneux très altéré sur substrat calcaire. Le
Cornillon est topographiquement situé à la transition entre une zone inondable au nord et des
terres légèrement surélevées au sud, soit sur une pente sud-nord d'environ 1 %.
52. La datation est obtenue par les tessons les plus récents, alors que la majorité du matériel est
résiduelle. Nous remercions Nicole Meyer-Rodrigues (SRA île-de-France) pour son travail de définition et d'interprétation du mobilier médiéval recueilli sur le grand Stade.
53. Cétude micromorphologique et chimique réalisée par Cécilia Cammas (INA) confirme la
fumure et la mise en culture.
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, 1er semestre 1997, p. 11-40.
20
Jean-Yves DUFOUR
reprendre les termes usuels des auteurs anciens, nous qualifierons le sol rencontré
sur le Grand Stade de terre sablonneuse, légère et sèche. Ces sols sont propices
aux fruits à noyau54 . Mais des arbrisseaux peu exigeants quant au sol pourraient
aussi convenir55. Ces hypothèses rendent compte de la fragilité d'une approche
de l'espèce cultivée à partir des distances de plantation. Bien qu'elle n'ait pas
notre faveur, l'hypothèse d'une remise de chasse56 peut aussi être envisagée, car
les remises et les forêts requièrent moins d'ordre que les vergers. La difficulté de
lecture du plan procède-t-elle d'une plantation forestière? Comme dans toutes
les plaines aux alentours de la capitale, les remises étaient nombreuses au
XVIIIe siècle. Mais qu'en était-il à la fin du Moyen Âge? Il nous manque des éléments de référence 57 quant aux traces au sol de ce type d'occupation.
Les fossés horticoles: un jardin fruitier à Saint-Denis
Le système de fossés horticoles mis au jour dans le long sondage Il est riche
d'enseignements pour le domaine agricole étudié au Cornillon58 . L essentiel de
l'information est à extraire du plan, qui met en relief les rôles de l'espacement et
de l'orientation comme clefs d'approche des espèces cultivées (figure 2).
Onze fossés parallèles orientés nord-ouestlsud-est et espacés en moyenne de
5 m entre les axes 59 constituent le plan de base. Aucune structure en rapport avec
l'habitat n'est présente dans le sondage Il. Les fossés parallèles sont à interpréter
dans un contexte agraire. Le terrain est sec, sableux par endroits, situé en dehors
des zones inondables et suffisamment pentu pour rendre inutile tout système de
drainage. Ces fossés sont orientés comme le parcellaire laniéré de l'époque
contemporaine. Peuvent-ils délimiter des parcelles? En pratique, la mesure de
4 m, permettant le demi-tour d'un cheval de labour, est la largeur minimale
acceptable pour une parcelle cultivée60 . Les billons, levées de terre parallèles
séparées de petits fossés ou raies, peuvent être encore plus étroits61 . Si ces raies
54. Pêcher, prunier et certaines espèces de cerisiers nécessitent un espacement entre les pieds inférieur ou égal à 5 m (BALTET, 1908). Sauf ESTIENNE et LIÉBAUT (1583, p. 362) chez qui 8 à 9 pieds
en tout sens suffisent pour « les moindres arbres comme cerisiers, coigniers, figuiers et couldres »,
en aucun cas la petite distance de 2,5 m entre les rangs ne semble suffire.
55. Le figuier était cultivé à Argenteuil au XVIIe siècle en plein vent, à 3,5 m entre les lignes et
1,8 m sur les lignes. Le noisetier se plante à 3 m entre les pieds sur des lignes espacées de 5 m
(BALTET, 1908, et AYGALLIERS, 1901).
56. Bosquets artificiels créés au milieu des champs pour protéger le gibier à plumes et à poil.
57. I.:étude des cartes de chasse de l'Ancien Régime est à faire.
58. Le sondage 9, moins bien conservé, a donné des résultats plus ou moins semblables.
59. Ou de 4,2 m entre les bords des fossés. La mesure de l'espacement entre les structures horticoles n'est expliquée clairement dans aucun des ouvrages que nous avons consultés. La distance de
plantation entre les pieds étant mentionnée dans certains ouvrages, nous supposons des mesures
faites à partir du centre de la structure. Mais qu'en est-il lorsque les creusements sont dissymétriques et les fonds excentrés, comme c'est le cas des fossés les mieux conservés du sondage Il ?
60. Renseignement communiqué par Paul Defresne, haute figure de l'agriculture à Argenteuil.
61. ZADORA-RlO, 1991, p. 166.
Essai d'archéologie horticole en banlieue parisienne
21
Figure 2.
Les fossés horticoles d'un jardin fruitier
(Saint-Denis, « Le Clos-Saint-Quentin », plan du sondage 11)
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Trace agricole appartenant
au plan de base
Parcellaire
Trace agricole diachronique
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Les fossés ont une largeur moyenne de 0,8 m, une profondeur de 0,25 m. L'ensemble du système date
du XlV' siècle. Bien que parallèles, deux fossés supplémentaires apparaissent comme des rajouts tardifi.
De foit, l'un d'entre eux contient un fragment de céramique du xv' siècle. Entre ces fossés s'intercalent,
çà et là, quelques fosses quadrangulaires analogues à celles vues dans le sondage 2 et une série de fosses
rectangulaires peut-être contemporaines de cet ensemble. Un fossé parcellaire, contenant des tessons du
XVII' siècle, recoupe perpendiculairement le système de fossés médiévaux.
Le plan d'ensemble donnant l'organisation du contre-espalier peut être approfondi par le détail du
plan et de la coupe des fossés les mieux conservés au sud de la tranchée. Les fossés 11.02 et 11.03 sont
les plus larges et présentent la singularité d'opposer un bord sinueux à un bord nord rectiligne. Le fond
du fossé est courbe et régulier sur une largeur de 0,5-0,6 m. Le haut est caractérisé par un fort évasement dissymétrique qui double la largeur du fossé.
peuvent servir à la matérialisation des limites parcellaires, en aucun cas un agriculteur ne marquera son emprise parcellaire par un fossé qui lui enlèverait ipso
facto au moins 25 % de sa superficie. Par ailleurs, les fossés présentent des profils qui ne sont pas creusés à la charrue. Létude géoarchéologique exclur aussi le
labour. Leur orientation, leur contenu mobilier qui évoque un apport par
fumure, leur parallélisme et leur contexte pédologique, tout annonce une fonction horticole. Les analyses micro morphologiques entreprises sur le site rendent
compte de profils cultivés et confirment ainsi notre hypothèse.
La volonté évidente de production domine dans ce jardin, qui répond au type
du jardin fruitier. La technique du contre-espalier (<< haie fruitière ») est mentionnée pour une série de plantations du bas Moyen Âge 62 . Au Xym e siècle,
Bailly décrit des arbres fruitiers en éventail disposés en lignes parallèles, espacées
entre elles de 4 à 5 m. Elles se servent l'une à l'autre d'abris et de coupe-vent63 .
Au sein des jardins fruitiers, les producteurs ont toujours diversifié espèces et
variétés pour avoir des récoltes étendues le plus longtemps possible sur l'année64 ,
ce qui explique peur-être la différence de distance entre les fossés.
62. GRAND, 1950, p. 375. Pour le xv' siècle, une plantation d'ormes est décrite ainsi: plus de
1 000 toises de tranchées de 2 pieds de large sur autant de profondeur sont ouvertes dans le grand
jardin de l'Hôtel des Tournelles pour la plantation d'ormes (SAUVAL, 1724, p. 283).
63. BAILLY, BIXIO et MALPEYRE, vers 1843, p. 162.
64. Du BREUIL, 1857, p. 542.
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 11-40.
22
Jean- Yves
DUFOUR
Aucun surcreusement régulier indiquant les emplacements de plants ou de
tuteurs n'a été mis en évidence lors de la fouille. Certains fossés ont livré une
concentration de petites pierres calcaires et de plaquettes de meulière. S'agit-il de
calages? Le soutien des formes palissées par treillage n'est nécessaire que pendant
les premières années des arbres. Une fois la charpente arbustive formée, elle se
soutient seule et se dirige par la taille. Les poteaux supportant le treillage du
contre-espalier ont pu être ôtés rapidement et ne laisser aucune trace en dehors
de leurs pierres de calage remaniées par l'arrachage et les binages successifs.
Les profils relevés dans les deux fossés les mieux conservés sont bien spécifiques (figure 2). Notre interprétation de ce procédé distingue deux buts: le système racinaire d'un arbre adulte ne peut se développer que dans un creusement
suffisamment large, d'où l'évasement supérieur du fossé. Le fond plus étroit
conserve mieux l'humidité nécessaire en période sèche. Dans le jardin fruitier, la
profondeur du défoncement varie avec la nature du sol et des espèces à enraciner,
mais une profondeur d'l pied ou 0,4-0,5 m suffit65 . Le remplissage des fossés est
homogène, composé d'un sable limoneux brun gris. La présence de quelques
pièces de qualité dans le mobilier céramique évoque une origine plutôt urbaine
des fertilisants. Les gadoues, pleines de matières animales et végétales, de
cendres, etc., forment un excellent engrais.
La fouille n'a pas apporté d'information sur la ou les espèces fruitières cultivées. La lecture des auteurs anciens permet d'échafauder quelques hypothèses.
En raison de l'origine climatique bien tempérée de leurs arbres, les fruits à pépin
(essentiellement pommes et poires) sont produits en quantité et variétés plus
grandes que les autres dans le nord de la France. Il semble qu'il en soit ainsi dès
le bas Moyen Âge66 . Les Cris de Paris au xm e siècle67 et les archives des moines
parisiens de Saint-Victor68 en témoignent. Au début du xve siècle à Saint-Denis,
le cénier69 de l'abbaye sert à ses confrères avant tout des poires et des pommes70 .
Viennent ensuite les cerises, dont l'arbre s'est très bien acclimaté dans les pays
occidentaux71 . Au XIVe siècle, Charles V fait planter 125 cerisiers à l'Hôtel de
Saint-poln. Au même endroit, son successeur Charles VI rajoute «cent quinze
entes de poiriers; cent pommiers communs; douze pommiers de Paradis; un
millier de cerisiers; cent cinquante pruniers, et huit lauriers verts achetés sur le
Pont-au-change »73. Au xve siècle, les cerisiers tiennent toujours la première
65. PASSY, 1910, chap. 2.
66. FOURQUIN, 1964, p. 72.
67. FRANKLIN, 1984.
68. GRAND, 1950, p. 387.
69. Le cénier, officier et grand dignitaire de l'abbaye, était tenu de fournir et d'ordonnancer les
soupers (la cène) de toute l'année (AyZAC, 1860, t. 1, p. 339).
70. AyZAC, 1860, livre III, chap. XVIII.
71. GRAND, 1950, p. 387.
72. Résidence royale détruite au XVIe siècle.
73. SAUVAL, 1724, p. 283.
Essai d'archéologie horticole en banlieue parisienne
23
place parmi les espèces fruitières plantées. Les substrats gypseux comme celui du
Cornillon sont connus des arboriculteurs pour être propices à tous les arbres à
fruits à noyaux. Parmi ceux-ci, nous sommes tenté d'écarter de nos hypothèses
le prunier, qui, par sa racine forte et vigoureuse, préfère les terres sèches et pierreuses 74 . Jusqu'au XVIIe siècle, les pêchers ne sont plantés qu'en plein vent et
l'abricotier reste peu répandu encore au XVIe siècle75 . Ainsi, à défaut de déterminer archéologiquement les espèces cultivées, on peur, en fonction du sol, de
la technique employée et de l'époque, procéder par élimination et avancer une
hypothèse, celle du cerisier; elle ne saurait éliminer les autres, tant notre méconnaissance des techniques et des productions anciennes reste grande.
On peut aussi tenter de restituer leur hauteur. Il est préconisé que l'espacement entre deux rangées soit au moins égal à l,5 fois la hauteur des arbres 76 .
L espacement moyen de 5 m que nous avons mesuré correspondrait à des arbres
de 3,3 m. Là encore, la pratique aurait bien des choses à nous apprendre.
Un bilan pour le bas Moyen Âge
Lexposition nord-ouest/sud-est constatée dans le sondage Il répond aux exigences des jardins fruitiers. Dès le XIve siècle, ceux-ci sont parfaitement raisonnés
et élaborés, selon des techniques toujours en vigueur bien des siècles plus tard.
A Saint-Denis, les deux aspects économiques ie l'arboriculture sont présents
simultanément dès la fin du Moyen Âge. Le contre-espalier du sondage Il est
une culture intensive qui concentre un capital et un travail élevés sur un petit
terrain pour une récolte abondante et régulière des plus beaux fruits. Les fosses
séparées du sondage 2 impliquent un verger, type de culture extensive qui donne
moins de produits sur un plus grand terrain, mais surtout peu de travai177 . Cette
stabilité des techniques horticoles invite à rechercher des origines et donc des
traces encore plus anciennes. Le développement de l'horticulture et des jardins
péri urbains est avéré à partir de la seconde moitié du XIIIe siècle, en Picardie et
dans le Marais de Paris78 , comme dans le sud de l'Europe 79 .
Faisons aussi appel à la toponymie. Le chantier du grand Stade est principalement inclus dans le lieu-dit « Clos Saint-Quentin »80. Le clos désigne un terrain cultivé et fermé de haies ou de murs. « Le Cornillon» est au XVIIe siècle le
lieu-dit immédiatement au sud 81 . Plusieurs étymologies ont été avancées. Ce
74. ANDILLY, 1652, p. 45.
75. GRAND,1950, p. 385-386 ; AyZAC, 1861, t. II, p. 338.
76. GRESSENT, 1869, p. 136.
77. Ibid., 2 e partie, chap. 1.
78. Études citées par HIGOUNET-NADAL, 1989.
79. GRIECO, 1993.
80. Plan général de la terre et seigneurie d'Aubervilliers, levé en 1699, conservé aux Archives municipales de Saint-Denis, cote GG 140.
81. Il n'apparaît dans le périmètre de nos sondages qu'à partir du début du XIXe siècle.
Histoire et Sociétés Rurales, n°
7, 1e, semestre 1997, p. 11-40.
24
Jean- Yves DUFOUR
peut être un nom de famille 82 lié à cette terre. « Le Cornillon» évoque aussi la
corneille qui apprécie les champs fraîchement ensemencés, et donc des champs
voués à la céréaliculture. En contexte horticole, ce terme peut également désigner la cornille, fruit du cornouiller83 . Au sud du Cornillon, le lieu-dit
« Goguières» peut évoquer une plantation de gogue, ancienne variété de cerise.
Nos données archéologiques donnent l'impression d'un net développement
de l'horticulture au XIve siècle à Saint-Denis 84 , alors que les historiens notent
une baisse de la production des céréales en Île-de-France de 1340 à 1450 85 .
Celle-ci se réfugie sur les sols riches, les terres marginales étant laissées au bénéfice des vignes, de l'élevage et des plantes industrielles 86 . De fait, les terriers de
l'abbaye mentionnent une culture active de la guède87 aux XIVe et xve siècle à
Saint-Denis 88 . Lestimation des surfaces consacrées à l'horticulture est néanmoins difficile à réaliser 89 . Sur le plan historique, cette carence peut révéler un
problème de sources. Les archives donnent aux historiens le sentiment d'une hiérarchie des cultures, toutes productions de fruits ou légumes n'étant que « pis
aller par rapport aux grains »90. Au Cornillon, ces cultures, présentes dans trois
des onze sondages ouverts, peuvent être stimulées par la proximité du marché de
consommation parisien, celle de la foire du Lendit et celle du « Parc de la
Cousture» qui nourrit en grande partie les moines de l'abbaye91 . Il nous semble
cependant certain que la vallée de la Seine est largement marquée de ces traces
agricoles successives au cours des siècles.
Les vestiges de l'époque moderne
Les fossés d'une culture en espalier à Saint-Denis
Parallèlement aux éléments parcellaires (fossé médiéval et vome du
et en dehors de tout contexte d'habitat, le sondage 10 du grand Stade
a livré au « Clos Saint-Quentin» deux paires de fossés orientés (figure 3a).
XVIIe siècle)
82. Il est attesté à Saint-Denis selon Michaël Wyss, archéologue de la ville.
83. Cet arbrisseau était autrefois cultivé pour ses fruits; ceux ci se mangent confits ou crus, peuvent être destinés au breuvage ou aux pourceaux.
84. Du moins au 'Cornillon, anciennement Clos-Saint-Quentin.
85. La guerre de Cent Ans, les famines et la peste fragilisent le royaume pendant cette période.
86. DUBY et WALLON, 1975, p. 76.
87. Plante tinctoriale fortement concurrencée à partir de la fin du XIve siècle par la racine de
noyer, utilisée par les artisans de Saint-Denis (FOURQUIN, 1964, p. 72 et 116).
88. AyZAC, 1860, p. 431.
89. Dans un contexte analogue, celui de la région très peuplée des Flandres, le village de Beuvry
(comté d'Artois) voit en 1298 son terroir occupé à 40 % du sol par des courtils dans lesquels on
cultive fruits, légumes mais aussi blés! (DELMAIRE, 1995, p. 240).
90. COULET, 1967, p. 241.
91. AyZAC, 1860, livre VI, chap. XVIII.
Essai d'archéologie horticole en banlieue parisienne
25
Figure 3a.
Les fossés d'une culture en espalier
(Saint-Denis, « Le Clos-Saint-Quentin », sondage 1 0)
11] _,_
10.05
10.03
I>~;:q
10.04
o
Trace agricole
"
10.06
10 m
Parcellaire
Le petit fossé 10.03 est espacé seulement de 0,5 m du fossé 10.04. À 4 m de ce premier ensemble,
se trouvent les deux autres fossés 10.05 et JO. 06, parallèles et espacés d'l,3 m. Les fossés au nord de
chaque paire (IO. 04 et 10.06) ont le même remplissage particulier: du sable limoneux brun recouvre
un blocage de pierres calcaires irrégulier limité à la moitié longitudinale nord du fond de fossé. Le remplissage de ces deux fossés est par ailleurs stérile de tout mobilier et de toute trace humiftre ou hydromorphe. Les deux fossés sud ont un remplissage humiftre sa bio-limoneux brun gris relativement riche en
matériel archéologique.
Ces fossés ne sont pas assez larges pour accueillir tout un système racinaire, mais nous avons vu dans
le sondage Il qu'ils peuvent s'évaser et recevoir la plantation. L'espacement entre les fossés de la première
paire est acceptable pour une plantation en espalier, mais semble trop grand pour la seconde. Faut-il
envisager la plantation d'une forme à base buissonnante?
Figure 3b.
Plan et section d'une paire de fossés parallèles
o
lO.05
lm
1
10.06
Histoire et Sociétés Rurales, n" 7, le< semestre 1997, p. 11-40.
26
Jean- Yves DUFOUR
Leur fonctionnement bien particulier peut être décrit de la sorte: au sein de
chaque paire, les fossés sont creusés parallèlement. Dans les fossés nord, un alignement de pierres sèches est déposé pour bloquer un élément disparu (organique ?), disposé longitudinalement. Aucun autre élément de construction du
type torchis, pisé ou liant, n'a été retrouvé dans les fossés ou au décapage 92 .
Rapidement refermés, les fossés nord n'ont pas eu le temps de s'amender. Ils correspondraient aux fondations de cet élément organique disparu, vraisemblablement du bois. Le remplissage humifère et la stratigraphie montrent que les fossés
sud ont été largement amendés. Le mobilier archéologique de petite taille et en
grande partie résiduel traduit un apport de fumure. :Lélément le plus récent nous
permet de dater ces deux paires de fossés au plus tôt des XVLXVle siècles.
:Lorientation de ces fossés, leur fonctionnement par paire et le contexte de
jardin sont les signes probables d'un espalier. Les murs sont la meilleure protection contre les vents, des réflecteurs de lumière et de chaleur. Sous le climat tempéré, cette technique permet à tous les arbres de profiter s'ils se prêtent à la taille.
Elle donne les meilleurs rendements et permet seule la production régulière de
certains fruits difficiles à obtenir, telle la pêche. Les expositions plein sud, insoutenables dans le Midi, sont activement recherchées ici pour les espaliers93 . La
plantation devra donc se faire sur un axe est-ouest et sera protégée par une
construction la bordant au nord, schéma auquel répondent nos vestiges. Nous
n'avons pas les traces de murs, mais les fondations d'une élévation plus légère.
:Lalignement régulier des pierres au milieu du fond des fossés suggère un élément
en bois disposé dans toute la longueur de la tranchée, une planche servant de
buttée à l'élévation qui protège des vents du nord, froids et dangereux pour les
arbres fruitiers. :Lélévation ne peut donc être constituée de poteaux ou de pals
soutenant un treillis ou des claies, mais plutôt de planches dressées (figure 4).
La clôture de jardin faite de planches dressées (sepes assiata) est mentionnée
dans le polyptyque d'lrminon 94 . Pour l'arbre planté en espalier, la planche remplit les mêmes fonctions que le mur. Ainsi pensons-nous être en présence d'un
espalier appuyé sur un matériau périssable. Le long des clôtures de jardin vont
naturellement être plantés les premiers espaliers 95 .
. Les poiriers aux fruits pleins d'eau qui ont besoin de grande chaleur pour
bien mûrir et avoir bon goût seront exposés au sud96. Mais ce sont les arbres les
plus exigeants (surtout ceux greffés) quant à la nature du so197 et celui du grand
92. Ce qui exclut la présence, habituelle pourtant dans le cas des espaliers, de murs.
93. ANDILLY, 1652, p. 52.
94. Jardins du Moyen Âge, 1995, p. 22, et MATHON, 1990, p. 20.
95. Si l'étymologie la plus couramment admise pour ce terme est l'italien spalliere (appui pour les
épaules), rappelons qu'il existe des étymologies françaises du terme. Lune d'elles, «ès palis»,
signifie « dans des enclos palissadés» (MESSAGER, 1878, p. 266).
96. ANDILLY, 1652, p. 52-53.
97. PASSY, 1910.
27
Essai d'archéologie horticole en banlieue parisienne
Figure 4.
Restitution d'un espalier de l'Époque moderne à Saint-Denis
(Dessin: E RENEL)
Stade ne leur est pas favorable. C'est pourquoi nous préférons à cette interprétation celle d'une vigne, pour laquelle la technique de la plantation en espalier
s'applique dès l'origine98 . Elle se plante en espalier relativement loin du mur
(0,8-1 m), alors que les autres arbres sont à rapprocher. La proximité de l'abbaye
de Saint-Denis a pu favoriser la culture de la vigne 99 .
Lespalier est en quelque sorte la forme élaborée du contre-espalier. S'il est
représenté dès le xve siècle sur les Très Riches Heures du duc de Berry ou encore
sur une peinture de l'École flamande du xve siècle (Une donatrice, tableau
conservé au Louvre), sa diffusion semble plus tardive, pas avant le XVIe ou le
XVIIe siècle 100. En 1600, dans son chapitre «LEspalier ou Palissade »101, Olivier
de Serres décrit la technique actuellement nommée du contre-espalier et s'étonne
de la construction d'un mur d'appui pour les orangers et les limoniers 102. En
1652, Andilly pratique régulièrement cette technique. Son évolution a pu
entraîner un glissement sémantique du terme au XVIe ou au XVIIe siècle. Ce n'est
pas l'arbre et son treillage qui se sont détachés du mur pour constituer la forme
plus économique du contre-espalier, mais bien le mur, ou la palissade, qui est
98. GIBAULT, 1905.
99. Le vin est un besoin pour la messe, mais aussi pour la consommation personnelle des moines
et le commerce de l'abbaye.
100. GIBAULT, 1905.
101. SERRES, 1600, lieu sixiesme, chap. xx.
102. Ibid., chap. XXVI.
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, le, semestre 1997, p. 11-40.
28
Jean- Yves
DUFOUR
venu s'adjoindre à l'arbre pour un rendement optimal. Cette amélioration technique de l'horticulture s'est faite progressivement. Les vestiges, en apparence
modestes, du sondage 10 témoignent de cette nouveauté technique.
Les fosses des vergers de Rueil-Malmaison
Nos sondages archéologiques réalisées à Rueil-Malmaison ont surtout livré
des informations sur la période moderne, époque faiblement documentée par les
données provenant de Saint-Denis. Les faits observés tendent aussi à illustrer la
grande diversité des techniques utilisables à une époque pour une même culture,
celle de la vigne.
La commune de Rueil-Malmaison est située dans la vallée de la Seine. Son
territoire occupe la fin du méandre appelé boucle de Gennevilliers, depuis les
coteaux ouest du Mont-Valérien jusqu'à la rive gauche du fleuve. Les sites étudiés sont tous implantés en limite de zone inondable, sur les alluvions d'origine
ancienne (sables et graves). Une série de diagnostics urbains, menés entre 1994
et 1996 par le Service Régional de l'Archéologie en collaboration avec la commune, nous ont permis de mieux connaître l'histoire et les potentialités archéologiques de cette ville.
Quatre tranchées, totalisant 900 m 2 , ont été ouvertes sur la piste du stade en
construction avenue de la République 103 . Leur plan est peu interprétable. Les
150 structures 104 fossoyées de l'Époque moderne qu'elles ont livrées se classent
en quelques grandes catégories homogènes, parmi lesquelles les fosses de plantation, empierrées et sans pierre. Les structures fouillées ont livré peu de tessons.
Ils donnent une datation post quem du XVIe siècle.
La moitié des fosses sans pierre sont quadrangulaires et comptent en
moyenne 1 m de côté, pour une profondeur conservée de 0,18 m. Les autres sont
plutôt ovales, sans doute en raison d'une déformation du creusement. Ces fosses
de plantation « classiques» alternent avec des fosses de mêmes formes et dimensions, remplies de cailloux: essentiellement des petits rognons de silex alluvionnaires, mais aussi des morceaux de meulière et des fragments de matériaux de
construction anthropiques qui ont une fonction de drainage. Les parois sont
droites et les fonds plats, ce qui indique clairement que le remplissage de cailloux
n'est pas un comblement final mais bien primaire. Les calibres des pierres sont
trop petits et réguliers pour gêner la culture. Aussi ne peut-on voir en ces creusements des fosses d'épierrage des champs comme il en existe ailleurs 105 •
Les fosses empierrées ne peuvent avoir d'autre fonction que le drainage du
terrain situé en fond de vallée. La partie supérieure de certaines structures est
103. Opération effectuée en juillet 1994 par Jean-Yves Dufour (numéro de site 92 003 006 AH).
104. Signalons une fois de plus l'absence de silo, de structure de combustion, de fosse-dépotoir,
etc., c'est-à-dire de toute trace pouvant laisser supposer la proximité d'un habitat. La grande rareté
du matériel renforce cette impression.
105. SERRES, 1600, lieu second, chap. 1.
Essai d'archéologie horticole en banlieue parisienne
29
remblayée de terre extérieure. Riche en matière organique et en détritus anthropiques, elle traduit une action de fumage et la plantation sur fosses empierrées.
Nous sommes donc en présence de drains pour des espèces craignant l'humidité.
Le site est implanté dans le lieu-dit anciennement appelé « Chaud aux pieds ».
Ce terme peut transcrire l'existence d'un terrain relativement sec (car sableux) au
sein d'un fond de vallée riche en prés humides (logiquement limoneux). Un
paléochenal de la Seine est envisagé au lieu-dit « Les Prez », juste sur le côté sud
du lieu sondé. « Chaud aux pieds» peut tout aussi bien révéler la technique de
plantation sur drain. Enfin « Chaud» pourrait être rapproché des « chailles »,
terme désignant les concrétions siliceuses proches des matériaux exhumés dans
les fosses de drainage décrites. La position de cette plantation en fond de vallée
permet de la classer sans aucun doute comme verger plus que comme simple parcelle de reboisement. Comme deux catégories de fosses au moins sont présentes,
nous supposons la plantation de deux espèces différentes d'arbres fruitiers.
Les traces archéologiques d'une plantation de vergers au XVIe siècle concordent avec l'histoire économique locale et régionale. Paris est au XVIe siècle la ville
la plus peuplée d'Europe, donc le premier centre de consommation de produits
alimentaires. En 1523, François 1er décide de résider à Paris. La royauté et le
Bureau de la Ville collaborent pour veiller à l'assainissement et à l'approvisionnement de la capitale. Laccroissement de la population entraîne une hausse des
quantités à produire. Ainsi, dans la région parisienne plus tôt qu'ailleurs, on
assiste au développement accéléré du vignoble, des cultures délicates, maraîchères ou fruitières 106 , et de l'élevage spéculatifl 07 . Les baux imposent de planter
annuellement un nombre déterminé d'arbres fruitiers, ce qui est fait très rapidement. Les fossés parcellaires qui apparaissent en même temps sont nécessaires
pour protéger les jeunes arbres et les fruits des bêtes en vaine pâture l08 . Les jardins particuliers se multiplient et, clos, ils échappent à la dîme. Le site de Rueil
s'inscrit dans cet essor horticole du XVIe siècle. Cette opération et la suivante
nous renvoient à l'étude économique d'un terroir tributaire de la capitale.
Le vignoble de Rueil
« On dit que de tout temps existe un vieil usage,
Qui s'est, dans tout Rue!, conservé d'âge en âge,
Au lieu de s'embêter à conduire aux marchands
Le vin de sa récolte, on le vend aux gourmands
Qui viennent s'infiltrer à six sous la bouteille
Un vin qui le dispute en saveur à l'oseille10 9 .»
106.A cette époque, la Chartreuse de Patis est la première pépinière d'Europe. Anne de Montmorency introduit avec succès en Île-de-France le cerisier qui porte son nom. Les pêches du
Hurepoix sont commercialisées à Paris.
107.]ACQUART, 1974, p. 326.
108.PARAIN,1979.
109. Ce poème relate la révolte des vignerons de Rueil en 1598, alors gu'ils sont tenus d'approvisionner Paris avec leurs produits. Le nom de l'auteur est Frey selon l'Ecole de Médecine de Paris
qui conserve sa thèse, ou Fray selon le Manuel du libraire de 1861 par BRUNET (t. 2 , p. 1367). Ce
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, 1" semestre 1997, p. 11-40.
30
Jean- Yves DUFOUR
Trente-quatre structures de l'Époque moderne sont localisées à la croisée de
la place des Arts et de l'avenue Paul Doumer, sous l'ex-parking du Théâtre André
Malraux. Elles appartiennent à un même ensemble, très stéréotypé (figure 5).
Figure 5.
Une vigne à Rueil: « Les Souffrettes»
Les fosses sont toujours quadrilatéraIes, plus fréquemment de 0,5 et 0,6 m
de côté. Les fonds sont plats, de faible
profondeur conservée (0,08-0,1 m).
Nombre de ces fosses ne subsistent cependant qu'à l'état de trace de 1 à 3 cm
d'épaisseur. Le remplissage est sablolimoneux humifère. Les tessons orientent
vers une datation du XVIe siècle. Ces fosses
quadrangulaires sont alignées entre elles
sur pointe (par les angles), ce qui garantit
leur appartenance à la même période.
o
Trace agricole
!~:;.I
~
Autre structure du XVIe siècle
La forme de ces fosses n'est pas celle de structures connues pour l'habitat,
même rural. I.:alignement en rang et la position du site en dehors du bourg historique plaident en faveur de traces culturales. r.:histoire locale mentionne la culture de la vigne dès le Moyen Âge au lieu-dit « Sous la Ville »110. La parcelle
fouillée est localisée à 150 m de ce lieu, dans le même contexte géographique, au
lieu-dit « Les Souffrettes». Signalons que le soufre était utilisé par les vignerons
pour chasser les « connins» (lapins) et « affranchir» (nettoyer) les tonneaux lll . La
découverte d'une cave 112 (de vigneron?) de la même époque, sous les rangs de
fosses précédemment décrits, appuie l'idée d'une vigne.
En Île-de-France, les ceps étaient plantés à l'Époque moderne à 0,70-0,75 m
d'intervalle, au sein de rangs espacés d'1,45 à 1,60 m ll3 . Ces mesures corres-
dernier donne en latin les références de cette macaronée: Recitus veratibilis super terribili esmeuta
Païsorum de Ruellio : autore Samon Fraillyona, 8 p. La traduction donnée ici est issue de CARON,
1939.
110. NEAVE, 1983, p. 22 ; AyZAC, 1840, p. 335.
111. SERRES, 1600, troisième lieu, chap. v.
112. Ce sujet n'est pas développé ici, car il est sans rapport direct avec la plantation.
113. LACHIVER, 1982, p. 36.
Essai d'archéologie horticole en banlieue parisienne
31
pondent bien aux données de terrain, là où elles sont le mieux conservées. Les
fosses peuvent s'interpréter comme les traces de fumage effectué lors de la plantation d'une vigne. Le provignage (ou marcottage) permet de renouveler la vigne
à moindre coût et explique que les vignerons la plantent en ordre lâche, sans
serrer les plants. La technique de creusement la plus usitée est celle du sillon (ou
fossé). Dans les terrains difficiles, il est plus économique de creuser de simples
trous. Du Breuil 114 parle de fossettes de 0,6 m 2 pour des crossettes et l'abbé
Schabol de trous particuliers de 4 pieds de large pour les marcottes (figure 6)115.
Figure 6.
La plantation de la vigne en fosse
(d'après SCHABOL, 1774)
Échelle de 4 pieds
La viticulture tient une place prépondérante dans les calendriers médiévaux 1l6 et les baux. Aussi ces techniques sont-elles plus connues que celles du
reste de l'arboriculture. Les deux techniques de plantation, en tranchées ou en
fosses, sont attestées dès le Moyen Âge117 . Dans le cas de Rueil, l'aspect final de
la plantation est donc celui d'une vigne « mêlée », par opposition aux rangs bien
droits et symétriques rencontrés à Saint-Denis.
Si elle n'avait pas été perturbée, la modeste surface fouillée (140 m 2) pourrait
contenir 93 m de rayons espacés d'1,5 m. Ces rayons doivent porter une plantation tous les 0,8 m, soit 117 fosses de fumure. Or, nous n'en avons trouvé que
34 (29 %). Ce décalage s'explique aisément. Le substrat sableux est peu favorable
à la bonne conservation de structures aussi ténues. Loccupation contemporaine
et l'aménagement mécanique d'un parking ont sans doute eu raison de maintes
fosses un peu moins profondes. Au moins six ne subsistent qu'à l'état de trace
114. Du BREUIL, 1857, p. 434.
115. SCHABOL, 1774, p. 262.
116. MANE, 1983, p. 170.
117. ID., 1991, p. 10.
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 11-40.
32
Jean- Yves
DUFOUR
(1 à 3 cm d'épaisseur). De plus, l'apport d'engrais se fait en moindre quantité au
siècle que dans les siècles suivants. La fertilisation, qui accroît la production
au détriment de la qualité, s'emballe en Île-de-France à partir de la fin du
XVIIe siècle 118 . On fume surtout selon les usages locaux et la quantité de fumier
dont on dispose. Le petit viticulteur de Rueil au XVIe siècle n'a pas de bétail et sa
fumure ne peut être aussi abondante que celle des vignes ecclésiastiques étudiées
par Marcel Lachiver. Enfin la concurrence de cultures plus exigeantes Qardins)
devait rendre la fumure du vignoble très irrégulière 119 .
La présence de la vigne à Rueil s'inscrit dans une logique géographique
reconnue. Par ses nombreux méandres, la Seine offre les coteaux et les terroirs
propices, davantage même que la Champagne ou l'Orléanais 120 . Aussi un grand
vignoble d'exportation s'y est-il développé dès le haut Moyen Âge. Dion 121
explique la présence d'une villa royale mérovingienne à Rueil par la convoitise
des puissants sur ce terroir favorisé par ses coteaux et son accès au fleuve. Proche
d'un grand centre de consommation, le vignoble d'Île-de-France est vraisemblablement le premier vignoble de France au Moyen Âge; il le devient assurément
à l'époque moderne 122 et le reste jusqu'à son abandon au début du xxe siècle 123 .
C'est à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle que la plantation dite classique, en rayons, est présente dans les fouilles. Le sondage 9 du grand Stade en
a révélé une.
XVIe
Un contre-espalier d'interprétation difficile: vigne et marcottage à Rueil?
I.:arnénagement du centre-ville 124 de Rueil-Malmaison offre l'opportunité
d'étudier un autre plan des traces au sol laissées par l'horticulture de l'époque
moderne (figure 7).
Quatre petits fossés parallèles et une quarantaine de fosses associées s'organisent selon un plan dicté par l'application de la technique du contre-espalier.
Nous distinguons deux phases dans ce plan: celle de la plantation d'une espèce
118. LACHlVER, 1982.
119. GAULIN, 1991, p. 109.
120. FOURQUIN, 1964, p. 66.
121. La vigne paraît encore, dans le haut Moyen Âge, sur l'amphithéâtre de versants qui, de
Nanterre à Saint-Germain-en-Laye, domine une grande courbe de la Seine jalonnée de très anciens
ports fluviaux ... C'est vers des sites de cette sorte que se portaient alors les prédilections des souverains et les convoitises des grandes abbayes. Lune des plus anciennes maisons de campagne de
la monarchie est la ville de Rueil, où séjournèrent Childebert, Gontran et Dagobert» (DION,
1948-1949, p. 13). Depuis, des études précises sur l'installation des palais et villae royales mérovingiennes ont nuancé ce jugement.
122. «Le vignoble de Paris l'emporte sur tous les autres du royaume pour son ampleur et par les
heuteuses dispositions de ses coteaux» (A. BACI, De naturali vinorum Historie, 1596, p. 358).
123. LACHlVER, 1982.
124. Giat 1 de la ZAC NOBLET N à Rueil a été fouillé durant l'automne 1994 par notre collègue
Guy Lecoz. Outre les vestiges modernes présentés ici, il a pu observer une maison du Néolithique
ancien. Nous le remercions de nous avoir permis d'exploiter ces données.
Essai d'archéologie horticole en banlieue parisienne
33
Figure 7.
Un contre-espalier du XVIIe siècle dans le bourg de Rueil-Malmaison
(ZAC Noblet IV; îlot 1, fouille et relevé de Guy Lecoz)
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Trace agricole
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Des fossés axés nord-estlsud-ouest sont espacés de 2,5 m. Les fossés sont larges de 0,3 et 0,5 m et profonds d'autant. Des fosses rectangulaires sont imbriquées perpendiculairement dans les fossés, disposées
de part et d'autre de leurs axes. Préservées sur une faible profondeur (0,05 à 0,3 m), elles présentent un
fond plat. Le remplissage est similaire aux fosses précédentes. Le matériel le plus récent est datable du
XVIIe siècle.
d'arbrisseau dans les fossés parallèles, et sa multiplication par marcottage dans de
petites fosses adventices. [espace de 2,5 m entre les axes des fossés est peu courant. À proximité immédiate des remparts du bourg, donc en contexte rudéral
probable, l'hypothèse d'arbrisseaux à baies rouges était à tester. Groseilliers, cassissiers et framboisiers sont de petites tailles et susceptibles de tels rapprochements l25 ; cependant, leurs racines drageonnent naturellement et n'ont pas
besoin de fosses de marcottage. Des arbres en basse tige de diverses espèces peuvent se contenter de 2 m d'espacement entre les lignes, mais pourquoi une telle
densité de fosses de marcottage alors que leurs plants viennent mieux par semis?
La clef de l'interprétation de ce plan réside sûrement dans ces fosses de marcottage plus que dans l'espacement entre les rangées. La distance moyenne de
1,32 m entre deux fosses positionnées sur un bord des fossés n'est pas sans évoquer celle que requiert la plantation de la vigne. Les ceps sont souvent plantés « à
double »126 en quinconce, en deux lignes parallèles sur les bords intérieurs d'un
fossé l2 7. Au sein du fossé, les pieds sont donc distants de la moitié de la mesure
de base, soit 0,70-0,75 m, chiffres proches des lectures effectuées sur le site. Si
l'hypothèse d'une vigne peut être avancée, comment expliquer les 2 m de distance entre les bords des fossés? Sommes-nous dans le jardin d'un amateur qui
privilégie l'accessibilité à ses plants plutôt que la rentabilité maximum du site?
125.
126.
127.
BALTET,
1908.
ESTIENNE et LIÉBAULT,
LACHIVER,
1583.
1982.
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, 1" semestre 1997, p. 11-40.
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Jean- Yves
DUFOUR
Ou bien la largeur supplémentaire est-elle nécessaire pour accéder aux rayons des
marcottes ou sautelles 128 destinées à la vente? Cette deuxième solution expliquerait le nombre étonnant de fosses de marcottage repérées à côté des fossés.
Trois des quatre plans mis au jour pour la période moderne semblent être des
traces de viticulture. En proche banlieue, la vigne occupe la moitié des terres
vouées aux grains et aux légumes 129 . Aussi ses traces sont-elles nécessairement
fréquentes et plus variées dans leur forme qu'on ne l'imagine. Le schéma le plus
classique de la plantation n'est cependant pas apparu dans nos fouilles avant le
début de l'époque contemporaine. Le vignoble de l'époque hellénistique récemment découvert à Marseille 130 montre une grande similitude de plan avec celui
du Cornillon et a fortiori avec le modèle défini par Marcel Lachiver, preuve
d'une persistance plurimillénaire des méthodes de plantation.
Les traces maraîchères du début du XIXe siècle: l'asperge à Saint-Denis
Pour l'époque contemporaine, nous avons fouillé à la fois des vignes, des
plantations d'arbres et des plantations maraîchères. Le choix de présenter des
vestiges du XIXe siècle répond à un double but: confirmer certains résultats et
élargir un peu notre aperçu des creusements agricoles en abordant l'exemple
d'un légume, l'asperge, qui nécessite lui aussi un creusement à la plantation.
Nous ne présentons que ce légume, le plus original par rapport à notre propos
antérieur. Les vergers-potagers étaient fréquents: aussi faut-il différencier les
traces des deux cultures. Comprendre des traces au sol de l'époque contemporaine est un excellent moyen de reconnaître les mêmes productions dans le passé.
Le site du Cornillon est parcouru de fossés parallèles rapprochés qui présentent des points communs. Leur similitude de forme implique une fonction identique: nous les présentons ensemble. 17 fossés parallèles orientés nord-sud sont
visibles dans le sondage 7 (figure Sa); 13 autres sont concentrés dans le sondage
S (figure Sc). Leur datation est très proche, entre la fin du XVIIIe et le premier
tiers du XIXe siècle. Ces creusements correspondent à la production légumière
qui fit la gloire d'Aubervilliers depuis le XIIIe siècle 131 et celle de la plaine des
Vertus depuis le XVIIIe siècle.
Létude détaillée de la Maison rustique du XIXe siècle nous enseigne que les
légumes se sèment à la volée ou se plantent en plein champ, ou dans l'espace de
planches délimitées par des sentiers. Seuls quelques légumes nécessitent plus
qu'un labour, le creusement de véritables fosses: l'asperge, le céleri, la citrouille
et le cresson. Les trois derniers ont besoin de beaucoup d'eau et sont, de fait, cultivés dans des zones humides ou irriguées. Lasperge se tient bien en terrain plus
128. Boutures faites avec un sarment de vigne.
129. LACHNER, 1982.
130. BOISSINOT, 1993.
131. LOMBARD-JOURDAN, 1994.
35
Essai d'archéologie horticole en banlieue parisienne
Figure 8.
Aspergeries de la fin XVIII<-début XIXe siècle
(Saint-Denis, « Le Cornillon »)
a - Planches légumières du sondage 7.
Les fossés sont séparés de 0,55 m les uns des autres. Ils sont larges de 0,7 m et profonds de 0,5 m. Les
fonds sont plats et larges de 0,6 m.
r------
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/
o
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10 m
1
1
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D
D
Horizon sabla-limoneux noir
+ gadoues lUX' siècle (us. 7010)
Sable limoneux brun gris
+ quelques nodules marneux
)::',:.:;:1
Sable limoneux brun gris
[[[0
Marnes infra-gypseuses
b - La stratigraphie indique un creusement successif
des fossés à partir de leur bord ouest.
CIl Marnes et sable limoneux brun gris
(us. 7012)
L-
--
o
1
---
lOm
1
c - Planches légumières du sondage 8.
Les fonds observés sont plats, larges et profonds de 0,45 m. L'alignement des extrémités des fossés correspond à une limite parcellaire du plan contemporain.
sec et sablonneux, comme celui rencontré sur le Grand Stade. Elle appartient aux
légumes traditionnellement les plus cultivés dans la plaine des Vertus : chou
Milan (chou des Vertus), navet, carotte, poireau, artichauts de Paris, asperges,
petits pois et salades 132. En 1813,200 arpents 133 étaient consacrés aux carottes,
132. Produits du terroir et recettes traditionnelles. Île-de -France, 1993, et LOMBARD-JOURDAN, 1994,
p.24.
133. Statistiques sur la récolte de 1813, dans le carton « Récoltes et produits de la terre, An
1807» (Arch. fiun. Saint-Denis, S 1357).
VIII-
36
Jean-Yves
DUFOUR
150 aux betteraves, 100 à la pomme de terre et 500 aux légumes verts tels que
choux, navets, artichauts, asperges et haricots.
Techniquement, la culture de l'asperge laisse des traces assimilables à celles
observées ici. Les fossés doivent être profonds d' 1 à 2 pieds selon les auteurs, la
mesure de 45 cm donnée par Bailly134 correspond bien aux nôtres. Le fond des
fossés est plat et net. Le cultivateur n'hésite pas à l'affermir en le trépignant 135
pour que les doigts de l'asperge ne s'enfoncent pas hors de son contrô1e l36 . La
butte séparant les fossés doit ombrager les asperges le matin l37 , donc être
orientée nord-sud comme les fossés de nos sondages.
Les fossés ou les planches ont une largeur variable de 25 à 145 cm selon les
auteurs 138. Lorsque la plantation est faite, l'abattage des bords de la tranchée se
fait à la binette l39 . Les sentiers reçoivent la terre issue du creusement et sont
ta1utés en dos d'âne. Ils doivent être de même largeur que les fossés, c'est-à-dire
de 4 140 à 4,5 pieds 141 pour les auteurs généralistes anciens 142. Dans le sondage
7, les fossés s'avèrent deux fois plus serrés. Le forçage des asperges peut expliquer
le faible espacement observé dans nos tranchées. Cette technique qui vise à
obtenir des primeurs nécessite le réchaud 143 des planches en pleine terre. C'est
une couche de fumier chaud qui doit recouvrir la planche et favoriser le développement accéléré des doigts. Planches et sentiers seront donc préparés plus
étroitement pour réchauffer les planches plus facilement. Un mélange de fumier
et de marnes est extrait d'un fossé pour être déposé sur l'autre (figure 8b). La
production sur place d'une quantité importante de fumier peut justifier des
structures complémentaires comme fossés à l'est l44 des plantations du sondage 7,
ces deux creusements ayant le même remplissage que les planches à asperges.
134. BAILLY, BIXIO et MALPEYRE, vers 1843, p. 206.
135. Fait également perçu par l'analyse micromorphologique effectuée sur ces planches légumières.
136. BELIN, 1900, p. 5.
137.lbid., p. 8.
138. La disparité de ces mesures peut s'expliquer par les particularités locales, et aussi par la position des mesures relevées. Prises en fond de tranchée, elles seront automatiquement beaucoup
moins importantes qu'en surface après abattage des bords.
139. LEBEUF, 1900, p. 9.
140. BAILLY, BIXIO et MALPEYRE, vers 1843, p. 206, et BONNEFONS, 1673, p. 106.
141. COMBLES, 1794, p. 239.
142. Les auteurs plus récents, tel Lebeuf, décrivent les techniques d'Argenteuil.
143. « Pour les réchauffer, on ôte toute la terre des sentiers à 2 pieds de profondeur; on la jette sur
es planches, en battant les bords, et on remplit le vide avec des fumiers chauds bien trépignés» (COMBLES, 1794, p. 247). Cette description du forçage explique les bombements observés
sur les planches du sondage 7.
144. Un tas de fumier déposé à l'est d'une limite de culture indique peut-être l'origine géographique de l'exploitant. On sait que la parcelle sondée et les quatre autres immédiatement au nord
et à l'est appartiennent au milieu du XIXe siècle à des habitants d'Aubervilliers.
Essai d'archéologie horticole en banlieue parisienne
37
Le rapprochement des fossés du sondage 8 trouve ainsi son explication. On
ne peut cultiver les asperges en planches contiguës les unes aux autres, comme le
plan le suggère. Les sentiers sont absolument nécessaires pour ne pas piétiner les
plates-bandes et pour stocker sous forme d'ados la terre sans cesse remaniée.
Lexploitant maraîcher ne peut laisser perdre la moitié de son terrain en espace
non cultivé, ici en sentiers. Aussi s'ingénie-t-on à y planter d'autres légumes,
voire à creuser alternativement d'une année sur l'autre les fossés à asperges 145 .
Une plantation d'asperges rapporte durant 12 à 25 ans selon les auteurs, 12 à
14 ans en moyenne à Aubervilliers. La culture d'asperges épuise les sols et ne peut
être renouvelée au même endroit. Mais si les planches n'occupent que la moitié
de l'espace, on peut les détruire, les refaire dans l'intervalle et continuer ainsi à
perpétuité 146 . Le plan du sondage 8 montre des fossés aux limites incertaines,
proches, voire qui se recoupent. La stratigraphie est floue, mais ne montre que
trop l'absence de sentiers. Les recreusements qui les ont éliminés traduisent vraisemblablement deux phases d'exploitation. La datation un peu plus large de ce
sondage est un argument en faveur de cette explication.
Le sondage 7 évoque la culture forcée de primeurs, soit une production de
luxe. Quant au sondage 8, il traduit une utilisation maximale du sol de l'aspergerie. Létude des sources relatives à la culture de l'asperge suggère une hypothèse
étymologique, qui s'ajoute à celles déjà mentionnées. Deux auteurs anciens,
Olivier de Serres et Nicolas de Bonnefons, lient asperges et cornes de mouton 147 .
Nos fouilles mettant à jour des asperges au lieu-dit Le Cornillon semblent
ajouter de la crédibilité à l'humour des auteurs du xvue siècle.
*
*
*
Larchéologue n'a face à lui qu'un ensemble de trous, de fosses et de fossés,
mais c'est de leur organisation et de leur contenant qu'émergent des typologies
susceptibles d'interpréter les pratiques culturales et d'identifier les espèces cultivées. Pour nous résumer et inscrire nos résultats pratiques dans le champ historique, nous pouvons dégager les éléments majeurs suivants:
145. COMBLES, 1794, p. 23l.
146. BAILLY, BIX10 et MALPEYRE, vers 1843, p. 209.
147. « Est remarquable la naturelle amitié de cette plante avec les cornes de la moutonnaille, pour
s'accroître gaiement prés d'elles: qui a fait croire à aucuns, les Asperges proceder immédiatement
des cornes. Pour laquelle cause, au fons de la fosse met-on un lict de cornes, qu'on couvre de quatre
doigts ou demi-pied de terre, et par dessus les Asperges sont plantées.» (SERRES, 1600, lieu
sixiesme, chap. vm). « Quelques curieux mettent au fonds de leurs tranchées des cornes de
mouton, et tiennent comme une chose asseurée, qu'elles ont une sympathie avec les asperges, qui
cause qu'elles en profitent mieux, j'aime autant m'en rapporter à ce qu'ils ont experimenté, que de
les contredire.» (BONNEFONS, 1673, p. 106).
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 11-40.
38
Jean- Yves DUFOUR
1. Des fossés parallèles faiblement espacés marquent la trace de la technique
du contre-espalier. Lexposition, la nature du sol et les sources historiques permettent d'approcher les espèces cultivées.
2. Des fossés parallèles, fonctionnant par paire, dont l'un montre les traces
d'une élévation, sont les vestiges d'un espalier. Celui-ci peut se faire sur mur, sur
palissade, voire sur des toiles. Ici, c'est l'orientation qui est décisive pour déterminer les arbres cultivés.
3. Des fossés parallèles fortement rapprochés nous ont permis de reconnaître
la culture maraîchère des asperges.
4. Des fosses en quinconce sont les traces de vergers. La détermination passe
par l'espacement et la nature du sol.
5. Globalement, la forme des trous induit une technique, un souci de rentabilité de la production, voire la taille de l'arbre.
6. Les apports exogènes autres que les gadoues s'identifient difficilement par
l'archéologie. Des études de laboratoire apporteraient davantage de précision et
permettraient sans doute de comprendre des faits encore inexpliqués, telles les
grandes fosses rectangulaires alignées dans les fossés horticoles du sondage Il du
grand Stade. Aucun des manuels consultés ne parle de fosses de cette envergure.
A l'inverse, la lecture des auteurs anciens amène à reconsidérer la possibilité de
certains creusements non rencontrés ici, telles les pépinières et les batardières.
La diversité des plans établis au cours de nos quelques sondages de terrain
transcrit bien la grande variété d'organisation et de type des productions agricoles. Cette variété est l'un des caractères spécifiques qui différencie la banlieue
de la campagne, plus uniforme 148 . Avec l'extension progressive de Paris au cours
de l'époque moderne, l'anneau des cultures spécialisées a reculé dans un déplacement qui reste à documenter archéologiquement.
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LA CULTURE ÉCRITE ET LE MONDE PAYSAN
Le cas de la Franche-Comté (1750-1860)
Michel VERNUS*
de l'écrit, de l'imprimé et du livre dans les
Ecampagnes, on assiste aul'irruption
passage d'une culture orale, fort ancienne, à la culN SUIVANT A LA TRACE
ture écrite. Nous souhaitons aborder ici la question des modalités de ce passage
à travers un cas particulier, celui de la Franche-Comté.
Dans les campagnes, la transmission du savoir de génération en génération
s'effectuait oralement. Des bribes de culture orale nous ont été conservées:
légendes, chansons, dictons, qui mémorisaient les expériences séculaires patiemment transmises au sein de la communauté villageoise. Or le livre et l'imprimé
introduisent des pratiques nouvelles, qui ont tendance à se mouler, au moins
dans un premier temps, dans l'oralité préexistante.
:Lirruption du livre pose la question de la chronologie et celle des modalités
de diffusion. Les contours du «modèle» comtois d'acculturation des campagnes
se caractérisent par une précocité de l'alphabétisation et par des réseaux de diffusion denses et diversifiés, qui ne sont pas seulement commerciaux. On en
dégagera ici les grandes étapes et les stratégies qui ont présidé à la diffusion de
l'imprimé; on en présentera quelques-uns des acteurs et ses conséquences au village. Il sera peut-être possible alors de soumettre ce modèle à une histoire culturelle comparative.
LES GRANDES ÉTAPES D'UNE ACCULTURATION
Dans les campagnes comtoises l'essentiel s'est joué entre 1750 et 1860, temps
long d'un processus qui s'étale sur un peu plus d'un siècle, mais bref au regard
d'une culture paysanne plus que millénaire. Pour suivre le phénomène dans
toute son évolution, il est nécessaire d'enjamber la classique césure de 1789.
La pénétration de l'écrit -et plus précisément du livre- a été en effet un processus de longue durée. En 1790, d'après l'enquête de Maggiolo, les hommes
savaient signer leur nom à plus de 80 % dans les départements du Jura et du
Doubs - respectivement à 88 % et 80,71 % (moyenne française: 47,05 %). En
1866, les illettrés ne représentaient que 5,67 % dans le Jura et 10,05 % dans le
* 1, chemin de l'église, 39600 SAINT-CYR.
Histoire et Sociétés Rurales, n' 7,1" semestre 1997, p. 41-72.
42
Michel
VERNUS
Doubs l . Au cours de cette période, on distinguera trois phases de durée et d'intensité différentes.
Une phase de décollage (1750-1789)
La première phase, qui commence après 1750, forme un temps assez long,
un temps de préparation en somme. Avant l'arrivée du livre, et même parallèlement, l'écrit a pénétré au village par d'autres canaux. Il est présent d'abord dans
les papiers de famille rédigés par le notaire. Les inventaires énumèrent les titres
de famille enfermés dans des coffrets placés précieusement eux-mêmes dans les
buffets 2 : contrats de mariage, de rente, ventes ou achats, etc. Les actes notariés
pénètrent jusque dans les familles les plus humbles. Certes, leur nombre varie en
fonction des situations matérielles et des capacités économiques: chez les plus
pauvres, il ne s'agit souvent que de pièces éparses (le minimum est le contrat de
mariage) mais, dès que l'on s'élève dans la hiérarchie de l'aisance, le nombre des
actes gonfle, l'on passe alors à quelques dizaines, on y trouve des actes d'achat et
de vente et surtout de petits portefeuilles de rentes constituées (forme juridique
du crédit agricole d'alors). Bien entendu, beaucoup de villageois ne savent pas les
lire; en revanche Jean-Claude Mercier, paysan de Mamirolle (Doubs) qui tient
son livre de raison, en recopie et adopte quelques « tics» du style notaria13. Les
voituriers doivent se munir d'acquis à caution, celui qui voyage doit avoir sur lui
son certificat de catholicité; pour se protéger, mieux vaut avoir sur soi un petit
livre de prières avec l'image du saint, objets que l'on trouve dans les poches de
paysans morts brutalement au bord du chemin 4.
Mais l'écrit est également présent sur la place publique, « en plein vent », sous
des formes diverses. Inscriptions gravées dans la pierre, sur les linteaux de portes
- telle classique Dieu soit beny, qui est par ailleurs le titre d'un almanach largement diffusé - aux porches des églises, ou encore sur les pierres tombales; les
affiches et placards manuscrits ou imprimés sont d'autres formes de l'écrit de
plein vent: monitoires, qui cherchent à relancer l'instruction judiciaire, arrêts
divers provenant de l'intendant ou du parlement de Besançon, convocations des
assemblées villageoises; surgissent même des inscriptions injurieuses affichées
nuitamment, qui témoignent de tensions au sein de la communauté5. On voit
même, après 1776, le curé des Fontenelles (Doubs) tendre dans son église de
grandes inscriptions, et installer le long des chemins, pour stimuler ses parois-
1. FURET et OZOUF, 1970, p. 201-202.
2. Les titres de famille sont « serrés» généralement dans un tiroir, parfois enfermés dans une
cassette.
3. VERNUS, à paraître.
4. Quelques exemples dans VERNUS, 1983.
5. À Ruffey (Jura), en 1788, des villageois fabriquent des affiches contre le vicaire; elles seront
placardées nuitamment à la porte de l'église (VERNUS, 1985, t. II, p. 77).
43
La culture écrite et le monde paysan
siens dans la pensée du salut, des affiches couvertes de sentences pieuses 6 . Autre
témoignage d'affichage: en 1745, Jean Jaillet, curé de Choisey (près de Dole),
écrivait à un collègue pour lui faire connaître le petit livre de prières qu'il venait
de publier et il ajoutait cette recommandation: «Vous trouverez joint à ce livre
une prière pour la conversion des pécheurs [... ] Il faut les coller sur un carton et
les exposer à l'église, les fidèles sont bien aise d'avoir de ces formules de prières
lorsqu'ils font leurs dévotions à l'église»7 (carte 1).
•
Carte 1.
I.:écrit dans les campagnes comtoises
(1750-1850)
N
1
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Luxeuil
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Plateaux
Montagne du Jura
Limites des départements
~
Histoire et Sociétés Rurales, nO 7, 1997
Localisation des inventaires
Réalisation D.A.O. - D. Moreau - CRIue
6. Mgr FOURIER-BONNARD, Le vénérable Père Antoine-Sylvestre Receveur, fondateur de la Retraite
chrétienne, Paris, 1936.
7. Arch. dép. Doubs, G 38.
Histoire et Sociétés Rurales, n°
7, 1" semestre 1997, p. 41-72.
Identité
Domicile
Profession
Servais BONNOT
Écot (25)
La Chaumusse (39)
Pontarlier (25)
Naisey (25)
Guyans-Venne (25)
Pontarlier (25)
Besançon (25)
Vincent (39)
l:Étoile (39)
Flagey (25)
Gillois (39)
Nogna (39)
Besançon (25)
Germéfontaine (25)
Déservillers (25)
Pontarlier (25)
Besançon (25)
Chaveyria (25)
Arbois (39)
Orgelet (39)
Desnes (39)
Mouthe (25)
Orgelet (39)
Granges-Narboz (25)
Fourgs (25)
Les Allemands (25)
Ran-Ies-Lisle (25)
Arbois (39)
Petite Chaux (39)
Vatagna (39)
Chaux-les-Châtillon (25)
Montflovin (25)
Larnaud (39)
Valonne (25)
Nance (39)
métayer
Henri MAlLLET
Barthelemy COSTE COLIS SON
Claude SAPOLIN
Étienne LA.M:BERT
Claude BICHET
Marie-Thérèse CHRETIN
Claude François THIEBOZ
Claude BÈCLE
Jean-Baptiste CASSARD
Pierre CHAUVIN
Guillaume VERGUET
Léonard JANNENET
Claude-François Pierre MArRE
Augustin Philippe COMTE
Jean-Claude BRENET
Jacques GRAPEY
Jean-Baptiste JANOD
Thérèse JAVEL
Nicolas POUILLARD
Antoine Joseph GUICHARD
Marie Claudine VUET
Claude LAMBERT
Jacques JEANNET
Claude COSTE FUCHARD
Jean-Claude DARNIER
Claude François MOREL
Mathieu Joseph RATON
DenisVUEZ
Claude Louis MARION
Nicolas CORNEVEUX
Antoine BOUVET
Claude François PERRAUD
Eusèbe PEGEOT
N. BERRARD
-'--
paysan
paysan
paysan
paysan
laboureur
vigneron
paysan
laboureur
paysan
paysan
paysan
vigneron
laboureur
paysan
granger
vigneron
laboureur
laboureur
laboureur
journalier
laboureur
laboureur
laboureur
paysan
laboureur
laboureur
journalier
laboureur
vigneron
laboureur
laboureur
laboureur
paysan
journalier
Valeur des
effets
939
3438
329
2572
1037
369
953
1000
1448
5654
1031
1586
1171
7361
1232
1112
2028
1935
1 III
73
75
1661
308
2803
244
1320
3698
226
765
786
2407
2252
312
2347
266
Valeur
des livres
1
6
2
4
2
1
8
3
3
4
3
5
24
3
1
3
1
1
1
1
2
-
3
3
2
2
5
1
5
2
II
II
3
4
5
Nombre
de
volumes
3
7
-
2
-
9
8
2
-
4
1
-
12
2
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2
5
1
8
-
2
5
10
II
12
1
8
4
-
5
-
1
-
~
~
Date
1714
1716
1724
1726
1743
1745
1745
1747
1748
1749
1753
1753
1754
1755
1758
1762
1763
1765
1766
1767
1767
1767
1768
1768
1769
1769
1769
1772
1773
1774
1776
1777
1778
1778
1780
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Identité
Jean-Baptiste MARMET
Antoine MOUREAUX
Jean-Claude GUYON
Philibert BERRARD
Joseph SACHON
Étienne Jacques POMERET
Antoine François GLORIOD
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Jean Antoine GIRARDOT
Claude Humbert BONE
François Joseph MONNERET
Marie Antoine MEUNIER
Jacques BARBIER
Paul CARIMENTRAN
Joseph JOUVENOT
N. COUR
Jean Baptiste CHATELAIN
Jean-Claude RICHARD GUENIN
Claude Joseph RICHARD
Jean-Baptiste ROBERT
Pierre MALrcERNEY
Anne Thérèse CACHOT
Jean Alexis CATIN
François Xavier BONNOT ISABEY
Claude François MOUGIN
Hugues Joseph MOUGIN
Xavier REGNER
Claude Étienne HUMBERT
Jean-Baptiste CART
François Alexis GUYON
~
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'-D
:;-..J
Étienne François- Xavier ÉPENOY
François Joseph GUERRAND
Domicile
Orgelet (39)
Bletterans (39)
Pontarlier (25)
Montmoro (39)
Vatagna (39)
Pontarlier (25)
Verrières (25)
Plainoiseau (39)
Saint-Claude (39)
Frasne (25)
Arbois (39)
Villeneuve (39)
Mesnay (39)
Bonnétage (25)
Charquemont (25)
Charquemont (25)
Charquemont (25)
Mont de Vougney (25)
Saint-Hippolyte (25)
Bonnétage (25)
Franbouhans (25)
Grand'Combe (25)
Charquemont (25)
Charquemont (25)
Franbouhans (25)
Les Fontenelles (25)
Bief-des-Maisons (39)
Les Allemands (25)
Narbief (25)
Le Bizot (25)
Profossion
journalier
journalier
journalier
paysan
paysan
paysan
laboureur
paysan
laboureur
laboureur
paysan
vigneron
vigneron
vigneron
fermier
métayer
paysan
paysan
paysan
paysan
paysan
paysan
paysan
paysan
paysan
paysan
fermier
paysan
paysan
paysan
paysan
Valeur des
effets
57
173
1622
124
1 119
1 500
3520
2290
1452
396
1452
234
3291
5075
558
613
662
706
1566
4093
594
701
742
1282
2574
2656
6008
1656
15914
1060
1213
Valeur
des livres
1
1
-
1
1
3
1
5
2
1
2
4
6
5
40
1
1
5
2
1
1
1
10
3
1
6
16
14
1
12
11
Nombre
de
volumes
2
2
6
8
14
2
2
1
3
18
11
42
6
33
3
1
4
5
3
6
5
18
7
6
15
10
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1
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1781
1781
1782
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1783
1783
1783
1784
1786
1787
1787
1788
1788
1788
1793
1793
1793
1793
1793
1793
1794
1794
1794
1794
1794
1794
1794
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1795
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Les chiffres indiqués sont ceux des départements: Jura (39), Doubs (25). Les inventaires étudiés ont été collectés soit dans les fonds des bailliages
(il y en a 12 dans la province), soit dans les fonds seigneuriaux. Les valeurs sont données en livres tournois.
~
VI
46
Michel
VERNUS
Sous les yeux des paroissiens, les représentations du livre sont de plus en plus
présentes dans les églises où les multiples statues de saints et de saintes tiennent
entre leurs mains le Livre sacré, dans une province qui se couvre alors d'un
«blanc manteau d'églises» où brillent les feux d'une certaine magnificence. Il
arrive que l'affichage public soit l'occasion de rébellions et de gestes de contestation. Lors de l'amnistie prononcée en 1679 par Louis XIV, on voit deux paysans
jurassiens bénéficier de cette virginité nouvelle. :Lun, paysan de Saint-Claude,
était accusé d'avoir déchiré un ordre de l'intendant; l'autre, un vigneron
d'Arbois, pour manifester son mécontentement, avait arraché l'affiche apposée à
la porte des halles, affiche qui annonçait la paix de NimègueS . Bravades
publiques dont les imprimés officiels faisaient parfois les frais!
:Lécrit sous ces formes variées tend donc à se généraliser sur la place publique,
mais en même temps on doit constater sa présence dans les fermes sous la forme
du livre. :Lexistence domestique et individuelle du livre au village devient en effet
une réalité. A partir d'une recherche quantitative sur la présence du livre dans
toute l'épaisseur de la société comtoise au XV11I" siècle, travail qui a porté sur
l'analyse de 10000 inventaires, lesquels ont donné 1 132 inventaires avec livres,
il a été possible de repérer 104 inventaires de paysans, qui attestent avec plus ou
moins de précision la possession paysanne de livres. Nous n'avons retenu que les
cas - 67 au total - où nous possédons l'ensemble des informations souhaitées
(valeur des effets et des livres ainsi que le nombre des volumes). Le bilan chiffré
est le suivant: la bibliothèque moyenne est constituée de 7 volumes; la valeur
moyenne des effets s'élève à 1 700 livres, les volumes avec 4 livres seulement ne
représentent qu'une très faible part de l'estimation globale (tableau 1).
Avant 1750, les bibliothèques paysannes sont très rares (quinze cas rencontrés seulement qui ont donné 60 volumes, soit 4 volumes par propriétaire).
Ensuite, dans la seconde moitié du siècle, les petites bibliothèques se répandent
(85 % de l'ensemble), le mouvement s'amplifiant surtout après 1780: 6 % des
inventaires de paysans citent alors un ou plusieurs livres.
De quels livres s'agit-il? Le verdict des inventaires n'offre aucune ambiguïté:
il s'agit essentiellement de petits livres de piété. Au total, ces modestes bibliothèques contiennent 90 % de livres de religion. Lire à la ferme, c'est donc bien
prier. Dans la vision chrétienne dominante, les rédacteurs des inventaires ont
peut-être porté une attention toute spéciale aux livres de religion, négligeant de
ce fait les autres, ce qui aurait eu pour conséquence de majorer dans une certaine
mesure la présence des premiers. Hypothèse qui n'est pas à écarter. Toutefois, on
voit des «illettrés », qui ne savent pas signer leur nom, acheter aux enchères des
livres de piété lors de ventes publiques, gestes sans doute de liseurs qui ne savent
que lire.
8. Maurice GRESSET, « Les Comtois et la justice au
Besançon, 1983, p. 63 et suivantes.
XVIIe
siècle », Mémoires de l'Académie de
La culture écrite et le monde paysan
47
Ces livres de dévotion ont pour titres par ordre d'importance: Vie des Saints,
Ange conducteur, Pensées chrétiennes, Chemin du ciel, Les Sept trompettes et autres
Pensez-y bien. Des titres, comme on le sait, qui ne sont pas propres à la seule province comtoise 9 . Incontestablement la Vie des Saints occupe le premier rang dans
la bibliothèque paysanne par sa présence dans 21 % des inventaires avec livres. Il
est difficile de connaître les éditions; tout juste peut-on parfois savoir qu'il s'agit
d'une édition in-folio - comme chez ce vigneron de Mesnay (proche d'Arbois),
Joseph Jouvenot, qui possédait dans un placard un exemplaire de ce type estimé
1 livre 10 sols (1789) - ou au contraire d'une édition populaire réduite 1o .
Au-delà des chiffres abstraits, voici quelques exemples précis de petites bibliothèques paysannes, pris parmi beaucoup d'autres:
Tableau 2.
La bibliothèque d'un paysan jurassien en 1757
(Source: Arch. dép. Jura, 1 J 189, inventaire après-décès de Claude-Étienne Jacquin!
1.
Imitation de Jésus-Christ
2.
Le Pèlerin véritable de la Terre sainte
3.
Instruction sur les dispositions que l'on doit avoir pour se confesser
4.
Le Soldat qui dort
5.
La Théologie des pasteurs
6.
Méditations de saint Augustin
7.
Règlement pour les pères de famille
8.
Heures de Besançon
9.
la.
La Conduitte du chrétien à l'éternité
Règlement d'une vie chrétienne
11.
Le Jardinier français
12.
Histoire de Charles XII
13.
Le Duc de Monmouth
14.
Introduction à la vie dévote
15.
Nouveau Testament
16.
Histoire de Charles IX
17.
Nouveau catéchisme théologique
18.
Entretiens solitaires mis en vers
19.
État présent des affaires d'Allemagne
20.
Instruction chrétienne pour la jeunesse
21.
Préparation à la mort
22.
Vie de Notre-Seigneur
9. SAUVY, 1990, p. 559.
10. On peut faire la même remarque pour les «Anges conducteurs ». Il existait de luxueuses éditions pour bourses pleines, mais aussi de petites éditions au nombre de pages réduit, éditions pour
gens du commun.
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 41-72.
48
Michel VERNUS
• En 1757, Claude-Étienne Jacquin, laboureur à Comte (Jura), possédait 22
ouvrages (estimés à 3 livres), dont 17 livres de religion (77 %). On note la présence inhabituelle de trois ouvrages historiques, exemple d'une petite bibliothèque paysanne un peu hors norme (tableau 2).
• En 1765, Jacques Janot, laboureur à Chaveyria, près d'Orgelet (Jura), laissait des effets et des meubles estimés à près de 2 000 livres, mais surtout une
petite bibliothèque de 5 volumes : Entretiens avec Jésus-Christ, Introduction à la
vie dévote, Catéchisme des peuples de la campagne, Exercices du chrétien.
• Vers 1780, Léonard Janneney, vigneron bisontin, possédait une douzaine de
petits livres reliés en parchemin au beau milieu d'un encadrement domestique
chrétien. Énumérons: trois niches en bois avec des Christ et des Notre-Dame,
des images pieuses, un cadre avec un Saint-Vernier - ce qui n'a rien de surprenant pour un vigneron -, un enfant Jésus dans une grotte, une Notre-Dame,
enfin deux crucifix Il.
Parmi les artisans ruraux, les forgerons de village et les meuniers sont fréquemment possesseurs de livres. Leurs bibliothèques sont assez semblables à
celles des paysans dont ils partagent étroitement le mode de vie. Apparaît cependant parfois chez le maréchal-ferrant le Parfait maréchal, et chez le meunier un
exemplaire des Comptes foits : le livre est ici un outil professionnel.
Au-delà des statistiques abstraites, une micro-histoire de la présence du livre
révèle qu'il n'existe pas de différence notable entre les communautés de la montagne et du bas-pays, entre celles du Haut-Doubs et du Vignoble jurassien.
Dans la région de Lons-le-Saunier (Jura), petite capitale bailliagère et futur
chef-lieu départemental, les inventaires datés de 1750 à 1789 attestent la présence de livres dans une quinzaine de villages (dans un rayon d'une quinzaine de
kilomètres au maximum), signe d'un réel rayonnement de la diffusion autour de
cette ville (carte 1). Voici Paul Carimantran, riche vigneron de Villeneuve, qui
possédait à sa mort en 1788 un ensemble de 42 volumes de prières estimés à
6livres 12 . Les effets mobiliers étaient évalués à 3 291 livres. À Vatagna, à proximité de la ville, il est vrai, Denis Marion, vigneron lui aussi, possédait - ce qui
était un luxe au village - quatre livres reliés : L'Histoire de la jeunesse de JésusChrist, LInstruction abrégée du chrétien, Les Nouvelles heures paroissiales, et Les
Passions de l'âme, volumes estimés à 2 livres. Tous les effets et meubles s'élevaient
chez lui à 786 livres. Antoine Perraud, laboureur de Larnaud, était un homme
modeste avec seulement 312 livres d'effets; toutefois il avait en sa possession
deux livres reliés: un Recueil de prosne et une Instruction fomilière sur les commandements de Dieu, avec un Catéchisme spirituel en brochure (1778)13.
Examinons à présent le canton de Saint-Hippolyte (Doubs). La lutte idéologique au cours de la révolte de la «petite Vendée» (octobre 1793) a été à l'oriIl. Arch. dép. Doubs, B 10518.
12. Arch. dép. Jura, 70 BP 1.
13. Ibid.
La culture écrite et le monde paysan
49
gine d'arrestations et d'enquêtes avec de nombreux procès-verbaux. Aussi a-t-on
pu rassembler ici 19 inventaires de paysans avec livres. Ce petit échantillon a le
mérite de l'homogénéité. Nous ne connaissons le nombre des volumes que dans
15 cas. Une bibliothèque atteint 40 volumes, deux autres sont supérieures à 10.
Dans le village de Franbouhans (5 inventaires, 4 de paysans, 1 de menuisier), on
trouve 5 livres de religion, 18 livres de dévotion, 15 petits livres, 1 « petit livre »
de dévotion, 3 vieux livres de prières avec quelques haillons; dans celui de
Charquemont, 6 inventaires (dont 4 de paysans) donnent respectivement une
« Vie de Saints », 4 livres de piété, 7livres de dévotion, 6 livres de dévotion, les
titres n'étant pas spécifiés. Les livres se trouvent le plus souvent chez des paysans
qui ont manifestement du bien, mais pas uniquement. Six d'entre eux ont des
effets estimés à plus de 1200 livres (un à 4000, un autre à 6 000), en revanche
sept ont des effets compris entre 558 et 742 livres.
Ainsi se met en place, dans la seconde moitié du Xym e siècle, un environnement où l'écrit s'installe progressivement. Mais il ne semble pas qu'il soit devenu
suffisamment pesant et englobant pour motiver chez tous les villageois une
volonté d'accéder aux apprentissages de la lecture et de l'écriture 14 . Les motivations utilitaires, voire ostentatoires, ont joué certainement un rôle chez quelquesuns, mais plus encore les motivations religieuses.
En tout cas, à la veille de la Révolution, il existe réellement au sein des communautés villageoises comtoises une élite culturelle paysanne qui non seulement
sait lire et écrire, mais possède aussi quelques livres. Ce « décollage» de la possession du livre est dû de toute évidence au petit livre de religion. En Comté, la
clé du démarrage est à chercher du côté de la religion plus que du côté des conditions économiques ou de circulation (la montagne jurassienne n'est pas un
isolat). Cette lecture pieuse a préparé l'accès à d'autres lectures.
Une phase d'accélération : la période révolutionnaire
Les dix ans de la période révolutionnaire contribuent à accélérer la pénétration de l'écrit au village, en une phase brève et intense. La bataille politique
semble en être responsable 15 . Révolutionnaires et contre-révolutionnaires cherchent pour leur propre compte à contrôler les campagnes - qui renferment plus
de 80 % de la population. Limprimé n'est pas l'unique véhicule de la propagande (la parole et le discours restent naturellement essentiels), mais il devient
un instrument systématiquement utilisé avec une ardeur nouvelle par les propagandistes des deux camps.
14. On rencontre des cas de résistance des communautés à l'installation d'un maître d'école, dans
province où celui-ci est pourtant généralement présent avant 1789 comme auxiliaire du curé;
à Epy aura), les habitants ne veulent pas faire les «frais d'un maître» (1867) car il «ne peut en
aucune manière leur servir» (VERNUS, 1984, p. 151).
15. VERNUS, 1989.
un~
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 41-72.
50
Michel
VERNUS
D'un côté, les patriotes et républicains, dans leur volonté de pédagogie
civique, ont organisé une circulation administrative des nombreux textes officiels: affiches qui présentent la nouvelle législation, éditées par les imprimeurs
départementaux, ou opuscules (en général produits à 1000 ou 2000 exemplaires). Des modèles à reproduire sont parfois expédiés par les organismes centraux parisiens. À la fin de l'année 1791, le district d'Ornans (Doubs) publie à
600 exemplaires une Adresse aux fanatiques des campagnes. Les arbres de la liberté
se couvrent d'inscriptions. Circulent des pétitions, des adresses, des arrêtés. Les
fêtes révolutionnaires font éclore des banderoles éducatives et civiques. Au fond
elles reprennent et perpétuent les habitudes proclamatrices des fêtes monarchiques de l'Ancien Régime. Ajoutons que les lois sur le maximum ont un temps
obligé à un affichage généralisé des marchandises et de leurs prix. Aussi l'écrit
officiel de plein vent se multiplie-t-il au village. Les autorités municipales, départementales et celles des districts jusqu'en 1795, mais aussi les clubs et les sociétés
populaires participent à cette démultiplication des tirages commandés aux
imprimeurs. À Lons-le-Saunier, le district payait des porteurs d'affiches pour
effectuer la distribution dans les communes des différents cantons.
De leur côté, les contre-révolutionnaires ne sont pas en reste; ils font circuler
quantité d'autres textes, tels Le Dernier prône d'un curé jurassien, qui a été fort
répandu, ou encore Le Messager boîteux, imprimé en Suisse par Samuel Fauche,
dont les pages tentent d'apitoyer le lecteur sur les malheurs de Louis XVI et de
la famille royale. Les autorités révolutionnaires du Jura et du Doubs n'ont cessé
de combattre, en 1793-1794, l'introduction clandestine de cet almanach.
Qualifié de « libelle infâme» et de «poison dangereux »16, il est interdit par un
arrêté départemental du Jura imprimé sous forme de placard. De son côté, le
6 octobre 1793, le Conseil général du Doubs prend un arrêté qui en interdit la
vente et le colportage. La diffusion de cet almanach était dénoncée comme:
« Une vaste entreprise des coalisés qui combattent les armées de la république pour combattre]' opinion des citoyens des campagnes en utilisant un titre connu qui sert de délassement aux bons citoyens pendant l'hiver]?»
Des catéchismes, des brefs du pape étaient également introduits et diffusés
clandestinement. Pour les populations catholiques, les textes écrits ont souvent
servi d'ersatz aux prêtres absents ou en exil - on estime que 2000 prêtres comtois ont franchi la frontière suisse à un moment ou à un autre-, lors des assemblées chrétiennes du « culte caché »18. Des réseaux clandestins de distribution
étaient organisés et, autour de Pontarlier, la « presse aristocratique» circulait.
Avec la Révolution apparaissent les journaux et les gazettes, en plein vent sur
la place du village, où la lecture est parfois collective et publique. En 1799,
Léquinio, observateur d'origine bretonne, dans son Voyage pittoresque dans le
16. Arch. dép. Jura, Lp 2302.
17. Arch. dép. Doubs, L 56.
18. VERNUS, 1989.
51
La culture écrite et le monde paysan
Jura, peut écrire des populations de Saint-Laurent-en-Grandvaux, dans la mon-
tagne jurassienne, avec un certain étonnement:
« Elles savent très bien écrire et calculer: la soif des papiers-nouvelles est une de leurs
jouissances et vous ne les trouverez point en arrière dans la connaissance que donnent les
journaux des événements politiques 19 .»
Les résultats de ce double militantisme, on les devine. Les villages ont été
envahis par une double littérature certes antagoniste, mais qui au total aboutit à
une présence plus dense des textes écrits et imprimés. Contrairement à ce qui
prédominait sous l'Ancien Régime, il s'agit d'une littérature d'actualité; le plus
généralement sous forme d'imprimés volants (libelles, affiches), elle contraste
avec la littérature religieuse antérieure, intemporelle et tournée vers l'éternité.
Cette diffusion a pu prendre appui sur les progrès antérieurs de l'alphabétisation
et de la lecture tout en les amplifiant. De toute évidence, le conflit politique a
accéléré l'acculturation.
Une phase de diversification (1800-1860)
Avec la première moitié du XIXe siècle s'ouvre une période nouvelle. Le
contexte général est favorable à un essor de la diffusion: une mobilité accrue
grâce à l'amélioration du réseau de communications, en attendant les premiers
effets du chemin de fer (surtout après 1860), une politisation qui se poursuit audelà même de la Révolution à la faveur des affrontements sociaux et politiques
qui marquent profondément la première moitié de ce siècle, un réseau scolaire
qui se reconstitue après la tourmente révolutionnaire et qui s'améliore lentement: autant de faits qui créent une atmosphère nouvelle et favorable à un élargissement et à une diversification des lectures villageoises. Désormais, la
diffusion du livre s'ordonne autour de trois pôles.
Une recrudescence du livre de religion
Après la chute de l'Empire, se développe dans les départements comtois une
véritable Restauration religieuse, particulièrement sensible autour des années
1820-1830. Elle se traduit par une multiplication des publications de petits
livres de piété. Dans une continuité remarquable, sont alors réédités en grand
nombre les titres des xvu e et XYIne siècles, tels que: L'Ange conducteur, les Pensées
chrétiennes, le Pensez-y-bien et surtout la Vie des Saints. Simon Bonnet, futur professeur d'agriculture, constatait cette continuité en la déplorant, dans son
Manuel pratique d'agriculture, de 1836 :
« On ne procure aux jeunes gens, ni assez de livres, ni ceux qui leur conviennent. Voici
ce qui se pratique: il y a dans chaque maison la Bible de Royaumont, les Pensées sur les
vérités de la religion, l'Instruction pour les jeunes gens, et voilà toute la bibliothèque à l'usage
des enfants de la famille. Ces livres ont servi à l'aïeul, au père20 .»
19. ].-M. LÉQUINIO, Voyage pittoresque et physico-économique dans le Jura, an
1979.
20. Simon BONNET, Manuel pratique d'agriculture, 1836, p. 21.
IX.
Reprints Laffite,
Histoire et Sociétés Rurales, n' 7,1" semestre 1997, p. 41-72.
Michel
52
VERNUS
Dans la reglOn de Lons-le-Saunier, vers 1830, Claude-Laurent Beaupoil,
paysan aisé de Domblans, achète des livres de prières chez Thomas Redy, libraire
à Lons, mais également le Dieu soit béni! aux colporteurs de passage. Le fils d'un
charbonnier vivant dans la forêt, Eugène Bouchey, alors âgé de 7 ans, futur
prêtre, raconte ses souvenirs d'école à Pezeux dans le Doubs (1835):
«Après l'abécédaire, l'instituteur me mit entre les mains un petit livre d'épellation et de
première lecture, cartonné, tout neuf, renfermant des images. La pensée de mon beau
livre me réveillait la nuit; j'en étais fou de joie, mille fois plus que des plus beaux habits
du monde. Aussi, un mois après, je lisais couramment dans le livre des Pensées sur les
vérités de la religion 21 . »
Cette littérature religieuse se répand largement à la faveur des missions organisées dans les paroisses, selon les méthodes mises au point au xvme siècle et systématiquement reprises 22 .
Une nouvelle littérature politique
La politisation au village par les textes imprimés, inaugurée pendant la
Révolution, se poursuit. On sait par exemple que le grand-père de Gustave
Courbet, Oudot, vigneron aisé d'Ornans, avait été un ardent révolutionnaire. Il
avait 22 ans en 1789, et, plus tard, il prit l'habitude de lire à son petit-fils, le
futur peintre, l'Almanach des Républicains qui avait été rédigé en 1793.
Par ailleurs, la première moitié du XIXe siècle, très conflictuelle (révolutions
de 1830 et de 1848, coup d'État de Louis-Napoléon ... ) a créé autant d'occasions de mobilisation. Pour les propagandistes de tous bords - bonarpartistes,
légitimistes, républicains et socialistes - , les populations des campagnes forment
un enjeu. Le temps de la propagande de masse arrive en partie grâce à l'imprimé.
Cette littérature politique se répand au village par voie militante. C'est tout
d'abord la propagande bonapartiste à partir des années 1816-1817 23 ; puis la
propagande républicaine notamment dans le Vignoble jurassien entre 1830 et
1850. La frontière suisse joue son rôle de refuge après 1830 pour les légitimistes
qui complotent, à nouveau pour les républicains ou les socialistes en exil en 1849
et 185224 . Les propagandes clandestines ont à faire face à la propagande des
autorités en place.
21. Abbé Eugène BOUCHEY, Le charbonnier dans le bois, Besançon, 1969, p. 39. Les Pensées sur
les vérités de la religion, ouvrage du missionnaire Pierre-Hubert Humbert (1687-1779), édité la
première fois en 1753 à Besançon, in-12°, et dont il y eut par la suite de nombreuses rééditions
(1759, 1785, etc.).
22. Jean-Baptiste BERGIER, Histoire de la communauté des prêtres missionnaires de Beaupré et des
missions foites en Franche-Comté de 1676jusqu'en 1850, Besançon, 1853.
23. VERNUS, 1994, p. 223-236.
24. Le préfet du Doubs le 8 avril 1850, écrit par exemple: «Les journaux ne sont pas le seul
moyen qu'on emploie pour essayer de pervertir les masses; on répand de faux bruits: et on m'assure qu'il pénètre de Suisse en France des écrits socialistes qui circulent sur la frontière» (Arch. dép.
Doubs, M 736).
La culture écrite et le monde paysan
53
Dans la région d'Arbois et de Salins en 1849, on lit la Démocratie Pacifique
de Victor Considérant. Ainsi, à Aiglepierre (Jura), en 1849, selon un témoin, le
maire fait à haute voix la lecture de ce journal devant le village rassemblé; à
Poligny, Joseph Lamy, cultivateur, tenait en 1851 un cahier des chansons républicaines qu'il recopiait: telle La Voix du peuple25 . Au lendemain du coup d'État,
le 3 décembre 1851, le maire d'Arbois signale que les membres de la société à
laquelle appartenaient beaucoup de vignerons viennent, le soir, une lampe à la
main, lire avec inquiétude la proclamation.
À partir de 1848, le suffrage universel a suscité un grand besoin d'information politique. La ville proche joue un rôle de relais pour la circulation de l'information orale et écrite. Ainsi, le sous-préfet de Poligny écrit dans un rapport,
le 19 mars 1849 26 :
« Indépendamment des informations qui leur arrivent par les journaux les habitants des
campagnes ont soin de recueillir, lorsqu'ils viennent en ville, les nouvelles politiques, ils
reportent ainsi les commérages de nos agitateurs. »
Les rapports du même sous-préfet de Poligny mettent en évidence la circulation d'une littérature de propagande dans les campagnes27 :
« Des distributions d'imprimés, écrit-il le 4 mai 1847, destinés à égarer l'esprit des habitants des campagnes ont eu lieu clandestinement, ces imprimés circulent à bas prix. Le
journal La Démocratie jurassienne, principal organe des agitateurs, est envoyé, même gratuitement, partout où -r on veut le recevoir. Les distributions se font avec précaution, plusieurs femmes en ont été chargées. Salins et Arbois sont les foyers d'où partent ces écrits. »
À l'intérieur des communautés villageoises, les conflits politiques dans leur
apparente nouveauté couvrent parfois des conflits anciens. Un bel exemple est
offert par Lods et Mouthier-Haute-Pierre (Doubs). Entre les deux communautés, le conflit a été long et permanent. Tout au long du XVIne siècle, Lods
désirait obtenir la résidence du curé, alors que celui-ci habitait à Mouthier. En
1744, les habitants de Lods, au prix d'un scandale, retiennent le curé prisonnier
dans leur chapelle, après maints autres incidents. Un monitoire pour l'instruction de l'affaire fut alors publié et affiché. Les deux communautés rivales s'affrontent pour la suprématie au sein de la paroisse. Or, pendant la Révolution, en
1793, Mouthier participe à la révolte contre-révolutionnaire de la « petite
Vendée»; Lods, de son côté, fournit des soldats à l'armée républicaine chargée
de rétablir l'ordre! I..:idéologie masque donc, ici, des luttes et des rancœurs qui
venaient de loin 28 . Constatation qui va dans le même sens: le républicanisme
soudain de certains villages au lendemain du 25 février 1848 s'explique souvent
25. Arch. dép. Jura, M 36. Autres, titres: L'Ouvrier à l'Aristocrate, L'Anniversaire du 24 février, Plus
de roi, Les Montagnards patriotes, A notre jeune République, il ne fout que des Mazzini, etc.
26. Ibid., MIO 1. On peut dire la même chose de Montbéliard, qui rassemble un noyau de socialistes convaincus, lesquels agissent dans les villages voisins.
27. Ibid.
28. VERNUS, 1986, p. 229-231.
Histoire et Sociétés Rurales, n' 7,1" semestre 1997, p. 41-72.
54
Michel
VERNUS
par la volonté de débarquer un maire cons testé par une partie de la population.
Pétitions et contre-pétitions se multiplient, notamment dans le Jura.
Dans le même temps, les arbres de la liberté se couvrent d'inscriptions peintes
et sont surmontées d'un bonnet rouge. À Voiteur (Jura), dans les premiers jours
de mars 1848, le maire lance un acte d'adhésion à la République qui atteint vite
quatre pages de signatures. récrit se multiplie au rythme de la bataille politique.
Les pétitions contre les limitations du corps électoral en 1850 recueillent des
signatures dans les villages. Ainsi à Vellerans (Doubs), «un nommé Boiteux,
charpentier, jeune homme qui vient de finir son tour de France », en a recueilli
une trentaine29 . La descente de la politisation a été, sans aucun doute, l'un des
vecteurs efficaces de la diffusion de l'écrit et de l'imprimé au village.
La grande vogue de l'almanach
ralmanach constitue désormais, et plus que jamais, un pilier des lectures
paysannes. Arrivé au village grâce aux colporteurs, il est souvent le livre unique
dans beaucoup de familles. Le titre le plus répandu, Le Messager boîteux, connaît
de multiples moutures éditoriales. Cette catégorie d'almanach - un petit in-4°
de 80 ou 100 pages - rencontre un vif succès dans l'Est de la France (Lorraine,
Alsace, Franche-Comté), mais aussi en Suisse, et en Allemagne rhénane. Il existe
d'ailleurs des versions en langue allemande. Des éditeurs spécialisés dans la littérature de colportage ont multiplié les titres et les tirages, trouvant là les possibilités de solides réussites commerciales.
Cette catégorie d'almanach est produite massivement à Montbéliard (près de
300 000 exemplaires dans les années 1860), mais Besançon, Belfort, Vevey en
Suisse ou Strasbourg en ont édité également, en grande quantité, ces dernières
éditions lues dans les départements comtois. ralmanach apparaît comme le livre
savant du paysan, qui y trouve le calendrier, un condensé de l'actualité de
l'année, de la distraction sous la forme d'historiettes, des conseils agronomiques,
etc. Une morale de l'effort, du travail, de la probité et de la résignation sociale
imprègne toutes ces pages : le riche est malheureux d'être riche, le pauvre est
heureux d'être pauvre, etc, le tout, agrémenté d'une belle et abondante illustration, et de grandes planches dépliantes. Ce n'est que tardivement, après 1780,
que les almanachs commencent à être lus par les paysans. Dans la première
moitié du xrxe siècle, cette littérature, désertée par l'élite, remplit sa fonction historique de vulgarisation. Ce rôle est en voie d'achèvement vers 1860.
La lecture de l'almanach prépare les paysans comtois, comme ceux de l'Alsace
ou de la Suisse, à celle des quotidiens et de la grande presse appelée à se développer, surtout dans les décennies 1860-1880, mais aussi à la fréquentation des
ouvrages de vulgarisation agronomique: comme le Manuel pratique et populaire
d'agriculture (volume de 645 pages), édité à Besançon en 1836, et dont l'auteur
29. Arch. dép. Doubs, M 736.
La culture écrite et le monde paysan
55
est le docteur Bonnet. Louvrage a été tiré à 2600 exemplaires, réédité, puis distribué dans les communes du Doubs, et dans les écoles 30 .
On le voit, cette dernière période est décisive; à la suite des deux phases précédentes, elle élargit considérablement le champ des possibilités de lectures, en
même temps que celui des curiosités.
LES STRATÉGIES DE DIFFUSION
Au-delà des grands rythmes chronologiques, il importe de saisir avec preclsion les modalités de la descente de l'écrit au village. Pour réaliser l'alphabétisation d'une société dans son ensemble, il faut du temps, de grands moyens, et
surtout de grandes volontés. Les conditions de l'alphabétisation de certains pays
du Tiers-Monde sont là pour nous le rappeler, si besoin était.
En Franche-Comté, entre 1750 et 1860, les conditions sont réunies pour
cette tâche d'acculturation. Trois grandes volontés, avec chacune sa propre stratégie, ont déployé leurs action persévérante, entrecroisant leurs efforts, le plus
souvent de façon complémentaire, parfois antagoniste. Toutes ont travaillé dans
une conjonction de fait, à la pénétration précoce et progressive de l'écrit et du
livre au sein de la société rurale comtoise.
La volonté et la stratégie du clergé comtois
Très marqué par la Contre-Réforme catholique, ce clergé est animé d'un élan
missionnaire affirmé dès la fin du XVIIe siècle. Cet élan se prolonge au-delà de la
coupure révolutionnaire, où ce clergé apparaît comme retrempé à travers les
épreuves subies. À l'origine, il y a eu la volonté par l'enseignement du catéchisme
de faire barrage à l'hérésie protestante toute proche (le calvinisme de Genève et
le luthéranisme de la principauté de Montbéliard), d'où la présence en 1789
d'un maître d'école, auxiliaire du curé, dans pratiquement toutes les paroisses.
Cette volonté de protéger les âmes de l'hérésie est la cause essentielle de la précocité de l'alphabétisation comtoise. Puis est venu, pour ce clergé, le temps de
lutter contre les idées irréligieuses du siècle des Lumières et de la période révolutionnaire. Mieux formé, tout au long du xvrw siècle, il développe une intense
pastorale dans les paroisses rurales 3 !.
Or dans cette stratégie ecclésiastique, le livre tient une place centrale, à côté
d'autres moyens comme les images pieuses protectrices, les objets de piété (crucifix, chapelets, statuettes, bénitiers, etc.), et bien entendu la parole missionnaire.
Le clergé encourage l'apprentissage de la lecture à l'école dans le catéchisme et
favorise la diffusion des petits livres de piété: en organisant par exemple des dis-
30. La littérature agricole comtoise de vulgarisation est assez abondante à cette époque. Sont
édités par exemple L'Ami des campagnes, à Besançon en 1830, L'Agriculteur pratique à partir de
1857, à Montbéliard, entre autres.
31. PRÉCLIN, 1955; VERNUS, 1975.
Histoire et Sociétés Rurales, n" 7,1" semestre 1997, p. 41-72.
56
Michel VERNUS
tributions gratuites lors des mlSSlOns. Dès 1688, Antoine-Pierre de Gramont,
archevêque de Besançon, indique la direction à suivre aux maîtres d'école:
«Ils se souviendront que le principal devoir d'un maître et d'une maîtresse d'école est
d'apprendre la religion aux enfants, qu'ils doivent leur faire souvent le catéchisme ... , se
servant des demandes et des réponses qui sont dans le Catéchisme de ce diocèse. »
De son côté, vers 1780, l'évêque de Saint-Claude, Méallet de Fargues, fait
procéder, par l'intermédiaire de ses curés, à des distributions gratuites de livres
de piété dans les paroisses. Le clergé encourage également la présence de petits
livres entre les mains des membres des confréries.
Les missions du XVIW siècle sont l'occasion d'une pastorale intensive32 ,
accompagnées par des libraires agréés par l'archevêque de Besançon. La
Révolution passée, les missions reprennent. Ce volontarisme dans la diffusion de
« bons livres» est inscrit dans les recommandations adressées aux missionnaires:
« Ils laisseront dans les familles des objets de dévotion et des livres, entre autres le petit
livre des Exercices33 et la Doctrine chrétienne ... ».
On relève aussi cette volonté de diffuser le livre pour la bonne cause, dans
l'exhortation de l'auteur d'un manuel de pastorale de 1782, destiné aux curés:
«Un bon pasteur ne verra qu'avec peine qu'il n'y a dans certaines familles ni images de
dévotion, ni livres de piété 34 .»
Dans la liste des livres qu'il convient d'utiliser pour la prière du soir, on
retrouve les mêmes titres: LTntroduction à la vie dévote, les Pensées chrétiennes, le
Pédagogue chrétien, les Remèdes contre les péchés, le Pensez-y-bien, les Pensées sur les
plus importantes vérits de la Religion.
Dans la première moitié du XIXe siècle, certains desservants de paroisses
rurales constatent qu'une partie de la population a tendance à échapper à leur
contrôle. Sur 76 rapports adressés à l'archevêque de Besançon entre 1842 et
1857, 7 mentionnent les mauvaises lectures de leurs paroissiens, dénoncent les
livres «rédigés dans un esprit non chrétien». Lun d'eux conclut amèrement:
« La légèreté les porte ... aux lectures frivoles »35.
Un réseau de diffusion commerciale actif
Imprimeurs, éditeurs et libraires ont cherché à exploiter le marché du livre
populaire en essor. Voulant faire des affaires, gagner de l'argent ou au moins vivre
de leur commerce, ils avaient donc tout intérêt à produire et à diffuser.
32. BERGIER, 1853.
33. Il s'agit des Exercices de la vie chrétienne, dont la première édition date de 1747; l'auteur en
était justement Pierre Humbert, évoqué plus haut, une des fortes personnalités de la Mission de
Beaupré.
34. Joseph POCHARD, Méthode pour la direction des âmes... , 2 vol., 1782-1783; cet ouvrage sera
réédité au XIXe siècle. rauteur, curé du Haut-Doubs, a été directeur du séminaire de Besançon.
35. Astrid CORDIER, «Monseigneur Mathieu visite son diocèse (1834-1875)), Mémoire de maîtrise de l'Université de Besançon, 1996.
La culture écrite et le monde paysan
57
Dans le domaine du « petit» livre de prière, ou de la « Bibliothèque bleue »36,
la Comté connaît des réussites éditoriales certaines, comme celle des Tonnet à
Dole au XVIIIe siècle37 ; viennent au siècle suivant le succès des Deckherr à
Montbéliard, des Gauthier à Besançon et à Lons-le-Saunier, de Prudont à Dole,
etc. Si les ouvrages érudits, destinés au public instruit des villes, échappent aux
imprimeurs et aux éditeurs comtois, car leurs auteurs se font le plus généralement imprimer à Paris, ces mêmes imprimeurs, éditeurs et libraires parviennent
à vivre de ce marché très particulier qu'est la production-vente du petit livre
populaire, dont le débouché essentiel réside dans les campagnes (almanachs,
livres de la Bibliothèque bleue, petits livres de dévotion).
De 1750 à 1860, la masse des petits ouvrages diffusés s'accroît considérablement. Parallèlement à la production, s'est développé un réseau de vendeurs de
livres fort ramifié, une autre originalité de la province sans doute. Dans les campagnes, les vendeurs de livres ne sont pas les libraires. Au xvrIJe siècle, les rares
maîtres-libraires -au nombre de 25 - laissaient de vastes espaces non pourvus
dans toute la province. Le libraire n'apparaît véritablement dans les petits
bourgs, à proximité des villages les plus éloignés, que plus tard, et surtout après
la suppression du brevet (1870)38. Ce sont donc d'autres vendeurs de livres,
notamment les colporteurs, qui assurent alors la vente dans les campagnes.
Ceux-ci vivent plus ou moins bien de cette activité. Sur les chemins se croisent
des colporteurs locaux, régionaux ou « étrangers» ; ces derniers sont savoyards et
dauphinois au xvrne siècle; dans la première moitié du xrxe siècle, la nouveauté
est l'arrivée des Pyrénéens, dans le Jura comme dans le Doubs39. Ces derniers,
spécialisés dans le commerce du livre, trafiquent en familles, ou entre gens du
même village, à longueur d'année 40 . Les populations jurassiennes les voient
arriver surtout à la belle saison, alors que les colporteurs régionaux trafiquent
l'hiver pour vendre l'almanach de l'année qui vient.
Parmi les vendeurs de livres, il convient de faire une place à part aux marchands-merciers, qui ont joué un rôle pionnier dans la diffusion du livre dans les
campagnes jusqu'à la loi de 1849 qui leur a interdit d'en vendre. On les voit à
l' œuvre, dès le XVIIIe siècle, dans les petits bourgs. Ils avaient une boutique, mais
se déplaçaient lors des marchés et des foires. Dans le bric-à-brac de leur épicerie
36. En 1781, l'inventaire de l'imprimeur dolois Tonnet indique que l'atelier contenait notamment 478 rames «de ce qui s'appelle vulgairement la «Bibliothèque bleue », tel que Le Petit
Poucet, Discours bachiques, Petit cuisinier, Sermons des cœurs, Femmes sans tête, Petites prophéties,
Diable boîteux, Jardin d'amour, Histoire de Joseph ... » (VERNUS, 1980b).
37. Ibid.
38. VERNUS, 1996, et aussi, « La librairie en Franche-Comté au temps du brevet », in Le commerce
de librairie en France au XIXe siècle (1789-1914). Actes du colloque de Versailles Saint-Quentin-enYvelines (novembre 1996), à paraître.
39. DEVEVEY, 1995 : dans le Doubs, de 1863 à 1880, 467 colporteurs ont pu être recensés en
provenance de 39 départements différents, 124 sont en provenance des Pyrénées (plus de 26 %).
40. Ibid.
Histoire et Sociétés Rurales, n°
7,1" semestre 1997, p. 41-72.
58
Michel
VERNUS
et de leur mercerie, ils tenaient généralement un petit rayon de livres, certes
modeste, mais bien présent41 . Ils diffusaient de petits livres (abécédaires, livres
de prières), notamment dans les vastes espaces désertés par les libraires.
Au cours de ce long siècle, un réseau de vendeurs de livres s'est donc progressivement déployé en direction des campagnes. Grâce à ce marché populaire,
une édition et une librairie comtoises ont pu se développer, échappant un temps
à l'emprise de la capitale42 .
Un militantisme politique en plein essor
Si les villageois en Comté ont su se mobiliser pour se défendre et s'organiser
collectivement bien avant 1789, la politisation a pris des formes nouvelles pendant la Révolution qui, dans le demi-siècle qui suit, s'affirment avec plus de
vigueur. Il en résulte une abondante littérature introduite au village sous deux
aspects. Le premier est d'ordre administratif: au-delà des différences de régimes
politiques, le pouvoir central a cherché en permanence à faire aboutir sa volonté
et ses ordres, soit par la lecture publique (les curés du haut de la chaire lisant les
édits et les ordonnances), soit par affichage (la période révolutionnaire notamment), mais généralement les deux procédés ont été utilisés simultanément, ce
qui se comprend aisément dans une société paysanne en voie d'alphabétisation.
Limprimé est l'instrument de la centralisation administrative en marche. Sur ce
plan, préfets et sous-préfets poursuivent l' œuvre amorcée par les intendants et
subdélégués au XVIIIe siècle. Le second aspect est militant: conquérir les esprits
par la propagande peut se faire par la parole, mais l'instrument de la bataille politique est de plus en plus l'écrit sous la forme de placards et d'affiches, de journaux, de libelles, de pétitions. Ce militantisme politique, apparu sous la
Révolution, connaît une intensité nouvelle dans la première moitié du XIxe siècle.
En 1848, le suffrage universel a fait naître une abondante littérature électorale.
Les exemples d'une circulation clandestine de l'écrit dans les campagnes à la
faveur de cette fermentation politique se multiplient, l'écrit devient de plus en
plus le complément indispensable de la propagande orale.
A Dole par exemple, en février 1850, le sous-préfet constate que court dans
la ville une souscription pour envoyer gratuitement des journaux républicains
aux cultivateurs des villages voisins. A l'autre bord, certains curés du HautDoubs faisaient circuler dans leurs paroisses La Gazette de Franche-Comté,
journal catholique et légitimiste édité en 1831-1834; dans le même temps, le
sous-préfet de Pontarlier (Doubs) signale des réunions d'ecclésiastiques, qui
« exercent des influences très fâcheuses )}43. Pour contrer les « criminels projets)}
de soulèvement après le coup d'État, au lendemain de décembre 1851, les autorités départementales, notamment dans les communes du Doubs, ont multiplié
41. VERNUS, 1984b.
42. On trouve une situation un peu identique en Alsace, cf.
43. Arch. dép. Doubs, M 710, décembre 1830.
BARBIER,
1983 b.
La culture écrite et le monde paysan
59
l'affichage des nouvelles officielles et les proclamations. Plus que jamais l'imprimé était donc présent sur les murs. Les réseaux antagonistes diffusaient les
publications nationales comme les publications locales 44 .
ACTEURS ET LIEUX DE LA MÉDIATION ÉCRITE
Les stratégies de diffusion de l'écrit, dont nous venons de rappeler le rôle, ne
sont pas des réalités abstraites; tout au contraire, elles sont formées les unes et
les autres par de véritables chaînes de volontés individuelles. Elles sont en effet
portées et impulsées par des hommes proches du milieu villageois, qui inscrivent
leur action médiatrice dans des réseaux d'influences et dans des lieux précis. Il
nous faut donc à présent tourner notre regard vers ces médiateurs culturels, et
ces lieux de la médiation écrite pour saisir plus concrètement le processus de la
rencontre des villageois avec l'imprimé.
Quelques médiateurs à l' œuvre
Les acteurs de la transmission de la culture écrite présentent des visages d'une
extrême diversité. Il faut en effet distinguer nombre de figures dans l'éventail
typologique des notables locaux, grands et petits, qui ont cherché à exercer une
influence d'une façon ou d'une autre et qui ont transmis, volontairement ou
involontairement, la culture écrite qui leur était familière: curés, notaires, petits
fonctionnaires, instituteurs, mais aussi grands propriétaires terriens de l'ancienne
aristocratie45 . Moins connu est le fait que la paysannerie a également la capacité
de faire surgir ses propres leaders: mince élite paysanne, qui montre au reste du
groupe le chemin à suivre. Dans la galerie des portraits possibles retenpns les
introducteurs de l'innovation agricole et les «meneurs» politiques sortis des
propres rangs de la paysannerie.
Les innovateurs agricoles
Parmi les premiers, voici le curé Perret, de Besain (proche de Poligny), petite
paroisse de 70 feux, située au bord du premier plateau jurassien. Dans un
mémoire adressé à l'intendant de 1785, ce curé plein de zèle affirme qu'il réunit
«avant le catéchisme qu'il fait le dimanche à vespres les principaux cultivateurs
pour leur demander, par exemple, les plantes qu'il conviendrait le mieux à leur
territoire» ; il tente de faire de l'exploitation curiale une vitrine du progrès agricole, qui devrait servir de modèle aux villageois 46 . Le curé de Longchaumois
(Jura) élabore et rédige les articles du règlement de la fruitière en 1786.
44. Ainsi les publications parisiennes: Almanach des opprimés ou Almanach des proscrits (I850),
des plus subversifs de l'ordre social» ou, à l'opposé, Les Partageux de Wallon, de la
Bibliothèque anti-socialiste à un sou (1849), ce dernier opuscule distribué autour de Nozeroy
(Jura).
45. BRELOT, 1992.
46. VERNUS, 1986, chap. VI: Le Curé et les Travaux des champs.
« almanachs
Histoire et Sociétés Rurales, n' 7,1" semestre 1997, p. 41-72.
60
Michel VERNUS
Dans la première moitié du XIXe siècle, les curés sont relayés par d'autres
apôtres du progrès agricole: médecins, avocats, ou grands propriétaires. En voici
quelques-uns: d'abord ce Simon Bonnet (1782-1872), déjà évoqué, docteur en
médecine, promoteur de l'organisation des comices dans le département du
Doubs, premier titulaire de la chaire départementale d'agriculture créée en 1839.
Il est surtout l'auteur du Manuel pratique et populaire d'agriculture paru en 1836,
imprimé chez Laurent Gauthier à Besançon, ouvrage réédité en 1839 et en
1863. Au contact direct des paysans, il a été un inlassable promoteur du progrès
technique. Il a multiplié, pour les communes, les affiches dont la teneur était fortement informative, de la culture de la pomme de terre aux maladies du bétail47.
Simon Vuillier (1742-1818) était né à Quingey (Doubs). Son père était fermier des domaines du roi. Lui-même, officier du bailliage à partir de 1769, vient
faire des affaires à Dole et se lie avec un entrepreneur, dont il épouse la fille.
Commissaire à terrier et surtout fermier d'un prieuré, il réussit à bâtir une petite
fortune. La Révolution, grâce à l'achat de biens nationaux, lui permet un enrichissement considérable. Il achète les biens de l'abbaye Saint-Vincent de
Damparis (pour 163 000 livres), le couvent des dames d'Ounans, l'Hôtel de
CÎteaux à Dole, ainsi que d'autres biens (au total 400 ha); il devient député à
l'Assemblée Législative et conseiller municipal de Dole. En 1803, sa fortune est
l'une des plus importantes du Jura, évaluée à 500000 F. Type de l'homme nouveau, il s'intègre dans l'élite sociale issue de la Révolution. Grand propriétaire
terrien, il écrit des Instructions élémentaires sur l'agriculture, opuscule imprimé à
Dole par Joly au cours de l'an II.
Aux limites de la science agronomique et du militantisme politique, se situe
l'action originale de Wladimir Gagneur, avocat, qui, par la parole, l'action et la
plume tenta de remuer le monde villageois. Dès 1834, il s'était initié avec
enthousiasme à la science nouvelle de Fourier, en rencontrant à Paris Victor
Considérant, devenu le chef de l'école sociétaire. À partir de 1869, il devait
poursuivre une carrière de député. Toute sa vie, Gagneur s'intéressa à la question
des fruitières, alors qu'il était propriétaire terrien à Bréry, producteur de lait luimême et président de la société de cette commune. Dès 1839, il publiait Des
fruitières ou Associations domestiques pour la fabrication du fromage de gruyère, brochure vendue à la librairie de l'École phalanstérienne, fondée par Victor
Considérant. Elle était épuisée en 184248 . Gagneur avait mis en œuvre un système associatif de crédit qui reposait sur des avances gagées sur les fromages et le
beurre des paysans producteurs. Il s'efforça d'établir un rapport direct entre la
production et la consommation pour la commercialisation des produits fabriqués par la fruitière. En 1844, il mettait en forme un règlement de fromagerie,
lu à une séance du comice de Poligny. Cet Acte de Société ou Règlement de frui47. La Bibliothèque municipale de Besançon a conservé quelques exemplaires de ces Affiches et
Avis de ... , sous la cote 13 022.
48. VERNUS, 1991.
La culture écrite et le monde paysan
61
tière pour la fabrication des ftomages dans le Jura fut imprimé en Arbois par
Auguste Javel (1844), et servit de modèle dans les villages environnants.
Limprimeur arboisien était lui aussi un militant républicain, milieu dans lequel
existait un authentique idéal d'éducation populaire.
Les médiateurs paysans
La paysannerie comtoise a sécrété assez tôt ses propres médiateurs de la culture écrite. Plongés au milieu des leurs, ceux-ci ont été les obscurs propagateurs
de la nouvelle culture, dont ils s'étaient plus ou moins frottés et qu'ils maîtrisaient parfois incomplètement. Le bataillon des premiers «lettrés» paysans est
formé de ces maîtres d'écoles d'avant 1789 qui avaient conservé leur statut de
laboureurs: enseignants souvent maladroits, mais paysans quelque peu lettrés,
capables d'aller au-delà d'un simple gardiennage. Dans le département du
Doubs, de 1740 à 1789, on a pu recenser 74 paysans (55 laboureurs, 9 vignerons, 10 journaliers et manœuvriers) et 40 artisans ruraux maîtres d'école49 .
Jean-Claude Mercier était l'un de ces villageois acculturés. Laboureur de
Mamirolle - village de 452 habitants à trois lieues de Besançon-, il vivait «en
communion », c'est-à-dire sous le même toit, avec sa sœur, sa belle-sœur, ses
deux neveux et ses domestiques. Né en 1680, il a une longue trajectoire biographique, puisqu'il meurt en 1772. Riche paysan, possédant plus de 27 ha
(champs, prés et vergers), il était de plus propriétaire d'une ferme qu'il louait au
tiers de tous les fruits, soit 20 ha de plus. En 1743, il payait 90 livres d'impôt.
Élu échevin de sa communauté, fonction qu'il s'empressa de déserter, il a été longuement trésorier d'une confrérie. Il décrocha la charge de garde-étalons en
1746 avec tous les privilèges afférents (50 livres de pension), fonction qui lui
conférait surtout, outre le profit, une petite dignité. Il dut cependant débourser
50 livres (le prix d'une vache) en petits cadeaux offerts à l'inspecteur des haras
pour l'obtenir. Or, ce riche paysan était instruit. Il tenait régulièrement son livre
de raison sans introspection particulière, sa plume lui servant surtout d'instrument pour régler la gestion domestique. Par ailleurs, il était semble-t-il fort respectueux de l'ordre établi, lisait des almanachs, dont il recopiait des passages,
notamment ceux concernant l'histoire de la province50 .
Si la politisation a conduit souvent les populations villageoises à se donner à
des notables locaux, elle a aussi fait surgir des rangs de la paysannerie comtoise
ses propres leaders. Dans le parti rouge de 1848 à 1852, les vrais chefs étaient
généralement issus de la petite bourgeoisie, mais du sein de la paysannerie ont
émergé également quelques militants, capables d'être eux-mêmes des relais
d'opinion. Sur les 496 jurassiens appréhendés en décembre 1851, se trouvaient
225 paysans - soit 45,36 % -, dont 24 vignerons, à l'intérieur desquels on
49.
BORNE,
1949.
50. Ce document reste conservé par la famille.
Histoire et Sociétés Rurales, n' 7,1" semestre 1997, p. 41-72.
Michel
62
VERNUS
compte des leaders 51 . Ainsi Ragain, organisateur « des démagogues », que l'on a
trouvé, le 2 janvier 1852, en possession d'une action d'un franc du Jura, journal
démocratique de l'Est. Il était en relation avec un marchand de vin de Paris qui
lui écrivait: « Quant à la politique, elle marche bien pour les républicains, tranquillisez-vous, il n'y a plus guère à souffrir». Ragain avait été trésorier du comité
démocratique d'Arbois. Son engagement républicain est donc bien établi. En
janvier 1852, à Arbois, Claude Papillard, cultivateur, dépose à son sujet:
« Jean Gabriel Ragain 52 est un bon enfant, je n'ai jamais rien ouï dire de mal sur son compte
et il n'a jamais rien fait contre le gouvernement. Il recevait un journal et lorsqu'on lui demandait les nouvelles du jour, il les racontait tout simplement et cela n'allait pas plus loin 53 . »
Outre ce Ragain, on peut citer Jean-Arlathoile Carrez, vigneron en Arbois,
qui possédait tout un échantillon de brochures républicaines. Arrêté en 1834,
grâcié en 1837, membre des Bons Cousins charbonniers, inculpé en janvier 1852, réfugié en Suisse, il avait été l'un des fondateurs de la société des
vignerons 54. Pour mémoire, rappelons l'existence de ce Claude Lamy qui collectionnait sur un cahier les chansons révolutionnaires à Poligny... Mais il est possible de repérer bien d'autres meneurs paysans. À Dammartin (Doubs), se
distingue comme propagandiste un certain Jean-Claude Truche, journalier. Né
en 1805, déjà condamné en 1834, il est un « adepte des doctrines les plus
infâmes du communisme le plus subversif». Le sous-préfet de Baume en octobre
1850, signale qu'il « s'est rendu à Besançon et en a rapporté une certaine quantité de petits livres, probablement des almanachs socialistes ». Membre du conseil
municipal, il a pour acolyte un maçon, Jean Perrin, avec lequel il diffuse dans les
villages environnants « les brochures et les journaux» que tous deux viennent
chercher à Baume chez le sieur Baillot, marchand de fer, notamment l'Almanach
des opprimés. Condamné en 1852 à la déportation en Mrique, il sera grâcié à
Marseille 55 . De toute évidence, il était le maillon actif d'une chaîne propagandiste. À côté des paysans, il convient également de faire la place à quelques artisans ruraux. Ainsi ce Jean Perrin, maçon, compagnon de Claude Truche, qui
« s'imposait même des privations dans les choses de première nécessité afin de
pouvoir se procurer des journaux, brochures et autres écrits séditieux »56. PierreFrançois Gainet, de Rougement (Doubs), serrurier accusé notamment d'avoir
colporté les statuts de la Solidarité républicaine, et condamné à l'internement en
185257 . Tous sont capables de recevoir la presse, de la faire circuler ou du moins
d'en propager les informations et les idées par la parole.
51.
52.
53.
54.
55.
56.
57.
Pierre, 1984.
Celui-ci était vigneron.
Arch. dép. Jura, M 51.
VERNUS, 1984.
Arch. dép. Doubs, M 736 et aussi MARLIN, 1958, p. 16.
Arch. dép. Doubs, M 741.
MARLIN, 1958.
VERNUS,
La culture écrite et le monde paysan
63
Les autorités elles-mêmes tentent parfois une sociologie sommaire des agitateurs, telle sous-préfet de Baume:
« Le parti socialiste a dressé sa carte agitatrice, cherche à avoir, même dans les plus humbles
villages, un homme qui puisse servir d'instrument quand les circonstances lui paraîtront favorables pour agir. Cet instrument est assez peu digne par lui-même en général; mais il est pris
parmi la classe ouvrière et il est choisi parmi les jeunes gens, le plus souvent parmi les ouvriers
qui, après avoir fréquenté les villes, sont revenus dans leur village. Aussi les charpentiers figurent-ils parmi ces colporteurs 58 .»
Des informateurs étaient parfois recrutés parmi les paysans acculturés.
François-Fidèle Ardiet, paysan sans terre et contrebandier, capable d'entretenir
une correspondance dénonciatrice avec le préfet du Jura, évoque ainsi les effets
désastreux de l'introduction du machinisme (batteuse à eau et manège)59.
Entre les notables ruraux - eux-mêmes divers - et la masse paysanne, une
couche intermédiaire d'animateurs, de chefs ou de meneurs de plus petite volée,
sort des rangs de l'artisanat rural et de la paysannerie elle-même. Leur familiarité
plus grande avec l'écrit leur permet, chez eux, de jouer un rôle et de s'affirmer.
Cette couche intermédiaire directement en prise avec son milieu est évidemment
bien placée pour assurer le relais de la transmission de la culture écrite.
Des lieux de médiation anciens et nouveaux
Un certain nombre de lieux privilégiés offraient aux paysans les possibilités de
rencontres occasionnelles avec l'imprimé, rencontres où se côtoyaient « les illettrés », les déchiffre urs maladroits ou plus habiles. Là, il y avait toujours quelqu'un capable de dire l'information écrite, que d'autres s'empresseraient de
répercuter. Laissons de côté l'espace domestique en ne citant qu'un cas intéressant, celui de la boutique du marchand Vuiller-Fourquet à Quingey (Doubs) :
« C'est toujours particulièrement chez le quincaillier Vuillier-Fourquet, rapporte en
1851 une lettre malveillante, que se font les rassemblements et les allées et venues. C'est
lui qui reçoit les journaux de leurs couleurs, et c'est dans le magasin qu'ils sont lus et commentés 60 . »
Un autre document poursuit: « Il a fait parmi sa clientèle de la campagne la
propagande des mauvais journaux et des mauvais principes ».
Nous ne retiendrons ici que les réunions tenues dans des lieux publics.
Lactivité commerciale, la religion, la politique suscitaient chacune de leur côté
des rencontres et des réunions. Le propre de la lecture au village est qu'elle se faisait en tous lieux, puisqu'elle n'avait pas précisément de lieu spécialisé et réservé.
Nous avons pu découvrir, par exemple, un cas de lecture au clair de lune dans
un quartier vigneron d'Arbois. Une enquête judiciaire, suite à un charivari noc-
58. Arch. dép. Doubs, M 735, rapport du sous-préfet de Baume-les-Dames (Doubs), 6 juin
1850.
59. MERLIN, 1996, p. 160.
60. Arch. dép. Doubs, M 739, décembre 1851.
Histoire et Sociétés Rurales,
il 0
7, 1« semestre 1997, p. 41-72.
64
Michel
VERNUS
turne en 1778, offre la déposition intéressante de Jean Billaudet, vigneron âgé de
27 ans, qui déclare que vers sept heures du soir:
« Samedy il alla passé sa soirée chez un ami et qu'en se retirant pour aller se coucher, il
apperçut le nommé Joseph Besançon et le fils de la veuve Hugonneau qui étaient près du
pont Laurençot sous la fenêtre de la résidence de Quentin Duley, qui s'amusait à faire la
lecture sur un livre à la clarté de la lune 61 . »
L'église
Au village, le lieu où traditionnellement s'entrecroisaient la parole et l'écrit a
d'abord été l'église. C'est là que le curé au prône lisait les ordonnances. C'est là
qu'elles étaient affichées ainsi que les monitoires d'abord manuscrits, puis
imprimés. La Révolution ne fait pas disparaître le rôle de l'église comme espace
public où se diffusait l'information, bien au contraire. En 1791, parce que « les
ennemis de la Constitution s'efforcent de porter le peuple à des excès en cherchant à répandre dans les consciences des allarmes sur le sort de la religion», le
district de Lons-le-Saunier fait réimprimer à 2000 exemplaires Les Observations
sur deux brefs du pape en date du 10 mars et du 13 avril 1791 par M. Camus:
«Lesdites Observations seront distribuées à chaque municipalité et à chaque curé et vicaire
avec invitation d'en faire au prône du premier dimanche la lecture au peuple assemblé 62. »
Les autorités révolutionnaires utilisaient le canal traditionnel de la transmission des informations officielles -le prône à l'église - en tentant de l'ériger en
pratique réglementaire 63 : continuité dans le choix du lieu et de l'émetteur, mais
changement dans le contenu du message. À Domblans (Jura), le 10 janvier 1794,
une délibération du conseil général de la communauté précise:
«Tous les citoyens s'abstiendront de toutes œuvres serviles tant en public qu'en particulier,
tous les corps administratifs, les membres du comité de surveillance et tous les citoyens de
laditte commune sont invités à se rencontrer à dix heures du matin pour entendre lire les lois
dans l'église dudit lieu à raison de la rigueur de la saison. »
Par la suite l'église, comme lieu public où était donnée l'information, perd
son monopole; en réalité, elle ne l'a jamais eu. D'autres lieux concurrents, qui
avaient déjà joué leur rôle autrefois, prennent plus d'importance au X1Xe siècle,
comme les cafés et les fruitières, mais surgissent également des lieux nouveaux,
tels les cercles et comités républicains ou encore les réunions clandestines des
sociétés secrètes loin du regard de la police, dans la forêt. Dans ces lieux, naturellement l'échange oral gardait sa primauté, on y faisait parfois la lecture de
lettres, de tel passage de journal, de tel opuscule ou placard. Le café restait le lieu
61. Arch. mun. Arbois, FF 193.
62. Arch. dép. Doubs, L 2810.
63. Le 15 frimaire an VI (5 décembre 1797), l'administration du Jura fait imprimer chez
Delhorme un placard où il est dit, art. III : «Les citoyens de chaque commune sont invités de se
réunir tous les decadis sous les yeux des autorités constituées pour entendre soit la lecture des loix,
soit le récit de bonnes actions, des actes de dévouement que nous offre l'histoire de la république.
Les instituteurs conduiront leurs élèves à ces réunions» (Arch. dép. Jura, L 236, 1).
La culture écrite et le monde paysan
65
privilégié de la réunion orale, les cris proférés et les déclarations lll)UneUSes
étaient parfois dénoncés aux autorités.
Les fruitières
Les fruitières -ou chalets, en Comté- formaient des lieux d'attroupements
au moment de la «coulée », deux fois par jour, matin et soir64 . La vie collective
réclamait des réunions et des décisions à prendre. Les convocations étaient affichées au chalet pour annoncer une délibération commune. Un de ces placards a
été conservé, une humble feuille de petit format affichée pour l'annonce manuscrite d'une réunion à l'initiative des échevins de Foncine (Jura) en 178465 :
«Tous les associés du bas de foncine des fruitières dit, chés jean jacques du côté de vens et
bise sont obligés de se rencontrés Le dix huit du courant à sept heures du matin devant la
maison d'alexis jobard cabartier. En suitte d'une ordonnance de monseigneur l'intendant à
peine de vingt livre d'amende portés dans laditte ordonnance pour tous ceux qui ne se rencontreront poin. Et laditte assemblée la présente ordonnance lue et affichées par les échevins
en exercice de la présente années. Le 15 aoust 1784. (Signé) Oudet echevin. »
Modeste exemple de la communication écrite de plein vent au village, l'affichage a lieu par ordre supérieur, ce qui n'est pas toujours le cas.
Pendant la Révolution, certains membres suspects sont interdits de fruitière,
car on les soupçonnait de colporter des idées dangereuses. On retrouve cette
méfiance en 1848-1851; la fruitière est dénoncée comme terreau du socialisme
et du péril rouge que redoute tant le parti de l'Ordre:
«Les fruitières ne sont pas à craindre, note toutefois avec soulagement le sous-préfet de
Poligny en octobre 1850; il n'y a de réunion et de délibération qu'entre cinq individus ... Les
fruitiers 66 ne sont engagés que pour un an et cherchent à conserver leur emploi. »
La fruitière tend à devenir cependant le lieu de l'affichage public au
d'autant que dans les constructions nouvelles la fromagerie est souvent couplée avec la mairie et parfois même avec l'école. Dès lors, l'affichage est
transféré de l'église vers ce nouveau centre public de l'information villageoise.
XIXe siècle,
Sociétés secrètes et cercles républicains
Le mouvement des Bons Cousins s'était développé surtout après 1820, ses
racines remontant à la période révolutionnaire. Il connaissait un déclin en 1848 ;
certains républicains étaient hostiles aux sociétés secrètes, préférant la propagande au grand jour. Mais la dure répression qui s'abattit sur le militantisme
républicain à partir de 1849 contribua à réactiver le rituel et à remobiliser les
«ventes », dont l'action sociale se transforma en action politique. Le mouvement
s'est développé dans de nombreux points du département du Jura, mais aussi en
64. VERNUS, Michel, Le comté, une saveur venue des siècles, Lyon, 1989.
65. Arch. dép. Jura, E, commune de Foncine.
66. Il s'agit du fromager, engagé par contrat (oral, puis écrit) par la société fromagère. Au cœur
du village, celui-ci était un personnage important et redouté.
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, 1er semestre 1997, p. 41-72.
66
Michel
VERNUS
Haute-Saône et dans le Doubs, en liaison, semble-t-il, avec des associations des
départements limitrophes (la Saône-et-Loire ainsi que la Côte-d'Or)67. Son
caractère démocratique, en raison d'un recrutement populaire, a joué certainement un rôle important de formation à la fois sociale et politique d'une fraction
de la paysannerie. Certaines « ventes» étaient à recrutement purement artisanal,
ailleurs le monde paysan y jouait un rôle important.
Dans le vignoble jurassien, comme dans la plaine doloise, on se réunissait
dans la forêt (la clairière de la Grange Perrey ou plateau de l'Ermitage à proximité d'Arbois, ou la bordure de la forêt de Chaux dans la région doloise), parfois même dans des grottes. On se rendait en blouse aux réunions, où se
développait une convivialité consacrée par un banquet. Pour entrer, il fallait être
initié. Parmi d'autres, Claude Robert, 57 ans, cultivateur, membre du conseil
municipal de Chevigny, déclare appartenir aux Bons Cousins, le 15 décembre
1851 68 . Les prises de parole étaient de mise dans les réunions des ventes, mais
l'écrit et l'imprimé y faisaient également leur apparition.
« Une vente secrète de première classe, relate le sous-préfet le 2 juillet 1851, fonctionne à
Poligny sous le nom de société d'assistance. Elle se réunit dans les bois tous les trente à quarante jours ... Les statuts sont imprimés dans un petit livre dont Proudhon est l'auteur.»
Est-ce que ce livret, comme les petits livrets des statuts des anciennes confréries, était distribué aux membres de la société? On peut le supposer.
Entre 1848 et 1851, les cercles et clubs républicains au village ont multiplié
leur influence dans le vignoble jurassien comme dans la région doloise 69 . À
Arbois, il s'agit d'une vieille tradition, car dès 1830, il Yeut une association républicaine qui recrutait parmi les vignerons; à Poligny, une société littéraire créée
en 1800 se transforma en 1837 en un cercle où l'on pouvait lire les journaux,
mais à la suite d'un conflit à propos du choix des titres, les républicains avancés
firent scission. Salins eut également ses sociétés. Organisations urbaines, dira-ton sans doute. Mais outre le fait que se mêlaient à ces réunions des « cultivateurs», des cercles s'implantèrent également dans les villages; à Voiteur,
Plainoiseau, Lavigny, dans la région de Lons-le-Saunier, où de tels cercles sont
attestés. À Cressia, dans le Jura méridional, commune d'environ 900 habitants
où le curé, en conflit avec le maire, rapporte qu' « un club se tient tous les soirs
chez lui, où on lit la Réforme et la Tribune du Jura70 ».
Le noyau dirigeant rassemblait des bourgeois (pharmaciens, petits fonctionnaires locaux, médecins ou officiers de santé7l , marchands aisés, artisans), mais
67. VERNUS, Pierre, 1984; MERLIN, 1993.
68. Arch. dép. Jura, M 34.
69. On retrouve cette tentative d'organisation également dans des communes du Doubs, le long
de la vallée du Doubs: de Quingey à Baume-les Dames en passant par Besançon.
70. Arch. dép. Jura, M 38 et 39.
71. Pierre-François Laudet de Besançon, officier de santé, né en 1815, «propagandiste zélé» en
relation avec Proudhon qui lui annonce l'envoi de 200 prospectus de La Banque du peuple
(MARLIN, 1958).
La culture écrite et le monde paysan
67
s'y mêlaient aussi des paysans. Dans les milieux urbains plus affirmés comme
Dole ou Lons-le-Saunier, la base était formée d'artisans et de vignerons.
« Il existe sous la dénomination de solidarité républicaine, écrit le maire d'Arbois le 24 février
1849, des sociétés secrètes divisées par compagnies. Je crois que de tout temps Arbois a été le
siège de ces sociétés, mais tout s'y passe en secret, les réunions si elles ont lieu sont peu nombreuses et se trouvent dans des maisons particulières, en sorte que je ne puis être au courant
de ce qui se passen .»
De plus, se tenaient des assemblées cantonales où les gens des villages étaient
plus largement représentés. Le 22 avril 1849, à Voiteur (1189 habitants) une
réunion des républicains du canton rassemblait quelque 200 personnes 73 . Ces
cercles constituaient donc un nouveau lieu de rencontre pour une partie des villageois, qui y trouvaient la possibilité de côtoyer dans les débats politiques des
gens rompus au maniement de la parole, mais aussi à celui des textes écrits. Dans
ces assemblées, on désignait également des délégués et des responsables.
Passé 1830, en dehors de la sphère du militantisme politique, où se mêlaient
la parole et l'écrit, les comices se multiplièrent dans les départements du Doubs
et du Jura, dominés souvent, il est vrai, par les notables locaux. Mais les conférences organisées touchaient un public paysan et pouvaient réunir plusieurs centaines de personnes. Des lectures y étaient faites, recommandées et distribuées.
C'est à Busy (Doubs), dès 1835, que cette action de vulgarisation commença
dans le Doubs. En tant que professeur d'agriculture (1839), le docteur Bonnet
y présentait les bonnes méthodes et les instruments les plus utiles. Lenseignement distribué y était oral, dispensé au cours de conférences, le plus souvent
le dimanche. Le tout était complété par la lecture d'ouvrages agricoles généralement distribués à la fin de la conférence. Ces conférences dominicales étaient
annoncées par des «placards préfectoraux» affichés dans les communes voisines 74 . De la même façon, en septembre 1839, s'était constitué un comice dans
l'arrondissement de Poligny (Jura): il projetait la création d'une revue mensuelle,
dont le prix n'excéderait pas 3 F.
Lécrit et la communauté villageoise
Suivre l'imprimé à la trace nous place de toute évidence au cœur de la société
villageoise. Cette traque oblige à la recherche et à la mise en œuvre d'une documentation le plus souvent éclatée, à recomposer la mosaïque, à articuler les
grands mouvements avec le petit détail concret permettant d'apporter quelques
lueurs sur un monde réputé formé d'êtres anonymes et silencieux. Pour les raisons dites plus haut, la Franche-Comté paraît être un bon observatoire, la pré-
72. Arch. dép. Juta, M 34.
73. Arch. dép. Juta, M 35.
74. D'après un compte rendu du journal Llmpartial du 26 juillet 1837, les paysans semblent
suivre les explications orales en ayant entre les mains le manuel d'agriculture du conférencier.
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, 1" semestre 1997, p. 41-72.
68
Michel
VERNUS
cocité de l'alphabétisation ayant conduit assez tôt à une densité certaine de la
présence du livre parmi les paysans
Il reste à aborder une dernière et grande question: dans quelle mesure la
pénétration de la culture écrite dans la communauté villageoise a soudé le
groupe villageois ou au contraire l'a désagrégé ? Sans traiter ici tous les effets de
l'introduction de la culture écrite sous sa forme imprimée au village, on ne peut
manquer de relever que l'usage de l'écritrévèle ses potentialités contradictoires et
cumulatives. Par leur multiplication, l'imprimé et le livre ont renforcé sur la
communauté villageoise l'immense pression des contraintes extérieures. Sur le
plan de la vie religieuse d'abord, le clergé ne s'efforce-t-il pas d'imposer une pratique plus ponctuelle et une religion plus épurée à travers le livre de piété? Sur
le plan administratif ensuite, l'imprimé a été le véhicule de l'autorité du pouvoir
central tentant de réduire la communauté à l'obéissance universelle.
De leur côté, les paysans ont su également s'emparer de l'outil pour se
défendre, directement ou indirectement, en se servant de la compétence de
notaires et d'autres greffiers, tant il est vrai que les porte-plume de la parole paysanne ont été divers. Les délibérations écrites aux allures pétitionnaires ont été
l'occasion pour la communauté de faire front face aux autorités en soudant les
résistances. De même l'écrit administratif a permis parfois de régler (ou de prévenir) des conflits surgis au sein même de la collectivité villageoise; les règlements écrits des fruitières - manuscrits d'abord, imprimés ensuite - ont cherché,
souvent en vain d'ailleurs, à réguler les comportements internes à l'association en
tentant d'éliminer les abus et les conflits. Les petits livrets comportant les statuts
et les prières appropriées avaient pareillement essayé ponctuellement d'uniformiser les comportements des membres de telle ou telle confrérie.
Mais en dehors des pressions extérieures - et c'est certainement son effet
majeur-, l'écriture sous ses différentes formes a introduit des ferments actifs de
dissociation; le livre a sans doute favorisé l'individualisme, on le constate sur le
plan de la lecture avec le passage de la lecture collective à la lecture familiale, puis
à la lecture individuelle, dont la présence à la ferme du prie-Dieu, le meuble de
prières, dès la seconde moitié du xvme siècle, est sans doute un discret témoignage. Lécriture a contribué à accroître dans la communauté la distance entre
ceux qui disposaient de cette compétence et ceux qui n'y avaient pas encore eu
accès, ou qui en étaient restés au stade le plus rudimentaire. Du coup, cette compétence inégalement partagée introduisit une diversification supplémentaire dans
la société villageoise. La politisation par la propagande écrite a rendu plus vives
et plus aiguës les oppositions internes, en offrant une arme nouvelle, mais aussi
en cristallisant ou en renouvelant les conflits locaux anciens, en les faisant,
d'ailleurs, parfois coïncider avec des clivages nationaux. Lesprit procédurier
encouragé par la croyance presque fétichiste dans les actes juridiques a multiplié
la clientèle paysanne devant les tribunaux, le contrat étant à la fois source de
garantie apaisante et de conflit latent.
La culture écrite et le monde paysan
69
Limprimé administratif et politique a élargi l'horizon des communautés
rurales. Désenclavé, le village ne vit plus seulement à l'heure de l'horloge du clocher, cette horloge dont les communautés se dotent surtout après le milieu du
XVIIIe siècle, au moment même où les livres de prières et les almanachs imposent
leurs calendriers et mettent dans les têtes plus de précision. Par accumulation de
petits progrès successifs, la culture écrite a finalement développé une mutation
culturelle profonde. Lécrit et l'imprimé n'ont sans doute pas créé les éléments de
désagrégation qui sont à l'œuvre dans la communauté villageoise - ils sont surtout d'ordre économique et démographique -, mais ils ont contribué à cristalliser les divisions; en dilatant l'environnement culturel du village, ils ont
concouru à une sorte de déstabilisation. On a longuement imputé ce déracinement culturel au contenu de l'enseignement des hussards noirs de la République
qui, de fait, était plus attentif aux réalités locales qu'on le disait75 . Force est de
constater, nous semble-t-il, qu'il est antérieur et qu'il est dû aux conséquences de
l'introduction massive de l'imprimé, dont les effets ont commencé à se faire
sentir bien avant l'instauration de l'école républicaine, dans les départements
comtois en tout cas.
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FORTUNE PAYSANNE ET CYCLE DE VIE
Le cas de la seigneurie de Saint-Hyacinthe (1795-1844)
Christian
DESSUREAULT*
L
constitue certainement l'une des dimensions
importantes des économies paysannes pré-capitalistes. Cette étude sur la fortune paysanne et sur le cycle de vie vise à mieux circonscrire l'impact de la durée
de la vie familiale sur le mode d'organisation des exploitations agricoles et sur le
processus d'accumulation de la richesse chez les paysans du Québec. En même
temps, elle cherche à souligner une autre dimension, tout aussi incontournable:
le poids des inégalités économiques au sein de la paysannerie.
Nous croyons effectivement nécessaire de nuancer l'impact du cycle de vie
dans les sociétés paysannes pré-capitalistes. Certes, le cycle de vie rend assez bien
compte d'une bonne partie des fluctuations que connaissent les exploitations
agricoles et la fortune des familles paysannes. Mais il n'en constitue pas nécessairement le facteur déterminant. Nous voulons effectuer cette analyse à l'échelle
micro-économique et micro-sociale, tant sur le niveau des fortunes paysannes
que sur la capacité de production des exploitations agricoles dans une région de
peuplement récent du Québec: la seigneurie de Saint-Hyacinthe. Nous y vérifierons l'incidence du cycle de vie sur les diverses composantes des fortunes paysannes : biens de consommation et de production mobiliers, stocks, créances,
dettes, terres. Par ailleurs, nous évaluerons l'impact de la structure d'âge sur
l'évolution générale des fortunes, d'une décennie à l'autre, au cours d'un demisiècle. Enfin, nous examinerons pour l'ensemble de cette période les rapports
entre ce facteur d'ordre démographique et la différenciation économique au sein
de la paysannerie. Notre propos dépasse toutefois la vérification empirique de
l'impact du cycle de vie sur les fortunes paysannes; il questionne l'héritage de
E CYCLE DE LA V1E FAMILIALE
* Université de Montréal, Faculté des Arts et Sciences, Département d'Histoire, c.
MONTRÉAL (Québec) H3C 3]7
P.
6128, succursale Centre-ville,
Une première ébauche de cet article a été présentée comme communication au Congrès international des Sciences historiques à Montréal, en août 1995. Nous tenons à remercier le Fonds FCAR
(Québec) pour le financement de la recherche. Nous voulons également souligner le travail de nos
assistants et plus particulièrement celui de Benoît Lavigne qui a retracé patiemment, dans les divers
répertoires de mariages et les registres d'état civil, les données nécessaires pour établir la durée de
la vie conjugale des familles. Nous remercions également René Jetté dont le fichier des mariages du
Québec, des origines à 1825, ainsi que les conseils judicieux, ont apporté une aide précieuse.
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 73-96.
74
Christian
DESSUREAULT
Chayanov dans les recherches actuelles sur les sociétés pré-capitalistes et, plus
spécifiquement, dans certains modèles d'économie paysanne qui gomment une
partie de la diversité des structures sociales.
Le cycle de vie et l'héritage de Chayanov
Le cycle de la vie familiale comme facteur autorégulateur des exploitations
paysannes n'est pas un~
notion nouvelle. Il constitue l'un des principaux éléments du modèle de Chayanov sur l'économie paysanne russe du début du
:xxesiècle 1 . Ce modèle appréhende l'économie paysanne comme un système économique spécifique, relativement autonome, dont la cellule de base, l'exploitation agricole, est à la fois une unité de production et de consommation. Le cycle
de vie occupe, selon ce modèle, une place privilégiée dans le fonctionnement de
l'économie paysanne car la superficie, la capacité productive et l'organisation des
exploitations agricoles seraient étroitement liées à la taille des ménages et au rapport entre le nombre de membres productifs et improductifs en leur sein. Or la
taille et la composition des ménages sont soumises à des variations continues au
cours de leur existence. Selon Jerzy Tepitch, le modèle de Chayanov suggère
ainsi, à tort, que la société paysanne serait davantage marquée par une différenciation d'origine démographique que par une division de classes2 .
En Amérique du Nord, le modèle de Chayanov a grandement influencé les
travaux des vingt-cinq dernières années sur le monde rural. Aux États-Unis, ce
sont des historiens de tendance néo-marxiste qui ont développé, au cours des
années 1970, le concept de Household Economy pour définir la société rurale
nord-américaine d'avant l'industrialisation, et plus particulièrement celle de la
Nouvelle-Angleterre3 . Par ailleurs, ces historiens ont emprunté à Karl Polanyi
certains autres éléments essentiels à leur modèle 4. Ainsi, selon ces derniers, la
sphère économique de la société rurale pré-capitaliste aurait été dépendante et
imbriquée dans la sphère sociale. Les activités de production et d'échange n'y
fonctionnaient pas selon les principes de l'économie de marché, ne visant ni le
profit, ni l'accumulation de la richesse, mais elles répondaient plutôt à des objectifs d'autoconsommation et de reproduction de la famille, voire de la communauté rurale. Dans leurs travaux, ces historiens de tendance néo-marxiste ont
dénoncé assez régulièrement le mythe selon lequel l'individualisme et l'esprit
d'entreprise constituaient les valeurs fondatrices de l'Amérique. Ce faisant, ils
ont proposé leur propre mythe fondateur: une société rurale communautaire et
égalitariste, un mode d'organisation sociale plus conforme aux valeurs véhiculées
par les mouvements contestataires radicaux de leur époque. Cependant, leurs
1. CHAYANOV, 1966, 1972.
2. TEPITCH, 1973.
3. MERRILL, 1977; HENRETTA, 1978; CLARK, 1979, 1990.
4. POLANYI, 1957.
Fortune paysanne et cycle de vie
75
travaux occultent en grande partie les clivages économiques et les conflits sociaux
pourtant bien présents dans les anciennes sociétés rurales.
Dans un ouvrage majeur sur le Québec rural du milieu du XVIIIe au milieu
du XIXe siècle, Allan Greer se réfère explicitement au modèle de Chayanov et,
surtout, au concept de Household Economy pour définir la société paysanne 5 . Par
ailleurs, il invoque plus spécifiquement l'influence du cycle de vie pour expliquer
les fluctuations du niveau de fortune des familles et, à partir de cette constatation, il réfute l'existence de divisions sociales réelles au sein de la paysannerie du
Québec pré-capitaliste. Cette conception d'une société paysanne égalitaire était
déjà présente dans l'historiographie traditionnelle québécoise, mais dans une
perspective beaucoup plus conservatrice et traditionnaliste qui valorisait les
vertus morales du monde rural. Or, pour Greer, cette société paysanne, qui fonctionne au niveau interne selon les principes de la Household Economy, subit, au
niveau externe, la domination d'un système féodal dont la lourdeur des prélèvements empêche l'accumulation de la richesse dans la classe paysanne et la modernisation économique.
Dans ses travaux sur l'économie paysanne saguenayenne (Québec) des XIXe et
xxe siècles, Gérard Bouchard intègre également la notion du cycle de vie dans
une approche fondée sur la dynamique de la reproduction sociale et de la transmission des avoirs familiaux6 . Pour lui, c'est la finalité du système de reproduction sociale qui commande des phases successives d'accumulation et de
redistribution des biens au sein des familles paysannes et le système de transmission des avoirs familiaux y constitue un facteur régulateur de la répartition de la
richesse d'une génération à l'autre. Ces emprunts à Chayanov forment toutefois
des éléments assez mineurs de son modèle d'économie paysanne. Ce nouveau
modèle, plus global, insiste d'une part, sur l'importance de la reproduction
sociale dans le fonctionnement interne de l'économie paysanne dans les terroirs
de peuplement récent, et d'autre part, sur la nature à la fois ambivalente et utilitaire des rapports entre le capitalisme et l'économie paysanne; leur co-intégration, dans un même espace, repose sur l'autonomie relative des deux systèmes et
sur l'apport réciproque de l'un à l'expansion et à la reproduction de l'autre7 .
La relecture de Chayanov n'est toutefois pas spécifique à l'historiographie
nord-américaine. Certes, nous ne tenterons pas un bilan historiographique de
cette question en Europe. Nous nous limiterons au cas de la France et, plus spécifiquement, à des travaux où l'apport de l'historien russe a été confronté à une
tradition historiographique davantage sensible aux inégalités sociales et aux
contraintes de la conjoncture économique.
En France, l'influence de Chayanov est d'abord présente dans des travaux à
portée théorique qui tentent de définir, de manière globale, l'économie paysanne
5. GREER, 1985.
6. BOUCHARD, 1983, 1993, 1996.
7. ID., 1995, 1996.
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, 1" semestre 1997, p. 73-96.
Christian
76
DESSUREAULT
pré-capitaliste. Dès 1964, Daniel Thomer, dans un réflexion sur la portée universelle du concept d'économie paysanne, invoque timidement Chayanov dans
la section de son article où il présente différents cas de sociétés paysannes à travers le monde, dont celui de la Russie tsariste 8. En 1972, le sociologue Henri
Mendras adopte plusieurs éléments du modèle de Chayanov dans sa définition
de l'économie paysanne occidentale, mais il rejette alors la notion selon laquelle
la gestion paysanne se réduit à un arbitrage entre les besoins de la subsistance et
la répulsion devant la pénibilité du travail9. Pour lui, le cycle de la vie familiale
(mariage des conjoints, naissance puis arrivée des enfants à l'âge adulte, départ
et établissement de chacun d'entre eux) est l'un des facteurs déterminants dans
le mode d'organisation des exploitations paysannes. Par contre, « la stratégie d'alliances et de prestige (pour ne pas dire d'ascension sociale) de la famille, comme
son système de valeurs, commande les grandes orientations» de gestion 10.
Une dizaine d'années plus tard, Maurice Aymard interpelle à la fois
Chayanov, Labrousse et Le Roy Ladurie. Il tente en effet de définir, à partir des
nombreux travaux sur les sociétés rurales de l'Europe moderne, une nouvelle
perspective des rapports des paysans à l'autoconsommation et au marché qui
irait au-delà des conceptions, apparemment irréconciliables de ces auteurs, sur la
nature de l'économie rurale pré-capitaliste ll . Car, pour lui, l'autoconsommation
et le marché, sous ses formes multiples, sont bel et bien présents dans toutes ces
sociétés rurales. Il en souligne à la fois la diversité et la complémentarité de plus
en plus grande à l'échelle continentale, dans un système de production et
d'échange inégal, tant entre les exploitations qu'entre les régions. Le cycle familial est un facteur parmi d'autres dans la régulation de la production et du travail dans les exploitations paysannes, tandis que les inégalités sociales, bien
réelles, influent fortement sur leur capacité de production et sur leurs modalités
respectives d'intégration au marché, les unes en position de force, les autres dans
la dépendance. Plus récemment, Gérard Béaur a relancé l'étude de l'impact du
cycle de vie dans l'économie paysanne dans une nouvelle perspective 12 . Il s'intéresse plus spécifiquement aux interactions entre la conjoncture économique et le
cycle de vie dans les modalités de participation des paysans au marché foncier. Il
n'essaie pas seulement d'établir la valence respective de ces deux facteurs dans le
rythme des achats et des ventes des paysans: il démontre aussi leur interdépendance. Ainsi, chaque génération de paysans ne vit pas au même stade de la vie
les périodes de croissance et de crise, ce qui influe tantôt sur leur capacité respective d'accumuler, tantôt sur leur degré de résistance dans les temps difficiles.
8.
9.
10.
Il.
12.
1964.
1972.
Ibid., p. 127-128.
AYMARD, 1983.
BÉAUR, 1991, 1995.
THORNER,
MENDRAS,
Fortune paysanne et cycle de vie
77
Même si la société rurale que nous étudions est à bien des égards fort différente de celles de la France d'Ancien Régime, plus proche des autres terroirs en
expansion de l'Amérique du Nord que des terroirs pleins d'Europe, nous adopterons une approche d'analyse du cycle de vie qui s'apparente davantage à celle
des historiens français - du moins ceux pour lesquels certaines questions de l'histoire économique et sociale, de Bloch ou Labrousse, demeurent encore bien
vivantes, telles les inégalités sociales et la contrainte des conjonctures.
Le terrain d'enquête et les options méthodologiques
Notre observatoire se circonscrit à la seigneurie de Saint-Hyacinthe de 1795
à 1844 (carte 1). Cette seigneurie, d'environ 800 km 2 , se situe à l'est de la plaine
de Montréal, à la limite de la zone seigneuriale. De manière générale, le terroir
maskoutain - Maska étant le nom originel donné au lieu par les Amérindiens
avant la création de la seigneurie de Saint-Hyacinthe- est parmi les plus fertiles
du Québec.
Carte 1.
La seigneurie de Saint-Hyacinthe et ses environs à la fin du XVIIIe siècle
•
N
1
o
20 km
~
Histoire et Sociétés Rurales,
nO 7,
1997
Réalisation D.A.G. - D. Moreau - CRIUe-Caen
Au tournant du XIXe siècle, cette reglOn représente l'une des frontières du
peuplement dans l'aire seigneuriale de la vallée du Saint-Laurent. En 1791, la
seigneurie de Saint-Hyacinthe compte 1360 habitants et quarante ans plus tard,
en 1831, sa population atteint 14098 habitants répartis dans cinq paroisses. En
1851, la population de ce même territoire dépasse les 24000 habitants répartis
dans sept paroisses. Après 1831, certains secteurs ruraux de la seigneurie, ceux
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, 1" semestre 1997, p. 73-96.
78
Christian
DESSUREAULT
qui ont été les plus récemment peuplés, connaissent encore une assez forte croissance de leur population. Ce sont désormais les villages (bourgs) qui accueillent
une part grandissante des surplus démographiques en passant de 1640 à 4654
habitants de 1831 à 185l.
La source privilégiée de cette enquête est l'inventaire après-décès. Nous avons
également utilisé les registres d'état civil et les divers répertoires de mariage disponibles pour déterminer la profession des chefs de ménage et la date du ou des
mariages des conjoints dont les biens ont été inventoriés. Nous avons retenu tous
les inventaires qui se rapportaient à des familles paysannes. Notre corpus compte
815 actes, dont 795 inventaires après-décès au sens strict et 20 procès-verbaux
de carence. Ces derniers documents sont des actes tenant lieu d'inventaires qui
dressent le constat de l'indigence d'une famille et donc de la carence de la succession. Nous avons par ailleurs exclu de notre corpus les inventaires dont le chef
de ménage avait été identifié, dans l'une ou l'autre des sources utilisées, à un
autre groupe socioprofessionnel que celui des paysans.
Afin de vérifier l'influence du cycle de vie sur la fortune paysanne, nous avons
classé les inventaires de l'ensemble de la période 1795-1844 selon la durée de vie
conjugale des familles, depuis la date du premier mariage de l'un ou l'autre des
deux conjoints jusqu'à celle de dissolution de leur communauté, lors de l'inventaire de leurs biens. Les 799 actes - 782 inventaires après-décès et 17 procès-verbaux de carence-, pour lesquels nous avons retracé la date de ce premier
mariage, ont été répartis en cinq catégories par tranche de dix années de vie
conjugale: moins de 10 ans, de 10 à 19 ans, de 20 à 29 ans, de 30 à 39 ans et
plus de 40 ans. Pour étudier l'impact du cycle de vie, nous avons donc dû exclure
16 actes (13 inventaires après-décès et 3 procès-verbaux de carence), dont trois
concernent des cultivateurs célibataires et les dix autres des familles pour lesquelles nous n'avons malheureusement pas retracé la date du premier mariage de
l'un ou l'autre des deux conjoints dans les diverses sources utilisées.
I.:inventaire après-décès offre généralement une énumération, une description sommaire et une évaluation des biens mobiliers d'une succession, ainsi
qu'un relevé de ses créances et de ses dettes. Ce document notarié fournit aussi
une énumération et une description le plus souvent très succincte des biens
immobiliers de la succession. Il en donne plus rarement une évaluation. Ce
document permet donc, de prime abord, une reconstitution relativement fiable
des fortunes mobilières, mais beaucoup plus approximative des fortunes immobilières. Ainsi, les chercheurs ont généralement privilégié l'étude des fortunes
mobilières ou de certaines de leurs composantes comme le mobilier, l'outillage
ou le cheptel. Par ailleurs, les procès-verbaux de carence donnent quelquefois
une description des biens mobiliers, mais non leur évaluation monétaire. Cet
acte notarié ne permet donc pas de connaître précisément la valeur de la fortune
mobilière d'une succession; mais il sert tout de même à rejoindre les familles
plus démunies qui, en raison même de leur indigence, sont libérées de l'obligation de dresser un inventaire de leurs biens.
Fortune paysanne et cycle de vie
79
Dans un premier temps, nous avons calculé les fortunes mobilières à partir
de la valeur monétaire des biens inventoriés, ainsi que des données concernant
le numéraire, les créances et les dettes. Les écueils de cette approche sont assez
bien connus. Linventaire après-décès n'est pas un matériau sans lacune. Nous
n'avons toutefois pas l'intention de reprendre ici toutes les critiques relatives à
son utilisation. Malgré certaines carences, tels le sous-enregistrement et la sousévaluation des biens de la succession, le calcul des fortunes mobilières demeure
très utile pour établir des approximations et des grandes tendances de l'évolution
et de la répartition sociale de la richesse dans les sociétés passées. Mais il faut
demeurer extrêmement prudent dans l'analyse des valeurs monétaires des successions, surtout lorsque nous comparons des inventaires de périodes ou de
régions distinctes. Ainsi, nous devons nécessairement confronter ces valeurs
monétaires des successions à l'évolution, en termes réels, de certains types de
biens pouvant servir d'indice du niveau de richesse comme, par exemple, le
cheptel et l'outillage pour les familles paysannes.
Pour notre étude des fortunes paysannes, nous avons adopté un mode de
classification des biens qui s'inspire de nombreux travaux antérieurs 13. Nous
divisons d'abord notre bilan d'une succession en trois grandes catégories: les
actifs mobiliers, les actifs immobiliers (essentiellement le nombre et la superficie
des terres) et les dettes. Les inventaires après-décès ne fournissant généralement
qu'une simple description des immeubles, nous ne pouvons malheureusement
établir un bilan financier complet des successions. Les fortunes mobilières
constituent donc notre principale base de référence pour comparer le niveau de
fortune des familles paysannes. À ce propos, la valeur des actifs mobiliers
constitue selon nous un meilleur indice de la richesse et du statut social d'une
famille que le bilan mobilier net des successions: c'est-à-dire les actifs mobiliers
moins les dettes. En effet, dans plusieurs cas où les paysans possèdent des actifs
mobiliers considérables, l'importance des dettes reflète davantage une capacité
supérieure de crédit reposant elle-même sur la valeur plus élevée de leurs patrimoines fonciers. De plus, dans cette société rurale où le crédit à la consommation constitue l'une des composantes fondamentales du commerce rural l4, le
volume des dettes et les taux d'endettement varient beaucoup plus fortement au
gré des conjonctures, bonnes et mauvaises, que les actifs mobiliers.
Pour mieux suivre l'évolution des fortunes, les actifs mobiliers ont été répartis
en sept catégories distinctes qui permettent d'évaluer, autant que possible, leur
importance relative: 1. Biens de consommation durables; 2. Biens de production durables; 3. Cheptel; 4. Stocks; 5. Numéraire; 6. Argenterie; 7. Créances.
13.
14.
BAULANT,
1975; HANSON-]ONES, 1980;
1984; MICHEL, 1987.
PAQUET et WALLOT,
1976.
DESROSIERS,
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, 1" semestre 1997, p. 73-96.
80
Christian
DESSUREAULT
La croissance et la différenciation des fortunes paysannes
Avant d'analyser plus spécifiquement l'impact du cycle de vie, nous présenterons d'abord l'évolution générale des fortunes paysannes dans la seigneurie de
Saint-Hyacinthe, de 1795 à 1844, ainsi que leur degré de différenciation, afin de
mieux saisir la dynamique socio-économique du groupe témoin.
De 1795 à 1844, la valeur moyenne des actifs mobiliers des familles paysannes de la seigneurie de Saint-Hyacinthe a augmenté d'environ 30 %, passant
de 1 161 à 1 514 livres (tableau 1). Cette croissance a été particulièrement forte
entre la seconde et la troisième décennie. Par la suite, les actifs mobiliers enregistrent une faible baisse dans les deux dernières décennies.
Tableau l.
r.: évolution de la structure des fortunes paysannes
(valeur moyenne en livres)
1795-1804
1805-1814
1815-1824 1825-1834 1835-1844
Biens de consommation
203
201
220
208
246
Biens de production
106
100
109
120
160
Cheptel
316
351
411
441
480
Stocks
294
349
310
355
258
Numéraire
28
39
112
21
19
Argenterie
1
0
0
0
0
Créances
Actifs mobiliers
Dettes
213
190
375
380
351
1161
1230
1537
1525
1514
733
706
1264
1125
1016
Terres (en ha)
33,8
Nombre d'inventaires
92
155
123
240
185
3
22
5
7
3
Nombre de procès~vebaux
de carence
33,8
36,7
35,8
34,5
:Lévolution de la valeur moyenne des diverses composantes de la fortune paysanne fournit plus de détails sur cette croissance. La hausse des actifs mobiliers
des familles s'accompagne d'une relative stabilité de la superficie des propriétés
foncières pour l'ensemble de la période. Dans une société rurale où domine fortement la propriété paysanne, la terre constitue le principal bien de production
et le fondement de la richesse. Cependant, comme nous l'avons déjà souligné,
les inventaires après-décès donnent rarement une évaluation monétaire des
biens-fonds et, dans ce pays de colonisation, le rapport entre la superficie et la
valeur des terres n'est pas toujours évident 15 . Cheptel et biens de production
15.
DESSUREAULT,
1987a.
81
Fortune paysanne et cycle de vie
durables, qui forment ensemble le capital fixe mobilier des exploitations agricoles, représentent alors de meilleurs indices de l'évolution de la richesse des
familles paysannes que les données relatives à la superficie des terres. Or, la valeur
de chacune de ces deux composantes enregistre une croissance assez régulière
durant l'ensemble de la période. Par contre, la valeur des biens de consommation évolue à un rythme beaucoup plus variable d'une décennie à l'autre, même
si elle augmente substantiellement du début à la fin de la période. Entre 1815 et
1824, l'importance du numéraire dans les inventaires s'élève de manière exceptionnelle et contribue à améliorer le niveau des fortunes. Cette poussée, qui
constitue l'une des retombées de la guerre de 1812 dans l'économie de la région,
n'a qu'un impact temporaire sur les avoirs paysans 16 . Par contre, le gonflement
des créances et des dettes dans les inventaires renvoie à une évolution d'ordre
structurel de l'économie rurale: l'insertion croissante des campagnes à l'économie de marché par le biais de l'essor du commerce rural et du crédit 17 .
I.:évolution du nombre moyen d'animaux possédés par les familles confirme
le mouvement de croissance repéré à partir des données sur la valeur monétaire
du cheptel, sauf en ce qui concerne la décennie 1815-1824 (tableau 2). Les chevaux et les bovins, qui représentent autour de 80 % de la valeur du cheptel,
voient leur nombre augmenter respectivement de 22 % et de 41 % de 17951804 à 1835-1844.
Tableau 2.
L'évolution du cheptel des paysans
Volailles
ux
SfJtg
utes
Bœufi
3,5
7,0
1,4
1,2
8,2
2,6
9,3
1,3
1,4
Chevaux
Bovim
Ovins
1795-1804
1,8
4,9
5,0
1805-1814
1,7
6,2
Porcs
Nombre de t€tes
1815-1824
1,6
5,9
7,4
3,2
9,0
1,3
1,5
1825-1834
2,2
6,6
8,4
3,7
11,9
1,6
1,6
1835-1844
2,2
6,9
9,7
3,4
9,0
1,7
1,3
16. Au cours des guerres napoléoniennes, la montée des tensions entre les États-Unis et la
Grande-Bretagne tant sur la question controversée des territoires de l'Ouest - où les Britanniques,
afin de maintenir leur influence politique et leur réseau de traite des fourrures, soutiennent la résistance des peuples autochtones contre les colons américains -, que sur celle des vexations exercées
par la marine britannique contre les navires marchands américains, entraîne en 1812 le déclenchement d'un conflit entre les deux pays. Pendant cette guerre, qui dure de 1812 à 1814, les autorités britanniques investissent des sommes appréciables dans leurs colonies d'Amérique du Nord,
dont le Bas-Canada (Québec), pour consolider le système de défense et pour assurer l'approvisionnement de l'armée et des miliciens coloniaux. Cette guerre, dont les affrontements militaires,
peu nombreux, n'ont pas causé beaucoup de pertes humaines et matérielles au Bas-Canada
(Québec), y aurait eu des retombées économiques plutôt favorables.
17. MICHEL, 1987; SAINT-GEORGES, 1986.
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, 1" semestre 1997, p. 73-96.
82
Christian
DESSUREAULT
La fonction principale de l'élevage est alors de fournir et de renouveler la
force de traction animale nécessaire pour les travaux de la terre et pour le transport. Les boeufs, qui sont habituellement recensés par paire dans les inventaires,
constituent durant presque toure la période les animaux privilégiés pour le
labourage. Les chevaux, moins robustes mais plus polyvalents, sont d'abord
employés pour le charroi des produits agricoles et forestiers, pour le transport des
personnes et pour les travaux de hersage; mais ils servent aussi dans les travaux
de labourage, le plus souvent comme complément à l'attelage de boeufs pour
accélérer la cadence du travail. Le remplacement des boeufs par les chevaux pour
le labourage, surtout dans une région de peuplement récent et de terres lourdes
comme la seigneurie de Saint-Hyacinthe, nécessite la fabrication et la diffusion
de nouvelles charrues métalliques aussi efficaces, mais beaucoup plus légères, que
les anciennes charrues canadiennes. Ces dernières, munies d'un avant-train,
commandaient une imposante force de traction, jusqu'à quatre boeufs et deux
chevaux, pour effectuer convenablement le labourage dans les terres lourdes de
la plaine de Montréal 18 . En ce sens, le nombre de chevaux adultes et surtout de
boeufs constitue un bon indice de la capacité de production des exploitations
agricoles. Globalement, le nombre d'animaux de trait par inventaire, chevaux
adultes et boeufs, augmente jusqu'en 1835. La croissance du nombre de chevaux
adultes s'amorce véritablement dans la décennie 1825-1834, tandis que le
nombre de boeufs atteint son maximum durant cette même décennie et enregistre ensuite une baisse assez importante dans la dernière décennie. Cette évolution différenciée des boeufs et des chevaux est liée en bonne partie à la diffusion
de nouvelles charrues, ainsi qu'à l'amélioration générale de la qualité des chevaux
de trait et de leur alimentation.
Lessor de l'élevage ovin est encore plus remarquable. De la première à la dernière décennie, le nombre moyen de moutons par famille augmente de près de
95 %, tandis que leur valeur passe d'environ 8 % à plus de 13 % de celle du
cheptel. La croissance de l'élevage ovin correspond à une diffusion de plus en
plus grande des outils propres à l'activité textile domestique et à l'émergence
d'une petite industrie connexe: les moulins à carder. Par contre, la quantité de
porcs, dont l'élevage vise surtout à répondre à des besoins de consommation
domestique, demeure plutôt stable durant l'ensemble de la période. Pour leur
part, les volailles, dont la possession répond au même objectif que celle des
porcs, voient leur nombre croître de façon plus importante.
La croissance de la valeur des biens de production dans cette première moitié
du XIXe siècle se vérifie entre autres par l'amélioration de l'outillage tracté et des
véhicules de travail disponibles dans les exploitations agricoles (tableau 3).
Le nombre de charrues par inventaire augmente peu. Dans chaque décennie,
plusieurs familles paysannes ne possèdent pas cet élément de l'outillage qui
définit, du moins symboliquement, la relative autonomie d'une exploitation
18. DECHÊNE, 1986.
83
Fortune paysanne et cycle de vie
agricole. Cependant, à partir de 1838, on assiste, dans la région maskoutaine, à
la diffusion de nouvelles charrues métalliques grâce à!' établissement dans la ville
de Saint-Hyacinthe d'une fonderie spécialisée dans la fabrication d'instruments
Tableau 3.
r évolution du matériel agricole des paysans
(nombre d'objets par inventaire)
Charrue
Herse
Charrette
Tombereau
Traîne
1795-1804
0,7
0,4
1,2
0,2
0,9
1805-1814
0,7
0,5
1,4
0,2
1,1
1815-1824
0,7
0,7
1,6
0,2
1,3
1825-1834
0,8
1,0
2,0
0,2
1,5
1835-1844
0,9
1,2
2,2
0,3
1,7
agricoles. Par ailleurs, l'utilisation de la herse, encore minoritaire au tournant du
siècle, s'intensifie de plus en plus et concrétise ainsi l'une des améliorations
souhaitées des façons culturales lors des premières enquêtes sur l'état de l'agriculture bas-canadienne I9 . De plus, les paysans s'équipent progressivement de
herses munies de dents en fer qui, dans plusieurs familles, viennent s'ajouter
plutôt que se substituer aux herses munies de dents en bois. Lessor de l'équipement servant au transport des produits agricoles et forestiers est aussi sinon plus
important que celui de l'outillage tracté. Le nombre de charrettes passe ainsi de
1,2 à 2,2 unités par inventaire au cours de la période et celui des traînes de 0,9
à 1,7 unités. Par contre, la diffusion du tombereau - un véhicule employé spécifiquement à l'épandage des fumiers - demeure plutôt limitée jusqu'au milieu
du XIXe siècle. Nous avons tenté par ailleurs une indexation de la valeur moyenne
des actifs mobiliers des quatre dernières décennies par rapport à la première afin
de tenir compte des cycles, à moyen terme, d'inflation et de déflation des prix
sur l'évaluation des biens (tableau 4).
XIXe
Tableau 4.
révolution des actifs mobiliers
(en livres ancien cours)
Écart-type
Nombre d'actes
1795-1804
1161
1161
826
1290
92
1805-1814
1230
729
656
2196
155
Valeur moyenne Valeur indexée Valeur médiane
1815-1824
1537
1251
740
2019
123
1825-1834
1525
1435
899
2133
240
1835-1844
1514
1274
1021
1799
185
19. Appendices des journaux de la Chambre d'assemblée du Bas-Canada (1816), appendice E :
Enquête sur l'agriculture au Bas-Canada.
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, le< semestre 1997, p. 73-96.
84
Christian
DESSUREAULT
Pour ce faire, nous avons utilisé la valeur moyenne des prix du blé par
décennie car le blé constitue, au moins jusque vers 1840, la principale production agricole de cette région et surtout l'un des produits de consommation pour
lequel les inventaires fournissent un relevé assez fiable sur l'ensemble de la
période. Malheureusement, les résultats de cette indexation ne sont pas
concluants. Il demeure donc préférable, selon nous, d'utiliser les valeurs monétaires brutes plutôt que ces valeurs indexées des biens. Ainsi, la chute de la valeur
indexée des actifs mobiliers de 1795-1804 à 1805-1814 ne reflète pas l'évolution
de la richesse réelle des familles telle que nous l'appréhendons en examinant le
contenu même des inventaires, du moins les données concernant le cheptel et les
principaux biens de production agricole. Les prix des biens de production
durables, ainsi que ceux du bétail, ne sont pas aussi directement affectés par les
mouvements ascendants et descendants des prix agricoles que les stocks de
consommation et de production. Il faudrait pouvoir tenir compte de cette évolution différentielle des prix selon les divers types de biens pour effectuer une
indexation valable des fortunes.
Par ailleurs, l'évolution des valeurs médianes et des écarts-types des actifs
mobiliers apporte un éclairage intéressant sur la croissance et sur la différenciation des fortunes paysannes. Dans les premières décennies du XIXe siècle, la
hausse de la valeur moyenne des actifs mobiliers renvoie à un accroissement
global de la richesse. Cependant, le recul, puis la progression lente de la valeur
médiane de ces mêmes actifs, montrent que cet accroissement de la richesse n'a
pas touché aussi précocement et aussi fortement la majorité des familles paysannes. Par ailleurs, les écarts-types révèlent une importante cassure dans la
répartition de la richesse au sein de la paysannerie maskoutaine à partir du début
du XIXe siècle. Cette différenciation des fortunes paysannes se résorbe quelque
peu dans la dernière décennie.
Le cycle de vie et l'accumulation de la richesse
l:évolution de la valeur moyenne des actifs mobiliers des 782 inventaires
après-décès classés selon la durée de la vie conjugale révèle un processus d'accumulation qui s'échelonne sur environ quarante ans (tableau 5).
Ce processus connaît toutefois un certain blocage entre 20 et 29 ans de vie
conjugale, dans la période où les familles disposent généralement de plus d'enfants en âge de travailler et où elles amorcent leur contribution pour l'établissement des enfants adultes, au moment de leur mariage. Mais c'est aussi la période
du cycle où les familles comptent habituellement le plus de bouches à nourrir,
dont plusieurs enfants en bas âge. Le poids de la subsistance familiale paraît ici
supérieur aux gains apportés par le travail des aînés et apparemment plus lourd
sur le processus d'accumulation que la contribution parentale à l'établissement
des enfants adultes, dont l'impact devrait culminer entre 30 et 39 ans de vie
conjugale. Par ailleurs, les procès-verbaux de carence qui concernent des familles
paysannes presque totalement démunies se répartissent aux divers stades du cycle
85
Fortune paysanne et cycle de vie
de vie, quoiqu'ils soient plus fréquents dans les deux périodes intermédiaires du
cycle, entre 20 et 29 ans et entre 30 et 39 ans de vie conjugale. Peu nombreux,
leur présence ne modifie pas vraiment le portrait que nous venons de dresser à
propos du processus d'accumulation durant le cycle de vie.
Tableau 5.
La structure de la fortune paysanne selon la durée de la vie conjugale
(en livres ancien cours)
0-9 ans
Biens de consommation
Biens de production
10-19 ans
20-29 am
30-39 am
40 ans et +
177
225
217
253
246
95
129
132
142
160
Cheptel
287
443
451
524
480
Stocks
252
369
314
395
258
Numéraire
58
23
14
77
19
Argenterie
0
0
0
0
0
278
286
316
418
351
1147
1475
1444
1809
1514
762
991
1075
1378
1016
Créances
Actifi mobiliers
Dettes
Terres (en ha)
Nombre d'inventaires
Nombre de procès-verbaux de carence
46,7
34,5
237
26,7
250
36,7
164
38,2
97
34
5
3
6
3
0
La croissance continue de la valeur des biens de production et du cheptel
durant les quarante premières années de vie conjugale, de même que l'extension
de la superficie des terres, indiquent l'existence d'un rapport entre la capacité
générale de production des exploitations agricoles et le cycle de vie. Ce mouvement de consolidation se vérifie pour les autres composantes de la fortune paysanne comme les biens de consommation, les créances, voire les stocks malgré
leur grande variabilité au gré des saisons et des années. En contrepartie, les dettes
des familles paysannes se gonflent au fur et à mesure de ces quarante premières
années. Par ailleurs, l'évolution de la plupart des composantes de la fortune
confirme le ralentissement, sinon le recul du processus d'accumulation des biens
au milieu même du cycle de vie des familles, entre 20 et 29 ans de vie conjugale.
La durée de la vie conjugale influence nettement le nombre moyen d'animaux possédés par les familles (tableau 6). Pour chacune des espèces, on observe
une croissance relativement continue des troupeaux durant les quarante premières années, puis un recul dans la dernière phase de la vie conjugale. Ce cycle
affecte autant les espèces qui ont connu une forte croissance de 1795 à 1844, les
chevaux, les bovins et les moutons, que celle qui est demeurée relativement
stable au cours de cette période, les porcs. Dans cette économie fondée principalement sur la production céréalière, les données plus spécifiques sur les ani-
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, 1" semestre 1997, p. 73-96.
86
Christian
DESSUREAULT
maux de trait disponibles, c'est-à-dire les chevaux adultes et surtout les boeufs
qui constituent le train de labour privilégié dans la région, viennent encore renforcer la relation observée entre le cycle de vie et la capacité productive des
exploitations agricoles.
Tableau 6.
Distribution du cheptel selon la durée de la vie conjugale
{nombre de têtes par espèce animale}
Porcs
Volailles
Chevaux
adultes
Bœufi
4,5
5,2
2,7
7,8
1,2
0,9
2,1
6,6
8,3
3,6
10,4
1,6
1,4
De 20 à29 ans
2,1
7,0
9,0
3,7
10,5
1,6
1,8
De30 à 39 ans
2,3
8,2
11,9
3,8
12,2
1,8
2,2
Plus de 40 ans
1,6
6,3
7,3
2,4
8,1
1,3
1,3
Chevaux
Bovins
Ovins
Moins de 10 ans
1,6
De 10à 19 ans
La durée de la vie conjugale des familles influe aussi sur la possession des
principaux outils de production agricole (charrues, herses) et des véhicules de
travail (charrettes, traînes). Là encore, nous observons une consolidation de
l'équipement agricole durant les quarante premières années (tableau 7).
Tableau 7.
Évolution du matériel agricole selon la durée de la vie conjugale.
Outillage tracté et véhicules de travail
{nombre d'objets par inventaire}
Valeur moyenne Valeur indexée Valeur médiane
Écart-type
Nombre d'actes
Moins de JO ans
0,7
0,7
1,2
0,2
0,9
Dei 0 à 19 am
0,8
0,8
1,4
0,2
1,1
De 20 à29 ans
0,9
0,9
1,6
0,2
1,3
De30à39 ans
1,0
1,1
2,0
0,2
1,5
Plus de 40 am
1,0
0,9
2,2
0,2
1,7
Mais, contrairement au cheptel, nous ne notons pas, dans la dernière phase
du cycle de vie, une diminution du nombre d'outils tractés et de véhicules de travail possédés par les familles. Cette dernière constatation demeure difficile à
expliquer. Ces familles paysannes, à l'approche de la retraite, peuvent peut-être
plus facilement se départir de leur bétail, en vendant la plus grande partie du
croît nécessaire à son renouvellement, tandis qu'elles réussissent plus difficilement à se départir de leur ancien matériel de production, sinon en le cédant à
leurs enfants.
87
Fortune paysanne et cycle de vie
Le cycle de vie et la croissance des fortunes paysannes de 1795 à 1844
Au début du XIXe siècle, la seigneurie de Saint-Hyacinthe est une région de
peuplement récent. Les régions de colonisation comptent habituellement une
plus forte proportion de jeunes ménages. Cette caractéristique démographique
qui a vraisemblablement des incidences sur le développement socio-économique
devrait évidemment se refléter dans notre corpus d'inventaires. Au fur et à
mesure des années, l'essor démographique de la région s'accompagne d'un
vieillissement de la population et d'un meilleur équilibre entre les divers types de
familles, selon leur stade dans le cycle de vie.
Compte tenu de l'influence de la durée de la vie conjugale sur la valeur
moyenne des actifs mobiliers et sur les diverses composantes des fortunes paysannes, nous devons vérifier si ce facteur d'ordre démographique avait un impact
déterminant sur l'évolution des actifs mobiliers des familles d'une décennie à
l'autre. En d'autres termes, la croissance des actifs mobiliers que nous avons
constatée entre 1795 et 1844 est-elle directement liée au vieillissement des
familles de notre corpus d'inventaires? Or, lorsque nous confrontons l'évolution,
par décennie, des données relatives aux actifs mobiliers et à la durée moyenne de
vie conjugale des familles, le rapport entre les facteurs économique et démographique ne paraît pas très évident (tableau 8).
Tableau 8.
Durée de la vie conjugale et valeur moyenne des actifs mobiliers
(en livres ancien cours, par décennie)
% des inventaires dans chaque groupe d'âge
Années
tit,
mabi iers
1795-1804
1161
14,6 ans
37,6
31,2
22,6
7,5
1,1
1805-1814
1230
18,7 ans
28,9
31,5
18,8
15,4
5,4
1815-1824
A
Durée
moyenne*
moins de
10 ans
de JOà
19 ans
de20à
29 ans
de30à
39 ans
plus de
40 ans
1537
15,9 ans
35,5
29,8
20,7
12,4
1,6
1825-1834
1525
17,1 ans
29,2
34,3
22,0
10,2
4,3
1835-1844
1514
19,6 ans
25,7
31,1
20,8
15,3
7,1
* Durée moyenne de vie conjugale des familles du corpus d'inventaires après-décès de la période
Ainsi, la durée moyenne de vie conjugale des familles de la première décennie
est beaucoup plus basse que celle de la deuxième, la proportion de jeunes
ménages y est plus grande et celle des ménages entre 30 et 39 ans, à l'apogée du
cycle d'accumulation de la richesse, nettement plus faible; et pourtant, la croissance des actifs mobiliers de la première à la seconde décennie demeure relativement modeste. Par ailleurs, la plus forte croissance de l'ensemble de la période
intervient entre la deuxième et la troisième décennie alors que la moyenne d'âge
des familles fléchit, que la proportion de jeunes ménages remonte et que la pro-
Histoire et Sociétés Rurales, n' 7, 1" semestre 1997, p. 73-96.
Christian
88
DESSUREAULT
portion de ménages entre 30 et 39 ans, à l'apogée du cycle de vie, décline. Par la
suite, la moyenne des actifs mobiliers demeure relativement stable, tandis que la
structure d'âge des ménages connaît un vieillissement progressif. Le cycle de vie
des familles ne constitue donc pas un facteur déterminant de l'évolution des fortunes mobilières paysannes de notre corpus d'une décennie à l'autre.
D'autre part, nous pourrions essayer d'introduire dans la comparaison de la
richesse mobilière d'une décennie à l'autre un élément de pondération fondé sur
la structure d'âge des ménages. Mais, ce faisant, la troisième décennie, de 1815
à 1824, où la hausse des actifs mobiliers est déjà assez importante par rapport à
la décennie précédente, deviendrait une période d'enrichissement extraordinaire
puisqu'il faudrait alors y corriger encore à la hausse la valeur des actifs mobiliers,
étant donné la structure d'âge relativement jeune des familles du corpus d'inventaires de cette décennie.
Or, ce scénario paraît peu plausible compte tenu de nos connaissances
actuelles sur la conjoncture de l'économie rurale bas-canadienne durant cette
décennie. Cette période s'amorce d'abord par des mauvaises récoltes d'origine
climatique en 1815 et en 1816, tandis qu'au tournant des années 1820, une crise
d'origine commerciale provoque la chute des prix agricoles et la baisse des
revenus des familles paysannes20 . Les paysans maskoutains, qui n'ont apparemment pas trop souffert de la crise agricole du milieu de la seconde décennie du
XIXe siècle, améliorent sans doute leur niveau de fortune durant cette période,
mais certainement pas aussi fortement que l'indiqueraient des actifs mobiliers
pondérés en fonction de la structure d'âge des familles.
Cycle de vie et différenciation paysanne
I.:évolution de la valeur médiane des actifs mobiliers et surtout des écartstypes permet de mieux saisir les limites de ce processus d'accumulation dans le
cycle de vie (tableau 9). La valeur médiane enregistre ainsi une croissance des
actifs mobiliers durant les trente premières années ; puis, contrairement à la
valeur moyenne, celle-ci subit une baisse entre 30 et 39 ans de vie conjugale et,
enfin, connaît une nouvelle hausse dans la dernière phase du cycle de vie.
Ce processus d'accumulation s'effectue surtout de manière très inégale dans
la société paysanne. Certaines familles accroissent considérablement leur niveau
de fortune au cours du cycle de vie tandis que d'autres subissent une stagnation,
voire une régression, de leurs avoirs. Les écarts-types révèlent une différenciation
de la richesse entre les familles paysannes qui se creuse de plus en plus durant les
quarante premières années de la vie conjugale et qui se résorbe quelque peu dans
la dernière phase du cycle de vie alors que plusieurs chefs de ménage ont quitté
toute activité. Toutefois, le nombre de cas dans la tranche de plus de 40 ans de
vie conjugale est trop limité pour en tirer des conclusions définitives; d'autant
20.
OUELLET,
1966.
Fortune paysanne et cycle de vie
89
plus que les inventaires après-décès sont moins fréquents chez les individus qui
décèdent à un âge avancé et que ces documents concernent davantage, mais pas
exclusivement, des familles dont le chef de ménage n'a pas encore cédé l'ensemble de son patrimoine à ses enfants.
Tableau 9.
:révolution des actifs mobiliers selon la durée de la vie conjugale
(en livres ancien cours)
Durée de la vie conjugale Valeur moyenne Valeur médiane
Écart-type
Nombre d'actes
1489
237
Moins de 10 ans
1147
696
De lOà 19 ans
1475
899
1795
250
De 20 à 29 ans
1444
993
2132
164
De 30 à 39 ans
1809
825
2674
97
Plus de 40 ans
1529
1157
1734
34
Le cas de Louis Robichau illustre bien la capacité d'accumulation de certains
paysans durant leur cycle de vie. En 1816, au décès de sa première épouse,
Marguerite Rabouin, les actifs mobiliers de leur communauté s'élèvent déjà,
après 14 ans de mariage, à plus de 3 012 livres tandis que leurs dettes sont seulement de 269 livres 21 . Cette famille paysanne, qui compte alors deux adultes et
cinq enfants mineurs dont le plus vieux, un garçon, est âgé de seulement 12 ans,
possède deux terres de 26,9 ha chacune, dont la première terre avec maison,
grange et autres bâtiments, et la seconde, sans bâtiment. Elle dispose aussi d'un
important cheptel, évalué à 1 358 livres, qui compte trois chevaux adultes, un
poulain, deux paires de bœufs de trait, huit vaches, cinq taures, génisses ou
veaux, 39 moutons, quatre porcs et 17 volailles.
En 1819, Louis Robichau se remarie avec Angélique Gauthier dit SaintGermain. En 1834, à son décès, les actifs mobiliers de sa seconde communauté
dépassent 16500 livres et son capital foncier regroupe plus de 188 ha dont deux
exploitations complètes avec maison et autres bâtiments, une terre sur laquelle
est construite seulement une grange et quatre autres terres et lopins, sans bâtiment22 . La valeur du cheptel atteint alors 3 281 livres pour 9 chevaux adultes,
4 poulains, 7 paires de bœufs de trait, 11 vaches, 15 taures, génisses ou veaux,
45 moutons, 15 porcs et 25 volailles. Cette seconde communauté compte huit
enfants mineurs dont le plus âgé, un garçon, a seulement 13 ans. Certes, au
moment du décès de Louis Robichau, François, le cadet de sa première union,
alors âgé de 20 ans, vit encore sous le toit paternel et contribue activement aux
21. Arch. nat. Québec (Montréal), Minutes L. Brunelle, 9 avril 1816.
22. Ibid., Minutes J-F. Tétu, 24 septembre 1834.
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 73-96.
90
Christian
DESSUREAULT
travaux de l'exploitation familiale comme l'indiquent, au bilan des dettes de la
succession, les gages de 420 livres qui lui sont dus. Mais la force de travail disponible à l'intérieur de la famille demeure nettement insuffisante par rapport à
l'importance des actifs de production; ce qui suggère évidemment l'emploi
d'une main-d' œuvre extérieure à la famille.
Par ailleurs, lors du second inventaire, trois des quatre enfants survivants de
la première communauté sont mariés et ont déjà bénéficié d'une aide paternelle
substantielle pour leur établissement, dont plus de 5 0 Il livres accordées, sous
forme de prêts, au fils aîné, Louis, et aux deux gendres, Étienne Langelier et
Prudent Morin. Les prêts à l'intérieur du cercle familial constituent la majeure
partie des 7 070 livres que totalisent les créances de la succession; quant aux
gages de François et aux droits de succession maternels qui restent à payer à deux
des enfants de la première communauté, ils accaparent près de 2 000 des 2 251
livres inscrites au registre des dettes. Ainsi, en dix-huit ans, entre le décès de sa
première épouse et le sien, Louis Robichau a réussi à accroître considérablement
sa fortune et à consolider son capital d'exploitation tout en contribuant financièrement, et de façon significative, à l'établissement de trois des enfants issus de
son premier mariage et en assumant la charge de nombreux enfants en bas âge.
En contrepartie, le cas de Hyacinthe Leclaire illustre de manière presque caricaturale l'absence d'accumulation durant le cycle de vie au sein de la couche la
plus démunie de cette paysannerie. En 1798, après neuf ans de vie conjugale,
lors de l'inventaire de sa première communauté, Hyacinthe Leclaire possède
comme seul et unique bien une terre de 18 ha avec une petite maison de 16 pieds
carrés, en bois rond, couverte en écorce, et une étable 23 . En 1805, sept ans plus
tard, l'inventaire de sa seconde communauté recense la même terre de 18 ha sur
laquelle est construite « une vieille maison» et des actifs mobiliers d'à peine
15livres24 . Ainsi, lors de son décès, à l'âge de 35 ans, ce pauvre colon, qui gagnait
certainement davantage le pain de sa famille à travailler pour d'autres qu'à cultiver sa propre terre, ne possède pas de bétail et seulement trois outils manuels:
deux pioches et une hache.
Certes, les cas de Louis Robichau et de Hyacinthe Leclaire identifient des
situations extrêmes. Dans une majorité des cas où deux inventaires après-décès
permettent de vérifier l'évolution de la fortune d'un même individu dans le
temps, d'un homme ou d'une femme, et de leurs deux conjoints respectifs, nous
observons un accroissement de la richesse durant le cycle de vie. Cependant, le
processus d'accumulation des biens est extrêmement variable d'un individu à
l'autre. Il porte tantôt davantage sur les actifs mobiliers, tantôt davantage sur les
biens fonciers de la famille.
À chaque stade du cycle de la vie conjugale, la distribution des inventaires
après-décès selon la valeur des actifs mobiliers est très variée (tableau 10).
23. Ibid., Minutes J.-M. Mondelet, 14 février 1798.
24. Ibid., Minutes L. Picard, 6 novembre 1805.
91
Fortune paysanne et cycle de vie
Tableau 10.
Distribution des inventaires selon la durée de la vie conjugale
et la valeur des actifs mobiliers*
Valeur des actifS mobiliers (en livres)
Durée de la vie
Total
1ff.mbre
actes
4,5%
100%
242
14,6%
7,1 %
100%
253
18,2 %
4,1 %
100 %
170
500-999 1000 -1999 2000-3999 + de 4000
conjugale
-500
Moins de 10 ans
38,0%
26,9%
20,7%
9,9%
De lOà 19 ans
29,7%
24,9%
23,7%
De 20 à 29 ans
34,7%
18,2 %
24,7 %
De 30 à 39 ans
35,0%
22,0 %
16,0 %
17,0 %
10,0 %
100 %
100
Plus de 40 ans
29,4%
14,7%
29,4 %
23,5 %
3,0 %
100 %
34
Autres actes
43,7%
18,8 %
18,8 %
12,5 %
6,2 %
100 %
16
Tous les actes
34,1 %
23,2 %
22,2 %
14,6 %
5,9 %
100 %
815
* Ce tableau intègre les procès-verbaux de carence dans la catégorie moins
de 500 livres
Certes, les jeunes ménages sont plus nombreux parmi les familles moins nanties, avec 38 % des successions possédant des actifs mobiliers inférieurs à
500 livres et environ 65 % en-dessous de 1000 livres. Néanmoins, après moins
de dix ans de vie conjugale, plusieurs familles se classent déjà dans les échelons
supérieurs de la richesse. Près de 15 % de ces familles possèdent des actifs mobiliers au-dessus de 2000 livres dont 4 % environ ont déjà amassé des fortunes
mobilières supérieures à 4000 livres. Cependant, la richesse de ces jeunes
ménages, déjà assez élevée, n'a souvent pas encore atteint son niveau maximal.
Ainsi, c'est la catégorie de 30 à 39 ans de vie conjugale qui compte la plus grande
proportion d'inventaires après-décès où la valeur des actifs mobiliers est supérieure à 2000 livres (27%) et à 4000 livres (10%). Par contre, 35 % des actes
de ce groupe de familles se classent parmi les fortunes mobilières inférieures à
500 livres et encore 57 % parmi celles en-dessous de 1000 livres.
Ainsi, à Saint-Hyacinthe, la place dans la hiérarchie des fortunes paysannes
relève davantage de facteurs sociaux ou familiaux que du facteur démographique, même si le cycle de vie des ménages conditionne en partie le niveau et
la composition de la fortune. Limportance de la fortune mobilière et du patrimoine foncier consacre quelquefois le succès économique bien spécifique d'une
famille, voire d'un chef de ménage. La richesse peur alors être le fruit du patient
labeur de toute une vie ou, plus rarement, le produit de gains plus spéculatifs.
Mais, de manière plus générale, le niveau des fortunes des familles est souvent lié
aux conditions sociales et familiales d'origine des deux conjoints.
Les inventaires après-décès du clan des Leclaire sont témoins de la pauvreté
endémique d'une partie de la paysannerie. Entre 1798 et 1805, des quatre inventaires après-décès concernant trois frères de cette famille, dont deux pour
Hyacinthe Leclaire, aucun n'enregistre des actifs mobiliers supérieurs à 500 livres
quelle que soit la durée de leur vie conjugale. Par ailleurs, leurs avoirs fonciers se
Histoire et Sociétés Rurales, n" 7,1" semestre 1997, p. 73-96.
Christian
92
DESSUREAULT
limitent à des terres de 18 à 27 ha, habituellement peu défrichées. Le mieux
pourvu d'entre eux, lors de son décès, Michel, possédait une fortune mobilière
de 430 livres et une terre de 27 ha, avec une maison que lui avait cédée ses
parents contre le versement d'une rente annuelle de 20 minots de blé 25. Mais
celui-ci n'avait ni charrue, ni herse, pour exploiter de façon autonome sa terre,
et son cheptel, évalué à 171 livres, se limitait à un cheval, une vache et deux
cochons. Son frère Bazile, au décès de son épouse, Louise Languirand, possédait
pour sa part une terre d'environ 25 ha, sur laquelle était construite une maison
en bois équarri, et des actifs mobiliers d'environ 321 livres 26 . Cette terre était
apparemment peu défrichée puisqu'elle fut vendue, quatre mois après l'inventaire de la communauté, pour seulement 50 livres 27 . Comme Michel, Bazile
n'avait ni charrue, ni herse, et son cheptel, évalué à 88 livres, comprenait seulement un cheval et six moutons. La situation de Hyacinthe était encore moins
reluisante que celle de ses deux frères puisque les inventaires après-décès de ses
deux communautés ne recensent aucun bétail et seulement trois outils manuels
pouvant servir au travail agricole et au défrichement.
Ces trois frères habitaient dans le même secteur de la paroisse de SaintHyacinthe, près de Saint-Ours, sur la rive nord de la rivière Yamaska. Leur réseau
de relations était apparemment assez étroit puisque Hyacinthe épouse, en
secondes noces, la sœur de la femme de son frère Michel, Marie-Anne Viens. Par
ailleurs, Bazile, au décès de Hyacinthe, en 1805, est nommé tuteur des enfants
mineurs issus du premier mariage de son frère. Pourtant, la proximité, la cohésion, voire l'entraide familiale, n'ont pas constitué un atout suffisant pour améliorer leur sort économique.
À l'opposé des Leclaire, certaines familles peuvent permettre à leurs membres
de se hisser assez rapidement dans les échelons supérieurs de la fortune. En 1804,
après seulement trois années de mariage, Antoine Chabot et Marie-Louise
Guertin ont déjà accumulé une fortune mobilière d'environ 3 700 livres et des
avoirs fonciers d'environ 36 ha, avec maison, grange et autres bâtiments de production 28 . Pour exploiter sa terre, ce jeune agriculteur dispose de deux chevaux
adultes, de trois paires de bœufs, d'une charrue, de deux charrettes, ainsi que
d'une foule d'autres outils agricoles. Son cheptel, évalué à 450 livres environ,
comprend aussi quatre vaches, deux taures, deux jeunes bœufs, dix moutons,
trois cochons et 25 volailles. Antoine Chabot est le fils aîné d'un riche paysan de
Saint-Hyacinthe, capitaine de milice, se nommant aussi Antoine, qui, après
32 ans de vie conjugale, à l'âge de 60 ans avait lui-même accumulé une fortune
mobilière d'environ 6 000 livres 29 . En février 1801, environ huit mois avant son
25.
26.
27.
28.
29.
Ibid.,
Ibid.,
Ibid.,
Ibid.,
Ibid.,
Minutes L. Picard, 16 septembre 1801.
23 septembre 1805.
23 janvier 1806.
Minutes P.-P. Dutalmé, 17 septembre 1804.
Minutes J. Papineau, 20 janvier 1803.
Fortune paysanne et cycle de vie
93
mariage, Antoine Chabot fils avait d'ailleurs reçu de son père une terre déjà bien
défrichée, avec maison et bâtiments de production, contre le versement annuel
d'une rente viagère. Laide parentale prend également d'autres formes. Ainsi, lors
de l'inventaire après-décès de son père, Antoine Chabot fils déclare, qu'en dehors
des arrérages de rentes viagères déjà accumulés, pour un montant de 270 livres
14 sols, «son père lui a prêté diverses fois de l'argent et a payé pour lui des
hommes et des travaux, et qu'il ignore le montant des avances ( ... ) il consent à
faire compte (à la succession de son père) de 80 piastres d'Espagne (480 livres).»
Le cas des Blanchette constitue un exemple encore plus éloquent de ces
solides fortunes paysannes d'un père et d'un fils décédés presque simultanément,
lors de l'épidémie de choléra de 1832. Après dix ans de mariage, Louis
Blanchette, le fils, laisse à son épouse, Marie Lheureux, et à ses cinq enfants
mineurs une imposante fortune mobilière de 5 985 livres - moins des dettes de
631 livres -, et un patrimoine foncier d'environ 45 ha comprenant une exploitation agricole complète avec une maison, une grange et autres bâtiments de production et trois lopins dont l'un, avec grange et étable30 . Le cheptel de Louis,
évalué à 978 livres, comprend deux chevaux adultes, un poulain, une paire de
bœufs, quatre vaches, une taure, deux veaux, dix moutons, cinq cochons et 41
volailles. Les biens de production durables, dont la charrue et les trois charrettes
constituent les principaux éléments, valent à eux seuls plus de 250 livres.
À son décès, après 33 ans de vie conjugale, Jean-Baptiste Blanchette, le père
de Louis, a accumulé une fortune encore beaucoup plus imposante. Il laisse alors
à son épouse, Angélique Langevin, et à ses autres héritiers (les enfants de Louis
qui est déjà décédé, sa fille Marie et ses cinq autres garçons encore vivants, dont
les deux cadets sont respectivement prêtre et séminariste) des actifs mobiliers
évalués à près de 12500 livres et un patrimoine foncier d'environ 160 ha, comprenant sept terres distinctes dont cinq sont situées dans la zone la plus fertile et
la plus productive de la paroisse de La Présentation31 . Lexploitation de toutes ces
terres requiert assurément un capital de production mobilier considérable. JeanBaptiste Blanchette fournit une bonne partie du bétail et en particulier les animaux de traÎt nécessaires pour les travaux agricoles puisque son cheptel, au
moment de l'inventaire, est évalué à 3245 livres, et comprend quatre chevaux
adultes, trois poulains, quatre paires de bœufs, 15 vaches, 19 taures et veaux, 78
moutons, 7 porcs et 96 volailles. Par contre, les fermiers qui exploitent certaines
de ces terres apportent leur propre outillage agricole car l'inventaire de JeanBaptiste Blanchette ne recense qu'une charrue, trois herses, trois charrettes, un
tombereau et divers outils à bras. Cette accumulation de biens ne vise pas essentiellement à assurer la reproduction familiale. Au moment de son décès, tous les
enfants de Jean-Baptiste Blanchette ont d'ailleurs déjà bénéficié, en gage d'avancements d'hoirie, de l'aide parentale sous diverses formes: en argent, en bétail et
30. Ibid., Minutes L.-G. Coursolles, 19 septembre 1832.
31. Ibid., 20 septembre 1832.
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, 1" semestre 1997, p. 73-96.
94
Christian
DESSUREAULT
autres types de biens mobiliers évalués à plusieurs milliers de livres (nous n'avons
toutefois pas tenu compte de ces avancements d'hoirie dont les héritiers ont fait
rapport lors de l'inventaire pour calculer la valeur des actifs mobiliers de la
communauté). Cette richesse, c'est aussi le gage d'un statut social privilégié et de
conditions de vie matérielles beaucoup plus avantageuses que celles de la plupart
des autres familles paysannes de leur communauté.
Le cycle de vie a été présenté comme l'un des principaux facteurs des inégalités de la richesse au sein de la paysannerie du Québec pré-capitaliste. Ainsi,
dans cette société paysanne, le processus d'accumulation de biens dans les premières phases du cycle de vie des ménages viserait d'abord à assurer la reproduction familiale. Succédant à la phase d'accumulation, le processus de
redistribution des avoirs familiaux en faveur des enfants permettrait en quelque
sorte de ramener un certain équilibre dans la répartition sociale de la richesse. Le
système de transmission des avoirs familiaux constituerait par ailleurs un frein à
l'émergence du capitalisme agraire et à la différenciation sociale. La solidarité
familiale, qui s'exprimerait entre autres dans ce système de transmission des
biens d'une génération à l'autre, constituerait ainsi l'un des éléments de cette
dynamique communautaire caractérisant l'ancienne société rurale québécoise 32 .
Le cycle de vie représente effectivement l'un des éléments importants à évaluer pour mieux saisir le fonctionnement de la société paysanne du Québec précapitaliste. Cependant, ce dernier facteur ne s'insère pas dans une dynamique
globale favorisant, par le biais de la solidarité familiale et du système de transmission des biens, l'égalitarisme économique et social. La différenciation des fortunes paysannes n'est pas d'abord d'ordre démographique. Les processus
d'accumulation et de redistribution des biens au cours du cycle de vie des
familles se vérifient davantage parmi la couche aisée de la paysannerie, capable
d'assurer sa reproduction élargie dans l'agriculture, voire de réussir une mobilité
sociale ascendante, tandis qu'au bas de l'échelle économique et sociale, les
familles doivent souvent veiller à leur propre survie plutôt que planifier l'établissement de la génération à venir. À ce propos, cette recherche sur la fortune
paysanne et le cycle de vie corrobore une conception plus diversifiée de la reproduction sociale de la paysannerie où, à chaque génération, tous ne partent pas
égaux devant l'aventure33 .
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Fortune paysanne et cycle de vie
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XIX,
LENSEIGNEMENT AGRICOLE AUX ÉTATS-UNIS
À propos du système Land-grant (1862-1914)
Susan Carol ROGERS*
L
dit Land-grant - « de concession foncière» - est
un réseau national d'institutions agricoles, financées par des fonds publics.
Structuré de manière à intégrer étroitement l'enseignement supérieur, la
recherche agronomique et la vulgarisation agricole, il se constitua officiellement
entre 1862 et 1914, grâce à trois actes législatifs votés par le congrès des ÉtatsUnis.
Dans le contexte américain, il est exceptionnel à bien des égards. C'est en
effet le seul domaine de recherche et d'enseignement organisé autour d'un réseau
créé au niveau national, doté de sites dans tous les États et coordonné à partir de
Washington, qui reflète la situation de l'agriculture, seul secteur de l'économie
dont la gestion s'approche de la planification centralisée. I..:agriculture, qui recevait autrefois le plus gros pourcentage du budget national de la recherche, est
aujourd'hui largement surclassée par la recherche militaire. Il n'en demeure pas
moins qu'aucun autre domaine aux États-Unis n'a bénéficié de l'établissement
d'un système comparable. Pour être exact dans l'ensemble, le stéréotype d'une
vie politique, économique et intellectuelle décentralisée et dominée par le laissezfaire souffre une exception en agriculture, où la norme est l'intégration au plan
national de la recherche, de la formation, de l'administration publique et de l'entreprise privée. Quant au corps de la fonction publique, constitué par les agents
de vulgarisation agricole, il est tout aussi atypique: établi dans chacun des 3000
comtés américains, il représente l'une des rares formes de service public présentes
partout, et l'une des plus anciennes l .
Expliquer comment un tel système a été fondé, légitimé, et s'est enraciné, et
quelles relations il entretient avec les modes de développement agricole, de vie
rurale et d'évolution politique aux États-Unis depuis environ un siècle conduit
à soulever toute une série de questions importantes, liées à la fois à l'histoire américaine et à l'histoire comparative. Il existe un corpus très riche de sources priE SYSTÈME AMÉRICAIN
* New York University, Institute ofFrench Studies, 15, Washington Mews, New York, NY 10003-6694.
1. Il y a au moins un agent de vulgarisation agricole dans chaque comté, y compris dans celui de
Manhattan, où le bureau de vulgarisation agricole conseille le public sur des sujets tels que le jardinage en milieu urbain ou le compostage en appartement. Plus connus, les services de vulgarisation agricole sont davantage sollicités dans les comtés ruraux.
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, loc semestre 1997, p. 97-132.
98
Susan Carol ROGERS
maires 2 , ainsi que secondaires, portant sur tel ou tel aspect du système Landgrant dans les cinquante années qui suivent son installation. Je reviendrai ici sur
trois questions déjà soulevées par les historiens: les deux premières, distinguées
nettement dans l'historiographie, portent d'une part sur l'histoire de l'enseignement supérieur agricole et de la loi Morrill de 1862 qui créa les facultés Landgrant, et d'autre part sur le développement des sciences agronomiques, avec la loi
Hatch de 1887 qui prévoyait au niveau national le financement de stations expérimentales dans chaque État. Je décrirai enfin brièvement la loi Smith-Lever de
1914, qui établissait un service national de vulgarisation agricole. Très peu de
travaux historiques lui ont été consacrés, peur-être parce qu'il constituait le troisième et plus jeune élément d'un ensemble institutionnel plus important.
En accord avec l'esprit quelque peu insulaire du monde des institutions agricoles américaines 3 , l'histoire du système Land-grant a été écrite, assez typiquement, sans guère faire référence aux développements historiques américains de
l'époque, et avec un souci encore moindre de perspectives comparatives transnationales. Notre troisième partie incluera donc une étude de certains a priori
généralement acceptés, et de certains éléments généralement omis dans l'historiographie; y seront mises en lumière certaines caractéristiques qui méritent un
examen plus approfondi, et sans doute mieux observables de l'extérieur.
Le contexte historiographique
Les trois lois fondatrices fournissent des points de référence dans toute discussion sur le système Land-grant. La loi Morrill de 1862 concédait des propriétés foncières tirées des domaines publics à chacun des États 4, dont la vente
devait financer une institution d'enseignement supérieur chargée de promouvoir
« l'éducation libérale et pratique des classes laborieuses» à travers un enseignement agricole et «mécanique»5 ainsi que «d'autres enseignements scientifiques
et classiques». Votée vingt-cinq ans plus tard, la loi Hatch créait un système
national de recherche agricole en dotant chaque État de fonds destinés à entre-
2. On trouvera des références bibliographiques utiles dans DANBOM, 1979, p. 183-190, et
MARcus, 1985, p. 255-262. CONOVER, 1924, p. 127-168, a publié en une série d'appendices les
textes des différentes lois qui définissent le système Land-grant, une bibliographie annotée des
publications périodiques du Bureau des stations expérimentales du département fédéral de
l'Agriculture [USDA] jusqu'en 1923, ainsi qu'une masse de données brutes sur ce bureau (cf. aussi
1980).
3. MAYER et MEYER, 1974.
4. En 1862, il existait encore un ensemble considérable de domaines publics non concédés dans
ROSSITER,
le centre-ouest et l'ouest des États-Unis. Chaque État en reçut et en vendit, sauf ceux de l'Est et
du Sud, qui furent gratifiés de terres venant des territoires de l'Ouest.
5. Les « arts mécaniques» devinrent par la suite l'ingénierie. Beaucoup d'universités Land-grant
ont aujourd'hui d'importantes facultés d'ingénierie, un héritage des objectifs d'origine de la loi
Morril!. Les institutions Land-grant sont cependant plus étroitement associées à l'agriculture, et la
plupart des efforts de développement dont elles bénéficièrent portaient sur les sciences agronomiques. Je n'évoquerai des fonctions du système Land-grant que celles liées à l'agriculture.
L'enseignement agricole aux États-Unis
99
tenir des stations expérimentales consacrées aux sciences agronomiques, et en stipulant qu'elles seraient attachées aux facultés Land-grant. Enfin, la loi SmithLever de 1914 créait un «service de vulgarisation agricole coopératif» couvrant
tout le pays, et destiné à vulgariser les connaissances développées dans les institutions Land-grant à travers chaque comté, un service offert à tous les agriculteurs américains afin de leur donner largement accès aux techniques de
l'agriculture scientifique et de leur apprendre à les employer eux-mêmes. La loi
prévoyait également que les services de vulgarisation auraient leurs quartiers
généraux dans les facultés Land-grant, sous la juridiction conjointe (coopérative)
du Département américain de l'Agriculture (USDA)6 et des institutions Land-
grant.
Sur le plan national, plusieurs lois supplémentaires ont été promulguées pour
améliorer le système. Il y eut une deuxième loi Morrill, votée en 1890, qui prévoyait le versement par le gouvernement fédéral d'une dotation annuelle à chacune des institutions Land-grant, ainsi que l'obligation pour chacun de leurs
recteurs d'envoyer un rapport annuel aux autorités fédérales. Cette même loi
créa les «facultés Land-grant de 1890 », au bénéfice des citoyens noirs des
17 États du Sud qui leur interdisaient l'accès aux institutions existantes 7. Une
législation de 1906 accordait à chaque État un financement destiné à développer
la recherche scientifique fondamentale dans chaque station expérimentale; une
loi de 1925 rendait obligatoire la recherche en sciences sociales sur la vie agricole
et rurale, et créait le financement nécessaire; une loi de 1928, enfin, établissait
des dotations pour la recherche forestière. Toutefois, ce sont les trois lois de
1862, 1887 et 1914 qui définirent les contours institutionnels mais aussi idéologiques du système: 1'« idéal Land-grant», selon lequel un progrès serait garanti
à la collectivité nationale et à chacun de ses citoyens, à partir du moment où la
connaissance scientifique et l'innovation technique seraient accessibles à tous.
Depuis longtemps considéré comme un organisme unifié à trois parties, le système Land-grant fonctionne encore aujourd'hui.
Chaque État possède au moins une université Land-grant8, dont certaines
font partie des plus célèbres des États-Unis - c'est le cas de Cornell pour l'État
de New York, de l'université du Wisconsin à Madison, ou de l'université de
Californie à Berkeley. Certaines institutions n'étaient que des facultés agricoles
indépendantes à leurs débuts, mais toutes se sont diversifiées et forment aujourd'hui des universités à part entière avec plusieurs facultés9. Chacune d'entre elles
6. Léquivalent du Ministère français de l'Agriculture, créé aux États-Unis en 1862.
7. Cf. Appendice, infra, p. 131-132, et Agricultural History, LXV-2, 1991, numéro spécial sur les
facultés et universités Land-grant de 1890.
8. Le qualificatif de Land-grant est couramment employé pour ces institutions, bien que l'origine de ce qualificatif ne soit peut-être pas aussi couramment connue.
9. Lessentiel de cette diversification a eu lieu dans les années 1940 et 1950 (ROSSITER, 1986,
p. 56-57), mais certains États, dont celui de New York et le Wisconsin, avaient dès l'origine uti-
Histoire et Sociétés Rurales, n'
7,1" semestre 1997, p. 97-132.
100
Susan Carol ROGERS
comprend bien sûr une importante faculté d'agriculture, incluant un large éventail de départements scientifiques et de sciences sociales agronomiques et agroalimentaires. Ces départements sont à la fois des unités de formation, avec des
enseignements du premier cycle à la thèse (undergraduate et graduate), et des
centres de recherches, disposant également de spécialistes de la vulgarisation
chargés de coordonner les agents installés dans chaque comté et de leur fournir
le matériel nécessaire. Grâce au service de vulgarisation, les facultés d'agriculture
Land-grant sont en rapport étroit avec le public d'agriculteurs de leurs États respectifs, mais elles bénéficient également d'une bonne intégration aussi bien à
l'administration de l'USDA qu'au secteur privé agro-alimentaire. Comme les
autres universités publiques aux États-Unis, celles du système Land-grant sont
financées principalement par les États, mais les activités de recherche et de vulgarisation de leurs facultés d'agriculture sont soutenues par l'USDA, en particulier
par son département science et éducation. De plus, la majorité du personnel spécialisé de l'USDA et une bonne partie des cadres dirigeants de l'agro-alimentaire
sont formés dans le système. La carrière des chercheurs et des administrateurs
comprend souvent des emplois successifs à l'USDA, dans une ou plusieurs entreprises du secteur agroalimentaire, et dans les facultés d'agriculture. Les
recherches qui y sont menées sont d'ailleurs en grande partie financées par le secteur privé agro-alimentaire et par l'USDA - y compris les « fonds Hatch », affectés
encore d'après la loi de 1887. Aux États-Unis, il n'y a aucun exemple comparable, si ce n'est dans les Académies Militaires, d'une imbrication aussi étroite des
personnels et des financements entre un ensemble d'universités, une administration gouvernementale particulière et un secteur donné de l'économie.
Lhistoriographie du système a été produite en grande partie, pour le meilleur
et pour le pire, de l'intérieut même du système, par des chercheurs liés à l'USDA
ou à l'une des institutions Land-grant. Pour une bonne part, ces écrits sont des
plus descriptifs et commémoratifs, rédigés le plus souvent pour marquer l'anniversaire d'un acte législatif important ou la fondation d'une institution particulière. Laccent est mis sur le développement du système Land-grant dans un État
particulier, soulignant ses particularités locales plutôt que sa portée nationale ou
le rôle joué par les interventions venant de Washington. Il existe néanmoins des
sources secondaires plus analytiques, qui permettent de préciser les problèmes
soulevés par l'enracinement national du système. Cette production est généralement construite en réaction contre certains a priori complaisants de la littérature
hagiographique dominante 1o .
lisé leur dotation Land-grant pour ajouter une faculté d'agriculture dans le cadre d'une institurion
publique ou privée existante (cf. Appendice, infra, p. 131-132).
10. Les titres des études issues de ces deux écoles parlent d'eux-mêmes: d'un côté «La charte
magnifique» (The Magnificent Charter: The Origin and Role ofthe Morrill Land-grant Colleges and
Universities, EDMOND, 1978), «La faculté de la démocratie» (Democracy's College: The Land-grant
Movement in the Formative Stage, Ross, 1942), «Des facultés pour notre pays et notre temps»
L'enseignement agricole aux États-Unis
101
Une grande partie de ces analyses date des années 1970 et du début des
années 1980; elles constituent une réponse, défensive ou compréhensive, aux
critiques très médiatisées du système Land-grant qui apparurent à l'époque. Ces
critiques portaient sur la pertinence des investissements publics au bénéfice d'un
système qui, affirmaient certains, ne générait qu'une connaissance scientifique
de valeur douteuse 11 , ou qui, pour d'autres, défendait les intérêts des grandes
entreprises privées, et ravageait les populations d'agriculteurs et de consommateurs qu'il était censé servir 12 .
L établissement du système coïncida avec la période pendant laquelle l'agriculture américaine entama le processus de transformation par lequel elle allait
devenir le secteur hautement productif, commercialisé, et techniquement
sophistiqué que nous connaissons aujourd'hui. Il n'y a pratiquement aucun
désaccord entre les historiens du système Land-grant sur le caractère essentiel du
rôle joué par ce dernier dans la restructuration de l'agriculture américaine, même
si des débats subsistent sur les coûts et les bénéfices relatifs de cette transformation, ou sur l'identité de ses bénéficiaires. C'est même là sans doute que réside la
caractéristique la plus frappante de toute l'historiographie développée jusqu'à
nos jours, dans l'hypothèse invérifiée selon laquelle le système était un agent de
changement puissant et efficace. Tout découle de l'axiome suivant, ni critiqué ni
démontré : la création du système ne fit pas que coïncider dans le temps avec
d'importantes transformations de l'agriculture américaine, mais elle en constitua
aussi, en bien ou en mal, un facteur causal significatif - et même peut-être
décisif.
Pratiquement tous les historiens, en dépit de leurs divergences, ont recours
aujourd'hui à une même source : l'histoire encyclopédique de l'enseignement
agricole aux États-Unis rédigée par True et dont la première publication, par
l'USDA, fut réalisée entre 1928 et 1937 13 . Lauteur fournissait la quintessence
d'une analyse faite de l'intérieur, ayant passé toute sa carrière à l'USDA, d'abord
comme directeur de l'Office ofExperiment Stations, de 1893 à 1915, puis à la tête
du States Relations Service, jusqu'en 1923. Partisan convaincu de l'idéal Landgrant, et plus spécifiquement de la recherche fondamentale en agronomie, pour
laquelle il s'engagea à fond et avec succès, il narre une histoire à laquelle il appartient lui-même comme acteur important et nullement impartial. Son livre, à
l'instar de nombreuses autres histoires du système Land-grant, pose en principe
(Colleges for our Land and Time " The Land-grant Idea in American Education, EDDY, 1956), de
l'autre ({ La révolution refusée» (The Resisted Revolution,' Urban America and the Industrialization
ofAgriculture, 1900-1930, DANBOM, 1979), «Cagriculteur hésitant» (The Reluctant Farmer : The
Rise of agricultural Extension to 1914, SCOTT, 1970), ou «Agronomie et quête de légitimité»
(Agricultural Science and the Quest for Legitimacy " Farmers, Agricultural Colleges and Experiment
Stations, 1870-1890, MARCUS, 1985).
11. National Research Council, 1972.
12. HIGHTOWER, 1972; BERRY, 1978; voir à ce sujet BUTTEL, 1985, et DANBOM, 1986b.
13. TRUE, 1937, 1969a (1928) et 19691 (1929).
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 97-132.
102
Susan Carol ROGERS
que sa mise en place au début du xxe siècle était aussi naturelle qu'inévitable, et
constituait une contribution déterminante au progrès des États-Unis. Louvrage
est cependant remarquable par le récit détaillé qu'il offre de la constitution et du
fonctionnement d'une série d'institutions nationales et locales sur une longue
période. Tout en étant avare d'interprétations explicites et objet de critiques pour
ses inexactitudes ou ses déformations 14 , il n'en a pas moins servi de référence à
bien des chercheurs.
La loi Morrill et les facultés Land-grant (1862)
Le vote de la loi Morrill de 1862 représente le point de départ conventionnel
pour les histoires du système. Loi visionnaire, accordant les concessions foncières
qui lui donneraient son nom, et définissant les nobles buts qu'elles devaient permettre d'atteindre, elle marque la naissance de l'idéal Land-grant et de ses manifestations institutionnelles. En 1862, l'enseignement supérieur américain restait
dominé par des institutions privées, souvent liées à des églises, situées pour la
plupart sur la côte atlantique, et qui dispensaient une éducation classique à une
élite restreinte. À cette date cependant, des universités publiques avaient été fondées dans 21 États, dotées pour la plupart de propriétés foncières par le gouvernement fédéral 15. Des écoles publiques ou privées dispensaient un enseignement
professionnel agricole, bien qu'à quelques exceptions près, elles furent plutôt
éphémères 16 .
Dans ce contexte, ni les dotations foncières en provenance du domaine
public ni l'idée d'un enseignement agricole ne constituaient des innovations
majeures. Ce qui était sans précédent, et qui resta d'ailleurs unique par la suite
aux États-Unis, c'est l'intervention vigoureuse au niveau national que la loi prévoyait en imposant les objectifs spécifiques que ces institutions éducatives
devaient adopter lorsqu'elles seraient établies dans chaque État. Malgré les variations dans le temps des interprétations léj;ales sur ce point, l'enseignement est
généralement resté sous la juridiction des Etats et des municipalités. En principe,
le gouvernement fédéral ne pouvait pas, dans le cadre de la Constitution, exiger
des États un genre d'enseignement particulier, et les obligations du système
Land-grant ne pouvaient être concrétisées qu'en définissant un emploi obligatoire des concessions foncières offertes. De plus, lesdites concessions et les condi-
14. MARcus, 1985, p. 259; ROSSITER, 1986, p. 3.
15. La première université publique fut celle de Géorgie, fondée en 1785 ; le congrès avait créé
en 1787 un précédent en matière de dotations de terres au bénéfice de fondations universitaires en
votant le Bill ofSale to the Ohio Company (EDDY, 1956, p. 21).
16. Parmi ces écoles, signalons celles qui devinrent l'University ofMaryland, la Pennsylvania State
University, et la Michigan State University, toutes trois fondées dans les années 1850. Pendant la
période qui nous intéresse ici, la différence entre enseignements secondaire et supérieur n'était pas
toujours très nette. De plus, le niveau de formation assuré par ces « écoles secondaires ", pour ne
citer qu'elles, variait considérablement d'une institution à une autre; la situation était identique
pour les institutions d'enseignement supérieur.
L'enseignement agricole aux États- Unis
103
tions réglementant leur usage devaient être acceptées par chaque État. Aucun de
ces derniers ne déclina l'offre.
Novatrice par nature, cette directive nationale l'était presque autant par son
contenu. Elle stipulait que chaque État devrait employer les fonds provenant de
sa concession foncière pour entretenir:
« au moins une faculté dont l'objectif principal serait, sans pour autant exclure d'autres
cursus d'études scientifiques ou classiques, et en incluant l'enseignement de la tactique
militaire, d'enseigner les branches du savoi~
liées à l'agriculture et aux arts mécaniques, de
la manière prescrite par les législations d'Etat concernées, de façon à promouvoir l'éducation libérale et pratique des classes laborieuses dans les vocations et occupations variées
qui sont les leurs dans la vieIl.»
La loi décrétait donc la création d'un enseignement supérieur largement
accessible, qui mettrait l'accent sur la formation pratique ou professionnelle, sans
négliger pour autant l'éducation « libérale» associée aux institutions d'élite. La
plupart des expressions de l'idéal Land-grant insistent sur cet aspect démocratique et justifient ou occultent l'intrusion du gouvernement fédéral dans un
domaine éducatif qu'en temps ordinaire les juridictions d'État et municipales se
réservent jalousement.
La volonté politique
Certains historiens, s'appuyant sur les cas antérieurs de soutien fédéral aux
universités d'État et à la fondation d'écoles d'agriculture, ont suggéré que la loi
Morrill était née tout naturellement d'un mouvement de démocratisation croissant, et qu'elle ne faisait qu'accélérer un processus inéluctable en lui fournissant
un appui moral et matériel l8 . En réalité, il n'est pas si facile d'expliquer pourquoi
la loi eut un tel impact, ni même à vrai dire pourquoi elle fut votée. En 1862, le
pays était en pleine guerre de Sécession. Léchec de la plupart des écoles d'agriculture de l'époque démontre qu'un enseignement supérieur agricole n'était
réclamé par à peu près personne; de toute façon, il n'y avait pratiquement pas
d'enseignants véritablement compétents pour le dispenser. De fait, il fallut
encore vingt ans pour que beaucoup d'institutions appliquant les préceptes de la
loi Morrill se mettent à fonctionner, alors que la plupart des États avaient
accepté sans délai l'offre initiale de concession foncière. Dans les quelques institutions établies dès ces deux premières décennies en dépit du scepticisme
général, la plus grande confusion régnait sur les matières qui devaient être enseignées à la poignée d'étudiants inscrits l9 . Au début des années 1870, la tentative
était considérée comme un échec, ne justifiant pas le maintien d'un quelconque
soutien public20 .
17. Morrill Act, 2 juillet 1862, 12 Stat. L., 503, section 4.
18. NEVINS, 1962; Ross, 1942; TRUE, 1969b (1929).
19. HATCH, 1967.
20. MARcus, 1985, p. 131; ROSSITER, 1979, p. 214; SMITH, 1970.
Histoire et Sociétés Rurales, n' 7,1" semestre 1997, p. 97-132.
104
Susan Carol ROGERS
Ces débuts peu prometteurs ont conduit d'autres historiens à replacer la loi
Morrill dans le contexte de la politique et des pratiques de distribution de terres
au XIXe siècle. Des chercheurs comme John Simon ont fait remarquer que les
débats sur la loi étaient principalement consacrés à la question de l'allocation des
terres du domaine public, et que l'on se souciait fort peu des « facultés du
peuple» que ces terres devaient financer 21 . Simon analyse le contexte politique
dans lequel la loi Morrill fut votée en termes de conflits d'intérêts entre les États
du Sud, de l'Est et de l'Ouest autour de la question du devenir du domaine
public. Pour lui comme pout d'autres, cette loi aurait été combattue par les
membres sudistes du congrès comme l'expression d'une politique trop interventionniste et centralisée au niveau fédéral, si ces derniers n'avaient pas été absents
en raison de la Guerre Civile. Les élus de l'Est représentaient des États densément peuplés que la loi favorisait en stipulant que la taille de la concession faite
à chaque État serait fonction de sa population, et soutinrent donc avec enthousiasme cette forme de distribution de la richesse nationale. Leurs collègues de
l'Ouest, quant à eux, craignaient que de telles distributions incitent à la spéculation foncière et provoquent une hausse des prix demandés aux colons individuels. En fait, Simon suggère que la loi Morrill a pu être conçue en partie
comme un contrepoids aux intérêts régionaux que favorisait la loi Homestead.
Cette loi, qui venait d'être votée la même année, concernait également la distribution de terres et prévoyait de faciliter aux colons individuels l'accession à la
propriété de terres du domaine public; elle était considérée comme particulièrement favorable aux États de l'Ouest. D'autres spécialistes enfin ont recherché si
les concessions foncières de la loi Morrill avaient effectivement accéléré la spéculation foncière et limité les possibilités d'accès à la propriété des couches les
plus modestes, un phénomène déjà dénoncé à l'époque et dont l'existence entacherait rétrospectivement la naissance du système Land-grantd'un péché originel
an ti-démocratiq ue 22 •
Quels que soient les intérêts immédiats en jeu, il est certain qu'à long terme,
le résultat le plus important de la loi fut la création de ces institutions qui fournissaient l'objectif et la justification de ces concessions aux différents États. Pour
beaucoup d'historiens, l'histoire concrète de ces institutions commence non pas
avec le mandat fédéral de 1862, mais avec leur apparition effective, qui n'a lieu
de manière nette que dans les années 1880. Cette émergence est donc contemporaine du sentiment universel de crise de l'agriculture, caractéristique des dernières décennies du XIXe siècle. Une imagerie catastrophique, faite de fermes et
de terres à l'abandon, d'agriculteurs incapables de gagner leur vie, d'enfants
d'agriculteurs fuyant la campagne pour la ville, suggérait l'existence d'une
21. SIMON,
22. GATES,
1963.
1943;
SAUDER et SAUDER,
1987.
L'enseignement agricole aux États- Unis
105
menace grave qui visait les fondements mêmes de la société américaine, et imposait au gouvernement d'apporter des remèdes nouveaux23 .
Quelques-unes des ambiguïtés fondamentales de la loi Morrill apparurent
dès son application, générant des conflits et fournissant plusieurs critères de référence pour mesurer son succès. Lobjectif de promotion de l'éducation des
« classes laborieuses» n'était pas clair: s'agissait-il d'améliorer la qualité et la productivité du travail, ou de faciliter la mobilité sociale? comment se distinguer des
universités d'élite en offrant un cursus plus professionnel avec moins d'études
classiques ou « libérales »24? Pour certains, une différenciation nette à cet égard
pouvait rendre les institutions Land-grant plus utiles, plus morales, et donc
dignes de recevoir un soutien public. Pour d'autres, une telle différenciation en
faisait au contraire des institutions d'enseignement supérieur moins crédibles, et
condamnerait leurs étudiants et leurs enseignants à un statut de seconde classe,
qui ne justifiait pas que l'on gaspillât l'argent du contribuable à le maintenir.
Dans quelques États au moins, ce conflit s'articula autour du statut que la nouvelle faculté d'Agriculture devait avoir: institution indépendante ou fondation
dans le cadre d'une université caractérisée par des objectifs intellectuels plus
généraux. Lune et l'autre solution furent adoptées dans bon nombre d'Etats
(Appendice, infra, p. 131-132)25.
La réception par le public
Lopinion publique abandonna peu à peu sa complète indifférence des premières décennies, tandis que les facultés Land-grant se développaient. Lun des
principaux centres d'intérêt des historiens du système a d'ailleurs été l'histoire
des relations entre ces facultés et le public d'agriculteurs qu'ils étaient censés
servir. Remarquons au passage que le texte de la loi Morrill faisait référence aux
« classes laborieuses », et non aux agriculteurs. Le fait que les « arts mécaniques»
et l'agriculture étaient tous deux inclus dans le programme imposé semble indiquer que la population-cible était censée comprendre dès le départ l'ensemble
des agriculteurs actifs ou potentiels, sans se limiter à ce groupe. Nous ne savons
pas exactement quand et comment les institutions Land-grant en vinrent à être
étroitement associées au monde agricole, mais les causes de cette évolution
23. MARcus, 1985; ROSENBERG, 1979.
24. Liberal Arts, les arts libéraux, est encore le terme généralement utilisé pour décrire la plupart
des cursus undergraduate (de premier cycle et licence) aux États-Unis. Ce terme recouvre des programmes éducatifs cherchant à faire découvrir aux étudiants une large gamme de champs d'étude
universitaires en lettres et sciences sociales, et en sciences; l'objectif est de dispenser une éducation
complète [weil roundedJ plutôt que spécialisée.
25. CARSTENSEN (1960, p. 18-19) décrit les efforts en fin de compte infructueux des organisations d'agriculteurs du Wisconsin pour obtenir dans les années 1880 que le gouvernement d'État
emploie les fonds provenant des concessions foncières à la création d'une faculté d'Agriculture
indépendante de l'université du Wisconsin fonctionnant déjà à Madison, au motif que cette
facwté serait «d'une utilité sans entraves» [untrammelled in its usefùlnessl.
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 97-132.
106
Susan Carol ROGERS
incluaient sans nul doute le renforcement de l'USDA, l'intérêt nouveau du public
pour les sciences agronomiques, et la mobilisation de mouvements agrariens
contestataires, tous ces éléments pouvant motiver dans les années 1880 un recentrage sur l'agriculture qui n'avait pas eu lieu dans les années 1860. En tout état
de cause, pratiquement toutes les analyses historiques des institutions Land-grant
les traitent comme si elles avaient été principalement conçues pour servir les
agriculteurs 26 , et elles ne s'intéressent pas à l'image que le grand public s'en était
forgé. Smith souligne que le terme péjoratif de « cow college» - « facultés de
péquenauds» -leur est couramment appliqué. Il estime que l'usage remonte aux
années 1920 et remarque que les implications historiques d'une telle épithète
n'ont jamais été explorées 27 .
D'après certaines études, l'indifférence initiale des agriculteurs semble avoir
tout naturellement fait place à une adhésion reconnaissante à la « charte magnifique », à mesure que le système était plus solidement établi et mieux compris.
D'autres auteurs vont jusqu'à évoquer une hostilité déclarée, et indiquent que si
dans les années 1880 les agriculteurs avaient fini par prendre les institutions
Land-grant au sérieux, une symbiose bénéfique entre les deux parties n'en était
pas apparue pour autant. Pour certains historiens, les principaux facteurs d'évolution du système doivent être cherchés dans le difficile combat qui fut livré sur
plusieurs générations pour gagner le soutien du public agricole. Dans certains
cas, c'est la nature particulière des affrontements entre agriculteurs et institutions
Land-grant qui est devenue le sujet d'étude permettant de mieux comprendre les
enjeux et les acteurs en cause.
Kirkendall, par exemple, soutient que les institutions Land-grant se sont
construites sur une contradiction fondamentale, qui domine généralement toute
l'histoire de l'agriculture américaine 28 . D'une part, 1'« idéal Land-grant» à ses
débuts était profondément dépendant de l'idéologie agrarienne américaine.
Dans la mesure où les propriétaires-exploitants familiaux constituaient la base
essentielle de la démocratie en fournissant le prototype du bon citoyen, le bien
de la nation exigeait qu'ils soient aussi nombreux que possible; les agriculteurs
de cette catégorie méritaient donc une attention toute particulière du gouvernement, et devaient jouer un rôle important dans la société civile. Mais d'autre
part, d'après Kirkendall, les institutions Land-grant furent créées pour être des
agents de modernisation, construites dans l'optique d'une agriculture commer-
26. La description que Conover donne des stations expérimentales d'ingénierie dans son histoire
encyclopédique du Bureau des stations expérimentales de l'USDA (CONOVER, 1924, p. 35-41)
représente une exception notable, puisque cet auteur note qu'en 1923, les États-Unis comptaient
22 stations expérimentales d'ingénierie en plus des stations expérimentales agricoles, beaucoup
plus nombreuses bien sûr et établies dans tous les États (cf aussi KEYLES, 1971).
27. SMITH, 1970. Un terme familier défini dans le Websters Ninth New Collegiate Dictionary
(1988) comme « 1. Une faculté d'Agriculture, 2. Une faculté ou une université manquant de culture, de raffinement, ou de tradition» ; cf a contrario, ROSENBERG, 1971, p. 5 n.
28. KIRKENDALL, 1986.
L'enseignement agricole aux États-Unis
107
cialisée, leurs promoteurs ayant entièrement foi en la valeur de l'innovation technique dans l'amélioration de l'efficacité de la production agricole, et étant persuadés que les agriculteurs avaient besoin d'une éducation de niveau universitaire
pour devenir véritablement de bons citoyens et de bons agriculteurs. Ces promoteurs de l'enseignement agricole utilisaient simultanément les deux traditions
de pensée, dépeignant les institutions Land-grant comme une forme légitime de
sollicitude pour les agriculteurs, tout en arguant que ces derniers étaient aussi
dignes d'une formation universitaire que les autres citoyens et en affirmant que
les améliorations apportées par les facultés aux pratiques et au prestige agricoles
contribueraient à retenir dans ce secteur une population importante. Kirkendall
affirme que les agriculteurs défendaient leur propre version de la pensée agrarienne, et que la valeur de 1'« agriculture par les livres» les laissait au départ plutôt
sceptiques. Par la suite les agriculteurs en vinrent à percevoir les institutions
Land-grant comme une source potentielle de services bien mérités, mais ils
furent amèrement déçus par ce qu'ils considéraient comme leur échec: le système accordait une importance excessive aux études non agricoles, ne se souciait
pas assez des pratiques agricoles réelles et avait tendance à détourner de la terre
les enfants d'agriculteurs.
Avec d'autres chercheurs, Kirkendall affirme que dès les premières décennies
du :xxe siècle, une vision intégralement «moderniste» de l'agriculture avait largement remplacé l'ancien discours agrarien. Lagriculture était de plus en plus
considérée comme une industrie qu'une population agricole, diminuant à bon
escient, devait rendre plus efficace en économisant le travail grâce à la mécanisation et en adoptant de bonnes pratiques de gestion. Notre auteur affirme également que le rythme rapide d'évolution de l'agriculture américaine entre les deux
guerres indique que la plupart des agriculteurs s'étaient modernisés dès les
années 1940, adoptant les approches modernistes de leur travail, et faisant bon
accueil aux conseils que les institutions Land-grant leur dispensaient pour faire
réussir l'entreprise agricole qui était la leur. Il fait remarquer que la pensée agrarienne fournit encore de temps à autre les fondements d'estimations critiques du
système; celui-ci n'aurait pas rempli la mission qui était la sienne de servir le
grand public, mais aurait en réalité détruit le tissu social rural, chassé de l'agriculture la masse de la population agricole, et servi les intérêts des grandes entreprises agro-alimentaires, le tout aux frais du contribuable29 . Kirkendall conclut
néanmoins que le système Land-grant reste sans aucun doute une belle réussite
par rapport à l'autre cadre de référence, non-agrarien, qui l'avait défini à l'origine, et qu'« il a puissamment contribué au triomphe de la modernisation sur la
tradition »30.
29. À l'instar de bien d'autres auteurs des années 1970 et 1980, Kirkendall cite HIGHTOWER,
1972, l'un des mieux connus parmi les partisans de cette tradition critique à la fin du xxe siècle
(cf aussi BERRY, 1978, pour une approche critique similaire).
30. KIRKENDALL, 1986, p. 21.
Histoire et Sociétés Rurales, n' 7,1" semestre 1997, p. 97-132.
108
Susan Carol ROGERS
Marcus, quant à lui, propose une interprétation légèrement différente de
l'hostilité endémique et parfois intense manifestée, à partir des années 1880 et
jusqu'en plein x:x:e siècle, par les agriculteurs à l'encontre des facultés Landgrant31 . Pour cet auteur, l'opposition entre agriculteurs et facultés était d'autant
plus vive que les deux parties s'engageaient dans la modernisation de l'agriculture. Le conflit naissait non d'une confrontation entre forces de la tradition et
de la modernité, mais d'un débat sur le type d'enseignement supérieur optimal,
l'identité des possesseurs du savoir spécialisé associé à la modernisation et le
choix des acteurs chargés de contrôler sa diffusion.
D'après Marcus, beaucoup d'agriculteurs étaient convaincus que les programmes d'enseignement Land-grant devaient permettre avant tout de former de
futurs agriculteurs à l'application des principes rationnels de gestion et de production agricoles, et des pratiques d'agriculture moderne «systématique». Dans
cette optique, la ferme-école de la faculté, où l'information apprise en classe pouvait être démontrée, mise en pratique et vérifiée, était d'une importance primordiale. De plus, c'était parmi les agriculteurs ayant déjà eux-mêmes réussi à
maîtriser et à pratiquer une agriculture moderne que l'on trouverait les experts
les plus indiscutables et les mieux à même de former la génération suivante.
Pour le personnel des institutions Land-grant, au contraire, le rôle clé dans la
modernisation de l'agriculture devait être joué par les agronomes. Aux yeux de
ce personnel, l'agriculture moderne «scientifique» exigeait de comprendre les
principes fondamentaux des processus agricoles, principes que seuls des scientifiques pouvaient découvrir. Les agriculteurs pourraient - et devraient - améliorer leur bien-être en appliquant ces principes, mais ils dépendaient en fin de
compte de la sagesse des savants. Quelques agronomes étaient d'accord pour assigner comme but principal aux facultés d'agriculture la formation de générations
nouvelles et innovatrices d'agriculteurs. Mais ils pensaient qu'un enseignement
universitaire devait fournir à ces nouvelles générations non pas tant l'expérience
de techniques et de pratiques nouvelles, qu'une maîtrise des principes scientifiques suffisamment bonne pour permettre à ses détenteurs d'apprécier et d'appliquer par la suite les connaissances apportées par le développement
scientifique. Dans cette optique, le laboratoire était un terrain d'entraînement
bien plus utile que la ferme-école de la faculté. De plus, si des études classiques
étaient considérées comme sans objet, il n'en était pas de même pour les sciences
sociales, les sciences naturelles et la physique; une large initiation à ces sciences,
bien au-delà de ce qui concernait l'agriculture en tant que telle, était considérée
comme un élément important du processus éducatif
D'autres agronomes avaient adopté une position plus éloignée de celle des
agriculteurs; ils considéraient que les facultés seraient mieux à même d'accomplir leur mission de promotion de la modernisation agricole non pas en dis-
31. MARcus, 1985, 1986.
L'enseignement agricole aux États-Unis
109
pensant une formation universitaire aux agriculteurs, mais en formant des chercheurs scientifiques, seul espoir de développer les sciences agronomiques.
Ensuite seulement les découvertes de ces dernières pourraient être mises en
application, sous la houlette de ces scientifiques, par la masse des agriculteurs.
Les plaintes et les critiques des agriculteurs et de leurs porte-parole avaient
souvent des conséquences pratiques considérables, puisque l'existence des
facultés Land-grant n'était justifiée que par leur activité d'enseignement et de services à destination du grand public, et qu'elles étaient subordonnées administrativement aux législatures des États ainsi qu'au congrès américain, instances dont
elles dépendaient également financièrement. Les agriculteurs pesaient bien
davantage que les scientifiques en termes de pouvoir politique et de nombres de
voix, et ils parvenaient de temps à autre à faire adopter leurs positions dans les
décisions des États ou du gouvernement fédéral32. D'une façon générale, les
facultés Land-grant étaient contraintes de céder à leurs adversaires agriculteurs,
ou de les convaincre.
Pour Marcus, agriculteurs et facultés Land-grant s'opposaient au fond sur des
questions de pouvoir et de contrôle, à partir d'une hypothèse commune, selon
laquelle ces facultés devaient jouer un rôle crucial dans l'avènement d'un changement bénéfique pour les agriculteurs américains, et méritaient donc que l'on
tente d'en prendre le contrôle. Le conflit se nouait autour de la valeur relative
accordée à la formation pratique par rapport à un savoir universitaire, et également autour de l'opposition entre la vision de savants travaillant en réponse
directe aux besoins pratiques des agriculteurs modernes, et celle d'agriculteurs
dépendant de la compétence des premiers.
Dans sa discussion, Marcus, à l'instar de Kirkendall et de bien d'autres, traite
«les agriculteurs» comme une catégorie unifiée, dont il décrit la position à partir
des informations fournies par la presse agricole et par les déclarations publiques
de certaines organisations agricoles. Danbom, de son côté, affirme que ces
sources, qui prétendaient souvent faire entendre la voix des agriculteurs, sont en
réalité l'écho de l'attitude des journalistes, des banquiers, des hommes d'affaires
et de la minorité d'exploitants engagés dans une production hautement spécialisée33 . Pour tous ces groupes, la professionnalisation de l'agriculture par l'intermédiaire de l'enseignement supérieur et de l'agronomie appliquée ouvrait bien
la voie d'un avenir prometteur. Mais la vision que nombre d'organisations agricoles développent, que partagent beaucoup d'agriculteurs au tournant du siècle,
et qu'expriment les mouvements populistes agrariens, est totalement contraire:
l'obstacle fondamental au bien-être des agriculteurs n'était pas l'inadaptation ou
l'archaïsme des pratiques agricoles, mais bien les grossières injustices commises
32. La seconde loi Morrill de 1890 incluait une clause limitant l'utilisation de fonds fédéraux
pour l'enseignement agricole.
33. DANBOM, 1979, 1986.
Histoire et Sociétés Rurales, n' 7,1" semestre 1997, p. 97-132.
110
Susan Carol ROGERS
par de puissants groupes d'intérêts dans les chemins de fer, la banque et les
affaires. La voie d'un avenir prometteur serait ouverte non par les facultés d'agriculture, mais par l'action, l'organisation et la réforme politiques. Pour Danbom,
l'hostilité que les agriculteurs manifestaient à l'égard des institutions Land-grant
ne s'explique de manière satisfaisante ni par leur tendance à maintenir envers et
contre tout la « tradition», ni par leur désir d'arracher le contrôle de ces institutions à la communauté scientifique. Cette hostilité naît plutôt d'une conception
de leurs intérêts propres totalement opposée à celle de leurs adversaires. Notre
auteur soutient que la lutte pour le pouvoir la plus significative ne se déroulait
pas entre les scientifiques et les agriculteurs, et ne concernait pas les facultés
Lan d-gran t, mais opposait plutôt les intérêts économiques des grandes entreprises et des exploitations familiales. En dernière analyse, il s'agissait de définir
les maux de l'agriculture américaine, et de savoir s'ils pouvaient être guéris par
l'innovation scientifique et technique, ou s'ils exigeaient plutôt une restructuration politique et économique. À terme, bien sûr, c'est le système qui survécut,
alors que les mouvements populistes agrariens finirent par disparaître 34 .
Dans cette optique, l'idéal Land-grant prend un sens politique très net, servant des intérêts spécifiques, offrant une alternative aux mouvements populistes
agrariens qui attiraient si fortement la population rurale au tournant du siècle
- ou cherchant à les saper. Selon ce raisonnement, il devient possible d'interpréter la naissance effective du système Land-grant comme une issue aux perturbations d'une politique extrémiste ou comme le fruit d'un péché originel
anti-démocratique.
La loi Hatch de 1887 et la recherche en station expérimentale
La loi Hatch et sa traduction institutionnelle en un réseau de stations expérimentales agricoles coordonnées au niveau national constituent le second élément du système Land-grant. Son origine coïncide dans le temps avec la création
effective des facultés. La recherche en station expérimentale apparaît dans certaines Histoires comme un développement naturel, alors que d'autres récits en
font un élément crucial de la stratégie employée par les facultés Land-grant pour
s'assurer le soutien des agriculteurs et d'autres populations clientes. rhistoire des
stations expérimentales et de la recherche agronomique a aussi attiré l'attention
des historiens américanistes des sciences 35 . D'une façon générale, le réseau des
34. Il existe une importante historiographie concernant les mouvements populistes agrariens du
siècle et du début du xxe , datant pour l'essentiel d'avant 1980. Parmi les études les plus
connues, on peut citer HICKS, 1931, McCONNELL, 1953, HOFSTADTER, 1955, POLLACK, 1962,
GOODWYN, 1978. Ce dernier fournit une bibliographie sur le sujet (GOODWIN, 1978, p. 333342). Cette historiographie et celle qui retrace la fondation du système Land-grant font remarquablement peu référence l'une à l'autre, alors qu'elles traitent toutes deux à peu près de la même
période et de phénomènes indubitablement liés entre eux.
35. ROSENBERG, 1971, 1976 et 1979; ROSSITER, 1975, 1979 et 1986.
XIXe
L'enseignement agricole aux États-Unis
111
stations expérimentales semble être, de tous les éléments du système Land-grant,
celui dont l'histoire a été le plus souvent étudiée en-dehors du contexte de l'historiographie officielle.
Depuis 1862, le contexte a bien changé: il y a désormais une demande effective d'agriculture scientifique. En commençant par le Connecticut et la
Californie en 1876, 14 des 38 États existants avaient établi des stations expérimentales financées par des fonds publics avant le passage de la loi Hatch36. Elles
s'inspiraient en partie de l'agronomie allemande, et leur nom était une traduction directe de la Landwirtschaftlich Versuchsstation. Dans quelques États, les stations expérimentales étaient administrativement rattachées à la faculté
Land-grant locale, mais la plupart, dans la logique de l'hostilité à l'encontre de
ces institutions, furent établies sous la direction d'une agence agricole appartenant à l'administration d'État ou sous couvert d'une organisation agricole. Ces
premières stations expérimentales avaient un rôle plus régulateur que proprement scientifique; elles faisaient notamment des essais d'engrais et de semences.
La création de ces institutions indique néanmoins que dans le dernier quart du
XIXe siècle, un public de plus en plus large était convaincu tant des vertus de
l'application de la connaissance scientifique à l'agriculture, que de la nécessité
d'offrir ce genre de service aux frais du contribuable.
En 1887, sous la pression des groupes d'intérêts agricoles et scientifiques liés
aux facultés Land-grant, le gouvernement fédéral établit par la loi Hatch une
subvention annuelle bénéficiant à tous les États et destinée à créer et entretenir
des stations agricoles expérimentales, « afin d'aider à acquérir et à diffuser auprès
du peuple américain des informations pratiques et utiles sur des questions liées
à l'agriculture, et afin de promouvoir la recherche et l'expérimentation scientifiques portant sur les principes et les applications de l'agronomie37 .» Les ambiguïtés et les conflits contenus en germe dans l'exigence posée par la loi Morrill
de promouvoir à la fois «l'éducation libérale et pratique» en direction des
«classes laborieuses» apparaissaient à nouveau dans la formulation par la loi
Hatch d'un double objectif de diffusion d'« informations pratiques et utiles»
auprès du peuple américain et de promotion de <da recherche et l'expérimentation scientifiques ». En tout état de cause, et contrairement à la loi Morrill, la loi
Hatch fut immédiatement suivie d'effet: dès 1890, 56 stations expérimentales
agricoles, financées sur fonds publics, avaient été établies à travers tout les ÉtatsUnis. La loi Hatch stipulait que ces stations devaient s'affilier aux facultés Landgrant de chaque État, au moins en partie parce que c'était la loi Morrill qui
fournissait le précédent légal qui justifiait une intervention fédérale additionnelle
dans la promotion et la dissémination de l'agriculture scientifique.
Cet arrangement apportait aux facultés Land-grant une source de financement supplémentaire, ainsi qu'une fonction plus attirante pour la clientèle des
36. KERR, 1987, p. 16.
37. Hatch Act, 2 mars 1887 (24 Stat. L., 440), section 1.
Histoire et Sociétés Rurales. n° 7,1" semestre 1997, p. 97-132.
112
Susan Carol ROGERS
agriculteurs qu'un enseignement scolaire. Pour certains historiens le vote de cette
loi s'explique également par la vigueur du populisme agrarien de l'époque; la loi
Hatch offrait en alternative une explication et une solution conservatrices à ce
qui était perçu comme une crise de l'agriculture américaine 38 . Mais cette motivation politique est rarement mise en avant : elle n'apparaît même pas dans la
plupart des histoires du système. Encore moins nombreux sont les auteurs qui
replacent explicitement la loi Hatch dans le contexte d'intérêt croissant des
États-Unis pour le commerce national et international de marchandises agricoles, alors que cet intérêt est manifeste dès 1880 et motive un effort d'amélioration de la productivité de la part de l'agriculture commerciale hautement
spécialisée 39 . Quelles que soient les raisons précises - institutionnelles, politiques, économiques - qui sous-tendent les objectifs imposés par la loi Hatch, la
rhétorique associée à cette dernière mettait en valeur les bienfaits que la science
pouvait apporter à la grande masse des exploitants familiaux dans le contexte de
ce qui était généralement considéré comme une crise de l'agriculture 4o . Nombre
de chroniques parmi les plus laudatives prennent ces intentions démocratiquement bienveillantes pour des descriptions pures et simples de l'évolution et de
l'aboutissement des stations expérimentales. D'autres comptes rendus, particulièrement ceux qui furent rédigés dans les années 1970 dans le sillage des critiques du système Land-grant, affirment au contraire que cette même rhétorique
exprimait certes les convictions profondes de la plupart des acteurs du mouvement des stations expérimentales, mais qu'elle ne donne nullement une image
exacte des conséquences de la recherche en station ou de la dynamique qui présida à sa création. Dans cette optique, la plupart des agronomes étaient sincèrement désireux d'améliorer le bien-être de tous les agriculteurs, et convaincus que
les acquis du progrès scientifique étaient socialement neutres et automatiquement bénéfiques. Mais ces agronomes, pour des raisons évidentes de pragmatisme, avaient aussi tendance à se tourner en priorité vers les gros agriculteurs et
les milieux d'affaires lorsqu'il s'agissait de mobiliser et d'entretenir le soutien à la
recherche agronomique et aux stations expérimentales financées par les fonds
publics. Il ne fait guère de doute que, comme certains historiens l'affirment, ce
sont précisément ces couches particulières du secteur agricole et alimentaire qui
bénéficièrent le plus du progrès réalisé par les stations, mais il s'agissait là d'une
conséquence inattendue, et non d'un objectif délibérément poursuivi41 .
L'agronomie comme science publique
Dans le contexte de l'histoire américaine des sciences et des groupes socioprofessionnels, l'agronomie est intéressante surtout à cause de l'importance
38. KERR, 1987; ROSENBERG, 1971.
39. ROSSITER, 1979.
40. DANBOM, 1986b ; ROSENBERG, 1976.
41. ROSSITER, 1979; ROSENBERG, 1979.
L'enseignement agricole aux États- Unis
113
exceptionnelle qu'a prise le financement public au début de son développement.
À l'inverse de ce qui se produisait dans pratiquement toutes les autres professions
aux États-Unis, la plupart des chercheuts agronomes, aussi bien avant qu'après
le vote de la loi Hatch, étaient employés et financés par des institutions
publiques. Il est même possible de soutenir que l'existence même de ce champ
d'études est le résultat d'une décision législative. Rossiter et d'autres affirment
qu'en 1887, l'agronomie n'était pas suffisamment développée pour répondre de
manière satisfaisante à l'explosion des offres d'emplois dans ce secteur ou pour
satisfaire les attentes suscitées dans le public par le vote de la loi, mais qu'elle
connut par la suite une croissance rapide42 . Dans son analyse de la professionnalisation et de la spécialisation des disciplines agricoles entre 1880 et 1920,
Rossiter insiste sur l'effet que les infusions massives de fonds publics et les créations d'emplois imposées par le Congrès ont pu avoir sur des chercheurs avides
de se poser en professionnels légitimes. Contrairement à d'autres historiens,
cependant, elle souligne que ce « gavage» à base de subventions et de décisions
publiques ne se traduisit ni par une orientation particulièrement « appliquée» ni
par une différenciation nette entre recherche agronomique fondamentale et
appliquée, et justifie cette affirmation en démontrant que les associations et les
activités professionnelles des agronomes n'étaient guère différentes dans leur
forme ou leur contenu de celles des autres scientifiques. Elle maintient également que les agronomes cherchaient moins à appliquer des principes théoriques établis qu'à dégager des idées et des principes nouveaux qui pourraient se
révéler utiles; elle fait remarquer qu'en tout état de cause, l'agronomie se diversifia rapidement en une gamme hétérogène de disciplines dont beaucoup étaient
plus proches de la biologie que de l'agriculture.
De son côté, Danbom estime que les stations expérimentales constituent une
curiosité de l'histoire des sciences et des groupes socio-professionnels, et ce pour
plusieurs raisons 43 . Non seulement ces institutions furent créées avant de pouvoir s'appuyer sur un fonds de connaissance adéquat, mais le soutien public
même qui assurait leur croissance rapide comportait une menace implicite d'interventionnisme étatique. Durant les quelques décennies avant et après 1900,
par conséquent, les agronomes ne s'employèrent pas seulement à construire leur
discipline et à formaliser leur statut professionnel, à l'instar d'autres professions;
ils durent aussi lutter pour garder le contrôle des stations. La profession d'agronome se constitua sous la double influence de clientèles non-scientifiques qui
l'incitaient fortement à développer des réalisations pratiques, et d'une communauté scientifique méprisante à l'égard de la recherche appliquée. Danbom
affirme également que leur statut était d'autant plus différent de celui d'autres
groupes qu'il était lié à celui de leur clientèle d'agriculteurs. Parce que les agronomes considéraient leur science comme un moyen d'améliorer les agriculteurs
42.
43.
ROSSITER,
DANBOM,
1979.
1986b.
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, le, semestre 1997, p. 97-132.
114
Susan Carol ROGERS
et de transformer l'agriculture de vocation en profession, ils ne pouvaient établir
leur légitimité qu'en incitant leur clientèle à se professionnaliser.
Les agronomes firent sans aucun doute des découvertes scientifiques réelles
dans cette période du tournant du siècle, mais la plupart des comptes rendus de
leurs activités indiquent qu'ils s'employèrent surtout à résoudre les problèmes
immédiats de production rencontrés par leur clientèle agricole. Rosenberg s'intéresse à l'agronomie et aux agronomes moins comme à un cas de professionna1isation que comme à un exemple des relations entre la science et son contexte
de valeurs et croyances sociales; il considère que la position des agronomes, en
tant que fonctionnaires pratiquant une science tournée vers une clientèle spécifique, était par définition ambigüe, et que cet état de choses influença profondément le développement de la discipline. Il affirme que les stations
expérimentales représentent un exemple particulièrement frappant des ambiguïtés qui caractérisent généralement les relations entre les communautés scientifiques américaines et la société qui les fait vivre44 . Les « entrepreneurs de
recherche» qui créèrent et dirigèrent les stations expérimentales dans les années
1880 et 1890 assurèrent à leur discipline scientifique le soutien du public en promettant des résultats immédiats et tangibles, utilisant, voire encourageant, la
croyance populaire en une science capable de résoudre les problèmes économiques et sociaux, ainsi qu'en la nécessité d'une population agricole indépendante, instruite et prospère, comme fondement nécessaire à une démocratie
durable. C'est également en recherchant habilement le soutien de groupes d'intérêts agricoles, économiques et politiques, et en adaptant les programmes de
recherche aux attentes de ces groupes qu'ils parvinrent à consolider toutes ces
institutions : non seulement les stations expérimentales, mais aussi les facultés
d'agriculture auxquelles ces dernières appartenaient, et souvent même les universités d'État qui abritaient ces facultés. Rosenberg affirme qu'à la fin du XIXe
siècle, peu de chercheurs des stations expérimentales auraient considéré comme
contradictoires les besoins des savants avec ceux du public agricole, ou les intérêts de leur clientèle effective avec ceux de la masse des petits agriculteurs indépendants. Ces chercheurs ne parvinrent cependant à acquérir une position de
force institutionnelle qu'en restreignant la portée scientifique de l'agronomie et
son degré de reconnaissance par la communauté scientifique.
Dès 1900, selon Rosenberg, la profession voyait s'opposer des entrepreneurs
de recherche de la première génération d'une part, s'appliquant à renforcer l'activité des stations et le soutien accordé à ces dernières en satisfaisant les besoins
pratiques des agriculteurs les plus influents et d'autres clientèles importantes, et,
d'autre part, une cohorte de chercheurs plus jeunes et souvent mieux formés,
plus désireux d'établir leur légitimité dans le monde scientifique en s'orientant
vers des recherches plus fondamentales. Notre auteur suggère qu'un équilibre
plus satisfaisant entre activité scientifique et offre de services fur atteint en fin de
44.
ROSENBERG,
1976.
L'enseignement agricole aux États-Unis
115
compte, en partie grâce à la création du service de vulgarisation, dont le rôle spécifique était de répondre aux besoins de la population agricole de chaque État.
Rosenberg conclut cependant que le caractère fortement tourné vers sa clientèle
de l'agronomie au XIXe siècle joua un rôle positif dans l'histoire des sciences américaines, en dépit des ambiguïtés et des contradictions que ce caractère générait:
il avait tout à la fois établi un précédent par la création d'institutions de
recherche financées sur fond publics, fourni un cadre formateur à un grand
nombre de disciplines des sciences de la vie, conduit en fin de compte au développement d'un environnement plus propice à la recherche fondamentale, et
joué un rôle important dans l'essor des universités d'État.
La quantité d'estimations contradictoires de la force ou de la faiblesse des institutions Land-grant en termes de recherche fondamentale ou appliquée révèle
une tension particulièrement forte entre science et offre de service. Le mariage
réussi que le système a su effectuer entre recherche fondamentale et recherche
appliquée constitue un thème récurrent dans son historiographie45 . Pour certains critiques, au contraire, la recherche en station expérimentale a été constamment de faible qualité justement à cause d'un souci exagéré d'application. Mais
d'autres auteurs supposent que cette même recherche devait être effectivement
appliquée en règle générale, et soutiennent que les stations expérimentales ont
trahi leur mission de service public en répondant aux besoins pratiques d'une
autre clientèle que celle qu'elles auraient dû servir.
Un programme productiviste
Quelles que soient les sources, il est clair que depuis le début le travail des stations expérimentales, qu'il ait été de nature fondamentale ou appliquée, a
presque entièrement consisté en efforts d'augmentation de la productivité agricole: « faire pousser deux pousses d'herbe là où il n'en poussait qu'une »46. Dans
certains comptes rendus, la réalité et le caractère bienfaisant de cette orientation
sont considérés comme allant de soi, n'exigeant ni explication ni justification, et
expliquant pleinement le progrès triomphal de l'agriculture américaine et la
puissance croissante de l'économie nationale 47 . Quelques historiens ont nuancé
ces affirmations d'efficacité en faisant remarquer qu'il n'y avait aucune raison de
supposer que l'activité des stations à leurs débuts avait eu une influence quelconque sur les pratiques de la majorité des agriculteurs, et que de toute façon
l'agriculture américaine n'avait connu des gains de productivité significatifs
qu'après 1900 48 . Le consensus est encore moindre pour savoir si l'augmentation
45. CARSTENSEN, 1960.
46. Cette citation, ou sa forme tronquée de « deux pousses d'herbe », est un slogan omniprésent
dans toutes les analyses du système Land-grant depuis au moins la fin du XIXe siècle. Sa source, pratiquement jamais citée, est un passage des Voyages de Gulliver, de Jonathan Swift (CAMPBELL, 1962,
p. 4 n.)
47. Ross, 1942.
48. FERLEGER, 1990.
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 97-132.
116
Susan Carol ROGERS
de la productivité, qu'elle ait eu lieu plus tôt ou plus tard, a été entièrement
bénéfique. De surcroît, la plupart des historiens qui admettent que cette orientation comportait de réels coûts sociaux et économiques n'en maintiennent pas
moins que ses avantages l'emportaient en définitive sur ses inconvénients49.
Les historiens qui jugent nécessaire d'expliquer peu ou prou le souci de productivité des chercheurs en station considèrent qu'il suffit de prendre en considération les intérêts de leur clientèle agricole. Les gains de productivité étaient
d'un intérêt évident pour la petite minorité d'agriculteurs qui s'étaient engagés
dans la production commercialisée à grande échelle, par exemple, ou pour les
entrepreneurs qui participaient au transport, à la commercialisation, au financement ou à la transformation de produits agricoles; or, comme nous l'avons vu,
ces groupes étaient directement et indirectement très influents en ce qui concernait les projets et la politique des stations 50 .
Il semblerait pourtant que l'accent mis sur la productivité réclame quelques
explications supplémentaires, à partir du moment où l'on accepte l'affirmation
de Danbom et d'autres historiens selon laquelle la plupart des chercheurs en station se considéraient comme des serviteurs du progrès social général plutôt que
des intérêts particuliers de leurs partisans. Rosenberg minimise le pouvoir coercitif des grands groupes d'intérêts, et évoque plutôt les valeurs sociales les plus
répandues dans l'Amérique du XIXe siècle, soutenant que les agronomes, comme
bien d'autres Américains aussi bien à l'époque qu'aujourd'hui, voyaient dans la
productivité la mesure d'un progrès qui faisait lui-même partie intégrante de la
supériorité de l'ordre moral américain, et le justifiait51 . Dans cette optique, en
particulier, améliorer la productivité d'agriculteurs qui incarnaient la vertu et la
démocratie américaines était une mission urgente et de simple responsabilité
sociale. Pour Rosenberg, par conséquent, les intérêts économiques particuliers
n'étaient certes pas sans influence sur la direction prise par l'activité des stations
expérimentales, mais c'est l'existence de valeurs très généralement partagées (et
d'ailleurs pas contradictoires avec les intérêts en question) qui explique le mieux
cette activité. Indépendamment de ses conséquences, le souci de productivité des
stations était moins le produit de la pression politique de groupes d'intérêts particuliers que le résultat d'une vision sociale très répandue. Pour Danbom, l'idée
selon laquelle la productivité est une mesure de la vertu se comprend mieux
comme un élément d'un ensemble de «valeurs industrielles et urbaines », plutôt
que comme une caractéristique atemporelle et universelle de la culture américaine. Danbom affirme que cet ensemble de valeurs, qui incluait également une
redéfinition de l'agriculture comme entreprise commerciale plutôt que comme
mode de vie, et qui mettait l'accent sur la compétence technique et le professionnalisme, conquit en profondeur les campagnes américaines, en partie grâce aux
49.
50.
51.
1986; ROSSITER, 1979;
1986b, p. 116-117.
ROSENBERG, 1971 et 1976.
KIRKENDALL,
DANBOM,
ROSENBERG,
1976, 1979.
L'enseignement agricole aux États-Unis
117
efforts des chercheurs en station et de leurs partisans, dans les décennies avant et
après 1900, au point qu'en 1930 l'agriculture américaine était radicalement
transformée et «industrialisée »52. D'après cet auteur, par conséquent, le souci de
productivité des chercheurs en station était symptomatique d'un processus bien
plus large de changement et d'hégémonie idéologiques.
Les liens institutionnels
Quel que soit le mode d'approche choisi pour étudier l'évolution des stations
expérimentales, comme contexte de l'histoire du développement de l'agronomie,
ou comme élément de l'histoire institutionnelle du système Land-grant, cette
évolution peut être retracée en prenant en compte l'hostilité ou le scepticisme de
la plupart des agriculteurs, le long combat mené pour s'assurer le soutien de
clientèles populaires ou puissantes afin de justifier et maintenir l'existence des
stations comme institutions publiques, ou les fortes pressions incitant à produire
des résultats applicables. Lorsqu'elles sont prises comme un élément institutionnel de l'histoire du système Land-grant, cependant, les stations sont peutêtre surtout définies par leurs relations avec les facultés Land-grant, l'uSDA, et en
fin de compte le Service de Vulgarisation53 . Là encore, certains comptes rendus
présentent ces liens comme naturels, organiques, et à peu près dénués de tensions, tandis que pour d'autres ils regorgent de contradictions et de conflits.
Lune des principales questions soulevées par la loi Hatch elle-même concernait les relations administratives entre l'USDA et les stations expérimentales qui
devaient être créées dans chaque État. Dès les années 1880, l'USDA était le principal centre de recherche de l'agronomie naissante et employait la majorité des
agronomes américains. Pour certains partisans de l'agriculture scientifique, plus
particulièrement ceux qui souhaitaient voir les stations se tourner prioritairement vers la recherche plutôt que de fournir aux agriculteurs des services d'utilité immédiate, les stations expérimentales d'État devaient être placées sous
l'autorité de l'USDA. Mais la crainte des abus d'une autorité centralisée et le souci
de promouvoir l'autonomie des différents États l'emportèrent, et le texte de loi
fut rédigé de manière à attribuer à l'USDA des pouvoirs flous de conseil et de
coordination, mais pas de rôle directeur dans l'activité des stations. Naquit ainsi
une liaison ambivalente qui perdura entre les stations expérimentales et un
département de recherche de l'USDA en croissance rapide, que la pénurie nationale de personnel qualifié ne fit que compliquer54 . Ces tensions s'exprimèrent
autour de la distinction entre recherche appliquée et fondamentale, et autour de
la délimitation des juridictions des agences fédérales et d'État, ce problème
récurrent de la société américaine. Alors que les chercheurs de nombreuses stations expérimentales se voyaient contraints de passer une bonne part de leur
52. DANBOM, 1986b.
53. KERR, 1987; KNOBLAUCH, LAw, et MEYER, 1962.
54. KERR, 1987; FERLEGER, 1990.
Histoire et Sociétés Rurales, n' 7,1" semestre 1997, p. 97-132.
118
Susan Carol ROGERS
temps à inspecter les produits achetés ou vendus par les agriculteurs, les chercheurs de l'USDA étaient en général moins incités à fournir de tels services à la
clientèle agricole, et pouvaient se consacrer davantage à la recherche scientifique.
Du coup, l'USDA proclamait sa supériorité scientifique, et considérait les stations
expérimentales comme des avant-postes de deuxième zone, débauchant leurs
employés les mieux formés tout en décourageant leurs efforts de développement
de services utiles à leur clientèle et en soutenant les tentatives de restructuration
de l'activité des stations en direction de la recherche scientifique 55 . Les stations
ne furent en définitive jamais phagocytées par l'usDA grâce aux fortes réticences
soulevées par l'idée d'un corps de chercheurs centralisé à Washington, grâce aussi
au soutien apporté aux stations par ces mêmes clientèles qui n'entendaient point
privilégier la recherche fondamentale.
Le lien entre les stations expérimentales et les facultés Land-grant auxquelles
elles étaient rattachées administrativement était tout aussi ambivalent56 . La question fut également débattue à l'époque de la loi Hatch, et certains partisans des
stations défendirent l'idée de stations isolées, indépendantes des institutions
d'enseignement. Mais le prix à payer pour assurer le financement public des stations était leur incorporation dans le système Land-grant institué par le gouvernement fédéral. Pour les facultés, les stations représentaient une contribution
inespérée dans leur lutte permanente pour gagner le soutien du public agricole.
Les chercheurs des stations offraient des services plus immédiatement attractifs
que l'enseignement supérieur offert par les facultés, et l'on allait souvent leur
demander de surcroît de gérer la ferme-école de la faculté, de disséminer l'évangile scientifique par des conférences publiques, et d'assurer certains enseignements universitaires. La loi Hatch renforça donc la capacité de relations
publiques des facultés Land-grant et leur fournit du personnel supplémentaire,
mais elle les aida aussi financièrement. Les administrateurs de faculté affectant
les fonds prévus par la loi Hatch pour 1'« entretien de la station expérimentale»
avaient tendance à interpréter cette obligation de manière très extensive.
Le sort des chercheurs en station, d'après nombre de sources, n'était guère
enviable : ils étaient méprisés par les «vrais chercheurs» de leur université,
contraints d'offrir certains services en permanence, souvent ridiculisés par les
agriculteurs à qui ils étaient obligés de porter la bonne parole; ils étaient chargés
de tâches d'enseignement qui contribuaient à les empêcher de poursuivre leurs
travaux scientifiques. LUSDA, grâce à son rôle de contrôleur de l'utilisation des
fonds Hatch, faisait tampon jusqu'à un certain point entre les stations et les
facultés, et incitait ces dernières à faciliter le travail scientifique en station. La loi
Adams de 1906, qui instituait des subventions fédérales réservées à la recherche
fondamentale en station expérimentale, était en grande partie le produit des
efforts que l'USDA (et particulièrement l'omniprésent A. C. True) avait faits pour
55. MARcus, 1988; PORTER, 1979; FERLEGER, 1990.
56. KNOBLAUCH, LAw, et MEYER, 1962; KERR, 1987; MARcus, 1985.
L'enseignement agricole aux États-Unis
119
dégager l'activité des stations des services aux clients. En même temps, l'inclusion des stations dans un système Land-grant consolidé, et le fait que les stations
et les facultés, en joignant leurs efforts, avaient réussi à s'assurer le soutien d'une
clientèle puissante issue du monde agricole et de celui des affaires, contribuèrent
à enraciner ces institutions dans le long terme.
La loi Smith-Lever: enseignement, recherche et vulgarisation (1914)
La loi Smith-Lever de 1914 établissait un Service de Vulgarisation dans
chaque État, sous les auspices des facultés Land-grant. Elle a été interprétée parfois comme le produit des tensions qui marquèrent l'histoire institutionnelle des
stations expérimentales à leur début 57 . La création d'un Service de Vulgarisation
couvrant tout le pays et imposé au niveau national fut ardemment défendue par
les mêmes groupes d'intérêts issus des chemins de fer, de la banque, du monde
des affaires ou de l'agriculture commerciale qui avaient déjà promu le système
Land-grant, cherché à populariser une agriculture scientifique tournée vers des
gains de productivité, et voulu contrer l'agitation politique liée au populisme
agrarien 58 . En tout état de cause, le Service de Vulgarisation constitua le troisième élément du système Land-grant, quelle que soit l'interprétation choisie
pour expliquer son émergence, apportant une solution toute naturelle au caractère conflictuel des exigences imposées aux chercheurs en station, compensant
l'incapacité des facultés Land-grant et des stations expérimentales à offrir des services adéquats et à transformer les pratiques agricoles, ou satisfaisant des intérêts
économiques ou politiques particuliers. Dorénavant, le rôle de dissémination des
idées et des savoirs scientifigues et la fourniture de services pratiques immédiats
aux agriculteurs de chaque Etat seraient abandonnés au personnel Land-grant du
Service de Vulgarisation, ce qui laissait les chercheurs en station libres de chercher des solutions scientifiques aux problèmes agricoles, de même que les enseignants des facultés pouvaient se concentrer sur leur enseignement universitaire
en classe et en laboratoire.
Comme les stations expérimentales, la vulgarisation avait existé sous une
forme ou une autre -et sous des auspices divers-, dès avant le vote d'une législation nationale. En réalité, la loi Smith-Lever ne faisait que réitérer des éléments
des missions déjà contenues dans les lois Morrill et Hatch, en y ajoutant des
clauses spécifiquement destinées à « aider à diffuser auprès du peuple américain
des informations pratiques et utiles sur des questions liées à l'agriculture et aux
arts ménagers 59 , et encourager la mise en pratique de ces connaissances 60 ».
57.
58.
1979.
1970.
ROSENBERG,
SCOTT,
59. Alors que les «arts mécaniques» avaient rapidement cessé d'être un objectif central du système Land-grant, les «arts ménagers» [home economics] étaient apparus dès le début du xxe siècle
dans les programmes de vulgarisation, et furent bientôt intégrés dans le cursus des facultés et l'activité des stations expérimentales. Le développement des «arts ménagers» aux États-Unis et ses
Histoire et Sociétés Rurales, n' 7,1" semestre 1997, p. 97-132.
120
Susan Carol ROGERS
Comme nous l'avons vu, les institutions Land-grant avaient essayé, dès leur création et en accord avec les exigences de leurs lois fondatrices, de disséminer
1'« évangile de la science» auprès du public agricole de leurs États. En plus des
services pratiques offerts par les chercheurs en station, ces derniers, ainsi que les
enseignants des facultés d'agriculture, étaient généralement tenus d'entretenir
une ferme-école de faculté sur laquelle les exploitants pouvaient constater la mise
en pratique des nouvelles méthodes. Chercheurs et enseignants étaient également fréquemment envoyés parcourir l'État en donnant des conférences dans le
cadre d' « instituts agricoles» itinérants ou de « trains de l'évangile de la semence
du maïs». D'après la plupart des auteurs, toutefois, ce genre d'activité était soit
insuffisante pour faire face à la demande, soit déplaisante et inutile aussi bien
pour les conférenciers que pour leur audience.
Nombre de groupes d'intérêts économiques déjà chauds partisans du développement des stations expérimentales soutenaient tout aussi ardemment les
efforts consentis par le système Land-grant pour disséminer largement les techniques d'amélioration de la productivité, et développèrent même leurs propres
programmes éducatifs. Scott fait remarquer que les compagnies de chemins de
fer, aussi soucieuses de créer le fret que de le transporter, s'étaient lancées à fond
dans ce type d'activité dès les années 1880. Vers 1900, des programmes combinant la promotion de l'agriculture scientifique, la démonstration de techniques
nouvelles et la publicité commerciale avaient été développés sur tout le territoire
des États-Unis, aussi bien par les fabricants de machines agricoles que par les
grandes firmes d'engrais, les négociants céréaliers ou les associations de
banques 61 .
Enfin, beaucoup d'organisations agricoles ne se contentaient pas de faire
pression sur les institutions Land-grant pour obtenir des services et une formation pratiques, mais s'étaient lancées dans l'organisation de leurs propres programmes de formation agricole. Le Farm Bureau [Bureau agricole] en particulier
figure jusque dans les comptes rendus les plus sommaires des débuts du Service
de Vulgarisation62 . Le premier Bureau agricole fut fondé en 1911 par un groupe
de gros agriculteurs de Binghamton, État de New York, qui engagèrent en leur
relations avec les institutions Land-grant ont une histoire propre qui, aujourd'hui encore, reste à
écrire. Ces arts, généralement considérés comme moins nobles que l'agriculture, apparaissent à
peine dans les histoires du système Land-grant. Leur présence dans la loi Smith-Lever est probablement en grande partie le résultat de l'influence de la Country Lift Commission (Commission sur
la vie rurale) nommée par le président Théodore Roosevelt en 1907 et dont le rapport final fut
rendu en 1909. Ce rapport mettait l'accent sur le fait qu'améliorer la santé et la satisfaction des
ruraux était au moins aussi important que l'accroissement de la productivité commerciale. La
rationalisation et la modernisation des foyers ruraux étaient considérées comme aussi cruciales
pour le bien-être des agriculteurs que celles des techniques agricoles (DANBOM, 1979, p. 43-50;
ELLSWORTH, 1960).
60. Smith-Lever Act, 8 mai 1914 (38 Stat. L., 372), section 1.
61. SCOTT, 1970, p. 170-205; DANBOM, 1979.
62. Par exemple ROGERS, 1989, p. 139-141.
L'enseignement agricole aux États-Unis
121
nom collectif un diplômé de la faculté Land-grant de Cornell, en tant qu'« agent
pour le comté» chargé de démontrer et disséminer les techniques de l'agriculture
moderne chez les exploitants de la région. En peu d'années, un grand nombre de
Bureaux agricoles de comté avaient été fondés à travers tout le pays, dans un but
éducatif similaire. Regroupés par la suite au niveau des États, ils constituèrent
enfin une fédération nationale, l'American Farm Bureau Federation (AFBF) en
1919. Par la suite, l'AFBF se concentra sur l'action politique, inspirant ou influençant la législation agricole fédérale, et demeure encore de nos jours l'une des plus
grosses et des plus puissantes organisations agricoles 63 . Dans beaucoup d'États,
cependant, la fédération conserva longtemps des liens étroits - et parfois institutionnalisés - avec le Service de Vulgarisation. Pour certains, ces liens démontrent une intégration réussie de ce Service à sa clientèle agricole, tandis que
d'autres y voient une intrusion critiquable d'une organisation à but essentiellement politique dans une institution supposée rester politiquement neutre.
D'autres encore en font une cause ou un signe de la partialité politique du système Land-grant64 .
La loi Smith-Lever prévoyait donc des subventions fédérales pour des activités déjà existantes et offrait aux États qui choisissaient d'établir un Service de
Vulgarisation sous la direction conjointe de leur institution Land-grant et de
l'USDA des subventions à hauteur des fonds votés à cet effet par le parlement de
l'État. Cette loi renforçait donc le contrôle du secteur public sur la formation des
agriculteurs, et attribuait à l'uSDA un rôle de supervision bien plus important
que celui détenu par cette administration vis-à-vis des stations expérimentales ou
des facultés agricoles. Une bonne partie du texte de la loi est d'ailleurs consacré
à la définition d'un système grâce auquel les «recettes, dépenses, et résultats du
travail coopératif de vulgarisation agricole dans chaque État» étaient étroitement
supervisés par le Secrétaire à l'Agriculture, qui devait rendre compte directement
au congrès des États-Unis (sections 3, 4, 6 et 7).
Le transfert de la responsabilité pour l'éducation agricole du secteur privé à
des institutions publiques a parfois été décrit comme un moyen de fournir une
information impartiale aux agriculteurs, les protégeant ainsi de l'égoïsme des
groupes d'intérêts privés. D'autres l'ont au contraire dénoncé comme une
manière de faire supporter au contribuable les coûts de promotion des biens et
services offerts par l'industrie agro-alimentaire. Il est certain que cette industrie
compta parmi les partisans les plus enthousiastes de la nouvelle loi 65 . Mais cette
63. LAFBF était la plus puissante des organisations agricoles dans les années 1930, et joua un rôle
essentiel dans l'élaboration d'une bonne partie de la législation agricole du New Deal, et dans le
soutien des agriculteurs en faveur de cette législation. Plus récemment, l'AFBF s'est liée politiquement au Parti Républicain, développant une position économique très libérale et généralement
hostile à toute forme d'intervention étatique en agriculture (CAMPBELL, 1962; BERGER, 1971).
64. BLOCK, 1960.
65. DANBOM, 1979.
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 97-132.
122
Susan Carol ROGERS
dernière interdisait spécifiquement l'utilisation de fonds publics pour financer
toute activité de type « trains agricoles» trop étroitement associée à des programmes sponsorisés par les entreprises et disséminant des pratiques ou des marchandises nouvelles parmi les agriculteurs.
Les objectifs de la loi sont beaucoup plus clairs en ce qui concerne les institutions Land-grant. La loi Smith-Lever réitérait et renforçait les missions déjà
confiées au système Land-grant de diffusion dans chaque État de connaissances
pratiques sur l'agriculture, augmentait les ressources dont les institutions Landgrant pouvaient disposer, mais établissait également des distinctions très nettes
entre les multiples fonctions de ces dernières. Ainsi, sans doute en réponse aux
plaintes et aux conflits incessants parmi les porte-parole des agriculteurs sur
l'emploi des ressources du système à des fins autres que les besoins de la clientèle
agricole, la loi définissait comme travail de vulgarisation « l'instruction ou la
démonstration pratique en agriculture ou en arts ménagers à destination de personnes non inscrites ou résidentes des dites facultés» (section 2)66; elle interdisait l'emploi de fonds destinés au Service de Vulgarisation pour financer les
enseignements universitaires, les conférences sur le campus ou doter les facultés
d'agriculture et leurs stations expérimentales (section 5). Depuis son origine, le
Service de Vulgarisation a inclu deux catégories de personnels, les spécialistes de
vulgarisation et les agents de vulgarisation pour le comté67. Les premiers, établis
dans une institution Land-grant, ont un haut niveau de formation et collaborent
étroitement aussi bien avec les enseignants et chercheurs relevant de leur
domaine de compétence68 qu'avec les agents de vulgarisation pour le comté. Un
agent de comté, lui, est un généraliste établi dans le comté dont il est respon-
66. Nous pouvons remarquer au passage que la loi ne limitait pas spécifiquement les efforts du
Service de Vulgarisation à une clientèle agricole ou rurale. Le Service s'est de plus en plus consacré
depuis quelques dizaines d'années aux questions des citadins dans les domaines de la nutrition ou
du jardinage, à un degré impossible à mesurer à travers les sources disponibles, mais insuffisant
pour certains, alors que d'autres y voient un abandon de sa véritable mission (WARNER et
CHRISTENSON, 1984, p. 13).
67. D'après les chiffres de l'USDA, il y avait aux États-Unis en 1918, 500 spécialistes de vulgarisation et 5500 agents de vulgarisation. En 1982, le Service de Vulgarisation comptait 3700 spécialistes et 12000 agents (WARNER et CHRISTENSON, 1984, p. 13).
68. Il serait trompeur, de nos jours, de faire des distinctions trop nettes entre les enseignants des
facultés d'agriculture Land-grant, les chercheurs en station et les spécialistes de vulgarisation. Tous
sont nommés sur des postes appartenant à des départements divers à l'intérieur des facultés d'agriculture, et la plupart cumulent au moins deux de ces trois fonctions. Quelqu'un peut être engagé,
par exemple, sur un poste comportant 40 % de recherche et 60 % d'enseignement. Sa fonction de
recherche en fait un membre de la station expérimentale (qui peut elle-même n'avoir pas d'existence concrète), dont la candidature à des subventions Hatch ou autres bourses de recherche est
recevable, et qui est tenu de communiquer ses résultats à l'USDA. En tant qu'enseignant, il appartient à un département universitaire et doit donner des cours dans le cadre de la faculté. De même,
une autre personne engagée sur un poste comportant 60 % de vulgarisation et 40 % d'enseignement devra consacrer une partie de son temps à la préparation de matériel de vulgarisation pour
lequel il doit rendre compte à la fois à l'USDA et à son faculté, tout en donnant des cours. Le salaire
L'enseignement agricole aux États- Unis
123
sable, et qui travaille à la fois avec les agents de vulgarisation dans toute une série
de domaines et avec les agriculteurs de sa zone. Le Service de Vulgarisation inclut
donc deux types de fonctions charnières opérant ensemble pour relier les activités universitaires et scientifiques du système Land-grant aux besoins pratiques
d'une clientèle plus large.
La loi Smith-Lever elle-même ne spécifie rien quant aux rôles des organisations agricoles, mais nombre d'États, tout en respectant les critères d'attribution
des subventions fédérales, stipulèrent que les agents de vulgarisation devaient
être patronnés par des conseils agricoles de comté (County boards offarmers).
C'est donc en plaçant l'élément de vulgarisation du système Land-grant en partie
sous le contrôle des agriculteurs que fut enfin résolu le problème, si longtemps
générateur de conflits, du degré de responsabilité vis-à-vis de leur clientèle agricole. Danbom affirme qu'au départ l'accueil réservé aux agents de vulgarisation
et à leur compétence ne fut guère enthousiaste parmi les agriculteurs ou les organisations rurales existantes 69 . Dans de nombreux États toutefois, des Bureaux
agricoles, déjà actifs ou fondés pour l'occasion, regroupèrent tous ceux qui s'intéressaient à l'agriculture scientifique, et offrirent aux agents un patronage local.
De fait, la plupart des histoires de l'AFBA attribuent à la loi Smith-Lever la rapidité avec laquelle cette organisation se développa, phénomène peu souligné dans
les histoires des institutions Land-grantlo.
Le Service Coopératif de Vulgarisation et l'organisation des Bureaux agricoles
bénéficièrent d'un nouvel élan avec l'entrée des États-Unis dans la Première
Guerre mondiale, en 1917. Le congrès américain, redoutant tout à la fois un
problème d'auro-suffisance alimentaire en temps de guerre et l'indifférence ou le
pacifisme parmi les agriculteurs, en vint à considérer les agents de vulgarisation
comme un élément potentiellement important dans la mobilisation de la population agricole pour l'effort de guerre, et débloqua un financement exceptionnel
destiné à accroître le nombre d'agents de vulgarisation sur le terrain. Déjà présents dans un comté sur deux environ au début de 1917, les agents remplissaient
leurs fonctions dans plus de 80 % des 2800 comtés du pays dès l'été 1918,
quatre ans seulement après le vote de la loi Smith-Lever71 .
À la fin de la Première Guerre Mondiale, le Service de Vulgarisation était
donc solidement enraciné à la fois dans le système Land-grant et à travers tout le
territoire des États-Unis. Pour les première décennies de ce siècle, Danbom
décrit ce Service et ses agents de comté comme des acteurs essentiels de l'avène-
correspondant sera versé en partie sur le budget du Service de Vwgarisation, en partie sur le budget
de la faculté. Du même coup, un département appartenant à une faculté Land-grant a toutes les
chances d'employer à la fois des enseignants, des chercheurs et des spécialistes de vulgarisation.
69.
70.
71.
DANBOM,
1979, p. 86-94.
1962; ROGERS, 1989.
1979, p. 99.
CAMPBELL,
DANBOM,
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, 1" semestre 1997, p. 97-132.
124
Susan Carol ROGERS
ment hégémonique des valeurs urbaines et industrielles dans les campagnes 72 .
Mais en dehors de cet auteur, les historiens n'ont guère étudié le processus par
lequel le Service est devenu un agent efficace de changement, ni la façon dont ce
corps de fonctionnaires numériquement important a pu se maintenir malgré le
déclin de la démographie agricole et une atmosphère généralement hostile à
l'idée même d'un secteur public centralisé.
Dès ses débuts, le but officiel des institutions Land-grant a été de servir l'intérêt national en s'adressant aux « classes laborieuses », plus tard élargies de
manière ambiguë au « peuple» ou réduites aux agriculteurs, un public en tout cas
plus varié que celui visé par d'autres institutions d'enseignement supérieur; seule
la certitude que le système allait atteindre ce but pouvait justifier le recours à un
financement public permanent et le soutien des institutions fédérales et d'État.
Du même coup, la légitimité du soutien public au système Land-grant a été mise
en doute, les critiques affirmant qu'il n'était utile qu'à un petit groupe de scientifiques et d'hommes d'affaires, et ne bénéficiait en rien à la masse des agriculteurs ou au grand public, quand bien même il ne leur était pas nuisible. Peut-être
un système national d'institutions publiques tel que le système Land-grant, totalement anormal dans le contexte américain, est-il particulièrement vulnérable à
la critique et requiert-il des justifications particulièrement stridentes. En tout
état de cause, il ne fait aucun doute que l'intégration du Service de Vulgarisation
dans les institutions Land-grant aida ces dernières à garantir le caractère justifiable de leur patronage gouvernemental, en les rendant plus capables de fournir
directement des services utilisables par un large public.
Pratiquement toutes les histoires de Land-grants se soucient d'affirmer (dans
les travaux commémoratifs) ou de mesurer (dans les travaux plus analytiques) le
succès rencontré par ce système dans l'accomplissement de sa mission démocratique pendant les cinquante premières années de sa création. Il est possible de
répondre - comme il l'a été fait - à cette question de multiples façons, entre
autres parce qu'il n'y a de consensus ni sur le degré exact du soutien populaire
aux institutions Land-grant ni sur le type de clientèle que ces institutions
auraient dû servir, ni sur la nature réelle des besoins des groupes auxquels elles
s'adressaient. Nous avons vu par exemple que certains historiens insistent sur
l'indifférence de la majorité des agriculteurs à l'établissement des institutions
Land-grant; d'autres au contraire démontrent, en utilisant des sources différentes, qu'un public agricole appréciateur contribua puissamment à construire
ces nouvelles institutions. De même, l'accent mis sur l'innovation technique et
les gains de productivité a plus servi, pour certains, à promouvoir les intérêts de
l'agro-alimentaire que ceux de la masse des agriculteurs ou du grand public,
tandis que d'autres y voient la source des progrès réalisés par les agriculteurs américains et un élément du renforcement et de la modernisation de l'économie
72. Ibid.
L'enseignement agricole aux États- Unis
125
nationale, le considérant donc comme d'utilité publique puisqu'il a contribué au
progrès intérieur et à l'amélioration de la position internationale des États-Unis.
Ces interprétations opposées reposent néanmoins sur un consensus frappant
autour d'une idée, commune à tous ces auteurs, selon laquelle le système Landgrant, en bien ou en mal, joua un rôle essentiel dans la tournure que prit le développement de l'agriculture américaine. Des doutes s'expriment parfois dans cette
historiographie quant au caractère significatif de la contribution des institutions
Land-grant au développement scientifique américain, mais même les critiques les
plus acerbes ne se demandent jamais quelle est l'importance réelle du rôle joué
par ce complexe institutionnel dans la transformation du secteur agricole aux
États-Unis. C'est au système Land-grant, qu'il soit décrit comme démocratique
ou anti-démocratique dans ses origines ou dans sa pratique, d'utilité publique ou
bien contraire à l'intérêt général, qu'est régulièrement attribuée la création de
l'agriculture rationalisée, commercialisée et hautement productive, associée
aujourd'hui à l'Amérique. Lapport scientifique du système Land-grant peut en
définitive être considéré comme périphérique par rapport à la mission d'origine
aussi bien qu'en termes d'intérêt général, mais ses contributions à la modernisation et au développement économiques sont jugées comme centrales de ces deux
points de vue. La critique selon laquelle l'agriculture produite par le système
Land-grant n'a pas été une avancée entièrement bénéfique est donc bien une critique de fond, mais suggérer que ce système pourrait n'avoir eu qu'une influence
minime sur la trajectoire du développement agricole américain semble être une
accusation beaucoup trop outrancière.
Le déterminisme institutionnel universellement impliqué ici semble fonctionner de deux manières, dont l'une ou l'autre est privilégiée dans les chroniques, mais rendant très généralement le système Land-grant responsable à la
fois du développement et de la dissémination de pratiques agricoles rationnelles
et techniquement innovantes, et de l'élaboration et de la diffusion d'idées nouvelles sur l'agriculture. En d'autres termes, les institutions Land-grant sont présentées comme ayant joué un rôle essentiel non seulement en rénovant des
méthodes agricoles limitées et archaïques, mais également en discréditant la
vieille vision de l'agriculture comme activité principalement morale ou spirituelle, innée, et partie intégrante de l'ordre moral américain, une vision qui avait
d'ailleurs justement fourni une importante justification à la création de ces
mêmes institutions publiques du système Land-grant. Grâce à celles-ci, l'agriculture aurait été redéfinie comme une activité de production de biens marchands
exigeant, comme toute autre entreprise, certains talents de gestion mesurables
essentiellement en termes d'efficacité et de productivité. Paradoxalement, cette
transformation conceptuelle censée faire partie intégrante du triomphe économique de l'agriculture américaine n'en supprime pas moins la raison d'être de
l'institution qui l'aurait menée à bien, puisqu'à partir du moment où l'on commence à considérer, pour le meilleur et pour le pire, l'agriculture comme un secteur économique semblable à tous les autres, il devient difficile, dans le contexte
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, le, semestre 1997, p. 97-132.
126
Susan Carol ROGERS
américain, de justifier le maintien d'un système institutionnel élaboré et publiquement subventionné voué à la promotion des intérêts de cette agriculture, ou
à son futur développement.
Le système Land-grant est considéré comme un facteur important dans la
transformation de l'agriculture américaine, mais son efficacité comme agent de
changement n'est attribuée ni à l'intervention étatique qui lui donna naissance
ni à sa structure relativement centralisée. Tout se passe comme si les historiens
du système avaient été convaincus que des institutions publiques centralisées ne
pouvaient pas être les agents d'un changement efficace. Dans les études les plus
critiques, les institutions étatiques apparaissent bien parfois comme mécènes,
partenaires, ou dupes d'une alliance diabolique trahissant l'intérêt général par
l'intermédiaire du système Land-grant; leur implication, et l'engagement concomitant de la confiance ou des fonds publics, ne font qu'aggraver l'énormité du
crime commis. Dans beaucoup d'études, toutefois, y compris les plus commémoratives, l'accent est mis sur le rôle des personnes privées ou des groupes informant le système de l'intérieur ou l'influençant de l'extérieur, sur les spécificités
historiques ou structurelles d'institutions particulières, ou sur ses caractéristiques
qui occultent les interventions du gouvernement fédéral73. I.:histoire de ce système, comme agent de transformation remarquablement efficace, pourrait
fournir les bases d'une démonstration de l'efficacité de la centralisation et des
mérites du patronage fédéral; de manière assez remarquable, les choses ne sont
jamais présentées ainsi. Certes, la création d'institutions destinées à rationaliser
la production agricole n'est pas propre aux États-Unis. Le système Land-grant se
distingue peut-être d'efforts comparables dans d'autres pays par sa centralisation
et son enracinement. S'il s'en démarque par son intégration des fonctions d'enseignement supérieur, de recherche et de vulgarisation, il n'en est pas pour autant
le produit des forces naturelles ou du génie propre à l'Amérique, quoi qu'en
disent ses historiens attitrés.
Référence à l'Europe est tout de même faite dans quelques études, plus particulièrement en ce qui concerne les racines européennes de l'agronomie américaine. Nombre cl' auteurs font remarquer que les premiers agronomes américains
étaient nombreux à avoir été formés en Allemagne, en Écosse, ou ailleurs en
Europe 74 . De plus, la très large dissémination de versions popularisées des idées
73. De fait, la nature décentralisée du système est un thème qui revient avec une insistance frappante dans les brochures contemporaines éditées par l'USDA ou les institutions Land-grant pour le
grand public. Compte tenu du fait que les domaines de l'enseignement et de la recherche dans un
cadre américain sont généralement considérés comme décentralisés, le besoin affiché d'attirer
explicitement l'attention sur cette caractéristique lorsque le système Land-grant est en cause semble
bien constituer un effort d'affirmation d'un caractère normal quelque peu contrefait. De même, il
est difficile d'omettre complètement le rôle du gouvernement fédéral dans le système, mais cette
anomalie est presque toujours réarrangée sous forme de référence à un « partenariat entre gouvernement fédéral et États».
74. ROSSITER, 1975, donne le plus de détails à ce sujet, retraçant la façon dont l'Allemagne attirait des pionniers américains de l'agronomie, mais aussi la façon spécifiquement américaine dont
L'enseignement agricole aux États- Unis
127
du chimiste allemand Liebig jusque chez les agriculteurs des reglOns les plus
reculées est considérée parfois comme l'explication d'une croyance répandue
chez les Américains à la fin du XIXe siècle, et selon laquelle la chimie pouvait
apporter des solutions immédiates aux problèmes de la production agricole 75 .
Enfin, le développement de stations expérimentales comme sites de recherche
appliquée au service d'une clientèle est généralement considéré, et l'était déjà à
l'époque, comme s'opposant au modèle européen, et particulièrement allemand,
de recherche fondamentale plus abstraite 76 .
Diverses citations indiquent que l'Europe a fourni un point de référence
important - et le plus souvent négatif - pour la construction du système Landgrant, et cette caractéristique mériterait d'être explorée. Ainsi, il y a certainement
une référence au Vieux Monde dans l'affirmation, fréquente à l'époque, selon
laquelle sans l'instruction dispensée par les facultés Land-grant, l'agriculteur
américain, colonne vertébrale de la démocratie, risquait de devenir un paysan,
pauvre reste du féodalisme 77 . De même, chaque élément du système était justifié
au nom de la nécessité de mettre la science à la portée de tous les agriculteurs,
plutôt que de la réserver à une élite terrienne privilégiée, comme en Europe.
Si les concepteurs du système prenaient position par rapport à des développements réels ou imaginaires dans d'autres pays, ses historiens n'ont guère fait
d'efforts pour le replacer dans une perspective comparative78 . Il y a certainement
dans son histoire des aspects strictement américains et, de ce fait, peut-être explicatifs. Mais certains des dilemmes, des tensions et des solutions qui apparaissent
dans le cadre du système Land-grant pourraient être observés dans des entreprises
comparables ailleurs. En réalité, dans la mesure où ce système représente une
anomalie dans le contexte américain, certaines de ses caractéristiques seraient
mieux analysables dans une étude comparative transnationale. Je considère pour
ma part que c'est le rôle inhabituellement important dans un cadre américain de
l'État fédéral qui a amené l'historiographie à se concentrer sur l'utilité publique
du système, commémorant sa contribution au bien-être national, ou contrant les
prétentions de l'hagiographie à coup d'analyses des intérêts particuliers qu'il a
servis ou desservis. Un plus large éventail de questions pourrait être posé sur la
façon dont les institutions Land-grant ont pris leur forme définitive, ou sur le
ces derniers reprirent et appliquèrent les idées de Liebig à leur retour (cf. aussi KNOBLAUCH, LAw,
et MEYER, 1962; KERR, 1987).
75. ROSENBERG, 1971.
76. CARSTENSEN, 1960; ROSENBERG, 1979; le jugement que Carstensen porte sur ce point vaut
d'être cité: les chercheurs en station américains « n'eurent jamais l'occasion d'imiter leurs collègues
européens qui, jusqu'à nos jours en certains endroits, sont restés à l'écart et dédaigneux des applications pratiques de la science dans la vie quotidienne» (CARSTENSEN, 1960, p. 20).
77. Cf. la lettre de 1912, envoyée par E. Davenport, doyen de la faculté d'Agriculture de l'université d'Illinois, au Président Wilson, nouvellement élu, citée dans ROSENBERG, 1979, p. 157.
78. Pour FINLAY, 1988, l'agronomie allemande du xrxe siècle était moins tournée vers la recherche
fondamentale que ne l'ont supposé les historiens américains ou les agronomes.
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, la semestre 1997, p. 97-132.
128
Susan Carol ROGERS
rôle qu'elles ont joué dans l'évolution de l'agriculture, si le système dont elles
relèvent était traité comme un cas parmi d'autres.
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L'enseignement agricole aux États-Unis
131
Appendice. Les institutions Land-grant en 1997
Certaines institutions Land-grant continuent à employer dans leut titre le qualificatif «A &
M », abréviation d'« Agricultute et [arts] Mécaniques », reflétant la mission originale instituée par
la loi Morrill. En général, les institutions appelées aujourd'hui State University furent fondées en
tant que facultés « A & M », établies indépendamment de l'enseignement supérieur existant (la
Michigan State University, à East Lansing, se distingue de l'University ofMichigan à Ann Arbor).
En revanche, dans les institutions baptisées University of(l'University of Wisconsin à Madison, par
exemple), les fonds Land-grant avaient été employés dès le début pour inclure une faculté
d'Agriculture et d'arts mécaniques dans le cadre d'une université publique.
Dans la plupart des États, plusieurs campus différents relèvent d'universités publiques. Le nom
de lieu qui suit le trait d'union permet d'identifier le campus en fonction de la municipalité ou de
la ville de résidence. Dans beaucoup de cas, le campus principal coïncide avec l'institution Landgrant, elle-même souvent installée en dehors de la capitale ou de la ville principale de l'État.
Plusieurs de ces campus sont situés dans des municipalités dont le nom contient le terme College
ou University Park, municipalités souvent fondées autour de ces institutions.
Land-grant pour chaque État
Seconde Land-grant
Auburn University (Alabama)
University of Alaska-College
University of Arizona-Tuscon
University of Arkansas-Fayetteville
University of California-Berkeley, Davis, etc.
Colorado State University-Fort Collins
University of Connecticut-Storrs
University of Delaware-Newark
University of Florida-Gainesville
University of Georgia-Athens
University of Hawaii-Honolulu
University ofIdaho-Moscow
University of Illinois-Urbana
Purdue University (Indiana)
Iowa State University-Pillles
Kansas State University-Manhattan
University of Kentucky-Lexington
Louisiana State University-Baton Rouge
University of Maine-Orono
University of Maryland-College Park
University of Massachussets-Amherst
*Alabama A & M University
*University of Arkansas-Pine Bluff
*Delaware State College-Dover
*Florida A & M University
*Fort Valley State University (Georgia)
*Kentucky State University-Frankfort
*Southern University (Louisiana)
*University of Maryland-Eastern Shore
Massachusetts Institute ofTechnology79
79. Le Massachusetts fut le seul État qui sépara sa concession foncière Land-grant en un fonds
destiné à l'instruction agricole et un autre aux « arts mécaniques ». Le premier servit à fonder une
faculté d'Agriculture publique à Amherst, tandis que le second fut versé au MIT, une institution
privée de Cambridge. Quelques autres États commencèrent par attribuer leur fonds Land-grant à
une université privée existante (Yale, Brown et Dartmouth devinrent pour un temps les institutions Land-grantdu Connecticut, de Rhode Island et du New Hampshire), mais à l'heure actuelle
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, 1" semestre 1997, p. 97-132.
132
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Michigan State University-East Lansing
University of Minnesota-Minneapolis
Mississipi State University-State College
University of Missouri-Columbia
Montana State University-Bozeman
University of Nebraska-Lincoln
University of Nevada-Reno
University of New Hampshire-Durham
Rutgers University (New Jersey)
New Mexico State-University-University Park
Cornell University (New York)
North Carolina State University-Raleigh
Greensboro
North Dakota State University-Fargo
Ohio State University-Columbus
Oklahoma State University-Stillwater
Oregon State University-Corvallis
Pennsylvania State University- University Park
University of Puerto Rico-Rio Piedras
University of Rhode Island-Kingston
Clemson University (South Carolina)
South Dakota State University-Brookings
University of Tennessee-Knoxville
Texas A & M University-College Station
Utah State University-Logan
University ofVermont-Burlington
Virginia Polytechnic Institute
Washington State University-Pullman
West Virginia University-Morgantown
University of Wisconsin-Madison
University ofWyoming-Laramie
*Alcorn State University (Mississipi)
*Lincoln University (Missouri)
State University of New-York-Cobleskill
*North Carolina A&T State Universiy-
*Langston University (Oklahoma)
*South Carolina State College-Orangeburg
*Tennessee State University-Nashville
*Prairie View A & M College (Texas)
*Virginia State College-Petersburg
*West Virginia State College-Charleston
* Institution Land-grant de 1890. Dans la plupart des États ayant plus d'une institution Land-grant, l'une
d'entre elles est du ressort de la législation de 1890, qui prévoyait l'ouverture aux citoyens noirs. La plupart
avaient été fondées avant 1890 comme institutions d'enseignement pOut les noirs, mais devinrent à cette
date des candidates pour la distribution de subventions spéciales fédérales et d'État. Elles ont conservé l'objectif de satisfaire les besoins des populations noires de leur État, bien que la ségrégation institutionnelle
qui provoqua leur création ait disparu (cf. Agricultural History, LXV-2, 1991, numéto spécial sur « The 1890
Land-Grant Colleges and Universities», et particulièrement HUMPHRIES, 1991).
le MIT est la seule institution Land-grant privée existante. C'est également la seule à ne pas avoir
de faculté d'Agriculture, au point que son statut est une curiosité. Cornell, dans l'État de New
York, constitue également une anomalie, puisque sa faculté d'Agriculture est publique, alors que
le reste de l'université est privé.
SOURCES
UN PROCÈS DE SORCELLERIE
EN LORRAINE DU SUD AU DÉBUT DU XVIIe SIÈCLE
Jean-Claude DIEDLER*
"
A
les ruraux, qui représentent la majeure partie de la
population, forment une masse silencieuse. Dans les communautés, les liens
de socialité se tissent selon une culture du geste et de la parole. Quand il existe,
l'écrit émane de l'élite institutionnelle; il ne révèle que très inexactement un
monde dont elle s'est éloignée l . Est-ce à dire que les comportements de la
majeure partie de la population des XVIe et XVIIe siècles doivent échapper à l'historien, comme on aime à le prétendre? Pour l'infirmer, il faut trouver à la fois
des sources aussi proches que possible du monde des campagnes et une méthode
pour les aborder.
La réflexion sur des situations orales concrètes engage à une approche pertinente, fondée sur l'établissement d'une sémantique relationnelle du langage
quotidien. La tâche est cependant ardue car le mot qui accompagne le geste reste
auréolé d'un espace d'incertitude, souvent difficile à saisir. La plupart du temps,
une terminologie peu adéquate affecte la rigueur des propos2. Une autre difficulté tient à la pauvreté du lexique: un même mot s'enveloppe de nuances, positives ou négatives, qui, pour être saisies, exigent l'analyse d'un grand nombre de
situations orales. Aussi le corpus disponible doit-il être suffisamment important
et ne pas trop comporter de lacunes chronologiques.
C'est à ces exigences que répondent les archives judiciaires sur la répression
de la sorcellerie3 . En Lorraine, ces procès sont le fait d'une cour rurale sans prétentions juridiques: le maire, qui dirige les débats, et le clerc-juré, qui les rédige,
appartiennent au même monde qu'un accusé qùils connaissent fort bien.
Lensemble des informations ouvertes contre les adeptes de Satan constitue ainsi
une manne documentaire sur la population rurale des duchés.
L'ÉPOQUE MODERNE,
* 61, Le Haut du Mont, 88460 XAMONTARUPT.
1. Le travail que Pierre Ronzeaud a naguère consacré aux « représentations» du peuple est caractéristique à cet égard (RONZEAUD, 1988).
2. MATORÉ, 1988.
3. Pour les provinces de l'est de la France, des actes de procès de sorcellerie ont déjà été édités. Cf.,
par exemple, « Condamnation pour sorcellerie à Vesoul (Haute-Saône) en 1607", in Musée des Archives
départementales. Recueil de fac-similé héliographiques de documents tirés des archives des préfectures, mairies
et hospices, Paris, Imprimerie Nationale, 1878, n° 154 (et planche LVll), p. 358-368 (NDLR).
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, 1"' semestre 1997, p.
13~72.
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Jean-Claude
DIEDLER
Les procès-verbaux d'information pour sorcellerie en Lorraine
En Lorraine du Sud, environ 280 procès-verbaux d'information sont disponibles pour les seules régions de Saint-Dié et de Bruyères. Sur l'ensemble des
duchés, nous avons recensé 1 076 procès disponibles sans même compter les
Évêchés. Conservées dans la série B des Archives de Meurthe-et-Moselle et dans
la série G de celles des Vosges, ces sources forment un ensemble cohérent, ce qui
en fait la valeur. Les comptes des receveurs ducaux de Saint-Dié et de RaonLÉtape, classés chronologiquement, se succèdent de 1494 à 1663 avec seulement cinq années lacunaires 4 ; les archives des chapitres déodatien et
romarimontain sont conservées dans la série G du dépôt d'Épinal, par ordre
alphabétique des communautés5.
Pour aborder pareil corpus, la réflexion initiale doit partir de l'organisation
administrative et des rapports entre les pouvoirs. Que la justice soit rendue par
le doyen d'un chapitre ou par un procureur ducal, ses verdicts demeurent soumis
à l'appréciation du tribunal nancéien du Change, une instance centrale qui, dès
le milieu du XVIe siècle, a pour objet de contrôler les décisions des justices inférieures ; elle est entre les mains du procureur général du duché qui, assisté d'un
collège d'échevins, examine les dossiers et entérine les sentences. Les pièces de
procédure (les justificatifs de la rémunération du procureur, par exemple) sont
consignées dans les registres des receveurs ducaux, au même titre que les frais
d'une exécution qui reste à la charge du prévôt ducal et les inventaires des biens
des condamnés. Lobligation imposée aux alleutiers de consulter le tribunal central pour tous les cas relevant de la haute justice assure de la présence d'un double
des états annuels des exécutions à Nancy. Par conséquent, les lacunes éventuelles
sont le plus souvent évitées. Des différends communautaires, qui n'auraient pas
résisté à l'oubli, comme ceux qui émaillent les plaids banaux, ont également été
conservés à cause de l'habitude prise par les dominants de faire systématiquement appel devant la justice ducale d'une condamnation prononcée par les
justices inférieures.
Si les procès conservés à Nancy ont été explorés par Étienne De1cambre, ceux
d'Épinal ont été seulement classés par l'archiviste Francis de Chanteau et ses successeurs6 . Leur travail s'achève avec la table alphabétique dressée par André
4. Arch. dép. Meurthe-et-Moselle, B 8612 à 8764; manquent les années 1520, 1543, 1544,
1545 et 1551.
5. Pour le chapitre de Saint-Dié, cE Arch. dép. Vosges, G 464 à 802, auxquelles il faut ajouter
les liasses G 2716 à 2719 qui concernent des pièces de procédure du chapitre, récemment classées,
et couvrant la période 1571-1662. On consultera aussi la liasse 3 B 211 qui renferme les procédures criminelles de la principauté de Salm à partir de 1642.
6. DE CHANTEAU, Francis, GUILMOTO, Gustave, et CHEVREUX, Paul, Inventaire sommaire des
Archives départementales des Vosges, série G, Épinal, 1868-1896 (11 t.). Le t. 1 concerne le chapitre
de Saint-Dié.
Un procès de sorcellerie en Lorraine au début du XVIIe siècle
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Philippe7. Certains procès ont été repris par Léopold Duhamel dans ses
Documents rares et inédits de l'histoire des Vosges B• La plupart cependant consti-
tuaient un ensemble inexploré et la synthèse entre les deux dépôts n'avait jamais
été faite. Lapproche paléographique des documents est difficile, ce qui explique
les erreurs émaillant les publications, surtout dans la transcription des surnoms,
et un classement chronologique quelquefois erroné. La seule manière de relier les
sources entre elles, sans tomber dans le piège d'une anthroponymie mouvante,
consiste à les aborder en fonction de l'identité du prévenu, cernée à partir de
l'évolution de son surnom. Ce travail de longue haleine est facilité par des séries
chronologiques sans ruptures.
Un procès-verbal d'instruction se compose généralement de cinq parties. On
ouvre d'abord une information secrète, où dépose souvent la totalité des
membres de la communauté. Le prévenu est ensuite interrogé à partir des témoignages qui viennent d'être réunis et qu'il ne connaît pas. Ses dénégations le
conduisent à être confronté aux témoins initiaux - ses voisins, voire les membres
de sa propre famille. Lensemble est d'une grande richesse et permet d'appréhender les relations endogènes de la communauté. Le compte rendu - le
« besogné» - est alors soumis au procureur d'office qui en déduit un certain
nombre d'indices, c'est-à-dire de recoupements ou d'hésitations. Il en demande
la « purgation », qui revient à interroger sur ces points précis un accusé soumis
à une contrainte de plus en plus sévère. La torture de la question n'intervient
qu'après l'accord des échevins nancéiens du Change; son emploi est justifié par
le fait que seul un aveu constitue une preuve, d'autant plus que le raisonnement
s'appuie sur le syllogisme. La cinquième phase est le « prononcé» du jugement
et de la sentence qui l'accompagne.
Un exemple d'approche lexicale: le procès de Claudette Clauchepied
Bien qu'atypique, le procès de Claudette Clauchepied peut être considéré
comme un monument de la grande répression contre la sorcellerie. Il est d'une
approche facile car il est assez bref, implique peu de protagonistes et offre une
trame relativement linéaire où les effets de concaténation sont atténués.
L interrogatoire met en évidence l'intelligence de l'accusée et surtout son expérience de guérisseuse, ce qui ouvre un vaste champ d'investigation. Le procès
débute par un interrogatoire, puisqu'il n'y a pas eu de témoignages spontanés à
7. PHILIPPE, André, Inventaire sommaire des archives départementales antérieures à 1790. Vosges.
Table générale alphabétique de la série G, Épinal, 1913.
8. DUHAMEL, 1868-1896, 11 tomes. Pour les sources vosgiennes, voir aussi Jean-Marie
DUMONT, Guide des Archives des Vosges, Épinal, 1970, et pour le dépôt de Nancy, Henri LEPAGE,
Inventaire sommaire des Archives départementales antérieures à 1790. Meurthe-et-Moselle, Nancy,
1884-1891. Cf. aussi François DE NEUFCHÂTEAU, Recueil authentique des anciennes ordonnances de
Lorraine, Nancy, 1784: la période 1341-1645 est couverte, ce qui permet une utile confrontation
avec les liasses G 252 et G 253 des Archives des Vosges.
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cause de la crainte qu'inspirent les pouvoirs de l'accusée. Celle-ci y expose les
moments forts de son existence.
Car la vie de Claudette est remarquable. Son état de vagabonde livre une
dimension spatiale, rare pour l'époque et sa catégorie sociale. Laccusée semble
avoir effectué de nombreux déplacements en Alsace, en Comté et même en
Bourgogne, lieu où la rumeur prétend qu'elle a été emprisonnée (carte 1). Elle
dit posséder le don de reconnaître l'origine d'une maladie, qu'elle doit au fait
d'être née et d'avoir été baptisée un Vendredi Saint pendant la lecture de la
Passion9 . Entre elle et le Christ agonisant s'est établie une sorte d'osmose qui crée
un lien entre les souffrances terrestres et le divin. Elle est investie d'un pouvoir
pontifical au plein sens du terme, qui l'autorise à accomplir pour ses patients les
pèlerinages qui s'imposent. Mais la concurrence est forte entre les guérisseurs de
la prévôté de Bruyères: leurs rivalités conduisent Claudette devant la justice sous
l'accusation de jeteuse de sorts. Sa réputation est ancienne puisque son premier
mari, Claudel Stouvenin, de Champdray - un faing lO d'altitude isolé -, a été
exécuté en 1592 en tant qu'Égyptien, c'est-à-dire diseur de bonne aventure.
Linterrogatoire initial a lieu le 12 mars 1601. C'est la fin de l'hiver, période
où l'activité des guérisseurs est intense. Depuis 1590, la région connaît une
recrudescence d'adénomes scrofuleux - les écrouelles -, qui font si peur et que
l'on soigne dans une maladrerie au sud de Bruyères ll . Avec un décalage chronologique d'une dizaine d'années par rapport à celle de Saint-Dié, la prévôté
entame la répression. Claudette n'a pas le profil de la sorcière déodatienne, issue
souvent de la classe aisée des laboureurs-artisans. Au début du XVlI esiècle,
Bruyères préfère utiliser le système répressif pour éliminer ses étrangers et ses
vagabonds, attirés par ses importantes foires 12 . Le début de l'interrogatoire dresse
le portrait de l'inacceptable. Claudette incarne ce qu'une communauté ne peut
confier à son potentiel de régulation interne. À la question de savoir où elle
« residoit avant d'espouser son premier marit », elle répond « qu'elle s'est heu
tenue longtemps avec une sienne sœur à Saincte Marye ». Elle ajoute même
qu'elle a « aultrefois servy maistre es Allemaigne et s'ayant party, mendioit sa vie,
vivante des aulmosnes des bonnes gens» (3, l. 26-28). Notre travail de thèse a
démontré que la sorcellerie est venue d'Alsace, voire de la région alpine, par
l'Allemagne du Sud. Les premiers procès touchent les environs de Mulhouse, au
milieuduxvesiècle, au moment de la parution de l'Hexenhammerde Sprengler 13 .
9. Elle peut être comparée aux benandante du Frioul, qui disent livrer des batailles nocturnes
contre les sorciers, cf. GINZBURG, 1966.
10. Lieu de défrichement.
Il. La Madeleine de Laval-sur-Vologne (Arch. dép. Meurthe-et-Moselle, B 3728, procès de Jeanne
Tihar, f"2).
12. DIEDLER, 1994, p. 117-126.
13. SPRENGLER, 1484. Les Lorrains s'appuient souvent sur l'eXpérience ultramontaine en la
matière. C'est, par exemple, chez un apothicaire de Sélestat que la justice va faire examiner, en
1558, une poudre inconnue, supposée létale (Arch. dép. Vosges, G 259, pc. 7).
Un procès de sorcellerie en Lorraine au début du XVIIe siècle
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Pour ses juges, Claudette est une coupable potentielle d'autant plus probable
qu'en voulant se justifier, elle avoue de nouveaux contacts avec les foyers de contagion. En tâchant de démontrer qu'elle est bien en cour auprès des grands de
son époque, elle précipite sa condamnation.
Carte 1.
Les itinéraires de Claudette Clauchepied
vers Strasbourg
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Col de Saales
556m
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LaBonnet "
Fontaineh:
901 m "
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Col de
Sainte-Man'e
772m
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949m
Sanctuaire
Chemin de
Saint-Jacques de Compostelle
Les itinéraires de
Claudette Clauchepied
Histoire et Sociétés Rurales nO 7, 1997
vers la Comté
vers Giromagny
oL-L-..J5km
Réalisation - D. Moreau - CRIUe-Caen
Cet épisode de la vie de Claudette montre qu'il ne faut pas accorder une
attention superficielle à ce genre de source. Les événements relatés peuvent se
situer autour des années 1595-1596. Plusieurs fois, en effet, Claudette rappelle
que les faits se sont déroulés après la mort de son premier mari, il y a un peu plus
de cinq ans. La mention marginale du deuxième folio « peut avoir environ
25 ans» (11, l. 67) semble à première vue une erreur du tabellion. Il faut se garder
cependant de conclure trop vite. Claudette est particulièrement informée des
bruits de son époque. Le seigneur-comte de Montbéliard, en l'occurrence
Frédéric de Wurtemberg (1557-1608), qui tient beaucoup à son rôle de summus
episcopus et impose à Montbéliard une confession de foi luthérienne, a lutté
fermement contre les déviances, donc contre la sorcellerie. Laccusée a très bien
pu l'entendre dire et elle sait sans doute aussi que le prince est superstitieux et
que, partant, son recours à une guérisseuse est crédible. On sait en effet qu'il a
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, le, semestre 1997, p. 133-172.
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DIEDLER
fait rechercher activement la pierre philosophale par un alchimiste qu'il finit par
expulser pour charlatanisme. Claudette se couvre donc à tous les niveaux; elle ne
peut être ni un charlatan ni une sorcière. Malheureusement pour elle, les gens de
justice de Bruyères ne sont pas assez instruits pour en tirer les mêmes conclusions. Ils se rappellent surtout la teneur d'un libelle rédigé en allemand 14. La
source relate que dans les années 1575-1580 éclate une formidable épidémie de
sorcellerie à Montbéliard, avec plus de cent quatre-vingts sorciers exécutés.
Tremblements de terre et orages furieux et dévastateurs accompagnent la répression dans une description apocalyptique. Ces événements se sont déroulés, par
conséquent, vingt-cinq années avant le procès de Claudette. La mention marginale trahit les juges en révélant leurs apriorismes. Le tout est sans doute faux
puisque les archives montbéliardaises ne conservent aucun souvenir des phénomènes de l'année 1575, ni de la maladie du comte et ni à plus forte raison de
l'intervention de la guérisseuse bruyéroise 15 .
Ce qui précède montre la nécessité d'accorder une grande attention à tous les
détails du procès-verbal, y compris aux hésitations de l'écriture, aux répétitions
ou aux lapsus révélateurs. Il faut aussi s'attacher à scruter ce que les gens de justice appellent les « variations» d'un accusé et qui leur servent d'indices de culpabilité 16 . Souvent elles éclairent des aspects relationnels difficiles à exprimer et il
semble qu'une approche correcte soit à ce prix. Le procès de Claudette apprend
beaucoup sur les modes de transmission de la culture communautaire, en particulier sur l'importance des liens de compérage. Quand les juges lui demandent
comment elle a pris conscience de ses capacités, elle répond d'abord qu'elle tient
ce « don de grâce» de Dieu. Par la suite, elle dit que sa marraine lui a confié que
sa naissance particulière lui conférait un pouvoir de divination et qu'elle « seroit
bien heureuse et qu'elle apprendroit beaucoup de choses» (6, 1. 41-42). Cette
variation la condamne inéluctablement et, à partir de là, les juges essaient de la
faire se recouper, ce qui permet de connaître les « recettes» destinées à lutter
contre la maladie. Claudette explique qu'avant d'avoir pris conscience de son
don, elle guérissait déjà les fièvres en utilisant « du grant pourpier» et les jaunisses avec des herbes « dictes de la claye 11 » (8, L 48-49). Les plantes utilisées ont
de réelles vertus, complétées par l'efficacité d'une prière. Les secrets se transmettent à « l'exemple d'aultres personnes à qui elle avoit veu faire telles receptes »,
répond Claudette à la question de savoir « qui l'a apprinse à ainsy guerir desdites
fiebvres et jaulnisses» (9, L 51-52). Elle vient une nouvelle fois de se recouper et
peut seulement répondre que son don « est de la grace du beau Jesus et des
14. La source est conservée à la bibliothèque municipale de Strasbourg. Elle nous a été signalée
par Jean-Marc Debard, le spécialiste de la sorcellerie à Montbéliard.
15. Les Archives nationales sont tout aussi muettes.
16. La plupart du temps, le procureur ou les échevins nancéiens les ont soulignées dans le procèsverbal.
17. La « claye» est un endroit marécageux. La plante en question est donc « l'angélique », réputée
pour ses propriétés digestives et son efficacité sur la jaunisse.
Un procès de sorcellerie en Lorraine au début du XVIIe siècle
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receptes que luy avoient aprins quelques bonnes gens »18 (10, l 55-56). Sa cause
est alors définitivement entendue. Le reste du procès-verbal dévoile les traquenards tendus par les juges, qui ne nous intéressent pas ici.
Par contre, les réponses de l'accusée informent de tous les pèlerinages locaux
et des saints qu'il faut invoquer en fonction de la maladie. Ce n'est qu'après avoir
avoué un pacte avec le diable, qu'elle livre quelques pratiques magiques qui
aident à percevoir la religiosité qui imprègne les faits et gestes quotidiens. Les
propriétés purificatrices du sel sont ainsi liées au pouvoir rédempteur de l'angélus. Dans le même ordre d'idées, le caractère ultime de l'extrême-onction
enlève tout espoir de guérison. Lorsqu'on lui demande « à qui elle a ouy dire que,
quant les saincts sacrements interviennent à la maladie d'une personne, il n'y
plus moyen de la guerir », Claudette répond qu'elle l'a entendu dire par plus de
quarante personnes. Les gens de justice interprètent l'absence de réponse précise
comme une nouvelle preuve de culpabilité. En réalité, elle ne peut pas nommer
des informateurs qui ne sont pas identifiables. Claudette est un vecteur de la culture et des croyances de la société rurale de son époque et c'est son statut de
femme tout entier qui est en jeu. La guérisseuse appuie son savoir sur un
ensemble de notions collectivement partagées, qu'on ne peut attribuer à quiconque ni même remettre en question. Elle est partie prenante d'un capital culturel préchrétien qui range les sacrements au niveau de n'importe quelle pratique
magique 19 .
Les interprétations que nous venons de donner sont à la portée de qui
consent à engager une observation attentive des sources. La compréhension des
oraisons et autres formules incantatoires est beaucoup plus difficile. Claudette
dit reconnaître l'origine de la maladie qui affecte ses clients « au moyen d'une
priere, laquelle pouvant dire tout à long est signe estre la maladie du sainct
qu'elle reclame et que ne la pouvant dire tout à long se n'en est pas ». Voici
l'oraison telle qu'elle est livrée par la source : « On sçait bien que Dieu est et
Nostre Dame aussy l'eaue n'a point de brie le chemin n'a point de chie le collon
n'a poinct de fiel parmy cœur vray vecie cranne au nom du Pere du Filz et du
Saint Esprit» (16, l 95-97). Admettons les difficultés paléographiques résolues,
ce qui n'est pas évident puisque la transcription ne correspond pas à un contenu
sémantique connu. Il reste un problème majeur, celui de la ponctuation qui doit
restituer les associations d'idées. Il faut remarquer que le scribe a particulièrement resserré les mots dans sa graphie, ce qui laisse supposer que l'accusée a prononcé son oraison d'un seul souffle. La clé de la compréhension se situe au
niveau de la construction syntaxique à partir du mot « aussy». La syntaxe
18. SALLMANN, 1991, p. 466 : dl existe une magie populaire, exercée par des femmes d'humble
extraction sociale et analphabètes. Leurs pouvoirs reposent sur des connaissances transmises oralement de mère en fille ou entre voisines. »
19. Sur la question complexe des rapports entre la magie et la religion, voir GOUREVlTCH, 1996,
p.I77.
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moderne place cet adverbe après le nom quand il s'agit de signifier une égalité
en l'absence de complément. «Aussy» sera alors associé à « Nostre Dame» dans
la formulation suivante : « On sçait bien que Dieu est et Nostre Dame aussy,
l'eaue n'a point de brie, le chemin n'a point de chie, le collon n'a poinct de fiel
parmy cœur vray, vecie, cranne [ou parmy cœur, vray vecie, cranne].» La fin de
l'oraison est dépourvue de sens car indéterminée, ce qui tend à imposer un autre
arrangement, plus satisfaisant au niveau de la syntaxe, beaucoup moins sur le
plan intellectuel: «Leaue n'a, point de brie le chemin n'a, point de chie le collon
n'a, poinct de fiel parmy cœur ... » Il convient d'être attentif à l'indication que
donne Claudette. Lorsqu'on lui demande « à quelz mots elle pert la memoire et
ne peuh achever l'oraison quant ce n'est du mal du sainct qu'elle reclame », elle
répond que « quant elle a proferé ce mot de cœur vray, elle ne peut dire le surplus» (17, l. 98-103). Le sens de l'oraison s' éclaire2o . En début de proposition, le
mot « aussy » devient une conjonction qui introduit une explication ou une
conclusion et c'est cette structure qu'il faut privilégier. Loraison devient: « On
sçait bien que Dieu est et Nostre Dame, aussy [en conséquence] l'eaue; n'a point
de brie le chemin, n'a point de chie le collon, n'a poinct de fiel parmy cœur vray,
vecie, cranne ; au nom du Pere ... » Ce travail peut accaparer plusieurs jours mais
il est riche d'informations. Limportance symbolique de l'eau est affirmée par son
association à Dieu et à Notre Dame. Le mal est considéré comme une entrave
aux flux internes, auxquels est attachée la métaphore de l'eau courante, symbolisant les circulations organiques. Claudette transpose l'idée sur le plan intellectuel quand elle prend en compte la fluidité de l'énonciation. Il s'agit d'un
transfert sémantique articulé autour de l'expression « dire son cœur» au sens de
« dire ce qu'on pense ». Le principe de l'analogie, fondé « sur les ressemblances
subtiles des rapports », se mêle dans la pensée de Claudette au jeu des sympathies
qui ont le pouvoir « d'assimiler, de rendre les choses identiques les unes aux
autres, de les mêler, de les faire disparaître en leur individualité21 ». C'est pourquoi le comte de Montbéliard est guéri après qu'il «vomist et jecta hors de son
corps un lazard et ung peloton de fillet deans lequel y avoit des os» (11, l. 76-78)
et qu'une « femme de bien ayant beu en une fontaine, dedans laquelle avoit esté
precedemment abreuvée une jument qu'estoit en amour, ayant laisser tomber en
icelle ung poil, ladicte femme aussi beuvante en ladicte fontenne avalla ledict
crin ou poil qui devint en son corps la moictié colleuvre» (11, l. 59-62).
Une telle approche méthodologique peut constituer une ouverture pour de
futures recherches. Pour cela, il faut renoncer à une vision fragmentaire, à une
exiguïté temporelle qui obligent à privilégier l'exception et, ce qui est plus grave,
incitent à de fausses généralisations. La crédibilité de l'histoire rurale est à ce prix
20. Le mot «coeur» désigne n'importe quel organe. Le « cœur vray» symbolise, à cette époque, le
siège de la vie intérieure, l'organe de la pensée: « parler de cœur vray» signifie « parler avec sincérité». Voir GREIMAS, 1968, p. 153.
21. FOUCAULT, 1966, p. 36-39.
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XV/ft
siècle
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et l'ampleur des sources lorraines se prête bien à l'élargissement des analyses. Les
mécanismes sociaux étudiés seront utilement confrontés à d'autres périodes ou
lieux, particulièrement cet effet de publication, le « bruit» à base de rumeurs. A
la fin du xve siècle, il s'agit encore d'un instrument destiné à empêcher les
dénonciations calomnieuses dans un système judiciaire oral et public. Le « fait de
ne pas avoir été repris» fonde l'indispensable réputation qui, à partir des années
1560, sera demandée au pouvoir ducal par l'intermédiaire du tribunal nancéien
du Change. A partir surtout de l'année 1580, qui marque le début de la répression en Lorraine, la rumeur véhicule une angoisse collective, faite de peurs diffuses et de craintes difficiles à formuler. S'appuyant sur des archétypes culturels,
elle exprime le malaise ressenti devant les mutations de la société traditionnelle.
Le bruit est un phénomène de communication transversale qui, pour être efficace, doit rencontrer des appréhensions ataviques, répondre à un besoin de
croire qui caractérise les moments d'incertitude sociale: cette conjonction est
réalisée par la lettre d'accusation, rédigée par la communauté et qui est à l'origine de tous les procès de sorcellerie. Il exprime aussi l'imaginaire, répondant au
besoin de sortir de la banalité quotidienne pour toucher au merveilleux: aussi
prend-il naissance dans les tavernes ou au cours des veillées. Le vocabulaire de la
rumeur, celui qu'utilise tout un chacun pour décrire le sabbat, révèle également
les interdits sociaux que sublime l'image d'un Satan mystique22 . Pour un État en
cours de centralisation, comme l'est la Lorraine de Charles III, ce mécanisme
régulant les comportements collectifs est un excellent instrument de pouvoir,
dans la mesure où il est conservateur, donc accepté par les ruraux. Plus tard, au
XVIW siècle, quand le nombre des étrangers sera important, le certificat de bonne
vie et mœurs jouera le même rôle pour celui qu'on ne connaît pas.
Ce travail ne peut avoir la prétention de s'imposer comme un achèvement car
un sujet ne peut être ni fixé ni clos quand il est de l'ordre du discours, c'est-àdire fondé sur un corpus mouvant qui ne cesse « d'enfouir son passé sous les réalités à venir23 ». Des études futures se devront de cerner des évolutions, en
précisant un peu plus un vocabulaire quotidien, naguère considéré comme inaccessible. Le but d'une recherche n'est pas de fournir de vraies réponses définitives, mais de poser les vraies questions. Il suffit donc qu'on lui reconnaisse le
mérite d'avoir laissé un problème en moins mauvais état qu'elle ne l'avait trouvé.
22.
23.
DIEDLER,
1993, t. l, p. 295.
1964, introduction.
LÉVI-STRAUSS,
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 133-172.
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Jean-Claude D/EDLER
BIBLIOGRAPHIE
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Nancy, Université de Nancy II, 1977, 2 vol., 765 p. (Mémoires des Annales de lEst, 55), [thèse
Lettres, Nancy II, 1974], en particulier p. 702-703 (analyse d'un procès de 1588).
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Un procès de sorcellerie en Lorraine au début du XVIIe siècle
143
32.
1601
Le procès de Claudette Clauchepied,
accusée de sorcellerie à Bruyères (Vosges)
Source: Arch. dép. Meurthe-et-Moselle, B 3753l.
N B. : Des numéros d'ordre ont été placés en marge du texte par l'éditeur pour fociliter la lecture.
L
de monsieur le procureur général de Vosges à Bruyères, Adam Gaulthier,
ayant receu advertissement qu'une femme vagabonde nommée Claudette
Clauchepied aagée d'environ soixante six ans, reputée de chacun devineresse, se seroit ce
jourdhuy transportée en ce lieu à ceste fin d'y guerir la femme de Jean Bertrand malade
5 de mal donné - comme l'on dist -, auroit requis à nous soubsigné lieutenant de monsieur le prevost de Bruyeres de se saisir de ladicte Claudette; à quoy satisfaisant et y obstant d'autres indices contre icelle, prejugeans estre infectée du crime de sortilege,
l'aurions ce jourdhuy interrogée, ouye et examinée en presence des commis de maire,
eschevin, doien, sergens et autres assistans 2 ; et ses confessions, varriations et denegations
JO faict fidellement rediger en escript par le tabellion aussy soubscript, appellé pour greffier
en l'absence du clerc juré.
E SUBSTITUT
Le premier, du 12 mars 1601
1. Interrogée de son nom et surnom, aage, d'où elle est née et qui sont ou estoient
ses pere et mere ?
15
Respond qu'elle s'appelle Claudette Clauchepied, aagée d'environ soixante six ans;
qu'elle a esté née à Espinal, son pere s'appellant Nicolas Clauchepied et sa mere Jehenne
de Darnieulle3, tous deux mortz il y a longtemps3; son pere estant à son vivant paistre
du bestail 4 dudict Espinal.
20
2. Syelle est mariée, à qui et sy elle a des enffans ?
Dist estre vefve mais qu'elle a estée mariée; la premiere [fois] à Demenge Claudel
1. La démarche retenue tend à conserver au document manuscrit son aspect d'origine, tout en
facilitant la compréhension. Le texte est donc restitué sans correction des graphies fautives au
regard des règles orthographiques actuelles. Certains lapsus du scribe révèlent ses apriorismes, particulièrement quand ils portent sur des pronoms personnels ou des possessifs. Quand il écrit: « Elle
lui dit qu'elle rendrait malade leur vache et non sa vache », c'est le clan qui est visé et non le seul
interlocuteur. Les tournures syntaxiques caractérisent souvent un mode de pensée qui privilégie
l'aspect collectif en occultant l'individu. On écrira volontiers: « tu vois comme leur chien m'a
atourné? », même si on s'adresse au propriétaire du chien. Là aussi, il s'agit de faire retomber la responsabilité sur le groupe familial. Il ne faut pas écarter la possibilité d'une erreur dans la transcription d'un discours au style indirect. Les signes de ponctuation retenus sont les points-virgules
et les virgules, afin de respecter l'aspect formel de textes qui ne sont pas ponctués. Les lettres
majuscules sont seulement utilisées pour les noms propres. De même l'accentuation n'est indiquée
que pour les voyelles finales afin de distinguer le participe passé d'un substantif. Enfin, on écrit
généralement ledit avant 1580 et après 1640, et ledict de 1580 à 1640. Les tabellions utilisent souvent ladicte devant un substantif féminin quelle que soit l'époque. Si la source impose une graphie
à un endroit, toutes les abréviations sont transcrites sur le même modèle, cf. GIRAUD, 1997.
2. La justice de la communauté rurale est toujours présidée par le maire assisté d'un doyen.
3. Darnieulles: Vosges, ar. Épinal, c. Épinal-ouest.
4. Il s'agit ici du troupeau collectif des habitants d'Épinal.
Histoire et Sociétés Rurales, n' 7,1" semestre 1997, p. 133-172.
144
Jean-Claude DIEDLER
Stouvenin de Champdray!, prevosté de Bruyères, avec lequel elle a esté par l'espace de
sept ans ; ayant eu dudict mariage deux enffans qui sont morts; et l'aultre fois à
Dieudonné de Taintruy2, paistre du trouppeau de bestialz de Hould3 , avec lequel elle n'a
esté qu'environ deux ans; icelluy estant mort puis cinq à six ans.
25
30
3. Où elle residoit avant d'espouser son premier marit?
Respond qu'elle s'est heu tenu longtemps avec une sienne sœur à Saincte Marye4 ;
aultrefois [elle a] servy maitre es Allemaigne 5 et s'ayant party, mendioit sa vie, vivante des
aulmosnes des bonnes gens.
4. De quoy elle s'a meslé depuis la mort de ses feuz marits ?
Respond avoir travaillez pour beaucoup de bonnes gens qui daignoient luy donner
de la besongne.
5. Syelle ne se mesle de deviner, guerir gens mallades et faire plusieurs vœux et perrellinages pour eulx?
Dist que pour avoir estée née le jour du Grand Vendredy pendant qu'on lisoit la
35 Passion, elle a heu de Dieu ce don de grace de cognoistre plusieurs maladies et dyviner
sy elles procedoient de mal de saincts ou mal donné 6 .
6. Comment elle sçait que pour avoir estée née le jour du Grand Vendredy Sainct
pendant la lecture de ladicte Passion, elle ait ainsy heu ce don de dyviner, juger et
cognoistre des maladies?
40
A respondu qu'elle tenoit cela de sa mareine qui luy dist à l'aage de douze ans que
pour avoir estée née ledict jour du Grant Vendredy Sainct, elle seroit bien heureuse et
qu'elle apprendroit beaucoup de choses.
7. Interrogée du nom et surnom de sadicte mareine.
Respond qu'elle s'appelloit Jehenne, femme Jean le Coustellier d'Espinal.
8. Quelle espreuve qu'elle pouvoit jà avoir faict de son sçavoir avant l'avoir revelé à
sadicte marenne ?
Dist qu'elle guerisoit des fiebvres avec des herbes appellées du grand pourpiez qu'elle
applicquoit sur le bras droict du febricilant7; guerisoit aussy des jaulnisses avec des
herbes dictes de la clayeS et disoit en les applicquantz cinq Pater Noster et cinq Ave Maria,
50 avec enjonction au malade d'en dire neuf par neuf jours durant.
45
1. Champdray: Vosges, ar. Saint-Dié, c. Corcieux.
2. Taintrux: Vosges, ar. et c. Saint-Dié.
3. Un hameau de Laveline-du-Houx: Vosges, ar. Épinal, c. Bruyères.
4. Sainte-Marie-aux-Mines: Haut-Rhin, ar. Ribeauvillé, ch.-l. c.
5. Alsace.
6. « Le mal de saint» est une maladie qu'on peut qualifier de naturelle et qui se traduit généralement par des taches ou des boutons sur le corps. Ainsi la peste est un « mal de saint ». « Le mal
donné» est une maladie communiquée par un maléfice, dont les symptômes sont des ralentissements dans les circulations organiques internes ou des obstructions. Une constipation est un « mal
donné».
7. Malade fiévreux.
8. Endroit marécageux.
Un procès de sorcellerie en Lorraine au début du XVIIe siècle
145
9. Qui ['a apprinse à ainsy guerir des dictes fiebvres et jaulnisses ?
Respond estre ['exemple d'aultres personnes à qui elle avoit veu faire telles receptes.
10. Que cela donc ne vient de ce don de grace particulier qu'elle a dict cy devant
avoir receu de Dieu adcause de sa nayssance le jour du Grant Vendredy Sainct ?
55
A dict et respondu en varriant estre de la grace du beau Jesus et des receptes que luy
avoient aprins quelques bonnes gens.
60
65
10
15
80
(/"2) 11. Quelles autres personnes depuis son aage mœur elle peult avoir heu guery?
Dist que peu après la mort de son mary de Champdray elle, resident à Saincte Marie,
et une femme du lieu ayant beu en une fontaine dedans laquelle avoit esté precedemment abreuvée une jumente qu'estoit en amour ayant laissé tomber en icelle ung poil,
ladicte femme nommée Margueritte de Fontenoyl, aussy beuvante en ladicte fontenne,
avalla ledit crin ou poil qui devint en son corps la moictié couleuvre; laquelle prevenue,
appellée pour veoir quel mal se pouvoit estre, luy declaira ainsy qu'il est porté et dist que
pour remede il failloit que ladicte Marguerite allit au Bel Bernay2 à vie ; et qu'y ayant
esté et faict son perelinage, elle gecta et rendist aussy tost ledit crin ou poil moictié colleuvre et fust aussy tost guerie.
Que peu après, au bruict de ceste curre [peult avoir environ vingt cinq ans] le seigneur comte de Monbilliairt3 , estant mallade d'ung mal que luy avoit donné ung particulier voisin de son chasteau, envoya ung sien valet audict Saincte Marie vers ladicte
prevenue, avec priere de s'acheminer audict Montbelliairt afin d'adviser à quelque
remede pour sa guarison ; laquelle s'yen estante allée avec sondict vallet, accompaignée
d'une femme; là, parvenue auprès dudict Sieur, illuy dist : « Claudine, mamye, je suis
bien malade» ; laquelle, ayant respondu qu'elle le voyoit bien, fut replicqué par la femme
dudict seigneur que ce malluy avoit esté donné par son voisin ; et après avoir prié elle
prevenue de la soulager et guerir, icelles fist des breuvages avec drogues d'appoticquaire
et autres herbes du jardin ; lesquelz ayante donnez par divers fois audict seigneur, vosmist et jecta hors de son corps une lazard4 et ung peloton de fillet deans lequel y avoit
des os ; il fut ausy tost guery ; lequel peu après fist apprehender celuy qui luy avoit donné
le mal, qui confessa estre sorcier depuis vingt deux ans; il fut bruslé deux jours après;
12. Sy se fut elle prevenue qui dist audict seigneur comte que le sorcier cy dessus
mentionné luy avoit donné le mal ?
Respond que non et qu'il seigneur le scavoit jà mais toutesfois s'il!' eust ignoré, elle
luy eust bien dist.
13. Par quel moyen elle pouvoit cognoistre ce supplicié avoir donné le mal audict
85 sieur comte?
Respond au moien d'une priere, laquelle pouvant dire tout à loing est signe estre la
maladie du sainct qu'elle reclame et que ne la pouvant dire tout à loing, ce n'en est pas.
1. Il est difficile de déterminer le village en question. Ce peut être Fontenay (Vosges, ar. Épinal,
c. Bruyères), situé entre Bruyères et Épinal, ou Fontenoy-la-Joûte (Meurthe-et-Moselle, ar.
Lunéville, c. Baccarat), près de Baccarat.
2. Il s'agit du Léomont, à l'est de Lunéville, où se trouvait un prieuré bénédictin bâti sur les
ruines d'un temple de Diane.
3. Montbéliard: Doubs, ch.-l. ar.
4. En réalité, une salamandre. Voir DIEDLER, 1996.
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 133-172.
146
Jean-Claude DIEDLER
14. Ce qui la peult empecher dire l'oraison toute entiere ?
Dist quant ce n'est du mal du sainct qu'elle reclame, elle pert du tout la memoire et
90 ne se peuh aucunement resouvenir des mots derniers.
15. Interrogée quant ce n'est du mal du sainct comment elle cognoit estre mal
donné?
Respond en varriant et tremblant qu'elle use toujours de prieres.
95
100
16. Quelz sont les mots et substance de celle oraison?
A dict estre telz : « On sçait bien que Dieu est et Nostre Dame, aussy l'eaue ; n'a point
de brie le chemin, n'a point de chie le collon, n'a poinct de fiel parmy cœur vray, vecie,
cranne ; au nom du Pere, du Filz et du Sainct Esprit. »
17. À quelz mots elle pert la memoire et ne peuh achever l'oraison quant ce n'est du
mal du sainct qu'elle reclame ?
Respond quant elle a proferé ce mot de cœur vray, elle ne peuh dire le surplus; dist
de plus avoir servy ung seigneur de Strasbourg, environ cinq ans, et qu'elle congnust dès
lors le Sieur de Mombellyairt qui alloit lhors souvent au Conseil pour le faist de la
Religion!.
18. Quelles autres personnes elle a depuis gueries ?
Dist en avoir gueris plusieurs, des noms desquelz elle ne se souvient.
105
19. Sy, peuh y avoir environ sept ans, elle ne guerit la femme Nicolas Mengin de
Grainge 2 ? Quelle mal elle avoit et qui luy avoit donné?
Dist y avoir longtemps qu'estant à journée, serclant du millet pour Messire Jean
dudict Grainges, une nommée la Montenatte, serclant aussy avec elle, luy dist qu'elle
11 0 avoit faict une souppe 3 à la femme dudict Mengin de laquelle elle ne s'en trouveroit
guerre bien et qu'il y avoit plus de sept ans qu'elle la hayssoit et ne l'avoit encore pheu
attrapper ; et qu'elle prevenue, luy ayant dist qu'elle avoit mal faict, fist responce qu'elle
ne s'en soucioit ; qu'estant, deux ou trois jours après, appellée par la femme dudict
Mengin pour sçavoir quelle mal elle avoit, elle luy fist responce ladicte Montenatte luy
115 avoir faict manger une souppe et que pour estre guérie, illuy convenoit avoir du pain de
ladicte Montenatte pour en manger; ce que n'ayant de son chef pheu recouvrir, elle y
envoya une aulmoniere4 qui luy en apporta et en ayant mangé et envoyé au Bel Bernard
elle fust guerie; dist avoir guery la femme de Melchior Vauldechamp, portenseigne à
Bruyeres; de mesme la fille de Phillippe Masson dudict lieu, ausquelles elle conseilla aller
120 au Bè Bernard.
20. Interrogée où elle reside presentement?
Dist qu'elle sasjourne quelquefois au village de Houlx.
(f" 3) 21. Sy elle ne congnoist Margueritte le Sergent y residant et ne sçait qu'elle soit
malade et depuis quel temps? mesme sy elle luy a donné le mal ?
125
Respond la bien cognoistre pour avoir demeuré longtemps avec elle en son los gis ;
1.
2.
3.
4.
Consistoire luthérien.
Granges-sur-Vologne: Vosges, ar. Saint-Dié, c. Corcieux.
Potion.
Mendiante.
Un procès de sorcellerie en Lorraine au début du
XVIft siècle
147
sçait bien qu'elle est malade y a bien longtemps mais qu'elle ne luy donna jamais le mal.
22. Luy avons remonstré qu'elle se parjuroit et que la fille de ladicte Margueritte luy
maintiendra.
A encor respondu ne luy avoir donné mais bien est il que ladicte fille luy ayant
130 reproché avoir faict malade sa mere, elle fist responce que sy elle luy avoit donné le mal,
elle luy voulloit oster mais qu'elle ne trouveroit gens qui luy osast maintenir; et en ces
entrefaictes, ladicte fille s'estante enquestée d'elle prevenue quelle moyen il y auroit de
guerir sa mere, elle luy fist responce qu'il estoit trop tard et qu'elle avoit ouy dire que
quant une personne avoit receu les saincts sacrements qu'il n'y avoit plus moyen de la
135 guenr.
23. À qui elle a ouy dire que quant les saincts sacremens interviennent à la maladie
d'une personne, il n'y avoit plus moyen de la guerir ?
N'a voullou respondre autres choses synon qu'elle l'a ouyt dire à plus de quarante
personnes sans en avoir voulu nommer aucune.
140
24. Sy elle n'a estée, depuis peu de jour, interpellée par Jean Bertrand de Bruyeres de
guerir sa femme et par qui elle fut envoyée guerir ?
Respond estre vray et que ledict Bertrand la fut querir luy mesme.
25. Sy venue au losgis dudict Bertrand, elle ne dist quel mal avoit sa femme et qui le
luy avoit donné?
145
Respond qu'elle dist que c'estoit mal donné par un nommé Jeandon Bassot, natif de
Bruyeres, aagé d'environ soixante et dix ans, qui mandioit ordinairement sa vie.
26. Comme elle sçait que ledict Jeandon a donné le mal à ladicte femme?
A dict, en varriant et ne sçachant que respondre, qu'elle le scavoit comme il plaisoit
à Dieu; et enfin ne sçachant que dire, a allegué le sçavoir par ouys dire.
150
27. À qui donc elle l'a ouys dire?
N'a voulu respondre autre chose.
28. Sy ledict Jeandon ne l'a esté cy devant appeller pour guerir ladicte femme?
Respond qu' ouy et qu'estans de compagnie venus en ce lieu et parvenus devant le
losgis dudict Bertrand, ledict Jeandon luy dist de demeurer devant la porte et que luy
155 entrerait; ce qu'aiant faict et après y avoir demeuré fort longtemps, en sortit et dict à
elle prevenue que ledict Bertrand estoit auprès de sa femme et que partant n'y avoit
moien de la guerir pour celle fois; à quoy elle fist responce que s'ilz la vouloient medicamenter il failloit bien que son marit le sceust, priant ledict Jeandon de la laisser entrer;
ce que n'ayant voulu permectre, elle s'en retourna et n'a depuis veu la femme dudict
160 Bertrand, synon samedy dernier et aujourd'huy, jour de sa capture.
29. I.:avons interpellé de nous dire veritablement par quelle voye et moien elle guerist et trouve ainsy remede aux maladies des personnes?
N'a voulu respondre autre chose synon que c'est de la grace de Dieu et pour avoir
esté née à un jour sy sainct que celuy du Grant Vendredy.
165
30. Luy avons remonstré qu'elle se parjuroit manifestement pour ce que cest art de
deviner ne procede d'aultre part que du malin esprit.
A respondu, après avoir bien pensé, qu'elle nous diroit la verité du tout et ce qu'elle
sçavoit ; à quoy l'aiant invité, a dist librement et volontairement que, peult avoir environ
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 133-172.
148
Jean-Claude
DIEDLER
vingt trois ans, Mengeon Claudel Stouvenel de Champdray son marit estant mort, et se
110 souvenant qu'aiant eu des moyens et comoditez, sondict marit luy auroit vendu et dis-
sipé ; ne sçachant à quoy se resouldre ny de quoy vivre, alla toute dolente et desconfortée
depuis ledict Champdray à Gerbepaulx l pour mandier ; duquel lieu estant le lendemain
matin partie pour aller à Gerardmer2 à ceste fin d'y quester sa vie, parvenue qu'elle fut
es bois et forestz des montangnes d'entre lesdicts deux lieux, tousjours chagrine et
115 dolente, rencontra en son chemin ung homme grand de stature, assés noir, ayant ce luy
sembloit les pieds en façons de griffes, estant du tout dissemblable aux autres, qui luy
demanda où elle alloit et pourquoy elle estoit ainsy desconfortée ; laquelle fist responce
qu'il plaisoit à Dieu qu'elle le fut ainsy; à quoy replicqua ledict homme que sy elle vouloit croire à luy, illuy donneroit assés d'argent et que c'estoit une malheureuse et mal forISO tunée; lequel esconduit et refusa l'argent, se recommanda à Dieu et à l'instant ledict
homme luy donna ung grand coup derrier l'aureille droicte, puis il se disparut aussy tost;
duquel coup elle fut tellement estonnée et abbatue qu'elle demeura deux jours et deux
nuicts evanouie sur la place et jusques à ce que Gerard Contret de Gerardmer arriva celle
part3 ; qui s'estant anquesté d'elle ce qu'elle faisoit là, elle luy discourut toute sa fortune;
1S5 lequel la mena audict Gerardmer en son logis, la louant fort de ce qu'elle avoit ainsy
resisté aux tentations et n'avoit prins l'argent.
31. Interrogée comment elle s'apperceust que cest homme en question estoit un
mauvais esprit.
Respond pour ce qu'elle le veist de tout dissemblable aux autres, qu'illuy presenta
190 argent et l'interpelloit de croire en luy'.
32. Sy depuis, ce mesme homme et esprit ne s'est apparu à elle et ce qu'illuy peuh
avoir heu conseillé de faire ?
Dist ne l'avoir du depuis veu mais bien souvent ouy une voix d'homme qui luy
conseilloit de se noyers, disant qu'elle seroit mieulx que de rester au monde ainsy mise195 rable et langoureuse (F 4) - affirme fut en ung veage qu'elle faisoit à Bel Bernard y a
environ sept ans en bois de Gerbeviller6 .
Et après plusieurs admonestemens de nous myeulx declairer la verité et confesser
librement son cas, a esté tout ce qu'avons peu tirer d'elle, parquoy l'avons faict mectre
en pnson.
Du 12e dudict mois
Nousdicts, lieutenans de mondict Sieur le prevost, appellé Quirien Grant Didier,
clerc juré et à l'assistance desdicts de justice cy devant nommez, sommes transportez au
chasteau et maison fort de Son Altesse; et des prisons d'illecques faict tirer ladicte prevenue à laquelle avons faict faire sermens de dire verité ; ses responces, varriations et
205 denegations faict rediger en escript par ledict clerc juré comme s'ensuit.
200
1.
2.
3.
4.
5.
6.
Gerbépal : Vosges, ar. Saint-Dié, c. Corcieux.
Gérardmer: Vosges, ar. Saint-Dié, ch.-l. c.
À cet endroit.
Lui faire confiance: cette expression est utilisée lors des promesses matrimoniales.
Sur le rapport «eau-femme-mort», voir DIEOLER, 1997.
Gerbéviller : Meurthe-et-Moselle, ar. Lunéville, ch.-l. c.
Un procès de sorcellerie en Lorraine au début du
XVIIe
siècle
149
33. Lavons interpellé de nous dire ce coup comment elle a esté seduicte du malin
esprit, quelles personnes elle peult avoir heu faict mourir à son induction et aultres circonstances.
Respondu l'avoir jamais veu depuis la fois en question et qu'elle n'a jamais esté
210 induicte de luy ny d'aultres de faire mourir ny donner mal à personne.
34. Interrogé comment elle sçait que la femme dudict Mengin de Grainges soit esté
guerrie pour avoir mangé du pain de celle qui luy avoit baillé le mal ?
A dict l'avoir ouy dire à des gens.
215
35. Qui luy a aprin l'oraison qu'elle dist pour guerir les gens mallades ?
Respond en variant la tenir de soy mesme et enfin ne pouvant pas plus pertinament
respondre, a dict qu'elle l'a apprin d'un jeune gerçon de Champdray avec lequel elle
demeuroit et servoit maitre audict Champdray depuis qu'elle fust vefve.
36. S'il n'est vray qu'elle a heu donné par deux fois argent audict Jeandon affin qu'il
ne la fist prendre en ce lieu!, l'ayant menassé de ce faire.
220
Respond qu'ung jour, ayant demandé son pain parmy le village de Herpelmont2 ,
peult avoir quatre ans, peu de temps après elle fut soubsçonnée d'avoir tué le chat de
Lieger Didier et emporté la teste 3 ; ce que luy ayant esté dict du depuis par ledict
Jeandon, fust la cause qu'elle luy donné six gros 4 pour l'aller excuser audict Herpelmont;
ce qu'il fist et fut trouvé ledit chat avoir esté ainsy tué par une aulmosniere de devers
225 Nancy qu'avoit logé audict losgis ; dist de plus qu'assés de fois, ledict Jeandon s'a offert
de la mener hors du pays, en quoy elle n'auroit voulu entendre, pour estre femme de
bien.
37. Sy une aultre fois elle ne donna sept ou huict gros audict Jeandon et pourquoy ?
A dist ne se souvenir luy avoir donné aultre argent que lesdicts six gros.
38. Se trouvera qu'elle luy a heu donné lesdicts sept ou huict gros par une fois affin
qu'il ne la feist prendre, la menassant de la faire chacquer5 ?
A dict ne luy en avoir donné et qu'il ne la menassa jamais de la faire chacquer.
Et voyans que ne pouvions aultre chose tirer d'elle, l'avons faict remectre esdictes prisons et ordonné que le present besongné sera communicqué à monsieur le procureur
235 général de Vosges pour y prendre et requerir telle conclusion qu'il trouvera à faire par justice et raison; faicts les ans et jours que devantz soubz les seings manuelz desdicts lieutenant de prevost, tabellion et clerc juré. [Signé] : Thiery; Grant Didier.
Le procureur general au bailliage de Vosges, soubsigné, dit que du besongné cy dessus
et des confessions volontaires de ladicte Claudette Clauchepied, il appert et est suffi240 samment convaincue de plusieurs superstitions, blasphemes, malversations et autres
faicts plains de sortilege et mesme d'avoir eu communication avec le diable; sans prejudice de laquelle conviction et avant prendre droit sur lesdictes confessions et ladicte pro230
1.
2.
3.
4.
5.
Afin qu'il ne la fasse pas emprisonner.
Herpelmont (Vosges, ar. Saint-Dié, c. Corcieux) est situé entre Houx et Bruyères.
La tête de chat broyée et mélangée à des cendres est censée soigner la cataracte.
Un douzième du franc lorrain.
Purger, arracher des aveux par la question (sachier, lat. pop. *saccare, de saccus, sac).
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 133-172.
150
Jean-Claude
DIEDLER
cedure en l'estat qu'elle est, requiert qu'il soit informé bien exactement s'elle a point esté
cy devant accusée dudit crime, s'elle a esté soubçonnée d'avoir fait mourir quelques per245 sonnes ou quelques bestiaulx, quant et comment; mesme informer des guerisons qu'elle
a donné - ainsy qu'elle dit- aux malades ou des remedes qu'elle a usé pour ce faire, les
ouyr s'ilz sont vivantz, leurs voisins, parentz ou autres qui en pourront deposer, mesme
s'ilz jugeoient point ou n'avoient ceste opinion qu'elle leur eust donné le mal, s'ilz
avoient eu querelles à elle et de touttes telles circonstances ; l' ouyr derechef sur ladicte
250 information affin qu'icelle et ses dictes responses [re]levées, on puisse recongnoistre s'il y
aura (f' 5) et s'y trouvera de la conformité à ce qu'elle a jà respondue, tant pour lesdictes
guerisons qu'autres faitz contenus en sesdictes confessions ; s'elle en aura point encor
caché d'autres; de quoy il y a trop plus que violentes et urgentes presumptions pour le
tout communicqué audict soubsigné y prendre telles fins et conclusions que de justice.
255 [Signé]: Dumenil.
Du vingtieme jour du mois de mars mil six centz et ung
En suytte des requises cy devant de monsieur le procureur general de Vosges et des
informations faictes et sa requeste, nousdicts prevost, maire et gens de justice de
Bruyeres, estants au chasteau et maison forte de Son Altesse, avons faict tirer des prisons
260 ladicte Claudette prevenue ; et après luy avoir faict prester serment, les mains tenantes
sur les sainctz Evangils de Dieu, l'admonestant de dire et declairer la verité de ce que par
nous elle sera enquise et interrogée; et après l'avoir recoller sur ses confessions premieres,
a esté examinée, comme cy après, ses confessions, denegations et variations faict fidellement rediger en escript par ledict clerc juré ainsy que s'ensuyt.
265
Et premier
Luy avons faict lecture de sesdictes confessions ; lesquelles ouyes, a dict de tout
contenir verité, excepté ce qu'elle avoit accusé Jeandon d'avoir donné le mal à la femme
dudict Jean Bertrand et que la cause qu'elle l'avoit accusé estoit pour ce qu'il avoit semé
le bruict qu'elle avoit tué le chat dudit Liegier et qu'elle en avoit prin la teste.
210
39. Interrogé sy ledict Jeandon n'a esté parler à elle par les fenestres de la prison,
pourquoy et quelz propos ilz ont heuz par ensembles?
Respond que oy et qu'ilz n'eurent aultres propos synon que ledict Jeandon luy dist
de ne le point accuser à tort ; auquel elle feit responce que aussy ne feroit elle.
40. Enquise sy elle n'a esté prisonnière en Bourgongne, pourquoy et comment elle
215 en a esté eslargie ?
Dist que non.
41. Sy elle n'a bien congneue une nommée Jannon, fille de la femme Galmeche des
Folzl à laquelle elle feit perdre les bras et jambes?
Dist qu'elle ne luy a baillé le mal et qu'on luy faict grand tort [en le racontant].
280
42. Sy elle n'a heu achepté de la graisse de chiens2 pour guerir Margueritte le Sergent
de Houx?
1. Les Hautes et les Basses-Fosses, hameaux de Taintrux.
2. La graisse de chien sert, entre autres, à fabriquer l'onguent dont les sorcières s'enduisent avant
de se rendre au sabbat.
Un procès de sorcellerie en Lorraine au début du XVIIe siècle
151
A dict estre bien vray leur avoir conseillé d'en achepter mais que d'elle, elle n'en
achepta poinct.
285
43. Comme elle sçait que la graisse de chiens est bonne?
N'a sceu que respondre synon qu'elle en aveu achepter d'aultres ; dist aussy n'avoir
baillé le mal à ladicte Margueritte; est bien vray que ladicte Margueritte l'envoya par ung
soir, de nuict, hors de leur maison pour veoir sy c'estoient bceufZ qui mugissoient mais
qu'elle ne veit bien.
44. Enquise sy par ung jour, Demenge des Fermes ne la trouva sur ung etang battant
290 l'eave avec une verge, et s'il ne la battit, et sy soudain après ne tumbat force gresle ?
Dist que ledict des Fermes la trouva par ung jour proche dudict estang mangeant des
pommes, qu'elle ne battoit poinct l'eave ; lequelluy dist qu'il avoit mal en une jambe et
qu'il convenoit qu'elle le guerit ; auquel elle feit responce qu'elle n'etoit poinct genaxe 1
pour le guerir : et entendu ce point, [il se mit] à rire et s'en alla sans la battre mais bien
295 l'a il heu battu aultresfois ; et ne sceit s'il tumba de la gresle ledict jour.
45. Sy elle n'a heu faict mourir ung nommé Denyet de Leavelline de Houx2 ?
Ne sachant que dire, a dict que non et qu'on luy faisoit grand tort, toutteffois que le
bruict en estoit.
46. Syelle n'a dist à Jean Bertrand, sa femme et chambriere que Jeandon avoit baillé
300 le mal à ladicte femme à l'ayde d'une aultre femme de Bruyeres?
Dist qu'elle leur a heu dict mais que c'estoit parce que ledict Jeandon avoit semé le
bruict du chat, mesme pour ce qu'ill'avoit faict par trop sejorner devant la maison de
nous, prevost et faict retorner parce que le marit de la femme qu'illuy avoit dict de guerir
estoit au logis; et que quant à la femme que c'est une qu'elle ne congnoist mais que c'est
305 une qu'alla tiré du laict es trois mars 3 .
47. Sy elle ne dist à ladicte chambrière qu'elle congnoissoit bien ladicte femme mais
qu'elle avoit promis [de] ne [pas] la racuser ?
A dist n'avoir tenu telz propos à ladicte chambriere.
(t6) 48. Luy avons remontré qu'elle se parjuroit evidamment, d'aultant qu'elle dist
310 encor à ladicte chambriere que parmy la nuict, en dis ans ses oraisons, elle avoit heue
revelation qu'il failloit envoyer incontinant au Bel Bernard avec des poictrinnes de cire,
aultrement que sa maistresse es toit perdue.
A dict estre vray luy avoir dict qu'en disant ses oraisons il failloit incontinant envoyer
à saincte Agathe porter des poictrinnes de cire.
315
49. Sy elle n'a heu dict à ladicte servante que ledict Jeandon avoit baillé le mal à la
fille Philippe Masson par le refus qu'elle feit de luy bailler du lart ?
Respond qu'elle l'a heu dict à ladicte chambrière mais que lors qu'elle pensait ladicte
fille, elle luy dist que ledict Jeandon luy avoit demandé du lart et qu'elle l'avoit refusé.
1. Sorcière.
2. Laveline-du-Houx.
3. Claudette fait allusion à l'accusation qui pèse sur la famille Pivert au même moment. Tirer le
lait des vaches d'autrui au moyen d'un filet enroulé par terre pour augmenter la production de ses
propres vaches, est une pratique magique courante dans les communautés rurales. Pour l'interprétation, cf. DIEOLER, 1996.
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 133-172.
152
Jean-Claude DIEDLER
50. Sy mesme aussy elle n'a heu dict à ladicte chambrière que sy elle n'en guerit la
320 femme dudict Melchior, ledict Jeandon la menassoit faire mourir comme ung chien?
Dist qu'elle luy faict tort et qu'elle ne dist jamais telz propos.
51. Sy elle ne se souvient que par ung jour, estante à Laval l avec ledict Jeandon au
logis de Jacat Ferry, il n'eut ung cheval mort duquel elle print la gruatte 2 et ce qu'elle en
voulloit faire?
325
Respond estre bien souvenante que ledict Jacat eut ung cheval mort, qu'elle print de
la gruatte icelluy qu'elle mangea à Docelle3, d'aultant que la femme dudict Ferry ne
voullut permectre qu'elle fut cuytte en leur maison.
52. Luy avons dict qu'elle ne peut nyer qu'elle ne soit sorcière et empoisonneresse
parce qu'il y a plusieurs hommes et femmes que luy maintiendront estre telle.
330
A respondu qu'ilz luy font tort et qu'elle leur respondra ce qu'elle poulra.
53. Sy elle ne se souvient que par ung jour, sortante de la maison dudict
Vauldechamps avec ledict Jeandon, elle ne dist qu'il failloit laisser à tous les dyables la
femme dudict Vauldechamps ?
Respond et dist que ce ne fut elle, ains 4 ledict Jeandon.
335
54. Lavons derechef admonesté et remonstré qu'il n'estoit vraysemblable que le
malin ne soit apparu à elle par aultres fois, comme il avoit faict lorsqu'il la trouva au
chemin de Gerardmer, mesme par la voix qu'elle oyt en allant à Bel Bernard.
A faict responce que non.
55. Syelle ne reside au lieu de La ChappelleS, auquel lieu elle estoit hayie et que l'on
340 luy disoit que c'estoit une femme et genaxe6 ?
Dist y avoir demeuré quelque temps avec ung magister7 , elle estante vefVe et ne sçait
sy on l'appelloit telle.
Du vingt deuxième dudict mois de mars
56. Ayans faict tirer des prisons ladicte prevenue et admené par devant nous, l'au345 rions admonesté de nous dire et declairer particulierement et specificquement quand,
premier elle fut seduicte du malin esprit, de la sorte qu'il proceda pour la gaigner, quelles
personnes elle a faict mallade et mourir, quand et comment et aultres circonstances?
Laquelle après avoir pensé à nos admonestemens, toutte dolante et pleurante, a dict
volontairement ce que s'ensuyt :
350
Premier que peult avoir environ trente ans, son marit Demenge Claudel Stouvenin
de Champdray estant decedé, susdite, allante par ung jour de Gerbepal à Gerardmer,
1. Laval-sur-Vologne: Vosges, ar. Épinal, c. Bruyères.
2. On donne aux animaux malades de l'avoine bénite au sanctuaire de saint Hubert à Autrey
(Vosges, ar. Épinal, c. Rambervillers), situé près de Rambervillers. Claudette mange la nourriture
du cheval pour se soigner.
3. Docelles: Vosges, ar. Épinal, c. Bruyères.
4. Au contraire.
5. Entre Bruyères et Corcieux.
6. Femme de mauvaise vie et sorcière.
7. Maître d'école.
Un procès de sorcellerie en Lorraine au début du
355
360
365
370
375
XVIft siècle
153
rencontra le malin esprit, avec lequel elle eut telle communication comme il est porté cy
devant; que retornant celle fois dudict Gerardmer et ayante pris à eux poullatte 1 audict
lieu, que luy furent à l'instant rostez par celluy à qui ilz appertenoient ; et venante sur
ung estang, vulgairement appellé l'estang Nicolas Herry de Martimprey2, ledict malin
esprit s'apparut à elle qui luy dist : « Ton faict est accusé 3 » - entendans par lesdicts poulletz-, luy demandant pourquoy elle avoit faict cela sans son congé; à quoy elle feit
responce que c'estoit peu de chose d'avoir prin lesdicts poulletz et que c'estoit pour une
paouvre femme qui desiroit d'en manger4 ; et à l'instant se disparut, lequel elle ne veit
depuis qu'environ six sepmaines après; que sur le bruict de la maladie d'une sienne sœur
residante à Saincte Marie, elle partit dudict Champdray pour s'yen aller et parvenue es
rappailles 5 d'entre Vannemont 6 et Sainct Lyenard7 , il s'apparut à elle luy demandant où
elle alloit ; et qu'ayante respondu qu'elle s'acheminoit audict Saincte Marie pour y visiter
sadicte sœur, ledict malin esprit luy dist qu'elle n'avoit que faire de passer oultre pource
que sadicte sœur et ses enfans estoient mors et que les seigneurs dudict Saincte Marie 8
s'avoient saisis du biens; et que sy elle n'y alloit pour aultres choses que pour les percepvoir, qu'elle n'aille pas plus avant ; lors il luy dist qu'elle estoit belle et qu'il avoit
grande envye de la baiser et de faict l'embrassa et baisa, la pinceant au front, luy ostant
le cresme et l'induicte de croire en luy et qu'illuy seroit bon maitre et elle n'auroit jamais
besoing de rien; et à l'instant il la gecta bas sur terre et feit son plaisir d'elle puis luy feit
dire après luy ces motz : « Je renonce à Dieu, à sa mere, à tous les saincts et sainctes de
Paradis et au sacrement du baptesme» ; ce faict, en lieu de contynuer son veage, (f' 7)
elle retourna au gist à La Houssiere 9 et logea chez Claudon Grant Colin où elle fut trois
jours mallade, ayante ung grand froid depuis la copulation charnelle qu'elle eut avec le
malin esprit.
57. Interrogée où ledict malin esprit l'alla trouver après la fois cy devant?
Dist qu'environ sept ou huict sepmaines après, elle estante logée audict La Houssiere,
couchée sur le solier 1o , oyt une voix qui luy dist qu'il failloit qu'elle s'en aille avec luy;
laquelle, pensante que ce fut quelque carasset 11 , demanda où c'estoit qu'il la voulloit
380 mener et que s'estant approché tout près d'elle, elle fut espouventée; voullante faire le
signe de la croix, elle en fut empechée par ledict malin qui luy dist qu'elle estoit bien seignée, puis luy dist de monter sur ses espaulles; ce qu'ayante faict, l'emporta à l'instant
en ung bois où estoient assemblez plusieurs personnes qu'elle ne peuIt cognoistre, qui à
l'instant se prindrent à dancer, se tenants par les mains et ledict malin esprit tenant le
1. Une petite poule.
2. Martimpré, à proximité du col du même nom.
3. On a porté plainte contre toi.
4. Elle parle d'elle-même.
5. Parcelle arbustive.
6. Vanémont (Vosges, corn. La Houssière, ar. Saint-Dié, c. Corcieux), entre Saint-Dié et
Corcieux.
7. Saint-Léonard: Vosges, ar. Saint-Dié, c. Fraize.
8. Le comte de Ribeaupierre et le duc de Lorraine.
9. Près de Vanémont.
10. Grenier.
Il. Ce mot désigne généralement un brigand des grands chemins mais ici il signifie « séducteur».
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 133-172.
154
Jean-Claude DIEDLER
385 devant; et apres la dance, allarent offrir chacun ung poil de paille - pensans estre chan-
delles! - audict malin qu'estoit assis sur une table et lequel donnoit à chacun baiser ung
os, comme d'ung cheval ou d'au/tre anymal, disant estre une paix; et après s'assirent tous
à table et feirent bonne chère des vyandes que y estoient, lesquelles luy sembloient estre
chair de petits enfans de gessynnes 2 mais n'y veit poinct de pain, sel ny vin; et ce faict,
330 ledict malin esprit la reporta où il l' avait prise.
58. Sy elle a esté du depuis beaucoups de fois audict sabbat3 et au chef de quel
temps?
Respond qu'elle n'y alloit que au bout des sept ou huict sepmaines et est tous jours
par ung jeudi soir.
335
400
59. Des propos et discours qu'on y tenoit et par qui ilz estoient faictz ?
Dist n'y avoir jamais oy parler personne, moing elle n'y a parlé synon qu'estante par
une fois demeurée la dernière, ledict malin esprit les tencea et dist que c'estoit une negligente et estoit tousjours la derniere.
60. Au son de quel instrument ilz dansoient audict sabat ?
Dist n'y avoir jamais oy aultre instrumens fors et synon une flutte sonner par ung
homme qu'elle n'a congneu.
61. Sy elle ne congnoist beaucoup lesdictes personnes qu'alloient au sabbat avec elle,
de leurs noms et d'où ilz sont?
Respond n'en congnoistre pas une de touttes celles que y sont estées quant à elle.
405
62. Pourquoy elle ne les congnoist ?
Pour ce qu'il faict obscur au lieu où se tient le sabbat, n'y ayant pas du feug ; la lueur
duquel est forte layde et de colleur bleue, jaulne, verde et blanc, sentant fort le soffre.
63. Sy à la solicitude dudict malin elle n'a faict mourir plusieurs personnes, bestialz
et quand?
410
Respond qu'il y peut avoir environ sept ou huict ans, qu'estante mocquée souventesfois d'ung particulier de Champdray, nommé Mengeon Doudez et de ce yritée et faulchée, sema de la pouldre sur l'herbe où debvoit passer et pasturer le bestialz dudict
Doudez, près d'une grainge dicte à Strowelfaing ; lequel bestialz parvenus celle part et
deux des vaches en ayantes mangés moururent deux ou trois jours après.
415
64. Où elle avoit prin icelle pouldre ?
Dist que ledict malin esprit l'ayant accostée par ung jour luy donna ladicte pouldre,
luy disant de faire mourir ledict bestial affin de se venger dudict Doudez ; que peu après,
1. Pensant que la paille provenait des chandelles. Offrir un fétu de paille est un geste symbolique
destiné à réparer un préjudice.
2. Fœtus.
3. Les rites de la religion juive, très tôt dévalorisés par l'Église, sont assimilés à des pratiques de
sorcellerie. Dès la seconde moitié du XIne siècle, le mot sabbat signifie grand bruit ou tapage parce
que les juifs récitent habituellement leurs prières à voix haute. A partir de 1508, il désigne aussi
l'assemblée nocturne des sorciers. En Savoie, aller au sabbat se dit faire synagogue. En Lorraine, le
sabbat est quelquefois appelé le trapin des saouls. Le terme trapin désigne une danse endiablée et
les saouls sont les sorciers qui sont repus à l'issue du festin sabbatique.
Un procès de sorcellerie en Lorraine au début du xvue siècle
155
s'estante retirée à Lespollieres 1 y servant Anthoine Claude, homme à marier, feit mourir
deux de ses vaches avec de ladicte pouldre pour ce que, l'ayante longtemps servys et
420 donné esperance de l'esposer, il se maria neantmoins avec une aultre; estante à RehapaJ2,
y a environ deux ans, Mengeotte, belle fille de Pierrat Collenel, l'ayante faulchée, luy
donna deux poires poudrées de ladicte pouldre ; lesquelles ayante mangées devint mallade et que s'estante condolue3 à ladicte prevenue, se repentante de luy avoir donné le
425 mal, la guerit au moyen d'une es cueille de laict qu'elle luy feist manger, dans laquelle elle
avoit mis d'une aultre sorte de pouldre d'effect contraire à la première; dist de plus
qu'ayante consideré que ladicte Mengeotte estoit une bonne femme, elle pria son maistre
le malin de luy donner quelque chose pour la guerir ; lequelluy dist qu'elle en auroit et
de faict luy donna de la pouldre, luy disant la mectre comme elle feit.
65. Sy depuis qu'elle est sorciere elle n'a discontynué de soy confesser et recepvoir le
sainct sacrement?
A dist qu'elle a receu le sainct sacrement chacune année et que lors le malin esprit
cessoit de la fatiguer environ quelque trois mois; lequel retomant près d'elle la battoit et
tormentoit fort à cause de ladicte reception, luy disant qu'il failloit bien qu'elle eut encor
435 ung plus grand maistre que luy.
430
66. Sy ledict malin n'a parlé à elle depuis qu'elle est emprisonnée et quelz propos il
luy a dict ?
Respond qu'il y a parlé par trois diverses fois; la premiere l'ayant sommé de ne rien
confesser à la justice et les deux aultres il la tanceoit et battoit, disant que c'estoit une
440 malheureuse de croire et avoir fiancé à ung aultre maistre qu'à luy.
(f 8) 67. Sy elle n'a conseillé à la femme Phillippe Masson -sa fille estante malladede sortir du logis pendant qu'on sonneroit les Avez Maria et lors propherer quelques
imprecations et faire des misters 4 superstitieulx affin que sadicte fille guerit ?
Respond qu'elle luy dist que pendant qu'on sonneroit les Avez Maria par trois jours,
445 l'ung après l'aultre, il failloit qu'elle sortit sur l'huisse de leur maison et là dire et propherer ces motz ou pareilz : «Je prie Dieu, la Vierge Marie, tous les sainctz et sainctes de
Paradis que celluy ou celle qu'a donné le mal ne puisse avoir jamais repos ny remission
de Dieu jusques à ce qu'ilz auront renvoyez guerison à ma fille»; et puis avoir du sel en
mains et tomer le dos vers le chemin et gecter ledict sel par derrier et cependant envoyer
450 au Bel Bernard querir du vinaigre, pain beny et une ymage; a aussy confessé et dict que
la premiere fois que le malin esprit la tanta, feit renyer Dieu et croire en luy et retomer
de son veage de Saincte Marie où elle estymoit avoir quelque argent -ledict malin luy
en ayant offert par plusieurs fois auparavant-, luy en donna six frans ; que fut argent
bon duquel elle en achepta ung costillon ; et quelque longtemps après, elle voullante aller
455 en une foire à Remiremont pour approcher Plumieres 5 ad ce d'y gaigner quelque argent
1.
2.
3.
4.
5.
Les Poulières, Vosges, aI. Saint-Dié, c. Brouvelieures, près de Vanémont.
Rehaupal, Vosges, ar. Saint-Dié, c. Corcieux, près de Laveline-du-Houx.
Plainte.
Mystères. On dit aussi secrets (de guérison).
Plombières-les-Bains: Vosges, ar. Épinal, chA. c.
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 133-172.
156
Jean-Claude DIEDLER
des Allemants 1, ledict malin esprit son maistre s'apparut à elle, disant qu'elle n'avoit que
faire d'y aller pour cest effect et qu'elle laissit ses chievres d'Allemants 2 Ià, qu'illuy donneroit argent assez; et de faict luy donna quattre frans qu'elle print et serra; deslà ledict
malin se disparut et elle neantmoins ne delaissa de s'en aller audict Remiremont où, par460 venue en une taverne, demanda à boire que luy fut baillé; despendit quattre gros et voullant prendre de l'argent que sondict maistre luy avoit donné ne trouva que des feuilles
de chesne; et elle, de ce bien faulchée et honteuse, print quattre gros dans sa bource
d'aultre argent qu'elle avoit gaigné en travaillant.
Du vingt quattrieme dudict mois
68. Nous estants encores ce jourdhuy transportez audict chasteau, faict tirer des prisons et admener par devant nous ladicte Claudette prevenue, l'avons recollé sur ses
confessions dernieres qu'elle a dict contenir verité et de suytte examiner et interroger sur
les poincts et faictz cy après; enquise de nous dire et declairer bien particulierement ce
qu'elle a veu faire au sabbat dadvantage que ce qu'elle en a declairé cy devant.
470
Dist se souvenir que la premiere fois qu'elle y fut, elle y trouva grand nombre
d'aultres sorcieres qui l'appelloient la nouvelle venue; sçait bien aussy que ledict sabbat
se tint es bois de dessus le village de La Houssière 3 et qu'ordinairement y avoit deux ou
trois aultres malins espritz, aultres que le maistre, qui faisoient la cuysine et agoustaient
les viandes et que justement à l'heure que les cocqs chantoient ilz se disparoient ; elle
475 estante par fois raportée par ledict malin et aultres fois demeuroit seul sur la place et luy
convenoit retorner au pied.
465
69. De qui elle tient que quant une personne a receu le sainet sacrement il n'y avoit
plus de moyen de le guerir ?
Respond que le malin esprit luy a heu dict beaucoup de fois que quant une personne
480 mallade avoit receu ceste belle subesche4 là, ainsy appelloit il le sainct sacrement, il n'y
avoit plus de moyen de le guerir.
485
490
70. Sy le malin esprit ne luy a heu conseillé de faindre celle saincteté qu'elle disoit
estre en elle affin de plus comodement tromper les personnes et avoir moyen, leur ayant
donné le mal, de les guerir et tirer argent d'eux ?
Dist que ledict malin esprit luy a heu dict souvenresfois de parler à luy quant on
l'aura faulchée ou qu'elle auroit envie de faire mallade les gens, qu'il luy donneroit
moyen d'y parvenir et mesme les guerir quant bon luy plaira, l'admonestant de dire,
quant elle vouldroit mieulx tromper le monde, avoir estée née le jour du Grand
Vendredi; luy disant qu'aussy estoit il vray mais qu'elle n'en valloit guieres mieulx.
71. À quelle personne a heu donné des malladies et depuis les guerir, ensembles pour
quelles occasions?
A dict que sont environ neuf ans, ayante esté battue par Demenge des Fermes sur
1. Au XVIe siècle, les notables du Saint-Empire fréquentent régulièrement les bains de
Plombières. En 1540, c'est le recteur de l'Université de Leipzig, Joachim Camerarius, qui a fait
l'éloge des eaux qui soignent les graveleux. Montaigne s'y est rendu en septembre 1580.
2. Voir DÉSIRÉ, 1560, p. 44 : La «chèvre diable}) emprunte les sentiers de Genève où les hérétiques ne sont que de « vielz boucs sales et puans ». Voir aussi STAUFFENEGER, 1984.
3. La Houssière: Vosges, ar. Saint-Dié, c. Corcieux.
4. Tromperie.
Un procès de sorcellerie en Lorraine au début du
495
500
505
510
515
520
525
xvw siècle
157
une main, de laquelle elle ne se pouvoit [plus se] servir; et estante appellée par ung
nommé Nicolas Pierrat de Grainges pour travailler et s'en estante excusée sur le mal de
sadicte main, ledict Pierrat luy dist qu'elle faisoit cela de malaxistié 1 ; de quoy elle fut
faulchée et le lendemain, estante parmy les champs hors dudict Grainges, ledict malin
esprit s'apparut à elle et luy dist qu'elle estoit bien faulchée et qui s'avoit faict ; à quoy
elle feit responce estre Nicolas Pierrat que ledict malin luy dist bien congnoistre, mesme
qu'il se failloit venger de luy ; luy donnant de la pouldre pour le faire languir; au logis
duquel estante retomer pour le mesme soir où elle habergea et voullante sopper, elle
trouva moyen de mectre de ladicte pouldre dans l'escueille dudict Nicolas qui incontinant devint mallade; que peu après sondict maistre l'ayante retrouvée et demandé comment se portoit ledict Pierrat, feit responce qu'il es toit bien mallade; à quoy replicqua
ledict malin: «Laisse, laisse le languir et mourir» ; et de faict demeura malade quelques
six sepmaines avant que mourir.
Oist y avoir environ vingt cinq ans qu'estante à Giromesni12 en Bourgogne, traveillante chez une femme qui s'appelloit la fille Vinant, fut d'elle prise en hayne l'appellante estrangere et Lorainche; de quoy forte indignée, s'en plaingnante à son maistre le
malin qui luy dist : tu n'a poinct de pouvoir sur ceste femme pour ce qu'elle bonne chrespienne mais elle a une petitte fille qu'elle ayme fort; (f' 9) ce sera bien te venger de la
mere quant tu fera mal à son enfans, la conseillant de la faire mourir3 ; en suytte de quoy,
saiclante4 un jour en leur jardin et l'enfant venue près d'elle, luy donna trois frezes sur
lesquelles y avoit de la pouldre que sondict maistre luy donna; et les ayante mangées
mourut deux ou trois jours après.
Oist qu'après avoir estée faulchée à quelques personnes, le malin esprit la tansoÏt fort
de ce que la conseillant de s'en venger, en ayante les moyens, elle ne le voulloit neantmoins faire; à l'occasion de quoy il la battoit souvent, l'appellant malheureuse et l'arguant d'avoir tous jours en son cueur ung aultre maistre que luy.
Oist y avoir environ quinze ans qu'estante à Lestraye, ban de Ramonchamps5, prevosté d'Arches 6 , elle fut invitée d'une femme, qui corroit les champs comme elle, d'aller
en Bourgongne querir de la chaniwe7 ; ce que n'ayante voullu faire, ladicte femme,
nommée Catherine, la tansa fort, avec laquelle estante allée en une maison saicler pour
gagner argent, contynua sers rigueurs à son endroict, la tansant et menassant; de quoy
elle, detenue, se faulcha fort et parvenue le soir, son maistre le malin s'aparut à elle, qui
Iuy dist: «Et bien ceste caigneB cy t'a bien tormenté, entendant parler de ladicte
Catherine; advise, on t'envoyera demain luy porter son disné en ung aultre jardin où elle
travaillera; tien velà une pomme, baille luy ce pendant» ; ce qu'estant advenu ainsy qu'il
luy avoit dict, luy bailla ladicte pomme qu'elle mangea et devint mallade; laquelle
1. Lâcheté (malvaistié).
2. Giromagny: Terr. Belfort, ar. Belfort, ch.-l. c.
3. Les enfants sont systématiquement les cibles des vengeances féminines.
4. Sarcler.
5. Ramonchamp: Vosges, ar. Épinal, c. Le Thillot, dans la vallée de la Moselle, au sud-est de
Remiremont.
6. Arches: Vosges, ar. Épinal, c. Épinal-est.
7. Toile de chanvre.
S. Chienne.
Histoire et Sociétés Rurales, n' 7, le, semestre 1997, p. l33-172.
158
Jean-Claude DIEDLER
mourut environ trois sepmaines apres; est recors! n'y avoir mis aucune poudre ny
530 poison, estant ung macxyne 2 que sondict maistre l'avoit empoisonné, puisque ladicte
535
540
545
550
555
560
Catherine en mourut.
Que sont environ vingt ans, estante audict Giromesnil, pria ung maître mynoux3
nommé Claude le Lorrain de luy donner de la besongne avec d'aultres femmes qui traveilloient es mynnes ; ne l'ayant voullu faire, en fut fort faulchée; à l'occasion de quoy,
sachant que cest homme estoit en ung sien jardin cuillant des cerizes, trouva moyen, dès
ung aultre prochain jardin, d'entrer et mectre sur lesdictes cerizes du poison que luy avoit
donné son maistre à ceste occasion; desquelles ayant mangez devint aussy tost en malladie qui dura environ six sepmaines; au bout duquel temps, se repentante de l'avoir
ainsy faict mallade pour estre un bon homme, pria instamment sondict maistre de luy
donner quelque remede, qui luy dist : malheureuse, tu faist les gens mallades et puis tu
t'en repens; je te batteray bien, il n'est pas vraysemblable que tu croye vrayment en moy;
enfin luy dist d'aller cuillir du persin4 au meix5 dudict homme et pendant que la femme
d'icelluy laveroit de la joutte 6 en la fontenne, elle luy gecteroit ledict persin avec et que
son marit aymoit les soppes à persin, qu'il en demanderoit une et gueriroit; et qu'ainsy
l'ayante faict, il fut gueris.
Et aussy records qu'au mesme temps, ayante presté argent au frere du denommé cy
dessus, nommé Grand Demenge le Lorain et luy ayante redemandé, ne luy voullut
rendre, la chosant7 et injuriant; dont elle prononcea contre luy telles imprecations : «Je
prie à Dieu et à la Vierge Marie que jamais chance ne puisse tu avoir puisque tu me
trompe ainsy)}; à l'occasion de quoy devint aussy tost perclus des deux bras, demeurant
en tel estat environ douze sepmaines, au bout desquelles ledict Demenge l'appella et luy
rendit son argent, ce qui l'occasionna de requerir son maistre luy donner quelque chose
pour le guérir; à quoy satisfaisant, encor que très ennuyé, luy bailla d'une herbe, disant
d'en trotter et toucher les habitz dudict Demenge, ce qu'ayante faict fut aussy tost gueris.
Dist y avoir six à sept ans qu'estante chez Anthoine Tabourin à Buffontenne8, icelluy
la tansa de ce qu'elle revenoit sy souvent, la raisonna pourquoy elle n'alloit besongner ;
laquelle s'excusa sur ung mal qu'elle avoit en une main; et que sur le soir, son maistre
l'ayant trouvée et baillé de la pouldre, luy dist qu'il la falloit donner au cheval dudict
Tabourin; ce qu'ayante faict n'en devint neantmoins mallade, estymant pour estre ledict
Tabourin bon homme, qu'elle ny sondict maistre n'avoient puissance luy mal faire; et de
quoy elle s'apperceut en ce qu'ayante peur après retrouvé sondier maistre, illuy dist: «Et
bien son cheval n'est devenu mallade, laisse le, laisse le, ledict Tabourin ne t'a pas faict
grand mal.)}
1.
2.
3.
4.
5.
6.
7.
8.
Elle se rappelle.
Secret magique, enchantement «< mecinement »).
Patron de mine.
Persil.
Jatdin clôturé.
Bette.
La disputant.
Biffontaine, Vosges, ar. Saint-Dié, c. Brouvelieures, entre Bruyères et Vanémont.
Un procès de sorcellerie en Lorraine au début du XVIIe siècle
159
Dist qu'estante appellée d'une femme d'Olychampsl qu'estoit mallade pour la guerir,
565 s'estante conseillée à sondict maistre quel moyen il y avoit pour la guerir, illuy dist que
ce n'estoit à elle de la guerir puisqu'elle ne luy avoit donné le mal ; et d'elle ne seut aultre
chose dire à ladite femme que d'aller en pelerinage au Bel Bernard; qu'allante souvent
en pelerinage pour des particuliers et de retour es toit tous jours battue et fort tansée par
sondict maistre.
72. Sy ce ne fut elle qui donna le mal au seigneur comte de Montbelliart et sy le
malin ne luy enseigna le remede pour le guerir ?
Respond ne luy avoir donné le mal mais qu'estante appellée de luy et estymante que
le guerissant, elle gagneroit une bonne pie ce d'argent, pria son maistre le malin de luy
enseigner quelque recepte pour y parvenir; qui en ayant faict quelque refus, y condes575 cendit enfin, luy disant d'aller au jardin dudict seigneur; où estante, ledict son maistre
s'y trouva aussy, qui luy dist de cuillir de plusieurs herbes qu'illuy montra et en faire ung
breuvage audict seigneur; ce qu'elle feit et l'ayant prin ledict seigneur aussy tost fut
guens.
570
73. Sy l'oraison qu'elle rapporte cy devant n'est une invention de sondiet maistre et
580 à elle par luy aprise pour tant mieulx decepvoir les personnes?
Respond estre chose vraye et qu'en lieu de dire ce premier mot qui est « vray que
Dieu est », elle prononcea : «Il est vray que le malheureux est et sa mere aussy»; et que
les derniers motz qui portent au nom du Pere et du Fils et du Sainct Esprit, elle ne les
pouvoit propherer mais les pensoit en son cueur.
74. Comme elle sçait qu'au moyen de pain donné par feue la Monttenatte à la
femme de Nicolas Mengin de Grainges, elle soit esté guerie ?
Dist ne l'avoir apprin de son maistre mais bien de certains Egiptiens 2 qui loggerent
ung jour à Champdray; ausquelz ayante demandé sa bonne adventure luy fut respondu
qu'elle n'avoit que faire de s'en enquester et qu'elle savoit bien qu'elle avoit estée née par
590 ung jour de Grant Vendredi.
585
75. Sy lors elle avoit jà renoncé à Dieu et creu au malin?
Dist que oy.
r? 10) 76. Sy elle ne congnoist une femme nommée Gueuldrematte3 et depuis
quand?
595
A dict ne la cognoistre aultrement pour ne l'avoir veue que une fois, lorsque Jeandon,
ayant fainct d'avoir esté au Bel Bernard pour la femme de Melchior Vauldechamps, pour
n'avoir rapporté ce qu'on luy avoit eut payé, ladicte femme de Melchior feit appeller
ladicte Gueuldrematte pour y aller; ce qu'elle feit et apporta ce qu'estoit necessaire.
600
77. Sy le mauvais esprit ne luy a heu dict son nom?
Respond que jamais elle ne s'enquesta du nom, mais bien luy il heu dict qu'il estoit
le grand maistre et qu'elle estoit bien heureuse de croire en luy, et qu'elle avoit bon
maistre.
1. Olichamp, entre Remiremont et Plombières.
2. Diseurs de bonne aventure.
3. Gueule cassée.
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, 1" semestre 1997, p. 133-172.
160
Jean-Claude DIEDLER
78. Ce qu'elle voulloit faire du morceau de gruatte du cheval mort de Jacat Ferry et
sy ce ne fut elle qui le feit mourir ?
605
Respond que ce ne fut à aultre fin que pour le manger.
79. Sy estante, peult avoir environ ung mois, au logis de Margueritte de Sergent de
Houx, elle n' oyt ung mugissement et sy elle ne sortit de la maison et ce que c'estoit ?
A dict n'y avoir rien oy.
610
80. Sy elle n'a faict mallade la femme Jean Bertrand et quel moyen il y a de la guerir?
Dist ne l'avoir faict mallade, moing n'y a moyen de la guerir; que si elle estoit
eslargie, possible son maistre luy donneroit quelque chose avec quoy elle la poulroit bien
guerir, mais le malheureux elle ne veult plus avoir à faire à luy.
81. Sy elle n'a faict mourir son marit, Dieudonné, paistre au village des Folz ?
615
620
625
630
635
640
645
Respond que non et qu'on luy faict tort de la soubsonner de cela.
Qu'il n'est possible ny vraysemblable qu'elle ne congnoisse beaucoups des aultres particuliers sorciers qu'alloient au sabbat quant à elle.
A respondu et fort resolument maintenu n'en cognoistre aultres que la deffuncte
Montenatte pour ce que tous portent des masques ou choses semblables sur leurs visages.
Et après l'avoir bien et exactement interrogé sur tous les faicts et poincts resultans de
faict de sortilege, soubson d'avoir faict mourir gens et bestialz, comme des maux donnez
et guerisons d'iceulx, est tout ce qu'avons pheu tirer d'elle; par quoy l'avons faict
remectre esdictes prisons et ordonné que le tout sera communicqué à mondict Sieur le
procureur general de Vosges pour y requerir ce que de droict ; faict les ans et jours que
devantz sous les seings manuelz de nous dicts prevost et clerc juré, cy mis.
[Signé] : Rousselot ; Grant Didier.
Veu par le procureur general du bailliage de Vosges soubsigné le procès extraordinairement instruit par le Sieur prevost de Bruyeres et son lieutenant à Claudotte
Clauchepied se disant natifve d'Espinal, prevenue de malefices, sortilege, venefice et de
plusieurs grandes superstitions pleines d'impieté et de blaspheme, l'audition de la
bouche et ses confessions en icelle du 12e et 13 e de ce mois, les informations des 20 et
21 e, aultre audition et responses de laditte prevenue dudict 20 e , 22 e et 24 e suivants; dict
ledit soubsigné que laditte procedure et notamment des confessions voluntaires de
laditte Claudotte, elle est suffisamment convaincue desditz malefices, sortilege, venefice
et de plusieurs impietez et blasphemes contre la majesté divine et d'avoir donné consentement au diable avec lequel elle a heu copulation il y a environ trente ans ; d'avoir faict
mourir du bestail à Mengeon Doudez de Champdray, deulx vaches à Anthoine Claude
de Les Poulières; d'avoir faict mourir ung enfant à une femme de Giromenil en
Bourgongne qui s'appelloit la fille Vincent, ung nommé Nicolas Pierre de Grange,
comme aussy une nommée Catherine au lieu de Lestraye; d'avoir faict malades plusieurs
personnes et depuis les guery, comme une nommée Mengeotte, belle fille à Pierrot
Colenel de Rehaupal, ung nommé Claude le Lorrain, le Grand Demenge le Lorrain, son
frere de Geromenil; d'en avoir aussy guery d'autres comme la femme de Melchior
Valdechamp dudict Bruyeres et la fille de Philippe Masson dudit lieu et autres, avec
superstition plaine d'impieté et mes chantes imprecations ; pour reparation de quoy
requiert ledit soubsigné que, comme bien et suffisamment convaincue des ditz faictz, elle
soit condemner à estre mise ez mains du maistre des haultes œuvres et par icelluy menée
et conduitte au lieu et place qu'on a acccoustumé executer les criminelz sorciers audit
Un procès de sorcellerie en Lorraine au début du
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XVIIe siècle
161
Bruyeres pour illecque, estant attachée en ung potteau que pour ce y sera planté, estre
estranglée ; neanmoing pour la gravité et multiplicité de ses forfaictz et le long temps
qu'elle y est abandonnée, que ledit executeur luy face sentir vive le feu avant que l'estrangler pour gecter son corps en icelluy pour estre reduit en cendre ; et que ses biens
soyent declarés acquis et confisqués Cf' Il) à Son Altesse ou à qui il apartiendra, les despens de la procedure prealablement pris sur iceulx ; mais avant passer oultre à laditte execution, requiert laditte Claudotte est applicquée à la question extraordinaire et qu'en
icelle, elle soit interrogée bien exactement sur ses complices et l'accusation par elle faicte
de Jeandon Bassot dudit Bruyeres et la Moutenotte, dont laditte procedure est chargée;
et iceulx estre pris au corps et constituez prisonniers en prison ferme et à part; pour en
cest estat leur estre faict et parfaict leur procès extraordinairement sur ledit crime de sortilège dont ilz se trouvent chargez, confrontez à laditte Claudotte au point de son execution pour sur ce qui s'en trouvera; et laditte procedure communicquée audit sousigné,
y requerir ainsy que de justice ou que telle autre conclusion que de droict luy soit
adjugée; faict à Mirecourt le 28 e du mois de mars 1602 1. [Signé] : Dumenil.
Les maitre eschevin et eschevins de Nancy, ayantz veu la presente procedure extraordinairement faicte à Claudotte Clauchepied, vefve prevenue de sortilege et venefice 2 ,
disent que par sa recongnoissance et confession volontaire elle est suffisamment attaincte
et convaincue dudict crime; pour reparation dequoy y a matiere d'adjuger au Sieur procureur general de Vosges ses fins et conclusions, comme aussy pour l'esgard desdicts
Jeandon Bassot et la Moutenotte ; faict à Nancy, le dernier jour de mars 1601. [Signé] :
N. Bourgeois; C. Philbert; L. Guichart; De Remicourt.
(f' 12) Du vendredy penultieme mars 1601
83. Interrogée quels autres sourcieres et sorciers elle a cognu au sabbat?
Dist y avoir veu une nommée la Teuxnatte de Xeneval, proche Remiremont qui autre
fois a esté prisonniere à Arches pour faict de sortillege et neantmoings relachée.
675
84. Qui accusa ladicte Teuxenatte ?
Respond que ce fist elle detenue pour ce qu'elle, Taixenatte, avoit faict mourir audict
Xeneval deux Freres, filz d'un nommé Michiel Coladat, où logeoit ordinairement; à l'occasion de quoy elle dict audict Colaydat ladicte Teuxenatte avoir faict mourir ses enffans;
lequel la feit apprehender, ayant neantmoings du depuis esté eslargie, ne scait pourquoy
et vagabonde presentement par les champs.
85. Comment elle sçayt que ladicte Teuxenatte feit mourir les cy devant nommez?
Respond que ledict Coladat l'ayant prié de luy dire de quelle maladie estoyent mort
ses enffans, elle luy respondit que ladicte Teuxenatte les avoit faict morir et que s'estant
enquestée du malin esprit, illuy dist icelle les avoir faict mourir; y a aussi veu une seulle
fois ung nommé François de l'Estraye qui vagabonde ordinairement, se souvenant
685 qu'ayant esté recherchée de luy par mariage et ne l'ayant voulu espouser, il l'appelloit
tous jours sourciere.
680
86. Sy le malin esprit ne luy a heu deffendu de rencuser3 ceulx qui alloyent à sabatz
avec elle?
1. Erreur de datation. Le tabellion ne s'est pas encore habitué au nouveau style.
2. Empoisonnement.
3. Accuser.
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, 1" semestre 1997, p. 133-172.
162
Jean-Claude DIEDLER
Respond que souventefois il luy deffendoit de ne les accuser et qu'elle faisoit
690 responce: comment les accuserois je puisque je ne les congnoist; dist de plus qu'estant
appellée par Mougeon Masson pour guerir sa fille, elle demanda à son maistre le diable
quelle maladie c'estoit ou bien que luy auroit donné le mal; lequelluy feit responce que
Jeandon Bassot ayant demandé l'aumosne au losgis de ledict Mougeon et Jacatte, sa fille
ne luy ayant voullu donner à son appetit, voulut entrer en une chambre du mesme losgis
695 où reside Didier Masson, oncle de ladicte Jacatte ; lequel neantmoings n'y entra pour ce
qu'il n'estait levé; puis voulant sortir du losgis, dit à ladicte Jacatte : «Bien, bien à Dieu
te [re] commande »; et qu'à ce propos ladicte Jacatte pour estre mal sage - dit ladicte detenue - feit responce : «À Dieu, à Dieu vous este ung envyeulx»; [ce] qui occasionna
ledict Jeandon Bassot de la pousser avec son baton, à l'occasion de quoyelle devient
700 malade.
87. Ce que le mauvais esprit luy enseigna de faire pour guerir ladicte Jacatte?
Respond qu'illuy dist de conseiller à ladicte Mougeon Masson qu'elle envoyast ledict
Jeandon à Bon Bernard et que faisant sa fille guariroit.
705
88. Quelle autres ledict malin esprit luy a heu revelé que ledict Jeandon faict malade?
Respond qu'ayant esté appellée de la femme de Melchior Vaudechamps pour la
guarir et s'estant enquestée de son maistre qui luy avoit donné le mal, feit responce ledict
Jeandon luy avoir donné pour ce qu'en demandant l'aumosne, elle l'avoit mescontanté.
89. Quelle recepte le malin luy enseigna pour guarir la femme de Melchior
Vaudechamps?
710
Respond qu'illuy dist que pour la guarir il failloit aller au Bel Bernard, luy disant:
«Fais y aller ce malheureux », entendant parler dudict Jeandon.
90. En quel lieu le malin s'apparut à elle quand elle luy parloit de la maladie de
Jacatte Masson et de quelle forme?
Dist que ce fut en passant les petits ponts qui sont en chemin de Bruyeres à
715 Boymont 1 et que la forme estoit d'homme mais très layde.
91. Sy elle ne dist à Jeandon le diable luy avoit revelé qu'il avoit donné le mal à
Jacatte Masson?
Respond que jamais elle ne luy en parla; tautesfois elle en eust parfois quelque envie
mais elle ne s'en osa harzarder de peur que ledict Jeandon ne la battit.
720
(f' 13) Suyvant les requises cy devant de monsieur le procureur general de Vosges,
nousdict prevost avons decerné contre le y denommé Jeandon Bassat commission et
prinse de corps à l'un des sergent ordinaire de la prevosté, en vertu de laquelle il seroit
esté appréhendé le premier jour du present moys et rendu par ledict sergent es prisons
du chatteau de ce lieu où il est presentement detenu.
725
Du mardy 3 apvril1602 2
Nous prevost et gens de justice dudict Bruyeres, à!' effect de satisfaire aux requises et
conclusions dudict Sieur procureur general, estant au chateau et maison fort de Son
Altesse, avons faict tirer des prisons ladicte Claudatte prevenue et à icelle recollée sur ses
1. Sommet qui domine Bruyères.
2. Ici aussi il faut lire 1601.
Un procès de sorcellerie en Lorraine au début du XVIJe siècle
163
confessions volontaire, apres luy avoir presté serment; et signamment sur les accusations
730 par elle faicte contre Jeandon Bassat, aussy detenu prisonnier; ses responces faicts fidel-
lement rediger par escript par Demenge Pierre, tabellion audict Bruyeres en l'absence
dudict clerc juré.
92. A dict que de l'occasion qu'elle avoit faicte contre ledict Jeandon d'avoir baillé le
mal à la femme dudict Jean Bertrand, elle l'en descharge; a dit que ce Fust le maling, son
735 maistre, qui luy feit dire; et Fust desoub la halle que ledict maling l'incita à ce dire.
93. Dist que lorsque ledict Jeandon Fust parlé à elle par la fenestre de la prison, ils
n'eurent autres propos par ensembles sinon que ledict Jeandon luy dict de ne le poinct
accuser à tort ; auquel elle respondit qu'aussy ne feroit elle; dist estre vray que ce Fust
ledict Jeandon qui dist, estant dans le porche dudict Melchior, qu'il failloit laisser sa
740 femme à tous les diables; a dit aussy que ledict Jeandon luy dist qu'il convenoit qu'elle
guerist la femme dudict Melchior, d'aultant qu'elle en guerissoit bien d'autres ; dist de
plus que ladicte Teuxenatte est sourciere et qu'elle l'a veu au sabat par une fois et quant
à Franceois de La Traille, elle le des charge aussy et que ce qu'elle luy a faict estoit par couroux.
745
94. A maintenu que sondict maistre, le maling, luyayant dit que ledict Jeandon avoit
donné le mal à la fille dudict Masson et qu'illuy dist aussy d'envoyer ledict Jeandon au
Bon Bernard à ses idolles et qu'elle seroit guerie ; a soustenu aussy que sondict maistre
luy avoit dit que ledict Jeandon avoit donné le mal à la femme dudict Melchior et n'en
sçait autres choses que par luy.
750
95. Interrogée sy elle n'a veu quelques autres que la Texenatte au sabat, luy remonstrant qu'il est vray semblable qui y ayant congnu ladicte Texenatte, elle n'en n'y ait
congnu quelques autres?
A faict responce qu'elle n'en congnoist autres que ladicte Texenatte.
96. Quoy voyant, avons commandé au maistre des haultes œuvres de la mettre et
755 applicquer à la question extraordinaire; et avant que de la faire detirer en icelle, avons
faict venir par devant nous ledict Jeandon et à iceluy faict prester serment en presence de
ladicte detenue ; à laquelle avons reiterée et demandé s'il estoit vray que sondict maistre
luy dist que ledict Jeandon eust donné le mal à la fille dudict Masson, femme desdicts
Melchior et Bertrand.
760
A dit et respondu que certainement il estoit vray que son maistre Iuy a heu dict et ne
le sçait aultrement pour n'avoir veu ledict Jeandon au sabatz.
Et de la part dudict Jeandon a esté dit avec jurement execrable, se donnant à tous les
diables, qu'il n'estoit cause des maladies des susdicts et ne sçavoit où lesdictes maladies
procedoit.
765
97. Ce entendu, avons commandé audict maistre de detirer ladicte prevenue estant
sur une echelle 1, ce qu'il a faict; où estant et au destroy d'icelle2 1'avons admonesté de
nouveau de nous dire et declairer quels autres complices elle aveu.
1. Instrument de supplice. Les chevilles sont liées aux barreaux inférieurs d'une échelle, alors que
les poignets sont maintenus par une corde enroulée autour d'un treuil. ~acusé,
étendu sur
l'échelle placée horizontalement, est ainsi étiré jusqu'à ce qu'il avoue.
2. Au moment où la douleur devient insupportable.
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, 1er semestre 1997, p. 133-172.
164
Jean-Claude DIEDLER
Laquelle a respondu en criant et appellant Jesus Christ en son ayde qu'elle n'en a
jamais congnu ny veu audict sabat autres que ladicte Teuxenatte.
110
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98. Ce entendu, l'avons faict tirer encor par deux fois; nonobstant ce, elle n'a voulu
dire autre chose sinon de crier, appeler Dieu, la Vierge Marie et saint Nicolas et tous les
saincts à son ayde ; quoy voyant, luy avons dit que c'estoit son maistre le diable que la
gardoitl d'accuser ses complices et ceulx qu'elle avoit veu au sabatz.
(f' 14) A faict responce que non et que le malheureux et meschant n'estoit plus avec
elle et n'avoit plus rien affaire avec luy ; il ne s'estoit plus trouvé auprès d'elle depuis que
l'on luy avoit donné une petite croix de cire de cierge benist qu'elle attacha à son front.
Ce faict et dist, l'avons faict mettrer hors de la question et faict remettre esdictes prisons; et cependant ordonné que les conclusions dudict Sieur procureur, advis et deliberations de Messieurs les maistre eschevin et eschevins de Nancy seroit mis en execution ;
faict les an et jour que dessus soubs les seings mannuelz de nous dicts prevost et tabellion cy mis. [Signé] : J. Rousselot; Pierre D.
Ce jourdhuy quattrieme apvril mil six centz et ung, nous Jacques Rosselat, prevost
de Bruyeres, à l'assistance des maire et gens de justice dudict lieu, ayant faict assembler
les bons hommes et jugeants de la prevosté pour faire jugement selon l'ancienneté 2 ; et
estans au lieu accoustumé, avons faict admener par devant nous ladicte Claudatte prevenue, faict faire lecture de son procès ; et icelle faicte, avons commandé à Dieudonné
Willemin de Fay, eschevin en la mairie dudict Bruyeres, de faire son debvoir et donner
sentence contre ladicte Claudatte ; lequel eschevin par l' organne de Nicolas Grant Ferry,
son lieutenant - après avoir esté au conseil desdicts bons hommes et jugeans - a dict au
retour d'icelluy qu'il trouvoit par son jugement et par le jugement de la plupart desdicts
jugeans que ladicte Claudatte sera mise entre les mains du maistre des haultes œuvres,
par luy menée au carquant à la veue du peuple, de là estre conduicte où l'on a accoustumé executer les criminelz, sorciers audict Bruyeres; et illecques, estante attachée
en ung potteau, estre estranglée, neantmoins avant ce, luy faire sentir vive le feug ; et ce,
le tout en conformité et suyvant les conclusions de monsieur le procureur general de
Vosges, advis et deliberations de messieurs les maitre eschevin et eschevins de Nancy; laquelle sentence ainsy prononcée, avons icelle faict executer par ledict maistre des haultes
œuvres; et le tout faict rediger en escript par ledict clerc juré, tesmoings les seings
manuelz de nousdicts prevost et clerc juré, cy mis. [Signé] : Rousselot J. ; Grant Didier.
Du mesme jour
99. Estante ladicte Claudatte jugée et sentenciée, apres estre delivrée ez mains du
maistre des haultes œuvres et hors carquant, a icelle estée conduicte en une maison voisyne et tirée en une chambre à part, où estant ung père confesseur carme de Baccarat qui
l'avoit oyen confession; après laquelle confession et sortie d'icelle chambre, estante en
805 la cuysynne d'icelledicte maison, où nousdicts prevost, maire, eschevin, clerc juré et gens
de justice estans, a icelle Claudatte requise estre oye; et en presence dudict Sieur carme,
a dict et declairé haultement et reiterement que quant à ce qu'elle avoit accusé Jeandon
Bessat, elle luy avoit faict tort et que jamais le malin esprit son maistre ne luy avoit heu
1. Qui l'empêchait.
2. La sentence est normalement prononcée par les bourgeois du siège. A partir de 1529, le pouvoir ducal met en place une évolution qui transfèe~
le pouvoir de contraindre et de punir des
buffets des alleutiers aux instances nancéiennes de l'Etat. Voir DIEDLER, 1996, p. 125-131.
Un procès de sorcellerie en Lorraine au début du
XVIIe siècle
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dict qu'il eut donné le mal à la femme de Melchoir Vauldechamps, fille Philippe Masson
ny aultres; et que jamais elle n'avoit veu mal audict Jeandon et que tout ce qu'elle en
avoit dict n'estoit que par envie et courroux conceu contre ledict Jeandon pout le poinct
du chat de Herpelmont et des menasses qu'aultreffois il lui avoit donnée; et oultre ce,
estante au lieu de son supplice et en l'attachant par le maistre des haultes œuvres au potteau, elle declaira et dist encor, es presence que dict est, qu'elle deschargeoit ledict
815 Jeandon et qu'elle al' avoit accusé luy tort ; faict les an et jour que devant soubz les seings
manuelz desdicts prevost et clerc juré, cy mis. [Signé] : R. J.; G. D.
Veu le proces verbal de la question de ladicte Claudotte Clauchepied et autres actes
cy dessus, le soubsigné consent que ledict Jeandon Bessot soit renvoyé jusques à rappel
et saufà informer plus amplement cy apres l ; faict à Mirecourt le 7 e avril 1601. [Signé] :
820 Dumenil.
Ce jourdhuy dixieme apvril mil six centz, nousdicts prevost et gens de justice dudict
Bruyeres, à l'assistance du Sieur receveur et autres, avons faict tirer des prisons ledict
Jeandon et à iceluy faict lecture du besongné dudict Sieur procureur du 7 e du present
moys, par lequel il consent que ledict Jeandon soit renvoyé jusques à rappel, saulf d'in825 former plus amplement cy après; ce qu'avons faict soub promesse de se representer
toutte et quant estoit2 qu'il en sera requis et interpellé à peine de conviction des faitz desquelz il est accusé et chargé, avec admonestement de se comporter avec touttes modestie
et ne rechercher en façon que ce soit ceulx ou celles qui ont deposés contre luy, soit de
fait ny (f' 15) parolles ; faict à Bruyeres, les an et jour que dessus soubs le seing manuel
830 de nousdicts prevost et tabellion soubscript. [Signé] : R. J.; Pierre D.
810
Information (extraits)
(p c. 2, f' 1) Le prevost de Bruyeres à qui le Sieur procureur general de Vosges a requis
au pied du procès et audition de Claudette Clauchepied, natifve d'Espinal, detenue prisonniere pour cas de sortillege au lieu de Bruyeres, qu'il soit informé bien exactement si
835 elle a poinct estée cy devant accusée dudict crime, soubsonnée d'avoir faict mourir
quelques personnes ou bestialz comme le tout est plus amplement declarez esdictes
requises et que pour et ad ce satisfaire seroient estez adjournez et ouys tous et chacuns
les particuliers et tesmoings cy apres declarez ; et iceulx exactement interrogez et examinez leurs deppositions après avoir prestez serment ; faict fidellement rediger par
840 escript circonstances et dependances du faict par Quirien Grant Didier, tabellion et clerc
juré audict lieu, comme cy après s'ensuit, pour le tout estre communicqué audict Sieur
procureur.
Et premier du 1ge mars 1601
100. Marie, femme Mengeon Franceois le jeusne de Bruyeres, fille de feu Jean le
845 Sergent de Houx et de Margueritte sa femme, aagée d'environ 24 ans. Adjurée et exa-
850
minée sur la cognoissance qu'elle pourroit avoir de ladicte prevenue; a dict que peult
avoir environ quatre ans, qu'elle aveu ladicte detenue loger en la maison de sa mere
audict Houx; et que par ung soir, sadicte mere estante couchée et ladicte prevenue dans
la grange, elle oyt ung grand bruict comme des chatz ; où au mesme instant, elle sentit
sur ses jambes et cuysses grandes douleurs et luy sembloit par fois que ce fussent des ratz
1. Jeandon sera néanmoins exécuté pour crime de sorcellerie en 1609.
2. À chaque fois.
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qu'alloient par dessus son lict ; et le lendemain au matin, sadicte mere se plaingnit à
ladicte detenue, luy disant qu'elle sentoit grandes douleurs en ses cuysses et jambes et
qu'elle ne sçauroit marcher; à laquelle ladicte prevenue dict ces motz, faisant semblant
de pleurer : «Vous me voulez donner charge de vous avoir donné la maladie et elle luy
respondit que non faisoit}} ; ce dit, ladicte detenue s'en allit et depuis peu après revient ;
sa dicte mere estante tousjours malade priarent icelle de luy donner quelque remede de
guerison; laquelle feist responce qu'il convenoit avoir de la graisse de chiens; luy bailla
elle qui depose six deniers! pour en achepter ; se departant et peu après revient en apportant de la graisse de la grosseur d'une noisette, disante estre de chiens et en fut sa dicte
mere engraissée, neantmoins demeura tous jours perdue; quoy voyant, elle qui depose ne
se peuh contenir qu'elle ne luy dist qu'elle avoit donné la maladie à sa mère et qu'il
convenoit qu'elle la guerist aultrement que se ne seroit pas tout ung2 ; laquelle se print à
crier disante : «Je seroye bien malheureuse sy je la pouvoys guerir de ne le poinct faire
pour ce que c'est une bonne femme ; il n'y a poinct de moyen parce que depuis sa
maladie elle a esté administrée et a receu les saincts sacremens}}; ce oy l'ay dist de se
retirer et ne plus venir loger en leur maison; toutesfois le frere d'elle qui depose luy dist :
« Tante Claudatte, venez, venez tous jours, je vous logeray, c'est ma maison)} ; et ce le tout
soub esperance de guerison.
Dist que peult avoir enviton ung mois que sadicte mere luy dist que par ung soir,
ladicte prevenue estante logée en leur logis, nuictamment elle oyt buller comme ung
bœuf, disant à ladicte prevenue d'aller voir que c'estoit ; ce qu'elle feist et au retour
sadicte mere luy dist qu'elle avoit heu peur; laquelle respondit que oy mais que ce n'estoit rien; ce neantmoins ce hurlement la reitera plusieurs fois et pour experimenter s'il
y avoit heu quelques bestialz devant et allentour de leur logis, sadicte mere commanda à
son filz, frere d'elle qui depose, d'aller veoir s'il y avoit des traces par dessus la neige; ce
qu'il fist et n'en trouva aucune ny moing apparence.
Dist de plus que sont environ cinq ans qu'elle a oy dire à quelques gens dudict Houx
que ung nommé Demenge des Fermes la trouva sur ung estang entre Saint Jean et Le
Boullay3, qu'elle battoit l'eave avec une verge; quoy voyant, ledict des Fermes la battit
l'appelant sorciere ; et s'estant departy d'avec elle et avant que de pouvoir parvenir audict
Saint Jean, commencea à tumber de la gresle ; mesme elle a oy dire à ladicte prevenue
que estoit vray que ledict des Fermes l'avoit battu et appellé sorciere et qu'elle le craindoit bien.
A dist aussy que le bruit commung court qu'elle est sorciere et soubçonnée de donner
maulx à des gens; qu'elle a faict mourir des gens comme ung nommé Denys de Leaveline
de Houx; que pour la chasser aussy du village de Leaveline qui la craindoit fort principallement pour leurs bestialz, luy dirent de se retirer parce qu'ilz avoient entendus que
les officiers d'Arches la voulloient prendre.
Luy a bien oy dire aussy qu'elle guerissoit des enfans par des perelinages qu'elle faisoit; a dict encor qu'elle luy a oy dire que Jeandon de Bruyeres la menassoit de la faire
1. Monnaie de compte valant un vingt-quatrième du gros.
2. Que l'affaire n'en resterait pas là.
3. Saint-Jean-du-Marché et Le Boulay (Vosges, corn. de La Neuveville-devant-Lépanges, ar.
Épinal, c. Bruyères), entre Docelles et Laveline-du-Houx.
Un procès de sorcellerie en Lorraine au début du XVIi' siècle
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brusler et chacquer et que pour l'apaiser elle luy a heu baillé pour une fois six gros et par
une autre sept.
(/" 2) A oy dire à Jean Bertrand que ladicte Claudette disoit que Jeandon avoit donné
le mal à sa femme en luy regardant en sa main et qu'il failloit aller en perelinage à Bel
895 Bernard; et le lendemain elle qui depose luy oyt dire à elle que la malladie procedoit
aussy bien d'une femme que d'un homme; dist que ledict Bertrand luy a heu dict que
ladicte prevenue luy avoit dist que ledict Jeandon, la trouvant en ce lieu, luy dist : « Tante
Claudette, il y a une femme par icy qu'il fault aller guerir mais je ne vouldrois que le
maistre y fut. »
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Du 20e mars
101. Marion, femme Nicolas Mengin de Grainges, aagée de quelques quatre vingtz
ans, comme elle a dict, adjurée, interrogée et examinée sur la cognoissance qu'elle pourroit avoir de la detenue à elle denommée, des nom, surnom et de son mariage premier,
contracté avec Demenge Claudel Stauvenin de Champdray, lieu voisin dudict Grainges ;
a dict n'avoir jamais congneu ny ladicte detenue ny aussy sondict jadis marit, qu'elle s'en
puisse souvenir; quoy entendu, luy seroit estée faicte lecture de la declaration de ladicte
prevenue que une nommée Moutenatte l'ayant reveue malade et en ayant faict confession à elle prevenue, elle luy auroit donné advis d'avoir du pain de ladicte Moutenatte et
d'aller au Bel Bernard; sur laquelle lecture a dict qu'estant en fiançailles sont quelques
cinquante ans, elle trouva une aulmosniere assise sur une pierre devant le losgis de feu
son pere, comme en extase, et s'approchant d'elle luy demanda ce qu'elle faisoit là, l'intimant de s'aller chausser car c'estait en hyver ; et l'ayant un petit tiré par le bras, vestue
d'une guippe 1 blanche, se leva et s'en alla sans rien dire; depuis à chef de deux ou trois
jours, fut saisie d'une maladie, comme d'une fiebvre bien froide qui la tint deux ans
entiers; pour de laquelle avoir guerison fist perelinage audict Bel Bernard et s'en trouva
bien; mais de dire par qui l'advis luy en fut donné elle n'en peuh se souvenir, obstant le
long temps passé depuis; a dict aussy qu'elle a bien cogneu la Montenatte, que la prevenue dist avoir faict une souppe empoisonnée à elle qui depose; mais ne croist pas
qu'elle luy ait faict souppe aucune parce qu'elle la suspectait pour estre soubçonnée sorciere et partant, ne l'approchoit et ne luy donnoit aucun accès; et depuis ceste maladie
lointaine dont elle fut saisie, estante en fiançailles, elle n'a estée touchée de maladie
qu'elle puisse soubçonner luy avoir estée donnée par sortillege ; et sur le taut exactement
examinée, a dict n'en pouvoir desposer aultre chose.
102. Marion, femme Claudel Mengeot de Champs 2, aagée d'environ vingt deux ans
925 et Barbon, femme à Colin, aagée aussy d'environ vingt et ung ans, adjurées, interrogées
et examinées sur la cognoissance qu'elles pourroient avoir de la detenue à elles denommé,
des noms et surnoms et de son mariage avec Dieudonné, paistre des chiebvres par cy
devant du village des Foulds ; ont dict n'avoir auhrement congnu ladicte detenue, synon
qu'elles l'ont veu demeurer et loger quelque fois en la maison d'un nommé Anthoine
930 Galmeche et aultrefois en la maison Jean Duguenot, icelle allant mendiant par les villages ; ont bien ouy dire à Jehennon, fille de la femme dudict Galmeche, qu'elle avoit
dict audict Dieudonné paistre, lorsqu'il estoit sur poinct de se marier avec ladicte
l. Jupe. Les vêtements féminins sont normalement noirs. Habillée d'une manière étrange, cette
femme devient extraordinaire et constitue une menace.
2. Champ-le-Duc (Vosges, ar. Épinal, c. Bruyères), près de Bruyères.
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7,1" semestre 1997, p. 133-172.
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Jean-Claude DIEDLER
detenue, qu'elle avait ung bien mauvais bruict; et quelques temps après, ladicte
Jehennon fust pereIue des bras et jambes, ne pouvant marcher ny s'ayder des bras et
935 mains; et fust en tel estat par l'espace de plus de sept semaines, ne sçavent comment elle
a esté guairie; et depuis qu'elle a recouvert guairison, elle a estée mariée l'année passée
avec ung nommé Adam du village des Fols, residant presentement en une grange qu'on
dict à La Roche ; et est bien vray que ladicte detenue est reputée d'estre sourciere et
empoisonneresse, comme le bruict commung en est et qu'elle avait donné le mal à
940 ladicte Jehennon, leur ayant donné par plusieurs fois l'aumosne ; et sur le tout bien
enquises est tout ce qu'elles en sçavent.
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103. Henry Henry de Bruyeres, aagé d'environ 40 ans et Mengeotte sa femme, aagée
aussy d'environ quarante ans, adjurez et interrogez sur les faictz et crimes de la detenue;
a dict ledict Henry que avoir environ huict jours que Jean Bertrand luy dist que ladicte
prevenue luy dist que Jeandon avait baillé le mal à sa femme; a oy dire à la femme dudict
Bertrand que ladicte detenue luy avait dict aussy que ledict Jeandon et une femme luy
avaient donné le mal, la priant de luy dire qui estait ladicte femme; laquelle luy feist
responce qu'elle avait juré ne la racuser; a aussy oy dire que Demenge des Fermes l'avait
trouvé sur ung estang battant l'eave et que soudain il tumboit de la gresle; et ladicte
Mengeotte a dict que la femme dudict Bertrand luy dist comment ladicte detenue la vint
trouver en leur maison, luy print la main et dist une oraison que luy semblait assé bonne
mais dist des autres motz tout bas qu'elle ne peult entendre, disant: «Il y a ung homme
qui vint chez vous qui ne me plaist guiere, qui se tient à Belmont l , nommé Jeandon qui
vous a baillé le mal» ; luy disant que pour estre guerie, il convenait aller en perelinage à
saincte Agathe qui pose à Clevecy2, à Bel Bernard et à sainct Don; (f' 3) dist aussy que
Catherine, servante audict Jean Bertrand luy a dict qu'elle fust au logis de Melchior
Vauldechamps appeler ladicte prevenue pour venir veoir sa maistresse ; laquelle luy feist
responce qu'elle viendroit incontinent, luy disant qu'elle avait recongnu de nuict par ses
raisons que la maladie de sa maistresse estait d'ung mal donné dudict Jeandon et d'une
femme et qu'il faillait aller briefvement3 en perelinage à Bel Bernard ou aultrement l'on
la mectroit encore pis qu'elle n'estait ; luy demanda qui estait ladicte femme et sy elle
estait residante proche du logis de son maistre ; luy feist responce qu'elle ne la racuseroit
poinct et qu'elle luy avait promis; dist encor que dist à ladicte Catherine que sy l'enfant
de cire n'estait encor faict comme ilz avaient proposez le soir, qu'elle feist une poictrine
de cire pour porter à saincte Agathe.
A dict que la femme dudict Bertrand luy dist que ladicte prevenue luy avait dist que
ledict Jeandon, la trouvant en la rue, luy avait dict qu'il y avait une femme mallade qui
demeuroit en une petite chambre, qu'il la faillait aller guerir ; et de faict alla escouter sy
le marit y estait pour ce que s'il y fust esté, il ne leur y faillait aller; et comme elle veoit
que ledict Jeandon demeuroit trop au porche, elle l'appella luy demandant qu'est ce qu'il
faisait tant4; lequel Jeandon luy fist signe de la main de se taire, disant bien bas que le
matit y estait; ont dict aussy avoir oy dire que ladicte prevenue est reputée d'estre sor-
1.
2.
3.
4.
Belmont-sur-Buttant (Vosges, ar. Saint-Dié, c. Brouvelieures), au nord-est de Bruyères.
Clefcy: Vosges, ar. Saint-Dié, c. Fraize.
Sans tarder.
Aussi longtemps.
Un procès de sorcellerie en Lorraine au début du XVIJe siècle
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ciere et empoisonneresse, se meslant de guerir et medicamenter des gens malades par
parolles et perelinages 1.
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104. Jean Bertrand, aagé d'environ 36 ans, adjuré et interrogé sur les crimes et
bruictz de ladicte Claudette prevenue; a dict que sa femme estante malade es poictrines
et n'y trouvant remede, il fut querir au lieu de Houx ladicte prevenue par advertissement
que la femme Melchior Vauldechamps luy avoit donné, après de laquelle ladicte prevenue avoit esté; et la trouvant la pria de venir avec luy ; laquelle en fit quelque difficuIté, disant qu'elle craingnoit d'estre prinse ou arrestée, elle accorda qu'elle vindroit
mais secrettement ; et parvenue en ce lieu en son logis, elle print sa femme par la main
droicte, sur laquelle elle fist des croix, luy faisant dire une oraison après elle, disant que
c'estoit mal donné et qu'il y avoit ung homme qui hantoit là dedans; qu'elle ne luy en
hayssoit pas bien, qui demeure à Belmont et s'appelle Jeandon, qui luy avoit baillé le
mal; qu'il convenoit faire des perelinages seant à saincte Agathe à Cleuvecey2 et y porter
ung enfant de cire, et de plus dist qu'il suffiroit des poictrines de cire, à Bel Barnard et à
saint Don qui pose à Golbey3, proche Espinal, et illecques faire dire une messe et qu'elle
mesme y yroit ; et de faict luy bailla sept gros pour aller audict Cleuvecey ; touttesfois
elle n'y fut pour estre apprehendée le mesme jour; et le jour apparavant sadicte prinse,
elle dict à la chambriere dudict Bertrand qu'il leur failloit envoyer incontinent à Bel
Bernard ou auhrement qu'ilz estoient tous en dangers, parce qu'il y avoit aussy une
femme avec ledict Jeandon qui l'empechoit; qu'elle luy dist qu'elle avoit heu medicamenté le comte de Montbeliairt, peuh avoir quinze à seize ans, comme aussy la femme
Nicolas Mengin de Grainges et depuis ung an ença, la femme dudict Melchior, la fille
de Phillippe Masson et Jean Grillot de ce lieu et aultres ; et que sans elle, ladicte femme
de Melchior fut morte et la fille dudict Phillippe ne fut jamais allée qu'à quatre [pattes].
Dist que partout où elle a hanté est en reputation d'estre empoisonneresse, devineresse et sorciere, mesme qu'elle luy a dict que du temps qu'elle fut auprès de la femme
dudict Nicolas Mengin, qu'elle l'avoit faict arrester ; et que depuis ilz eurent beaucoups
de bestialz mallade et mort; qu'ilz l'eussent bien volontier rheu mais qu'elle n'y voulut
retourner.
105. Germaine, femme audict Jean, aagée d'environ 30 ans a dict et deposé que elle,
estante accouchée environ la Saint Martin derniere et peu après estante relevée 4, luy print
une malladie en l'estomac et demeura terrie 5 son laict, sentant une douleur qui luy
1005 venoit tantost en la gorge et tantost plus bas; et que pour recouvrir guerison et avoir du
laict, elle et sondict marit furent advertis que ladicte prevenue avoit medicamenté la
femme dudict Melchior, la fille dudict Phillippe, Jean Grilot et autres de ce lieu, l'envoyer querir pour avoir de son conseil et advis; et estante parvenue en leur logis, elle la
print par la main droicte, luy faisant des croix avec le poulce, luy faisant (f' 4) dire une
1010 oraison apres elle; ne se souvient des motz synon qu'elle parloit de Jesus; ladicte oraison
1. Ce passage est caractéristique de la façon dont se répand le bruit qui constitue l'un des régulateurs traditionnels des comportements communautaires.
2. Clefcy: Vosges, ar. Saint-Dié, c. Fraize.
3. Golbey: Vosges, ar. Épinal, c. Épinal-ouest.
4. De ses couches.
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finie et dist d'elle mesme une aultre sy bas qu'elle ne l'entendit aucunement, luy disant
que c'estoit ung mal qu'on luy avoit donné; luy dist qu'il convenoit envoyer en pelerinage à Bel Bernard faire une neufieme l et rapporter du vinaigre benys avec ung petit
ymage ; convenoit aussy pour faire revenir le laict aller à saincte Agathe qui pose à
Clevecy faire dire une messe, y porter un enfant de cire et depuis dist qu'il suffisoit d'y
porter des poictrines de cire; convenoit aussy aller en pelerinage à sainct Don qui pose
à Golbey; qu'elle feroit les pelerinages et que moyennant la grace de Dieu elle seroit
guerie ; touttesfois elle ne les a faict à cause de sa prinse2 ains eulx mesmes y ont envoyez
et ne s'en treuve guierre soulagée.
Ladicte prevenue dist aussy à Catherine, leur servante, qu'il convenoit se haitter3 de
faire lesdicts perelinages aultrement qu'ils estoient en grand hazard4 , parce qu'elle avoit
heu revelation, faisant ses prieres de nuict, qu'il se failloit haitter et qu'il y avoit une
femme de Bruyeres qui luy avoit aussy baillé le mal avec ledit Jeandon.
A dict de plus que ladicte detenue luy a dict que ledict Jeandon avoit baillé le mal à
la fille dudict Philippe en luy baillant deux ou trois coups sur l'espaule avec sa main, en
haynne qu'elle ne luy voulloit bailler du lart; laquelle elle a guerie, aultrement elle fut
demeurée impotante et contraincte d'aller à quatre.
106. Jeandon Bassot demeurant presentement à Belmont, aagé d'environ 80 ans, a
dict que peult avoir environ quatre ans qu'il trouva ladicte Claudette au logis de Jacat
Ferry de LavalS, laquelle il n'avoit point auparavant congnue ; et devisant de plusieurs
choses par ensembles elle disoit qu'elle se mesloit d'aller en pelerinages pour des gens
mallades, quelques fois à saint Lyennard, sainte Agathe, Bel Bernard et aultres, nommant
les noms de ceux pour qui elle alloit, qu'elle n'a retenu; à laquelle il dict que c'estoit une
trompeuse parce qu'elle n'accomplissoit point les pelerinages qu'elle promectoit faire;
comme aussy luy disoit la femme dudict Jacat se courrouçant contre elle et au mesme
temps ledict Ferry eut ung cheval mallade et mort; et luy fut dict, (/" 5) luy qui depose,
par sa femme et la femme dudict Ferry que ladicte Claudette print de la gruate dudict
cheval, ne sçavent sy c'estoit pour manger mais l'emporta dans son pacquet, parce que
lesdictes femmes ne voulurent souffrir de la mectre cuyre.
107. Sy estant advertis que ladicte prevenue estoit en prison, il ne fut parler à elle par
une lazarde qu'est en la tour de ladicte prison et pourquoy?
A dict que la cause pour laquelle il fust parlé à ladicte prevenue estoit parce que l'on
semait le bruict qu'il estait associé avec elle, qu'ilz alloient par ensembles par les villages
guerir les mallades, faisoient les pelerinages, mesmes qu'elle avoit dict à Jean Bertrand et
à sa femme qu'elle avoit baillé le mal à la fille de Phillippe Masson; laquelle luy feist
responce qu'elle n'en avoit dict aultre chose synon que ce que ladicte fille luy en avoit
dict.
(/"6) 108. Jacquatte, femme Melchior Vauldechamps de Bruyeres, aagée d'environ
45 ans, a dict que peult avoir environ deux ans qu'il ne luy print une malladie et dou-
1.
2.
3.
4.
5.
Neuvaine.
À cause de son emprisonnement.
Se dépêcher.
En grand danger.
Laval-sur-Vologne: Vosges, ar. Épinal, c. Bruyères.
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leur au dos et costez fenestre; laquelle malladie la tormentoit fort, s'enquerant partout
où elle poulroit trouver remede de guerison; advient ung jour que Mengeon, femme
audict Phillippe luy dict que Jeandon luy dict qu'il sçavoit une femme qui la poulroit
guerir; et venus lesdiets Jeandon et femme en leur logis, icelle la print par la main droicte
luy manyant avec le poulce, ne sceit ce qu'elle disoit; luy disant: « Dame Jacquette, c'est
ung mal donné », à laquelle elle demanda d'où provenoit ladicte malladie et sy elle sçavoit quelque remede de la guerir ; laquelle prevenue luy dict que ceulx ou celles
qu'avoient estez nez le jour du Grand Vendredy et baptisez pendant que l'on disoit la
Passion, que Dieu leur avoit donné quelque puissance pour guerir, l'admonestant d'envoyer à Bel Bernard soudainement, à sainct Don et à sainct Rock! qui pose à
Deycimont2 ; où estoit present ledict Jeandon auquel elle qui depose donna trois frans
pour faire ledict pelerinage audict Bel Bernard; se departant soudain pour faire ledict
veage et à son retour ne luy rapporta rien, synon quelques images, luy faisant baiser son
baston; ce neantmoins ne se sentit de rien allegée, estymant qu'il ne feist ledict pelerinage, comment ladicte prevenue luy a heu dict depuis, d'aultant que ses oraisons
n'avoyent de rien servy; quoy entendu par elle qui depose, marchanda à une nommée
Gueuldremate pour aller audict Bel Bernard, laquelle y fut ; luy rapporta du vinaigre, du
pain beny dont elle en beut et mangea; où deux ou trois jours après elle se trouva bien
soulagée et comme du tout guerie, sentant la malladie tantost aller d'ung costé et d'aultre
luy estant advis qu'on luy bailloit d'ung espieu au travers des reins; et depuis s'est bien
portée fors qu'illuy est demeurée une bosse au dos de la grosseur du poing; et quant aux
bruictz, fames 3 et renommée de ladicte prevenue, elle ne s'en est poinet enquestée aultrement, ny s'informer de sa vie parce qu'elle ne sort de la ville et demeure au logis; fut
trouvé aussy attaché en leur porte de l'estable derrier, ung monstre que sembloit estre
ung crappal teste de mort4 et en le regardant devenoit tous jours plus gros; et arraché que
cela fut, sembloit estre plain de ver, que fut jecté à feug et pettoit à merveille 5 ; et sur le
tout bien enquise est ce qu'elle en a diet.
109. Mengeon, femme audict Phillippe Masson, dist qu'il y eut deux ans environ la
Sainct Remy derniere qu'il print mal en la jambe gaulche de Jacquette, leur fille; ne pou1080 vant appercevoir que ce pouvoit estre synon qu'elle estoit rouge; lequel mal monta au
travers d'elle et vint sur l'espaule droicte, luy faisant très grande douleur; montra ledict
mal à tante Annon, laquelle luy dict n'y sçavoir aucun remede, synon la bassyner avec
des herbes Sainct Jean6 et comment ladicte malladie augmenta de plus fort au plus fort ;
advient que ledict Jeandon entra en leur maison, luy dist : « Ta fille est encor mallade,
1085 c'est ung mal donné, s'a faiet quelqu'ung7 qui te monstre belle mynne et beau semblant;
je scay une femme que sy elle l'avoit veu elle la gueriroit»; (f' 7) où estante ladicte
detenue print la mallade par la main droicte, luy manyant quelque peu, disant que c'estoit mal donné sans dire par qui; laquelle leur dist et conseilla aussy que par trois jours
1.
2.
3.
4.
5.
6.
7.
Saint Roch.
Deycimont: Vosges, ar. Épinal, c. Bruyères.
Réputation.
La crapaudine a la propriété de mettre en évidence les maléfices.
D'une manière surnaturelle.
Sur les vertus magiques des herbes, voir DIEDLER, 1997.
Provoqué par quelqu'un.
Histoire et Sociétés Rurales. n° 7, 1" semestre 1997, p. 133-172.
172
Jean-Claude DIEDLER
à l'heure que l'on sonne les Avez Maria qu'elle sortit hors, sur l'huisse de leur maison,
qu'elle propherasse et dict les plus execrables malledictions qu'elle poulroit contre ceulx
ou celles qu'avoient donnez ladicte malladie à sa fille, puis avoir du sel en main, se
tourner le dos du costel de dehors et gecter ledict sel par derrier elle, puis rentrer dans la
maison y prendre ung ramon 1 et aller panner2 et poulser ledict sel tant long qu'elle poulroit jusques soub la gouttiere du toict, ce qu'elle auroit heu faict ; et en disant ces propos,
1095 ledict Jeandon estoit present qui luy dist que sy elle vouloit, il yroit faire ledict pelerinage
à Bel Bernard et de ce elle l'en pria; luy bailla argent pour son veage et avant son partement ledict Jeandon feist toucher ladicte fille en sa main, luy faisant baiser son baston ;
soudain se departit et à son retour dist qu'il avoit faict son debvoir apportant une ymage
dudict Bel Bernard et ung petit pain blanc, disant qu'il convenoit que la mallade en men1100 geast par neuf journées au cœur jeun3 , ce qu'elle feist et depuis commença à recouvrir
santé et guerison.
Dist aussy que ladicte prevenue luy demanda une chemise de ladicte mallade et ung
blanc4 d'argent d'offrande pour donner au premier paouvre qu'elle trouverait ; quoy
entendu par elle qui depose print une chemise et ung blanc et bailla le tout à ladicte pre1105 venue, disant: «Je vous le donne pour l'amour de Dieu, aussy bien demandez vous votre
vie» ; laquelle la print et dict qu'elle avoit bien faict.
1090
Du 21 e mars
110. Didiere, femme à Jean Mareschal de Saint-Jean-du-Marché, aagée d'environ
36 ans, dist que sa fille nommée Claudatte fut de mesme que son pere et estoit presque
1110 demoniacle; laquelle fust guerie de ladicte Claudatte ; elle luy dist qu'il failloit faire
chanter une messe au nom de sainct Mort pour celuy qui l'aymoit ou hayssoit.
1. Balai.
2. Balayer.
3. À jeun et en état de grâce.
4. Un cinquième du gros.
COMPTES RENDUS
OUVRAGES
Gérard CHOUQUER (dir.), Les formes du paysage. T. II : Archéologie des parcellaires.
Actes du colloque d'Orléans (mars 1996), Paris, Errance, 1996, coll. «Archéologie
Aujourd'hui », XVI -263 p., 190 F.
Ce second volume réunissant les 20 communications présentées au colloque
d'Orléans comble pleinement l'attente du lecteur alléché par le premier tome!. Il
convient de saluer en premier lieu la diligence de l'éditeur qui sort le livre quelques mois
à peine après la tenue du colloque. D'un point de vue purement formel, on retrouve ici
les qualités déjà relevées dans le tome l, en particulier le soin apporté à l'illustration graphique et cartographique et un nouveau cahier couleur de 16 planches en fin de volume.
Louvrage marie les études de cas régionaux, essentiellement français (hormis trois
incursions vers l'Espagne et la Suisse), et les articles de synthèse. Ces contributions
témoignent de la maturité qu'a rapidement acquise la recherche sur les parcellaires et
mettent en lumière l'apport décisif de l'archéologie préventive, qui fait désormais figure
de creuset pour le renouvellement des méthodes et des questionnements sous l'impulsion de l'abondante documentation inédite qu'elle procure. Fouilles et études géographiques viennent dorénavant compléter systématiquement les analyses de photo- et de
carto-interprétation pour déboucher sur une véritable interrogation historique, légitimant la validité des enquêtes sur les parcellaires fossiles.
Une bibliographie riche de mille nouveaux titres, utilement indexée (index géographique et thématique), complète la précédente et fait de ces deux volumes des ouvrages
de référence indispensables aux archéologues comme aux historiens.
Michèle Brunet
Oswald A.W DILKE, Les arpenteurs de la Rome antique, Sophia Antipolis, APDCA, 1995,
283 p., 21 pl., 53 fig., 150 F.
Alors que le De Architectura de Vitruve - dans lequel les architectes de la Renaissance
trouvèrent la justification de leurs théories - était imprimé à Rome dès 1486, aucun
lettré de cette époque ne s'attacha à l'étude des manuels d'arpentage, lesquels ne furent
édités qu'en 1848, grâce aux soins de F. Blume, K. Lachmann et A. Rudorff, sous le titre:
Die Schriften der romischen Feldmesser, ouvrage accompagné, quatre ans plus tard, d'un
volume d'Erlauterungen. Cette édition ouvrait la voie à des recherches sur l'arpentage
romain et la centuriation, qui ne prirent néanmoins, malgré quelques travaux précurseurs (ceux de W Barthel et d'André Déléage), leur véritable essor qu'après la Seconde
Guerre mondiale; mais il fallut attendre 1971 pour que soit publié, sous la plume
d'OswaldA.W Dilke, le premier manuel concernant les arpenteurs romains, The Roman
1. Cf mon compte rendu dans Histoire et Sociétés Rurales, n° 6, 2e semestre 1996, p. 167-168.
Histoire et Sociétés Rurales, n° 7, le< semestre 1997, p. 173-227.
174
Histoire et Sociétés Rurales
landsurveyors. An introduction to the agrimensores. Vingt-six ans s'écoulèrent encore avant
que cet ouvrage de référence (traduit en italien en 1979 et réimprimé en 1992 chez
Hakkert) ne fasse l'objet d'une traduction française. LAPDCA nous offre ici un livre de
belle facture, plaisant à manier : une première de couverture représentant la réunion
d'une commission agraire sous l'Empire (illustration provenant du manuscrit Palatinus),
un texte sur papier glacé, une composition claire, une belle qualité des dessins et des
reproductions, une typographie soignée (quelques coquilles de-ci de-là, cependant :
p. 16 : cadastres romans; p. 36 : Hymalaya; p. 235 : Romnorum; p. 249 : Codex
Vindobnensis; quelques erreurs de ponctuation: des points à supprimer p. 47, 1. 10,
p. 113, 1. 9 et 27, p. 203, 1. 35), une traduction discutable p. 49 (il ne me semble pas
que les sévirs aient jamais été des magistrats, ce que n'écrit d'ailleurs pas Dilke).
Soulignons enfin que, contrairement à une pratique contestable et trop fréquente chez
maints éditeurs français, cette édition n'omet pas de reprendre les références diverses
(présentées selon le système auteur-date) auxquelles l'auteur renvoyait son lecteur.
Accompagné d'un avant-propos de François Favory (qui a mené à bien cette édition)
et d'une préface de Pascal Arnaud (qui évoque avec émotion la vie de Dilke, décédé en
1993, et retrace le parcours scientifique original de ce professeur de latin de l'Université
de Leeds, conduit par ses recherches sur l'arpentage à se pencher sur la mathématique et
le mesurage d'une part, sur la cartographie antique de l'autre, domaine dont il fut un
spécialiste reconnu), l'ouvrage s'organise autour de 14 chapitres suivis d'une postface de
Gérard Chouquer (en forme de mise au point sur les développements de la recherche en
la matière); il se termine par deux annexes (l'une sur le contenu du Corpus, l'autre sur le
sens des termes kardo et decumanus), un glossaire et un index sélectif Deux bibliographies présentées dans l'avant-propos et la postface complètent celle établie par l'auteur
(dans la mise à jour de 1979).
Après avoir évoqué (chapitre 1) la nature du travail de ces spécialistes de la mesure et
de la délimitation de la terre que sont les arpenteurs romains, ainsi que le caractère
durable de leur œuvre, et après avoir mentionné les sources relatives à la centuriation
(tant littéraires - le corpus agrimensorum, recueil des manuels d'arpenteurs - qu'archéologiques), Oswald A.W Dilke se penche (chapitre 2) sur l'histoire de l'arpentage préromain, nécessaire prélude à la compréhension de l'œuvre des Romains en la matière. Si
les Babyloniens se sont souciés, ainsi que l'attestent de nombreux indices, de délimiter la
terre, ce sont les arpenteurs égyptiens qui ont joué le plus grand rôle en Orient (souci
constant du bornage lié à l'imposition des terres et à la crue du Nil, distinction terres
inondées-non inondées), de la haute Antiquité à l'époque hellénistique; chez les Grecs,
au contraire, aux époques archaïque et classique, la mathématique et la géométrie ont
connu plus d'éclat que l'arpentage (lequel n'a pu véritablement s'exprimer que dans le
monde colonial d'Occident: Italie du Sud), et, à l'époque hellénistique, des savants tels
qu'Euclide et Ératosthène se sont passionnés pour la géodésie.
On arrive alors à Rome. Le chapitre 3 évoque l'ancienneté de l'arpentage romain (s'il
est redevable de l'Étrurie, de Carthage et de la Grèce, il n'en possède pas moins un trait
original, celui de la centurie carrée), développe un parallèle entre la colonisation et l'arpentage (pour définir les bornages, assigner les terres, régler les litiges, les commissions
de colonisation s'adjoignirent des arpenteurs, appelés, à l'époque des Gracques, metatores
ou mensores) ; il présente alors la profession (exercée par des affranchis, comme ce Lucius
Aebutius Faustus dont la pierre tombale porte, gravés, les instruments de son métier) et
les obligations déontologiques de ceux qui l'exercent (on corrigera, p. 49, la référence au
Digeste: Il,6, 1, et non Ulpien, fr. 1); il en retrace enfin minutieusement l'histoire (son
apogée se situe entre 133 av. et 138 ap. J.-c.) jusqu'à l'époque tardive (l'importance des
arpenteurs allant croissant avec leur emploi comme juges ou arbitres dans les affaires de
Comptes rendus
175
litiges fonciers) ; c'est pour cette période que le propos de l'auteur prête le plus flanc à la
critique : en fait, la page 54 serait à reprendre (erreur d'interprétation de la loi de
Constantin de 330, C. Th. II, 26, 1 ; confusion entre les mensores et les agrimensores;
attribution erronée de fonctions aux agentes in rebus qui n'ont jamais été chargés de
dépister la fraude fiscale; confusion entre l'exemption d'impôts et de charges dans l'édit
de Constantin auquel Dilke se réfère (c. Th. XIII, 4, 2), édit qui, d'ailleurs, ne mentionne pas les arpenteurs; improbable promotion du primicier en tant que chevalier).
Le chapitre 4 s'intéresse à la formation des arpenteurs : ils doivent être aptes à
mesurer aires et distances (le souci didactique de l'auteur le conduit à reprendre les problèmes de calcul de surfaces de champs présentés par Columelle au Livre V de son
Traite), à s'orienter, viser et niveler; en matière juridique, ils doivent pouvoir classifier les
terres (selon une division tripartite: terre parcellisée et assignée, terre mesurée d'après ses
limites, terre non mesurée) et régler les affaires de bornage. Les différents instruments
utilisés par la profession sont présentés, croquis à l'appui, chapitre 5 : un équipement
somme toute assez peu sophistiqué (cadran solaire portatif, règle pliante, compas en
bronze, hodomètre) dont l'élément essentiel est la groma (dont le nom vient de gnomon,
aiguille du cadran solaire) ; aucune représentation de cette sorte d'alidade en croix, qui
finira par donner son nom aux arpenteurs (les gromatici), n'a été conservée, et l'unique
exemplaire de ce que l'on s'accorde à identifier comme tel a été découvert (pour les seuls
éléments métalliques) en 1912 dans l'atelier de Verus à Pompéi (reconstitution par Della
Corte; voir les planches II et III, p. 77-78, qui présentent l'instrument découvert à
Pfünz) ; sont également décrits deux instruments que les auteurs du Corpus ne mentionnent pas: le chorobate (utilisé pour l'arpentage et l'observation astrologique) et la
dioptre (pour le nivellement des aqueducs).
Le chapitre 6 traite de la terre: après avoir présenté les principales mesures de superficie (les plus courantes sont le jugère de 0,252 ha et la centurie de 20 actus au carré, soit
200 jugères ou 50,4 ha, taille standardisée à l'époque d'Auguste), Dilke examine la pratique de l'orientation (la direction la plus banale étant l'Est, le point cardinal devant
lequel se placent les augures) et décrit en détailles modalités de la division de la terre
(1' ager publicus au départ, tout type de terre ultérieurement) en centuries (c'est la centuriation, terme dont l'utilisation s'est substituée à celui, usuel en latin, de limitatio); il
propose alors quelques observations sur les subsécives, les strigae, les scamna et les terres
non arpentées, et se penche enfin sur les modalités de l'assignation (par tirage au sort,
l'arpenteur conduisant, au terme des opérations, les colons sur place). Le bornage, un
autre souci de l'arpenteur, qui doit notamment intervenir comme conseiller juridique,
arbitre ou juge, est étudié au chapitre 7, sans que soit véritablement abordée la question
de la législation, pour laquelle Dilke renvoie à l'article Terminus motus de la PaulyWissowa (l'aspect juridique de la question sera à présent complété par: F. T. HINRlCHS,
Histoire des institutions gromatiques, Geuthner, 1989, 268 p., édition française, établie
par le Centre d'Histoire Ancienne de Besançon, d'un ouvrage allemand paru en 1974).
Le rôle non négligeable de la cartographie dans la théorie et la pratique des arpenteurs est abordé dans le chapitre 8 (présentation des deux types de cartes, formae, utilisées par l'arpenteur : les cartes professionnelles en bronze, dont aucun exemplaire n'a
survécu, mais dont on peut se faire une idée avec la forma Urbis, les tables d'Orange et
les cartes du Corpus, les cartes didactiques, ces remarquables vignettes insérées dans les
manuels et que l'auteur examine soigneusement avec différents exemples: Terracine,
Minturnes, Hispellum), tout en insistant sur leur importance pour l'histoire de la cartographie.
Le Corpus agrimensorum, cet ensemble de manuels d'arpenteurs compilé au Ne siècle
(avec ajouts postérieurs), que l'inlassable travail des moines copistes a largement préservé,
176
Histoire et Sociétés Rurales
non sans graves corruptions, est présenté au chapitre 9; Dilke y rend un juste hommage
aux savants, allemands notamment, qui ont tenté de rendre compréhensible cet
ensemble de textes dont la liste est donnée intégralement dans l'annexe A et que contribuent à éclairer à l'heure actuelle l'archéologie et la photographie aérienne.
Cœur de l'ouvrage, l'important chapitre 10, consacré à la centuriation : sont examinées l'origine (militaire) et les causes (conquête et colonisation) de la limitation des
terres, est esquissée une histoire des recherches sur la centuriation (des premières observations dans la région de Carthage en 1833 aux recherches de F. Castagnoli et de
R. Chevallier), est étudié le cas des systèmes non orthodoxes (ce qui permet à l'auteur de
définir les quatre conditions pour qu'un système remonte à l'époque romaine); est alors
proposé, cartes à l'appui, un tableau des zones centuriées, dont les plus vastes se situent
en Italie du Nord (vallée du Pô) et en Tunisie (on regrettera que la carte des aires centuriées tunisiennes de la p. 168 ne fasse pas état des réseaux d'Ammaedara et de Sufetula
évoqués p. 169), ainsi que dans le Sud de la France (mais que sont ces mystérieuses
Palines - salines ou plaines? - fluvio-glaciaires de la p. 165 ?).
Les cadastres d'Orange (colonie fondée vers 35 av. ].-c. chez les Tricastins pour les
vétérans de la 2e légion Gallica sous le nom de Colonia Julia Firma Secundanorum; elle
n'a pas été, contrairement à ce que pensait l'auteur, renommée, à l'époque des Flaviens,
colonia Flavia Tricastinorum, qui n'est autre que Saint-Paul-Trois-Châteaux) font l'objet
du chapitre Il. C'est à Orange qu'ont été découverts, entre 1856 et 1951, 416 fragments
(conservés au musée municipal) de trois cadastres (le terme de cadastre doit être ici compris au sens de « plan à grande échelle effectué pour des raisons fiscales », p. 173) arbitrairement dénommés A (secteur d'Arles et de Glanum), B (du nord d'Orange à
Montélimar), C (la localisation reste discutée) que Dilke étudie avec soin, datant le
cadastre A du règne de Vespasien et le B de celui de Trajan : le dossier ayant cependant
considérablement évolué depuis 1971 (on admet maintenant la date de 77 ap. J.-c. pour
les trois cadastres), le propos de l'auteur, qui dépend étroitement de la publication d'A.
Piganiol (1962), sera complété par la mise au point de Gérard Chouquer (p. 225-227).
:Létude historique de la colonisation menée à bien au chapitre 12 (grâce notamment
aux libri coloniarum, compilation tardive à laquelle on ne peut reprocher son caractère
lacunaire avant 133 av. ].-c., et qu'il faut, à la suite d'E. Pais, réhabiliter, alors que
Mommsen l'avait dévalorisée) permet à l'auteur de mettre en évidence un décalage entre
la courbe de fondation des colonies (de 338 av. ].-c. au ne s. ap. ].-c.) et celle de la croissance et du déclin de l'arpentage, celui-ci atteignant son apogée après le règne d'Hadrien,
à une époque où la colonisation effective chute; les arpenteurs sont alors impliqués dans
un travail administratif croissant.
:Létude des réseaux antiques en Bretagne, a priori prometteur (présence d'un réseau
routier antique en grande partie rectiligne), aboutit à un constat sans appel: bien que les
Romains eussent fondé quatre colonies en Bretagne, aucun vestige de centuriation n'apparaît dans l'île, hormis peut-être au nord de Rochester (chapitre 13).
Le chapitre 14, consacré à l'arpentage romain et moderne, clôt l'ouvrage, l'auteur
établissant d'intéressants parallèles entre centuriation romaine et parcellaires récents
Qapon, Hollande, États-Unis; on pourrait également penser à la campagne orthogonale
laurentienne), traçant des perspectives de recherches qui se sont avérées fructueuses,
comme l'atteste le développement considérable des travaux relatifs au mesurage du sol et
aux parcellaires depuis plus de vingt ans!. Profusion face à laquelle on appréciera de dis-
1. 1774 titres recensés dans la bibliographie du tome 2 des Formes du paysage. Archéologie des
parcellaires, Errance, 1996 (cE compte rendu précédent).
Comptes rendus
177
poser, en français, de cette introduction aux arpenteurs (comme l'avait qualifiée luimême l'auteur en sous-titre), que n'entacheront pas les observations critiques ici formulées : elles ne sont que le reflet de l'intérêt suscité auprès du recenseur par la lecture d'un
ouvrage dont les qualités didactiques, les intuitions et les réflexions le tiennent constamment en éveil et le conduisent à cette interrogation finale: la maîtrise de l'espace naturel,
de tout temps recherchée par les hommes et dont les Romains furent les maîtres, passet-elle impérativement par la géométrie?
Pierre]aillette
M.-P. HORARD-HAERBIN, Levroux 4. L'élevage et les productions animales dans l'économie de
la fin du Second Age du Fer à Levroux (Indre), 12 e supplément de la Revue archéologique
du Centre de la France.
Lauteur développe une analyse micro-régionale dans le canton de Levroux (Indre),
en cherchant à comprendre dans quelle mesure les productions issues des animaux
domestiques participent aux bouleversements économiques, et sociaux que connaît la
Gaule lors des le, et ne siècles avant J.c. Le village gaulois de Levroux est un témoin privilégié des transformations qui se produisent à cette période, car, dès sa fondation, sa
fonction n'est pas uniquement agricole, et cette petite agglomération devait jouer un rôle
commercial et sans doute politique sur le territoire des Bituriges. La longue occupation
du site, de la Tène C2 au début de la période gallo-romaine, a permis de suivre l'évolution de l'ensemble des opérations qui assurent la production, l'entretien et l'utilisation
des animaux domestiques, à travers trois grands thèmes: la consommation (sélection des
parties anatomiques, analyse de la découpe), la morphologie des animaux (évolution des
tailles au garrot, sélection de types morphologiques) et la gestion des troupeaux (choix
et fréquence des espèces domestiques, âges d'abattage et sex ratio). Les échantillons étudiés ont été sélectionnés parmi plus de 200 000 restes osseux, ce qui place Levroux au
niveau des sites les plus riches de toute l'Europe celtique pour La Tène moyenne et
finale.
Les vestiges montrent que tous les animaux domestiques présents sur le site, porc,
boeuf, mouton, chèvre, chien et cheval, ont été élevés sur place, avant d'être consommés.
Les fréquences des différentes espèces sont assez constantes de La Tène C2 à La Tène Dl,
avec une majorité de porcs, suivis par les caprinés ou le boeuf, et enfin le chien et le
cheval, mais connaissent des variations successives dans les phases plus récentes.
À la période gauloise, la gestion de chaque troupeau révèle que les espèces sont utilisées de façon complémentaire. Certaines d'entre elles ont principalement une vocation
bouchère, comme le porc, le chien et la chèvre, alors que d'autres sont d'abord exploitées pour d'autres productions, comme le mouton, le boeuf et le cheval. Les animaux
domestiques fournissent ainsi une large gamme de produits alimentaires (viande et
dérivés, lait), de matières premières (laine, peaux, os, corne), et de service (énergie, nettoyage), ce qui fait de l'élevage une activité économique de première importance pour les
habitants du village.
Des transformations économiques sont perceptibles entre La Tène C2 et La Tène
Dl, à l'échelle du village de Levroux. En effet, durant une occupation assez courte, puisqu'elle concerne au maximum cinq ou six générations, on observe une restructuration
économique qui se manifeste, en particulier, par une spécialisation et par une intensification des productions vivrières. Des changements dans la gestion des troupeaux de
porcs et de caprinés permettent de supposer que l'élevage se spécialise dans la production
carnée, tendance qui est peut-être en relation avec une fabrication locale de salaisons, et
le développement d'un commerce de viande. Au même moment, on constate la baisse
178
Histoire et Sociétés Rurales
sensible d'autres productions, comme le lait et la laine, et ceci correspond vraisemblablement à un remaniement général de l'économie. Une des hypothèses est une réorganisation des échanges locaux, les sites ruraux alentours commençant à fournir au village de
Levroux certaines matières premières qui continueraient à être utilisées et traitées sur le
site. De façon générale, ces phénomènes complexes semblent liés au développement
d'échanges à courte ou à longue distance, puisque la masse des animaux nécessaires aux
transports augmente significativement, et que l'on constate l'importation précoce d'animaux sélectionnés pour leur grandeur. Il s'agit principalement d'un grand cheval, très
distinct de ceux indigènes et qui est importé dès La Tène Dl, et de grands bovins, qui
arrivent à la phase augustéenne.
Parallèlement, l'important corpus biométrique obtenu a permis d'aborder des sujets
mal connus, comme le dimorphisme sexuel des porcs, et de bien caractériser la morphologie des espèces en présence. Lévolution de la stature et de la morphologie des animaux domestiques révèle que des espèces comme le porc, le mouton et le cheval ont été
sélectionnées précocement, alors que, pour d'autres, les changements se font plus tardivement et de façon graduelle, comme chez le chien et la chèvre, dont les morphologies
évoluent tout au long de l'occupation du site. Enfin, chez les chevaux ou les bovins, le
troupeau indigène ne change absolument pas, et l'on constate simplement l'arrivée de
nouveaux types morphologiques. Les améliorations ne concernent donc pas toutes les
espèces au même moment et au même degré, ce qui reflète des statuts distincts en fonction de la place symbolique et de l'utilité de chacune. Elles permettent néanmoins de
mettre en évidence la maîtrise de nouvelles méthodes de sélection des animaux domestiques, qui s'accompagnent très probablement d'une amélioration des conditions d'élevage.
Lanalyse des techniques utilisées a également permis d'aborder le problème de la spécialisation des activités, et du contexte où se déroulent les productions. Une eXpérimentation a montré que la fabrication de dés en os, qui est attestée sur le site, ne demande
aucune habileté particulière, et qu'elle nécessite simplement une sélection de la matière
première (métapodes, radius et parfois tibias de chevaux et de bœufs). Par contre, une
autre activité, comme l'abattage et la découpe des animaux, demande une certaine expérience, et l'homogénéité du traitement des carcasses des différentes espèces a permis de
déduire qu'un nombre réduit de spécialistes devait intervenir. Ils effectuaient la découpe
de gros au couperet, et l'adoption précoce de cet outil témoigne d'une recherche d'efficacité et de rentabilité. Cependant, comme ces opérations semblent s'être déroulées dans
le cadre domestique, il n'est pas possible de parler de véritables boucheries, telles qu'elles
apparaissent à la période gallo-romaine, avec un spécialiste qui reste sédentaire.
Plus globalement, apparaît une recherche générale de spécialisation et d'intensification des productions issues des animaux domestiques, qui montre que l'ensemble de
l'économie est restructuré, puisque ces processus ne sont pas limités aux domaines particuliers que l'on connaît par ailleurs, comme la métallurgie ou l'agriculture.
D'autre part, l'introduction de nouvelles modalités de gestion ou de sélection des
animaux domestiques révèle à quel point le développement d'un commerce de masse,
dont l'intérêt est purement économique, facilite les échanges culturels, et la circulation
de nouvelles techniques.
Toutes les informations qui ont été recueillies confirment que le site de Levroux,
même s'il n'est qu'une des vingt «villes importantes» du territoire des Bituriges dont
parle César, était intégré à des réseaux de distribution à courte et à longue distance, et
qu'il a participé et probablement contribué à la restructuration qui touche l'ensemble de
la société celtique. Dans l'état actuel des recherches, l'organisation des productions animales et le fonctionnement des échanges locaux sont mal connus, alors que c'est pour-
Comptes rendus
179
tant l'ensemble des productions régionales de surplus qui détermine l'importance du
commerce, et qui engendre indirectement les mutations socio-économiques et politiques
de la société gauloise.
Alain Ferdière
Marie-Geneviève COLIN, Isabelle DARNAS, Nelly POUSTHOMIS, et Laurent SCHNEIDER,
(dir.), La maison du castrum de la bordure méridionale du Massifcentral (XIL){vIIe siècles),
préface de Jean-Marie Pesez, Carcassonne, Centre d'archéologie médiévale du
Languedoc (La Cité, 22 rue du Plô, 11000 Carcassonne), 1996, «Archéologie du Midi
médiéval, supplément 1 », 227 p., 220 F.
Réunis depuis 1988 au sein du projet «Formes et fonctions de l'habitat castral en
France méridionale}} sous la houlette de Marie-Geneviève Colin, les quinze auteurs de
ce volume présentent une étude archéologique des maisons - de pierre - fouillées sur
quatre sites de villages fortifiés de la moyenne montagne languedocienne, au contact
entre le Massif central et la plaine : Cabaret (Aude : deux maisons des XIIe-début
XIIIe siècle), Cabrières (Hérault: neuf maisons - p. 33, devenues huit p. 133 -, échelonnées entre les XI<-XIIe siècles et la deuxième moitié du XVIe siècle), Calberte (Lozère :
trois maisons - p. 33 et 56, devenues deux p. 133 - du XIve siècle), le Castlar de Durfort
(Tarn: six maisons - cinq p. 133! - des XIue-XIVe siècles). I.:analyse comparée des éléments qui caractérisent le lot de maisons ou «cellules villageoises» retenues précède
quatre monographies sur des bâtiments jugés représentatifs de chacun des sites. La première partie est la plus originale dans sa démarche. Après une exposition des méthodes
d'enquête - où l'on éprouve le besoin d'indiquer, p. 29, qu'il a fallu recourir aux principes de la fouille stratigraphique : est-ce à dire que cela n'allait pas déjà de soi au début
des années 1980? - et une rapide présentation des villages dans leur contexte historique
et géographique (on note l'importance des ressources minières dans l'emplacement des
habitats), viennent les réponses à un questionnaire commun sur le plan des bâtiments,
la construction, les aménagements domestiques, le mobilier; le tout est rassemblé dans
quelques pages de synthèse fort bien venues.
Qu'elles soient séparées de 10 ou de 100 km, ces maisons-bloc à un étage ou plus
répondent à un modèle commun. Il se distingue d'abord par l'adaptation aux contraintes
du rocher. La pente dicte l'orientation du bâtiment, mais on la retouche verticalement
pour asseoir les étages, souvent moitié plus vastes que les rez-de-chaussée; horizontalement pour créer des sols ou des semelles de fondation - à défaut de tranchées. Le gros
oeuvre intègre d'emblée des installations de « confort}} : niches murales, moins fréquentes
peut-être qu'on ne l'imagine, et surtout « banquettes}} basses et étroites le long des murs,
entièrement maçonnées ou mettant à profit des ressauts rocheux. Les silos enterrés sont
rares, ce qui fait conclure à la prédominance d'un mode de stockage en hauteur ou
mobile (coffres, sacs). Les sols sont pour l'essentiel de terre battue plutôt qu'à même le
substrat, et parfois dallés ou planchéiés. La distinction entre les aires de travail et de repos
reste peu marquée, difficile en tout cas à percevoir, de même que l'organisation des
niveaux supérieurs. La dimension chronologique est surtout perceptible dans le rétrécissement du module de la maison, depuis les plans allongés des XIIe-XIue siècles (ceux des
deux bâtiments fouillés à Cabaret), prévoyant des cloisonnements intérieurs de bois ou
de pierre, aux pièces plus compactes des XIue-XIVe siècles pas nécessairement pourvues de
refends.
Qui est familier des sites provençaux et italiens aura reconnu des traits maintes fois
soulignés depuis la publication des fouilles de Rougiers. I.:exemple languedocien vient
illustrer une réalité méditerranéenne connue, si bien connue que les auteurs laissent
180
Histoire et Sociétés Rurales
percer le regret désabusé de n'avoir à y apporter que des nuances. S'il y a nouveauté, elle
est peut-être davantage dans la présentation de bâtiments tardifs, ceux de Cabrières, qui
n'entrent qu'avec bien du mal dans le schéma commun, avec leurs surfaces plus grandes
que celles du XIVe siècle (effet de la moindre pression démographique, ou de la vocation
pastorale dl! site ?), leurs aménagements plus soignés (un étage sur voûte), la présence de
foyers dans les niveaux supérieurs. On sent aussi le désenchantement que suscite l'impression d'être allé au bout des possibilités d'une méthode désormais traditionnelle.
Ainsi, après avoir exploré toutes les pistes avec les meilleures garanties scientifiques,
revient le constat de l'imprécision des résultats en matière d'analyse fonctionnelle des
espaces. Les études de répartition du mobilier fournissent des conclusions d'évidence, en
révélant des concentrations près des foyers ou des alignements le long des murs qui supportaient des étagères disparues. Elles suggèrent l'existence de cloisons légères, mais le
raisonnement s'arrête faute d'une répartition contrastée entre la céramique commune et
la céramique fine : au-delà de la reconnaissance de la division entre foganha et sotolium
perceptible à Durfort (p. 64), bien malin qui pourrait mettre une des nombreuses étiquettes médiévales disponibles sur les pièces ou les « cellules» fouillées. Les progrès dans
l'étude des ossements animaux, des graines et des charbons de bois, dont les différents
sites n'ont bénéficié que de manière inégale, permettront peut-être de repousser certaines
de ces limites (Histoire et Sociétés Rurales accueillera prochainement une contribution
« bioarchéologique» relative aux mêmes villages, dont la lecture complètera celle de ce
volume).
Les publications de maisons médiévales ne sont cependant pas si nombreuses qu'il
faille faire la fine bouche. Ne serait-ce qu'à titre d'exemple, servi par une documentation
abondante et précise, l'ouvrage est précieux. Il offre aussi plusieurs constats ou réflexions
d'intérêt: ainsi, d'avoir relevé la faible attention portée au châtaignier comme bois de
charpente, ou d'avoir établi la concomitance entre la mise en place de la géographie des
couvertures traditionnelles et le mouvement castral, au XII< siècle (p. 81), ou encore de
proposer la distinction entre deux générations d'habitations, estimant que la maison en
hauteur « commune» vulgarise un type de maison rurale «privilégiée », attestée dès le
XIe siècle, plutôt qu'un modèle urbain (p. 136, 159 et suivantes). Les interrogations ne
manquent pas. Il reste par exemple à faire une enquête sur la mitoyenneté, pour déterminer ce qui justifie tantôt de laisser entre les maisons l'espace nécessaire à l'écoulement
des eaux, tantôt de les accoler; de laisser au pied du rempart un couloir de circulation
ou de s'y appuyer. On aimerait aussi, devant les traces d'un artisanat, pouvoir trouver les
critères permettant de différencier le domestique du spécialisé (p. 122) ou, ce qui relève
de l'utopie, saisir l'éventuelle distinction de propriété entre le rez-de-chaussée et l'étage.
Monique Bourin signe aux p. 131-136 une conclusion générale qui élargit le propos
comparatiste à l'ensemble de la France méridionale, voire à la péninsule ibérique et à la
Sabine. La confrontation avec les maisons des oppida protohistoriques ou celles de
l'Espagne musulmane ne pouvait assurément mener qu'à un constat des différences. On
retiendra en revanche la tentative de faire le départ entre les sites médiévaux français ou
italiens ; dominés par la maison-bloc unitaire, les villages du rebord du Massif central
présentent un cas d'« exagération du modèle castral» : où l'on suppose acquis ledit
modèle, dont l'existence ne va pourtant pas de soi. La maison en hauteur, enfin, offrirait
la « souplesse » nécessaire à une activité artisanale et à l'échoppe : sans doute, mais il
paraît excessif de la rejeter pour les éleveurs, dès lors qu'il y a dissociation entre l'homme
et l'animal. Ce dernier point méritera discussion, à la lumière peut-être d'autres
exemples.
François Bougard
Comptes rendus
181
Jean TRICARD, Les campagnes limousines du XIVe au )(l;7e siècle. Originalité et limites d'une
reconstruction rurale, Paris, Publications de la Sorbonne, 1996,285 p., 150 F.
Le présent ouvrage reprend les deux premiers tomes d'une thèse pour le doctorat ès
lettres et sciences humaines, soutenue le 7 décembre 1994 à l'Université de Paris 1Sorbonne l . Jean Tricard est originaire du Limousin et disciple de Robert Boutruche; il
le précise dès la première page, non en guise d'avertissement, mais pour expliquer ce qui
l'a conduit à s'intéresser plus particulièrement à cette période du Moyen Âge tardif, et à
cette région, le Limousin, « povre pays» selon Froissart. Cependant, on ne se perd pas
dans une synthèse régionaliste, parce que cette thèse, qui repose sur une longue et fructueuse recherche menée depuis une vingtaine d'années, intègre dans un cadre provincial
la question de la reconstruction des campagnes des années 1350 aux années 1500.
Selon les termes de l'auteur, la première difficulté a été la « médiocrité » des sources;
certes les archives sont rares, difficiles à interpréter, mais des trésors heuristiques ont été
exhumés: non seulement les archives ecclésiastiques et notariales, mais encore les terriers
des familles Pompadour et des Cars, un état de la seigneurie de Veyrac en 1378, des livres
de raison, un procès dressant un état de la vicomté de Limoges à la fin du xve siècle, etc.
Par un appel aux sources multiples et un traitement méthodique et rigoureux de plus de
3000 actes, Jean Tricard a constitué un corpus cohérent, finalement riche, et dont le traitement offre une lecture agréable.
Ainsi l'auteur s'attache-t-il à montrer les différences de méthode et de rythme des
politiques seigneuriales tout au long de la reconstruction rurale. Un premier chapitre
dresse un tableau des malheurs des campagnes limousines, qui met en relief les obstacles
laissant sans répit ni trêve le travail quotidien de la terre et auxquels se sont heurtées les
politiques de reconstruction : les « malheurs des temps », aléas climatiques, pestes et
famines, l'environnement guerrier, l'insécurité constante. « Peu d'événements spectaculaires, mais une accumulation de malheurs quotidiens » (p. 43). Dureté et âpreté de la
vie pèsent pourtant d'un poids plus lourd en raison des conditions naturelles médiocres
pour l'agriculture. Cependant, si la géographie détermine quelques configurations, Jean
Tricard se garde d'ignorer la marge de liberté et d'erreur introduite par l'action humaine;
l'homme est bien au centre de son propos.
Le deuxième chapitre est consacré à la chronologie de la reconstruction des campagnes. On n'y trouvera pas un récit de l'histoire événementielle du Limousin à la fin du
Moyen Âge, là n'est pas le propos de Jean Tricard, mais on n'y trouvera pas non plus une
délimitation nette des périodes de reconstruction, comme cela a pu être fait pour
d'autres provinces. Qu'on se le dise, cette reconstruction est originale par son caractère à
la fois permanent et hésitant, par son activité continue mais peu spectaculaire. Les
moyens employés par les seigneurs pour remettre en valeur leurs domaines font l'objet
au chapitre 3 d'une étude très précise. Les propriétaires fonciers sont poussés par la crise
à chercher des solutions nouvelles et successives, aux moindres frais, témoignant de leur
part d'une relative adaptation à la crise et d'une connaissance progressivement meilleure
des mécanismes économiques. Des réductions de cens, « principal moteur d'une véritable politique de restauration rurale» (p. 78), sont organisées au début de la reconstruction, puis se développe le métayage, malgré l'opposition paysanne. Le chapitre 4
s'attache justement à saisir les « hommes de la reconstruction» et à préciser le cadre
démographique, en abattant le mythe du Limousin surpeuplé : il est bien le « poumon
démographique pourvoyeur sans problème des régions ravagées par la guerre» (p. 88),
1. Jean-Louis Biget a rendu compte de sa soutenance dans les colonnes d'Histoire et Sociétés
Rurales, n° 5, 1er semestre 1996, p. 308-312.
182
Histoire et Sociétés Rurales
mais à son détriment. De plus, ce ne sont pas les plus entreprenants qui sont restés.
Cependant, Jean Tricard insiste Cp. 114) sur l'indiscutable force des solidarités paysannes,
frérèches et comparsonneries, qui « ont peu à peu pris à leur compte l'essentiel des
reconstructions [ ... J. Elles constituent l'élément dynamique du monde paysan.» La
même rigueur d'analyse permet d'appréhender au chapitre 5 le financement de la reconstruction, les disponibilités financières et les mouvements des capitaux. La participation
seigneuriale est primordiale: la noblesse la'ique domine le marché, fait d'opérations de
petite envergure; elle n'hésite pas à emprunter et à prêter, mais elle passe insensiblement
d'une attitude à l'autre. Pourtant la bourgeoisie limougeaude n'en profite pas et n'offre
pas, comme la bourgeoisie lyonnaise à la même époque, l'image d'une classe conquérante
et triomphante, assoiffée de conquêtes foncières. Quant au clergé, l'auteur qualifie son
attitude de «frileuse» et « passive », même si les propriétaires ecclésiastiques ont prouvé
par ailleurs qu'ils pouvaient être à l'origine d'initiatives nouvelles, comme les modérations de cens. De fait, le monde paysan, livré dans une large mesure à lui-même,
semble le moins léthargique, s'il n'est pas le plus riche.
Au cours de cette étude, le jugement sur la reconstruction en Limousin se fait sévère:
« une reconstruction limitée et obstinée à la fois, qui se poursuit imperturbablement
malgré la persistance des malheurs des temps, sauvée du blocage et de l'arrêt par sa bénignité même» Cp. 51); «cette reconstruction désordonnée est une reconstruction au
souffle court» Cp. 59). Le chapitre 6 est celui du bilan. La crise n'a pas tout emporté et
elle ne s'accompagne pas de véritables changements structurels: la « tenure-bloc» originelle est de plus en plus supplantée par des tenures aux parcelles éparpillées, mais il n'y
a pas de bouleversement du paysage, ni même de mutation technologique, et la céréale
reste primordiale malgré une progression de l'élevage bovin. Il n'y a pas non plus de véritables reclassements sociaux: la noblesse n'est pas supplantée par la bourgeoisie; peu de
« coqs de village» font leur apparition. Même affaiblie, la seigneurie constitue le cadre de
la reconstruction, puis de la réaction des propriétaires nobles. La stabilité l'emporte sur
le changement. rauteur met en lumière un échec dans la reconstruction des campagnes
limousines, dont les raisons sont multiples. Certes les conditions naturelles sont défavorables et les terroirs les plus ingrats sont peu à peu sacrifiés - généralement ceux de l'est
au profit de ceux de l'ouest -, certes le manque de réserves monétaires et le poids de la
fiscalité compromettent bien des tentatives, mais c'est l'attitude des hommes face aux
problèmes nouveaux qui est la plus lourde de conséquences. La politique sélective de
reconstruction qui prétend réduire au plus juste les sacrifices manque de dynamisme et
d'ampleur, de coordination et de durée. « Il semble se dégager de la société limousine une
sorte de consensus implicite pour se contenter de résultats partiels et locaux» Cp. 206).
rÊglise s'attache à la reconstruction morale, la bourgeoisie de Limoges n'est pas l'animatrice attendue, les propriétaires se révèlent incapables de donner un nouvel élan aux
campagnes.
La thèse de Jean Tricard présente l'originalité d'une reconstruction en partie manquée, à l'inverse de régions comme le Bordelais ou le Lyonnais, plus proche en cela de
l'Auvergne ou du Bourbonnais. Le Limousin «manque le rendez-vous» de la restauration rurale après la guerre de Cent Ans, et il n'est même pas sûr qu'elle sorte affermie des
épreuves d'une période féconde. Sur ce point, la thèse récemment publiée de Michel
Cassan 2 est riche de prolongations.
Thomas Jarry
2. Michel CASSAN, Le temps des Guerres de religion: le cas du Limousin (vers 1530-vers 1630),
Paris, Publisud, 1996,463 p.
Comptes rendus
183
Gilbe!t LARGUIER, Le drap et le grain en Languedoc. Narbonne et Narbonnais, 1300-1789,
coll. Etudes, Presses Universitaires de Perpignan, 1996,3 volumes de 1366 p., 330 FIes
3 volumes.
En 1790, le découpage départemental privilégie Carcassonne et relègue Narbonne
dans une position excentrée alors qu'elle venait pourtant de se raccorder au Canal des
Deux-Mers. Ces deux villes - Carcassonne, manufacturière et capitaliste qui exporte ses
draps vers le Levant et l'Atlantique, et Narbonne, trop enfoncée dans les terres et qui ne
parvient qu'à se livrer à un commerce passif, l'exportation des grains du Languedoc -, ce
sont deux modèles économiques opposés, deux sociétés urbaines dissemblables, deux
modes d'intégration différents d'un organisme urbain dans sa périphérie rurale et son
espace commercial. Narbonne, c'est l'histoire d'un déclin, mais d'un déclin nuancé.
Quand a commencé ce déclin? C'est la question qui oblige Gilbert Larguier à commencer son étude à la fin du XIIIe siècle, alors que Narbonne avait 30 000 habitants.
C'est à la fin du XIIIe siècle et au début du XIVe siècle que Narbonne connaît sa
période de prospérité médiévale la plus brillante. Son espace commercial qui, au
XIIe siècle, se limitait à la Méditerranée occidentale, s'élargit au XIue siècle à la Provence
et à l'Aragon, puis dans la première moitié du XIve siècle à l'ensemble de la Méditerranée,
à la région de Valence tout particulièrement. C'est alors un des centres drapiers les plus
considérables du Languedoc (préparation, tissage et apprêt des laines) et le groupe des
pareurs se détache dans la hiérarchie urbaine. À la veille de la Peste noire, avec 30 000
habitants, Narbonne est une ville importante (comme Bordeaux ou Toulouse, à peine
moins peuplée que Marseille ou Montpellier) à l'échelle française et européenne, point
d'ancrage secondaire d'une sorte de nébuleuse urbaine inscrite dans le triangle
Barcelone-Bordeaux-Marseille. Pendant la peste, Narbonne aurait peut-être perdu les
quatre cinquièmes de sa population mais la reprise est très rapide; en 1355, la ville est
ravagée par les bandes du Prince Noir, en 1360-1361, c'est le retour de la peste et la fin
du siècle (1386-1393) est marquée par des difficultés frumentaires. La ville se rétracte,
mais ses principales fonctions, draperie et commerce, ne sont pas gravement affectées;
elle consolide ses remparts à proximité desquels les « ortolans}) développent une importante activité de jardinage. Au début du xve siècle, Narbonne reste le principal port entre
Barcelone et Marseille mais l'activité des Narbonnais se résume à transporter les marchandises jusqu'au Grau; ce sont les Gruissanais qui exportent vers la Catalogne le miel,
l'huile, les figues, le raisin, le vin et le pastel. À ce moment, les premiers compoix précis
montrent que les citadins n'ont encore à la campagne que des propriétés dispersées et de
taille modeste; ils y pratiquent une association culturale inattendue: blé, vigne et herbe.
C'est à partir de la seconde décennie du siècle que Narbonne voit sa population s'effondrer, connaissant une «véritable peste froide» (de 1410 à 1460), beaucoup plus grave
que la peste noire et qui laisserait à la ville moins de 5 000 habitants au début du règne
de Louis XI. En même temps, le commerce s'effondre; toutes traces d'une vie maritime
disparaissent en ville entre 1430 et 1450.
Le milieu du xve siècle marque pour Narbonne la fin du système médiéval. Elle se
replie sur un arrière-pays restreint dont elle écoule les productions : bois de la vallée de
l'Aude, pastel de l'Albigeois, fer de la région de Foix, draps de la Montagne Noire. C'est
de la campagne que viennent les premiers signes de renouveau: les citadins - telle marchandJaume Lac, qui possède 372 bovins en 1437 - constituent les premières métairies
et la possession de la terre devient un critère de différenciation sociale. Si les ruraux se
multiplient effectivement alors « comme des souris dans une grange », il ne semble pas
qu'il faille donner trop d'importance à la «tragédie du blé» qui se nouerait dans le premier tiers du siècle: l'extension des terroirs se poursuit jusque vers 1560 au moins. Dans
la plaine, la moindre communauté a au minimum 50 % du sol est en culture, mais dans
184
Histoire et Sociétés Rurales
les Corbières, où la principale activité est l'élevage du mouton (contrats de gasailhes), on
tombe à 20 % seulement. Partout les villages sont importants, les plus gros dépassant 50
maisons. Labondance des moulins à grains et à huile témoigne de l'activité de ces
bourgs. En 1470, le renouveau de Narbonne est bien amorcé, 20 ans avant celui de
Barcelone, 25 ans avant celui de Marseille. À partir de 1510, le port fait jeu égal avec
Aigues-Mortes; l'incorporation de Marseille dans le royaume et l'établissement d'un axe
direct Lyon-Marseille débarrasse ainsi complètement Narbonne de cet ancien rival.
Enfin, le troisième axe de la richesse narbonnaise, c'est l'exploitation du sel dont Gilbert
Larguié retrace l'évolution depuis l'An Mil. Dans la première moitié du XVIe siècle, il est
au centre de l'évolution de la société narbonnaise ; son déclin ne s'affirme qu'autour des
années 1570. Les salines appartiennent à l'aristocratie; elles permettent à des familles
d'origine catalane ou italienne de se fondre rapidement dans le groupe narbonnais.
Les guerres de Religion et les troubles de la Ligue n'ont pas, dans le Narbonnais,
d'énormes conséquences, la région ayant été peu séduite par le protestantisme. Les
troubles n'y débutent guère avant 1585 et prennent fin en 1593. Les conséquences
humaines en sont modérées (la peste de 1592 a fait plus de victimes que la guerre); les
destructions matérielles sont plus importantes, surtout pour les campagnes: destruction
des métairies qui appartenaient aux familles ligueuses de Narbonne, bétail volé ou dispersé. La période ligueuse de la ville correspond à une période d'essor commercial fondé
sur d'importantes sorties de blés. Au milieu du XVIe siècle, Narbonne exporte du fer et
du pastel vers Marseille et la Provence, du pastel, du vin, du miel, du bois et des textiles
vers l'Espagne. Lexpansion de Marseille, qui échange dans le Levant des draps contre des
épices, est en partie à l'origine du renouveau du textile languedocien: la fabrication des
draps quitte alors les villes pour la campagne et la montagne. À Narbonne, un groupe
important de marchands s'est reconstitué à la fin du XVIe siècle. Tous sont des hommes
nouveaux, sans liens familiaux avec les mercadiers du xve siècle. Beaucoup d'entre eux
travaillent pour des marchands de Lyon, du Puy, de Pézenas, d'Avignon, de Marseille.
Des étrangers se sont également installés à Narbonne, originaires d'Italie, du Puy-enVelay ou du Lauragais (marchands pasteliers). Mais tandis que la croissance semble se
poursuivre en ville, elle est définitivement terminée à la campagne après 1560. Les zones
cultivées se stabilisent ou se rétractent. Les vignes s'effacent devant les oliviers; les grands
propriétaires développent sur leurs domaines un nouveau type de mise en valeur reposant sur l'association grains-moutons. Du côté de la société, on observe une autre évolution remarquable. Au xve siècle, Narbonne est une ville sans nobles (les vicomtes de
Narbonne, peu présents, n'ont pas autour cl' eux un réseau de clientèle), où les possibilités de promotion sont limitées car la ville manque de fonctions judiciaires et administratives. La première moitié du XVIe siècle voit la constitution d'une noblesse urbaine,
soit par dynamisme interne (de plus en plus de gens revendiquent - et obtiennent -le
titre de noble), soit par immigration de Catalans et d'Italiens. Les premiers se comportent comme les Narbonnais, se hissant du commerce à la noblesse en acquérant des seigneuries avant d'abandonner leur activité marchande ; au contraire, les Italiens qui
arrivent à Narbonne au moment des guerres d'Italie appartiennent déjà à des familles
nobles. Tous investissent également dans la terre.
Au XVIIe siècle, bien que les conditions d'accès au port restent mal commodes (le grau
de La Nouvelle n'est aménagé que dans les premières années du XVIII< siècle), des travaux
sont entrepris dans la ville: construction de quais en pierres, pavage des rues, curage plus
régulier de la robine. Les baux de robinage montrent que le commerce continue la progression entamée au cours du siècle précédent (multiplication par quatre du trafic entre
le début du siècle et 1672) : Narbonne ne semble donc pas touchée par la dépression qui
caractérise l'Europe à partir de 1620, ce qui autorise Gilbert Larguier à reprendre à son
Comptes rendus
185
compte l'expression de « beau XVIIe siècle ». Ce commerce est cependant déséquilibré car
la ville exporte plus qu'elle n'importe (du bois, du pastel, du fer comme au siècle précédent, mais de moins en moins de textile et de plus en plus de grains), son aire géographique se rétracte et les gens de mer narbonnais restent peu nombreux. Lapogée de la
croissance narbonnaise se situe entre 1620 et 1650 : la ville est alors le centre d'un
important mouvement de lettres de change; des monnaies de toute provenance y circulent, parmi lesquelles dominent les espèces espagnoles et italiennes. Vers 1660, cette
dynamique de la croissance se renverse.
Le XVIIIe siècle est l'époque du véritable déclin, pour la ville comme pour la campagne. En 1681, l'ouverture du canal des Deux-Mers fait de Sète le principal port du
Languedoc: la grande affaire de Narbonne pendant les cent ans qui suivent est celle du
canal de jonction ... qui ne sera achevé qu'en 1787, alors que l'arrivée du blé américain
à Barcelone a mis fin à la période du blé languedocien. Tout n'est que déclin à Narbonne
au XVIIIe siècle : le trafic du port s'effondre, la population décroît, la noblesse vend ses
domaines. Et le redressement tarde, n'intervenant pas avant 1750-1760. À ce moment,
Narbonne n'a guère plus de 8000 habitants, alors que toutes les autres villes du
Languedoc ont retrouvé la population qu'elles avaient en 1400. Sur le long terme, le
déclin de Narbonne, confirmé par la stagnation du XVIIIe siècle, apparaît donc impressionnant.
Cet ouvrage recueille avec profit les perfectionnements de plusieurs décennies de pratique de l'analyse conjoncturelle par les historiens. La méthode est bien rodée et donne
des résultats remarquables. Il faut avouer pourtant que l'on se trouve parfois pris d'un
certain vertige devant ces courbes qui s'envolent et qui s'effondrent, ces chutes brutales
cachant des capacités de résistance insoupçonnées, ces reprises qui ne sont que récupération, ces stagnations qui ne sont qu'apparentes. Les sources utilisées sont considérables
et laissent imaginer le travail qui a été à l'origine de cet ouvrage: délibérations municipales, comptes consulaires, registres fiscaux, registres paroissiaux, ferme des droits perçus
sur les échanges, contrôle des actes et minutes notariales, fonds de famille et livres de
comptes ... , le tout pendant quatre siècles. On comprend aisément que le passage de la
thèse à l'édition ait imposé de ne pas présenter ces sources dans le texte. Mais le lecteur,
surtout s'il n'est pas un familier de la langue d'oc, se trouve de ce fait un peu démuni. Il
sait ce qu'est un compoix, mais il hésite quand ce compoix devient cabaliste, et il aimerait qu'on lui définisse la leude, les inquants, les clavaires ... Il est vrai qu'il peut se
reporter au glossaire où il trouvera, à côté de termes locaux, la définition de certaines de
ces sources. Louvrage comporte 1366 pages dont 1 172 de texte. Il retrace minutieusement quatre siècles de l'histoire de la ville de Narbonne. Les conclusions partielles ne
sont pas également distribuées à la fin des chapitres et la conclusion générale (5 pages)
est peu développée. Enfin, même si un croquis représentant la ville a été reproduit au
début de chacun des trois volumes, on regrette l'absence au début de l'ouvrage d'une présentation géographique classique du site et de la situation de la ville, qui aurait constitué
un élément explicatif essentiel pour beaucoup des évolutions évoquées. Lanalyse du système portuaire de Narbonne n'apparaît qu'au chapitre 11 (p. 765) et, là encore,
« l'étranger» se perd un peu entre les étangs, les graux, la robine, les quais ... et la mer.
Ces quelques réserves faites dont une grande partie découle des impératifs de l'édition - on est en présence d'un ouvrage de la plus grande utilité. Tour ce que les archives
peuvent offrir au chercheur entre le XIIIe et le XVIIIe siècle a été compté, mesuré, analysé.
Une telle étude montre évidemment l'intérêt qu'il y a à pratiquer l'histoire quantitative.
En effet, au-delà des fluctuations conjoncturelles, ce qui est analysé ici c'est le passage
d'un système économique médiéval dans lequel Narbonne a peu de liens avec la campagne, à un système «moderne» dont les rapports ville-campagne constituent le fonde-
186
Histoire et Sociétés Rurales
ment. Le tout montrant bien qu'il s'agit toujours de mutations plus que de ruptures: la
seule coupure importante se situe avant que ne commence l'Époque moderne. Ensuite,
tout est renaissance multiple plutôt que déclin prolongé. Le second intérêt majeur de
l'ouvrage est de présenter conjointement l'étude d'une ville et de son hinterland.
Narbonne y apparaît en effet au centre d'espaces gigognes, diversement maîtrisés selon
les époques. La périphérie immédiate de la ville est constituée par l'étang et le grau qui
donne accès à la mer: cet espace est utilisé dès le Moyen Âge. Le second cercle, ou plus
exactement demi-cercle, est terrien; il ne devient un espace animé par la ville qu'à partir
du XVIe siècle quand les Narbonnais s'y constituent de beaux domaines fonciers. Le troisième cercle permet l'approvisionnement en grains, bois et fer; c'est celui du commerce
proche sur lequel se construit la prospérité du XVIIe siècle. Le dernier espace est celui du
commerce lointain (la Catalogne, l'Italie et le Levant) ; il fournit également à certains
moments des immigrants qui contribuent au renouvellement de la société urbaine.
Enfin, autre qualité et non la moindre de ce travail, cet ouvrage d'histoire économique
est en même temps un ouvrage d'histoire sociale. Là encore, toutes les sources disponibles ont été utilisées. Pour la période médiévale, ce sont quelques personnalités qui se
détachent: celles de Jean Vidal, qui explore les circuits atlantiques au début du xve siècle,
ou, au siècle précédent, de Jacme Olivier, négociant du Bourg qui, avec des moyens rudimentaires (il n'utilise qu'une fois la lettre de change), exporte quelques grains et beaucoup de miel vers Alexandrie, Beyrouth et Rhodes. C'est avec un échantillon d'exemples
beaucoup plus vaste, relevant à la fois de l'analyse généalogique et prosopographique,
qu'est présenté le phénomène de constitution ex nihilo d'une noblesse citadine au
XVIe siècle. Plus originale peut-être encore, l'étude qui est faite des relations sociales dans
la société narbonnaise du milieu du XVIe siècle à partir des obligations, des créances et
des procédures judiciaires et qui fait apparaître des liens très forts de solidarité et d'interdépendance tant à l'intérieur de la société urbaine que dans les rapports entre urbains
et ruraux.
Lorsqu'on aura ajouté que l'ouvrage comporte deux index (personnes et lieux), une
centaine de pages d'annexes très bien faites et une bibliographie de 600 titres environ, il
ne sera peut-être pas utile de répéter que l'on est en présence d'une véritable somme dont
l'intérêt dépasse largement la seule histoire de la ville de Narbonne.
Annie Antoine
Gabriel AUDISIO, Les Français d'hier. T. II. Des Croyants, xvcXIXe siècle, Paris, Armand
Colin, 1996, coll. « U », 480 p.
Lauteur part d'un constat devenu hélas d'une banale évidence, celui de l'incapacité
de la jeune génération à «lire l'héritage religieux », alors que la religion constitue le «substrat culturel de notre société ». C'est à cette carence qu'à l'instar d'autres ouvrages l , mais
avec une détermination plus affirmée et un souci pédagogique constant, ce livre entend
remédier. Débutant modestement par une initiation au vocabulaire de base, il dessine
peu à peu un tableau complet de la France religieuse de la fin du Moyen Âge aux débuts
de l'époque contemporaine. Ses quatorze chapitres s'articulent en trois ensembles: les six
premiers chapitres s'attachent à définir les structures de l'Église en tant que corps; les
cinq suivants sont une approche de la vie religieuse des fidèles jusque dans ses déviances;
les trois derniers retracent une évolution qui va de la Réforme à la Séparation de 1905.
1. Comme le livre de François LEBRUN, Être chrétien en France sous l'Ancien Régime, 1516-1796,
Paris, Le Seuil, 1996,204 p.
Comptes rendus
187
C'est dire l'ampleur de la tâche et l'étendue d'une information puisée tant dans des
traités anciens que dans les thèses récentes, voire dans des documents d'archives inédits.
Les nombreuses citations qui émaillent le texte, judicieusement choisies, en portent
témoignage.
Au fil des pages, on ne peut manquer d'être sensible à la qualité de la réflexion et à
la finesse de l'analyse concernant, par exemple, la solidarité familiale (p. 110) ou les effets
ambivalents de la confession (p. 210). Telles considérations sur la ferveur eucharistique
(p. 203) ou la dévotion mariale (p. 232-233) sont la marque d'une intime et pénétrante
compréhension du sujet traité. De même ne peut-on que souscrire à la pertinence de
conclusions d'ensemble, ainsi lorsque l'évolution de la pratique religieuse au XVIne siècle
paraît indiquer « bien plus la sécularisation de la société que sa déchristianisation}}
(p. 424) ou lorsque l'auteur considère que le fait majeur, au cours de la période, est «l' apparition et le développement de l'incroyance}} (p. 444). Des formules imagées, souvent
heureuses, agrémentent l'exposé : à propos des disputes opposant réguliers et séculiers
lors de sépultures, Gabriel Audisio a ce mot à l'emporte-pièce : «les morts étaient leur
gagne-pain}} (p. 120), et, évoquant la conception chrétienne du temps, il la résume sous
cette forme lapidaire (p. 278) : « le Temps est le révélateur de Dieu. }}
Lhistorien du monde rural est, au premier chef, intéressé par ce livre qui se situe dans
la continuité du t. !, Les Français d'hier. Des Paysans, xve-XIXe siècle, paru en 1993 - et
dont l'auteur avoue avoir été guidé par un « préjugé rural }}. Tout ce qui regarde le clergé
rural, son recrutement, ses revenus, en particulier, ne peut que retenir son attention :
ainsi des communautés sacerdotales du centre de la France vivotant de quelque fondation et d'obits, du fort absentéisme des curés ruraux au XVIe siècle ou de l'évolution du
recrutement des curés au XVIne siècle (après une montée de l'élément urbain qui entraîne
parfois quelque incompréhension avec le monde paysan, le clergé tend à se «ruraliser}} à
la fin de l'Ancien Régime). À noter encore, les remarques concernant le rôle de l'immigration rurale catholique dans l'étiolement des communautés urbaines protestantes
(p. 353), le mouvement de recentrage qui, avec la Réforme catholique, s'opère au profit
de l'église paroissiale et au détriment des chapelles rurales (p. 405), ou la mise en évidence de la suppression de la dîme comme facteur initial du divorce entre Église et
Révolution.
Ces quelques indications ne peuvent rendre compte de la richesse de ce t. II des
Français d'hier; puissent-elles, du moins, en suggérer l'intérêt et montrer la diversité des
questions abordées.
Les incontestables qualités de l'ouvrage rendent le lecteur exigeant et le conduisent
d'autant plus à déplorer nombre d'imperfections qui ne sont pas toutes de pure forme.
Sans doute des contraintes éditoriales n'ont-elles pas permis la relecture attentive qui eût
permis de rectifier telle graphie fautive - Moutier-en-Dère pour Montier-en-Der
(p. 81) - ou telle date erronée - 1515 pour 1815 (p. 437) -, d'éviterl'intrusion déplacée
d'un «prince de Gondi}} (p. 384) ? Plus gênants sont la confusion entre la vallée d'Ouche
bourguignonne et le pays d'Ouche normand (p. 131-132), l'omission du diocèse de
Beauvais dans le tableau des «Provinces ecclésiastiques et diocèses français}} (p. 60) ou
l'ajout abusif de cinq diocèses corses déjà comptés parmi les onze relevant de métropolitains étrangers (p. 60). Certaines formulations contestables dénotent parfois un paradoxal manque de rigueur: l'affirmation que «bien des curés en place n'étaient pas des
bénéficiers}} (p. 123) laisse perplexe, car c'est assimiler le bénéficier au gros décimateur;
de même écrire que «le collateur du bénéfice pouvait être laïque ou clerc}} revient à
confondre le présentateur et celui qui confère l'investiture canonique. On peut même
relever quelques franches inexactitudes: l'ordonnance de Villers-Cotterêts - est-il besoin
de le rappeler? - ne prescrit d'ouvrir des registres de sépultures que pour les seules per-
188
Histoire et Sociétés Rurales
sonnes tenant bénéfices, et toute incapacité relative ne peut être levée par dispense. Ce
serait sans doute faire preuve de malice que de noter que l'expression « Monsieur de ... »,
suivie du nom de la ville, n'identifiait pas forcément « sans aucune ambiguïté l'évêque du
lieu» (p. 69), parce qu'elle pouvait désigner également le bourreau. Plus sérieusement, le
ruraliste émettra des réserves sur la typologie des dîmes : verdages et charnages étaient
tous deux considérés comme partie intégrante des menues dîmes et c'est parmi celles-ci
qu'en Normandie notamment, il convient de ranger le sarrasin et d'autres menus grains.
Nul doute qu'une prochaine réédition ne soit propice à l'élimination de quelques
scories dont il ne faut pas tenir excessive rigueur à celui qui a mené le bon combat.
Jean-Marie ValIez
Lucien BÉLY (dir.), Dictionnaire de l'Ancien Régime, Paris, PUF, 1996, 1385 p., 580 F.
D'instinct, on a tendance à considérer les dictionnaires avec une certaine méfiance,
au même titre que les encyclopédies et les manuels. Ne prétendent-ils pas absorber, sous
une forme condensée, la totalité des connaissances dans un secteur choisi? Ne risquentils pas de nourrir chez le lecteur l'illusion que le savoir est figé, définitif, alors même
qu'ils ne constituent qu'un état des lieux pour un secteur scientifique en perpétuel
devenir? Pourtant, tout éphémères qu'ils soient, les dictionnaires, comme les encyclopédies ou les manuels, sont des instruments de travail plus qu'utiles, indispensables.
Lorsqu'ils reposent sur une information solide, ils distillent, en effet, des mises au point
salutaires pour les étudiants, pour les enseignants, et plus généralement pour tous les
esprits curieux, en attente d'une mise au point complète, précise et concise. Lorsqu'ils
sont bien faits, ils sont agréables à feuilleter et permettent au lecteur de laisser vagabonder son imagination, au fil des rubriques attendues ou imprévues, de prendre
connaissance de faits ou de saisir des concepts inconnus, oubliés ou mal maîtrisés. Il est
manifeste que ce Dictionnaire de l'Ancien Régime répond à cette double exigence et
mérite de figurer comme un ouvrage de référence.
Rédigé par 200 auteurs - c'est dire qu'apparemment presque tout ce que l'Université
et les grands organismes de recherche comptent de modernistes a mis la main à la
plume -, le livre égrène au fil de ses 907 entrées toutes les notions utiles pour bien
connaître, sinon comprendre l'Ancien Régime. Pour y parvenir, le livre est construit de
manière à en faire un outil d'accès facile. Non seulement il comprend un index des personnes et des lieux, mais il inclut également un index thématique, avec quelque 6000
notions classées par ordre alphabétique, qui renvoient à la rubrique ou aux rubriques
dans lesquelles elles ont été évoquées (et non pas aux pages concernées). Chaque notice,
enfin, se clôt sur une courte bibliographie et incite le lecteur à consulter les entrées voisines susceptibles d'apporter des compléments d'information ou un autre éclairage.
D'une certaine façon, ce livre représente une mise à jour du Dictionnaire de
Marcel Marion, qui, publié 73 ans plus tôt, a fait le bonheur de plusieurs générations
d'historiens et constituait jusqu'ici une référence quasi obligatoire. Mais l'ambition de ce
nouveau dictionnaire n'est pas simplement d'actualiser ce monument de l'historiographie ; elle est aussi de prendre en compte tous les aspects qui fondent la spécificité de
l'Ancien Régime et de dépasser le cadre des institutions proprement dites. D'«Abbayes»
à «Voyages, Voyageurs», l'ouvrage apporte une mine d'informations sur tout ce qui
touche aussi à l'économique, au social, au culturel. .. Chacun pourra y puiser ce dont il
a besoin ou devenir savant sur quelque sujet que ce soit à peu de frais.
Les spécialistes et les amateurs d'histoire rurale, et peut-être bien davantage ceux qui
ne le sont en aucune façon, y chercheront sans doute un état de la question sur des
thèmes liés à l'agriculture. Ils seront satisfaits avec plusieurs dizaines d'entrées bien docu-
Comptes rendus
189
mentées pour balayer ce secteur, depuis « Agriculture» et « Attelage» jusqu'à
«Transhumance» et «Vins ». Une bonne partie de ces rubriques, mais pas toutes, sont
issues de la plume de Jean-Marc Moriceau et elles sont irréprochables. Mais d'autres
entrées ne sont pas moins utiles pour l'histoire des campagnes, à commencer par celles
qui s'intéressent à la démographie (<< Fécondité », «Mortalité »... ) ou à l'économie
«< Crises démographiques », «Crises de subsistances », «Crédit », «Prix »... ), ou encore à
la fiscalité, au droit (signalons l'importance des articles «Successions» et «Domaine
direct : censives et fiefs »). Et, bien entendu, on glanera ici et là d'autres données au fil
des pérégrinations dans des rubriques moins immédiatement liées aux questions rurales,
par exemple dans celles consacrées à chaque province.
Comme il est de règle dans une entreprise collective, le traitement de chaque entrée
vaut ce que valent les contributions des auteurs affectés à chacune d'elles. Dans l'ensemble, à quelques rares exceptions près, les textes fournissent une information claire et
sûre. C'est que généralement les textes ont été rédigés par les spécialistes de la question.
Sans doute, le choix des entrées peut-il être parfois discuté; sans doute, de menues
inexactitudes et de vrais oublis peuvent-ils être pointés. On en donnera ici quelques
exemples. Pourquoi une entrée «Mercantilisme» et pas «Physiocratie»? Pourquoi plusieurs entrées pour la location des terres (mais pas des maisons?) : «Baux ruraux »,
« Fermage », «Métayage », et aucune pour la vente? De cette lacune résulte l'absence de
notions comme réméré ou pacte de rachat, relâche, antichrèse, mais aussi adjudication,
voire licitation (définie à l'article «Poitou », comme si cette pratique était strictement
poitevine!) ou retrait lignager (non défini, tout juste évoqué sans explication à l'article ...
« Labourd» !). Pourquoi la rente constituée est-elle définie à l'article «Usure, prêt à
intérêt », tandis que l'obligation, l'autre mécanisme classique de crédit, est absente?
Pourquoi n'y a-t-il pas une présentation régionale des modes de dévolution du patrimoine par héritage, et de leurs implications concrètes (transmission intégrale ... ), au-delà
de l'utile présentation «technique» qui nous est proposée? Dans un autre registre, pourquoi de si longs développements sur le «Contrôle des actes» ou l' « Insinuation laïque »,
et une notice si brève, parfois franchement elliptique (les successions en ligne directe
sont exonérées depuis 1706, le taux de prélèvement n'est pas réellement de 1 % ... ) pour
le « Centième denier» ?
Mais il ne s'agit évidemment que de points de détail et il est évident que l'on pourra
toujours récuser ou contester tel ou tel choix, découvrir des oublis ou des imprécisions.
Limportant est ailleurs, dans la mise à la disposition des enseignants, des chercheurs et
du public, d'un instrument de travail et de connaissance de première utilité et de grande
qualité.
Gérard Béaur
Jean-Claude DIEDLER, Démons et sorcières en Lorraine. Le bien et le mal dans les communautés rurales de 1550 à 1660, Paris, éd. Messene, 1996,235 p., 180 F.
Admirablement écrit, muni d'un glossaire et d'un index, l'ouvrage de Jean-Claude
Diedler est agréable à lire, tant son style se veut évocateur, concret et imagé. Dommage
que ces qualités littéraires ne s'accompagnent pas de quelques illustrations et d'une typographie plus aérée: chargées de quelque quatre mille signes chacune, ces pages très compactes laissent en effet percer le souci, constant mais contestable, qui aurait poussé
l'éditeur à économiser de la place.
Sur près de deux siècles, entre 1482 et 1670, l'auteur recense plus d'un millier de
procès de sorcellerie en Lorraine: il en retrouve 1058 au cours du «grand siècle de la
répression », qui s'ouvre en 1544 pour se terminer en 1634. Cette période avait d'ailleurs
fourni un champ d'observation unique à la rédaction du célèbre traité (Demonolatriae
190
Histoire et Sociétés Rurales
libri tres, Lyon, 1595) attribué à Nicolas Remy, procureur général du duché de Lorraine,
qui a qualifié d'« ère des démonolâtres}} l'époque dans laquelle il était lui-même engagé.
Un corpus aussi important aurait pu conduire Jean-Claude Diedler à céder aux tentations de la quantification: par choix raisonné sans doute, par goût personnel peut-être,
il préfère réhabiliter l'analyse qualitative en proposant un texte émaillé de citations et
proche des sources archivistiques. Reprochera-t-on à cette recherche de désorienter le lecteur en le frustrant d'idées générales? En réalité, l'idée générale est bien là, diffuse et
omniprésente, dans cet essai de « psycho-histoire}} qui tient le lecteur en haleine.
D'emblée l'introduction campe le décor en tentant d'expliquer pourquoi les confins
méridionaux du duché de Lorraine, constitués par la dorsale vosgienne et par les
affluents de la Meurthe (Vezouze et Mortagne) ou de la Moselle (Vologne), ont pu
répondre aux invitations de Satan. Ces mondes hostiles, avec leurs sombres forêts et leurs
blocs de grès ruiniformes, sur lesquels les générations antérieures, essayant de capter les
forces cosmiques, avaient déjà gravé des symboles solaires, servaient de refuge contre la
soldatesque et étaient susceptibles de nourrir tous les fantasmes à partir d'informations
stockées par une mémoire collective toujours prête à les réinvestir pour peu que l'occasion s'en présentât. Ce n'est pourtant pas l'isolement qui fournit le terreau à la sorcellerie, bien au contraire: le fort niveau d'occupation de l'espace, dans lequel on vit au
coude à coude, n'exclut pas la présence d'un nœud de circulation à la jonction des vallées (faut-il rappeler que l'accès aux foires champenoises ou nordiques se faisait par les
cols vosgiens ?). Les soldats qui font planer leurs menaces, ce dont témoignent les bourgades fortifiées et les refuges forestiers, y rencontrent mendiants et sans-logis, marchands
routiers des vallées et bandits des montagnes, à une époque où la conjoncture, faite de
famines et de guerres, multiplie le nombre des déshérités et des exclus. Or ces itinéraires
de la misère sont aussi les voies de pénétration d'une contagion venue de l'est, selon la
démonstration de Dom Calmet, reliant l'Alsace à la Lorraine, la vallée du Rhin à celle
de la Moselle: toutes sortes de prédictions et d'informations y circulent, colportées par
les marchands et les libelles. Envoyée au bûcher en 1601, Claudette Clauchepied n'a-telle pas, de façon symptomatique, commencé à exercer comme guérisseuse en Alsace l ?
Un demi-siècle plus tôt, Jean Lallemand et Jean Caspart avaient, eux aussi, des attaches
alsaciennes. Enfin la contrainte imposée par le double pouvoir, ducal et capitulaire,
contribue à expliquer le développement du phénomène de la sorcellerie et de sa répresSlOn.
Il appartenait dès lors à l'auteur d'analyser la sorcellerie, «bruissante et contradictoire », sous ses multiples facettes, en éclairant la puissance des symboles et le poids du
verbe (p. 70-81). Jean-Claude Diedler ne tombe pas dans le piège de la banalité réductrice qui construirait la sorcellerie autour de la traditionnelle trilogie séductionpacte/sabbat/maléfices, dévoilée par la procédure de la dénonciation, de l'accusation,
puis de la condamnation. Ces trois phases sont pourtant sous-jacentes à un système complexe faisant la place qui leur revient aux représentations savantes et populaires, aux
déchirements sociaux inséparables du climat de violence et d'exclusion ambiant, aux
ambitions politiques qui mènent à la conquête et à la consolidation du pouvoir. Lauteur
montre à quel point la violence (p. 21-70), longtemps contenue par les structures paroissiales et codifiée en fonction d'un rituel parfaitement maîtrisé, joue un rôle important
dans les procès de sorcellerie. Quand les régulateurs sociaux deviennent inefficaces, le
recours au surnaturel permet certes d'assouvir le besoin d'évasion, mais aussi de répondre
1. Cf. les actes de son procès édités par Jean-Claude DIEDLER, supra, p. 133-172 (NDLR).
Comptes rendus
191
aux difficultés de l'existence, d'exorciser l'angoisse et d'éradiquer le danger. Instrument
au service des communautés, la justice populaire, loin d'être imposée de l'extérieur,
permet de définir les critères de l'insertion sociale et de procéder à l'élimination des indésirables (p. 108-115). Or, dans sa rivalité séculaire avec le pouvoir banal, le pouvoir seigneurial divise les communautés, dresse les individus et les groupes les uns contre les
autres, en imposant à son tour la contrainte judiciaire et une forme de violence répressive et institutionnelle (p. 82-107 et 116-131) : un prétexte pour protéger et encadrer les
populations au moment où les communautés perdent leur capacité de régulation. Or les
gens de justice exploitent les croyances traditionnelles et cherchent à prouver le bienfondé de la rumeur publique, ce qui contribue à établir un large consensus social.
Au passage, Jean-Claude Diedler met en pièces bon nombre d'idées reçues. Tout
d'abord, la chronologie comparative entre les événements, qu'ils soient de nature politique, économique ou sociale, et le phénomène de sorcellerie n'est guère probante
(p. 132-143). C'est ainsi que les années 1604-1618 (14 ans), dénuées de difficultés économiques majeures, connaissent cinq fois plus de procès que les années 1569-1598
(29 ans) considérées comme une période critique. Par ailleurs, la décrue des procès après
1618 correspond au début des hostilités de la guerre de Trente Ans. Tout au plus les difficultés conjoncturelles influent-elles sur l'intense activité de la chasse aux sorcières et
non sur les vagues de sorcellerie elles-mêmes, qui coïncident parfois avec la dépression
de la courbe des prix. Hypothèse intéressante: une conjoncture défavorable conduiraitelle à une mise en sommeil des rivalités? Ce sont au contraire les trêves qui donnent l'occasion de manifester contre ceux qui ont réussi à traverser les difficultés mieux que les
autres : tel Pierrotte Roy, l'aubergiste de Badonviller, qui en pleine période de crise
(1636-1637) arrive encore à servir de la viande à ses hôtes, viande qui ne peut être, bien
entendu, que de la chair humaine. Autre corrélation intéressante, celle qui s'établit entre
le phénomène de sorcellerie et l'ambition de certains groupes sociaux (p. 144-169).
-ractivité commerciale a suscité l'émergence d'une catégorie de marchands-laboureurs
qui, enrichis par le commerce, gardent de solides attaches terriennes. Or l'accusation de
sorcellerie est mise au service de quelques clans, ({ noyaux d'élites rurales» (voir l'affaire
Perrin, négociants en bétail à Romomeix dans les années 1557-1558 ou l'affaire
Lallemand vers 1590), dont on sait par ailleurs qu'ils usurpent les biens communaux et
cherchent à contrôler l'économie villageoise, comme moyen d'élimination de concurrents économiquement gênants : de quoi démanteler l'affirmation selon laquelle la
répression toucherait en priorité les déshérités. Enfin Jean-Claude Diedler remet en
question la véracité même des sources: l'historien doit veiller à utiliser l'interrogatoire
initial, seul susceptible d'offrir une garantie de spontanéité et de cohérence à un moment
où l'accusé n'a pas encore perdu l'espoir de pouvoir se défendre, les souffrances de la torture pouvant modifier par la suite l'authenticité des informations recueillies.
-rouvrage se termine par un coup d'œil sur l'évolution du système aux XVII< et
XVIIIe siècles (p. 170-193). La désorganisation du pouvoir ducal et capitulaire, traditionnellement appuyé sur les élites, se fait au profit du renforcement de celui de l'État,
qui finit par s'imposer face à la réorganisation de l'Église et à l'éclatement des communautés. -rémergence d'une autorité à la fois extérieure, lointaine et centralisée, a pour
effet d'éloigner la justice des communautés rurales. En même temps, les valeurs traditionnelles se modifient insensiblement : apparaissent une religion à la pratique élitiste,
aux rites intellectualisés, et une morale pour laquelle l'honorabilité repose moins sur l'intégration que sur la réussite sociale. Enferrés dans leur individualisme et hantés par la
recherche du profit, les plus riches observent de loin les difficultés des communautés au
sein desquelles, bien souvent, ils n'habitent plus. Une violence privée émerge, de type
clanique, plus secrète et plus sournoise, dans laquelle les haines familiales, s'inscrivant
192
Histoire et Sociétés Rurales
dans la longue durée comme chez les Grivel, supplantent les déchirements à l'intérieur
de la communauté. Lorsque, face à une ruralité sclérosée aux traditions figées, on verra
les élites contester les institutions traditionnelles et la justice officielle ou se laisser gagner
par les agréments de la ville, on aura compris l'importance des mutations qui s'opèrent
entre l'époque des « clairières à sabbat» et celle des « routes de commerce ». C'est alors
qu'apparaîtra en pleine lumière la vraie figure de la sorcière déodatienne, engagée dans
des rapports de vassalité (car servage et mainmorte perdurent) qui la lient à Satan, son
seigneur, et devenue un instrument au service de la pérennité de la communauté. Le
temps est proche où l'emprise d'un État fort et l'affirmation de l'individu, placé désormais au cœur du débat politique et religieux, modifient les données du problème.
En lisant cet ouvrage, on est bien souvent tenté de le reconstruire en procédant à des
recoupements et en cherchant à regrouper les nombreuses séquences qui contribuent à
l'éclatement du plan retenu. Mais on se laisse vite gagner par la richesse de la matière et
la puissance de la démonstration.
Jean-Michel Boehler
Mark OVERTON, Agricultural Revolution in England. The Transformation of the Agrarian
Economy, 1500-1850, Cambridge, Cambridge University Press, 1996,257 p.
Louvrage de Mark Overton est le fruit d'environ dix années de recherches, de cours
et de séminaires dans plusieurs universités (Cambridge, Oxford, Newcastle), voire de
polémiques dans diverses revues; il se compose de cinq chapitres, dont quatre traitent
véritablement le problème, l'autre (chapitre 2) faisant une présentation exhaustive du
monde rural anglais au XVIe siècle. C'est dans les 50 pages de ce chapitre (p. 10-62) que
le souci pédagogique de l'auteur, qui présente trop modestement son livre comme un
manuel destiné aux étudiants, est le plus patent: tous les aspects y sont traités, avec un
art de la synthèse et une concision qui ne peuvent que le faire recommander à tous ceux
qui veulent avoir une idée précise et nuancée de l'Angleterre rurale sous les Tudor.
Lauteur insiste sur la variété des systèmes agraires, dont il détaille la géographie - un
point d'ailleurs traditionnellement bien développé, ce à quoi n'est pas étrangère l'existence dans les universités anglaises de chaires d'histoire locale et de géographie histonque.
Dans son introduction (chapitre 1er), Mark Overton fait un rappel historiographique. Depuis la fin du xrxe siècle jusqu'à nos jours, cinq périodes au moins (comprises entre 1560 et 1880) ont été retenues comme moment de la fameuse révolution
agricole. La diversité des critères adoptés par les différents auteurs rend compte de ces
divergences: les changements techniques (assolements, cultures fourragères, progrès de
l'élevage, etc.), la capacité de l'agriculture anglaise à nourrir une population croissante,
l'amélioration des rendements et de la productivité en sont les principaux. Ces aspects
paraissent à l'auteur trop exclusivement techniques, car ils ne concernent, pour reprendre
les termes de Karl Marx (cités p. 8), que les « forces productives» alors qu'il faudrait chercher aussi du côté des « relations de production ».
Avec le chapitre 3 (p. 63-132), intitulé « production agricole et productivité », nous
sommes au cœur du sujet: après quelques considérations sur les prix, les salaires et la
population!, l'auteur s'attaque aux questions de productivité et de rendements. Létude
1. Voir les graphiques p. 66-67 où l'auteur, curieusement, n'utilise pas l'échelle semi-Iogarithmique, ce qui, quand ils portent sur une période aussi longue (1500-1840), rend leur lisibilité et
leur efficacité assez aléatoires.
Comptes rendus
193
est alors exhaustive, aussi bien en ce qui concerne les références aux différentes méthodes
utilisées par les auteurs qui ont abordé ces problèmes que pour les facteurs mis en jeu par
l'analyse : population travaillant dans l'agriculture, mise en valeur des sols, rendements,
productivité, prix et salaires, rentes, etc. Mark Overton reconnaît que les calculs visant à
un indice global sont sujets à caution, surtout pour les périodes antérieures à 1700, où
la seule variable sûre est le mouvement démographique. Pour le XVIIIe siècle, les différentes méthodes utilisées se rejoignent sur le niveau de la croissance de la production globale (entre 0,5 et 0,6 % par an), même si tous ne sont pas d'accord sur l'évolution au
cours du siècle; pour les premières décennies du XIXe siècle, il y a unanimité quant à l'accélération de la croissance (environ 1 % par an).
rauteur reprend à propos des rendements céréaliers les conclusions d'un travail fait
avec Bruce Campbell sur le Norfolk, paradis de la révolution agricole2 , mais sans pouvoir en amender le talon d'Achille, l'hétérogénéité des sources utilisées pour comparer les
rendements : comptes de manoirs pour le Moyen Âge (source parfaite), inventaires
après-décès pour les XVIe et XVIIe siècles (d'où les rendements sont extraits, par des opérations compliquées, d'estimations en argent de la valeur de la production), calculs
d'après les agronomes (Arthur Young) et premières statistiques pour les XVIIIe et
XIXe siècles. Or, c'est pour la période critique, les XVIIe et XVIII< siècles, que les évaluations
sont les plus contestables; Mark Overton déclare lui-même que la marge d'erreur de
celles qu'il a effectuées à partir des inventaires est de l'ordre de 2 boisseaux par acre3, ce
qui est énorme quand on sait que les rendements tournent autour de 12 à 15 boisseaux
par acre et que l'idée qu'il soutient dans ses différents travaux est que le « décollage» des
rendements se fit dans les premières décennies du XVIII< siècle pour continuer ensuite et
s'accélérer à nouveau à partir de 18304 . Si cette erreur tend à minimiser les rendements
calculés, pour le XVIIe siècle par exemple, qu'en est-il de l'idée de Campbell et Overton
d'une stagnation des rendements entre le XIIIe siècle et le début du XVIIIe siècle? Et cela
ne remet-il pas en selle ceux qui pensent que la révolution des rendements s'est produite
après la Restauration?
ranalyse des facteurs de la hausse de la production et des changements advenus
durant les trois siècles et demi étudiés est plus convaincante: développement de nouvelles cultures - même si trèfle et turnips se diffusent plus tardivement et lentement
qu'on ne le croyait, y compris dans l'East Anglia (graphique p. 100) -, amendements et
engrais, nouvelles rotations (le fameux assolement quadriennal du Norfolk, p. 119),
développement quantitatif et qualitatif de l'élevage en liaison avec l'extension des prairies artificielles, croissance de la productivité (surtout à partir de 1650), spécialisation
régionale. Tous ces facteurs sont liés, mais le plus important est « l'intégration de l'herbe
et du grain» (p. 131), d'abord par la mise en culture périodique des prairies (convertible
husbandry) puis par l'insertion des plantes fourragères et des légumineuses dans les rotations. Il reste une question cependant: pourquoi la productivité a-t-elle pu croître au
cours du XVIII< siècle, avec la hausse de la population, alors qu'elle avait baissé au
XVIe siècle dans un contexte démographique semblable et sans qu'entre-temps des progrès techniques significatifs se soient produits?
2. CAMPBELL, Bruce M. 5., et OVERTON, Mark, « A new perspective on medieval and early
modern agriculture: six centuries of Norfolk farming, c. 1250-c. 1850 », Past and Present, n° 141,
1993, p. 38-105.
3. Ibid., p. 73.
4. Ibid., p. 74-75.
194
Histoire et Sociétés Rurales
Ici interviennent les facteurs institutionnels, les «relations de production» à la base
des changements du XVIII< siècle. Après quelques pages consacrées aux modifications des
marchés, en particulier au développement du commerce privé avec la multiplication des
intermédiaires (middlemen) et des courtiers, les progrès des transports, surtout fluviaux
et maritimes, l'urbanisation du pays et la croissance de l'énorme marché londonien, qui
stimule les activités de bon nombre de comtés même éloignés et favorise la spécialisation
régionale, l'auteur en vient à la terre. Cela le conduit d'abord à réexaminer les enclosures:
il insiste en particulier sur celles des XVIII< et XIXe siècles (enclosures parlementaires), qui
portèrent, surtout dans le centre du pays (cartes p. 152-153), sur les biens communaux,
avec les conséquences sociales que cela implique. Elles sont reliées à la disparition progressive des tenures coutumières, remplacées par des fermages, aux progrès de l'élevage
et à ceux de la productivité et des rendements: il est significatif que les plus clairs de ces
progrès coïncident dans la seconde moitié du XVIII< siècle avec le maximum des enclosures
parlementaires (p. 167). Ce mouvement s'accompagne de profonds changements dans la
répartition de la propriété et dans les structures sociales; la « disparition» des petits
tenanciers va de pair avec la concentration des grandes propriétés, sans lien direct cependant avec les enclosures, puisqu'on l'observe avec une intensité comparable dans les zones
de champs ouverts. Cela conduit à un développement du prolétariat rural: les ouvriers
agricoles forment les deux tiers des travailleurs de l'agriculture au recensement de 1851,
voire les trois quarts si l'on inclut les domestiques à l'année. N'oublions pas toutefois que
le nombre des travailleurs ruraux est en forte diminution depuis le XVIII< siècle.
Dans sa conclusion, Mark Overton revient sur la chronologie de la révolution agricole et sur les implications idéologiques de ses théories. Ce n'est qu'assez tardivement,
pour l'essentiel dans la seconde moitié du XVIII< siècle, que les progrès constatés dans
l'agriculture anglaise peuvent être qualifiés de révolutionnaires; il s'oppose ainsi à ceux
qui, tel Eric Kerridge, sont partisans d'une date très avancée (XVIe siècle) et à ceux qui,
comme E. L. Jones, pensent décisives les années qui ont suivi la Restauration.
Ni les explications de Malthus, ni celles d'Ester Boserup, qui lie progrès technologique et pression démographique, ne semblent pouvoir s'appliquer au cas anglais.
Interpréter les changements comme une réponse aux mouvements relatifs des prix n'est
pas satisfaisant non plus, car nous ne savons pas comment les paysans réagissaient face
au marché (surtout aux mouvements à long terme) et les quelques données sur ce point
ne sont pas claires. Il semble ainsi que l'introduction des navets et du trèfle ne fut au
départ qu'une réponse conjoncturelle à un manque passager de fourrage et que les pionniers ne pouvaient en saisir toutes les implications à plus long terme. En ce qui concerne
la transition au capitalisme, les tenants de l'influence du marché et Robert Brenner sont
renvoyés dos à dos, l'auteur insistant quant à lui sur l'évolution qui transforme le paysan
du début du XVIIe siècle en fermier entrepreneur de la fin du XVIII< siècle : cette métamorphose est à la base de la révolution agricole. La clé des relations entre les deux pôles
de ladite révolution pratiques agraires et changements institutionnels - doit être cherchée dans le marché et la commercialisation des surplus davantage que dans les relations
sociales de production (p. 207).
Louvrage comprend de nombreux instruments de travail : tableaux, cartes et graphiques dans le texte, guide très détaillé pour aller plus loin, chapitre par chapitre,
(p. 210-222). La bibliographie est abondante (plus de 700 titres) mais on regrette qu'elle
ne comporte que des livres en anglais, parmi lesquels on en trouverait difficilement une
dizaine qui ne traitent pas de l'Angleterre. Ne pas regarder au-delà du Channel, sauf pour
de vagues comparaisons avec les Flandres, empêche de voir la spécificité du cas anglais,
notamment les facteurs favorables qui ont permis la précocité des progrès agraires: faible
densité de la population (moins de 20 hab./km2 vers 1550), disparition précoce des
Comptes rendus
195
crises de subsistances (avant 1650), qui rompt le cercle vicieux du blé « mal nécessaire »,
vastes étendues de communaux permettant l'élevage pour tous, facilité des communications par voies fluviale et maritime, qui autorise les exportations quand les prix du blé
sont déprimés, énorme marché londonien qui assure aux nouveautés (par exemple les
cultures légumières en plein champ) un écoulement facile, etc.
Ces restrictions sont minimes par rapport aux mérites de l'ouvrage de Mark Overton,
qui ne peut que rendre de grands services aux ruralistes. Cet excellent résumé de quatre
siècles d'histoire rurale anglaise apporte des idées et des faits qui devraient être à l'origine
de discussions fécondes.
Francis Brumont
Nicole JACQUES-CHAQUIN et Maxime PRÉAUD, (dir.), Les sorciers du carroi de Marlou. Un
procès de sorcellerie en Berry (1582-1583). Édition critique augmentée d'études,
Grenoble, Jérôme Millon (3, place Vaucanson, 38000 Grenoble), 1996, coll. «Atopia»,
512 p., 210 F.
Ce livre publie et commente un procès de sorcellerie qui s'est déroulé dans le
Sancerrois du 21 décembre 1582 au 30 mars 1583 et s'est achevé par la pendaison (et
non «la mort sur le bûcher », comme indiqué à tort sur la quatrième de couverture: les
corps ne sont brûlés qu'après la pendaison) de cinq des accusés. Lédition est de qualité,
le texte soigneusement reproduit, avec une chronologie, un index, des cartes ... , mais pas
de bibliographie.
Cette publication est une initiative louable, car il est peu courant d'avoir conservé
des procédures complètes dans ce genre d'affaires (elles étaient le plus souvent détruites
avec les corps des condamnés) et le texte fournit une foule de renseignements sur la perception de la sorcellerie par les contemporains, sur les pratiques judiciaires dans ce
domaine et, comme tous les documents similaires, sur les mentalités et les comportements. Il présente une certaine originalité par rapport à d'autres affaires connues, en particulier parce que la plupart des sorciers poursuivis ici sont de sexe masculin, et parce que
la torture n'est pas employée dans la procédure, sans parler d'un très intéressant catalogue
des noms des diables donné par l'un des accusés.
Les commentaires qui suivent le texte sont d'un intérêt inégal. Celui de Jacques Vidal
sur «la preuve du crime dans l'affaire du carroi de Marlou» et celui de Jean Céard (<< Le
procès du carroi de Marlou et le système de la preuve ») sont de bonnes études, concrètes,
claires et argumentées, de l'application de la jurisprudence et de la législation en la
matière; il est vrai que ces deux auteurs disposaient d'un grand nombre de documents
extérieurs à l'affaire pour éclairer ces points, en particulier toute la littérature démonologique. Les autres contributions, consacrées aux mentalités et aux comportements des
contemporains, pâtissent en revanche de l'absence de sources complémentaires aux
archives du procès lui-même, mais aussi d'une manière d'aborder le problème qui se situe
malheureusement davantage dans la lignée des travaux de Michel de Certeau que dans
celle des ouvrages de Robert Muchembled. On doit donc se contenter de constatations
plutôt banales, à habillage vaguement psychologique, infligées trop souvent dans un
jargon irritant. Ainsi à la p. 340 : «On l'aura compris, l'explication, si explication il doit
y avoir, de l'ambivalence de la pathologie énoncée ou décrite par nos manants, réside
dans l'existentiel de toujours, et donc d'ici (Sens-Beaujeu et ses paroisses circonvoisines)
et maintenant (1582 et tout ce que cela signifie), qui veut que tout être humain - et par
transfert tout être animal- soit activité et léthargie, vie et mort. Dans ces conditions, le
possédé ou l'ensorcelé n'est jamais que l'extrême instantané de l'humanité.» Le lecteur
reste rêveur et l'historien sur sa faim.
Benoît Garnot
196
Histoire et Sociétés Rurales
Andreas INNEICHEN, Innovative Bauern. Einhegungen, Bewasserung und Waldteilungen im
Kanton Luzern im 16. und 17. Jahrhundert, Lucerne-Stuttgart, Rex-Verlag, 1996, coll.
« Luzerner historische Veroffentlichkeiten, hrg. vom Staatsarchiv des Kantons Luzern »,
283 p.
Par cet ouvrage, Andreas lnneichen rompt avec la tendance qu'ont les historiens à
focaliser leur attention sur le mouvement des enclosures britanniques et à privilégier la
seconde moitié du XVIIIe siècle. D'emblée, l'auteur insiste sur le fait qu'en dehors du cas
anglais une bonne partie de l'Europe occidentale a connu le processus des clôtures et cela
de façon précoce, dès les XVIe et XVIIe siècles: le concept, bien commode, de Frühneuzeit
l'autorise à situer le mouvement entre 1583 et 1608, se démarquant ainsi des travaux que
Samuel Huggel a consacrés à la campagne bâloise à « l'époque physiocratique ».
La base territoriale de l'étude (on aurait souhaité un croquis de localisation) est un
fragment du plateau suisse ou Mittelland, de quelque 1 500 km2 de superficie, avec une
structure en petites propriétés paysannes qui laisse peu de place aux grandes exploitations
seigneuriales. La république urbaine de Lucerne, aux mains du patriciat de la ville, prend
conscience des aspirations à la liberté de ses 35 000 sujets, pour la plupart des petits paysans, et exerce à leur égard une politique fort libérale. Le cas de Lucerne pourrait être
rapproché de celui de l'Allgau, où l'abbaye de Kempten entreprend une politique de clôtures sur les territoires avoisinants, entre le XVIe et le XVIII< siècle (travaux de Wolf Dieter
Sick, Gerhard Endriss et Peter Nowotny).
Les sources utilisées émanent essentiellement du cercle étroit des « dominants ». Les
protocoles du Magistrat de Lucerne, qui jalonnent la période 1500-1798 de façon quasiment ininterrompue, en constituent le socle: les textes réglementaires, qui imposent
l'obligation d'une autorisation pour toute clôture, sont complétés par nombre de contestations qui, sous forme de recours au Magistrat, constituent le revers de la médaille. S'y
ajoutent les archives dîmières de l'abbaye de Muri, déposées au Staatsarchiv Aargau, les
écrits des réformateurs agraires du XVIIIe siècle, en particulier Schnyder von Wartensee et
Balthasar (il n'existe pas de «société d'agriculture» officielle), consultés à la
Zentralbibliothek de Lucerne, enfin diverses chroniques et rapports dont les Berner
Pforrberichte de 1764 ne sont pas les moins intéressants.
L ouvrage s'organise, dans une parfaite clarté, en trois parties. Constituant la composante structurelle de l'étude, la première (p. 33-121) présente les diverses formes
d'Einschlagen ou d'Einhegungen : érection de clôtures, opérations d'irrigation et partages
forestiers. La deuxième (p. 123-173), plus analytique et plus explicative, relève les stimulants qui sous-tendent le mouvement : pression démographique, catastrophes climato-frumentaires, endettement et paupérisation, appel du marché, incitations des
autorités, fractures sociales. Très brève, réduite au chapitre 9, une troisième partie
(p. 175-183) replace le processus des enclos dans la «longue durée», renouant avec les
travaux de Robert Gradmann, d'Otto Brunner et de Karl Siegfried Bader et montrant en
définitive qu'il n'existe pas de rupture, mais bien une continuité, entre la première (XVIeXVIIe siècles) et la deuxième génération (XVIIIe siècle) des opérations de clôture.
Quels facteurs ont donné l'impulsion à un mouvement d'une telle ampleur? En
dépit des crises de subsistances qui ponctionnent périodiquement la population, la pression démographique joue un rôle capital : le territoire lucernois, ville non comprise,
compte 16000 habitants en 1500,28000 en 1587 et 34500 en 1617. Dès le début du
XVIIe siècle, le canton de Lucerne aurait donc doublé sa population par rapport aux
années 1500 alors que, d'après les travaux de Markus Mattmüller, il faut attendre 1700
pour que ce doublement soit atteint pour l'ensemble de la Suisse (1500-1700 : 5600001200000 habitants). Il s'ensuit une réelle croissance économique, que reflète la courbe
des dîmes, plus forte que celle que décèle Martin Korner pour l'ensemble de la Suisse aux
Comptes rendus
197
et XVIIe siècles (180-200 % contre 80-100 %). Malgré des densités relativement
faibles (de l'ordre de 20 habitants au km 2 vers 1580 contre 44 à Zurich), le pays se trouve
rapidement engorgé d'hommes. Épousant les théories de l'économiste danoise Ester
Boserup, l'auteur émet l'hypothèse que le développement agraire pourrait être le résultat
de cette croissance démographique qui, du reste, ne joue pas le même rôle pour les divers
groupes sociaux. Pour les petits paysans, c'est la pénurie qui, dans une économie plus ou
moins autarcique et largement céréalière, fait fonction de stimulant. Alors que la
conjoncture climatique se détériore vers 1565 (1566-1629, d'après les travaux de
Christian Pfister), le morcellement agraire s'intensifie et l'endettement s'aggrave. Pour les
classes aisées, c'est le marché, soutenu par la hausse des prix, qui commande l'essor d'une
production agricole accordant, par la diversification de la base même des ressources, une
place de plus en plus importante à l'élevage. Apparemment contradictoires, les deux
mouvements se rejoignent dans l'intensification agraire.
Or cette intensification peut revêtir diverses formes. Collective au départ, la première
repose sur l'extension de l'espace labourable par défrichement ou drainage du communal
(Allmend), que s'approprie aussitôt une masse de manouvriers (Tauner). Lopération n'est
pas toujours rentable sur le plan économique, car l'exploitant peut difficilement se passer
du pâturage commun et la terre, non fumée, est vouée à une culture intermittente hors
assolement (Aussenfelderwirtschaft). Socialement, elle vise à une augmentation des ressources pour les plus démunis au même titre que les lotissements forestiers accompagnés
de la privatisation du bois (Waldeinteilungen dans l'Entlebuch) et la conversion du communal en prairies irriguées (Wiisserland). Mais à côté des Allmendeinhegungen, qui rappellent les enclosures ofcommon fields en Angleterre, il existe une forme plus individuelle
de mise en clôture, qui concerne le terroir assolé lui-même (Zelgeinteilungen) et dont
l'exemple d'Ottenhusen (p. 33-57) fournit la meilleure illustration. Au terme d'un véritable remembrement, la clôture autorise un système d'assolement à rotation complexe,
sans jachère nue, à base céréalière certes mais reposant sur l'alternance de grains et de
plantes sarclées ou de prairies artificielles (Wechselwirtschaft ou Feldgraswirtschaft), renforçant la composante pastorale de l'économie agraire et rendant possible, par une
meilleure utilisation du sol, de réelles améliorations. Il en résulte une augmentation des
rendements, le rapport à la semence passant de 3 ou 4 pour 1 à 6, voire 10 pour 1. Jamais
on n'aura mieux ressenti la parenté des paysages cultivés entre les Midlands anglais et le
Mittelland suisse qui, à l'instar de ceux de la Scandinavie méridionale et de la France de
l'Est, accordent une place grandissante à l'élevage (à la fois pour la fumure des terres et
l'exportation de bœufs vers l'Italie par la route du Saint-Gothard) et cèdent au phénomène, très britannique, d'individualisation. On pourrait reprocher à l'auteur d'avoir
passé trop rapidement sur l'abandon des pratiques communautaires qui, dans le cadre
d'une économie d'ancien type et de mentalités traditionnelles, ne peut se faire sans compromis ou tâtonnement, et d'avoir sous-estimé l'importance de la main-d'œuvre dans
l'intensification agraire. Si l'on perçoit, en filigrane, le rôle de la lourde charrue dans ces
améliorations, on voit malle paysan, privé de terres et de pâturages, creusant, fouillant,
bêchant.
Restait à évoquer le rôle des autorités. Dans le cadre de la Grundherrschaft, le seigneur, en l'occurrence la Ville de Lucerne, se fait discret, reconnaissant le principe d'une
quasi-propriété paysanne. Mais l'autorité urbaine, désireuse de contrôler le terroir
commun et d'éviter toute clôture sauvage qui se ferait au profit des Einzelhoje, soucieuse
par ailleurs de préserver la production céréalière, combat dans un premier temps la clôture avant de l'encourager au tournant des années 1550-1570. Ce revirement, faisant
basculer les autorités urbaines de la répression à la libéralisation, est-il dû à une meilleure
connaissance de l'agriculture, source de revenus, sous l'influence des théoriciens ou de
XVIe
198
Histoire et Sociétés Rurales
personnalités proches du pouvoir comme Renward Cysat ? À la fin du XVIe siècle, la politique des enclos fait partie intégrante de la Reformpolitik globale qui rapproche, dans des
intérêts communs, le seigneur de ses sujets. Quant au décimateur, qui craint d'abord la
réduction du montant de ses dîmes, il est bien obligé de constater que ses appréhensions
ne se trouvent guère fondées et qu'il est, par ailleurs, le principal bénéficiaire de la hausse
des prix céréaliers. Loin de signifier recul de la production céréalière ou bouleversement
de la production, la clôture devient synonyme de rationalisation. LAgrarreformbewegung
aura fini par réconcilier l'ensemble des parties en présence.
Ce n'est pas que les déchirements sociaux soient absents de ces mutations, le Tauner
innovant sous la pression de la nécessité, le Vollbauer cédant à l'appât du gain et affichant
une tendance à la monopolisation foncière. Lindividualisation du communal au profit
des Tauner (exemple de Buttisholz en 1561) compromet l'unité sociale du village,
puisque ces derniers accèdent à l'indépendance économique en échange de la perte du
pâturage communal. Mais dans quelle mesure ont-ils conscience d'innover? Seuls les
adversaires des clôtures qualifient ces dernières de « nouveautés », tant est grande, au sein
de la paysannerie, la sacralisation de la tradition. Quoi qu'il en soit, et contrairement à
ce qui se passe en Angleterre, l'innovation vient de l'intérieur et du bas de la société
rurale. Les enclosures, menées par la gentry britannique, conduisent à l'anéantissement
progressif de la petite paysannerie par la yeomanry. En Suisse alémanique, le contexte
social est très différent par suite de l'émancipation du paysan face à ses maîtres. Portée
parfois par la communauté, c'est la paysannerie qui, avec toute sa diversité, impose la
clôture, entraînant l'assentiment des autorités et des propriétaires forains qui y trouvent
intérêt. Irréversible, le mouvement trouve son achèvement, au terme d'une deuxième
vague d'individualisme agraire, dans la seconde moitié du XVIII< siècle.
Répétons-le : d'une logique implacable, la démonstration d'Andreas Inneichen
apporte une contribution essentielle à l'histoire agraire de l'Europe, sans jamais perdre
de vue la continuité entre la Sattel-oder Achsenzeit des XVIe et XVIIe siècles et l'époque
« moderne» des années 1750-1850. Le rappel constant des enclosures britanniques traduit
le souci de l'auteur d'accéder au comparatisme. Quelques répétitions et l'apparence austère du volume, qui gagnerait à être agrémenté d'illustrations, n'enlèvent rien à la qualité de ce travail.
Jean-Michel Boehler
Piero CAMPORESI, Les effluves du temps jadis, Paris, Plon, 1995, coll. « Civilisations et
mentalités », 333 p., 159 F.
Tout déconcerte dans le livre que l'historien italien Piero Camporesi a consacré à
l'histoire des odeurs du temps passé, à commencer par le plan, dont l'enchaînement
logique se perçoit mal. La première partie est consacrée aux tribulations de maître
Leonardo Fioravanti, médecin bolonais du XVIe siècle, qui cherche en vain à faire valoir
ses services auprès du Grand Duc de Toscane. Les deuxième et troisième, sans titre, traitent du monde rural et de l'espace urbain, en un va-et-vient confus de l'un à l'autre.
Ainsi, on comprend mal pourquoi les routes du fromage sont traitées dans la deuxième
partie, tandis que le règne végétal est rejeté dans la troisième.
Que cherche à démontrer l'auteur? Moins semble-t-il à ressusciter une époque, des
lieux, des hommes, qui se définiraient par les odeurs qu'ils génèrent et qui les entourent,
qu'à opposer à notre époque contemporaine aseptisée, désodorisée, purifiée de toute senteur délétère, un temps béni où l'odeur franche et forte avait droit de cité, s'imposait à
la société et triomphait, au lieu qu'aujourd'hui elle succombe sous le poids de l'arsenal
chimique et technique déployé contre elle. La thèse est intéressante, mais la démonstra-
Comptes rendus
199
tion faible. Il manque pour commencer quelques définitions précises du cadre d'étude,
en particulier de la chronologie : quel est ce temps jadis dont il est question? Est-ce
encore le Moyen Âge, ou déjà les Temps Modernes, voire l'époque contemporaine? Ce
ne sont pas les surabondantes citations (59 pour le chapitre sur les routes du fromage,
qui compte en tout 21 pages!) qui truffent le texte qui permettront de se faire une idée,
car les références (auteur, date) en sont rejetées en fin d'ouvrage, ce qui oblige à un fastidieux va-et-vient entre le texte principal et les notes, dont le lecteur le plus assidu se
lasse vite.
On regrette aussi que ne soit pas précisé le cadre social sur lequel portent les observations. Cela aurait justifié des absents de marque : ainsi, parmi les « producteurs })
d'odeurs, les artisans parfumeurs n'apparaissent à aucun moment. D'une manière générale, seules sont évoquées les mauvaises odeurs, dans la description desquelles Piero
Camporesi se complait, parfois jusqu'à l'écœurement: le pire chapitre à ce titre est sans
doute celui qu'il consacre à l'hygiène corporelle (2 e partie, chapitre 4). Ramener la
femme de l'époque moderne à un réceptacle de senteurs corrompues parait un concept
quelque peu réducteur, même si toute une littérature véhicule alors cette idée. À tout le
moins, c'est une vision extrêmement partielle et partiale, qu'il aurait fallu compléter. De
la même manière, l'univers végétal se réduit à un jardin de« simples », herbes médicinales
en tout genre, hallucinogènes même, mais rien n'est dit sur les essences des arbres et des
fleurs, ni sur la forêt (3e partie, chapitres 3 et 4).
Pourtant, l'auteur a accumulé une énorme documentation, davantage fondée
d'ailleurs sur des sources imprimées que sur des fonds d'archives : on regrettera, ici
encore, l'absence d'un chapitre sur les sources et la bibliographie utilisées. Les pages relatives aux routes du fromage fourmillent de renseignements sur la nourriture et le mode
de vie des montagnards des vallées italiennes. Mais ce matériel documentaire est livré à
l'état brut, sans qu'un réel travail de synthèse ait été mené. Le propos de départ disparaît
rapidement derrière une autre thématique, et plus que l'histoire des odeurs, c'est celle du
charlatanisme et des charlatans, des remèdes dits « de bonne femme » et des pratiques
guérisseuses qui est contée. Certes, les préparations des apothicaires devaient exhaler des
parfums peu engageants au vu de leur composition, mais l'odeur, dans ce cas, devient un
corollaire, non le thème principal de l'étude. Lodeur participant de l'indicible, en faire
l'histoire était une gageure, que Piero Camporesi n'a pas su tenir. Il s'abstient du reste de
toute conclusion, laissant au lecteur le soin de la tirer, le laissant surtout perplexe devant
l'évocation d'un temps passé empuanti d'exhalaisons plus répugnantes les unes que les
autres, grouillant d'immondices et d'excréments, ce qui, à tout le moins, est un peu
excessif.
Hélène Servant
Pierre HANNICK et Jean-Marie DuvosQuEL, La Carte d'Arenberg de la terre et prévôté de
Neufchâteau en 1609 (avec le Ban de Mellier et la Seigneurie de Bertrix), Bruxelles, Crédit
Communal, 1996, 174 p.
Deux ans après avoir acquis du roi Henri IV la prestigieuse seigneurie d'Enghien,
Charles d'Arenberg fit exécuter en 1609 une vue panoramique de ses terres de
Neufchâteau, dans la province de Luxembourg (au sud-est de la Belgique actuelle).
Connu comme «Carte d'Arenberg », ce tableau peint à l'huile sur une toile large de
3,70 m et haute de 2,10 m, conservé aux Archives d'État à Arlon, représente la seigneurie
en vue cavalière. Lénorme résidence de Neufchâteau occupe le centre de la composition;
elle est environnée de 48 villages ou hameaux situés dans un rayon de 5 à 10 km autour
de la forteresse.
200
Histoire et Sociétés Rurales
Lété 1996, l'exposition qui faisait redécouvrir ce document spectaculaire aux habitants et aux visiteurs de Neufchâteau a fourni l'occasion de le publier dans son intégralité, dans un album de 34 planches en couleur, chacune consacrée à un ou deux villages
et accompagnée d'un commentaire indiquant le nombre de feux connus, les noms de
tenanciers des terres nobles ou les activités économiques que l'on sait avoir pris place
dans chaque écart.
Deux courts chapitres donnent l'historique de l'oeuvre, de son commanditaire, de sa
création et son modèle probable. Il semble que ce soit le statut juridique complexe de la
terre de Neufchâteau, indivise entre le duc d'Arenberg et les comtes de Rochefort, qui a
suscité une telle commande, Charles d'Arenberg ayant plusieurs fois tenté de se débarrasser d'encombrants territoires gérés par deux prévôts aux relations houleuses. La Carte
d'Arenberg n'a pas été réalisée pour orner le château d'Enghien, nouvellement acquis,
mais aurait été conçue comme une publicité à destination d'éventuels repreneurs de la
prévôté de Neufchâteau. De fait, le peintre, qui s'est acquitté avec une certaine naïveté
de sa mission, ne s'est que peu intéressé à la dimension esthétique du paysage qu'il avait
à décrire; accentuant peu les reliefs et les contrastes de végétation, refusant les effets de
ciel ou de lointain et utilisant une palette colorée réduite, il a en revanche représenté avec
beaucoup de précision l'infrastructure économique et politique de la prévôté: le réseau
des chemins et des routes, les rivières avec leurs moulins, leurs ponts ou passerelles, le
ruisseau « où se trouvent des perles », les deux lieux de « franche foire », les forêts et les
viviers, bref tous les sites susceptibles de fournir des redevances à leur seigneur. S'y ajoutent les lieux d'autorité et de prestige: le château, les poteaux de justice et ses roues, les
maisons nobles qui se distinguent des maisons paysannes couvertes de chaume par leurs
toits d'ardoise, les églises aux clochers fantaisistes ou les croix de carrefour. Aucune notation particulière ne permet en revanche de distinguer la nature des cultures, en dehors
de quelques vergers clos de haies et des forêts. On peut noter également que nulle part
il il est fait allusion au bénéficiaire réel des revenus des biens, terres, moulins qui figurent
sur la carte - Charles d'Arenberg ne pouvait prétendre qu'à une partie de ceux-ci sur le
territoire concerné.
On pense naturellement en regardant la toile à ces modèles prestigieux qu'ont pu
constituer les albums de Charles de Croy... beau-frère de Charles d'Arenberg, qui fit réaliser à la fin du XVIe siècle un plan-terrier de ses immenses propriétés et en fit reproduire
soigneusement sur vélin les planches principales, accompagnées de vues cavalières des
villes et villages lui appartenant. Jean-Marie Duvosquel souligne la similitude de la
démarche, de Croy ayant également fait peindre en marge de ses albums des toiles évoquant ses territoires.
Mais au-delà de la publication d'une source essentielle de l'histoire géographique et
politique de ce terroir belge, le livre se veut également, à partir de l'exemple de la seigneurie de Neufchâteau, une histoire de la cartographie du paysage dans les Pays-Bas
catholiques. C'est son originalité, sa faiblesse aussi car les promesses d'un tel projet ne
sont pas toutes tenues. La Carte d'Arenberg est rapprochée d'une série de cartes, de
cadastres et de photographies qui permettent d'évaluer son exactitude et sa valeur documentaire. La première source qui lui est comparée est la «Carte de cabinet », première
carte d'état-major belge, levée entre 1770 et 1778 sous la direction du général JeanFrançois de Ferraris, dont le but était de représenter les possessions occidentales des
Habsbourg (le Crédit Communal l'a rééditée entre 1965 et 1976). Elle serait un équivalent à plus grande échelle de notre carte de Cassini, si elle n'était peinte en couleur sur
un papier entoilé. Lorganisation des villages y est beaucoup plus détaillée, et surtout
toute une série de codes permettent de distinguer les terres cultivées des «fanges », marais
systématiquement présents le long des berges des ruisseaux et des rivières, les forêts de
Comptes rendus
201
feuillus des bois de sapins, etc. : toutes précisions que ne donne pas la Carte d'Arenberg.
Le tableau de la seigneurie de Neufchâteau est ensuite confronté au cadastre napoléonien, dont les planches datent pour ces territoires de 1818, puis avec les réductions au
1/20 OOOe réalisées vers 1844 à partir du premier cadastre belge. Enfin est reproduite la
série de cartes postales lancée en 1904 par Albert Petit, imprimeur et libraire à
Neufchâteau, qui donne la physionomie au début de notre siècle des villages et des
hameaux représentés trois cents ans auparavant par la Carte d'Arenberg. Si les maisons
de pierre et d'ardoise ont remplacé les logis de terre et de chaume, les paysages sont sans
doute encore proches de ceux rencontrés par le peintre du seigneur de Neufchâteau.
Malgré les renvois qui accompagnent les légendes de chacune des planches de la
Carte d'Arenberg, il est difficile de mettre celles-ci en relation soit avec les cartes plus
récentes, soit avec les photographies. En basculant le nord vers le bas de son tableau, l'artiste a déjà obligé à une gymnastique visuelle délicate. Surtout, la comparaison n'est pas
toujours légitime. La Carte d'Arenberg n'est pas un plan parcellaire; le paysage y est
conventionnel, l'artiste ayant semble-t-il plutôt cherché à détailler les villages. A l'inverse, les plans cadastraux donnent à la rigueur quelques notations topographiques, mais
sont reproduits à trop petite échelle pour que les regroupements d'habitat soient lisibles.
Il est donc malaisé, à l'exception des quelques sections présentées en détail, d'évaluer
l'exactitude, pourtant réelle, du tableau d'Arenberg, et son intérêt cartographique, ou de
saisir les évolutions de ce territoire depuis 1609. Il est enfin dommage que le dossier photographique n'ait pas été complété par un inventaire, fût-il sommaire, des éléments
architecturaux antérieurs à 1609 qui subsistent aujourd'hui sur le terrain. Il aurait été
particulièrement pertinent de comparer le regard architectural du peintre avec les vestiges de ce qu'il a vu.
S'il déçoit quant à l'utilisation des sources cartographiques pour l'étude des territoires ruraux, l'ouvrage présente l'avantage de donner au grand public l'accès à un document aussi vivant que passionnant.
Olivier Renaudeau
Philippe GouJARD, Un catholicisme bien tempéré. La vie religieuse dans les paroisses rurales
de Normandie, 1680-1189, Paris, éd. du Comité des Travaux Historiques et
Scientifiques, 1996,477 p., 330 F.
De la soutenance (1990) à l'édition, la thèse de Philippe Goujard a gagné dans son
titre la formule du «catholicisme bien tempéré» qui, dans son ambiguïté, évoque une
action modératrice des autorités opposées aux dévotions populaires, ou une tiédeur
propre aux fidèles. Bien que l'auteur défende une sorte de supériorité de l'histoire politique et sociale sur celle des mentalités, sa thèse s'inscrit dans la continuité de travaux
d'histoire religieuse qui ont montré d'importants décalages entre les régions dans les pratiques et les sentiments. Le cadre chronologique s'étend de la mise en place de la réforme
pastorale à la Révolution. La période est surtout marquée par l'action de Jacques-Nicolas
Colbert, coadjuteur de l'archevêque, qui dirige effectivement le diocèse à partir de 1680,
avant d'en être titulaire (1691-1707). Renonçant à étudier l'ensemble du diocèse de
Rouen (près de 1 400 paroisses), l'auteur choisit de se concentrer sur le Caux et le Bray
en prenant pour «socle» l'étude de «l'infrastructure)} qu'en a donnée Guy Lemarchand I .
1. Guy LEMARCHAND, La fin du ftodalisme dans le Pays de Caux. Conjoncture économique et
démographique et structure sociale dans une régiol'} de grande culture, de la crise du XVIIe siècle à la stabilisation de la Révolution (1640-1795), Paris, Ed. du CTHS, 1989,663 p.
202
Histoire et Sociétés Rurales
Les enquêtes statistiques sur la pratique religieuse contemporaine constituent une autre
référence et le point de départ jugé nécessaire, par application d'une méthode régressive
qui comporte certains risques. Ainsi Philippe Goujard explique: «Étudiant le processus
d'abolition de la féodalité dans le Pays de Bray (1979), je fus frappé, en lisant les dossiers
relatant des conflits, par l'ampleur et la fréquence des troubles religieux pendant la
Révolution mais plus encore par leur aspect singulier [... J. Nulle part l'opinion ne fut
unanime dans le rejet ou le soutien du prêtre constitutionnel ou du prêtre réfractaire» ;
en même temps « les choix avaient été différents entre un Pays de Caux dont les habitants avaient choisi les réfractaires et le Pays de Bray où les fidèles avaient majoritairement manifesté leur appui aux constitutionnels. » Philippe Goujard ne croyant pas que
l'opposition Caux-Bray, constatée au XIXe siècle, soit un phénomène de longue durée
révélé au moment de la Révolution, il cherche ses explications dans l'histoire sociale
immédiate. La vitalité religieuse est mesurée à partir d'indices classiques, tirés de sources
qui ont surtout un caractère « bureaucratique» : procès-verbaux de visites et fonds des
«fabriques» paroissiales, c'est-à-dire essentiellement des comptabilités qui n'avaient
guère été étudiées. Lauteur arrive ainsi à une certaine intelligence de la religion du
XV1II< siècle.
Le livre est divisé en deux parties chronologiques, bien que l'action des archevêques
soit inscrite dans la continuité et les évolutions peu sensibles. La première est consacrée
à une «analyse spectrale du diocèse de Rouen à la fin du XV1Ie siècle» et la seconde aux
« mutations du siècle des Lumières». Dès le milieu du XV1II< siècle, les autorités ont « la
volonté de construire une structure de commandement de plus en plus hiérarchisée et
rigide, affirmée par des textes de plus en plus précis» qui, bien sûr, renseignent davantage sur leurs auteurs que sur les curés et les fidèles. Laspect le plus important de ces
textes serait « la volonté d'imposer un cadre privilégié, voire unique, de la pratique religieuse, la paroisse dont le curé était le chef spirituel». Étudiant les procès-verbaux de
visites, Philippe Goujard ne retrouve pas l'évolution discernée ailleurs par Dominique
Julia et Marie-Hélène Froeschlé, qui conduit d'une visite routinière et superficielle à la
visite d'esprit tridentin attachée à réformer la vie religieuse et à lutter contre les superstitions. La hiérarchie normande reste marquée par les préoccupations matérielles et la
discipline des curés, mais néglige la « valeur intellectuelle» des prêtres et le contrôle des
fidèles. Il n'y a pas de vrai séminaire et les prêtres sont formés dans les collèges, puis lors
de conférences ecclésiastiques entre prêtres d'un doyenné, moyen de formation théologique, morale et spirituelle, rendu systématique par Colbert. La piété des fidèles est très
formalisée, la pratique unanime, troublée par des manifestations de piété dont se méfient
les autorités : pèlerinages, expositions du saint sacrement, fêtes des confréries, etc. Au
XV1II< siècle, les archevêques semblent moins actifs, mais ils sont maintenant à la tête
d'une administration « soigneusement ordonnancée» qui veille spécialement à ce que le
curé dirige sa paroisse « avec rigueur, sans excès de zèle ni relâchement», freine les éventuels élans de dévotion et organise «un culte minutieusement réglé, puisqu'aux yeux de
la hiérarchie seule une pratique strictement disciplinée était valable». D'une documentation chiffrée hétérogène et délicate d'interprétation, Philippe Goujard tire nombre
d'informations sur les curés. On pourra les compléter par l'étude des curés cauchois et
du système familial que proposent Jean-Marc Moriceau et Gilles Postel-Vinai. Les
établissements de formation ne changent guère et la valeur morale des prêtres, « presque
excellente», contraste toujours avec une « aptitude intellectuelle moins éclatante». Le
2. Jean-Marc MORlCEAU et Gilles POSTEL-VINAY, Ferme, ~ntrepis,
fomille. Grande exploitation
XVII'-XIX' siècles, Paris, Editions de l'EHESS, 1992, p. 88-91.
et changements agricoles. Les Chartier,
Comptes rendus
203
curé vit dans la jouissance tranquille de revenus confortables, tirés des dîmes à plus de
80 %, d'où le refus des paroissiens de verser un casuel. Ils sont d'ailleurs confortés en ce
sens par un arrêt du parlement de 1708.
Lévolution du comportement des fidèles au XVIII" siècle retient Philippe Goujard une
trentaine de pages, consacrées aux "permanences ». À qui se demanderait jusqu'à quel
point les sources consultées reflètent la vie religieuse des Normands (procès-verbaux de
visites «peu diserts» et sèches comptabilités paroissiales), disons qu'il n'yen a pas
d'autres. Lauteur livre sur l'état des lieux de culte une impressionnante masse de données et cherche des corrélations entre ses chiffres, mais n'use pas de travaux récents comparables, tels ceux des Bretons (Alain Croix, Georges Minois et Jean Tanguy). S'il n'y a
rien de significatif dans «l'alternance de moments d'intense activité et de pause relative »,
retenons que ,des autorités purent accélérer la prise d'une décision; elles en furent rarement à l'origine. C'est dans la paroisse que les décisions essentielles étaient prises, en
fonction des nécessités et des moyens financiers dont disposait la fabrique. » C'est pourquoi deux chapitres et des annexes sont consacrés aux recettes des fabriques et à leur
fonctionnement. Les évolutions paroissiales sont souvent confuses ou contradictoires,
tant elles intègrent de changements locaux. Au sérieux des prêtres s'ajoute celui des marguilliers, groupe de notables laïcs gestionnaires de paroisses en « bonne santé financière»
sans avoir beaucoup besoin des quêtes. La masse des fidèles, tout en participant «avec
plus ou moins de ferveur à la vie paroissiale », serait surtout caractérisée par la passivité.
Philippe Goujard trouve plus de chaleur et de dévotion dans la confrérie, «structure
extra-paroissiale» et «structure de la vie religieuse moins dépendante de l'autorité ecclésiastique et, peut-être, moins à la discrétion des notables ruraux». Comme il refuse de
voir dans les «charités» (forme spécifiquement normande) des institutions paroissiales,
regrettons qu'il ait aussi négligé de prendre en compte les travaux de Michel Bée et les
nôtres 3 . La question est d'importance, touche à l'identité communautaire et trouble
l'étude de la situation matérielle et financière des paroisses normandes. Faute d'avoir rassemblé dans un même chapitre l'étude financière des trésors paroissiaux et des confréries, dont le caractère paroissial ne cesse de s'accentuer au XVIIIe siècle, et faute d'avoir
envisagé une étude globale des finances communautaires, l'auteur se prive d'éléments
explicatifs forts. Il nous semble que Philippe Goujard s'en tient à une conception trop
étroite de la « fabrique » et de la paroisse, simple structure administrative ecclésiastique,
« cellule de base d'un appareil de pouvoir hiérarchique et centralisé », alors qu'on peut y
voir une communauté paroissiale, civile et religieuse, un village soudé par l'impôt, le travail et la religion, où les affaires religieuses et civiles sont imbriquées et indissociables. En
écartant les fonds paroissiaux de l'Eure - partie délaissée de l'archevêché de Rouen -, il
s'est privé de sources précieuses puisqu'il s'agit d'actes conservés plus longtemps dans les
communes, non épurés, souvent plus complexes et plus riches.
Pour conclure, l'auteur reste sur une interrogation puisque « cherchant au départ de
cette étude la source de divergences de comportements religieux qui caractérisait Bray et
Caux au XIXe siècle », il ne trouve jamais de différences significatives au XVIIIe siècle, mais
peut-être un esprit cauchois plus « indocile », qui serait surtout celui de notables « entrés
en concurrence avec les curés»; d'où l'importance de son approche socio-économique.
La société brayonne « plus égalitaire [... ] eut plus de mal à produire des notables au pouvoir impérieux; elle permit au curé d'exercer une plus grande influence ». Les fidèles res-
3. Michel BÉE, Confréries, Église et société en Normandie du XVIIe siècle au début du xxe siècle, thèse
Paris IV, 1991 ; Antoine FOLLAIN, Les solidarités rurales: le public et le privé dans les communautés
d'habitants en Normandie du xr/ siècle à 1800, thèse Rouen, 1993.
204
Histoire et Sociétés Rurales
pectent les «obligations majeures de la pratique », mais Philippe Goujard retient
quelques «ombres ». La conclusion principale est l'apparition au XVIIIe siècle d'un
«christianisme d'habitudes» dans le cadre paroissial, mais en rejetant de celui-ci les
pèlerinages (auxquels «les fidèles restèrent très attachés ») et l'activité confraternelle (toujours vive au XVIIIe siècle et rapidement renaissante après la Révolution). Le manque de
ferveur tient beaucoup à « l'exclusion de la plus grande partie des fidèles des procédures
de décision dans les fabriques» (partie comptable du gouvernement local). Lauteur
dépeint aussi une Église et des laboureurs d'accord pour ritualiser le culte et renforcer
«les procédures de contrôle social », par exemple réprimer la fréquentation des cabarets.
Lensemble des processus est rassemblé dans un mouvement qui distingue le profane du
sacré, le spirituel dévolu au curé et le temporel (la fabrique) géré par les laboureurs;
simple ébauche de ses travaux actuels sur le concept de «laïcisation» de la société.
Antoine Follain
Antoine CASANOVA, Identité corse, outillages et Révolution .française. Essai d'approche eth nohistorique (1770-1830), Paris, éd. du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques,
1996, coll. «Mémoires et documents de la Commission d'histoire de la Révolution française, 49 », 541 p., 360 F.
Cet ouvrage est le deuxième tiré de la thèse d'Antoine Casanova soutenue à l'université de Paris l en 1988 et intitulée Forces productives rurales, peuple corse et Révolution .française (1770-1815). Le premier l était consacré à la «typologie générale des formes
d'outillage et machines connus en Corse» (p. 27) et l'auteur annonce la parution prochaine d'un troisième volume: Arboriculture et société à la fin du XVIIIe siècle.
Le livre aborde des sujets qui vont bien au-delà de son titre: il est le fruit d'une
démarche riche et complexe qu'il faut avoir présente à l'esprit pour en saisir toute la
portée et l'originalité. Selon la conception de l'histoire d'Antoine Casanova, il s'agit de
saisir les relations entre l'état des forces productives - outils et techniques de production,
et mouvement des forces productives - et les rapports sociaux de production à une
époque et dans un contexte donnés. En visant à parcourir l'ensemble du spectre de la
pensée marxiste et à établir des liens précis entre ses différentes séquences théoriques, on
peut dire que cette démarche est idéologique au sens premier du terme. Son apparente
généralité ne doit cependant pas masquer les faits: un projet de cette ampleur est en effet
à peu près inédit au sein de l'historiographie marxiste française. Pour observer ou pour
«piégef» les articulations d'un spectre aussi large sans manquer la démonstration, plusieurs conditions sont en effet nécessaires. Les unes sont « classiques» dans le sens où elles
ont déjà été mises en œuvre par d'autres auteurs marxistes. Le choix d'une période de
crise bien documentée, propice à!' examen de l'évolution rapide ou de l'exacerbation des
rapports sociaux, en est une. Celui du cadre géographique concret pour examiner ce
mouvement en est une autre, même si les questions peuvent ne pas manquer à ce sujet:
quel degré de pertinence pour illustrer la démarche initiale, et en particulier quelle taille
et quelle représentativité face aux problèmes posés? Et comment être sûr a priori que le
choix originel se révélera conforme aux espoirs mis en lui? Mais le projet d'examiner
avec précision les outils et les techniques de production, domaine du long terme par
excellence dans les sociétés traditionnelles, en les confrontant aux rapports sociaux de
production sur le moyen terme et à l'évolution historique d'une région dans une période
1. Paysans et machines à la fin du XVIIIe siècle: essai d'ethnologie historique, Paris, 1990, « Annales
littéraires de l'Université de Besançon, 415 », 385 p.
Comptes rendus
205
de crise de court terme est une perspective beaucoup plus originale, peu envisagée jusqu'à présent par les historiens français. En choisissant la Corse pour mener à bien cette
ambitieuse enquête, il n'est pas sûr qu'Antoine Casanova ait pris une décision complètement objective. Mais la situation insulaire et la taille moyenne de l'île, en fonction des
tâches qu'il s'est assignées, «simplifiaient» à la fois le problème du découpage territorial
et du rassemblement documentaire, tout en permettant de mettre en avant un autre
aspect qui ne fut pas toujours abordé suffisamment, et avec suffisamment de justesse et
de précision, par les chercheurs (et autres) marxistes: celui de la personnalité ethnique.
C'est sur ce point que l'ouvrage et tous les travaux en général d'Antoine Casanova, à la
suite de ceux de Charles Parain, révèlent leur originalité. En ne négligeant aucun des
aspects qui entrent en compte dans l'étude d'une société rurale dans une région et à une
époque donnés et en les analysant avec une grande précision, Antoine Casanova montre
que l'étude de la personnalité ethnique, celle de la Corse en tout cas, permet d'aborder
et de loger ensemble avec pertinence dans un même ouvrage les deux aspects extrêmes
de la pensée marxiste: les outils et les techniques de production d'un côté (le caractère
dans l'ensemble archaïque des techniques de la vie rurale de la Corse), les idéologies de
l'autre (l'ethnie corse et la nation française). Le tout en ne perdant pas de vue les spécificités de la Corse face au processus révolutionnaire.
Pour mener à bien un tel programme, une authentique pluridisciplinarité est indispensable. C'est la seconde originalité de l'œuvre d'Antoine Casanova. Nous la cernerons
mieux en suivant le plan de son ouvrage, car chacune de ses parties adopte un point de
vue différencié et fait appel à des pratiques scientifiques différentes. Rares ont été jusqu'ici les historiens marxistes ou marxisants en France, aussi paradoxal que cela puisse
paraître, qui ont acquis une connaissance suffisante des outils et des techniques de production pour pouvoir les mettre en relation, de façon circonstanciée, avec les rapports
sociaux de production dans un contexte spatial et historique particulier. Dans la première partie de l'ouvrage, consacrée au «mouvement des forces productives rurales à la
fin du XVIIIe siècle et le cas des campagnes corses », Antoine Casanova adopte à la fois les
méthodes de [' ethnologie des techniques pour la description et la classification des outils
et des machines, en suivant la perspective tracée par Leroi-Gourhan, et celles de l'histoire
rurale pour décrire les capacités productives et les modes de mise en valeur du sol corse.
Les sources et les méthodes sollicitées pour réunir ces deux aspects en un même ensemble
sont très différentes : une partie des renseignements ethnographiques sur les objets
décrits provient de l'enquête directe effectuée par l'auteur dans les années 1950-1970 et
reportée à des textes des xvrrre-XIXe siècles. Sur ce chapitre on retiendra la gamme très
étendue, pour ainsi dire complète, des types de pressoirs à huile en Corse à la fin du
xvrrre siècle (p. 191-197). Elle permet de mesurer les voies, les formes et les moyens du
passage de la technologie traditionnelle à la technologie savante, passage dont Antoine
Casanova s'efforce de montrer qu'il se situe au cœur des rapports sociaux de production
(p. 198) : «Le petit peuple se dresse contre la construction de moulins de type nouveau
ou même de nouveaux moulins, lorsqu'à la faveur de ces modifications technologiques,
l'entrepreneur compte alourdir la ponction sur le produit et augmenter les droits de
mouture. »
Amorcée dans la première partie avec l'examen des modalités et des limites de l'innovation technique, l'étude des rapports sociaux de production au cours des deux décennies précédant la Révolution fait l'objet de la deuxième partie (<< Caractères de l'histoire
rurale de la Corse et mouvement de la société de 1770 à 1789 »). Elle entraîne aussi un
déplacement de la perspective. Les «relations entre propriété et gestion familiale d'un
côté, propriété, droits et législation communautaire de l'autre» (p. 244) ressortissent à la
fois de l'anthropologie et de l'histoire sociale. De ce double point de vue, Antoine
206
Histoire et Sociétés Rurales
Casanova donne des pages éclairantes sur l'évolution des systèmes de culture en Corse de
la fin du Moyen Âge jusqu'au XIXe siècle, qu'on peut rapporter à d'autres zones de la
Méditerranée et de l'Europe tout entière. Lémergence de l'espace céréalicole séparé des
terres de parcours n'apparaît dans le Fiumorbo qu'à la fin du XVIe siècle (p. 250), à la
demande des communautés. Et tandis qu'en certains endroits de la Balagne, « les prese
communales sont composées de parcelles familiales appelées lenze, qui sont devenues ici
propriété privée entière », dans d'autres pieve au contraire, « aux XVIIe et XVIII<, voire au
XIXe siècle, certaines lenze font encore l'objet de redistributions périodiques» (p. 251).
Derrière cette situation complexe et « archaique» se dessinent les caractéristiques du
développement des forces productives et des rapports sociaux de production en Corse
sur la longue durée, développés ailleurs par Antoine Casanova: le rôle de la parenté et
des solidarités claniques, le passage des chefferies rurales aux seigneuries banales, qui est
l'un des traits spécifiques de la féodalité corse. Avec la chute de celles-ci et l'apparition
d'une classe de grands propriétaires à la fin du Moyen Âge (p. 295), le processus à la fin
du XVIII< siècle, dans certaines zones tout au moins, « tendait à finir de transformer la
paysannerie des communautés rurales en un vaste peuple de métayers précaires, forme
particulièrement lente et redoutable du passage de l'Ancien Régime au capitalisme»
(p. 314). Ailleurs, la mise en relation des systèmes de culture avec les types sociaux de
producteurs conduit à conclure qu'une petite bourgeoisie rurale était prépondérante
dans les secteurs les plus productifs et les plus évolués au plan technique, le Cap corse
principalement.
C'est en partie autour de la dualité de l'espace paysan, espace de culture et espace de
parcours, correspondant à la dualité entre propriété privée et propriété commune, que se
cristallisent les conflits et les contradictions que la Révolution a exacerbés. D'un côté, le
mode de régulation traditionnel tend à évoluer sous l'effet de la complexité croissante des
systèmes de cultures, caractérisés par une avancée de l'arboriculture déjà très affirmée
dans certaines zones progressistes (les six grands types de cultures font l'objet de remarquables tableaux aux p. 58-59). Sur ce plan se situent notamment les conflits relatifs à
l'accès et à l'utilisation des outils et des moyens de production, principalement les pressoirs. De l'autre, le partage des biens communaux, avec le problème de la restitution aux
villages et aux cantons des terres domaniales, « considérées comme nécessaires aux communes et jadis usurpées par Gênes, par la monarchie ou par les grands notables» (p. 374)
est l'un des enjeux fonciers principaux des événements révolutionnaires. Il est largement
développé dans la troisième partie (( Enjeux et portée de la Révolution en Corse, 17891815 ») et permet de relier les problèmes spécifiques de la Corse à ceux de l'ensemble
national. Cette perspective débouche sur l'évaluation de l'adhésion corse à la Révolution
(chapitre x) et à la nation française (chapitre XI). À la fin de cette troisième partie, dans
laquelle Antoine Casanova devient plus exclusivement historien de la Révolution en
Corse, on peut mesurer le chemin parcouru depuis la typologie micro-régionale de l'outillage et ses relations avec la nature des sols et les types de cultures. Du moins si l'on y
prend garde, car la densité de l'information et de l'argumentation, la pertinence et la
logique des points de vue, l'emboîtement efficace des découpages nécessitent une lecture
soutenue tout en permettant de passer d'un plan à l'autre sans difficulté.
Ces développements convaincants et diversifiés impressionnent et rendent difficile
un jugement global de l'ouvrage par un seul spécialiste. Signalons seulement que le non
marxiste est parfois gêné par le caractère dogmatique de certaines formules et de certains
développements, qu'il a du mal à relier aux réalités exposées et qui introduisent des zones
d'ombre dans le livre. La description du processus, des formes et surtout des objectifs de
l'accumulation du capital par les élites terriennes à partir du métayage généralisé, qui
permettrait de parler de passage du féodalisme au capitalisme en des termes précis et cir-
Comptes rendus
207
constanciés, apparaît mal. Or cet aspect avait bien un rapport avec la spécificité de la
Corse, puisqu'avec des élites principalement occupées par les affaires insulaires, et aussi
archaïques que les zones dans lesquelles elles détenaient leurs positions foncières les plus
solides (p. 293), le cas de l'île était, sur ce plan, sans doute un peu exceptionnel au sein
de l'ensemble français de la fin du xvm e siècle.
Jean-René Trochet
Michel FIGEAC, Destins de la noblesse bordelaise (1770-1830), Bordeaux, Fédération historique du Sud-Ouest, 1996, coll. « Recherches et travaux d'histoire sur le sud-ouest de
la France, la», 2 vol., 989 p.
Louvrage présente de façon unifiée - c'est ce qui fonde sa problématique et le rend
passionnant - ce qu'un découpage traditionnel aurait sectionné en trois études : la
noblesse bordelaise à la fin de l'Ancien Régime, dans la tourmente révolutionnaire, sous
l'Empire et la Restauration. Létude est précise, documentée, alliant recherche de première main et éléments puisés dans des monographies consacrées aux châteaux bordelais.
On est donc d'autant plus surpris de voir le comte de Provence « émigrer dès les premiers
soubresauts révolutionnaires» (p. 379) et de relever parmi les études régionales sur la
noblesse à la fin de l'Ancien Régime (p. 829) la thèse de William Beik portant sur le ralliement des élites languedociennes à l'absolutisme louis-quatorzien 1.
Le groupe nobiliaire est délimité pour l'essentiel à partir de sources fiscales: au
nombre de 826 en 1789, les familles nobles ne sont plus que 566 à la Restauration, avec
seulement la moitié des précédentes. Les traits communs en 1789 sont la richesse globale du groupe (par rapport à d'autres provinces), issue de la manne économique produite par la vigne, et l'opposition au pouvoir absolu, déclinée sur des modes très
différents. À la diversité des composantes (noblesse d'épée, parlementaires, anoblis
venant principalement du négoce) répond celle des conditions économiques (depuis les
cinq nobles capités à 1 ou 2 livres jusqu'à l'avocat général Saige, dix fois millionnaire, la
fortune nobiliaire la plus fréquente est comprise entre 80 000 et 320 000 livres), les parlementaires tenant incontestablement le haut du pavé. À la Restauration, les écarts économiques se sont accrus: les très grandes fortunes nobles se maintiennent, tandis que les
effectifs de la noblesse pauvre ont augmenté au détriment de la catégorie médiane. Sur
le plan idéologique, le mouvement est inverse : aux clivages de 1789 a succédé une
pensée uniforme, issue des épreuves révolutionnaires et fondée sur le lien à la terre des
ancêtres, la fidélité au roi et la défense de la foi. Tout au long de l'ouvrage, l'évocation
du cadre de vie, à la ville comme à la campagne, est superbe.
Avant la Révolution, près de la moitié du groupe vit uniquement du revenu de ses
domaines. C'est tout à la fois une classe de propriétaires et une authentique noblesse
d'affaires. Dès le deuxième tiers du XVIIIe siècle, la noblesse a investi massivement dans
la vigne - surtout les parlementaires, et surtout dans le Médoc et le Sauternais -, contribuant par sa « fureur de planter» à l'extension du vignoble. Les revenus sont souvent
considérables (même si les prix au tonneau connaissent des écarts allant de 1 à 10, suivant les crus et les années), ce qui fait du XVIIIe siècle un temps de forte plus-value foncière. Parallèlement, la polyculture traditionnelle se maintient bien, parce qu'elle domine
sur les propriétés de la petite noblesse, parce que l'aristocratie parlementaire viticole y
voit le moyen de diversifier ses sources de revenu et de se mettre à l'abri des aléas clima-
1. William BEIK, Absolutism and Society in Seventeenth-Century France: State Power and ProvincialAristocracy in Languedoc, Cambridge, Cambridge University Press, 1985, XVIII-375 p.
208
Histoire et Sociétés Rurales
tiques et, accessoirement, parce qu'elle est encouragée par l'administration monarchique,
qui redoute les risques de disette. La vigueur de l'idéal du « bon ménager » se traduit par
un accroissement des superficies détenues par les nobles (souvent obtenu par une pression continue sur les tenanciers), par un effort de rationalisation débouchant aussi sur la
réfection des terriers, par la pénétration des idées physiocrates ... et par le temps que les
parlementaires passent sur leurs domaines, durant des vacances qui s'étendent bien audelà des termes légaux (jusqu'en janvier !).
La noblesse bordelaise a été l'une des plus touchées par la Révolution, non pas en
raison de la disparition des privilèges, mais par la mise sous séquestre des biens des émigrés - l'émigration ne démarre véritablement qu'après Varennes - puis par leur vente
comme biens nationaux. Près de 30 % des familles comptent des émigrés et sont donc
frappées par des séquestres que les administrations révolutionnaires appliquent avec
rigueur. Les ventes se font au profit de négociants ou d'autres grands propriétaires, accessoirement au profit de quelques artisans (tonneliers) ou de petits propriétaires, pour des
lots marginaux dans ce dernier cas: elles n'aboutissent jamais à la constitution d'une
micropropriété paysanne. Quant aux plantations, elles connaissent de nombreuses
dégradations et le rétablissement sous l'Empire est freiné par le blocus.
La Restauration renforce le lien à la terre. En 1789, plus de la moitié des nobles
(56 %) ont leur domicile principal à Bordeaux; ils sont moins du quart (23 %) à la
Restauration. Limplantation de la propriété nobiliaire - avec toujours une place centrale
du vignoble - n'a guère varié depuis le XYlne siècle: toujours le plat pays autour de
Bordeaux, toujours le Médoc. Les profits restent énormes (pour Château Latour, le
revenu net moyen, de plus de 66 000 livres par an au XYlIIe siècle, monte à 72 000 francs
sous Louis XVIII), mais on continue de diversifier les cultures. Déjà d'un bon rapport
au XYlIIe siècle en raison de l'armement et de la fièvre de constructions qui s'empare de
Bordeaux, le bois l'est encore plus à la Restauration après les déboisements révolutionnaires. Les ventes d'après 1792 puis les rachats, intervenus sous l'Empire plutôt que sous
la Restauration, aboutissent à une certaine concentration des propriétés. Pour préserver
les patrimoines, la noblesse recourt largement à la possibilité offerte par le Code civil de
constituer un préciput à l'aîné (du quart au tiers de l'héritage en sus de sa propre part).
Néanmoins, la menace du partage impose de« faire fructifier l'héritage ». D'où la conversion massive à l'agronomie pour maintenir le statut économique et social : choix des
cépages en rapport avec la nature des sols, valorisation d'une partie de la récolte constituée en cru séparé, soin apporté à la vinification. Comme avant la Révolution, la responsabilité culturale est généralement confiée à un régisseur salarié ou rémunéré à la
commission. Le fermage est néanmoins présent au nord et dans le centre du département
(avec, dans les baux, un nombre croissant de clauses contraignantes sur les modes de culture), le métayage omniprésent dans le sud. Par effet d'entraînement, le modèle agronomique s'impose aux petits producteurs. Le signalement idéologique tout à fait singulier
du noble bordelais prend alors tout son sens: le repli sur la terre, porteur d'une signification politique, va de pair avec l'adhésion aux idées libre-échangistes les plus avancées,
«paradoxe apparent transcendé par la volonté de rentabiliser au mieux la terre des
ancêtres ».
Jean-François Dubost
Comptes rendus
209
Geneviève GAVIGNAUD-FoNTAINE, La Révolution rurale dans la France contemporaine
(XVIlle-xxe siècles), Paris, LHarmattan, Collection « Alternatives rurales », 1996, 223 p.,
120 F.
Presque trente ans après la publication du célèbre ouvrage du sociologue Henri
Mendras 1, Geneviève Gavignaud-Fontaine, historienne spécialiste de la viticulture en
Roussillon, propose une relecture globale des rapports entre monde agricole, société paysanne et environnement rural de la fin du XVIIIe siècle à nos jours dans un petit livre stimulant. À la clé se trouve la distinction chronologique et conceptuelle entre « révolution
agricole» et « révolution rurale ». La première, bien connue des historiens, caractérise
l'ensemble des mutations socio-économiques liées à «la conversion de l'État, en 1789,
aux deux piliers de la modernité que constituent l'individualisme et le libéralisme ». La
définition est traditionnelle et non problématique: on considère que depuis Turgot se
développe un courant modernisateur, anti-communautaire et porteur à moyen terme de
cette fameuse « fin des paysans », née de leur transformation en « agriculteurs entrepreneurs ». On a déjà beaucoup écrit sur ce processus et le présent ouvrage ne souhaite rien
apporter de plus, si ce n'est un clair résumé des étapes. Plus novateur, ce que Geneviève
Gavignaud-Fontaine décrit comme «la révolution rurale» à partir de l'extension d'un
terme appliqué aux campagnes nord-américaines contemporaines. Alors que la révolution agricole s'achève en cette fin de siècle et que les sociétés paysannes traditionnelles
ont quasiment disparu, la population rurale augmente dans certaines régions. Pourtant
ce nouveau rapport démographique, observable en France depuis les recensements de
1968, ne se fait évidemment pas au profit des agriculteurs qui ont remplacé les paysans;
il sanctionne plus nettement que jamais la rupture entre l'agriculture « nourricière »,
l'agriculture « performante» et la gestion des terroirs ruraux au nom d'une logique « environnementale» désormais défendue par les pouvoirs publics.
Pour montrer les liens historiques entre ces deux évolutions que ne saurait englober,
comme le suggère pourtant le titre, la seule expression de « Révolution rurale », l'auteur
s'attache d'abord dans une première partie (2 chapitres, 53 p.) à cerner la « remise en
cause de l'identité paysanne» qui a affronté la fin des communautés et doit aujourd'hui
faire face à trois «défis ruraux» : la sauvegarde de la nature, la protection des richesses
agricoles et la survie du patrimoine rural. Dans une deuxième partie intitulée « La
Révolution agricole ou l'ampleur des défaites paysannes» (3 chapitres, 89 p.), on passe
en revue, dans une perspective plus politique et sociale, les conséquences des grandes
options économiques nationales dans le domaine agricole, en privilégiant le rôle de la vie
associative ou des ruptures comme la Première Guerre mondiale, et en restituant les
diverses étapes de la contestation paysanne jusqu'aux combats contre la PAC et le GATT
entre 1962 et 1984. Il reste à poser le problème en termes plus généraux: quel est le sort
de la civilisation rurale et la place de la campagne dans cette évolution? Tel est l'objet de
la dernière partie, « La Révolution rurale ou les campagnes dans le choc des civilisations »
(2 chapitres, 55 p.). Lespace rural voit redéfinir ses fonctions en relation avec un redéploiement sociologique des populations citadines, alors que s'affine un discours étatique
« environnemental » qui met au premier plan, depuis la naissance du Conseil national
de la protection de la nature en 1945 et la création d'un Ministère de l'Environnement
en 1971, l'usage non agricole de la campagne. Pourtant, cette évolution ne va pas sans
provoquer des réactions dans le monde paysan, signes tangibles et souvent politiques
d'une même critique des « excès urbains », des méfaits du capitalisme lié à la CEE et des
illusions d'un esthétisme ruraliste de privilégiés. Le livre de Geneviève Gavignaud-
1. Henri MENDRAS, La Fin des Paysans, rééd. Arles, Actes Sud, 1992 (1%7), 448 p.
210
Histoire et Sociétés Rurales
Fontaine montre d'une façon convaincante, malgré la brièveté de certaines de ses analyses, que la «fin des paysans» signifie aussi «la fin des agriculteurs », au nom d'une hiérarchie nouvelle des usages de la terre et de l'espace, liée à de nouvelles contraintes
économiques relayées par l'État et la majorité des forces politiques contemporaines.
Gilles Pécout
Histoire et Mesure, vol. XI, n° 3/4, juillet-décembre 1996, «Prix, production, productivité
agricoles », Paris,
CNRS
éd., 145 F.
Histoire et Mesure offre un ensemble cohérent d'articles (4), de discussions (2), de
recensions de thèses et d'ouvrages portant sur les questions faisant l'objet du sous-titre
dans l'Europe du Nord-Ouest (France, Grande-Bretagne, Pays-Bas), avec une incursion
vers la Toscane. Plus que les modèles mathématiques ou les problèmes soulevés par les
fictions théoriques (articles érudits de Francesco Galassi sur la productivité de fermes toscanes à la veille de la Première Guerre mondiale et de Jean-Pascal Simonin «des premiers
énoncés de la loi de King à sa remise en cause »), cette livraison, sous la direction de
Gérard Béaur, propose dans le débat récemment rouvert de la « Révolution agricole» un
ensemble en apparence discontinu mais qui, tant par les méthodes proposées que par les
objectifs affichés, ne manque pas d'être impressionnant et d'une rare cohérence. Comme
l'indique Gérard Béaur dans sa substantielle introduction, il est vital de ne pas se laisser
enfermer dans une micro-histoire rurale ni de se laisser prendre dans les rets de généralités faciles - ainsi, l'immobilité des structures rurales -, mais d'utiliser au maximum les
enquêtes précises : elles seules peuvent permettre à l'histoire des sociétés rurales de progresser par des comparatismes judicieux.
Trois terrains illustrent cette démarche. Sans personnaliser la recherche outre mesure,
se dessine cependant autour de l'œuvre de Jean-Marc Moriceau - ses Fermiers de lÎle-deFrance, comme son ouvrage publié avec Gilles Postel-Vinay (comptes rendus de
Micheline Baulant et de Gérard Béaur) un modèle qui n'est pas strictement économique, bien que la question de la «Révolution agricole» ne soit pas négligeable, mais
social; que ce soit chez les Navarre ou chez les Chartier, surgit un entrepreneur de culture qui mêle dans ses critères de décision rationalités économiques et nécessités d'ordre
familial, ce qui revient à se demander ce qu'est véritablement un fermier capitaliste du
XVIe au XIXe siècle. Le second pôle tourne autour de la notion de « Révolution agricole» :
les articles de Mark Overton et de Bruce Campbell (<< Production et productivité dans
l'agriculture anglaise, 1086-1871 »), et de Jean-Pierre Dormois sur la «vocation agricole
de la France: l'agriculture française face à la concurrence britannique avant la Guerre de
1914» laissent de côté les polémiques inutiles. Jean-Pierre Dormois pose la question de
la France «pays agricole par excellence» et souligne l'efficience de l'agriculture anglaise
par rapport à sa rivale continentale. Les recensions et discussions menées par Jean-Michel
Chevet, Paul Servais et Gérard Béaur à propos d'ouvrages récents sur « la révolution agricole en Angleterre », la croissance de l'agriculture française de 1470 à 1815, les transformations de l'agriculture des Pays-Bas au XIXe siècle sont aussi des remises en cause, qui
mettent en évidence l'ampleur des incertitudes et les enjeux des débats, tout en offrant
de nouveaux angles d'attaque, par l'utilisation de nouvelles sources, comme les probate
inventories anglais. Les exemples d'outre-Manche tendent à prouver que les niveaux de
production et de productivité n'ont véritablement crû qu'après le XVIIIe siècle; mais, tant
pour les campagnes anglaises que pour la région parisienne, rien n'est certain quant aux
prairies artificielles et à leur rôle déterminant sur les progrès de l'agriculture. Enfin, en
insistant sur la nécessité de réfléchir aux notions et concepts traditionnels (<< révolution
agricole », productivité, intervention de l'État), ce numéro invite les historiens ruralistes
Comptes rendus
211
à mettre en place de nouvelles techniques de calcul, à produire des statistiques fiables et,
au bout du compte, à inaugurer un réel comparatisme.
Remi Mallet
Michel NOËL, L'homme et la forêt en Languedoc-Roussillon. Histoire et économie des espaces
boisés, Perpignan, Presses Universitaires de Perpignan, 1996, coll. « Études », 264 p.,
IOOF.
Michel Noël fait le choix de privilégier l'homme, aménageur ou destructeur à
l'échelle du temps long de l'espace boisé, support d'activités économiques nombreuses,
parfois conflictuelles, en évolution. Après avoir brossé les grandes étapes de l'histoire
forestière régionale (chapitre 2), une grande place est accordée à la période révolutionnaire (chapitre 3) et aux délits de l'époque moderne et de la première partie du
XIXe siècle. Lauteur s'appuie sur les cahiers de doléances pour diagnostiquer l'état des
lieux d'un écosystème partout dégradé. Cette somme d'informations, parfois partiale et
peu objective, doit être utilisée avec précaution et il eût été préférable de confronter les
cahiers à d'autres sources (procès-verbaux de visite, cartes anciennes, enquêtes de
consommation des bois, etc.) choisies sur une période longue, car la Révolution n'est
qu'une phase d'accélération dans le processus de dégradation des bois, qui va du
XV1Ie siècle au Second Empire.
Avec une population rurale à son maximum, des écosystèmes déséquilibrés par une
trop grande ponction, la forêt précapitaliste est le lieu d'enjeux et d'utilisations superposées qui contraignent les pauvres à dégrader les bois pour survivre. Lauteur décrit l'ampleur et la diversité des dégâts (chapitres 4 et 5), qui provoquent une régression des
peuplements gravement accélérée par l'impact des usines à feu (chapitre 6), en particulier les forges catalanes (voir les belles cartes de l'évolution des localisations d'ateliers par
Véronique Izard, du laboratoire Géode de Toulouse).
Les trois derniers chapitres, moins riches que les précédents, traitent de la période de
mise en convalescence des bois, de l'état actuel des forêts et des menaces qui continuent
à peser sur elles. Létoffement de ce volet aurait amélioré l'équilibre du volume: les liens
entre les héritages et les problèmes actuels en seraient sortis renforcés, en particulier pour
ce qui touche à la protection, qui doit se décliner en termes de liaison entre l'amont et
l'aval des bassins, de cohésion paysagère dans le cadre des parcs naturels, de qualité de
peuplements. Mais au total, Michel Noël a tenté avec bonheur une synthèse difficile, inscrite dans la durée, à l'interface entre l'homme, l'environnement et l'histoire.
Jean-Pierre Husson
Histoire de l'expropriation du XVII!' siècle à nos jours. Actes de la première Journée d'études
historiques (Orléans, 13 mai 1996), Orléans, Laboratoire des collectivités locales, Faculté
de d!oit, d'économie et de gestion (rue de Blois, BP 6739, 45067 Orléans), 1997,70 p.
Etant donné le caractère sacré conféré à la propriété par la Révolution, l'expropriation est un thème fondamental. Elle a surtout été étudiée dans le cadre de l'histoire
urbaine, mais elle a beaucoup touché la propriété rurale, même éloignée des zones périurbaines, par l'importance donnée au XIXe siècle à l'assainissement des marais, au reboisement, à la construction des routes, etc. Aussi la journée d'études organisée par les
historiens du droit au sein du Laboratoire des collectivités locales de l'Université
d'Orléans, à l'initiative du directeur de sa section histoire, Michel Pertué, suscite-t-elle
un grand intérêt, d'autant plus qu'elle écarte une analyse technique des procédures et
adopte une approche narrative. Quatre contributions font le point sur chacune des
grandes étapes. François Monnier montre que le droit d'exproprier est aussi ancien que
212
Histoire et Sociétés Rurales
le droit de propriété. La collectivité s'est toujours réservé une certaine maîtrise du sol.
Alors que l'expropriation, dénommée retrait ou reprise, pouvait être utilisée par tout
groupement au XVIIe siècle, elle devient au XVIIIe siècle une prérogative étatique, relevant
exclusivement de l'administration. Peu à peu, à partir de Louis xv, des garanties sont
données aux propriétaires. Jean Bart présente la période révolutionnaire, qui sacralise le
droit de propriété. Les atteintes doivent donc être exceptionnelles, mais la législation
reste imprécise et, le plus souvent, ce sont les administrations locales qui règlent les
expropriations dans l'intérêt public. Lévolution de la procédure au cours du XIXe siècle
est retracée par Luigi Lacchè. La question fondamentale est la fixation des indemnités.
Ladministration demeure longtemps juge et partie, les ingénieurs des Ponts et Chaussées
jouant un rôle essentiel. La loi prévoit en 1810 l'intervention du pouvoir judiciaire, puis
la création en 1832 de jurys de propriétaires, qui ne sauront pas modérer leurs appétits;
aussi sont-ils remplacés en 1935 par une commission arbitrale avec appel auprès du tribunal d'instance. René Hostiou présente les problèmes actuels: réflexion sur la mutation
de l'idée d'utilité publique qui devient relative, doit être appréciée en fonction du
contexte; sur la place croissante du droit à l'information et la concertation dans la procédure; sur l'apparition des préoccupations de protection de l'environnement (l'expropriation a été étendue en 1995 aux terrains exposés aux risques prévisibles, avalanches,
crues, etc.).
Ces quatre textes d'histoire du droit, complétés par l'introduction de Michel Pertué
et les conclusions de Jacqueline Morand-Deviller, ont tous les atouts d'une synthèse,
brève et claire. Ils offrent de très riches perspectives de réflexion sur la conception du
droit de propriété, le développement de la puissance publique et l'attitude des propriétaires.
Nadine Vivier
Olivier IHL, La flte républicaine, préface de Mona Ozouf, Paris, Éditions Gallimard,
1996, XIII-402 p., 180 F.
Depuis plus d'une vingtaine d'années, les fêtes ont fait l'objet d'un grand nombre
d'études historiques et sociologiques qui ont mis au premier plan la notion de rupture
de l'ordre quotidien et traditionnel: fastes baroques de l'Ancien Régime, carnaval,populaire, fêtes politiques révolutionnaires exaltant les effets libératoires de l'utopie. Evitant
de postuler une valeur universelle - mais réductrice - au phénomène festif, Olivier Ihl
concentre toute la rigueur de son analyse historique autour de la célébration du 14 juillet
sous la Troisième République. Il entend opposer le caractère purement laïque de ces festivités nationales à la notion de « religion civile », formulée initialement par Rousseau et
entrée aujourd'hui dans le jargon des études sur la nationalisation des masses. Se pose
alors la question de savoir si la fête née en 1880 relève de «l'invention de la tradition»
- selon la définition de Ranger et de Hobsbawm - : l'auteur y répond en insistant sur la
spécificité du 14 juillet, distinct des rituels introduits dans certaines monarchies nationales du siècle dernier tout comme de ceux présents dans le cérémonial républicain des
États-Unis. Dans le cas du 14 juillet, le lien de mémoire avec une tradition politique,
avec les batailles passées des républicains, serait né de façon spontanée dans les réseaux
festifs locaux sans être «l'invention» d'une institution qui l'aurait ensuite propagé. Pour
le montrer, le chercheur a dû se plonger dans l'étude des réalités et des ritualités locales
au travers des polémiques et des débats qui ont précédé et accueilli la fête du 14 juillet
dans la province française. Ce schéma interprétatif - qui fait montre de son efficacité
dans les quatre premiers chapitres - donne à l'ouvrage son caractère original et stimulant. Pour reconstruire le débat théorique autour de la fête républicaine, l'auteur utilise
Comptes rendus
213
une grande masse d'opuscules et d'imprimés des XVIII< et XIXe siècle. Lenquête sur le
déroulement des festivités s'appuie sur des correspondances de maires, de préfets et d'autorités de police, provenant d'une quarantaine de dépôts d'archives départementales.
Le 14 juillet a réussi à s'imposer comme une fête communale de la nation dans la
France rurale de 1880. Les autorités gouvernementales avaient comme objectif de faire
pénétrer de façon capillaire dans le territoire français un rite qui puisse donner l'impression à toutes les municipalités d'être, par cette communion simultanée, part entière et
constitutive de la nation, alors que jusque-là les mairies n'avaient été que peu concernées
par la célébration d'hommages destinés à un souverain distant. Le 14 juillet devient un
prétexte pour combler concrètement le manque de décor civique dans les municipalités
conquises par les républicains : on restaure les locaux de la mairie, on en inaugure de
nouveaux, on installe des bustes de Marianne dans les lieux publics. En province, les
techniques modernes d'illumination, utilisées pour la première fois, renforcent l'image
du progrès lié au nouvel ordre politique. Les distributions publiques de denrées alimentaires, effectuées selon des critères rationnels d'assistance aux pauvres, deviennent un
moyen de républicanisation de la campagne. Les maires de province saisissent l'occasion
pour tenter de s'insérer dans les réseaux régionaux et nationaux de la politique, profitant
notamment des effets de publicité relayés par la presse locale et régionale.
Selon Olivier Ihl, la fête est à l'origine d'une réorganisation de la mémoire collective
autour d'un renouvellement de l'espace civique dans lequel la communauté religieuse
cède le pas à la communauté civique. Dans les campagnes, le 14 juillet entre en rivalité
avec les fêtes religieuses. Située au cœur de la saison des gros travaux agricoles, la fête
rencontre en outre de nombreuses résistances chez les paysans. Mais, à la base, dans les
villages, le patriotisme républicain bénéficie du retour à la libre expression de commémorations démocratiques qui avaient été semi-clandestines sous le Second Empire. La
fête nationale provoque des conflits entre maires, curés, instituteurs et notables qui
mobilisent toutes les forces de la sociabilité républicaine. Un tel processus a donné aux
centres ruraux un rôle plus actif que les villes dans la volonté de définir de nouveaux
usages politiques et civiques. Cortèges et réunions publiques confirment l'hégémonie
républicaine au village. Les démonstrations festives proposent une lecture de l'histoire
locale et communale en exagérant la portée du combat républicain contre les pouvoirs
traditionnels. La fête civile devient un défi solennel pour affirmer l'affranchissement des
citoyens de l'influence des notables et des prêtres: l'un des moyens de conquête de la
liberté de conscience stimulée par la diffusion de nouvelles formes de sociabilité.
La mobilisation des campagnes - malgré la diversité de ses formes et de ses degrés dans la pratique de la fête républicaine semble infirmer le schéma d'Eugen Weber selon
lequel le monde paysan subit une acculturation nationale passive, liée à des modèles
strictement urbains. Dans cet esprit, la seule réserve critique à apporter au livre d'Olivier
Ihl est de ne pas avoir suffisamment et systématiquement mis en lumière - autrement
que par la diversité d'origines des sources - la variété régionale de la mobilisation civile
et des structures de réception de la pédagogie de la fête nationale.
Marco Fincardi
Luc-Francis GENICOT, Patricia BUTIL, Sabine DE ]ONGHE, Bernadette LOZET, et
Philippe WEBER, Le patrimoine rural de "Wallonie. La maison paysanne. T. l : Des modèles
aux réalités, Bruxelles, Crédit Communal, 1996,353 p. - T. II : Portefeuille d'architecture régionale, Namur, Ministère de la Région wallonne, 1996, 151 p.
Pendant plus de dix ans, le Centre d'histoire de l'architecture et du bâtiment, cellule
de recherche de l'Université catholique de Louvain dirigée par le professeur Luc-Francis
Genicot, s'est attaché à établir un fichier de l'architecture rurale traditionnelle en
214
Histoire et Sociétés Rurales
Wallonie. La réalisation de ce travail a nécessité un repérage systématique du bâti
conservé antérieur aux bouleversements de la révolution industrielle. La vaste documentation rassemblée lors de cette enquête a fait l'objet de publications régulières pendant cette décennie l . Létude a permis, malgré l'importance des transformations subies
par les fermes, voire la destruction d'un grand nombre d'entre elles, de discerner les éléments d'une typologie transrégionale. Lenquête est centrée sur la ferme, accordant une
place importante au logis en tant que demeure de celui qui vit de la terre, mais les dépendances indissociables de l'activité agricole ne sont pas pour autant négligées.
La Wallonie, constituée au XIXe siècle de territoires de langue française, est composée
de régions aux paysages très variés, impliquant des modes d'exploitation et des matériaux
de construction différents. Ils forment aujourd'hui cinq provinces, qu'on peut diviser en
douze sous-régions agro-économiques, qui correspondent à des pays contrastés. Un
« sillon» d'industrialisation intense, le long du cours de la Sambre et de la Meuse, la
barre d'est en ouest. Dans cette zone bouleversée, aucune étude du bâti ancien n'a été
possible. Lessentiel des fermes conservées date du XVIIIe siècle et de la première moitié
du XIXe siècle, période de prospérité économique et de développement des exploitations
sans pourtant que les systèmes traditionnels de vie, de culture et de construction soient
remis en cause. La masse des édifices de cette époque forme donc un « vivier» des formes
traditionnelles, qui semblent n'avoir que très peu évolué. Les quelques exemples du
XVIe siècle encore conservés confirment la pérennité des formes du bâti et des modes de
construction. Les modèles locaux sont bien adaptés et se conservent sans grands changements jusqu'au XIXe siècle. Contrairement à la chronologie précise des constructions,
la hiérarchie des logis, reflet du niveau social des habitants, est plus simple à établir, de
la petite ferme composée uniquement d'un logis et d'une étable, à la « cense», lieu d'habitation du censier qui forme, à l'époque moderne, l'aristocratie rurale.
Toutes les composantes de l'exploitation sont analysées : logis, bâtiments agricoles
- étables, granges, cour, remises, colombier et four - font l'objet d'une étude particulière,
fragmentée en chapitres thématiques: morphologie des fermes, plan des différents bâtiments, distribution, matériaux de construction et de couverture, forme des charpentes,
etc. Il s'en dégage une forte disparité entre le nord et le sud: au sud, la ferme bloc composée de plusieurs cellules sous le même toit, dont la plus simple ne comprend qu'un
logement et une étable, et qui peut être complétée par une grange; plus courante dans
le nord, la ferme à cour, dont les bâtiments différenciés s'organisent autour d'un espace
ouvert sur un ou plusieurs côtés et qui évolue vers un quadrilatère fermé par des bâtiments d'exploitation ou des murs, et accessible par un porche.
Lévolution de ces fermes va vers une plus grande diversité des «cellules», qu'elles
soient regroupées sous le même faîte ou isolées. Ce sont d'abord les étables qui se déclinent sous forme de vacherie, boverie, écurie, porcherie, etc. Les granges, dont la typologie dépend de leur système de circulation par un couloir longitudinal ou transversal
(grange dite en longueur ou en largeur), soulignent l'importance de la culture céréalière,
en particulier dans le nord de la Wallonie. Dans les zones de culture herbagère et d'élevage, les granges sont plus réduites et généralement consacrées au stockage du fourrage
(fenil). En revanche, l'importance des étables dans une ferme n'implique pas obligatoirement une exploitation basée sur l'élevage mais reflète plutôt l'important besoin de
fumier pour l'engraissement des cultures. Une large place est accordée au logis et à son
évolution, de l'espace unique ou double, muni d'un foyer central, aux développements
en longueur, en profondeur ou en croix. Tout est pris en compte: la distribution, l'em-
1. GENICOT, Luc-Francis (dir.), Architecture rurale en Wallonie, 12 vol., Liège, 1983-1992.
Comptes rendus
215
placement de la cheminée, les percements, l'escalier.
I.:étude du choix des matériaux, dicté par les ressources locales, et leur mise en œuvre
dans l'édification des fermes, laisse une place particulière au pan de bois et aux charpentes, dont la typologie variée montre encore la disparité des terroirs et le conservatoire
des formes qu'est la Wallonie. Cependant, établir un rapport entre les constructions
conservées, pour la plupart postérieures à 1700, et les structures à poteaux antérieures à
l'An Mil est peut-être un raccourci rapide. La synthèse des données fournies par l'archéologie en Europe, qui fait l'objet d'un chapitre intitulé «Aux origines lointaines »,
n'est pourtant pas sans intérêt, même si on peut regretter qu'un peu déplacée dans ces
pages, elle ne reçoive pas le développement qu'elle aurait mérité.
Outre l'importante synthèse qui forme le premier volume, 75 maisons-fermes sélectionnées pour leur datation sûre et leur bon état de conservation sont présentées sous la
forme d'un «portefeuille» de relevés complets du logis et parfois des dépendances, si
celles-ci sont représentatives. Tous les relevés sont établis à la même échelle pour une
meilleure analyse, et accompagnés de rapides fiches descriptives, d'un extrait cadastral et
d'un plan de masse.
Cette étude très complète s'inscrit dans une série de recherches nouvelles menées sur
la maison rurale, après une longue période de désintérêt des historiens pour l'architecture
vernaculaire. La place donnée aux relevés d'architecture est très importante et la cartographie, largement sollicitée, livre un aperçu de la répartition des paramètres de la typologie. Le premier volume est aussi largement illustré de photographies légendées. On
peut seulement regretter que la bibliographie soit dispersée au fil du premier tome, à la
fin de parties et de sous-parties, et qu'elle ne soit pas mentionnée dans la table des
matières. Le livre, qui s'adresse à un large public, ce qui explique probablement l'absence
de notes, est cependant riche en informations pouvant satisfaire les chercheurs, et l'étude
va bien au-delà d'un simple inventaire du bâti conservé. C'est une contribution majeure
à la connaissance de la vie rurale traditionnelle.
Isabelle Lettéron
Pierre BROCHEUX, The Mekong Delta. Ecology, Economy and Revolution (1860-1960),
Madison, University of Wisconsin-Madison, Center for Southeast Asian Studies, 1995,
XlX-270 p.
Lieu central de cette contribution monographique à l'histoire coloniale des grands
deltas du sud-est asiatique, le Mien Tay, triangle occidental du delta du Mékong entre le
bras de la Hau Giang et le cap Ca Mau, fut la dernière région de la Cochinchine (Nam
Bo) conquise par les Vietnamiens et la première colonisée par la France. I.:étude s'arrête
avec le transfert au gouvernement du Sud-Vietnam des terres possédées par les Français.
L'ouvrage, remarquable par la densité d'un texte ciselé, agrémenté de citations et de
tableaux toujours pertinents, explore et confronte des sources de grand intérêt. La profondeur des démonstrations et des commentaires tient pour une grande part à l'osmose
entre le pays et l'auteur, franco-vietnamien né en Cochinchine, dont la double culture a
forgé une existence « toujours inconfortable » entre deux mondes. La maîtrise des sources
françaises et vietnamiennes, dont témoignent les notes et les «Primary Sources» d'une
bibliographie trilingue, lui permet d'aborder l'histoire économique et sociale de la colonisation agricole hors du biais des historiographies officielles.
Les deux premiers chapitres retracent les étapes du peuplement asiatique des écosystèmes de mangroves littorales et de plaines inondées par les crues du fleuve. A partir de
1820 et en quelques décennies, des dizaines de milliers d'hectare sont asséchés et
déboisés, convertis en terres agricoles par le creusement de milliers de kilomètres de
216
Histoire et Sociétés Rurales
canaux. La croissance économique renforce les complémentarités entre les ethnies; Vietnamiens et Khmers sont paysans et pêcheurs, les Chinois, marchands et commerçants.
Des législations successives sur la propriété de la terre accompagnent l'explosion démographique, l'expansion de la riziculture et l'essor des concessions européennes, reconnu
par la création, en 1897, de la Chambre d'Agriculture de Cochinchine. Le rythme des
transformations s'accélère à la fin du XIXe siècle; de 400 000 ha en 1879, la riziculture
concerne 2 millions d'ha en 1924; le Mien Tay devient l'un des premiers centres mondiaux d'exportation du riz. Le chapitre «Monoculture ofRice» (p. 51-90) étudie les trois
zones du delta, définies par des bilans hydrologiques différents (carte p. 53). Lauteur
souligne le rôle déterminant du milieu physique dans la montée en puissance des deux
types d'économie coloniale qui intègrent le Nam Bo au marché mondial. Les collines
orientales sont vouées à des plantations (caoutchouc, café, thé) contrôlées par des
sociétés françaises; dans le Mien Tay et le delta rizicole, la production céréalière reste
contrôlée par les puissants réseaux asiatiques de la famille et de la communauté villageoise. Les transformations sociales sont finement analysées à différentes échelles, par le
biais des structures ethniques et économiques. Mais l'extension des latifundia paupérise
la paysannerie et la puissance des grands propriétaires bouleverse les relations intra-villageoises. Le Gouverneur général reconnaît dès 1930 l'échec de la politique française d'assimilation.
Dans les derniers chapitres, l'auteur montre que l'occupation du Mien Tay a toujours
été un objectif majeur des luttes du xxe siècle, pour les mouvements insurrectionnels de
1930 à 1941 liés à l'émergence du parti communiste indochinois, pour l'occupation
japonaise, comme pour la résistance anti-française entre 1945 et 1954 : marais, forêt,
complémentarité des voies de communication terrestres et maritimes, proximité de la
frontière cambodgienne sont des caractères permanents de la géographie du delta. La
conclusion insiste sur les particularités des régions deltaïques méridionales dans l'histoire
récente du Vietnam, car l'intégration du Nam Bo à l'économie mondiale accentue le
fossé avec les régions centre et nord, restées plus traditionnelles.
Sur un point, à cause du sous-titre de l'ouvrage qui laisse penser à une approche intégrée, voire systémique, le lecteur reste sur sa faim. Lécologie est la parente pauvre. Traitée
en moins de dix pages, «an amphibious Ecology» est plus un cadre rapidement brossé
qu'une analyse des écosystèmes deltaïques, de leur transformation par une complexe et
minutieuse gestion de l'eau, comme des effets en retour de cette socialisation profonde
du milieu. Linsuffisance des analyses climatiques et phytogéographiques rend difficile
l'appréciation des interactions entre milieu physique et société, même si « the climate and
the natural environment ofMien Tay do not present insurmountable obstacles to human settlement» (p. 9).
Jean-Paul Amat
Jean VERCHERAND, Un siècle de syndicalisme agricole. La vie locale et nationale à travers le
cas du département de la Loire, préface de Gilbert Garrier, Saint-Étienne, Centre d'études
foréziennes, 1994, « Publications de l'Université de Saint-Étienne », 1994, x-445 p.,
190 F.
Jean Vercherand veut comprendre les raisons de l'émergence des syndicats, et le
département de la Loire lui offre un excellent champ d'étude puisque «la région lyonnaise devint très vite et resta le secteur-témoin du syndicalisme agricole grâce à son organisation modèle, l'Union du Sud-Est l ». De plus, coexistent ici des régions variées, aux
Comptes rendus
217
structures agraires contrastées: plaines des grands domaines exploités en fermage, entourées des monts du Forez et du Roannais où règne la moyenne exploitation en faire-valoir
direct.
La première période, 1884-1940, dominée par «les autorités sociales", présente un
paradoxe. Alors que la paysannerie de la Loire est acquise à la République, le syndicalisme des comtes et des marquis est presque hégémonique car leur Union du SudEst a eu l'habileté d'appuyer les syndicats locaux sur de grandes coopératives
d'approvisionnement. Lauteur explique cette opposition par le fait que la bourgeoisie
rurale héritière des doctrines libérales a conquis le pouvoir politique (mairies,
Parlement), tandis que l'aristocratie foncière, conservatrice, influencée par le catholicisme social, a investi le syndicalisme. Des forces de renouvellement apparaissent dans
les années 1930, avec la Jeunesse Agricole Chrétienne UAC) d'abord, liée à des clercs
ouverts aux problèmes de société, puis, au temps de la crise, avec les mouvements réactionnaires du Parti Agraire et des dorgéristes. Ceux-ci introduisent une rupture, car leur
mouvement est dirigé par de « vrais" paysans et préconise une action purement revendicative : les 7000 agriculteurs qui envahissent Montbrison le 18 septembre 1938 participent à la plus grande manifestation paysanne que connaisse la Loire en un siècle.
Laffirmation de la paysannerie marque la période 1940-1960. En effet, ce sont les
agriculteurs moyens et aisés qui dirigent le syndicat unifié en 1940, puis la première
génération formée par la }AC prend la tête de la Fédération Départementale des Syndicats
d'Exploitants Agricoles (FDSEA), héritière de la Corporation Paysanne de Vichy. Lunité
est maintenue, difficilement, au prix d'une lutte politique intense quoique feutrée,
contre les communistes (1947-1948) et contre une minorité de la droite. La majorité
démocrate chrétienne reprend les positions de l'Union du Sud-Est: hostilité à l'intervention de l'État (refus de la Sécurité sociale, réticences face au statut du fermier) et initiatives en faveur du développement corporatif (CUMA et essor de l'UCLABS - Union des
Coopératives Laitières Agricoles du Bassin Stéphanois).
Les années de profondes mutations agricoles, 1960-1984, sont très agitées pour le
syndicalisme de la Loire. Les Jacistes, qui conquièrent la FDSEA en 1966, la renouvellent
profondément par une idéologie qui « tourne le dos au corporatisme traditionnel et
entend promouvoir une politique agricole moderniste aux contours socialisants»
(p. 367). Scissions et contestations se multiplient. Dans les années 1960, le mouvement
des « Libertés Paysannes » exprime la revendication spécifique des petits exploitants de la
Loire en difficulté. Puis la réflexion, intensifiée après mai 1968, sur les résultats de la
politique moderniste, fait naître les « Paysans-Travailleurs", proches des mouvements
CGC et CFTC, qui gagnent la direction de la FDSEA en 1978. Enfin, la reconnaissance de
la liberté syndicale en 1981 engendre l'éclatement en deux fédérations qui s'essoufflent :
à gauche la FDSP, Fédération Départementale des Syndicats Paysans, qui réunit les militants actifs et modernistes, et la FDSEA qui garde la majorité des adhérents. La Loire
connaît le paradoxe inverse de celui du début du siècle: un syndicalisme nettement à
gauche au sein d'une petite et moyenne paysannerie cléricale et politiquement conservatrice. Jean Vercherand l'explique par deux influences très fortes ici, celle de l'Église et de
la Démocratie Chrétienne, et celle du socialisme et du mouvement ouvrier stéphanois.
Ce travail, issu d'une thèse (dirigée par Gilbert Garrier, université de Lyon II, 1989),
repose sur un dépouillement minutieux des journaux et archives des syndicats. Il utilise
aussi de nombreux témoignages et l'expérience de l'auteur lui-même, issu d'une famille
1. Selon l'expression de Pierre BARRAL dans Les agrariens français de Méline à Pisani, Paris,
Armand Colin, 1968, p. 108.
218
Histoire et Sociétés Rurales
d'agriculteurs foréziens, ingénieur agronome et ancien animateur de la FDSEA. Cette
approche permet une vision riche et neuve sur une période récente, très foisonnante de
conflits, qui n'est donc pas présentée sous forme de synthèse comme le début du siècle.
On souhaiterait que l'étude soit complétée par une approche statistique des militants de
base, des syndiqués. Mais cet exemple régional, replacé dans une perspective nationale,
éclaire les orientations syndicales d'un jour nouveau, plus attentif aux « réseaux sociaux
d'influence }) qu'aux aspects politiques.
Nadine Vivier
SOUTENANCES DE THÈSES
Claude MARcHAL, « La prévôté de Bruyères aux XVIe et XVIIe siècles. Population, économie, société », Université de Nancy II, la mai 1997.
Jury: Georges Viard président), Étienne François (rapporteur), Jean-Michel Boehler, Olivier
Christin, Marie-José Laperche-Fournel.
La prévôté de Bruyères! a toujours été un atout important dans le projet lorrain.
Cette terre de passage aux confins méridionaux des duchés prend toute son importance
aux XVIe et XVIIe siècles, moment où les ducs de Lorraine s'efforcent d'affermir leur pouvoir. Pourtant, malgré la richesse des fonds concernant Bruyères aux Archives de
Meurthe-et-Moselle et des Vosges, la région n'avait jamais fait l'objet d'une recherche
universitaire. Le mérite en revient à Claude Marchal, qui livre un travail important de
quelque 1 200 pages, dont les trois quarts sont concernés par des notes et des dossiers.
Née d'une connivence liant l'auteur à sa petite région, cette thèse s'appuie sur une
méthode rigoureuse, servie par des compétences paléographiques et informatiques
remarquables. Létude a été entièrement informatisée, de la collecte au traitement des
données. Le travail archivistique méthodique et fouillé se veut exhaustif Dès l'entrée, il
était cependant important de bien saisir l'encadrement institutionnel. Un chapitre initial présentant la prévôté de Bruyères et ses structures religieuses et politiques aurait été
le bienvenu. Le jury souligne cependant la qualité d'un plan bien construit.
Létude démographique s'appuie sur le fonds du receveur ducal de Bruyères, conservé
dans la série B des Archives de Meurthe-et-Moselle. La population est analysée à partir
des listes des entrées dans les communautés, exigées conformément aux statuts de ville
ou aux droits de bourgeoisie. La réflexion est complétée par l'examen des poursuites de
mainmortes. Pour ce faire, l'auteur a étudié 403 comptes fiscaux et 515 rôles qui donnent l'identité des chefs de famille des conduits fiscaux. Les rôles qui couvrent la prévôté
entière contiennent entre 1000 et 2 000 noms selon les époques. Létude économique est
fondée sur les comptes et les acquits du receveur de Bruyères, qui livrent entre autres plus
de 1000 prix de marchandises et de services divers et 122 prix de céréales. Cette base
déjà solide est précisée par l'examen des 30 rôles du passage des vins, qui permettent de
mesurer l'importance commerciale de la ville. Les objectifs poursuivis s'inscrivent dans
la logique des travaux de Guy Cabourdin, dans la mesure où l'auteur cherche à évaluer
1. Vosges, ar. Épinal, ch.-l. canton.
Comptes rendus
219
les rendements agricoles. Enfin l'étude sociale utilise les acquits du receveur ducal de
Bruyères, conservés dans la même série B, qui contient également les inventaires de
mainmortes, d'aubaines et de confiscations et les rôles d'amendes. Ces derniers, au
nombre de 1303, donnent lieu à près de 200 confiscations. Il faut y ajouter 348 procès,
dont 41 affaires de sorcellerie. Ces données permettent à Claude Marchal d'aborder l'histoire des mentalités. Les limites chronologiques de ce travail ont été imposées par le
fonds du receveur de Bruyères : 1483 pour le plus ancien compte conservé, 1 669 pour
le dernier. Elles ont été poussées jusqu'aux recensements de 1708 et de 1712-1713, selon
la pertinence chronologique soulignée par la thèse de Marie-José Laperche-Fournel. Un
terminus ad quem en 1630, marqué par le début de la guerre de Trente Ans, aurait pu
être aussi envisagé.
Le jury souligne l'ampleur de la recherche, qui allie la passion à l'érudition. La
rigueur du travail se lit dans les recoupements imposés pour suivre les familles dans leur
évolution. r.:exploitation judicieuse d'archives comptables a le mérite de permettre une
identification précise des personnes, tout en mettant évidence le fonctionnement d'une
seigneurie. r.:autonomie des acteurs dans un système seigneurial qui s'appesantit est ainsi
remarquable: il n'est que de voir les astuces des mainmortables pour échapper à la saisie
de leurs biens. r.:étude archivistique exemplaire a su, par conséquent, élargir les
renseignements pris dans des documents fiscaux pour répondre à une finalité historique
et sociale. La méthode suivie propose plusieurs types de lecture, par l'utilisation de renvois vers les notes ou les dossiers. Il est peut-être gênant que la réflexion méthodologique
soit rejetée parmi des notes surabondantes, qui représentent en volume 40 % du texte.
Les documents ne paraissent pas toujours suffisamment questionnés. r.:exogamie des
communautés rurales est présentée comme obligatoire en raison du rôle que joue l'Église
dans la formation des couples. La taille réduite des communautés implique pourtant de
forts taux de consanguinité. r.:analyse aurait sans doute dû être replacée dans un cadre
plus large ouvrant les comparaisons. Les travaux dirigés par Maurice Gresset sur la vallée
de Joux auraient pu s'y prêter.
Avec Bruyères, Claude Marchal contribue à combler une lacune, celle de l'histoire
des petites villes, peu étudiées jusqu'à présent. Par ailleurs, l'exemple de cette prévôté est
intéressant car elle se différencie à partir de trois ensembles nettement contrastés: le plateau, la vallée, la montagne. Elle permet la confrontation de différentes catégories de
populations et une analyse pertinente des stratifications sociales, dont les structures résistent en faveur des plus riches. r.:ascension sociale de certaines familles du monde de la
justice et des finances est ainsi particulièrement soulignée. La pauvreté, dont on n'aura
qu'une vue partielle, devient elle-même une composante sociale. Elle est étudiée en fonction de trois approches : le veuvage et ses conséquences, les sanctions judiciaires et le
poids social des mendiants de proximité. La réflexion souligne les deux faces explicatives
d'une répression grandissante, qui tient certes à l'accroissement des crimes mais aussi aux
excès de la justice. La sorcellerie, montrée comme un phénomène de civilisation, est
l'exemple même d'une justice qui s'emballe. Loin d'être un épiphénomène, elle souligne
l'isolement familial et communautaire. Une réflexion sur la foi et la religion vécue aurait
certainement contribué à enrichir cette conclusion.
Cette histoire totale conduite à un échelon local offre une intéressante perspective
d'ensemble. Par rapport à la rigueur des techniques démographiques et économiques utilisées, la réalité sociale reste à affiner par une analyse du vocabulaire spécifique. r.:étude
de la sorcellerie aurait pu s'appuyer sur un glossaire plus complet et sur des références
aux travaux d'Alfred Soman ou de Carlo Ginzburg. Il semble en effet prometteur de
reconstruire l'expérience des acteurs en poussant davantage l'exploitation de sources
dont la richesse dépasse la simple illustration du phénomène étudié. Par ailleurs, les
220
Histoire et Sociétés Rurales
archives rendent possible une définition de la Opauvreté, en soulignant les lignes de partage de la société. On peut y trouver une réponse à l'accroissement constaté des écarts
sociaux. En contrepartie, la violence sociale est présentée dans sa diversité et sous des
aspects neufs. Elle est reconnue, acceptée, et elle caractérise un certain type de public et
de milieu. Dans une prévôté comme Bruyères, il est difficile de ne pas la lier aux difficultés provoquées par l'affirmation de l'État moderne.
Ce travail est avant tout une thèse pédagogique, guide précieux pour celui qui voudrait se confronter à un autre type d'État moderne, situé entre France et Empire. La conjoncture économique et ses répercussions sur une petite région de montagne sont
retracées avec pertinence. Lauteur a su montrer la diversité humaine de son territoire en
l'ancrant dans la variété de ses paysages. Il définit les modalités du peuplement de la
montagne et de la croissance de Bruyères. La réflexion de Claude Marchal ouvre des
perspectives sur la grande histoire. Elle ne peut qu'être précieuse pour qui voudrait
construire une histoire synthétique des petites villes à l'époque moderne. Claude
Marchal a obtenu la mention très honorable avec les félicitations du jury.
Jean-Claude Diedler
Jean MARTIN, « La manufacture des toiles « Bretagnes », 1670-1830 », Brest, Université
de Bretagne occidentale, 7 mars 1997.
Jury: André Lespagnol (président), Jean Tanguy (rapporteur), Jean-Yves Andrieux, Fanch
Roudaut.
Dans la lignée des travaux de Jean Tanguy, la thèse de Jean Martin s'attache à reconstituer le fonctionnement d'une activité et d'une région proto-industrielles entre le
XVIIe et le xrxe siècle. La manufacture des « Bretagnes » est l'une des trois grandes régions
de fabrication textile de Bretagne, tournée vers l'exportation outre-mer et, à ce titre,
étroitement liée au négoce maritime de la province. Située au centre de l'actuel département des Côtes-d'Armor, entre Saint-Brieuc, Quintin et Loudéac, elle n'avait pas encore
fait l'objet de recherches approfondies.
Jean Martin expose d'abord la genèse de sa recherche, ponctuée par une thèse de troisième cycle sur la région de Loudéac au xvrne siècle sous la direction de François Lebrun.
Il fait une brève présentation géographique de la manufacture, étendue sur une quarantaine de paroisses, et justifie le choix des dates qui encadrent son étude: 1670 correspond à <d'intrusion de la législation royale dans des mécanismes provinciaux de
production et d'exportation»; 1830 marque la fin des relations commerciales avec
l'Espagne et ses anciennes colonies, le repli de la manufacture sur des marchés strictement locaux et le début de l'émigration. Lauteur évoque ensuite les sources utilisées.
Outre les Archives nationales et départementales, il a abondamment puisé dans des
archives communales, dans des fonds notariaux (pas toujours déposés aux Archives
départementales), mais il a aussi retrouvé des fonds familiaux jusqu'alors inconnus, en
particulier ceux de deux grandes familles marchandes, les Boschat et les Moizan. Ces
sources privées lui ont permis d'analyser les mécanismes de fabrication et de commercialisation des toiles, et de constater que la manufacture se rapproche par bien des aspects
de son homologue lavalloise.
Puis Jean Martin aborde le cœur de sa recherche, qu'il inscrit délibérément dans la
problématique de la proto-industrie. La manufacture des «Bretagnes» est tournée vers
une clientèle lointaine (espagnole et américaine) et dépend plus de la conjoncture marchande européenne que des aléas agricoles et climatiques locaux. Lactivité toilière est un
complément indispensable pour les familles rurales et elle associe des «prolétaires
ruraux», des paysans aisés, des marchands des petites villes proches et le grand négoce
Comptes rendus
221
des Malouins. Pendant plus d'un siècle, la manufacture anime fortement les activités
locales, mais Jean Martin constate que dès la fin du XVIIIe siècle, il y a échec de la protoindustrie. Concurrence étrangère, troubles révolutionnaires, faiblesse des structures bancaires et trop grande dépendance à l'égard du négoce malouin expliquent cet échec. Il
termine sur les conséquences sociales, économiques ou politiques de cette décadence,
évoquant le lien possible avec des comportements politiques conservateurs au XIXe siècle
et montrant surtout la coïncidence entre déclin toilier et déclenchement de l'émigration
rurale dans les années 1830, soit beaucoup plus tôt qu'ailleurs en Bretagne.
Jean Tanguy souligne d'abord la qualité technique du travail et l'ampleur des
recherches documentaires. Il revient sur la diversité des perspectives d'étude. Le cadre
géographique de la manufacture est désormais bien cerné, l'étude des conditions techniques de la fabrication, en patticulier du blanchiment des toiles, lui pataît définitive. La
poursuite de l'étude au XIXe siècle lui semble aussi tout à fait judicieuse, car la coupure
de la Révolution est ici inopérante ou secondaire. Il insiste sur le progrès des connaissances relatives aux marchands (3 à 400 individus), dont on connait mieux le cadre de
vie, les revenus, la richesse et les habitudes culturelles. La discussion s'engage ensuite sur
deux points principaux. Jean Tanguy considère que la misère et la médiocrité agricole de
la région sont un des éléments qui expliquent le développement initial de la manufacture. Puis il s'interroge sur l'insertion de la manufacture dans les typologies proposées
ailleurs en Europe : Kaufiystem ou Verlagsystem. Ici, manifestement, c'est le Kaufiystem
qu'il faut invoquer, même si certaines opérations n'en relèvent pas. Cela invite à nuancer,
sans les remettre en cause, ces classifications qu'il est nécessaire d'adapter à la réalité de
chaque région proto-industrielle de l'Europe du XVIJIf siècle.
Après avoir souligné la qualité du travail, Jean-Yves Andrieux s'intéresse surtout aux
questions techniques. Il relève l'intérêt de l'étude de la réglementation du XVIJIf siècle,
des débats autour de la qualité des eaux et de l'analyse fine du monde des tisserands, des
linotiers et des nombreuses professions intermédiaires. Il aborde ensuite la traduction
architecturale de la manufacture : l'étude des bâtiments fonctionnels (halles, pilleries,
etc.), le renouveau de la construction religieuse par des architectes extérieurs et des artisans locaux et le développement d'une« architecture marchande» : les domiciles des matchands forment une architecture originale et typique, mais s'inspirant toujours des
modèles ruraux locaux. Il conclut sur une interrogation autour de la disparition de la
manufacture. Selon lui, quatre éléments concourent à expliquer l'échec au XIXe siècle:
l'absence de mécanisation, la faiblesse des ressources hydrauliques, l'absence d'autres
sources d'énergie (charbon?) et les insuffisances bancaires. Il suggère aussi un cinquième
point: les répercussions de l'extrême faiblesse du négoce malouin de 1790 à 1820.
Fanch Roudaut intervient à propos des questions démographiques, religieuses et culturelles qui, pour n'être pas centrales dans l'étude, n'en sont pas moins présentes. Il s'interroge sur le lien entre volume des ventes et difficultés démographiques (en 1772-1773
par exemple). Il remarque l'intérêt des apports de Jean Martin sur le cadre de vie des
marchands, mais regrette qu'aucune étude de l'alphabétisation n'ait été possible et pense
que la présentation des bibliothèques marchandes aurait pu être plus approfondie.
Parallèlement, il considère que l'approche religieuse du monde des marchands comme
de celui des tisserands reste un peu rapide. Mais il est vrai qu'il ne s'agissait pas de l'objet
principal de la thèse.
André Lespagnol dit tout d'abord combien cette thèse «apporte sa pierre à la
connaissance des structures proto-industrielles de la France de l'Ouest ». La croissance de
la manufacture doit être située selon lui entre 1640 et 1670, s'appuyant sur une stratégie
de la qualité, «du label ». Il revient ensuite sur l'analyse du fonctionnement de la manu-
222
Histoire et Sociétés Rurales
facture, qui lui paraît excellente dans l'observation des différents maillons de la filière. Il
s'arrête enfin sur le groupe des marchands toiliers : groupe remarquable car dynamique
et imposant une lourde domination sur la manufacture, mais qui reste dans celle-ci et
qui subit lui-même le contrôle des milieux du négoce exportateur de Saint-Malo. Il
conclut lui aussi à la responsabilité de la faiblesse des moyens bancaires locaux.
Après une courte délibération, le jury a accordé à Jean Martin la mention très honorable, à l'unanimité.
Philippe Jarnoux
Caroline DOUKI-MINARD, « Les mutations d'un espace régional au miroir de l'émigration. :LApennin toscan, 1860-1914»,
Jury: Serge Berstein, Philippe Boutry, Robert Ilbert, Pierre Milza, Raffaelle Romanelli.
Le 6 mai 1996, Caroline Douki-Minard, alors membre de l'École française de Rome,
a soutenu à l'Institut d'études politiques de Paris, la thèse de doctorat qu'elle a effectuée
sous la direction de Pierre Milza l . Comme elle le rappelle dans son exposé d'introduction, exclusivement et sobrement consacré aux questions de méthode, aux sources et aux
problématiques, le choix de la région rurale de l'Apennin toscan (les provinces de
Lucques et de Massa et Carrare) est d'abord dicté par la volonté de reconstituer de façon
systématique et globale la vie socio-économique, politique et culturelle d'un « pays de
départ».
La présentation des sources consultées donne la mesure du travail accompli. :Létude
a en effet nécessité le croisement de données collectées dans les fonds les plus disparates
sur plus d'un demi-siècle: à l'échelle nationale (archives des ministères de l'Intérieur, de
l'Agriculture et des Affaires étrangères, fichier des renseignements généraux, séries des
recensements et des enquêtes parlementaires) comme à l'échelle régionale et locale
(archives départementales et communales, archives diocésaines, presse). Il fallait ainsi
trouver le juste équilibre entre une solide monographie qui ne pouvait néanmoins être
exhaustive en raison du vaste cadre délimité - et une ample interrogation problématique
liée à l'historiographie toscane et italienne post-unitaire. Un tel enjeu apparaît dans le
résumé que l'auteur a livré des trois principaux résultats de sa recherche. On savait déjà
- grâce à d'autres études régionales - que l'émigration n'était pas toujours mécaniquement liée à la misère, on apprend également que le départ des Toscans de l'Apennin est
inséré dans un véritable processus, un circuit presque parfait, d'adaptation à un contexte
agricole et rural devenu difficile durant les deux dernières décennies du siècle, un
modèle somme toute plus proche de celui d'autres régions italiennes que de celui de la
classique Toscane des métayers. Il en ressort que l'émigration a permis de conserver et de
stabiliser un système de pluriactivité déjà ancien tout en favorisant l'émergence de nouvelles hiérarchies sociales à travers le retour des migrants et de leur argent. Contrairement
à certaines idées reçues, le départ n'est ni un abandon des responsabilités socio-économiques traditionnelles ni une fuite devant les devoirs civiques et politiques. La migration
n'a pas contrarié l'acculturation civique et le procès de nationalisation s'est poursuivi
pour ces campagnes conservatrices, « îlots blancs» dans la Toscane « rouge» du tournant
du siècle.
:Lintervention de Pierre Milza met l'accent sur les apports originaux de la thèse de
Caroline Douki-Minard dans le domaine de l'histoire des migrations. Le retour des
1. La thèse se présente sous la forme de trois volumes, au total 740 pages.
Comptes rendus
223
migrants n'a pas moins de sens que leur départ, même pour une région qui passe d'une
migration saisonnière à une véritable émigration de masse vers la France, l'Europe et le
continent américain. Cet essor du « système migratoire» dont les effets socio-économiques marquent une « adaptation moderniste aux contraintes du temps» se révèle rapidement comme un éminent facteur de restructuration de la société rurale. Robert Ilbert,
spécialiste des sociétés méditerranéennes contemporaines, note combien les migrants
toscans dont l'auteur a retracé le périple sont de vrais agents d'intégration nationale pour
ces sociétés villageoises. À des niveaux divers, celui du « territoire discontinu de l'économie régionale» fondé sur la pluriactivité, comme celui des identités culturelles et politiques, l'émigration dans un monde rural « plein» ne représente nullement une solution
de continuité et ne correspond en rien au poncif de l'expulsion.
Un nouveau modèle régional est ainsi proposé, dont les contours et la dynamique
géographique sont en soi significatifs. « La constante attention portée à la dimension
géographique», soulignée par Robert Ilbert, s'accompagne du choix d'une échelle peu
commune dans l'historiographie italienne comme le remarque Raffaele Romanelli. Entre
la synthèse régionale vaste et l'étude locale et anthropologique d'une communauté villageoise, la volonté de privilégier deux « provinces» - l'équivalent de deux départements
français - permet de soulever de façon nouvelle un certain nombre de problèmes autour
de la cohérence des politiques administratives de l'émigration au niveau préfectoral et
communal 2 • Même si le propos de Caroline Douki-Minard n'est pas de rendre compte
de tous les paramètres de l'évolution sociale dans l'aire considérée - celle des stratégies
familiales par exemple -, la rencontre entre « des approches de la macro-histoire et de la
micro-histoire» sans aucune concession aux facilités de l'une et l'autre des démarches
apparaît comme une réussite sans faille aux yeux de Philippe Boutry. Grâce à l'utilisation
des archives policières du Casellario politico centrale, des itinéraires personnels ont été
reconstruits de façon vivante et exemplaire, mais toujours avec le souci de confronter ces
parcours avec d'autres échelles de contraintes et de réalités et de les tracer avec finesse et
nuance, dans un continuel « commerce intellectuel» avec la bibliographie italienne et
étrangère sur la question. :Lidentité de cette région de départ tient aussi à sa tradition de
« Vendée rurale ... terre de chrétienté fortement enracinée ». Quel rôle ont joué les structures religieuses, l'encadrement pastoral, les formes de sociabilité liées au catholicisme
dans la constitution de ce modèle? Si le clergé a d'abord volontairement sous-estimé les
effets de la migration sur la structure sociale et les mentalités des partants, l'associationnisme catholique a ensuite tenté de répondre aux attitudes de détachement religieux des
migrants et a réagi avec efficacité au début du xxe siècle.
À l'issue de la soutenance Serge Berstein, après avoir rappelé en tant que président de
séance tous les apports originaux de cet impressionnant travail d'histoire globale et de
critique des sources, renoue avec le vieux débat relativiste sur le binôme « modernisation/ arriération» dans le cadre de la monographie. :L émigration dans l'Apennin toscan
n'a-t-elle pas finalement masqué - en la retardant -l'évolution économique et politique
de ce monde rural en favorisant artificiellement le maintien de structures traditionnelles
à peine modifiées par les apports extérieurs? :Lenjeu de la question est très général: peutil exister un système de modernisation socio-économique et politique qui ne passe pas
par les brusques infléchissements de rythmes de croissance, par la conflictualité, par la
concentration foncière et par l'industrialisation? Les réponses de Caroline Douki-
2. On trouve déjà un aperçu de ces interrogations dans un article de Caroline DOUKI, « Les
maires de l'Italie libérale à l'épreuve de l'émigration: le cas des campagnes lucquoises» in Mélanges
de IÉcole française de Rome. Italie et Méditérranée, t. 106, 1994, l, p. 333-364.
224
Histoire et Sociétés Rurales
Minard ont permis de situer la discussion en son cadre rural spécifique, celui d'une société régie par la pluriactivité - dont on fait de plus en plus ressortir l'importance dans
des aires développées de l'Italie centro-septentrionale3 - dans laquelle il est difficile et
sans doute vain de tenter de retrouver la part respective des facteurs endogènes et exogènes d'évolution tant importe la combinaison du moment. En l'occurrence, le réinvestissement dans le pays de départ des gains de l'étranger dans la petite entreprise commerciale et agricole. Ces structures ne sont sûrement pas étrangères à la voie originale de
« politisation sans radicalisation» suivie par ces campagnes de l'Apennin dans la Toscane
de la « catena rossa» (la « chaîne rouge ») de l'Avant-guerre.
La thèse de Caroline Douki-Minard, dont tous les membres du jury ont loué les analyses sûres et mesurées, la clarté et les qualités d'écriture, la complétude bibliographique
constitue un jalon novateur dans l'interprétation des phénomènes migratoires en milieu
rural. Mais au-delà, il ne fait pas de doute que sa publication permertra d'éclairer d'un
jour nouveau, et à titre comparatiste à partir du cas italien si peu connu en France, la
question des rapports entre des systèmes apparemment concurrents ou du moins dissemblables d'acculturation et de modernisation dans une société rurale ouverte vers
l'étranger mais connaissant une véritable processus d'intégration nationale, dont les protagonistes s'enrichissent pour faire face à des contraintes nouvelles sans supprimer les
structures préexistantes. Comme tout modèle ambitieux, celui de l'Apennin toscan méritera d'être discuté ou du moins d'être remis en perspective, et ce, comme l'a montré la
soutenance, dans l'esprit même d'une recherche nuancée, toujours critique de sa propre
avancée et ouverte sur d'autres horizons heuristiques.
Gilles Pécout
des campagnes au XIXe siècle» (France, Italie, Espagne, Portugal et Grèce).
Colloque international de Rome (20-22février 1997).
« La politisation
Organisé conjointement par l'École française de Rome, l'École normale supérieure,
l'Université de Girona et l'Université della Tuscia-Viterbo, le colloque tenu à Rome du
20 au 22 février 1997 sur la politisation des campagnes dans l'Europe méditerranéenne
au XIXe siècle a eu pour première vertu d'être vraiment international. Double vertu! Les
organisateurs n'ont oublié ni les campagnes du Portugal, évoquées par José Tengarrinha,
ni celles de la Grèce, ce qui a permis à Christo Hadziiosif de présenter une riche étude
en cours sur les comportements politiques dans l'aire de culture du raisin de Corinthe à
la fin du XIXe siècle. D'autre part, des spécialistes étrangers sont venus, de fort loin par-
3. Paul Richard CORNER, Contadini e industrializzazione. Società rurale e impresa in Italia dal
1840 al 1940, Rome-Bari, Laterza, 1993, VIII-193 p.
Comptes rendus
225
fois, comme Peter Mc Phee ou Caroline Ford, partager et éclairer nos curiosités et nos
questionnements. C'est ainsi qu'au cours de la séance consacrée aux cadres économiques
et sociaux de la pénétration des idées nouvelles, un même problème, celui des liens entre
émigration et politisation, a pu être abordé de trois points de vue différents, celui de
Bruno Ramirez à partir du cas du Midi italien, celui de Matteo Sanfilippo, tourné vers
le débat historiographique, et celui de François Weil, inspiré par l'exemple français. Belle
illustration, au demeurant, des avancées techniques de la recherche : la révolution des
communications permet aujourd'hui à un même chercheur de tenir les deux bours de la
chaine et d'étudier aussi bien l'adaptation des émigrants à leur terre d'accueil que l'influence de l'émigration et des retours sur la politisation des campagnes dans la région de
départ.
Après l'allocution introductive - un modèle du genre - prononcée par le directeur
de l'Ecole française de Rome, André Vauchez, la première demi-journée était consacrée
au bilan historiographique. D'emblée sont apparues les lignes de force du colloque, et
aussi ses lignes de faille. Une préoccupation commune aux quatre intervenants a été de
souligner la nécessité de garder l'œil fixé sur la chronologie. Il serait assurément souhaitable de déterminer, pour chacun des pays, sinon pour chaque région rurale - ce qui renverrait les chercheurs à la problématique classique d'André Siegfried, du reste l'un des
noms les plus souvent cités d'un bout à l'autre du colloque -, le terminus à partir duquel
il est légitime d'employer le mot « politisation» pour désigner ce que Maurice Agulhon
a appelé, dans La République au village, « la descente de la politique vers les masses ». Pour
les historiens italiens et espagnols, plus encore que pour les français, ce terminus a quo ne
peut être simplement la date de l'instauration du suffrage universel (de 1882 à 1912 en
Italie, 1890 pour l'Espagne). Les processus d'acculturation politique importent donc au
moins autant que les ruptures fondatrices, les grandes étapes institutionnelles, les crises
révolutionnaires.
Le jeu d'influence réciproque entre politique nationale moderne et culture populaire
préalable, entendue au sens le plus large, c'est-à-dire le plus composite, ramène à ce que
Maurice Agulhon, conformément à la distinction d'Ernest Labrousse entre l'économique, le social et le mental, appelait les « problèmes du troisième étage ». Que les paysans, dans le cadre spécifique des conflits agraires, aient pu se dresser contre la politique
libérale, nationale, aux règles définies par les élites, Suzanne Berger s'était efforcée d'en
faire la démonstration dès le début des années 1970. Et c'est précisément pourquoi,
comme le soulignait Renato Zangheri, « oggi il problema, per moiti studiosi, è piuttosto sco-
prire l'identità deI sociale e i modi deI passagio dal sociale al politico, le "vie della politicizzazione" ». Pour Ramblema, «per moiti studiosi, è piuttosto scoprire l'identità deI sociale una
etaptf de la historia spagnola como de "polftica sin democracia" », dans un pays gouverné par
un Etat faible et pourtant interventionniste. Alain Corbin s'est interrogé sur la validité
du modèle unidirectionnel, du haut vers le bas, qui, selon lui, nuirait plutôt qu'il n'aiderait à la pleine compréhension des modalités de la politisation, en concentrant l'attention sur les enjeux nationaux et sur les représentations dominantes des masses rurales
par les élites urbaines, au détriment d'une approche plus ethnologique, ou anthropologique, des comportements spontanés, de l' « émotivité» populaire et de ses points de cristallisation.
Force est de le constater, le risque de donner aux discussions un tour par trop francofrançais n'a pas toujours été évité. Comme le notait plaisamment Maurice Agulhon dans
sa conclusion du colloque, la crainte de voir le modèle provençal régner seul et sans partage a été vite démentie, chacun ayant à cœur de mettre en évidence l'originalité de l'articulation entre « synergie nationale» et « dynamique locale» à l'échelle de sa région ou
226
Histoire et Sociétés Rurales
de son département - qu'il s'agisse des provinces septentrionales de Jean-Pierre Jessenne,
de la Vendée de Jean-Clément Martin ou du Doubs de Jean-Luc Mayaud.
Ces « jeux d'échelles », pour citer le titre de Jacques Revel, et la diversité des voies et
des moyens de la « nationalisation des masses », pour reprendre celui de Georges-Louis
Mossé, occupent une place centrale dans la réflexion de Gilles Pécout, qui a apporté au
débat à la fois son érudition d'historien de l'Italie et sa connaissance de l'historiographie
française en matière de politisation des campagnes. Au cours de la même séance, consacrée aux rôles des États-nations dans l'acculturation politique, Stefano Pivato a présenté
une remarquable étude sur l'onomastique politique dans deux communes, Guastalla
(province de Reggio Emilia) et Russi (Romagne), des années 1860 aux années 1920. Que
le choix du prénom puisse avoir valeur d'indice de politisation, les recherches menées par
Pérouas en Limousin avaient commencé à le montrer. Le travail de Stefano Pivato en
apporte une précieuse confirmation, qui met en lumière la diffusion de la nouvelle religiosité laïque ou, suivant la formule d'Alphonse Dupront, l'ampleur du « transfert de
sacralité» au profit des héros et héroïnes d'opéra, comme des pères fondateurs du socialisme.
Les historiens du religieux devaient d'ailleurs apporter une contribution indispensable à l'effort général pour appliquer la distinction entre le politique et la politique, et
pour mieux éclairer la dialectique entre l'opinion politique nouvelle et la mentalité ou la
croyance traditionnelle. Leur présence était donc requise à la fois pour traiter convenablement des milieux et des structures de socialisation politique, et, au cours de l'ultime
séance, des clivages politiques dans les campagnes. Le temps n'est plus où l'on se contentait de ranger sommairement au chapitre de l'archaïsme ou de l'obscurantisme contrerévolutionnaire la dévotion des paysans et l'influence de leurs pasteurs.
Dans sa magistrale communication, Philippe Boutry, reprenant le concept d' « opinion religieUSe» utilisé par Necker pour désigner l'expression d'un sentiment et d'une
morale à dominante religieuse, souligne que la laïcisation du droit voulue par les
Constituants, la rapide transformation des cadres juridiques et des conditions mêmes de
la pratique n'ont pas seulement fait naître un sentiment de persécution décisif dans le jeu
de la mémoire catholique au XIXe siècle. Elles ont engendré un processus de « contamination de la croyance par l'opinion », perceptible dans les formes d'action du clergé et
des fidèles. Lanalyse de ce processus, note Philippe Boutry, éclaire l'appoint décisif que
les « catholiques selon le suffrage universel », comme disait Littré, ont apporté à l'installation de la République, et aussi le retard de l'accès au suffrage universel des femmes, victimes de ce que Ferry, reprenant le mot de Stuart Mill, appelait leur « assujettissement»
à la tutelie cléricale. De son côté, Caroline Ford rappelle que dans les régions périphériques de la France comme la basse Bretagne ou la Flandre, chrétientés à fort particularisme linguistique, le bas clergé catholique a joué un rôle déterminant à la fois dans
l'apprentissage de la démocratie moderne et dans la « construction de l'identité culturelle
par la politisation ».
Lun des apports les plus notables de ce colloque pourrait donc être l'attention portée
désormais à l'apparition de ce que Maurice Agulhon a appelé « des politiques de conservatisme conscient» ou, plus encore, à l'aptitude des courants, des mouvements anti-libéraux à s'approprier les instruments de la politique moderne et à en user efficacement
pour consolider leurs bastions populaires. Probante est ici la démonstration de Jordi
Canal à partir de l'exemple du carlisme, qui de fait a bénéficié d'une large adhésion paysanne. Cette culture politique, quoique nourrie de violence, apparaît comme une des
voies longtemps négligées de la politisation des campagnes espagnoles au XIXe siècle.
Comptes rendus
227
Roger Dupuy, auteur de l'ultime contribution, a proposé de nommer « proto-politique populaire» ce qu'on pourrait appeler aussi la sub-culture politique, ou culture politique d'Ancien Régime. Ce concept permet, selon lui, de mieux comprendre, entre
autres, la crise du printemps et de l'été 1789. Il n'a pas pour seul avantage de laisser au
mot « politisation» son sens d'apprentissage par les masses de la politique moderne. Il
aide aussi à étudier, à l'intérieur même du processus de politisation, dont on mesure
mieux qu'il ne se réduit pas, comme dans la définition d'Eugen Weber, à la « nationalisation» des paysans, la relation dialectique évoquée par Catherine Brice, responsable efficace autant que discrète de la bonne marche de ces journées, entre l'enracinement d'une
pratique politique régulière et la radicalisation conflictuelle, dont l'éventualité ne fut
jamais écartée au XIXe siècle. On peut donc le ranger au nombre des avancées qui ont
permis au colloque romain de satisfaire à sa double fonction de bilan historiographique
et de renouvellement des thèmes de recherche.
Jean-François Chanet
228
Histoire et Sociétés Rurales
Résumés
1. Essai d'archéologie horticole en banlieue parisienne. Saint-Denis et Rueil-Malmaison
siècle) ............................................................................... Jean-Yves DUFOUR
À partir de sondages archéologiques réalisés en banlieue parisienne, nous étudions les
(xIve-XIXe
modes de plantation utilisés en arboriculture fruitière depuis le XIVe siècle. Les résultats
de terrain sont comparés aux techniques décrites dans les manuels agronomiques
contemporains et insérés dans la trame historique régionale. Les vergers, les vignobles et
certaines cultures maraîchères (telles les aspergeries) laissent des traces au sol susceptibles
de repérage archéologique et d'interprétation. La nature du sol, la technique utilisée
(plantation sur butte ou sur fossé, espalier), l'exposition et l'histoire locale sont des clefs
d'interprétation permettant d'approcher l'espèce cultivée.
2. La culture écrite et le monde paysan. Le cas de la Franche-Comté (1750-1860)
............................................................................................................ Michel VERNUS
Lexemple de la Franche-Comté permet de suivre les étapes et les modalités de la diffusion de la culture écrite au sein d'une société paysanne. Dans un environnement villageois où l'écrit de plein vent se développe, les livres de piété forment l'essentiel des
premières petites bibliothèques. Puis, la politisation de la période révolutionnaire multiplie l'écrit sous de nouvelles formes, volantes. Enfin la première moitié du XIXe siècle voit
se diversifier les lectures: livres de piété, littérature engagée due aux conflits politiques,
almanachs aux usages multiples, ouvrages de vulgarisation du progrès agricole. La
conjonction des stratégies de diffusion d'un clergé missionnaire, de la volonté commerciale des vendeurs de livres et de la volonté propagandiste politique a été décisive. Lécrit
reste longtemps très lié à la pratique de l'oral, dans les différents lieux où le paysan a le
plus de chance de le rencontrer. Des notables locaux, mais aussi une élite paysanne ont
joué le rôle de médiateurs culturels. Lirruption de la culture écrite paraît être à l'origine
d'un véritable déracinement culturel, qui a miné insidieusement la cohésion de la communauté villageoise.
3. Fortune paysanne et cycle de vie. Le cas de la seigneurie de Saint-Hyacinthe (Québec),
1795-1844 .............................................................................. Christian DESSUREAULT
Le cycle de vie a été présenté comme l'un des principaux facteurs des inégalités de la
richesse au sein de la paysannerie du Québec pré-capitaliste. Dans cette société paysanne,
le processus d'accumulation de biens dans les premières phases du cycle de vie des
ménages viserait d'abord à assurer la reproduction familiale. Succédant à la phase d'accumulation, le processus de redistribution des avoirs familiaux en faveur des enfants
favoriserait ensuite un certain équilibre dans la répartition sociale de la richesse. Cette
recherche vise à vérifier, à l'aide des inventaires après-décès et des données sur la durée
des unions conjugales, l'influence du cycle de vie sur l'accumulation et la distribution de
la richesse dans la paysannerie de la seigneurie de Saint-Hyacinthe (Québec) de 1795 à
1844. Le cycle de vie représente effectivement l'un des éléments importants à évaluer
pour mieux saisir le fonctionnement de cette société paysanne. Cependant, ce dernier
facteur ne s'insère pas dans une dynamique globale tendant vers l'égalitarisme économique et social. La différenciation des fortunes paysannes n'est pas d'abord d'ordre
Résumés / Abstracts
229
démographique. Les processus d'accumulation et de redistribution des biens au cours du
cycle de vie se vérifient davantage parmi la couche aisée de la paysannerie capable d'assurer sa reproduction élargie dans l'agriculture, voire de réussir une mobilité sociale
ascendante, tandis qu'au bas de l'échelle économique et sociale, les familles ne possèdent
pas suffisamment de biens pour veiller à l'établissement de la génération à venir.
4. L'enseignement agricole aux États-Unis. À propos du système Land-grant
(1862-1914) ................................................................................ Susan Carol ROGERS
Cet article étudie analytiquement l'historiographie de la constitution du système
Land-grant américain. Il s'agit d'un réseau national d'institutions financées sur fonds
publics, et se consacrant à la recherche et à la formation agricoles. Ce réseau fut établi
par une série de lois fédérales votées par le Congrès américain entre 1862 et 1914. Le
système Land-grant, encore très solide de nos jours, combine étroitement la vulgarisation, la recherche et l'enseignement universitaire. On lui attribue en général un rôle
majeur dans l'édification du secteur agricole, aussi productif que rationalisé, caractéristique des États-Unis aujourd'hui. Un tel système institutionnel, centralisé et imposé par
l'Etat fédéral, est tout à fait exceptionnel dans le cadre américain, et l'auteur suggère que
ce caractère exceptionnel a amené les historiens du système à se concentrer en priorité
sur son degré de réussite dans l'atteinte des objectifs de démocratisation proclamés à
l'origine. Replacer le système Land-grant dans une perspective comparatiste internationale permettrait de soulever une gamme plus large de questions, y compris celle du degré
réel d'influence d'institutions de ce type sur le développement agricole.
Abstracts
1. Late medieval and moderne horticulture in the suburbs of Paris. Saint-Denis et RueilMalmaison ftom XlVth to XIXth century ............................................. Jean-Yves DUFOUR
Using archaeological remains found in the suburbs of Paris, we discuss the ways of
planting used in fruit arboriculture since the Late Middle Ages. Field results are compared to techniques proposed in contemporary books on agronomy, and replaced within
the framework of regional history. Orchards, vineyards and sorne vegetable gardening
(such as asparagus-growing) left traces on the ground, which we try to interpret. Key
interpretive elements in our approach to cultivated species include soil components,
techniques used (ridge, ditch, or espalier planting), exposure to the sun, and local history.
2. Written culture and the peasant world. The case of Franche-Comté
(1750-1860) ....................................................................................... Michel VERNUS
Through the example of Franche-Comté, we can trace the stages and processes
through which written culture was disseminated within a peasant society. Religious
books make up most of the first, smalilibraries found in village contexts characterized
by a growth of public postings. During the revolutionary era, the written word, because
it is politicized, multiplies and takes new, ephemeral shapes. Lastly, reading becomes
diversified in the first half of the nineteenth century, and cornes to include religious
230
Histoire et Sociétés Rurales
books, political litterature spawned by political conflicts, all-purpose almanacs, and
works of agricultural vulgarization and development. A key role is played by the combination of the disseminating strategies of the missionaries and of the commercial goals of
booksellers. The written word still remains for a long time linked to oral practices in the
various places in which it is most often met by the peasant population. The role of cultural mediators was taken up by local notables, but also by a peasant elite. The invasion
of the written world seems to have brought about a true cultural uprooting which undermined insidiously the cohesion of the village community.
3. Peasant fortune and family life-cycle. The case of the seigneury of Saint-Hyacinthe
(Québec), 1795-1844 .............................................................. Christian DESSUREAULT
The family life-cycle has been presented as one of the principal factors governing the
distribution of wealth among the peasants of Quebec during the pre-capitalist period.
According to this line of argument, families accumulated weatlh in the early phases of
the cycle mainly to assure their own reproduction ; the later phase of redistribution of
family possessions among the children favoured a relatively equal social distribution of
wealth. Usingpost-mortem inventories and information concerning the duration of marriages, this article seeks to measure the influence of the life-cycle on the accumulation
and distribution of wealth among the peasant families of the seigneury of SaintHyacinthe from 1795 to 1844. While the cycle was indeed an important element regulating the workings of this peasant society, it did not form a part of a general dynamic
tending toward economic and social equality. The differentiation of peasant fortunes did
not primarily reflect demographic forces. The processes of accumulation and redistribution of family wealth are most visible among weIl-off peasants, who are able to offer
their children a g~od
start in agriculture or even in more prestigious occupations.
Families at the other end of the socio-economic scale, on the other han d, lacked the
means to furnish a "competency" to the members of the next generation.
4. The institution of agricultural development in the United States. On the Land-grant
system (1862-1914) ...................................................................... Susan Carol ROGERS
This paper provides an analytical review of the historicalliterature treating the establishment of the American Land-grant system, a national network of public institutions
devoted to agricultural research and training, established through legislation enacted by
the United States Congress between 1862 and 1914. Still well-entrenched, the Landgrant system closely integrates agricultural extension, research and higher education, and
is often credited with playing a major role in creating the highly productive and rationalized agricultural sector associated with the United States today. Ir is argued that the
anomaly of such a centralized, federally-mandated set of institutions within the
American context has led its historians to focus on its success at fulfilling its declared
democratic mission. A broader range of questions, including those relating to the actual
effect of such institutions on agricultural development would be forthcoming from
considering the Land-grant system in cross-national comparative perspective.