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Revue Archicube n°27, La Lune, ENS-Ulm Jules Verne, un voyage vers la Lune ou… vers la science ? Si la Lune fut depuis l’Antiquité l’objet de voyages et de songes fantasmagoriques dans la littérature (que l’on songe à L’Histoire véritable de Lucien de Samosate au premier siècle ap. J.-C., au Roland furieux de l’Arioste (1532), à The Man in the Moone (1638) de Francis Godwin, au Songe ou Somnium de Johannes Kepler (1634), à L’Autre Monde ou Histoire comique des États et empires de la Lune d’ Hercule Savinien Cyrano dit de Bergerac (1662) ou encore aux Premiers Hommes dans la Lune d’Herbert George Wells (1901) elle devient un enjeu primordial d’exploration scientifique chez Jules Verne, poète et vulgarisateur de la science, celui qui « a fait penser, rêver [et] marcher l’humanité »1 pour l’écrivain Paschal Grousset, son contemporain, auteur lui-même d’une aventure lunaire avec Les Exilés de la terre en 1888. Ses deux romans consacrés au voyage sur la Lune ont non seulement conduit l’écrivain nantais vers l’anticipation et la fiction scientifique mais également métamorphosé notre satellite en planète emblématique de son univers, en figure iconographique inspirant les pionniers de l’aéronautique comme Constantin Tsiolkovski, Robert Goddard et Herman Oberth. Avec Jules Verne, le romancier de la science, le voyage dans la lune quitte définitivement la dimension poétique pour s’inscrire dans la révolution technologique du XIXe siècle, dans la réalité astronomique de son époque. Pour l’astronome Jacques Crovisier, spécialiste des comètes, « certains romans de Jules Verne contiennent des exposés didactiques sur des sujets d'astronomie occupant de longs passages, parfois des chapitres entiers, dignes des plus belles pages des grands ouvrages de vulgarisation : sur la Lune (De la Terre à la Lune et Autour de la Lune) ; sur la géodésie (Les Aventures de trois Russes et de trois Anglais en Afrique Australe), sur les éclipses (Le Pays des fourrures) ; sur les comètes et les planètes (Hector Servadac)... Partout, un foisonnement de détails nous montre qu'il était bien au fait de l'actualité astronomique »2, par ailleurs aidé par son cousin Henri Garcet (1815–1871) et l’ingénieur Albert Badoureau (1853–1923). L’inventivité littéraire vernienne se fonde sur l’extrapolation et les performances des instruments de son époque pour en faire des machines aux possibilités extraordinaires tout en commettant parfois « des erreurs flagrantes, par exemple sur la visibilité de l'éclipse de 1860 (Le Pays des fourrures) ou sur l'orbite impossible de la comète Gallia (Hector Servadac) »3 Le périple lunaire vernien est constitué de deux romans, De la terre à la Lune en 1865 et Autour de la Lune en 1869 (dont le sous-titre est Trajet direct en 97 heures 20 minutes), qui furent parmi les premiers « Voyages extraordinaires » et qui correspondaient au projet défini avec son éditeur Pierre-Jules Hetzel pour créer « un genre nouveau » et faire voyager ses jeunes lecteurs dans « les mondes connus et inconnus ». En effet, la lune est un objet poétisé, allégorisé, féminisé : « Les applaudissements éclatèrent de toutes parts tandis que la blonde Phoebé brillait paisiblement dans un ciel admirable et caressait cette foule énivrée de ses rayons les plus affectueux. »4 ; mais Verne, balayant d’un revers de la main toutes les précédentes créations littéraires – citées ici dans l’introduction -, s’attache à écrire avant tout le roman d’une lune 1 André Laurie, « Jules Verne », in Magasin d'Education n°248 du 15 avril 1905 Jacques Crovisier, « L’astronomie de Jules Verne », in Jules Verne, les machines et la science, P. Mustière et et M. Fabre (dir.), Paris, Coiffard Libraire éditeur, 2005, pp. 66-73. 3 Ibid. 4 Jules Verne, De la terre à la Lune, Paris, Livre de proche Jules Verne, Hachette, 1966 p. 342-343 2 scientifisée par une histoire détaillée de la science lunaire ou sélénologie. La méthode vernienne renouvelle en profondeur les voyages utopiques et autres fantasmagories littéraires qui l’ont précédé, y compris celle d’Edgar Poe, L’Aventure sans pareille d’un certain Hans Pfaall, pourtant publié en 1835. Il nous faut préciser que Verne n’est pas un ingénieur du XXe siècle mais plutôt un créateur qui met en scène la poésie puissante de la science incarnée par des machines comme le Nautilus ou l’obus creux en aluminium envoyant des hommes dans la lune. Ses assertions technologiques, parfois jugées par ses contemporains comme des « rêveries » sans fondement furent pourtant des vérités techniques prophétiques que l’astronautique a depuis maintes fois vérifiées. A son héros Michel Ardan dans De la terre à la Lune, certains observateurs dans la diégèse objecteront qu’il risque l’écrasement à l’arrivée, ce à quoi il répond qu’il peut retarder sa chute au moyen de fusées convenablement disposées. Le roman esquisse pour la première fois l’usage de la rétrofusée qui deviendra l’auxiliaire précieux de toute exploration spatiale, la condition sine qua non de la survie à l’atterrissage, telle qu’elle est mise en scène par ailleurs au cinéma, comme Seul sur Mars (Ridley Scott, 2015) ou Ad Astra (James Gray, 2019). Les espaces choisis par Verne pour expérimenter l’atterrissage et l’observation de son obus sont un autre exemple non seulement significatif mais aussi troublant pour le lecteur du XXIe siècle : Verne le fait décoller depuis la Floride, près de Cap Canaveral, devenu aujourd’hui le Cap Kennedy. Pour suivre son déplacement dans l’espace, un téléscope le suit depuis les Rocheuses, où se construira en 1928 l’observatoire du Mont Palomar avec le réflecteur HALE de plus de 5 mètres de long, mondialement connu car il fut le plus puissant au monde entre 1947 et 1975. Certaines anticipations verniennes sont donc pertinentes alors que d’autres font preuve d’une ingénuité confondante puis qu’en ouvrant un hublot de l’obus dans l’espace pour se débarrasser des déchets, seules quelques molécules d’air s’échappent…. L’intérieur de son obus ressemble plus à un salon de thé qu’à un habitacle d’astronaute et l’absence d’apesanteur sera totalement ignorée alors qu’un siècle plus tard, à l’orée de la conquête de la Lune, Hergé en fera un élément clé de sa narration dans On a marché sur la Lune ! L’œuvre vernienne balance systématiquement entre innovations scientifiques vraisemblables et inventivité irréaliste, il est au seuil du monde technologique et c’est pour cette raison qu’il fait dire au capitaine Barbicane, protagoniste de De la terre à la lune, qu’il en a « fini avec ces tentatives […] purement littéraires, et parfaitement insuffisantes pour établir des relations sérieuses avec l’astre des nuits »5. Avec Jules Verne, le voyage sur la Lune devient scientifique et figure le basculement définitif du motif lunaire dans la modernité. Ainsi la conquête spatiale vernienne va non seulement être enrichie des découvertes les plus récentes en astronomie, physique, optique ou mécanique mais également des questions complexes et scientifiques comme la durée du vol, l’implantation du pas de tir ou la vitesse d’impulsion. Sont évoqués également dans De la Terre à la Lune les théories spéculatives sur la pluralité des mondes : Camille Flammarion venait de publier en 1862 La Pluralité des mondes habités : étude où l’on expose les conditions d’habitabilité des terres célestes discutées au point de vue de l’astronomie, de la physiologie et de la philosophie naturelle. Verne intègre dans son récit l’hypothèse d’une confrontation avec des Sélénites, ceux-là qu’H.-G Wells décrira en 1901 dans Les Premiers hommes dans la lune [The First Men in the Moon], sans toutefois envisager de créer une rencontre du troisième type, des scrupules issus d’une profonde rationalité l’empêchant sans doute de basculer dans l’un des thèmes majeurs de la science-fiction. D’ailleurs, si Jules Verne et H.G. Wells sont souvent considérés comme les pères fondateurs de la science-fiction, l’écrivain français, qui connaissait bien son homologue britannique, était 5 Jules Verne, De la terre à la Lune, op. cit., p.30 parfaitement capable de distinguer la singularité de leurs œuvres respectives : « Je le considère (Wells) comme un écrivain qui travaille purement dans l’imaginaire […] mais nos méthodes divergent totalement. Je me suis toujours appliqué pour ma part, à baser mes romans sur des inventions déjà bien assises »6. Cette dernière remarque peut permettre d’émettre des doutes sur l’appartenance des œuvres de Verne à la protoscience-fiction en France. Cependant, De la Terre à la Lune et sa suite appartiennent bien à une certaine forme d’anticipation car Verne, qui venait d’observer la fin de la Guerre de Sécession en 1865, prévoyait combien le voyage spatial allait intéresser les fabricants d’armes à l’avenir. En 1869, il écrivit la suite et le retour de ses personnages sur la Terre dans Autour de la Lune. C’est une suite beaucoup plus complexe, l’écrivain confiant dans sa correspondance qu’il y « travaille à mort », « qu’il faut qu’il fasse lire cela par [son] cousin, le mathématicien », « qu’il y a des questions très raides traitées làdedans »7. Des équations sont intégrées au récit et le réalisme scientifique de l’écrivain nantais le contraindra à ne pas faire alunir ses personnages ce que Jean-Pierre Picot explicite dans son le rapport de Jules Verne avec l’anticipation : « [il] se refuse à l’anticipation pure et à la description conjecturale d’un quelconque avenir. Il semble qu’il ait vécu sa carrière de romancier selon une obsession secrète : celle de voir ses récits voués à l’obsolescence au fur et à mesure que le référent les rattraperait. Donc, on ne débarque pas sur la Lune. »8 Finalement, la vision vernienne dans le second opus du voyage est si réaliste que le discours sélénographique se désenchante : si la physionomie lunaire est d’abord évaluée à l’aune d’un modèle terrestre, la Suisse, la Norvège ou la Carte du Tendre, sa contemplation devient esthétique, plastique, effarée et baudelairienne : c’est un monde noir et blanc, aride et mort, archaïque, désolé, chaotique qui déploie une vision morbide et funèbre, « Rien d’un monde vivant , tout d’un monde mort, où les avalanches, roulant du sommet des montagnes, s’abîmaient sans bruit au fond des abîmes. »9 Pour Agnès Marcetteau-Paul, conservatrice du Musée Jules-Verne, « Le traité sélénographique composé par Verne fait également la part belle à la poésie des espaces sidéraux […] tout en ouvrant le champ des possibles : […] Etablira-t-on jamais des communications directes avec la lune ? […] Ira-t-on d’une planète à une planète, de Jupiter à Mercure, et plus tard d’une étoile à une autre, de la Polaire à Sirius ? »10 Le voyage lunaire de Jules ouvre non seulement l’accès au rêve scientifique de l’exploration spatiale mais également à la science-fiction, notamment cinématographique. Au moment où George Méliès prépare son Voyage autour de la lune, André Laurie a déjà écrit Les Exilés de la Terre (1888), Pierre de Sélènes Deux Ans sur la Lune (1896), Henri de Graffigny et George Le Faure Aventures Extraordinaires d'un Savant Russe (18891896). Dès le début du XXe siècle, le tout jeune cinéma s’empare de la riche iconographie du voyage sur la lune. Méliès, pionnier des effets spéciaux au cinéma réalise en 1902 Le Voyage dans la lune, « long » métrage (pour l’époque) de 15mn, muet et sans intertitres, considéré aujourd’hui par l’UNESCO comme le tout premier film de science-fiction. L’idée du voyage dans la lune lui a été donnée « par le livre de Jules Verne. […] J’imaginai alors, en utilisant le procédé de J. Verne (canon et obus) d’atteindre la lune, de manière à composer un certain 6 Cité par François Angelier dans le Dictionnaire Jules Verne, Paris, éditions Pygmalion, 2006, pp.1173-1174. Correspondance de Jules Verne, conservée au musée Jules-Verne de Nantes citée par Agnès Marcetteau-Paul, « Jules Verne et le roman de la science », Quinzaines, 2019, p. 10 8 Jean-Pierre Picot, « Jules Verne est-il un auteur de science-fiction ? », in Jules Verne Cent ans après, Colloque de Cerisy, Paris, éditions Terre de brume, 2005, p.445. 9 Jules Verne, Autour de la Lune, Paris, Livre de proche Jules Verne, Hachette, 1966 p. 255 10 Agnès Marcetteau-Paul, op. cit., p. 10 7 nombre de vues féériques originales et amusantes de l’extérieur et de l’intérieur de la lune […] »11. Est-ce Jules Verne ou George Méliès qui vont « inspirer » le père fondateur de l’aéronautique moderne ? Pour Roland Lehoucq, le Russe Konstantin Tsiolkovski, totalement fasciné par l’univers vernien, utilise la fiction scientifique dans deux romans, Rêves de la Terre et du Ciel, publié en 1895, et Au-delà de la Terre, publié en 1920, pour faire connaître ses idées sur l’exploration de l’espace et ses propositions pour y parvenir […] Au final, pour paraphraser Clausewitz, la science-fiction n’est peut-être que la continuation de la science avec d’autres moyens. »12 Natacha Vas-Deyres, Université Bordeaux Montaigne. 11 G. Sadoul, G. Méliès, Paris, Seghers, 1961, p. 134. Roland Lehoucq, « Science et science-fiction »/ « Science et science-fiction, un duo détonant », MOOC « Science-Fiction, explorer le futur au présent », FUN/Université d’Artois, 2018-2020 12