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« Good-bye Broadway, Hello Montréal » Traduction, appropriation et création de chansons populaires canadiennes-françaises dans les années 1920 Thèse Sandria P. Bouliane Doctorat en musique – Musicologie Philosophiæ Doctor (Ph. D.) Québec, Canada © Sandria P. Bouliane, 2013 Résumé L’objectif général de cette thèse est de contribuer à l’enrichissement des connaissances sur la vie culturelle et musicale des années 1920. En s’appuyant sur l’œuvre de Roméo Beaudry, il s’avère qu’un corpus typiquement associé à la culture anglophone étatsunienne peut constituer un jalon déterminant de l’histoire de la chanson populaire canadienne-française. Pour rendre possible une telle équation, les deux premiers chapitres dressent le portrait des lieux de productions et de réception en insistant sur la place octroyée à la diffusion de la chanson. Certaines habitudes et conventions, bousculées au début du XXe siècle, allaient avoir un impact significatif sur le développement des rapports entre les auditeurs, les œuvres, les lieux de réception et les médias. Le chapitre 1 décrit la façon dont ces rapports ont ébranlé les frontières géographiques, langagières et génériques tout en multipliant la diversité musicale et en offrant une plus grande diffusion. Le chapitre 2 suggère que des facteurs dynamiques et complexes tels que les temps de loisirs et les modalités de l’écoute ont pu modifier la réception des œuvres. La pluralité des lieux et des médias contribuait alors à la constitution d’un public hétérogène du point de vue de sa condition sociale et de son mode d’écoute de la chanson. En prenant acte de l’abondance de la musique états-unienne et des chansons traduites en français, la deuxième partie de la thèse démontre que cet imposant répertoire peut signifier autre chose qu’une américanisation, autre chose qu’une forme d’assimilation. Au chapitre 3, j’emprunte à la traductologie, à la littérature et à la musicologie des modèles d’analyse qui permettent l’identification des processus de transformation menant à la traduction d’une chanson. L’adaptation ciblée de la transtextualité de Gérard Genette montre que la transposition d’un texte et la transcription d’une mélodie peuvent maintenir ou modifier radicalement le sens d’une chanson. L’élaboration du modèle et l’analyse spécifique de trois œuvres de Beaudry au chapitre 4 présentent un acteur important du monde de la chanson populaire canadienne-française et font voir comment la traduction et l’imitation peuvent mener à l’appropriation créative d’une œuvre reflétant à la fois une culture locale et continentale. iii Abstract The overall objective of this thesis is to contribute to the development of knowledge on cultural and musical life in the 1920s. Based on the work of Roméo Beaudry, a repertoire of songs typically associated with the culture of the United States can serve as a milestone in the history of the French-Canadian popular song. In this regard, the first two chapters describe the locations of song production and reception with a focus on the role of music distribution. Habit changes at the beginning of the twentieth century would have a significant impact on the development of relations between auditors, works, reception venues and media. Chapter 1 describes how these relations have shaken geographical, language and generic boundaries while increasing musical diversity and offering a wider music circulation. Chapter 2 suggests that dynamic and complex factors such as leisure time and listening habits may have altered the reception of popular songs. The plurality of locations and medias also contributed to the formation of a heterogeneous public. Noting the abundance of popular music in the United States and the numerous songs translated into French, the second part of the thesis shows that this imposing repertoire can mean something other than Americanization, something other than a form of assimilation. In Chapter 3, translation, literature and musicology studies provide analysis models that allow the identification of the transformation process leading to a song’s translation. The adaptation of Gérard Genette’s transtextuality shows that the transposition of a text and the transcription of a melody may maintain or radically change the meaning of a song. In Chapter 4, the model is applied on three specific songs. At the outcome, Beaudry is defined as an important player in the world of French-Canadian popular songs and it is shown how translation and imitation can lead to a creative appropriation of a work reflecting both local and continental cultures. v Table des matières Résumé iii Abstract v Table des matières vii Liste des figures xi Liste des images xiii Liste des tableaux xv Liste des abréviations xvii Avant-propos et remerciements xix Introduction 1 0.1 Présentation du sujet 1 0.2 État de la question 4 0.2.1 Histoire de la musique populaire au Québec, 1900-1950 4 0.2.2 Américanité et appropriation culturelle 8 0.2.3 Traduction de chansons 12 0.2.4 Bilan 16 0.3 Problématique et objectifs 16 0.3.1 Problématique et questions de recherche 16 0.3.2 Déclaration des objectifs 18 0.4 Cadre théorique et définitions 19 0.4.1 Américanité et américanisation 20 0.4.2 Transculturation et appropriation 22 0.4.3 Le populaire et la chanson 25 0.4.4 Partition classique et musique en feuilles 27 0.5 Cadre méthodologique 29 0.5.1 Méthodologie : les sources et les outils de travail 29 0.5.2 Analyse transtextuelle et transphonographique 34 0.6 Présentation des parties de la thèse 36 vii Chapitre 1 Lieux de production 39 1.1 Introduction 39 1.2 Les lieux de l’industrie musicale : de la pré-production à la diffusion 43 1.2.1 La scène, la ville et la performance en direct 43 1.2.2 L’édition musicale et la musique en feuilles 60 1.2.3 Le studio d’enregistrement, le phonogramme et le disque 71 1.2.4 La radio 81 1.3 Sommaire du chapitre 1 Chapitre 2 Lieux et enjeux de la réception 93 95 2.1 Introduction 95 2.2 Le public montréalais des années 1920 97 2.3 Le temps de loisir et le populaire 102 2.3.1 Le temps de loisir 102 2.3.2 La critique et la chanson populaire 105 2.4 Lieux de la réception et de la diffusion 116 2.4.1 Le territoire domestique 119 2.4.2 Le territoire de l’intime 120 2.5 L’auditeur et le format médiatique 122 2.5.1 Performance en direct : la scène 122 2.5.2 Transcription : la musique en feuilles 124 2.5.3 Phonogramme : le disque 125 2.5.4 Onde radiophonique : la radio 129 2.6 Sommaire du chapitre 2 Chapitre 3 Modèle d’analyse d’une traduction de chanson 133 135 3.1 Introduction 135 3.2 Traduction, contraintes et création 136 viii 3.2.1 Skopos ou la visée d’une traduction de chanson 136 3.2.2 Traduction soumise à des contraintes 138 3.2.3 Traduction créative, re-création et transcréation 139 3.3 Méthode et outils d’analyse 140 3.3.1 La traduction du sens d’une chanson 140 3.3.2 Procédés de modification du sens des paroles 155 3.3.3 Les procédés de modification du sens de la musique 166 3.4 Sommaire du chapitre 3 180 Chapitre 4 Analyse de chansons 183 4.1 Introduction 183 4.2 La ville de Montréal en chansons 188 4.2.1 « (Good-bye Broadway) Hello Montreal / Hello Montréal » 189 4.2.2 « Baby Blue Eyes / Mam’zelle Montréal » 203 4.3 Chanson et cinéma : sources d’une imitation 208 4.3.1 « Le Beau Valentino » 4.4 Sommaire du chapitre 4 208 223 Conclusion 225 Références 235 a) Sources primaires 235 b) Bibliographie 235 c) Médiagraphie 256 Annexe A Magazine Palace Topics (nov. 1928) 257 Annexe B 265 Films présentés au Théâtre Palace (1927-1931) Annexe C Rouleaux de piano de chansons composées ou traduites par Roméo Beaudry 273 Annexe D Musiciens et chanteurs ayant interprétés des œuvres du répertoire de Beaudry à la radio entre 1922 et 1932 (v. o. ou traduite) 275 Annexe E Phonogrammes de « (Good-bye Broadway) Hello Montreal » 277 Annexe F Lettre anonyme 279 Annexe G Réponse de Roméo Beaudry 281 Annexe H Paroles de chansons 285 « Angela Mia / Mon ange » 285 H.1 ix H.2 « Baby Blue Eyes / Mam’zelle Montréal » 286 H.3 « Burning Sands / La Sultane d’Arabie » 287 H.4 « Camilien (H) où donc es-tu? » 288 H.5 « Coal Black Mammy/ Quand je rêve de mon pays » 289 H.6 « Dancing with tears in my eyes / En dansant je pleure tout bas » 290 H.7 « Girl of My Dreams / Fille de mes rêves » 291 H.8 « Girl of My Dreams / Rêve d’amour » 292 H.9 « (Goodbye Broadway) Hello Montreal / Hello Montréal » 293 H.10 « (Goodbye Broadway) Hello Montreal / Adieu Broadway, Bonjour Montréal » 295 H.11 « I’ll Always Be Good to You, Mother / Ne fais jamais pleurer ta mère » 296 H.12 « In a Little Spanish Town / Soir d’Espagne » H.13 « It Ain’t Gonna pantoute) » Rain No More / Il a tant plu 297 (ou y mouillera pus 298 H.14 « Jeannine I Dream of Lilac Time / Jeannine au temps des lilas » 300 H.15 « June Night / Nuit de juin » 301 H.16 « Le Beau Valentino » 302 H.17 « Les adieux de Médéric » 304 H.18 « Les loups en automobile » 305 H.19 « Mademoiselle Mimi / Mademoiselle Mimi » 306 H.20 « Memories of France / Souvenirs de France » 307 H.21 « Mitaine et chausson » 308 H.22 « My Blackbirds are Bluebirds Now / Bonjour mon bel oiseau bleu » 309 H.23 « Pal of my cradle days / Ange de mon berceau » 310 H.24 « The Pal That I Loved Stole the Gal That I Loved / Mon ami m’a volé mon amour » 311 H.25 « The Prisoner’s Song / La chanson du prisonnier » 312 H.26 « Three O’clock in the Morning / Trois heures du matin » 313 H.27 « The Sheik of Araby / Le Sheik d’Arabie » 314 H.28 « Say Hello to the Folks Back Home / Dis leur “bonjour” pour moi » 315 Annexe I x Liste des enregistrements sonores 317 Liste des figures Figure 1 Comparaison de deux partitions (mélodie française et chanson populaire) publiées en 1922 ........................................................................................................... 28 Figure 2 Fiche « Ramona » tirée de la base de données préparée par Litchfield ................. 32 Figure 3 Fiche « Ramona » tirée de ma base de données « Beaudry_liste » ........................ 33 Figure 4 Modalités de l’écoute .......................................................................................... 118 Figure 5 Frontières textuelles et musicales de la traduction d’une chanson ...................... 143 Figure 6 Les pratiques d’hypertextualité musicale, schéma général .................................. 145 Figure 7 Types de reprises d’une interprétation de chanson .............................................. 151 Figure 8 Répartition en pourcentage des types d’accompagnements instrumentaux des traductions enregistrées de Beaudry ........................................................................... 171 xi Liste des images Image 1 Publicité du théâtre Palace pour le film Ramona .................................................... 55 Image 2 Programme du théâtre Palace débutant le 10 novembre 1928 ................................ 58 Image 3 Page couverture de « Rêve d’amour » paroles de René Brisson, musique de Lucien d’Avril ........................................................................................................................... 64 Image 4 « Bonjour, ma Ninette! », adaptation française sur le grand succès américain « Carolina Mammy », Édition française petit format, no 106 ....................................... 68 Image 5 Quatrième de couverture de « Rose de Venise » ................................................... 76 Image 6 « Il fallait des anges au paradis », édition de théâtre ........................................... 123 Image 7 Description de la rubrique « Les meilleurs disques du mois » de la revue musicale La Lyre (1922-1923) ................................................................................................... 129 Image 8 Statistiques sur le progrès de l’industrie du radio au Canada, 1926-1927 ............ 131 Image 9 Extrait de « Memories of France / Souvenirs de France » ................................... 158 Image 10 « You're A Real Sweethear » et « You're A Real Sweetheart / J’ai trouvé l’amour » ..................................................................................................................... 168 Image 11 « I Wonder What's Become of Sally » et « Si vous rencontrez ma Mie » ........... 169 Image 12 Conservation de la forme : « Coal Black Mammy » et « Coal Black Mammy / Quand je rêve de mon pays » ...................................................................................... 173 Image 13 Modification de la forme : « Come Back Old Pal » « Come Back Old Pal / Reviens, petite amie » ........................................................................................ 174 Image 14 Pages couvertures de « Good-Bye Summer, So Long Fall, Hello Wintertime » et de « Good-bye Mother, So Long Dad, Hello Uncle Sam »......................................... 190 Image 15 Pages couvertures de « Good-bye-Broadway, Hello France » et de « Good-bye France (You’ll Never Be Forgotten by the U.S.A.) » .................................................. 191 Image 16 Pages couvertures de « Hello Broadway » et « (Good-bye Broadway), Hello Montreal »................................................................................................................... 193 Image 17 Publicités pour « (Good-bye Broadway) Hello Montreal » (Extraits)................ 195 Image 18 Étiquette Victor de « Good-Bye Broadway, Hello Montreal » et étiquette Starr de « Hello Montréal » ...................................................................................................... 195 Image 19 Publicité Starr pour des chansons traduites dont « Hello Montréal »................. 197 xiii Liste des tableaux Tableau 1 Quatre catégories d’enregistrements francophones 1896-1930 ........................... 73 Tableau 2 Stars et vedettes du disque dans les années 1920 ................................................ 80 Tableau 3 « Orchestres » diffusés à la radio ayant joués des chansons du répertoire de Beaudry entre 1922 et 1932 (version originale, traduite ou instrumentale) ................. 86 Tableau 4 Pourcentages de chansons traduites ou composées par Beaudry entendues au moins une fois à la radio entre 1922 et 1932 ................................................................ 89 Tableau 5 Cycle de diffusion d’une chanson traduite (musique en feuilles ⇒ disque Starr ⇒ autre disque ⇒ Radio) ............................................................................................. 91 Tableau 6 Population de la ville de Montréal, de l’île de Montréal et du Québec, 19111931, en nombre d’habitants ......................................................................................... 98 Tableau 7 Répartition en pourcentage des groupes d’origine ethnique de la ville de Montréal, 1911-1931 .................................................................................................... 99 Tableau 8 Quatre types d’hyper-relations entre un hypotexte musical et un hypertexte musical ........................................................................................................................ 144 Tableau 9 Comparaison hypermédiale (disque ⇒ partition) des sections structurelles de la chanson « Le Beau Valentino » (1923) ...................................................................... 216 xv Liste des abréviations BAC BAnQ BGC « GBHM » GG GV HMV LOC N.D. TPA V. V.F. Bibliothèque et Archives Canada Bibliothèque et Archives nationales du Québec Berliner Gramophone Company « Goodbye Broadway Hello Montreal » L’ouvrage Palimpsestes (1982) de Gérard Genette Gramophone Virtuel (Bibliothèque et Archives Canada) His Master’s Voice Library of Congress Non disponible Tin Pan Alley Vers Version française xvii Avant-propos et remerciements Je tiens d’abord à remercier mes codirecteurs pour leur expertise, leurs conseils et leurs encouragements : Serge Lacasse qui depuis 2003 m’a appris à marcher et qui m’a ouvert les yeux sur le fait que la recherche universitaire en musique populaire était possible et légitime; puis Marie-Thérèse Lefebvre, professeure émérite qui a généreusement accepté de codiriger cette thèse alors qu’elle quittait l’enseignement pour se consacrer toujours plus passionnément à la recherche en musique canadienne. Ces musicologues m’ont guidée judicieusement à chacune des étapes ayant mené à l’aboutissement de cette thèse. Merci ensuite aux professeurs d’autres disciplines qui, par le biais du projet du CRILCQ « Penser l’histoire de la vie culturelle », ont enrichi de façon significative mes réflexions portant sur la place de la chanson populaire dans la vie culturelle canadiennefrançaise, parmi eux Chantal Savoie, Micheline Cambron, Lucie Robert, Denis SaintJacques, Michel Lacroix, Dominic Hardy. Des chercheurs indépendants, des collectionneurs et des gens férus de musique ont aussi alimenté mes recherches quasi archéologiques : merci à Claire Lafrenière et Jacques Clairoux pour votre amitié et nos soupers fascinants, merci aussi à Steve Normandin, Brian Lonergan, Brad Frick et Sydney Shoom. Je dois également exprimer toute ma gratitude à mes amis et à mes collègues qui m’ont suggéré un livre, trouvé des pistes de recherche ou qui m’ont soutenue dans mes angoisses hétéroclites et avec qui j’entends mener de nombreux projets : Catherine Lefrançois, Élisabeth Côté, Jasmin Miville-Allard, Nadine Soucy-Reid, Carlos Jácome, Lise Gantheret, Luc Bellemare, Hélène Lorrain, Nova Doyon, Greg Sadetsky. Ces mots n’auraient pas pu trouver une place sur cette page sans l’appui de mes parents, de ma famille et de ma belle-famille qui m’ont lue et relue (Félicia, Karine, Yolaine, Lise et Jocelyne), qui m’ont encouragée et/ou qui ont gardé mes amours, Pénélope et Édouard. Enfin, merci infiniment à Mathieu Gauthier, mon premier lecteur et celui qui a fait de l’impossible, une aventure avec une fin heureuse. Nous y sommes arrivés, ensemble. Cette thèse a bénéficié d’une bourse doctorale du Fonds québécois de la recherche sur la société et la culture, ainsi que d’une bourse doctorale du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. xix À Raynald et Solange Poitras xxi Il est toujours temps de remettre les choses au point et du moment que nous avons découvert qu’il se fait à Montréal un certain travail pour la Chanson Française, nous devrions en parler un peu. - Roméo Beaudry xxiii Introduction 0.1 Présentation du sujet Le Québec jouit d’une richesse exceptionnelle qui se reflète dans le dynamisme de son milieu culturel, et la sphère musicale n’y fait pas exception. Depuis l’installation de la toute première maison de disques canadienne à Montréal et tout au long du XX e siècle, les musiques de traditions folklorique, savante et populaire se sont diversifiées dans les genres, les styles et les influences qu’elles intègrent 1. Qu’elle soit Ragou (Baillargeon et Côté 1991) ou syncrétisme (Côté 1998), la musique populaire au Québec s’invente en évoquant la France, se dynamise en traitant avec les États-Unis et se transforme en intégrant les diversités culturelles de sa population grandissante. Selon l’itinéraire tracé à partir d’une sélection de faits historiques (Veyne 1971, 57) et selon le sujet et l’objet de l’analyse, la genèse de la musique populaire canadienne-française peut s’être constituée à divers moments. Chercher à situer avec précision ces moments constitutifs est une entreprise difficile tout aussi sujette à controverse que peut l’être celle de vouloir fixer l’origine et la définition véritable de la chanson populaire. Cette dernière peut, par exemple, être l’équivalent ou la continuité lointaine d’un art du peuple représenté par les jongleurs, les mazarinades ou Aristide Bruant; être une musique diffusée par les nouveaux médias de grande consommation développés au tournant du XXe siècle tels que le disque et la radio; ou encore, être un répertoire d’œuvres constamment renouvelé et connu par une majorité d’auditeurs plus ou moins contemporains à la sortie des œuvres sur disque. La pluralité des intrigues sur l’origine de la chanson populaire a pour conséquence d’interdire toute conclusion hâtive et d’inviter à la prudence devant un discours qui impose son autorité avec des faits qui ne sont pas toujours aussi déterminants que ce qu’on voudrait 1 Cette thèse sur la chanson populaire des années 1920 me permet de pousser mes recherches qui, depuis 2004, portent sur les débuts de l’industrie de la musique au Québec. Elle approfondit ainsi les conclusions de mon mémoire de maîtrise (P. Bouliane 2006) qui portait sur les circonstances historiques et les facteurs structurant le champ de la phonographie canadienne-française au cours de la période 1918-1932. En concentrant mes recherches sur Herbert S. Berliner (producteur), Roméo Beaudry (auteur-compositeur et traducteur) et leur contribution à ce champ, ce mémoire soulignait l’importance des années 1920 dans le passage d’une production phonographique francophone hors Canada à une production canadienne-française locale (P. Bouliane 2008). 1 le faire croire. Malgré la rigueur herméneutique avec laquelle l’historien, le musicologue ou le critique musical s’efforce de sélectionner et de dévoiler des œuvres, des artistes ou des événements qui lui apparaissent comme étant les plus significatifs, son travail n’en demeure pas moins orienté par l’horizon de signification dans lequel il s’inscrit, et a fortiori, il est perméable à l’influence de facteurs sociopolitiques, religieux, esthétiques ou autres qui orientent la façon d’interpréter l’histoire. Dahlhaus (1977, 34) soutient que la sélection des sources et la manière de s’y référer sont fondamentales dans la détermination de faits historiques : It is one of the basic tenets of the historical sciences that documents – the data at an historian’s disposal – must be distinguished from the facts which he reconstructs from these data : not the source itself, but the process it refers to, represents an historical fact, a component part of an historical narrative. The elementary nature of this tenet does not, indeed, prevent even historians from overstepping or losing sight of it. 2 Ainsi, il faut distinguer, d’un côté, les faits ou les sources premières, et de l’autre, le processus par lequel le chercheur les présente comme éléments possédant une valeur historique. Les glissements de sens, la dénaturation d’un événement, l’exagération d’une action, la disproportion du succès d’une chanson ou l’oubli d’un artiste surviennent alors jusqu’à ce qu’une étude vienne compléter ou corriger les précédentes. À titre d’exemple, Catherine Lefrançois (2011) a remis les pendules à l’heure au sujet de la chanson countrywestern alors que l’histoire « officielle » ou institutionnalisée de la musique populaire au Québec mise essentiellement sur les chansonniers. Ce choix historiographique de rendre les boîtes à chansons aussi déterminantes fait aussi de l’ombre sur le yéyé qui peine à être mentionné à juste titre comme un genre significatif de la musique populaire québécoise. Il en est de même avec la chanson populaire des années 1920, aussi appelée chansonnette ou chanson sentimentale. Ce genre musical en vogue durant la décennie des années folles présente un pan de la culture canadienne-française relégué dans les marges de la musique classique (dites sérieuse ou savante) et folklorique (ou traditionnelle). La chanson populaire des années 1920, le country-western des années 1940 et le yé-yé des années 1960 sont 2 Au moment où est imprimée cette thèse, une première édition en français de cet ouvrage de Dalhaus vient de paraître grâce à la traduction qu’en a faite Marie-Hélène Benoit-Otis (Dalhaus 2013). 2 pourtant négligés en vertu de leur caractère populaire et de leurs emprunts à la culture « américaine » ou « de masse ». Ainsi, nombre d’œuvres, de pratiques, de scènes culturelles et d’artistes connus du public de leur époque et présents dans tous les médias canadiensfrançais privilégiés alors (disque, radio, spectacle, magazine, musique en feuilles) ont généré une industrie musicale montréalaise florissante sans pourtant avoir « fait histoire ». L’incarnation « du début » de la chanson québécoise en la personne de Mary Bolduc et l’insistance sur l’époque des chansonniers (Chamberland et Gaulin 1994; Giroux, Harvard et LaPalme 1996; L’Herbier 1974) sert en quelque sorte une « Bonne histoire » de la chanson : un travail historique de qualité et bien organisé certes, mais qui comporte quelques difficultés de tailles concernant le choix des critères servant à déterminer les faits marquants. Les débats actuels autour de la publication du Portrait de la chanson québécoise (Renaud 2013), présenté dans le cadre du Forum sur la chanson québécoise organisé par le Conseil des arts et des lettres du Québec, montrent néanmoins une tendance et un malaise à définir la chanson québécoise (et celle qui ne l’est pas) à partir de critères qui semblent orientés par la représentation d’un idéal type identitaire, francophone et/ou nationaliste. Quoi qu’il en soit, les œuvres issues du croisement entre culture états-unienne et culture canadienne-française sont mises à l’écart d’une histoire valorisant l’héritage français. Sujettes à de nombreux préjugés dans leur réception par l’élite, ces chansons populaires sont rarement étudiées autrement que par les perspectives trop souvent simplistes et réductrices qu’induisent les notions d’américanisation et d’imitation de la culture hégémonique. Pourtant, l’étude du contexte socioculturel de l’industrie de la musique, de la production, de la diffusion et de la réception des œuvres, peut faire découvrir un Montréal urbain et moderne qui se développe en diapason avec les autres grandes villes du continent. De fait, les formes de divertissement et de pratiques artistiques en expansion dans les grandes villes des États-Unis, de la France et de la Grande-Bretagne apparaissent dans cette ville canadienne qui n’évoluait pas en vase clos. Parce qu’elle est inhérente à mon sujet d’étude, j’aborde la question « américaine » et celle de l’appropriation en défendant l’idée qu’une production nombreuse et variée de chansons populaires canadiennes-françaises ne doit être envisagée ni comme une sous3 catégorie de la chanson française, ni comme le résultat d’un rapport passif à celle-ci, ni comme la victime d’une américanisation hégémonique et contraignante. Je suggère plutôt de regarder le répertoire populaire qui se développe, qui se diversifie et qui s’enracine dans les années 1920, comme l’un des éléments constitutifs d’une américanité musicale alors en plein essor. En générant des réseaux d’artistes, d’entrepreneurs et d’éditeurs, mais surtout en offrant une alternative au contenu anglophone, la culture musicale populaire canadiennefrançaise n’est pas restée à la remorque des formules de la Tin Pan Alley [TPA] — terme générique employé pour décrire la musique populaire états-unienne ainsi que l’industrie new-yorkaise de musique en feuilles qui la supporte de 1880 à la fin des années 1930 —, mais s’est développée en même temps et conjointement. Cette thèse s’intéresse à ce répertoire en tant que phénomène complexe d’interrelation artistique et d’appropriation se trouvant au cœur de la traduction et de la création d’œuvres nouvelles. En faisant la lumière sur le contexte de création, de diffusion et de réception de la chanson et en s’intéressant aux œuvres, tant dans leur dimension musicale et textuelle que dans leur format sonore et écrit, cette étude fait le constat de la participation (et donc de l’appartenance) de la chanson canadienne-française à la culture nord-américaine. 0.2 État de la question 0.2.1 Histoire de la musique populaire au Québec, 1900-1950 Nous devons les premières recherches et les premières publications sur les musiques populaires au Québec au travail dévoué et rigoureux de chercheurs et de collectionneurs indépendants tels que Richard Baillargeon (1991), Mireille Barrière (1990, 2001), Jacques Clairoux (1993), Benoît L’Herbier (1974), Alex Robertson (PO23/C) ou Robert Thérien (2003; 1992). La chanson, plus particulièrement, devient néanmoins un sujet d’expertise qui prend peu à peu sa place dans les institutions québécoises selon des perspectives notamment d’histoire littéraire avec Bruno Roy (1977, 1991) et Robert Giroux (1987, 1993, 1996; 1996), d’histoire des pratiques culturelles avec Chantal Savoie (2006, 2009), d’étude des médias et des politiques de communication avec Line Grenier (1990, 2002) et Will Straw (2004, 2008), de musicologie historique avec Marie-Thérèse Lefebvre (Lefebvre 2004, 2006) ou de méthodes d’analyse musicale avec Serge Lacasse (2008, 2009). 4 L’histoire de la musique populaire au Québec 3 souffre pourtant de l’absence d’un premier ouvrage d’envergure, d’une revue scientifique, voire d’une encyclopédie qui lui serait entièrement consacrée. S’il faut considérer le travail de recherche et surtout la mission éducative des sites Internet de l’Encyclopédie de la musique au Canada [EMC] et de l’Encyclopédie du patrimoine culturel de l’Amérique française [EPCAF], il n’en demeure pas moins que la musique populaire n’est pas leur fer de lance. L’EMC contient quelques articles généralistes sur la musique populaire, la chanson ou le rock (Bellemare 2011; Harrison 2011; Roy et Rioux 2011), mais offre surtout des articles de type biographique sur des artistes, des compagnies, des institutions ou des formations musicales. De son côté, l’EPCAF n’est ni consacrée à la musique ni restreinte aux territoires québécois ou canadien, mais propose toutefois un module interactif sur la chanson populaire francophone de 1900 à 2009 (P. Bouliane et coll. 2009). Cinq parcours chronologiques tracent un portrait historique de la chanson sur plus d’un siècle, mais il reste que son mandat éducatif et pédagogique en fait une introduction de qualité, mais non exhaustive en la matière. Rares sont les monographies qui traitent de la chanson québécoise dans une démarche historique. La chanson québécoise : Des origines à nos jours de Benoît L’Herbier (1974) est l’un des premiers livres voués à la chanson québécoise en général 4. L’Herbier atteint de façon remarquable ses objectifs de « cerner les époques, les personnalités marquantes, leurs causes et leur [sic] effets. [D’offrir] une base, un tremplin qui pourra déclencher ou entraîner des souvenirs, des approfondissements, des discussions. » (p. 11-12) Ses recherches lui ont permis de survoler rapidement l’histoire des « origines » à 1974, en huit « ères » distinctes 5, pour un total de 190 pages. Cet ouvrage remarquable, en considérant l’état embryonnaire de la recherche sur la chanson à cette 3 Le mot francophone doit ici être lu en filigrane à chaque apparition des mots Québec ou québécois. Déjà qu’il est difficile de trouver quantité et qualité d’information au sujet de la musique populaire francophone au Québec, il n’existe à ma connaissance aucun ouvrage historique traitant des musiques populaires amérindiennes, anglophones, maghrébines, etc. du Québec, bien qu’un essai louable doit être attribué à Richard Baillargeon et Christian Côté pour le livre Destination ragou : une histoire de la musique populaire au Québec (1991). 4 Le premier ouvrage sur le sujet étant Chansonniers du Québec de Christian Larsen (1964). 5 Les huit périodes sont : 1. L’ère préhistorique, 2. L’ère primitive, 3. L’ère franco-américaine, 4. L’ère déterminante, 5. L’ère créatrice, 6. L’ère populaire, 7. L’ère contemporaine et 8. La relève (L’Herbier 1974, 7). 5 époque, semble toutefois avoir marqué de façon déterminante la manière de raconter la chanson au Québec. Les auteurs subséquents vont reprendre presque à chaque fois les mêmes divisions temporelles, les mêmes lieux, les mêmes artistes et les mêmes omissions. Ainsi s’instaure la norme : Généralement, et avec justice, pour indiquer le véritable départ de la chanson populaire au Québec, on nomme Madame Bolduc. Quoi de plus normal, puisque cette personnalité légendaire devint la première vraie grande vedette populaire de la chanson québécoise. Il n’existait pas véritablement de tradition dans le domaine de la chanson québécoise et personne n’avait véritablement marqué notre show-business naissant. (Ibid., 37) En effet, les anthologies, les discographies et les essais historiques de la musique populaire au Québec fixent généralement les origines de la chanson québécoise avec Mary Travers Bolduc (qui enregistre pour la première fois en 1929) ou avec Félix Leclerc, en passant rapidement par le « Soldat » Roland Lebrun et Alys Robi (Chamberland et Gaulin 1994; Giroux, Harvard et LaPalme 1996; Plamondon 1994, etc.). Il faut toutefois remarquer deux contributions plus récentes : La première est le site La chanson du Québec et ses cousines, principalement documenté et mis en ligne par Danielle Tremblay et Yves Laneville (s.d.), qui collige une dizaine d’articles sur la chanson et l’industrie de la musique au Québec, sur la chanson française ou la chanson acadienne. Dans l’article « Le développement historique et le fonctionnement de l’industrie de la chanson québécoise », l’auteure-compositrice Danielle Tremblay démontre une connaissance hors de l’ordinaire de l’époque 1917-1927, mais si cette section constitue une excellente initiation en la matière, sa brièveté laisse le lecteur sur sa faim. Il en va de même pour la deuxième contribution, l’ouvrage La poésie vocale et la chanson québécoise de Jean-Nicolas De Surmont (2010). L’auteur présente une histoire de la chanson au Québec du XVIIe siècle aux années 2000 avec une section intitulée « 1919-1939 : période charnière pour la chanson traditionnelle » (p. 31-41). De Surmont relate en deux pages seulement des événements et des artistes attachés à la tradition orale puis traite de la chanson de variétés « importée de France ou traduite de l’américain » (p. 35-37) suivies de deux autres vouées à l’œuvre de Madame Bolduc (p. 37-39). La section se termine avec la présentation des principaux artistes lyriques de cette génération. En laissant de côté les nombreuses biographies d’artistes et les multiples recueils ou anthologies de chansons, peu de monographies couvrent un sujet particulier de la musique 6 populaire au Québec. Je peux citer en exemples celle de Robert Thérien (2003) sur l’histoire de l’enregistrement sonore au Québec et de l’industrie musicale de 1878-1950, celle de Cécile Tremblay-Matte (1990) sur la chanson et l’histoire musicale des femmes de 1730 à 1990 ou encore celle de Daniel Guérard sur La belle époque des boîtes à chansons (1996). C’est cependant dans des articles et des chapitres d’ouvrages éclairants, malgré leur brièveté, que sera prise en compte la première moitié du XXe siècle. Les ouvrages collectifs sous la direction de Robert Giroux en sont une source non négligeable. Dans La chanson dans tous ses états (Giroux 1987), un chapitre de Jean-Jacques Schira et Robert Giroux montre l’importance de la discographie en tant qu’instrument de mesure de la popularité d’un titre et du vedettariat d’un artiste évoluant entre 1898 et 1959. Alors que les critiques et les chiffres de vente sont presque inexistants pour la période des années 1920, la discographie peut renseigner sur la réception d’une œuvre, sur le succès d’un interprète. Vers la fin du même ouvrage, « Chant, chanson et chansonnette au Québec (1920-1950) » de Renée-Berthe Drapeau est certainement le chapitre avec lequel mes travaux partagent le plus d’intuitions. Sans approfondir ses hypothèses, l’auteure suggère néanmoins que les « crooners » des années 1920 et 1930 « repoussent peu à peu la chanson américaine », que la traduction de chanson a pu servir de contrepoids devant « la crainte d’une anglicisation progressive de la province », et que la « chansonnette » ne peut être réduite à « une récupération de la chanson américaine » (Drapeau 1987, 180-181). Dans La chanson prend ses airs (Giroux 1993), Schira revient à la charge en décrivant « six époques dans l’histoire de l’édition sonore québécoise » de 1898 à 1960. Il critique ensuite sévèrement qu’il ait fallu attendre les années 1960 avant que s’instaure le dépôt légal de l’édition sonore au Canada, et l’an 1979 pour son équivalent au Québec. Schira insiste ensuite sur la pauvreté des ouvrages au sujet de la discographie québécoise de cette époque; ce même constat prévaut presque vingt ans plus tard. Enfin, dans la foulée de Schira, et devant ce manque toujours criant en matière de recherche et de publication portant sur la musique populaire canadienne-française, telle qu’elle se prénomme avant les États généraux du Canada français en 1967, souhaitons que les thèses de doctorat de Bellemare (2012) et de Lefrançois cité précédemment sauront se faire entendre et contribuer à l’histoire musicale au Québec. 7 0.2.2 Américanité et appropriation culturelle Dans la mesure où cette thèse traite d’un corpus qui n’est revendiqué dans aucun grand récit identitaire, et qu’il est question d’appropriation dans les arts, de jeu d’influence et d’échange entre les cultures, il semble important de clarifier l’usage de certaines notions qui concerne les rapports d’une culture minoritaire avec la culture dominante du continent nord-américain. On a souvent associé la production des chansons américaines traduites par Beaudry, en ignorant ses propres compositions, à un exemple d’« américanisme » ou d’« américanisation » de la culture canadienne-française. Déjà dans les années 1920 et encore pendant de nombreuses années, « on condamne le théâtre burlesque, le cirque, les cabarets, le cinéma, bref… l’élite et le clergé réprouvent tout ce qu’on retrouve en ville et ce qui peut être perçu comme “l’américanisme” qui est “l’annexion morale, mentale, économique du Canada et du Canada français” » (Lamonde 2004b, 151). Dans certains milieux, la culture états-unienne est en effet présentée comme le symbole de la décadence sociale. Selon l’abbé Lionel Groulx : l’effroyable pourriture de son théâtre, le débraillé de ses magazines, le dévergondage de ses journaux monstres et de ses tabloïds, le reportage effronté érigé en exploitation industrielle, l’appétence frénétique des drames criminels, la passion de les exploiter portée jusqu’au sadisme; et, comme conséquence manifeste de ces dissolvants, l’amoralisme en affaires et en politique, le culte de la richesse sans autre fin qu’elle-même, le relâchement des liens familiaux, la décadence rapide de l’éducation. (cité dans Lamonde 2004b, 151) Dans un tel contexte, comme les traductions de Beaudry étaient associées aux fruits décadents de l’américanisation, il est nécessaire de voir ce qui a été dit et écrit à ce sujet. L’américanité et l’américanisation ont rarement été traitées dans des recherches sérieuses liées au domaine de la musique populaire au Québec. Dans un spectre plus large, les questions d’identité, de pouvoir et d’appartenance de la musique canadienne ont été traitées dans le collectif Canadian Music : Issues of Hegemony and Identity (Diamond 1994) : Line Grenier et Jocelyne Guilbaut remettent en cause la notion de « musique nationale authentique » alors que R. Murray Schaeffer et Lucien Poirier s’interrogent sur l’existence et la définition d’un style musical canadien. Mais dans l’ensemble, les analyses ethnomusicologiques prédominent en soulignant l’importance de la création musicale des populations autochtones et immigrantes dans la définition d’une musique canadienne. 8 Malgré l’article de John Lerh sur la musique country et celui de Robert A. Wright sur la musique populaire canadienne-anglaise au tournant des années 1970, la chanson populaire de la première moitié du XXe siècle semble écartée du sujet de cet ouvrage et reléguée à son rôle de divertissement. Dans un autre collectif paru l’année précédente The Beaver Bites Back? American Popular Culture in America, Michael Taft (1993) explore les racines « syncrétiques et éclectiques » des musiques populaires canadiennes et états-uniennes ainsi que les interactions entre ces deux pôles. L’américanité et l’américanisation surplombent son propos : It is partly though studying the phenomenon of syncretism that one might differentiate one musical region in North America from another. Although […] Canadian popular music is heavily influenced, perhaps even dominated, by American traditions, as a region of North America and as a culture in its own right Canada has produced its own syncretistic musical traditions. These forms of music distinguish Canada from the rest of the continent, since its regions have produced blends of music not found in the United States. (Taft 1993, 205) Taft poursuit en donnant brièvement pour exemple la musique populaire francophone du Québec et de l’Acadie. En ce sens, je me permets d’aller de l’avant avec l’hypothèse selon laquelle la musique populaire canadienne-française s’est américanisée et s’est singularisée, simultanément, en développant des mécanismes particuliers d’appropriation. Il s’agit en effet d’un bel exemple de syncrétisme culturel. Toujours dans l’esprit d’identifier « l’essence » de la musique canadienne, Elaine Keillor propose Music in Canada : capturing landscape and diversity (2006). D’entrée de jeu, ce livre permet de constater que les compléments ou les mises à jour des histoires de la musique au Canada par Kallmann (1960), Amtmann (1975; 1976) ou McGee (1985) sont très rares et qu’il y a un immense travail à faire dans cette matière. Ensuite, l’objectif ambitieux de cet ouvrage est le suivant : « to trace relationships between production and consumption of musical performances as they have evolved in Canada, and to explore links between these relationships and our conception of and behaviour about musicking 6. » 6 « Musicking » est un néologisme développé par Christopher Small dans son ouvrage Musicking : The Meanings of Performing and Listening (1998). Small développe une théorie autour de ce nouveau terme qui 9 (Keillor 2006, 4) L’auteure explore certes les « sons du Canada », mais l’effort déployé pour couvrir la musique canadienne d’un océan à l’autre, depuis l’époque de la préconquête aux années 2000 et dans toute sa diversité ethnique (premières nations, francophone, anglophone) ou générique (musique tradition et folklorique, « musique raffinée », musique populaire et jazz), rend la structure difficile à suivre et les différents sujets traités de manière incomplète. Une « canadianité » se profile dans l’ouvrage par l’étude du landscape, des paysages et de la géographie du Canada, tandis que la diversity fait référence à la société multiculturelle canadienne et, pour la musique surtout, au concept de « rubbaboo ». Cette soupe au nom algonquin appréciée des voyageurs est un mélange varié de légumes et de viande force le rapprochement avec Destination Ragou de Richard Baillargeon et Christian Côté (1991). L’analogie est du même ordre puisque cet autre plat culinaire, le ragou, est utilisé ici pour décrire la « création d’une musique populaire québécoise par le métissage d’un certain nombre de genres musicaux dont les principaux sont la musique traditionnelle québécoise […], la musique cajun et la musique des Antilles françaises, le tex-mex, la musette ainsi que les influences américaines » (Ibid., 146). Dans les faits, rubbaboo et ragou décrivent de manières imagées, mais imprécises, le phénomène de transculturation dont il sera en partie question dans cette thèse. Les ouvrages susmentionnés démontrent la difficulté rencontrée par la recherche lorsqu’elle se penche sur les origines et les représentations identitaires des musiques canadiennes ou québécoises. Cela signifie probablement que sur le plan heuristique, il y a un manque d’outils théoriques et de concepts disponibles permettant d’approfondir et de rendre avec clarté et précision les phénomènes que l’on cherche à décrire et à comprendre de manière rigoureuse. Du côté des arts de la scène, il m’est possible de tirer profit de deux thèses ayant pour sujet le théâtre lyrique à Montréal. La première est celle de Mireille Barrière (1990) qui couvre la période 1840-1913 et qui démontre « l’intégration continentale » de Montréal à l’industrie nord-américaine du spectacle grâce à un inventaire exhaustif des journaux et à une analyse qualitative d’un vaste répertoire (tous genres confondus) d’œuvres lyriques destinées au théâtre. Barrière inventorie les lieux de spectacle et les organismes de est en fait un verbe (« musiquer ») qui englobe toutes les activités musicales, de la composition à la réception, en passant par l’interprétation. 10 diffusion, explique le fonctionnement financier de cette industrie et traite de la réception de ce répertoire chez différents groupes sociaux montréalais. Sur une période de 73 ans, Barrière constate finalement « l’institutionnalisation et l’autonomisation lentes et difficiles des activités francophones dans une société culturellement dominée », mais en revanche, la société canadienne-française de Montréal « démontre un dynamisme exemplaire par l’appropriation progressive des institutions et des lieux de diffusions » (Barrière 1990, 490). C’est sur ces mêmes bases qu’une deuxième thèse, celle de Marc Charpentier intitulée « Broadway North : Musical theatre in Montreal in the 1920s » (1999), a investigué le rôle satellitaire de Montréal vis-à-vis de New York. Il s’agit également d’une étude des structures organisationnelles du théâtre musical (opéra, opérette, revue et la comédie musicale) à Montréal et de sa réception dans les milieux anglophones et francophones; mais Charpentier examine en plus le rôle du cinéma parlant et l’impact de la Dépression sur le déclin du théâtre lyrique à Montréal comme aux États-Unis. La thèse de Charpentier livre des informations essentielles à la compréhension du contexte dans lequel la chanson populaire et les œuvres de Beaudry prendront vie 7. En ce qui concerne les travaux sur la chanson, le mémoire de maîtrise intitulé « De l’américanité dans l’œuvre chansonnière québécoise contemporaine » de Marie-Josée Blais (1994) aborde le sujet du point de vue de la théorie littéraire de la mythocritique. Blais analyse les « structures et les formes récurrentes qui fondent en quelque sorte la présence de l’imaginaire américain » (p. 4) dans six textes de chansons en vogue dans les années 1980 et 1990. « L’œuvre contemporaine » est non seulement réduite à un petit corpus homogène de trois artistes engagés, mais les images, les symboles et les archétypes soulevés – tels que Dyonisos, Apollon, le héros, l’anti-héros, la star, l’aventure ou le capitalisme – ne font sens que dans le contexte de cette période de la deuxième moitié du XX e siècle et ne peuvent convenir au corpus des années 1920. Sur le même sujet, l’article « Américanité et chanson québécoise » de Françoise Tétu de Labsade (1991) est une prémisse à l’étude des origines continentales du rock, du blues, mais surtout du country- 7 Toutefois, que ce soit dans l’une et l’autre de ces thèses d’envergure, les pièces chantées, les auteurscompositeurs ou les interprètes (liés à l’opéra, à l’opérette, à la comédie musicale ou à la revue), ne font pas l’objet d’une analyse détaillée, ils demeurent à l’arrière-plan ou sont totalement absents. 11 western via la ballade et la complainte. Or, cet article ne remplit pas les attentes que suscite son titre. À la question « Sur des sons américains, quelle sorte d’Amérique disent les paroles québécoises? », Tétu de Labsade répond en citant quelques extraits de chansons populaires des années 1980 et début 1990. Cet essai, introductif et non spécialisé sur le sujet, manque d’approfondissement et demeure incomplet. Finalement, en se tournant vers d’autres disciplines, les études sur la radio et le cinéma permettent de croiser les concepts d’américanité et d’américanisation avec les médias et la culture. Ainsi les travaux sur la radio de Michel Filion (1994, 2001), Pierre Pagé (2007) ou Jean Du Berger (1997) confirment la domination des ondes radiophoniques des années 1920 par les postes états-uniens. Néanmoins, cette emprise est d’autant plus présente du côté du cinéma puisque les films nourrissent une large portion du contenu radiophonique de l’époque. Le cinéma est donc le premier pointé du doigt 8 : « Pour une large part, notre américanisation vient du cinéma », dénoncera le Cardinal Villeneuve en 1937 (cité dans Lever 1995, 67). Du coup, les nombreuses chansons héritées du cinéma hollywoodien pour la majorité sont également perçues comme une menace par les élites cléricales et intellectuelles, canadiennes et états-uniennes; les versions francophones signées Roméo Beaudry n’y feront pas exception. 0.2.3 Traduction de chansons Toute pratique réflexive et rigoureuse de la traduction de chansons, taxée d’américaniser la culture canadienne-française, doit être considérée comme relevant du domaine de la traductologie et commande un détour par cette discipline. Dans son ouvrage Introduction à la traductologie, Mathieu Guidère (2010) explique que c’est James Holmes le premier qui, dans les années 1970, définit ce vaste champ d’études en le divisant en deux branches distinctes, mais non exclusives : « la “traductologie théorique” et la “traductologie appliquée”. La première (théorique) a pour objet la description des phénomènes de 8 « À la tradition du cirque américain (Barnum) et du parc d’amusement (parcs Sohmer, Dominion, Riverside à Montréal) auquel Coney Island donne son élan en 1889, s’ajoutent les vues animées qui, comme industrie et forme symbolique, viennent des États-Unis. Au milieu de la décennie 1920, Paramount contrôle les salles d’exploitation principalement à Montréal et, de 1919 à 1930, les films projetés en salles commerciales ont été produits, en moyenne, à 96 % aux États-Unis. » (Lamonde 2001, p. 76) 12 traduction, la définition des principes explicatifs et la théorisation des pratiques traductionnelles; la deuxième (appliquée) vise la mise en œuvre des principes et des théories pour la formation des traducteurs, le développement d’outils d’aide à la traduction ou encore la critique des traductions. » (Guidère 2010, 9) Ces branches gèrent une diversité de domaines de spécialisation — relevant d’autres disciplines — comportant pour chacun des champs une théorisation qui leur est propre : la traduction littéraire, juridique, économique, médiatique, etc. Toutefois, « [l]es emprunts conceptuels et méthodologiques faits aux autres disciplines ne doivent pas être envisagés dans la contradiction, mais dans la complémentarité, parce que chaque approche éclaire, au fond, un aspect particulier de la traduction. » (Ibid.) Parmi les champs d’intervention du traducteur, certains domaines sont plus ou moins institutionnalisés et plus ou moins développés. C’est le cas de la traduction en musique, pour laquelle il ne semble pas y avoir de théorie dominante dont les qualités heuristiques et la validité épistémologique s’imposent d’elles-mêmes. On trouve toutefois quelques interventions documentées et approfondies qu’il faut surtout aller chercher dans des thèses et d’autres ouvrages publiés dans une autre langue que l’anglais ou le français. Selon l’état de la question présenté par le traductologue viennois Klaus Kaindl (2005), Else Haupt (1957) serait l’une des premières à étudier la traduction en musique populaire. Dans sa thèse de doctorat portant sur les aspects stylistiques et linguistiques de la chanson populaire allemande, elle propose de considérer deux degrés de traduction : le type qui change complètement le texte de la chanson de départ et le type qui procède par des changements minimaux. Quelques années plus tard, une étude de la musique populaire allemande des années 1950 par Hans-Christoph Worbs (1963) défend la thèse selon laquelle le sens de certaines chansons populaires dépend du contexte d’émergence et que leur traduction nécessite parfois un remaniement en fonction du contexte socio-culturel de la réception. Puis, viennent une série de travaux en linguistique sur la traduction de chanson (Steinwender 1992, Blaikner 1992/93, Betrán 1992/93) qui se concentrent sur les questions d’équivalence du sens, des métaphores et sur les stratégies visant à reproduire dans la traduction les éléments linguistiques appartenant à une culture spécifique. Dans tous les cas, ces travaux se concentrent à l’étude des paroles d’une chanson et non pas de la chanson prise dans son ensemble. 13 De cet étroit corpus émerge l’ouvrage Song and Significance dirigé par Dinda L. Gorlée (2005) qui s’impose comme un incontournable : Vocal translation is an old art, but the interpretive feeling, skill, and craft have now expanded into a relatively new area in translation studies. Vocal translation is the translation of the poetic discourse in the hybrid art of the musicopoetic (or poeticomusical) forms, shapes, and skills, harmonizing together the conflincting roles of both artistic media : music and language in face-to-face singing performances. […] Vocal translation provides an interpretive model for the juxtaposition of different orders of sign-phenomena, extending the meaning and range of the musical and literary concepts (Gorlée 2005, 7). Avec ses huit articles allant de Mozart à My Fair Lady, cet ouvrage, quoique limité à 300 pages, a le mérite d’avoir atteint un objectif à la fois ambitieux et nécessaire. Plus précisément, deux auteurs présentent une approche analytique spécifique à la traduction de chanson populaire. Dans « The Pentathlon Approaches to Translating Songs », Peter Low (2005) s’intéresse à la manipulation de sens, aux critères et aux paramètres qui permettraient de statuer sur la qualité d’une traduction de chanson. Il propose un modèle plutôt évaluatif qui compare la traduction de chanson à un pentathlon dans lequel le traducteur (et son travail) est jugé sur la qualité de sa performance pour l’ensemble des cinq « épreuves » imposées. Comme l’athlète du pentathlon, le traducteur doit favoriser ou défavoriser certaines épreuves ou certains éléments dans le but d’obtenir le meilleur résultat global. Pour l’opéra, Low croit utile d’ajouter un sixième critère à son modèle, « l’efficacité dramatique », ce qui donnerait lieu à un « hexathlon » (2006, 211). Le pentathlon est un modèle intéressant pour catégoriser des paramètres significatifs de la traduction d’une chanson, mais il ne permet pas d’analyser le texte musical. Le deuxième auteur à traiter de la chanson populaire dans Song and Significance est Klaus Kaindl. Son article « The Plurisemiotics of Pop Song Translation : Words, Music, Voice and Image » fournit des pistes d’analyse pouvant évaluer l’impact du contexte socioculturel sur la création et la réception d’une traduction d’une chanson à l’aide de trois concepts : le dialogisme (Bakhtine), le bricolage (Lévi-Strauss) et la médiation (Negus). À la suite des travaux des structuralistes, puis des post-structuralistes, la traduction de chanson va être considérée comme un objet de médiation qui ne peut être traité comme un objet écrit et figé. En s’intéressant aux phonogrammes et aux vidéo-clips, Kaindl regarde 14 au-delà des mots pour porter attention à la performance et à l’image de l’artiste. Dans son analyse de différentes traductions de chansons (du français à l’allemand et du turc à l’anglais), l’auteur cherche à comprendre comment des changements dans le texte, la performance, la structure musicale et l’instrumentation peuvent influencer la « domestication » ou l’appropriation d’une chanson auprès de son nouveau public. Bien que sommaires, ces analyses prennent en compte les composantes musicales et paratextuelles et laissent entrevoir l’immense potentiel que peut offrir une étude approfondie de la traduction comme un phénomène de médiation culturelle. En plus de l’ouvrage collectif de Gorlée, un troisième article doit être mentionné : « Translating “Under the Sign of Invention” : Gilbert Gil's Song Lyric Translation » de Héloísa Pezza Cintrão (2009). Cette étude porte sur la complexité de l’acte de traduire une chanson et tente de comprendre les défis et les limites que rencontre le traducteur de chansons populaires. Cette traductologue sud-américaine montre que la contrainte induite par la dimension musicale peut conduire à un procédé de traduction créative afin que la chanson conserve sa pleine fonction communicative. Son analyse d’une chanson traduite par l’auteur-compositeur-interprète brésilien Gilberto Gil met l’accent sur « le découpage de larges champs sémantiques comme unités de traduction, et d’autre part, le choix délibéré d’une adaptation culturelle de la traduction. » (Cintrão 2009, 813), mais à défaut de pouvoir traiter de la composition musicale, le cadre théorique longuement développé dans la première partie de son article influencera de façon notable mes analyses. Les différentes approches inspirées des travaux en linguistique et en sémiotique fournissent des outils qui permettent d’élargir l’angle de vue de la traduction appliquée à la chanson populaire. Cette thèse n’aspire pas intégrer officiellement les rangs de la traductologie, mais propose toutefois de s’inscrire dans le prolongement des études interdisciplinaires : « Popular music is in dialogical relationship with various types of verbal, musical, visual as well as social and cultural elements. While it is true that translation studies, having taken a “cultural turn”, is no longer focused on language as such, there is still a lack of translation-relevant methods for the analysis of nonverbal elements. » (Kaindl 2005, 259) 15 0.2.4 Bilan Il faut constater, d’une part, qu’il n’existe aucune monographie historique sur la chanson populaire canadienne-française des années 1920 et que ce constat s’applique plus largement à la première moitié du XX e siècle. Les biographies d’artistes, les recueils de paroles, les anthologies sonores et les rééditions anniversaires témoignent toutefois d’un intérêt marqué pour la chanson. D’autre part, l’américanité est rarement évoquée sur le plan académique en lien avec ce type de production culturelle de sorte que l’on peut difficilement décrire la nature des liens entre la chanson, le milieu urbain qu’est la ville de Montréal et le territoire plus large qu’est l’Amérique. Ensuite, malgré l’importance de la traduction dans de nombreux genres musicaux tels que la chanson, le country-western ou le yéyé, l’analyse de la traduction de chanson a un manque à gagner tant du côté de la traductologie que de la musicologie. Enfin, il y a un travail de problématisation et de relecture à faire sur le plan de la documentation et de l’analyse des sources afin d’accorder une importance culturelle et sociale significative aux artistes, aux œuvres et aux lieux de création du champ de la musique populaire des années 1920. Cette thèse espère pouvoir y contribuer à sa manière. 0.3 Problématique et objectifs 0.3.1 Problématique et questions de recherche Vers la fin du XIXe siècle, une musique nouvelle, populaire et commerciale se distingue peu à peu des musiques traditionnelle, patriotique, classique et semi-classique 9. Elle est « populaire » et répond au goût du jour de la classe moyenne grâce à sa simplicité mélodique et rythmique, à son esthétique vocale et instrumentale, et à ses sujets comiques ou sentimentaux constamment renouvelés. Cette musique est aussi « commerciale » parce qu’elle procède de stratégies de création facilitant la production rapide du plus grand nombre de chansons et des stratégies de diffusion permettant d’atteindre le plus grand nombre de consommateurs 10. Le plus souvent influencé des succès de la Tin Pan Alley, le 9 Il ne faut pas oublier toute cette musique dite classique, mais que Marie-Thérèse Lefebvre a définie comme étant semi-classique, soit les airs d’opéra et d’opérettes popularisés à cette époque par le disque et la radio (dans des versions souvent simplifiées et écourtées) et au moyen de l’industrie de la musique en feuilles qui propose des arrangements accessibles à la classe moyenne. 10 Il en est de même pour la majorité du répertoire enregistré de l’époque, incluant la musique classique. 16 répertoire populaire qui se forme dans les années 1920 oriente la carrière de nombreux artistes, créateurs et interprètes et constitue un jalon incontournable de la musique populaire canadienne et pour cause : un grand nombre de ces œuvres trouvera un succès indéniable auprès de la population et sera au cœur d’une époque où l’industrie musicale accompagne des changements sociaux et culturels importants 11. La production musicale montréalaise des années 1920 a mis sur le marché plus de 1800 titres en français (Lamonde 2001; Thérien 2003, 123), dont 350 par un acteur local majeur nommé Roméo Beaudry (1882-1932). Parmi eux, des chansons originales et de nombreuses traductions qui viennent adapter les succès de la TPA à la sauce locale. Cette nouvelle musique n’est toutefois pas seulement le produit d’une industrie qui « américanise » la vie musicale et les mœurs sociales car elle est aussi le reflet d’une « américanité » à laquelle participe la culture canadienne-française. La question de la participation est centrale dans cette étude dans la mesure où elle vise à montrer comment un processus d’adaptation comme celui de la traduction peut produire une forme de création lorsqu’il transforme une œuvre pour la rendre significative à son nouveau contexte. De New York à Montréal, la traduction décrit aussi un phénomène de circulation dont peut tirer avantage la culture d’accueil : « cette américanisation n’est pas seulement vécue sur un mode passif, mais aussi actif, en ceci qu’elle se fait par des emprunts délibérés, notamment dans le domaine de la culture » (Morency 2010, 4). Dans la mesure où l’on envisage la possibilité que l’appropriation puisse faire partie d’un processus de transferts culturels significatifs, la traduction de chansons états-uniennes peut-elle concourir à reconsidérer la place qu’occupe la chanson populaire des années 1920 dans l’histoire de la musique au Québec? Dans le contexte nord-américain du développement de la TPA, de sa circulation et de son appropriation par Roméo Beaudry, mon hypothèse m’amène à me demander, d’une part, quels sont les lieux de production et de réception montréalais aptes à accueillir et à diffuser ce nouveau répertoire? Et d’autre part, comment les chansons traduites par Beaudry s’intègrent-elles à la culture canadienne-française? 11 Les effets de la prohibition, la croissance économique de l’après-guerre, le krach boursier, les débuts de la radio, l’arrivée du cinéma sonore, en sont quelques exemples. 17 0.3.2 Déclaration des objectifs Mes recherches indiquent qu’il y a un décalage entre la popularité (à l’époque) des œuvres de mon corpus et la reconnaissance ou l’intérêt porté envers celles-ci dans l’histoire de la musique canadienne-française. Pour expliquer ce décalage, l’une de mes hypothèses est que dans les premières décennies du XX e siècle, la survie de la langue française et des métiers d’art du terroir préoccupe les nationalistes, le clergé, les folkloristes et les tenants du régionalisme, et que ces préoccupations sont comparables à celles liées : à « l’américanisation » et à l’anglicisation (Lamonde 2004b, 151, 159); au succès de la chanson populaire ou des arts de masse (Lapierre 1933 ; Vallerand 1949, 231-233 ; Walter 1970, 7-8); et aux nombreuses reprises et traductions de chansons états-uniennes 12. Cette dynamique socio-culturelle doit nous apprendre quelque chose sur la réception, à court et long terme, d’un corpus que l’on connaît peu aujourd’hui. Cette thèse a donc pour objectif général de dresser le portrait de la musique populaire au cours d’une période (les années 1920) encore peu explorée par les musicologues en étudiant plus spécifiquement le phénomène de la traduction de chansons. À partir du répertoire des chansons de Roméo Beaudry, d’autres objectifs se détaillent de manière à correspondre à la division formelle de cette thèse : 1. Situer et rendre compte de la vitalité de l’industrie musicale montréalaise en présentant les quatre lieux (scène, édition musicale, studio d’enregistrement, radio) de la production de chansons; 2. Reconsidérer la place accordée à la chanson populaire dans la vie quotidienne et culturelle canadienne-française des années 1920 en décrivant les lieux et les modes de la réception de la chanson; 3. Élaborer un modèle d’analyse adapté à la traduction de chansons populaires qui puisse être à la fois général et suffisamment spécifique pour rendre compte des dimensions littéraire et musicale des stratégies de transformations créatives du traducteur; 12 Ces craintes, préjugés ou types de dépréciation sont souvent « visibles » par l’absence de discours contemporain et actuel sur la chanson populaire et la traduction de chansons états-uniennes dans les années 1920. 18 4. Appliquer le modèle d’analyse et confirmer l’hypothèse selon laquelle les pratiques de « traduction » et d’« appropriation » peuvent être décrites comme des activités transculturelles effervescentes qui contribuent à la chanson canadienne-française de la période. 0.4 Cadre théorique et définitions Les approches historiques et analytiques élaborées dans cette thèse vont permettre de présenter le répertoire de chansons à l’étude comme un exemple de syncrétisme et comme un témoignage particulier de la musique nord-américaine. D’une part, la problématique et les objectifs se centrent sur les points de rencontre entre les États-Unis et le Canada français tout en relevant le caractère créatif et inventif des mécanismes d’appropriation sur le terrain de la traduction de chansons populaires. D’autre part, l’analyse du corpus peut rendre compte de la complexité et de la richesse d’un répertoire musical aujourd’hui encore sousestimé pour son rôle dans l’histoire. Enfin, lorsqu’on déplace notre regard sur ce répertoire en considérant son originalité, et en se détachant de la construction identitaire de la culture canadienne-française pensée en opposition avec l’américanisation, l’appropriation se présente comme une pratique artistique significative dans la culture canadienne-française des années 1920. Le type de musicologie à la fois historique et analytique qui oriente cette étude méthodologiquement exploratoire s’inscrit en partie dans un cadre théorique herméneutique (au sens large) dans la mesure où la thèse présentée fait appel à un ensemble diversifié d’œuvres, d’événements, de faits, d’acteurs, de discours et de théories qu’il faut comprendre et décrire dans leurs interactions. Les perspectives ouvertes par le caractère multidisciplinaire de cette recherche me permettent de mettre en lien des éléments et des phénomènes autrement traités de manière isolée, et cela dans le but de faire la lumière sur ce qui, dans la chanson populaire des années 1920, apparaît significatif en regard de l’histoire de la musique en Amérique. Dans ce cadre méthodologique général, je développe un modèle d’analyse (basé sur Genette [1982] et Lacasse [2000a, 2008]) servant plus spécifiquement à mettre au jour des procédés transculturels d’appropriation. Cette approche multidisciplinaire invite le musicologue à considérer une réalité sur les plans sociologique, historique et culturel comme une dynamique qui gagne à être comprise dans sa complexité. 19 Si la culture n’est pas un donné, un héritage qui se transmettrait tel quel de génération en génération, c’est qu’elle est une production historique, c’est-àdire une construction qui s’inscrit dans l’histoire, et plus précisément dans l’histoire des rapports des groupes sociaux entre eux. Pour analyser un système culturel, il est donc nécessaire d’analyser la situation sociohistorique qui le produit tel qu’il est (Cuche 1996, 68). C’est dans un tel cadre qu’il me faudra d’une part (Chapitres 1 et 2) replacer et reconsidérer la place occupée par les traductions de Roméo Beaudry dans le continuum historique de la chanson populaire canadienne-française pour pouvoir, d’autre part (Chapitres 3 et 4), développer et analyser la complexité et la diversité des processus d’appropriation à l’œuvre dans les traductions de chanson en général, et dans les traductions de Beaudry en particulier. 0.4.1 Américanité et américanisation Il existe pourtant un volet positif de l’américanisation, qui concerne l’emprunt de certains éléments d’ordre culturel (au sens large) ou de nature symbolique à la société et à la culture étatsuniennes. L’ennui, c’est que le terme américanisation est tellement connoté négativement qu’on n’ose jamais en parler en termes positifs. C’est d’ailleurs à ce stade que la notion d’américanité entre en jeu. – Jean Morency (2004, 40-41) Parce qu’une grande partie du répertoire populaire des années 1920 et 1930 est constituée de chansons populaires adaptées des succès de la Tin Pan Alley et du cinéma états-unien, deux caractéristiques importantes doivent se dégager de cette situation, soit le caractère « américain » des chansons et le caractère emprunté des versions adaptées. D’entrée de jeu, l’épithète « états-unien » sera aux États-Unis ce qu’« américain » est à l’Amérique, au continent américain. J’emprunte aux travaux d’Yvan Lamonde et Gérard Bouchard la définition des concepts propres aux différents niveaux de relations qu’entretient le Québec avec les États-Unis et l’Amérique. Du point de vue théorique, l’américanité ne correspond pas aux questions d’influences culturelles des États-Unis, mais se définit comme une identité commune aux collectivités américaines caractérisées par leur appartenance continentale. Quelles soient anglo-saxonne, française ou latine, ces collectivités partagent une histoire à la fois liée à la colonisation européenne, à son attachement et/ou son détachement envers la « mère patrie », aux problèmes et solutions semblables qui 20 façonneront leur évolution vers l’autodétermination, et enfin, au pouvoir économique central que constituent les États-Unis. Ainsi, l’histoire culturelle du Québec s’est : formée dans le cours de cette immense entreprise humaine qu’a été la création du Nouveau Monde, participant au même destin que toutes les autres collectivités blanches des Amériques, soumises aux mêmes conditions et circonstances qui ailleurs ont inspiré des rêves exaltés de recommencement et de reconstruction, la société québécoise, elle, s’est longtemps perçue et constituée comme une vieille société, s’installant et se représentant dans des visions et des projets de conservation et de survivance. (Bouchard 1995, 17) Si la société québécoise s’est raconté à elle-même une histoire qui insiste sur son appartenance à l’héritage européen français et catholique, il n’empêche qu’elle n’évolue pas en vase clos. Les phénomènes présentés et analysés dans mon étude appartiennent davantage à une description de l’histoire de la société québécoise qui regarde son objet du point de vue de l’américanité, soit ce « nouveau paradigme qui officialise l’insertion de la culture québécoise dans le champ continental : car c’est bel et bien l’ensemble des Amériques qui devient le nouvel espace de référence. » (Bouchard et Lamonde 1995, 7) Quant à l’« américanisation », dans Ni avec eux ni sans eux : Le Québec et les États-Unis de Lamonde, elle est définie comme « un effet de la prospérité économique et de l’expansion des États-Unis [qui] peut être défini comme la pénétration de la culture globale des États-Unis dans d’autres cultures nationales » (1995, 56). La TPA est un exemple d’américanisation qui évoque l’influence des États-Unis sur les valeurs, la culture, la mode ou le système économique d’un autre pays 13. Toutefois, « une culture dominée n’est pas forcément une culture aliénée, totalement dépendante. C’est une culture qui, dans son évolution, ne peut pas ne pas tenir compte de la culture dominante » (Cuche 1996, 69). Dans un article fort éclairant du numéro « Américanités francophones » (dirigé Lüsebrink) de la revue Globe, Jean Morency associe l’américanisation aux « influences exercées par la culture états-unienne, que ces influences soient négatives ou positives, subies ou voulues » et l’américanité aux « confluences de nature symbolique qui 13 Bien que je serais tentée d’utiliser plutôt le néologisme « étatsunisation », l’ambition de cette thèse n’est pas d’ordre lexical et j’opterai donc pour la distinction déjà établie entre continentalisation – du continent d’Amérique – et américanisation, des États-Unis d’Amérique (Cuccioletta, Côté et Lesemann 2001). 21 caractérisent les cultures en terre d’Amérique » (2004, 42-43). En ce sens, l’auteur décrit la fécondité créative qui découle de la rencontre de ces « ensembles » : Dans la zone d’intersection que délimite la rencontre de ces deux ensembles [américanité et américanisation], on se trouve en présence, dans un premier temps, de certains phénomènes de nature interculturelle, qui servent d’interfaces, c’est-à-dire de points de rencontre concrets entre les cultures : influences assumées et reconnues, transferts interculturels, usages intertextuels et interdiscursifs, activités de traduction et d’adaptation, ainsi que diverses pratiques de création caractérisées par les emprunts et l’invention de formes hybrides. (Ibid., 43) La création des œuvres du répertoire de chansons populaires canadiennes-françaises des années 1920 est un « phénomène de nature interculturelle ». Les chansons issues des « activités de traduction et d’adaptation » de Roméo Beaudry sont la manifestation concrète des « points de rencontre » entre les États-Unis et le Canada français, entre la TPA et l’industrie musicale montréalaise, entre les crooners Al Jolson et Albert Marier, et plus encore. Dans la même veine, les versions francophones de chansons états-uniennes et les chansons originales composées par Beaudry sont des créations caractérisées par des mécanismes « d’emprunts et d’invention de formes hybrides » selon différents mécanismes d’appropriation. 0.4.2 Transculturation et appropriation La reconnaissance de la grande diversité des transferts culturels dans le contexte des Amériques a suscité, depuis les années 1990 principalement, de nombreuses recherches comparatistes interaméricaines. Des travaux comme L’identitaire et le littéraire dans les Amériques (Andrès et Bernd 1999), Penser les transferts culturels : pratiques et discours du pluralisme (Harel et Bernd 2003), Mythes et Sociétés des Amériques (Bouchard et Andrès 2007) ou Américanité et mobilités transculturelles (Bernd 2009) ont pour fondement théorique le concept de « transculturation » introduit par Ferdando Ortiz en 1940. Selon Zilà Bernd, la transculturation permet d’observer : des échanges, des pertes et des bénéfices quant aux passages d’une culture à une autre, ainsi que la création de produits culturels autres, portant les marques indélébiles de la culture d’origine et de la culture d’arrivée. Le concept est d’autant plus opérationnel lorsqu’il s’agit de réfléchir aux relations culturelles 22 et littéraires transaméricaines et à leurs influences sur l’identitaire dans les Amériques (2009, 4). La chanson populaire canadienne-française s’inscrit alors comme un résultat de la « fertilité des échanges » entre le Canada, les États-Unis et l’Europe car, faut-il le souligner, l’une des composantes de l’américanité est l’usage de son héritage européen. En tant que phénomène social et culturel global, la transculturation voit naître et évoluer des pratiques artistiques « américaines ». Bernd va jusqu’à proposer qu’une littérature nationale québécoise n’ait pu exister qu’à partir du moment où elle s’est laissée imprégner par « des néologismes, impuretés, anglicismes et transgressions associés à la redécouverte de l’Amérique. » (Ibid., 19) Ainsi, la transculturation est un phénomène qui n’implique pas une position de principe positive ou négative, elle génère plutôt un contexte d’échanges, d’absorption, de métissage et d’appropriation, mais aussi de censure et d’exclusion, qui devient la toile de fond d’une affirmation identitaire culturelle et artistique. La transculturation désigne ainsi un processus en cours de réalisation et « [c]e qui doit être analysé, c’est précisément ce processus en train de se produire et pas seulement les résultats du contact culturel. » (Cuche 1996, 55) Lorsqu’elle est mise en contact avec d’autres, une culture « initiale » va approprier différents éléments culturels en fonction de sa compréhension et de son interprétation de ceux-ci. Le si le terme « appropriation » est polysémique et difficile à définir, il semble néanmoins correspondre au processus se trouvant au cœur de mes analyses portant sur la traduction de chanson en contexte nord-américain. Selon le Grand Robert de la langue française (2011, s.p.), la définition didactique (ou savante) 14 de l’appropriation est la suivante : « Action d’approprier, de rendre propre à un usage, à une destination; état de ce qui est adapté à qqch. ». Cette définition peut être divisée en trois sections : la première, « action d’approprier », renvoie à l’acte de prendre, d’emprunter, de citer quelque chose; et dans le cas qui nous occupe, il s’agit d’une chanson. La deuxième, « rendre propre à un usage, à une destination », réfère à un processus de transformation qui peut être la traduction, la transposition, l’assimilation, l’acculturation, le métissage, etc. Puis la 14 « Didactique » est la terminologie utilisée par le Grand Robert lorsque le sens d’un mot ou son emploi est « propre à la langue savante (ouvrage pédagogique, etc.) ». 23 troisième section, « état de ce qui est adapté à quelque chose », décrit le résultat du processus qui peut être adapté, hybridé, métissé, etc. Dans ces acceptions, l’appropriation a la qualité d’être un terme ouvert et inclusif à plusieurs formes de transformations. Au stade qui me préoccupe, l’appropriation de chansons populaires est l’une des pratiques et des représentations artistiques issues de la transculturation. L’essai L’appropriation d’un objet culturel de Fabien Dumais (2009) pousse la réflexion encore plus loin en suggérant que l’appropriation soit le résultat d’une tension entre « être affecté par un objet culturel et lui attribuer une signification. » (Ibid., 4) Il propose d’utiliser le concept d’appropriation pour expliquer l’acte d’interpréter : L’appropriation peut prendre diverses formes, et la tension qui caractérise cet effort d’interprétation peut être plus ou moins grande, tout dépendant du rapport appropriatif – c’est-à-dire du rapport à soi en regard de l’objet culturel – que l’on adopte. Or en utilisant le mot « effort », on suppose déjà une certaine activité de production d’inférences supérieure à la compréhension fonctionnelle ou générale de l’objet. […] il faudra d’abord distinguer la compréhension, qui s’apparente en quelque sorte à une « affaire d’identité » […], de l’interprétation qui est l’action de démêler, ou encore une « recherche d’altérité » face à ce qui s’est imposé à soi de façon énigmatique. (Ibid., 6-7) Dans ces conditions, l’appropriation est à la fois interprétation et compréhension, et cette tension unit la chanson originale à son traducteur, celui qui se l’approprie. En tant que médiateur, la tâche du traducteur est d’assimiler un texte, une chanson, pour être en mesure de partager son interprétation et sa compréhension d’une langue, d’une musique et d’une culture donnée dans la mise en œuvre d’une version traduite. Dans le continuum de l’appropriation d’une chanson se trouvent alors deux niveaux (ou étapes) d’appropriation : celui du traducteur et celui de l’auditeur. Roméo Beaudry traduit une chanson de manière à ce que l’auditeur canadien-français puisse comprendre la chanson et l’interpréter à son tour. Il y a donc une « affaire d’identité » dans le transfert culturel obtenu par la traduction. Selon les libertés qu’il voudra prendre et les contraintes qu’il voudra respecter, le traducteur trouvera les moyens d’adapter, de rendre significatif ou même de donner une valeur identitaire à sa traduction. C’est précisément sur cette étape du processus que porteront les deux derniers chapitres de la thèse : décrire les procédés du passage ou de la migration d’une première version de chanson états-unienne à une seconde canadienne-française. 24 0.4.3 Le populaire et la chanson Il convient maintenant de préciser les termes et l’objet de cette thèse, dont l’utilisation de l’expression chanson populaire. D’entrée de jeu, « chanson » employé seul, est le nom donné à toute œuvre composée d’un texte chanté sur une mélodie généralement monodique; interprétée a cappela ou accompagnée d’un ou de plusieurs instruments. Cette œuvre vocale est normalement facile à mémoriser, divisée en couplets, avec ou sans refrain. Je distinguerai cependant la chanson populaire de la chanson folklorique ou de tradition orale puisqu’elle aura un auteur connu et un texte écrit. Ceci n’empêche toutefois pas la chanson populaire d’être traditionnelle puisque « la chanson traditionnelle désigne une chanson transmise de génération en génération aussi bien oralement que par écrit, aussi bien populaire que littéraire » (Laforte 1995, 53). Les deux caractères communs à toutes les chansons de tradition orale ou folklorique sont d’avoir été recueillies par un collecteur et d’être anonyme. « Ainsi, une chanson littéraire, c’est-à-dire composée par un auteur, même si elle est recueillie chez le peuple ne peut jamais être folklorique. » (Ibid., 56) La dénomination « chanson littéraire » s’appliquerait donc au corpus étudié dans cette thèse, toutefois, « chanson populaire » me semble plus à propos pour aborder de plus près le phénomène tel qu’il se présente depuis l’arrimage de la musique du peuple avec la révolution industrielle et les médias de grande consommation. Il est alors nécessaire de définir l’interprétation et le sens donnés à l’épithète « populaire ». Ce terme peut qualifier la chanson selon trois acceptions qui définissent trois dimensions ou trois réalités différentes quoique possiblement complémentaires puisque, prises isolément, elles sont toutes incomplètes lorsque vient le temps de décrire et de rendre compte de l’objet étudié dans toute son amplitude sociologique. Premièrement, au sens plébéien, « relatif au peuple », la chanson populaire est celle issue du peuple, des membres peu éduqués et plus défavorisés de la société, les paysans ou les prolétaires. L’élite aristocratique, le clergé et/ou la bourgeoisie pourront dans ce sens qualifier de « populaire » un répertoire produit par un groupe dont ils cherchent à se distancier 15. De même, des 15 En fait, la distinction dans les goûts et les habitus est implicite, elle forme et divise profondément/historiquement les classes sociales. L’élite canadienne-française, par exemple, ne cherche pas tant à se distancier du répertoire populaire, mais on peut supposer que cette distance est inscrite à même la 25 mœurs, des sujets et des lieux rejetés ou mal perçus par l’élite auront un caractère plus populaire (Laforte 1993, 55). Deuxièmement, le terme populaire fait référence à l’appréciation ou à la connaissance d’une chanson par le plus grand nombre, sans se restreindre à une élite, à une classe ou un groupe social, et de fait, conditionne le degré de popularité de l’œuvre. La chanson « Ça va venir découragez-vous pas » de Mary Bolduc (1930) est non seulement populaire en ce sens, mais le maintien de sa popularité dans le temps vient aussi constituer ce que l’on considère éventuellement comme un héritage collectif, un patrimoine culturel. Enfin, une troisième définition du populaire qui intervient dans la nature de la chanson qui me préoccupe se rapporte à la visée commerciale de l’œuvre. Dans les années 1920, les classes moyenne et (dans une plus faible proportion) laborieuse auront des conditions socio-économiques suffisantes pour qu’il y ait un plus grand marché pour ce type de chanson. Si l’activité créatrice peut rechercher un succès auprès d’une masse de consommateurs, les œuvres dites populaires pourraient être celles qui sont moulées selon les impératifs du marché (Russel 1997, 2-3). Dans cet usage, le terme n’est plus purement descriptif, mais générique, et surtout, il présuppose une conception et un jugement de valeur sur ce qu’est la « mauvaise » ou la « bonne » musique, selon qu’il est employé de manière péjorative par les uns ou connoté positivement par les autres. Les difficultés que posent ces différentes acceptions des expressions « chanson populaire » et « musique populaire » ainsi que les divergences idéologiques quant à la valeur et la réception historiques de celles-ci sont discutées plus en détail par Simon Frith (2001, 94-96, 2004, 3-5), Roy Shuker (2001, 5-7, 2005, 201-205). Pour la présente étude, comme il s’agit d’étudier le phénomène dans toute son ampleur, toutes ces acceptions du terme « populaire » sont pertinentes et peuvent s’appliquer aux œuvres de Beaudry : cette chanson populaire ne se veut pas exclusive, elle cherche à être appréciée par le plus grand nombre en demeurant « près » du peuple dans structure de l’organisation sociale et la différenciation des classes. Toutefois, la consommation de masse a pour effet d’estomper ce qui appartient à un groupe ou ce qui est dévalorisé par un autre. Cette transformation peut donner l’illusion d’une fin des classes sociales, mais elle est, en fait, la fin de leurs caractéristiques distinctives traditionnelles, bousculées par l’avènement de phénomènes de consommation de masse. Ceci est peut-être l’un des effets socio-culturels de la modernité qui incite à considérer l’importance des facteurs technologiques, sociologiques et urbanistiques sur la transformation des habitus de classe. 26 son accessibilité, dans ses références et dans les sujets qu’elle aborde; de surcroît, je vais montrer dans les premiers chapitres qu’elle est en diapason avec les succès de l’industrie musicale nord-américaine qui se popularisent dans les lieux privés et publics des classes sociales autant prolétaires que bourgeoises. 0.4.4 Partition classique et musique en feuilles Une spécificité de la chanson populaire de la première moitié du XXe siècle tient du fait que l’imprimé est son premier mode de diffusion. Une chanson de la Tin Pan Alley entretient sur ce fait une familiarité avec une œuvre classique comme le lied romantique allemand ou la mélodie française. Dans leur forme écrite, les musiques vocales populaire et classique se rejoignent sur les points généraux suivants : 1. Une œuvre chantée par une voix accompagnée par un instrument ou un groupe d’instruments; l’accompagnement est la plupart du temps confié au piano; 2. Les paroles et la musique sont le fruit d’une collaboration entre un auteur et un compositeur; le nom de l’auteur est écrit à la gauche du titre, celui du compositeur à la droite du titre; 3. La mélodie vocale est placée dans une portée située au-dessus de celles servant à noter l’accompagnement instrumental; 4. Les paroles sont insérées sous la portée de la voix, et à moins d’une forme continue, les autres couplets (s’il y en a plusieurs) sont soit ajoutés sous le texte du premier couplet, soit regroupés à la suite de l’œuvre, à la fin de la partition; 5. Quelques mesures de prélude, interlude et postlude peuvent s’intégrer à la forme de l’œuvre; 6. La partition d’une chanson ou d’un lied ne fait que quelques pages (env. 1-8 pages) et son exécution ne dure que quelques minutes (env. 2-8 minutes). 27 Figure 1 Comparaison de deux partitions (mélodie française et chanson populaire) publiées en 1922 L’analogie est frappante lorsqu’on observe les deux partitions de la figure 1, composées au début des années 1920 et publiées en 1922. Mais elle se dérobe lorsque vient le temps d’interpréter l’une ou l’autre de ces pièces imprimées. On pourrait croire, à tort que la distinction s’effectue au niveau de la complexité du langage harmonique ou de la difficulté d’exécution 16 : elle se trouve plutôt au niveau de la fonction de la notation et le type de réalisation sonore que chacune des partitions suppose et qui diffèrent au point de constituer l’une des frontières possibles entre le « classique » et le « populaire ». Les deux partitions contiennent la mélodie, l’harmonie et les paroles, mais leur importance n’a pas le même poids au moment venu de l’interprétation. La notation de l’œuvre de Fauré dicte avec précision l’ordre, la hauteur et le nombre de notes qui doivent être jouées telles qu’elles se présentent. L’interprétation de l’œuvre classique doit correspondre le plus fidèlement possible au texte musical alors que le compositeur a mis sur papier le plus de détails 16 Il ne serait pas prudent de prétendre que les chansons populaires de cette période soient plus simples ou plus faciles que leurs homologues « savantes ». Les modulations harmoniques du jazz alors en éveil, les accords à cinq ou six notes, les changements de mesures entre les sections se font très fréquents dans le répertoire de la TPA. 28 possible pour transmettre un résultat sonore précis. Les divers chanteurs et pianistes respectent avec rigueur le texte des paroles et la notation musicale. Le degré d’expressivité octroyé aux interprètes se réduit aux paramètres performanciels incluant une certaine souplesse pour les nuances expressives de types mélodique (hauteur, vibrato, portamento, etc.), dynamique (crescendo, etc.) et rythmique (ralentendo, etc.). Pour rendre compte de la distinction entre la musique classique ou savante et la musique populaire, il est possible de mentionner le caractère par essence multiple de l’interprétation d’une chanson populaire comme celles de la TPA. C’est entre autres dans cette liberté d’adaptation de la partition que réside le pouvoir et le potentiel d’appropriation d’une chanson populaire. La conception et la finalité de la partition sont tout à fait différentes étant donné que la qualité du résultat sonore n’est pas fixée par la notation. La musique en feuilles sert de guide à la mémorisation des paroles, de la mélodie et des progressions harmoniques; elle sert de recette de base qui ne prescrit aucun moule, aucune interprétation particulière. De tous les enregistrements sonores de chansons populaires originales ou traduites qu’il m’a été donné d’entendre, aucune n’interprète l’œuvre telle qu’elle est écrite. En d’autres mots, on ne peut écouter une pièce de la TPA en suivant note à note la partition. Chaque chef d’orchestre, chanteur ou musicien peut en faire une adaptation personnelle — ajouter des parties d’instruments, retrancher un couplet, modifier le tempo, changer la tonalité, etc. — sans affecter l’intégrité de l’œuvre. 0.5 Cadre méthodologique 0.5.1 Méthodologie : les sources et les outils de travail Le point de départ de cette thèse est l’auteur-compositeur et traducteur Louis Roméo Beaudry, né à Montréal le 25 février 1882 et décédé le 6 mai 1932 à Outremont. Il réside chez ses parents à Québec lorsqu’il fait un début de carrière dans le commerce lié à la photographie, à la vente de piano et à l’édition de musique en feuilles. Après avoir publié des œuvres d’auteurs et de compositeurs québécois et montréalais, il quitte Québec pour les États-Unis. Vers 1915, la maison Columbia de New York fait appel à ses conseils pour ajouter des noms d’artistes canadiens-français au catalogue de la série Ethnic canadiennefrançaise. Même si nous ne connaissons pas les termes exacts de cette collaboration, il 29 semble que Beaudry fait ses débuts dans l’industrie phonographique à titre de A&R man pour ainsi s’occuper de la promotion de la chanson populaire canadienne-française 17. En 1921, il est engagé par Starr Company of Canada (fondée en Ontario en 1918) pour gérer le développement des disques Starr-Gennett sur le marché Québécois. Plus précisément, Beaudry travaille à la division Starr Phonograph of Québec à partir de laquelle il assure, jusqu’à sa mort, plusieurs fonctions dont la gestion des phases de création, de production et de publication d’une partie du répertoire. Ses activités le conduiront à explorer les métiers de gérant, éditeur, compositeur, accompagnateur, traducteur, etc. Bref, sa contribution a été capitale dans le milieu musical montréalais des années 1920. Beaudry enregistre de nombreux artistes qui deviendront les plus populaires des années 1920 et 1930, notamment Damase Dubuisson, Hercule Lavoie, Albert Marier et Mary Bolduc. En plus de faire la sélection des artistes enregistrés et distribués sous l’étiquette Starr, Beaudry va composer une grande partie du répertoire chanté. Dans les années 1920, la chanson populaire états-unienne domine les marchés du disque, de la radio et de la musique en feuilles. Beaudry travaillera à reprendre en français plusieurs grands succès anglophones, dont ceux de la Tin Pan Alley. Beaudry choisit des œuvres signées par des auteurscompositeurs connus, entre autres Irving Berlin, Gus Kahn, Ted Fio Rito, Cliff Friend, Walter Donaldson et Buddy de Sylva, tous reconnus par le Songwriters Hall of Fame. (P. Bouliane 2006, 41-42) Beaudry est intronisé au Panthéon des auteurs et compositeurs canadiens dans la catégorie « Les pionniers pré 1921 » en 2011. Cette renommée soudaine restera cependant dans l’ombre de Luc Plamondon qui accèdera au Panthéon la même année. Néanmoins, sur le site du panthéon, on reconnaît que : [p]ersonne ne peut passer sous silence le talent d’auteur-compositeur de Roméo Beaudry […]. Par sa clairvoyance, son intrépidité, son amour de la musique et son dévouement envers les artistes francophones, Roméo Beaudry a, pendant près de vingt ans, profondément marquee[sic] l’évolution de l’industrie du disque au Québec. Il [a laissé] aux générations à venir un héritage culturel et artistique précieux et fondamental. (Panthéon 2013, s.p.) Si le Panthéon souligne l’importance de certaines compositions de Beaudry, aucune référence n’est faite à ses traductions. Pourtant la recherche effectuée pour cette thèse m’a 17 A&R man mis pour artist and repertoire man est le nom donné au responsable de la sélection des artistes et du contenu enregistré par une étiquette de disques. 30 fait voir à quel point les traductions, plus encore que les compositions de Beaudry, sont nombreuses et diversifiées, passant de la chanson de charme au monologue humoristique, et qu’elles sont enregistrées, chantées sur scène, à la radio et publiées par des compagnies de musique en feuilles états-uniennes et canadiennes. Des 168 chansons listées en annexe de mon mémoire de maîtrise en 2006, ma base de données compte désormais près de 375 chansons obtenues au fil de mes nouvelles recherches. La méthode que j’ai utilisée pour témoigner de l’importance du répertoire des œuvres Roméo Beaudry et de l’effervescence de l’industrie musicale dans les années 1920 est le dépouillement d’archives, de musique en feuilles et de la presse musicale. Grâce à l’avancement des technologies informatiques, dont Internet, de plus en plus d’informations et de documents sont accessibles pour effectuer une recherche sur une époque bientôt vieille d’un siècle. L’accès aux sources primaires telles que des enregistrements, des partitions, des journaux et différents types de revues musicales est facilité grâce à des sites d’archives en ligne gérés par des Bibliothèques nationales (BAnQ, BAC, LOC), universitaires (Indiana University, Middle Tennessee State University, University of California-Los Angeles, University of Maine) 18 ou par des sociétés autonomes (Centre Mnémo, Phonothèque québécoise, Internet Archive, The International Arcade Museum). Deux collections nationales de musique, celle de Bibliothèque et Archives Canada et celle de Bibliothèque et Archives nationales du Québec, fournissent la majeure partie de sources primaires étudiées. Le Gramophone Virtuel (BAC) et la Collection numérique/enregistrements sonores (BAnQ) rendent disponibles en ligne plus de 800 enregistrements effectués sur disques 78 tours dans les années 1920. Ces bibliothèques m’ont permis de parcourir en ligne ou sur place des périodiques canadiens à contenu musical, dont Le Passe-Temps (1920-1930), La Lyre (1922 à 1931), le Canada qui chante (1927 à 1930) et le quotidien La Patrie à différentes dates selon les œuvres analysées. La BAC est aussi celle qui héberge le Fonds d’archives de la compagnie Compo, productrice des disques de Roméo Beaudry sur étiquette Starr. Un autre fonds est aussi venu enrichir 18 Certaines ont constituées des ressources colossales : IN Harmony : Sheet music from Indiana University ; The Maine Music Box, University of Maine ; Archive of Popular American Music (APAM) sheet music form the UCLA Music Librarys ; et The Center or Popular Music, Middle Tennessee State University. 31 ma collecte d’information sur la musique des années 1920, celui d’Alex Robertson conservé cette fois au Service des archives de l’Université Concordia à Montréal. Ce fonds comprend une vaste correspondance entre Robertson et plusieurs intervenants de l’industrie canadienne du disque. On peut y consulter plus de 1 000 partitions de musique en feuilles au contenu canadien (dont des œuvres de Roméo Beaudry) et divers matériaux de recherches sur les étiquettes de disques et sur les activités musicales de Montréal entre 1913 et 1970. Le fonds d’archives de la compagnie Compo contient les registres originaux des enregistrements phonographiques — aussi répertoriés dans une base de données réalisée par Jack Litchfield (1971-1975) — à partir desquels on peut valider, entre autres, le nom des artistes, le titre des œuvres et la date d’enregistrement des chansons de Beaudry 19. Ces registres constituent le fondement de la base de données que j’ai créée pour compiler l’ensemble de l’œuvre, ou presque, de Roméo Beaudry. La Figure 2 reproduit une fiche tirée de la base de données de Litchfield réalisée pour le compte de BAC. Figure 2 Fiche « Ramona » tirée de la base de données préparée par Litchfield On y trouve les entrées concernant le numéro d’enregistrement, la date, le titre, l’instrumentation, l’interprète, l’auteur et le compositeur, la maison d’édition, le type de microphone utilisé, le nombre de prises et la ville où a eu lieu l’enregistrement. Dans ce cas-ci, le titre anglophone correspond au titre donné en français, autrement le titre original 19 Ce registre fournit d’autres détails inédits quant aux tâches et aux spécificités techniques liées au studio d’enregistrement qui ne seront pas exploités dans le cadre de cette thèse. 32 est donné entre parenthèses. Le nom des musiciens est rarement indiqué et l’instrumentation n’est pas systématiquement spécifiée. En comparant cette fiche avec celle de la base de données que j’ai élaborée par la suite à l’aide du logiciel FileMaker Pro 11 (Figure 3), on peut discerner les entrées compilées au moyen d’autres sources de documentation. Grâce aux dépouillements des collections d’enregistrements sonores de BAC et de BAnQ, grâce au collectionneur et chercheur Jacques Clairoux et grâce à des recherches « aléatoires » sur Internet et dans les marchés aux puces, il a été possible dans la majorité des cas de retracer le numéro de série, la production d’autres versions enregistrées par d’autres compagnies de disques et d’autres interprètes, les paroles (en anglais et en français) ainsi que divers renseignements liés au contexte de composition d’une œuvre, etc. Figure 3 Fiche « Ramona » tirée de ma base de données « Beaudry_liste » 33 Les entrées de la case « Radio » (à droite) sont le fruit d’une autre base de données réalisée cette fois par Marie-Thérèse Lefebvre et son équipe du projet : « Programmation radiophonique du journal La Presse 1922-1930 » (2009). Cette base prend en compte toutes les grilles horaires inscrites dans ce quotidien. Outre la date et le poste radiophonique, l’information trouvée n’est pas uniforme puisque le nom des auteurs, des compositeurs, des interprètes et des musiciens s’y trouvent que très rarement indiqué dans le journal. De plus, la grille n’indique pas si une chanson est jouée dans une version instrumentale, vocale ou chantée avec les paroles en français ou en anglais. Malgré ces trous, cette base de données s’est avérée imposante et permet d’avoir une idée de la « popularité » d’une chanson. Elle servira donc à l’analyse du contexte de diffusion des œuvres. L’étape suivant la longue élaboration de la base de données a été la macroanalyse des 381 fiches pour dresser un portrait des différents types d’informations qu’elle renferme. Les chansons sont composées entre 1920 et 1931, elles ont presque toutes fait l’objet d’un enregistrement et plus de la moitié ont été publiées. On compte 224 traductions, 73 compositions originales et 32 chansons écrites en collaboration avec d’autres auteurs ou compositeurs. La base peut ensuite extraire des statistiques et des ordres de grandeur qui permettent de montrer l’année comptant le plus grand nombre de traductions, les thèmes les plus fréquents, les chansons enregistrées par plus d’une compagnie de disques; l’interprète ayant enregistré le plus de chansons de Beaudry; les auteurs et compositeurs états-uniens les plus traduits, etc. C’est à partir de ces données qu’il a été possible de sélectionner le corpus d’œuvres traduites qui sera soumis à une analyse fine de ses composantes externes (contexte socio-culturel de sa production et de sa diffusion) et internes (musique, paroles, interprétation). 0.5.2 Analyse transtextuelle et transphonographique En documentant un sujet d’étude nouveau, cette recherche tente de mettre de l’avant le contexte de création, de diffusion et de réception de la chanson populaire des années 1920, mais elle cherche également à comprendre un phénomène, celui de la traduction, au moyen d’un modèle analytique précis. J’entreprends ici de pousser plus loin la typologie des pratiques transpositionnelles présentées par Gérard Genette dans son ouvrage Palimpseste (1982) pour les rendre fonctionnelles à l’analyse d’une traduction de chanson. Dans le 34 dernier chapitre de son ouvrage (p. 539-545), Genette ouvre le spectre de l’hypertextualité aux autres pratiques artistiques : « Tout objet peut être transformé, toute façon peut être imitée, il n’est donc pas d’art qui échappe par nature à ces deux modes de dérivation qui, en littérature, définissent l’hypertextualité, et qui, d’une manière plus générale, définissent toutes les pratiques d’art au second degré, ou hyperartistiques » (p. 536; l’auteur souligne). Si la transtextualité m’est apparue être un modèle adéquat pour la traduction de chansons, c’est parce qu’il avait déjà été mis à profit pour le répertoire de la musique populaire enregistrée par Serge Lacasse. La transphonographie a donc constitué une base essentielle pour l’élaboration de mes analyses. Ce modèle comporte six catégories 20 qui « ne sont pas mutuellement exclusives et [qui] constituent plutôt des angles sous lesquels on peut aborder les relations qui peuvent s’établir entre différents enregistrements de musique populaire et certaines autres manifestations connexes (pochettes de disques, par exemple) » (2008, 12) 21. Chez Lacasse, le « phonogramme » remplace le « texte » de Genette, parce qu’il s’intéresse à « l’étude d’exemples de relations intertextuelles et hypertextuelles relevées dans le répertoire de la musique rock enregistrée. » (2000a, 50) Cette limitation fait toutefois défaut lorsque vient le temps de l’utiliser avec mon corpus qui comprend un mélange de supports soit la musique en feuilles et le disque, et c’est là où mon application du modèle s’avère être une contribution à la musicologie 22. Je traiterai alors sur le plan général de transtextualité musicale, d’architextualité musicale et d’hypertextualité musicale 23 et je reviendrai au modèle de Lacasse lorsque les analyses porteront sur la relation entre deux œuvres phonographiques. Outre l’hypertextualité, l’architextualité musicale sert mon propos puisqu’elle regroupe sous un même ensemble les chansons traduites et leurs versions originales, quel que soit leur format (musique en feuilles ou disque). Ce niveau de relations plus abstraites 20 Les catégories de la transphonographie sont : l’archiphonographie, l’hyperphonographie, la polyphonographie, l’interphonographie, la paraphonographie et la métaphonographie. 21 Aux « manifestations connexes », il faut ajouter la partition, le premier mode de diffusion du corpus. Il est toutefois impossible d’ajouter les prestations radiophoniques car aucune trace ne semble avoir été conservée. 22 Serge Lacasse a toutefois appliqué le modèle de Genette à une sélection d’œuvres savantes à partir de leur notation musicale dans un bref article dont il est coauteur (Lacasse, Brauer et Villemaire 1996). 23 Plutôt que d’introduire un nouveau néologisme comme transchansonalité, qui serait dans les faits peu pertinent à l’analyse et qui mènerait à d’autres limitations. 35 permet de reconnaître, par exemple, un genre musical particulier (chanson sentimentale), un style d’exécution (crooning) ou un type de discours (dialogue). À partir de critères spécifiques, il est ensuite possible d’identifier les caractéristiques à l’aune desquelles la comparaison entre les chansons pourra s’effectuer. Mais en réunissant sous un même ensemble les enregistrements des traductions de Beaudry, l’archiphonographie est le « lieu de l’analyse stylistique, et donc des attentes et des effets que suscitent chez les auditeurs les convergences ou les écarts d’une œuvre par rapport à des normes génériques » (Lacasse 2008, 13). C’est donc en regard de ces critères que les traductions et les chansons originales de Beaudry peuvent être rattachées au genre appartenant à la Tin Pan Alley, à la chanson populaire américaine des années 1920. Les « convergences » comme les « écarts » relevés pourront alors être significatifs de divers processus d’imitation et de transformation. Les formes de transposition d’une œuvre, à l’intérieur de la pratique de la traduction, seront développées en deux grandes catégories au chapitre 3 (transposition des paroles et transposition musicale) et seront ensuite mis en pratique dans l’analyse de trois chansons au chapitre suivant. 0.6 Présentation des parties de la thèse Le premier chapitre sera consacré à la vitalité de la chanson canadienne-française, à l’importance de sa diffusion et à son rôle dans l’industrie de la musique des années 1920. On verra comment la pratique de traduction et d’appropriation de chansons à Montréal se fait au moment même où se développent des lieux de productions favorisant cette nouvelle musique. J’ai retenu et défini quatre lieux de productions me servant à présenter les espaces de rencontre entre les œuvres, les interprètes et le public montréalais : la scène, la musique en feuille, le phonogramme et la radio. Le deuxième chapitre s’intéressera à la réception de la chanson populaire afin de mieux comprendre comment le public entre en contact avec les œuvres selon les modes de diffusion. Il sera nécessaire de prendre en compte l’impact de facteurs tels que le temps de loisir, l’accessibilité des médias et le discours de la critique sur l’expérience d’écoute de cette musique. On verra comment de nouvelles modalités d’écoute et de consommation de la musique s’inscrivent chez un jeune public dans un contexte de transformations sociales, culturelles et urbaines importantes. Dans le troisième chapitre, on s’interrogera sur le travail créatif du traducteur en s’inspirant de divers travaux en 36 traductologie, en théorie littéraire et en musicologie. Afin de saisir la pleine mesure des procédés de transformation qui ont cours dans l’appropriation d’œuvres états-uniennes au contexte canadien-français, il faudra développer un modèle d’analyse adapté à la chanson populaire. Une des questions se trouvant au cœur de ce chapitre est celle de savoir dans quelle mesure les procédés utilisés par Beaudry pour ses traductions peuvent être considérés comme des pratiques de recréation et d’appropriation. Enfin, le modèle d’analyse développé à partir de la transtextualité de Gérard Genette servira à mettre sous la loupe trois types d’appropriations en étudiant deux chansons traduites et une chanson originale du répertoire de Roméo Beaudry. 37 Chapitre 1 Lieux de production 1.1 Introduction Montréal est, dès 1900, en diapason avec les mouvements d’industrialisation et d’urbanisation que connaissent les grandes villes des États-Unis. Le recensement de 1911 la situait au neuvième rang des villes nord-américaines les plus peuplées tandis que celui de 1921 révélait un Québec majoritairement urbain (à hauteur de 51,8 %), au moment où Montréal héberge le siège social des principales firmes canadiennes et possède le port le plus important en Amérique après New York (Charpentier 1999, 49). Malgré des levées de boucliers, dont les articles d’Esdras Minville 24 qui dénoncent l’exode rural, les liens économiques entretenus avec les États-Unis ou encore l’intrusion de biens de consommation en provenance de ce pays voisin, Montréal est une ville résolument moderne, « de son temps »25. Les transformations qui l’affectent et auxquelles elle participe s’inscrivent dans un processus général de modernisation sociale et économique qui ne peut être réduit à l’adoption d’un mode de vie qui serait « imposé » par les États-Unis 26. En effet, nombreux sont les facteurs socio-culturels et financiers qui poussent alors le Québec à l’industrialisation, au renouvellement de ses infrastructures civiles et à l’élaboration d’une culture populaire urbaine 27. Comme ses homologues, la ville de Montréal est un lieu social 24 Parmi les nombreux articles d’Esdras Minville sur ces sujets, je propose la sélection suivante : « Les Américains et nous » dans L’Action française (août 1923), p. 97-105; « Le capital étranger » dans L’Action française (juin 1924), p. 323-349; « Invasion du capital étranger » dans L’almanach de la langue française (1925), p. 127-130; et « Contre l’immigration » dans L’Action nationale (octobre 1933), p. 122. 25 « Être moderne » et « être de son temps » sont des expressions où « moderne » évoque le plus souvent la contemporanéité dans le vocabulaire canadien du début du XXe siècle; voir à ce sujet l’article « Petite typologie philologique du “moderne” au Québec (1850-1950). Moderne, modernisation, modernisme, modernité » de Jean-Philippe Warren (2005) et « Être de son temps : Pourquoi? Comment? » d’Yvan Lamonde (2004c). 26 La modernisation économique renvoie à un développement dont le vecteur principal est l’industrialisation et l’urbanisation d’une société. La modernisation des structures économiques de Montréal a des répercussions sur l’ensemble de la société canadienne-française : « Dans tous les domaines, des services de charité à l’enseignement universitaire, en passant par les médias de masse, la modernisation des structures et des valeurs n’a pas attendu les années 1960 pour bouleverser le paysage canadien-français. » (Warren 2005, 509) 27 Le déclin de la traite des fourrures puis le manque de bonnes terres cultivables expliqueraient en partie l’émigration des Canadiens Français vers les grandes villes du Canada et de la Nouvelle-Angleterre entre 1840 et 1930 (Lavoie 1981; Rodier 2012). Quant à la révolution industrielle telle qu’elle s’est réalisée aux États-Unis, elle a certes fourni des moyens de transport facilitant le déplacement de la population, offert l’électricité aux entreprises et aux mieux nantis, et peut-être même généré le cadre du mode de production capitaliste, toutefois il serait vain de limiter la complexité de la culture urbaine et son développement 39 actif, un lieu d’importation et de rencontre avec l’altérité, marqué par la multiplication des échanges culturels : Ainsi, les métropoles, en tant que lieux de contact, de métissage et d’incubation d’identités hybrides, jouent un rôle déterminant dans la production des processus de transculturation. Elles provoquent et intensifient en même temps le bouillonnement de la créativité culturelle, la transformation profonde des modes de vie (surtout chez les migrants ruraux et les nouveaux immigrants, souvent issus de milieux ruraux dans leur pays d’origine), les revendications d’une participation et d’un contrôle démocratique des conditions de vie ainsi qu’un phénomène d’hybridation culturelle. (GIRA 2012, s.p.) Alors que Montréal est semblable aux autres métropoles américaines par sa croissance, par son flot d’immigration, par la montée du prolétariat et des syndicats, et par l’importance du pouvoir ecclésiastique, elle se distingue clairement par sa condition géographique et démographique : une majorité francophone catholique au cœur d’un continent anglophone. Parmi les besoins suscités par l’augmentation et la densification de la population citadine, celui spécifique d’avoir accès à des divertissements en français évolue à un rythme que doivent suivre les artistes, les créateurs et les producteurs de biens culturels. Les auteurs de La vie culturelle à Montréal vers 1900 (Cambron 2005) ont montré qu’un bouillonnement social alimentait déjà, au début du siècle, toutes les sphères artistiques. L’effervescence culturelle s’accentue jusque dans les années 1920, alors que la ville fait face à une importante demande de loisirs, de salles de spectacles, d’activités sportives, de médias écrits, d’institutions artistiques et littéraires. Pour combler les attentes, la production et l’offre de biens culturels augmentent dans la ville qui se dote de cinémas, de revues musicales, de ligues de baseball, de parcs d’amusements, etc. L’intensité des activités économiques montréalaises a un impact significatif sur le milieu socio-culturel du Québec et, du coup, sur l’expression d’une vie musicale contemporaine à ces bouleversements. Entre les États-Unis et la France, une vitalité musicale se manifeste dans la structuration d’une industrie musicale canadienne-française basée à Montréal et dans les lieux de production faisant une place au développement de la artistique en sol canadien aux seuls effets de cette américanisation. Voir Lamonde (1996, 2001, 2004a), Bouchard (1995), Bouchard et Andrès (2007), Cuccioletta et coll. (2001) et Linteau (2000). 40 chanson populaire. L’hypothèse qui a conduit la recherche de type historique de ce premier chapitre est la suivante : la production musicale, en particulier celle de la chanson populaire, constitue le témoignage d’une vie culturelle montréalaise intense qui lui est propre, tout en intégrant ou en bénéficiant de différents modèles états-uniens et européens. C’est en tant que métropole économique et culturelle que Montréal développe au début du XX e siècle des lieux de production favorisant la création et la circulation de musiques populaires francophones et anglophones. Le discours anti-américain propagé par une certaine élite canadienne-française — dont Minville (1923, 1924), Groulx (1923) et Lorrain (1936) — semble ne pas avoir eu d’impact important sur la production et la popularité de musique populaire; en tous les cas, cela n’aura pas empêché les œuvres et les publics de prendre de l’ampleur tout au long des années 1920. Avec le temps, l’incidence de ces discours s’est fait plutôt sentir sur la manière dont un pan de la culture canadienne-française aura été relégué dans les marges des disciplines artistiques et académiques (dites classiques ou savantes), là où gisent de nombreuses œuvres, pratiques, scènes culturelles et acteurs souvent négligés en vertu de leur caractère populaire ou marginal. La quasi-absence d’écrits sur la musique de la période examinée, comme démontré dans l’état de la question, touche également les études théâtrales et les études littéraires; Lucie Robert n’hésite pas à reconnaître que l’histoire a laissé un vide entre « son appréhension de la tradition propre au XIXe siècle et sa quête de la modernité, qui émergerait dans le second tiers du XX e siècle » (2012, 8). L’auteure ajoute que « la vie artistique va alors dans toutes les directions, prolongeant la tradition d’un côté, mais aussi cherchant un renouvellement, qui se traduit par un nombre important de petites expériences, pas toujours fructueuses, qui sont autant d’incursions dans la modernité. » (Ibid.) En musique, un renouvellement des modèles savants, folkloriques et populaires est influencé par la multiplication des espaces de production et de diffusion culturelle comme la scène (concert, théâtre, cinéma), l’édition musicale, le disque et la radio. Les petites expériences sont, par exemple, celles des compositeurs Roméo Beaudry, Claude Champagne ou Conrad Gauthier. Elles sont « petites » comparativement aux vastes corpus anglo-saxon et français, elles le sont peut-être aussi en raison du peu de représentations, de publications, de spectateurs ou de rentabilité généré. Cependant, leur nombre est « important » de même que la quantité de gens, d’actions et de ressources directement 41 impliqués dans la somme de ces expériences qui, par ailleurs, sont des incursions dans la modernité parce qu’elles reflètent les transformations sociétales qui bouleversent les rapports intersubjectifs, la manière dont on habite la ville et la façon dont on conçoit la création artistique. Dans la chanson populaire, la modernité s’exprime d’une part à travers les nouveaux thèmes et les mises en situation présentées dans les textes; et d’autre part, elle se reconnaît à l’utilisation de médias et de lieux de production liés à une industrie en plein essor 28. Ces petites expériences deviennent alors historiquement et musicologiquement significatives dans la mesure où elles incarnent et témoignent des nouveautés affectant à la fois la musique et la société. Les sections de ce chapitre identifient quatre lieux de production, ses principaux acteurs, les caractéristiques qui définissent la forme médiale de l’œuvre exploitée et la façon dont chaque espace entre en contact avec le public montréalais. L’exposition d’un ensemble de lieux, de créateurs et d’interprètes rend possible l’élaboration d’un premier portrait de l’industrie de la chanson populaire canadienne-française dans les années 1920. Plus spécifiquement, je propose de placer en son centre le travail de l’auteur-compositeur et éditeur Roméo Beaudry. Pour chacun des lieux de productions présentés, une incursion du côté des activités artistiques, phonographiques et éditoriales de Beaudry permet de découvrir des centaines de chansons, des réseaux de contacts féconds et des relations professionnelles locales et internationales bien ancrées dans la vie culturelle montréalaise. 28 Ici le terme modernité correspond à la description synthétique qu’offre Warren : « C’est autour des années vingt que commence à éclore au Canada français un véritable débat sur le moderne conçu, non plus comme une simple période historique, un synonyme de ce qui est actuel ou une manière de concevoir le progrès, mais comme une conception particulière et révolutionnaire de l’ordre social. […] La modernité a été définie mutatis mutandis comme la montée historique de l’individualisme, du matérialisme et du rationalisme. Il est inutile d’insister trop longuement sur ces trois phénomènes. Contentons-nous de dire que, chez la plupart des penseurs canadiens-français, l’individualisme était associé à la licence, à une liberté sans frein, et devait par conséquent être tempéré par le sens des devoirs et le respect de l’autorité légitime. Le matérialisme était associé au sensualisme, à l’hédonisme et, en règle générale, au péché, et devait donc être tenu comme inférieur ou encore sublimé par la spiritualité et les nourritures célestes. Quant au rationalisme, dont les conséquences étaient la sécularisation de la société et, prises globalement, le désenchantement du monde, il devait être contenu par la digue des mœurs et des traditions anciennes. » (2005, 510-512) 42 1.2 Les lieux de l’industrie musicale : de la préproduction à la diffusion L’étape de production d’une chanson populaire en comprend deux autres : en amont, la préproduction, ou l’étape de création qui fournira les éléments constitutifs de l’œuvre à produire (paroles, mélodie, arrangements); en aval, la diffusion, définie par le format médiatique de l’œuvre produite et qui assure sa circulation jusqu’aux lieux de réception. En ordre chronologique d’apparition, les modes de diffusion sont la performance en direct (spectacle, concert), l’écrit (la musique en feuilles), le phonogramme (le disque) et l’onde radiophonique (la radio). Les lieux de production sonore qui ont donné corps et voix à l’œuvre diffusée sont corolairement la scène, la maison d’édition, le studio d’enregistrement et le studio radiophonique. Ces lieux seront présentés de manière à pouvoir se concentrer sur leur importance et leurs caractéristiques dans la vie culturelle des années 1920 et en particulier dans la chanson. 1.2.1 La scène, la ville et la performance en direct La scène, intérieure ou en plein air, est certainement le plus ancien lieu de production artistique. Une fois la composition achevée, l’œuvre est créée lors de sa première interprétation publique (pourvu qu’elle soit destinée à être communiquée à un public). Pour la chanson seulement, on pourrait suivre depuis le Moyen-âge les jongleurs et les amuseurs publics, les troubadours et les divertissements de cour, les mazarinades et les chants patriotiques, les caveaux et les sociétés chantantes, et ce, jusqu’aux cafés-concerts et salles de music-hall. Ce filon est européen et plus particulièrement français. Au Canada, à l’époque de la Nouvelle-France, la chanson voyage dans des circonstances fortement différentes alors que sa population demeure inférieure à 100 000 habitants. Élisabeth Gallat-Morin et Jean-Pierre Pinson ont pourtant démontré l’existence d’une activité musicale « qui va de soi » : Quand on sait l’importance ainsi accordée à la musique dans la société française, il eut été surprenant qu’elle ne fût également présente dans la société de la Nouvelle-France, mais dans la colonie il n’y avait aucun journal qui puisse rapporter les événements culturels. De plus, à cette époque, la présence de la musique va tellement de soi que souvent on ne songe même pas à la mentionner. (2003, 287) 43 Les chants liturgiques et folkloriques dominaient les lieux publics et les soirées de famille alors que la musique de chambre se réservait à une élite. Mais les hauts fonctionnaires et les marchands bourgeois possédaient des recueils de chants : « airs sérieux et à boire, parodies bachiques, vaudevilles, rondes de table et brunettes. » (Ibid., 314) Il s’avère qu’en Nouvelle-France, « [m]algré la désapprobation des autorités ecclésiastiques, sauf lorsqu’il s’agissait d’exercices pédagogiques, il y eut même des représentations théâtrales, habituellement accompagnées de musique. Et l’on sait que chanter à table faisait partie des plaisirs de la vie en société » (Ibid., 443). Le peuple a ainsi composé des airs de circonstance ou des chants satiriques chantés sur des timbres : il a raconté en musique le retrait de la flotte anglaise en 1690 et 1711, et il a osé se moquer de l’intendant Raudot, des juges, des greffiers ou des prêtres prêchant contre la fréquentation des bals (Ibid., 317-318). Avec le passage au régime anglais, les chants politiques, patriotiques et d’attachement envers la mère patrie se multiplient dans les journaux, comme en témoigne Chansons politiques du Québec 1765-1833. (Tome 1), 1834-1858 (Tome 2) en compilant les œuvres « d’hommes engagés dans l’action, comme Augustin-Norbert Morin, Étienne Parent, Joseph-Edmond Turcotte, Adolphe Marsais. » (Carrier et Vachon 1979, 14) Ces auteurs, pour la plupart journalistes, expriment une voix, un « vécu » et un sentiment populaire plus près de l’expérience urbaine que de la vie rurale où la saison des moissons se fait plus cruciale que celle des élections. La croissance démographique de la ville est propice à la composition de nouvelles chansons inspirées par la vie politique, la vie mondaine et la vie ouvrière de sorte que certains membres de la société chantent les louanges du Canada dans « La Confédération des provinces britanniques de l’Amérique » en 1858 29, tandis que d’autres critiquent le prix élevé de l’énergie dans « Le gaz à bon marché » en 1905 30. Mais où peut-on entendre et même fredonner ces chansons? Au-delà du perron des églises, des salles paroissiales et des soirées de cuisine, des lieux culturels spécifiquement urbains sont conçus pour la famille et pour le nightlife : 29 Chanson parue le 12 novembre 1858 dans Le Canadien, vol. 28, no 70, p. 1 (Carrier et Vachon 1979, 404). Cette chanson composée par Fleury Delville et G. Chaillier a été enregistrée par Claire Lafrenière sur l’album Chansons actuelles (2007). 30 44 La vie urbaine génère ainsi une culture publique, produit du brassage de populations toujours plus nombreuses et diversifiées, de la multiplication des interactions sociales dans les rues et les autres endroits publics, de l’apparition de lieux propices aux rencontres et à la mixité, tels les espaces de culture et de loisirs qui se développent rapidement à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle. (Dagenais 2006, 4-5) Après avoir concentré ses énergies dans la mise en place d’infrastructures économiques, la ville de Montréal définit son rôle dans l’orientation de la vie culturelle et des loisirs publics en s’inspirant des aménagements urbains élaborés en Angleterre et aux États-Unis : De conception britannique au tournant du XIXe siècle, l’organisation matérielle des villes canadiennes sera, par la suite, également marquée par des influences de source américaine. Nombreux, les emprunts au modèle anglais sont encore visibles, par exemple dans les squares et les grands parcs champêtres dont se sont dotés Montréal et Toronto à partir du milieu du XIXe siècle. De même, des traces du modèle américain subsistent du côté des terrains de jeux dont l’apparition remonte au début du XXe siècle. (Ibid., 7) Les parcs publics que sont le Mont-Royal, le Parc Lafontaine ou l’Île Saint-Hélène, ainsi que les parcs privés tels Le Parc Sohmer (1889-1919) 31, le Parc Dominion (1906-1938), le Parc King Edward (1910-1931) ou le Parc Belmont (1923-1983) 32 offrent une vaste gamme d’attractions pour la population. Théâtre, opérette, vaudeville, fanfare, cinéma en plein air, restaurants, cirques, manèges et croisières; ces parcs sont des lieux de production culturelle, de diffusion d’œuvres anciennes et de création d’œuvres nouvelles. Ajoutons à ceux-ci les espaces destinés à la clientèle adulte : Déjà, à la fin des années 1920, le Faubourg [Saint-Laurent] est peuplé de plusieurs boîtes de nuit et de clubs très courus : le Boulevard, le Commodore, le Hollywood, le Blue Sky, le Connie’s Inn, le Montmartre, le Chinese Paradise Grill, le Frolics […], ainsi que des clubs de style américain et un théâtre de variétés très influencé par le vaudeville américain. (Bélanger 2005, 19) 31 Dès 1893, le parc Sohmer avait un pavillon pouvant accueillir jusqu’à 7000 personnes, été comme hiver. Ce lieu offrait pour un prix modique des concerts, des marches militaires, des manèges et autres attractions. Voir Le parc Sohmer de Montréal 1889-1919. Un lieu populaire de culture urbaine de Lamonde et Montpetit (1986) et les chroniques « Pointe sèche et crayon gras » de Jean-Josaphat Gagnier dans le Passe-Temps (1947-1948). 32 Les Canadian Grenadier Guards dirigiés par Jean-Josaphat Gagnier au Parc Belmont est la fanfare en résidence tout au long des années 1920 (Gaudreau 2012; Plouffe 2012). 45 Près de ces lieux festifs, touristiques et de transgression 33, des scènes plus « institutionnalisées » sont mises sur pied dont le Monument National (1893) 34 et la Bibliothèque Saint-Sulpice (1914) 35 avec leurs salles à vocation multiple. Enfin, les planches des théâtres sont l’endroit où d’un bout à l’autre de la ville s’enchaînent selon la spécialité, cinéma, concert, opéra, opérette, théâtre et autres variétés, le tout ponctué de chansons. En 1929, dans un éditorial du magazine Canada qui chante, Raoul Léry fait état des divergences d’opinions quant à la forte présence de la chanson sur scène : […] d’une part, d’innombrables professionnels d’esprit chagrin, mais assez peu clairvoyants, il est vrai, vont pleurer la mort de la « Chanson » ou, pour le moins, se lamentent sur sa lente et douloureuse agonie; il se trouve, d’autre part, quantité d’auteurs dramatiques, non des moindres, qui vont gémissant avec une certaine amertume, que cette « Intruse » envahit davantage chaque saison, aujourd’hui plus qu’hier et bien moins que demain, les scènes de théâtre, jusqu’ici consacrées à des spectacles sans musique. […] Il est évident que si les seconds n’ont pas tort de déplorer la quasi-nécessité où ils se trouvent de s’adjoindre des collaborateurs spécialistes pour augmenter leurs chances de succès en donnant satisfaction au goût actuel du public, les premiers sont quelque peu fondés à se plaindre de la disparition des cafésconcerts d’où s’envolèrent tant de valses froufroutantes, tant de couplets ailés, tant de refrains joyeux dont les meilleurs de chaque genre, de chaque catégorie, connurent la popularité. […] Eh bien! Personnellement, je prétends, qu’à l’heure actuelle, la comédie dite « musicale » donne aux compositeurs, aux paroliers, aux interprètes, un ensemble d’avantages réels sur l’ancienne présentation dite « Tour de Chant ». (Léry 1929, 3, je souligne) 33 Cabarets, bars, cafés, clubs ne sont pas que des lieux de divertissement, mais des lieux culturellement bouillant de transgressions, de critique des tabous, d’artistes marginaux ainsi que des refuges pour la bohème et la prostitution. Voir Une histoire des sexualités au Québec au XXe siècle, sous la direction de Jean-Philippe Warren (2012). 34 Érigé entre 1891-1894 par la Société Saint-Jean-Baptiste, le Monument national fut acheté par l’École nationale de théâtre en 1971 après avoir accueilli les Soirées de famille (1898-1901), les Veillées du bon vieux temps (1921-41), la Société canadienne d’opérette (1922-33), les Variété Lyriques (1936-55), les revues Fridolinons ! (1938-46) 35 La bibliothèque accueille les Soirées du bon vieux temps initiées en 1919 par Marius Barbeau. 46 Léry est un homme de théâtre bien connu à Montréal aussi directeur littéraire du Canada qui chante et directeur d’une troupe de théâtre. Sa compréhension du goût du public des années 1920 est que la chanson, une « quasi-nécessité », augmente les « chances de succès » d’une pièce de théâtre. C’est pourquoi comédiens, metteurs en scène et directeurs de troupes de théâtre vont parfois accorder une large part de leurs activités à l’écriture, à l’édition ou à la vente de chansons. Tel est le cas de Jean Nel, Alfred Nohcor et Almer Perrault dont je reparlerai dans la section 1.2.2 sur l’édition musicale. La comédienne Rose Ouellette, alias La Poune, décrivait ainsi la place de la chanson populaire au théâtre : 36 La grande comédie se jouait après l’entracte, durant lequel avaient lieu les tirages et la vente des « chansonniers ». On avait en effet coutume de vendre un programme dans lequel on trouvait également les paroles, et quelques fois la musique des chansons au programme. Au début du siècle, les artistes vendaient eux-mêmes les chansonniers en se promenant dans la salle. À l’époque du National, cependant, un personnel attitré se chargeait de la vente des programmes. (1983, 71) La chanson se niche donc dans tous les lieux et dans presque toutes les catégories de spectacle, que ce soit pour animer la foule avant une représentation, permettre un changement de décor, promouvoir le talent d’un comédien ou accompagner les clients qui prennent un verre. Voici trois formes de spectacle — la revue, le burlesque, le cinéma — où la chanson prenait place sur la scène dans les années 1920 37. 1.2.1.1 La revue Dans l’ouvrage Le diable en ville. Alexandre Silvio et l’émergence de la modernité populaire au Québec, Germain Lacasse, Johanne Massé et Bethsabée Poirier s’intéressent à la culture populaire notamment en décrivant les aspects de la modernité que revêtent le cinéma et la revue d’actualité. Pas moins de 140 titres de revues et quelques 150 chansons ont été identifiées pour la période 1900-1930 (2012, 57 et 60), ce qui fait une moyenne de 36 Rose Ouellette fournit d’ailleurs une description du programme typique d’une soirée au théâtre National : deux films français, les actualités, les dessins animés, puis le spectacle formé d’une ouverture musicale avec tous les membres de la troupe, d’un drame ou mélodrame, de sketches et attractions diverses (acrobates, chanteurs, hypnotiseurs, danseurs, magiciens) ainsi que d’une grande comédie (Ouellette 1983, 70). 37 D’autres exemples auraient pu faire ici l’objet d’une enquête comme le théâtre, les salons et les clubs privés, les cabarets et les cafés-concerts, mais l’ampleur de la tâche a exigé une sélection des formes qui semblaient les plus significatives et qui offraient des sources primaires et secondaires facilitant la documentation. 47 cinq revues par an plus celles qui n’ont pu être répertoriées. Les représentations ont lieu tous les jours (parfois le dimanche) sur une période allant habituellement d’une à deux semaines 38. La revue est un spectacle que ces trois auteurs ont su définir et distinguer du théâtre burlesque : Dans les revues, à l’inverse [du burlesque], une intrigue simple relie les divers tableaux, les dialogues et les chansons ne sont pas improvisées, et sont exclusivement en français. […] La revue d’actualité est un spectacle hétéroclite composé de plusieurs sketchs, chansons, saynètes et monologues traitant des événements d’actualité et de la vie sociale et politique. En plus de faire apparaître politiciens et autres personnalités connues de tous, les revues convoquent les personnages les plus insolites, comme la Maison à louer, le Scandale ou l’Électricité. (Ibid., 101) Dès 1900, la revue s’implante sur le territoire québécois et se fait connaître grâce aux artistes français installés ou en visite à Montréal tels que Numa Blès, Lucien Boyer, les frères Delville, Paul Gury ou le Suisse Pierre Christe. Ce genre théâtral s’inscrit dans la tradition française des cafés-concerts et son importance est indiscutable sur la scène montréalaise des années 1920, après quoi il semble fusionner à d’autres formes de spectacles pour donner notamment le musical ou la comédie musicale, les Fridolinades, les Bye bye de fin d’année, etc. Les chansons occupent une portion centrale de la revue et, avec les monologues, permettent l’expression souvent humoristique d’idées et d’opinions propres à l’actualité locale. Les Canadiens Julien Daoust, Armand Leclaire, Almer Perrault, Roméo Poirier, Alex Sylvio et Ernest Tremblay, prennent rapidement le pas et verront leurs œuvres jouées sur les scènes que sont le Théâtre le Chanteclerc, le Théâtre Canadienfrançais, le Théâtre National et le Théâtre Saint-Denis. En 1919, dans une publicité de la revue Ça m’zigzaille mettant en vedette le chanteur et bonimenteur Hector Pellerin, on annonce que « 50 chansons » feront partie de cette « Revue comédie musicale en 6 tableaux » (La Patrie 1919, 21). Ce nombre peut surprendre, et probablement que plusieurs chansons exécutées en tout ou en partie dans le spectacle ne sont pas énumérées dans les programmes. La revue est musicale. Lorsque « La 38 Sur une base conservatrice, si chaque revue fut jouée pendant six jours, environ 840 représentations de revues ont été exécutées entre 1900 et 1930. 48 revue du printemps » est présentée au Théâtre Saint-Denis en 1926, on profite du passage de la vedette du grand écran Charles de Roche pour l’intégrer à différentes scènes, et dans l’une d’elles, « [e]n compagnie de Mlle Lucie Turner il chante des romances faciles à succès » (Fabrio 1926a, 33). La revue autant que la chanson tirent parti de cette union. Dans ses chroniques, le critique Fabrio (Henri Letondal), peu favorable au genre, ne peut ignorer la popularité de la revue. Il signe l’article « Revue par-ci, revue par-là, Que dit'svous de tout cela? » donc on peut déduire que ce genre domine l’offre théâtrale et que la présence de chansons y est inhérente : [D]es chansons à peine adaptées de l’anglais, vous en trouverez en quantité. [...] La saison théâtrale tire à sa fin. Trois théâtres de comédie tiennent bon, tandis que les music-halls anglais connaissent un regain de vitalité avec la reprise des grandes attractions de comédie-musicale, au Théâtre Princess. Mais c’est encore la revue qui prédomine. Elle est presque toujours vulgaire et inspirée, comme je l’ai dit plus haut, du burlesque américain. Sa moralité est presque toujours répréhensible et parfois condamnable. [...] Je ne veux pas me montrer plus délicat que je ne suis, mais je vous assure que certains tableaux et certaines chansons dépassent la mesure. (1926b, 3) Bien que les preuves manquent pour vérifier si des chansons de Beaudry ont fait partie de la programmation de revues d’actualité, le ton humoristique et le contenu local de plusieurs de ses œuvres traduites et originales laissent planer un doute raisonnable. D’ailleurs : « [l]a chanson humoristique est principalement associée à la scène, et ce, même si elle trouve un prolongement dans l’industrie du disque au cours des années 1920. Il s’agit souvent de chansons sur timbre traitant de différents sujets d’actualité. » (Saint-Jacques et Robert 2011, 380) Plusieurs compositions de Beaudry s’apparentent en effet à celles de Nel, Nohcor ou Perrault. Dans « Le Beau Valentino » (Annexe H.16→302) analysée au Chapitre 4, Beaudry se sert habilement de l’image d’un comédien célèbre pour se moquer des phénomènes de modes engendrés par le cinéma. Avec « Les loups en automobile » (Annexe H.18→305) l’auteur prévient « la bonn’ petit’ fille » de « bien se méfier de ces beaux galants », qui ne rôdent pas dans les bois, mais dans les rues de la ville. Quant aux paroles de « Les adieux de Médéric » (Annexe H.17→304) et de « Camilien (H) où donc es-tu? » (Annexe H.4→288), elles mettent en scène le chagrin et le désarroi de l’ex-maire de Montréal, Médéric Martin (1869-1946), défait lors des élections remportées par Camillien Houde (1889-1958) en 1928. Sur le terrain des relations amoureuses, Beaudry 49 présente des situations de la vie conjugale placées dans un cadre urbain comme dans « Mon cavalier » et « Mitaine et chausson » (Annexe H.21→308). Enfin, parce que Beaudry a aussi collaboré avec plusieurs comédiens et chanteurs de revues, le manque de témoignage ne suffit pas à écarter ses œuvres d’un genre théâtral alors en pleine gloire. 1.2.1.2 Le burlesque Contrairement à la revue, le burlesque au Québec tire davantage son essence chez son voisin du sud. Aux États-Unis, le genre débute vers 1870 avant de connaître son âge d’or de 1905 à 1920. L’American burlesque doit alors son succès à sa formule éclatée du spectacle de variétés, un mélange des minstrel shows et des honky-tonks. Mais au tournant des années 1930, le burlesque laisse de plus en plus d’espace aux « lignes de filles » et aux strip-tease. C’est néanmoins le burlesque théâtral de l’âge d’or qui influence la production canadienne-française qui débute dans les années 1910. Chantal Hébert, qui a écrit le plus grand nombre d’ouvrages et d’articles sur le sujet, divise l’histoire du burlesque au Québec en trois périodes : Durant [la première] période (1914-1920), les spectacles se déroulent principalement en anglais. Swifty, Pizzy-Wyzzy et Pic-Pic en sont les vedettes. Leur succèdent de très près les Petrie et Olivier Guimond père, à qui l’on doit d’avoir « bilinguisé », puis francisé le spectacle qui, en se détachant de la tradition américaine, s’adapte au public d’ici. De 1930 à 1950, c’est l’âge d’or. Le théâtre National, dirigé par Rose Ouellette « La Poune » de 1936 à 1953, devient le haut lieu du rire. Vers la même époque, grâce aux tournées qu’organise Jean Grimaldi, le burlesque s’étend à l’échelle du Québec. Puis, à compter des années cinquante, avec entre autres l’avènement des « clubs » ou cabarets et de la télévision, s’amorce le déclin. (1989, 20) Il y a eu une appropriation du burlesque dans le choix de la langue, mais aussi dans la sélection des tableaux et la durée des numéros de comédie; ce que Hébert présente avec soin dans son livre Le burlesque québécois et américain (1989). Pour la décennie qui m’intéresse, cette description du spectacle met en contexte l’espace rempli par la musique : Une soirée au théâtre burlesque se déroulera plutôt sous le signe de la variété, de la diversité, et la musique et la danse y occuperont une place de choix. Bien sûr, on y verra une comédie dont la durée pourra varier de 45 minutes à une heure, en deuxième partie du spectacle […]; mais avant l’entracte, en première partie, c’est à une ouverture musicale, à des sketches comiques (bits), à un court drame ou à des numéros de variétés (« actes » de vaudeville) et de danse 50 exécutés par la désormais célèbre – et distinctive – « ligne de filles » que le public aura droit! Bref, il s’agit d’un spectacle composite où les différentes parties ne sont pas liées entre elles pas plus qu’à un fil conducteur apparent. (Ibid., 19) En première partie, la musique est à l’honneur et plusieurs membres de la troupe présentent une chanson. Les pièces entendues sont très variées, états-uniennes, françaises, traduites, folkloriques ou canadiennes-françaises, mais dans tous les cas, elles sont connues du public. Dans Le burlesque au Québec. Un divertissement populaire (1981), Hébert décrit les ouvertures musicales comme étant de petites opérettes d’au plus 20 minutes où « [c]hacun des membres de la troupe interprétait une chanson qu’il avait lui-même choisie et proposée au responsable de l’ouverture musicale, conformément à un thème préalablement convenu. Ce responsable inventait [improvisait] une histoire à partir des chansons qui lui étaient soumises. » (p. 53) On puise largement dans le répertoire français des œuvres à succès comme « La berceuse de Jocelyn » de Godard ou « Je sais que vous êtes jolie » de Poupon et Christiné. Dans le répertoire canadien-français, la popularité de plusieurs chansons de Roméo Beaudry est sans équivoque : « Ange de mon berceau » (Enr. sonores 1.1 et 1.2; Annexe H.23→310), « Ne fais jamais pleurer ta mère » (Enr. sonore 1.3; Annexe H.11→296), toutes deux traduites de l’anglais 39 sont « des interprétations remarquables » de l’animateur, pianiste et baryton Hector Pellerin acclamé dans nombre de spectacles burlesques (Hébert 1981, 138; Laframboise 1985, 510 et 556). Dès le début du burlesque, des lieux se spécialisent pour passer de trois salles en 1914 (de 2000 à 3000 places) à une douzaine de salles (environ 7500 places) à la fin des années 1920 (Hébert 1981, 40). Parmi les théâtres à présenter du burlesque dans les années 1920, on peut nommer le Amherst, l’Arcade, le Crystal Palace, le Dominion, le Gayety, le Her Majesty’s, le King Edward et le Starland (Ibid., 283-284). Ces salles ne sont toutefois pas réservées au théâtre, elles doivent une part importante de leur profit à la projection d’œuvres cinématographiques. 39 Les titres originaux sont, dans l’ordre, « Pal of my Cradle Days » et « I’ll Always be Good to you, Mother ». La populaire « Ange de mon berceau » apparaîtra dans les cahiers de La Bonne chanson et sera chantée entre autres par Paolo Noël (1968), par René Simard sur son premier album (1971) et par Nathalie Simard (1980). 51 1.2.1.3 Le cinéma Entre 1906 et 1914 ouvre à Montréal un scope chaque mois ou presque, puisqu’il y en aura une soixantaine en 1914. […]Ce phénomène n’est pas typiquement montréalais, il est nordaméricain; aux États-Unis il a autant d’ampleur et en quelques années y apparaissent des milliers de nickelodeons […]. – Lacasse, Massé et Poirier (2012, 72) Le déroulement d’une soirée à l’époque du « cinéma des premiers temps » se caractérise par la forte présence de la scène. Faut-il rappeler que le film muet n’a de muet que sa pellicule; qu’un conférencier ou bonimenteur commente la projection en direct, entouré selon le cas de chanteurs, de comédiens et de musiciens. Le cinéma naît au théâtre, où ce dernier est à la fois l’édifice et le spectacle qui accueille diverses formes artistiques. Un exemple où le cinéma côtoie le théâtre est visible dans une affiche publicitaire du Théâtre Bijou de 1914. Celle-ci informe, d’une part, le public du retour de la troupe d’Arthur M. Pétrie : RETOUR DE M. A. M. PETRIE AVEC SA TROUPE QUI JOUERA DE LA COMEDIE, DU CHANT ET AUSSI DEUX ACTES DE VAUDEVILLE. Françoise se fait pomper. REMARQUEZ que cette COMEDIE, durant 40 MINUTES, ainsi que ce CHANT seront en FRANÇAIS. Ces quelques lignes témoignent du tournant où le burlesque devient francophone et confirme ce qui fut présenté plus haut sur le burlesque puisqu’on y voit un mélange d’humour, de chanson et de théâtre. À cet effet le bas de l’affiche signale que ce même samedi à 2 heures : il y aura un grand drame en trois rouleaux. EN TOUT 7,000 PIEDS DE VUES. Remarquez que les vues seront expliquées par M. Pierre des Rosiers (Hébert 1981, 31). Les mots « film » et « cinéma » sont absents, mais on mise sur la longueur ou la durée des « vues » qui seront offertes au public. En annonçant un grand drame en trois rouleaux, cette 52 affiche prévient que cette vue sera entrecoupée d’au moins deux prestations en direct pour permettre les changements. Ainsi, le film peut être intégré au programme d’un spectacle musical ou théâtral et, à l’inverse, le chant, la danse et le théâtre peuvent compléter la présentation cinématographique ou intervenir pendant la projection d’un film. Burlesque, théâtre, chant et cinéma ne font pas chambre à part : Dans les Nickelodeons, les salles les moins chères des USA avant 1914, il semble que le public venait plus pour chanter ces chansons en chœur que pour voir des films. Ils permettaient de se reposer la voix ! La partie la plus populaire du programme arrivait avec le chanteur ou la chanteuse de la salle, sur scène, qui entonnait la chanson et faisait reprendre le refrain par les spectateurs. […] Cette pratique de chant dans des salles appelées (à tort) « de cinéma » montre que le lien entre des spectacles de types différents est beaucoup plus fort qu’on ne le croit d’habitude. Le plaisir d’entendre des chansons et de s’entendre chanter, qui existe dès les années 1900 dans plusieurs pays, est sans doute un des éléments explicatifs du succès des comédies musicales. […] Il est nécessaire de relire l’histoire du cinéma à la lumière des liens entre les différents types de spectacles : danses, chants, vaudeville theater appelé en français music-hall, et cinéma ne se sont jamais vraiment quittés. La naissance d’un genre cinématographique se lit souvent dans les formes scéniques préexistantes. (Barnier 2008, 2-3) Quelle est la provenance des films distribués au Québec? Dans Le cinéma au Québec : essai de statistique historique (1981), Lamonde et Hébert démontrent l’importance de l’industrie cinématographique hollywoodienne sur le marché canadien. Si Hollywood conçoit le Canada comme une filiale de son circuit de diffusion, on constate qu’entre 1919 et 1930, 96 % des films présentés à Montréal sont d’origine étatsunienne (p. 27). Quelle est la musique qui accompagne alors le film muet? La réponse à cette question offre moins de précision. La chanson populaire serait privilégiée au cours des projections cinématographiques et ce, jusqu’à la fin des années 1910 aux États-Unis et peut-être jusque dans les années 1920 au Québec. Dans sa définition de film music pour cette période, Rick Altman confirme que : « Whether it was played in the theater or outside, whether it was played during the film of between films, whether it was meant to accompany the film, to provide a rest from it, or even to compete with it, early film music typically involved popular songs rather than the later light classical selections. » (2004, 234) Le choix des chansons se faisait de manière à être cohérent avec le film présenté, mais 53 la musique n’était que rarement composée pour accompagner le film en question. Le titre, les paroles et la mélodie d’une chanson pouvaient justifier sa sélection pour soutenir la situation narrative du film à l’affiche (Ibid.). Au Québec, le bonimenteur « animait la vue » tout comme l’animateur présentait la revue d’actualité, comme le compère et la commère animaient le spectacle burlesque. Le bonimenteur jouait le rôle d’intermédiaire entre une vue et son public en lisant et/ou en traduisant les intertitres, en ajoutant des commentaires, des explications, mais surtout en adaptant l’œuvre au contexte local (Lacasse, Massé et Poirier 2012, 77). Dans ce cadre, l’incorporation d’une chanson connue en association avec le thème d’un film venait renforcer le lien du public envers le film et le cinéma 40. Avec la popularité grandissante du septième art dans les années 1920, des orchestres de cinq à quinze musiciens sont périodiquement ou régulièrement engagés par les théâtres. Plusieurs salles ont même leur propre orchestre. Ainsi nous avons Maurice Meerte et ses Capitolians au Théâtre Capitol, et Giuseppe Agostini puis Jerry Shea à la direction de l’orchestre du théâtre Palace. Le dépouillement de nombreuses publicités de films parues dans le journal La Patrie permet de constater que la programmation musicale des représentations cinématographiques (jusqu’à cinq par jour) combinait plusieurs styles musicaux. Par exemple, « l’orchestre de concert » du Palace préparait des ouvertures telles que « Orphée aux enfers » d’Offenbach, des airs de Rigoletto de Verdi, « Egmont » de Beethoven ou « Poète et paysan » de Franz von Suppé. Ces ouvertures n’étaient pas destinées à commenter ou compléter le film, mais permettaient aux théâtres de se distinguer les uns des autres et de viser différents publics. 40 Ce qui va dans le même sens que les recherches de Altman : « Even after the mid-teens introduction of large orchestras, only a small percentage of films were outfitted with original scores. Instead, cue sheet compilers and musical directors built their settings almost exclusively around a library of already existing numbers. » (2004, 375) 54 Image 1 Publicité du théâtre Palace pour le film Ramona (La Patrie 19 mai 1928, p. 38) Pour offrir des attractions de « haute qualité », un salle comme le Palace accueillait aussi des artistes de passage tels que Michael Khariton, Lucille Turner et les frères Kellert. Le Palace hébergeait aussi une deuxième formation, jazz cette fois : les Melody Kings Dance Orchestra dirigé par Andy Tipaldi. Cet orchestre permettait des adaptations d’œuvres Rhapsodie comme la hongroise Deuxième de Liszt (« Hungaria ») ou certains airs du Carmen de Bizet, et surtout, il rendait possible la présentation des plus récents succès musicaux. Dans un texte publicitaire accompagnant l’Image 1, on informe l’éventuel spectateur que : « Andy Tipaldi et ses Melody Kings ont préparé un programme entièrement renouvelé composé des derniers succès de la saison. Le fameux orchestre du Palace, sous la direction de M. Agostini, jouera une délicieuse ouverture. Mlle LaBelle sera à l’orgue. Sur l’écran, outre “Ramona”, on présentera une comédie et des actualités ainsi que plusieurs curiosités documentaires. » (La Patrie 1928a, 38) La description donnée de cette projection de Ramona évoque la présence de trois « formations » musicales différentes et une programmation éclectique 41. La formule délibérément disparate visait à plaire aux goûts d’un public constitué d’une clientèle très 41 Cette description correspond à la définition que donne Rick Altman d’un moving picture program : « An orchestral overture was almost always immediately followed by the newsreel [les « actualités »]. After a short musical novelty, many theaters offered a short educational film, serial, or scenic, followed by a vocal solo and a two-reel comedy. Sometimes preceded by a live-action prologue, the feature would then be presented, with an organ solo concluding the program. » (2004, 380) 55 diversifiée. Chaque type de numéro répondait à un besoin spécifique du directeur (transition entre les rouleaux, attirer un vaste public) et du spectateur (se divertir, s’informer, patienter), tout en maintenant un équilibre entre l’effet de nouveauté et de familiarité : Moving picture pianists and orchestras found grist for their mill in folk tunes, familiar ballads, Irish ditties, and the compositions of Stephen Foster. These songs worked so well because they were the repository of a cultural memory […]. In the same way, the classical pieces most often used by early-twentiethcentury piano teachers were pressed into service in early teens theaters. Rubinstein’s “Melody in F”, Schumann’s “Traumerei,” and Massenet’s “Elegy” were chosen not just because the musicians knew them, but also because they were well known to audiences, who took pleasure in rediscovering their favorites. The arbiters of musical taste soon discovered, however, that the musical capital constituted by audience knowledge is far from infinite. […] For a time this dilemma was solved by reliance on the popular music industry. Every week, nickelodeon pianists could choose from a new set of tunes already popularized by the sheet music and phonograph industries. Thanks to a constantly renewed supply of illustrated songs and latest hits, storefront audiences regularly enjoyed the reassuring pleasure of rediscovering something familiar. (Ibid., 377) Cette dialectique entre familiarité et nouveauté explique notamment la popularité et l’efficacité des chansons sur des timbres. Une mélodie connue peut toujours être fredonnée, peu importe les paroles; les traductions de Beaudry peuvent s’inscrire dans cette catégorie. Le public désire être interpelé par le spectacle et cherche à entrer en relation avec ce qui est présenté à ses yeux. Les règles vont changer à partir du moment où l’industrie cinématographique aura la capacité matérielle et légale d’encadrer la musique accompagnant ses films. Entre-temps, l’ajout d’une bande sonore marque le cinéma de façon définitive, et le milieu de la chanson n’est pas en reste. À compter de 1928 et 1929, les firmes investissent de grosses sommes pour l’adaptation sur pellicule des grands musicals de Broadway. Les Show Boat (1927/1929) 42, Rio Rita (1927/1929) 43 et leurs chansons déjà connues du public garantissent le triomphe de leur version filmée. Mais en parallèle, une nouvelle catégorie de chanson prend de l’ampleur, la chanson-thème d’un 42 La première date de sortie est celle de la comédie musicale, la deuxième du film. Livret et paroles par Oscar Hammerstein II et musique par Jerome Kern. 43 Livret par Guy Bolton et Fred Thompson; paroles par Joseph McCarthy et musique par Harry Tierney. 56 film : « With the introduction of the talkies theme songs became a sine qua non of motion pictures. » (Shaw 1987, 187) Avant que First National Pictures lance le film Lilac Time à l’automne 1928, la pièce de théâtre avait été jouée sur Broadway en 1917 44, mais aucune œuvre musicale ne lui était rattachée. Cependant, quelques mois avant la sortie du film, une chanson change les conventions et crée un mariage durable entre Hollywood et la Tin Pan Alley : « Written by L. Wolfe Gilbert and Nathaniel Shilkret, “Jeannine, I Dream of Lilac Time” was among the earliest instances of a theme song, transformed into a hit through the medium of the screen. » (Ibid., 186) Le succès est tel que des milliers de musique en feuilles et de disques sont vendus en quelques semaines aux États-Unis et au Québec. La traduction « Jeannine au temps des lilas » (Annexe H.14→300) est enregistrée par Arthur Lapierre en septembre 1928 (chez Starr, Enr. sonore 1.4), puis en décembre par Georges Beauchemin (chez HMV, Enr. sonore 1.5). Après la première new-yorkaise du mois d’août, le film sort en salle aux États-Unis le 18 octobre suivant. À Montréal, la pièce de théâtre Lilac Time était jouée à l’Orpheum dès juillet 45, mais il faut attendre jusqu’au 3 novembre pour que le film soit en salle durant deux semaines au théâtre Palace. Il est possible de savoir que la traduction de Beaudry a été rapidement éditée par Leo. Feist Ltd de Toronto, étant donné qu’elle est intégrée dès le 10 novembre 1928 à la publication promotionnelle Palace Topics 46 (Annexe A→257), un « magazine to take home » destiné à faire connaître ce nouveau film. À la troisième page se retrouvait un extrait de la musique en feuilles bilingue publiée par Feist avec les paroles françaises de Beaudry. Encore deux pages plus loin étaient reproduites les paroles du refrain dans les deux langues de sorte qu’on semblait miser sur la popularité de la chanson-thème pour inciter le public à voir le film (ou vice-versa). La programmation de la projection était détaillée à la page six et comportait huit numéros : le premier étant « Overture. Introducing 44 Pièce composée par Jane Cowl et Jane Muffin et présentée au Theatre Republic de février à juin 1917 (Internet Broadway Database 2013). 45 Voir l’article « L’actualité dans les principaux théâtres, concerts et cinémas de Montréal » dans La Patrie (1928b). 46 Je tiens à remercier Jacques Clairoux de m’avoir fait cadeau de ce document captivant et utile pour mes recherches. 57 “Jeannine, I Dream of Lilac Time” Jerry Shea, conducting » et le huitième étant : « Feature presentation. John McCormack presents Colleen Moore in “Lilac Time” » : Image 2 Programme du théâtre Palace débutant le 10 novembre 1928 (Palace Topics, 10 novembre 1928, p. 6 [extrait]) Les textes apparaissant dans le magazine sont tous en anglais, même chose pour les nombreuses publicités; le directeur du théâtre et le directeur de l’orchestre sont aussi anglophones. Comment alors expliquer le choix d’inclure la partition bilingue de la chanson-thème? Peut-être parce que le directeur, George Rotsky, considère avec une attention particulière la « clientèle » francophone. En effet, lors de l’ouverture de la saison 1927-1928, une entrevue au journal La Patrie rapporte que : « M. Rotsky tient à remercier sa clientèle de sa constante collaboration et plus particulièrement l’élément canadien-français qui représente une très considérable proportion du public du Palace. 58 L’importance du programme de la saison prochaine ne saurait que rendre plus étroite encore cette collaboration. » (Entrevue avec Rotsky citée dans La Patrie 1927, 25) Les recherches sont encore insuffisantes pour vérifier si le Palace a pu servir de tremplin pour la traduction et la création de chansons, mais le dépouillement des numéros du samedi du journal La Patrie de janvier 1927 à juillet 1931 permet de croire à une collaboration entre les éditions Leo. Feist Ltd, Roméo Beaudry et le théâtre Palace. À la suite de Lilac Time, des films tels que Laugh, Clown, Laugh (1928) 47, Lucky Boy (1929), The Broadway Melody (1929), The Singing Fool (1929) voient leur chanson-thème éditée par Feist et traduite par Beaudry. Au cours de cette période de trois ans, au moins 23 % des films présentés au Palace ont vu leur chanson-thème traduite par Beaudry (le détail de cette liste est fourni en Annexe B→265) 48. De même, étant donné l’état actuel des recherches sur la chanson au cinéma, je ne peux confirmer l’existence d’autres réseaux entre éditeurs, traducteurs et salles de théâtre montréalaises. Les sources étant presque muettes à propos des chansons interprétées lors de la représentation d’un film, le cinéma n’en demeure pas moins un lieu de production et de diffusion non négligeable pour la musique savante et populaire du premier tiers du XX e siècle. En terminant, c’est ce que laissait entendre en entrevue le directeur du Palace tout juste avant le règne du cinéma sonore : « Je vous ai tant parlé des films », nous dit ensuite M. Rotsky, « que je devrais m’arrêter ici, mais je ne puis conclure cette entrevue sans parler un peu de mon programme musical. Je ne connais pas une ville sur ce continent où la musique est plus véritablement goûtée qu’à Montréal. C’est pourquoi j’ai toujours attaché une très grande importance à la musique, au Palace. […] Sans entrer dans plus de détails, soyez assuré que chacune des grandes productions que je vous ai annoncées aura l’environnement musical qui lui conviendra » (Entrevue avec Rotsky citée dans La Patrie 1927, 25). 47 Le magazine Palace Topics cité précédemment annonçait la venue prochaine de ce film au théâtre Palace (p. 4 et 6). 48 Il s’agit bien d’un minimum de 23 % entre la sortie du film What Price Glory le 11 septembre 1927 et celle du film King of Jazz le 13 juillet 1930, car je ne crois pas avoir réussi à retracer toutes les chansons de Beaudry issues d’un film. La tâche peut en effet s’avérer très ardue car les excellentes bases de données de l’American Film Institute et de l’Internet Movie Data Base n’indiquent pas toujours le titre des chansons liées à un film. Par ailleurs, il faudrait répéter l’exercice avec d’autres salles de théâtre de Montréal, en commençant par le Capitol dont l’orchestre est dirigé par Maurice Meerte. Les films présentés ne sont pas les mêmes d’une chaîne de cinéma à l’autre. 59 1.2.2 L’édition musicale et la musique en feuilles 1.2.2.1 Les débuts de la musique en feuilles L’édition musicale au Canada est un sujet encore relativement méconnu, et ce malgré les récents projets d’envergure historique et patrimoniale sur l’histoire du livre et de l’imprimé 49. Mis à part quelques ouvrages sur la profession d’éditeur et le droit d’auteur, dont L’édition musicale : de la partition à la musique virtuelle (2010) de Lafrance et Provençal, les articles fouillés sur la musique en feuilles du XX e siècle au Canada ne sont pas légion. C’est par l’entremise de Bibliothèque et Archives Canada que se sont effectuées la plupart des recherches sur l’édition musicale, incluant la musique en feuilles. À cet effet, le projet Musique en feuilles canadienne d’antan, accessible en ligne, constitue une première approche précieuse, bien que sommaire. C’est Maria Calderisi qui a traité ce sujet avec le plus d’exhaustivité dans son livre L’édition musicale au Canada : 1800-1867 puis dans quelques articles (2001, 2004). Quoique ses investigations s’arrêtent avec la Confédération canadienne, Calderisi jette les bases de toute étude sérieuse sur le sujet et parvient à intégrer cette activité musicale à l’histoire plus générale de la société canadienne : Les publications musicales canadiennes antérieures à la Confédération peuvent se diviser en trois catégories : les livres de musique – méthodes, recueils de cantiques et de chansons – apparus dès 1800, les journaux et les périodiques, en 1838, et la musique en feuilles, après 1840. Toutes ces dates correspondent d’une façon ou d’une autre à des événements marquants de l’histoire sociale d’un pays en formation; elles reflètent l’émergence d’une identité culturelle et le besoin nouveau de trouver des formes locales d’expression artistique (1981, 1). Les premières activités liées à l’édition musicale consistent alors principalement en l’importation de méthodes et de recueils venus de France, d’Angleterre ou des États-Unis pour remplir les exigences d’ordres didactique et liturgique. Ces catégories de publications 49 Voir les publications de Fleming, Gallichan et Lamonde (2004-2007), de Michon (1999) et du Petit musée de l’impression (2008-2012). 60 sont d’abord diffusées par les institutions catholiques et par les marchands d’instruments de musique qui assurent la vente de partitions au Canada 50. Pour les marchands canadiens, l’intérêt premier de l’édition musicale n’était pas financier – ils faisaient le plus clair de leur chiffre d’affaires sur les imprimés et instruments importés – mais commercial : ils rendaient ainsi un précieux service à leurs clients et se fabriquaient en prime un support publicitaire intéressant. Beaucoup s’épargnaient la production d’un catalogue en publiant la liste des partitions de leur fonds dans les journaux et au dos de leurs feuilles de musique (Vogan 2004, 462). Quant à l’édition proprement dite, c’est dans la première moitié du XIX e siècle que des éditeurs canadiens, non spécialisés en musique, commencent à publier des réimpressions d’œuvres liturgiques et classiques européennes, tandis que les compositions canadiennes attendent patiemment leur tour : Ce n’est qu’à la fin des années 1830, avec l’avènement du Literary Garland, que s’amorce la publication de musique non sacrée. Les œuvres profanes destinées aux divertissements en famille et aux assemblées publiques furent les dernières à apparaître, mais elles dépassèrent bientôt en nombre les publications religieuses et didactiques, et devinrent la clef de voûte de l’industrie naissante de l’édition musicale (Calderisi 1981, 88). Qu’entendons-nous par musique en feuilles? Il s’agit de courtes pièces individuelles, de trois à six pages, publiées sans reliure. La plupart sont des chansons profanes composées pour voix et piano, auxquelles s’ajoutent des tablatures de ukulélé à partir de la fin des années 1910. La page couverture présente soit une œuvre picturale d’un artiste contemporain, soit une ornementation soignée du titre de la pièce. L’endos de la partition est tantôt sobre, tantôt rempli d’informations promotionnelles au sujet de l’éditeur ou d’une autre entreprise associée. En 1840, la compagnie canadienne Lovell & Gibson marque les débuts de la production de musique en feuilles en imprimant deux pièces 50 Déjà en 1854, le texte publicitaire du facteur et importateur de pianos montréalais J.W. Herbert & Co. met de l’avant le fait que : « In sheet music and musical publications they made arrangements with several large European Publishers for the early transmission of choice copies for the purpose of reprinting. Also, for a weekly supply of every novelty as soon as it appears in Europe or America. » Voir l’annuaire Lovell (1854, 377). 61 typographiées 51. Puis, dans son livret de spécimens typographiques de 1846, la compagnie donne des exemples de jeux de caractères soit : « des fontes et des alphabets de grandeurs variées; une partition musicale : The Jersey Waltz, et cinq exemples de chèques » (Virr 2010, 92). Vient ensuite l’entreprise A. & S. Nordheimer fondée à Toronto en 1844 qui est la première à se spécialiser dans l’édition musicale. Durant la deuxième moitié du XIX e siècle, le marché de la musique en feuilles évolue constamment, au rythme de l’accroissement de la classe moyenne qui meuble son salon d’un piano droit. Puis, l’industrie se consolide, notamment grâce à la loi canadienne sur le droit d’auteur de 1875 et à la Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques de 1886 52. Peu à peu, des dizaines de magasins de musique tels Archambault Musique, A. J. Boucher et Arthur Lavigne profitent des procédés de photogravure pour se lancer dans la publication de ballades romantiques, de chants patriotiques et de « morceaux » pour piano. Au tournant du XX e siècle, tous les regards se dirigent vers la Tin Pan Alley. Ce nouveau média de masse s’allie aux autres (cinéma, disque, radio) et les chansons de la TPA circulent par centaines au Québec. Cette effervescence resserre les liens avec les compagnies états-uniennes et abaisse les coûts de production, ce qui encourage artistes et entrepreneurs à utiliser la musique en feuilles pour faire connaître leurs œuvres ou leur compagnie. De là, des imprimeurs, des maisons de disques ou des directeurs de salles de spectacle s’unissent aux artistes pour s’engager dans le milieu de l’édition. Pensons aux noyaux qui se créent autour des périodiques musicaux tels que Le Canada Musical (18661881), Le Passe-Temps (1895-1949) 53, Montréal qui chante (1908-1916), La Lyre (19221931) 54 ou Canada qui chante (1927-1930) 55, et qui publient des milliers de pièces 51 Selon Nancy F. Vogan, toutes les partitions de Lovell sont typographiées, même une fois la gravure et la lithographie bien installées en musique. La gravure aurait été le moyen privilégié par les autres éditeurs canadiens, quoiqu’elle soit donnée en sous-traitance à Toronto et aux États-Unis (2004, 460-461). 52 Bien que les États-Unis n’aient pas signé la convention. 53 Le Passe-Temps est fondée par le typographe et flûtiste Joseph-Émile Bélair qui met au point sa propre technique de gravure musicale. Pour cette revue uniquement, on évalue à 4000 le nombre de pièces publiées au Canada, ce qui est fort impressionnant, même si ce nombre comporte plusieurs réimpressions de plaques d’étain états-uniennes et européennes. Voir l’article « Le Passe-Temps » dans L’Encyclopédie canadienne ([2012]). 54 La Lyre est fondée par trois propriétaires : le marchand et éditeur de musique J.-E. Turcot, par le compositeur et chef d’orchestre Henri Miro et par l’organiste, pianiste et compositeur Leo LeSieur. 62 intégrées aux numéros des revues ou sous forme de tirés à part. Du coup, des œuvres originales canadiennes-françaises atteignent les villes et les régions, remplissent les bancs de piano, s’ajoutent aux programmes des orchestres de danse et se disputent une place à l’émission radiophonique du matin. Roméo Beaudry touche pour la première fois au milieu de l’édition musicale en 1905 par l’entremise de la compagnie de son père « J. Beaudry » installée sur la rue SaintJean à Québec. C’est là qu’il fonde en 1908 sa propre maison d’édition de musique en feuilles nommée « Ls R. Beaudry ». Roméo fait ainsi ses premières armes en éditant les œuvres de son frère pianiste et compositeur, Wilfrid Beaudry (1887-1919) 56 et celles d’autres auteurs et compositeurs dont on connaît peu de choses aujourd’hui tels que Lucien D’Avril, Rémi Lormès et René Brisson; mais rien n’indique qu’il en ait composé ou publié à son nom à cette époque. En éditant d’abord les pièces d’un petit groupe d’auteurscompositeurs, Beaudry se concentre sur un créneau de chansons et de courtes pièces pour piano et établit des liens avec quelques artistes et lieux de spectacles. Les couvertures soignées des publications de Beaudry présentent souvent le nom d’un interprète de renom et le lieu où l’œuvre fut créée. Je cite en exemple la pièce « Rêve d’amour », « Créé [sic] par Mademoiselle Thérèse D’Orgeval au Nationoscope Montréal. » 55 La revue Le Canada qui chante est fondée par le comédien et directeur de troupe Raoul Léry et par le chanteur Hector Pellerin. 56 Wilfrid Beaudry décède à l’âge de 31 ans, tel qu’on le rapporte dans les « Échos et nouvelles » de la revue La musique, vol. 1, no 6 (juin 1919), p. 60. Cette revue musicale fut publiée à Québec de 1919 à 1924 sous la responsabilité du musicien, marchand de musique et éditeur Omer Létourneau et de l’imprimeur Hector Faber. Elle devient l’organe officiel de la Faculté de musique de l’Université Laval un an avant son arrêt. 63 Image 3 Page couverture de « Rêve d’amour » paroles de René Brisson, musique de Lucien d’Avril (QC : Ls. R. Beaudry Éditeur, 1908) Roméo assure également la distribution de la musique en feuilles en créant des partenariats avec d’autres compagnies, dont l’éditeur Louis Payette de Montréal. Payette publie plus d’une vingtaine de chansons dans les années 1910. Il compose seul ou en collaboration la plupart des mélodies pour les paroles de Brisson, D’Avril, Lormès, Aimé Plamondon et J. Hervey Germain. Beaudry et Payette sont de petits éditeurs si on les compare aux éditions Archambault, Bélair, Boucher ou aux revues musicales, mais leur initiative démontre 64 l’existence d’un partage de ressources et un savoir-faire accessible aux amateurs 57. Ce média écrit est, avec la phonographie, un domaine d’activité explicitement lié à la carrière de Roméo Beaudry. À partir des différentes maisons d’édition avec lesquelles ce dernier a collaboré, il est possible de tracer un portrait de ces lieux de production canadiennefrançaise des années 1920. 1.2.2.2 Édition et traductions de Roméo Beaudry Au courant de l’année 1913, Beaudry interrompt ses occupations d’éditeur et part pour les États-Unis où il se familiarise entre autres avec le milieu de la phonographie et celui de la Tin Pan Alley. Lorsque Roméo Beaudry revient à Montréal à titre de gérant de la compagnie Starr Phonograph of Québec (fondée en 1921), il s’affaire néanmoins à cette autre activité qu’est la traduction de paroles de chansons états-uniennes que reprennent des interprètes montréalais pour le compte de l’étiquette de disque Starr-Gennett (P. Bouliane 2011 ; Schira 1993). De 1920 à 1925, au moins 25 chansons traduites par Beaudry sont publiées sans notation musicale sur une feuille volante ou sur un feuillet plié en deux. À partir du moment où Beaudry adapte des paroles en français, il édite et se fait aussi éditer par d’autres petits joueurs. Ces parutions sont rarement datées et le nom de l’imprimeur est la plupart du temps absent, mais plusieurs d’entre elles font la promotion des disques de Starr Phonograph ou celle d’une salle de spectacle. L’intérêt pour ce type de publication peu coûteux est surtout publicitaire puisqu’il permet à un éditeur, un imprimeur, une étiquette de disque ou à un magasin quelconque de se faire connaître par le biais d’un air à la mode. Ce type de publication est mentionné dans une entrevue menée par Chantal Hébert auprès du comédien Marc Forrez (et vient confirmer les souvenirs de Rose Ouellette cités précédemment) : Puis, venaient [sic] l’entracte où l’on procédait aux tirages et à la vente des « chansonniers », c’est-à-dire des programmes à l’intérieur desquels se trouvaient les paroles, et occasionnellement la musique, des principales chansons interprétées pendant le spectacle. Marc Forrez raconte, qu’une quinzaine d’années plus tôt [au tournant des années 1920], cette vente de 57 C’est sur cet aspect que portera en partie ma recherche postdoctorale. Un réseau de professionnels (gravure, impression, illustration, distribution, etc.) semble disponible non seulement pour les gros éditeurs, mais pour de nombreuses petites entreprises. 65 chansonniers était assumée par les acteurs qui, de cette manière, arrondissaient leur maigre salaire. (1981, 57) Les airs choisis laissent à croire qu’ils sont connus du public, et que celui-ci serait tenté d’acheter les paroles françaises pour « 10 cts » ou de se procurer un record pour « 65 cts ». La musique en feuilles est alors un complément ou un revenu d’appoint lié à l’activité ou au métier principal de celui qui se lance opportunément dans l’édition. Notons dans cette catégorie les éditions du chanteur, comédien et imprésario Alfred Nohcor, du marchand de musique Émile Brault, du comédien Jean Nel et celles du gérant des disques Starr, Roméo Beaudry. Le montréalais Alfred Rochon (1885-?), connu au théâtre sous son pseudonyme Nohcor, enregistre dès 1916 des chansons françaises pour le compte de Columbia. Dans les années 1920, il publie une vingtaine de traductions effectuées par des gens du milieu théâtral (Armand Leclaire, Paul Gury, Simone Rivière et lui-même), ainsi que les paroles de plus de 120 chansons françaises d’auteurs et compositeurs tels que Charles Borel-Clerc, Henri Christiné, Harry Fragson et Vincent Scotto. De son côté, le détaillant Émile Brault est inscrit à titre de music dealer dans l’annuaire Lovell de 1920 à 1932 puis à titre de Radio etc. de 1934 à 1941. Il publie au minimum cinq titres en lien avec le grand éditeur de musique, de revues et de journaux J. Ed. Turcot 58. Dans la même veine de ces feuilles de musique pliées en deux, les Éditions des grands succès populaires, dirigées par Jean Nel (1892-1942), impriment de 1922 à 1926 une trentaine de chansons traduites par Nel, Émile Spencer et Beaudry « avec paroles seulement » et plus d’une dizaine « avec musique ». Dans le même format, Beaudry fait paraître au début des années 1920 une collection de « Chansons à 10 sous » sous le nom L. R. Beaudry Éditeur et qui est en grande partie destinée à ses adaptations françaises. Sur un peu plus de 200 chansons traduites par Beaudry, plus du quart a fait l’objet d’une réédition avec notation musicale (ligne mélodique uniquement ou avec accompagnement piano) et paroles françaises. Rééditées sous la gouverne d’un music publisher états-unien, ces chansons permettent de croire qu’une procédure d’entente légale pouvait s’être accomplie entre le traducteur et les ayants droit. Les éditeurs de la TPA 58 J. Ed. Turcot, dont je n’ai pu retracer le nom complet, était le propriétaire-éditeur du magazine La Lyre, il possédait également le magasin de musique J. E. Turcot situé au 3, Sainte-Catherine est, Montréal. 66 avaient les moyens d’effectuer plusieurs tirages d’une même œuvre pour l’adapter à un marché local en changeant la photo de l’interprète ou de l’orchestre présentée sur la couverture. Avec une publication bilingue, les compagnies augmentaient leur chance de se faire connaître par le public canadien en plus de profiter de la forte présence de Canadiensfrançais en Nouvelle-Angleterre. En ce qui concerne le corpus des chansons traduites par Roméo Beaudry, les maisons d’édition Leo. Feist Ltd, Forster Music Publishing, Jack Nelson Music Co., Shapiro, Bernstein & Co. et Waterson, Berlin & Snyder Co. se risquent sur ce terrain. Tous traducteurs confondus, c’est Leonard Feist (1869-1930) qui s’investit le plus dans la publication bilingue à partir de sa division canadienne fondée en 1919, Leo. Feist, Incorporated, dirigée depuis Toronto par Gordon V. Thompson. Une trentaine de chansons publiées dans les deux langues ont pu être retracées, sur un total d’environ 75 chansons originales puisées dans le catalogue de Feist par Beaudry 59. Parmi les autres traducteurs francophones chez Feist, il faut nommer René Brisson, Paul Gury, Denis Joyal, Arthur Lapierre et Maurice Morisset. Une seconde initiative de la division canadienne de Feist est de faire paraître une série qui laisse toute la place aux paroles françaises uniquement, fleur de lys à l’appui. Dans cette collection française, certaines chansons sont accompagnées d’une portée pour la mélodie seulement alors que d’autres n’affichent que le texte. Sur chaque copie, les « droits de traduction » sur l’œuvre sont protégés avec l’avis suivant : « Il est interdit d’interpréter cette mélodie en public avec un autre texte français que celui-ci ». 59 L’inventaire des titres obtenus par Leo. Feist, Inc. peut être consulté dans le catalogue fourni par le site de la bibliothèque du Congrès (Barrick 1999). Le nom de Beaudry n’y apparaît pas, mais il est possible de retracer les chansons originales sélectionnées par Beaudry dans le catalogue de cet éditeur. Il pourrait peutêtre y avoir une mention des différents traducteurs francophones de Feist auprès des archives de la filiale canadienne qui produisait les versions bilingues. Le fonds Gordon V. Thompson (MUS 44) sera scruté en détail pour la réalisation de ma recherche postdoctorale en 2013-2014 (Bourse FQRSC). 67 Image 4 « Bonjour, ma Ninette! », adaptation française sur le grand succès américain « Carolina Mammy », Édition française petit format, no 106 (Tor. Leo. Feist Ltd, v. 1923, p. 1-3) Cette mention légale est importante en vertu de ce qu’elle révèle comme pratique dans le milieu de la traduction de chanson. En 1921, Beaudry traduit « Three O’Clock in the Morning » dont les partitions et les disques se vendent par millions. Une édition bilingue et une édition française (canadienne) de Feist paraissent la même année ou l’année suivante sous le titre « Trois heures du matin » (Annexe H.26→313) que Beaudry fait graver au mois d’août 1922 par J.-Hervey Germain sur disque Starr-Gennett. En parallèle, les Éditions des grands succès populaires publient les paroles de la traduction sous le titre « La valse amoureuse ». Cette version est ensuite enregistrée sur disque HMV par Hector Pellerin à l’automne 1922. Si la première est officiellement autorisée par Feist, le statut légal de la deuxième est plus incertain. D’autres exemples peuvent être cités : « In a Little Spanish Town » est traduite par Beaudry (« Soir 68 d’Espagne » [Annexe H.12→297]) et par Jean Nel (« La mazurka à Pit Poitras » [N.D.]); « Girl of My Dreams » est adaptée par Beaudry (« Fille de mes rêves » [Annexe H.7→291]) et par Roméo Poirier (« Rêve d’amour » [Annexe H.8→292]). Il y a donc une compétition dans le « marché » de l’adaptation francophone. L’interdit d’interpréter une chanson en public avec un autre texte français va réduire le nombre de ces petites éditions « illégales » qui se font plus rares à partir de 1923. Quant à Feist, il se réserve le dos de la partition pour annoncer que : La copie avec accompagnement de cette chanson est en vente chez votre marchand de musique, en grand format et avec paroles en anglais. L’arrangement peut aussi servir comme morceau de danse. Vous feriez bien de vous procurer la copie complète en même temps que plusieurs copies de ce petit format, de sorte qe [sic] vous et vos amis pourrez chanter ensemble pendant qu’on en joue la musique au piano. Enfin, si l’on se fie aux pages couvertures des exemplaires retrouvés des Éditions françaises de Feist, la numérotation commence à 100 avec une adaptation de Beaudry (« Why Should I Cry Over You / Je ne veux plus pleurer pour toi! ») et il ne se publie pas moins de 25 numéros sous ce format entre 1922 et 1924. 1.2.2.3 Édition et chansons originales de Roméo Beaudry En mai 1924, Beaudry devient « éditeur et marchand de musique en feuilles, sous le nom et raison sociale “Radio Music Publishing Registered” » 60. Beaudry connaît les avantages d’enregistrer sa compagnie en anglais, mais n’ignore probablement pas pour autant l’importance de s’afficher en français puisque sa maison d’édition est également connue sous l’appellation francophone : les Éditions Radio. Les chansons publiées sont toutes des compositions originales, canadiennes-françaises (avec paroles et notation musicale) même si les thèmes à la mode sont généralement similaires à ceux de la Tin Pan Alley. De 1925 à 1931, environ 50 chansons ont été diffusées par les Éditions Radio. Vers la fin des années 1920, en lien avec les Éditions Radio, Beaudry crée deux séries particulières ou collections de musique en feuilles. La première, les Éditions 60 « Radio Music Publishing Registered », Raison sociale no 1292, vol. 5 p. s., BAnQ, Centre d’archives de Montréal, 1924, s.p. 69 Silhouette, rappelle son souci de mettre en valeur les artistes et compositeurs canadiens. En effet, alors que Beaudry fait paraître en 1908 des œuvres avec la mention « Nouveau répertoire de chansons par des auteurs canadiens », quelques 20 ans plus tard, les Éditions Silhouette se présentent avec l’inscription « Les chansons du peuple ». Six pièces ont été publiées dans cette série caractérisée par son petit format à trois volets. La seconde, Mel-Odia, se fait voir comme la « Nouvelle série de chanson populaire », soit des recueils de cinq chansons par numéro. Il semble que seulement deux numéros de cette série aient pu voir le jour. Dans la lignée des Irving Berlin, Buddy DeSylva et autres, Roméo Beaudry publie la plupart de ses collaborations et presque toutes ses compositions. Les chansons de cet éditeur montréalais obtiennent suffisamment de succès pour que son travail devienne un réel investissement promotionnel 61. En effet : « [t]he song publishers’ promotion men not only promote the song – the contents of the recording but also the writer and his or her other songs » (Feist 1980, 79). Beaudry met à profit son travail chez Starr en fournissant, sur la quatrième de couverture, une liste ou un extrait de ses nouvelles compositions ainsi que le numéro de série correspondant aux 78 tours Starr. Dans le journal La vie drôle (1929) une publicité annonce : « Les chansons du peuple par le compositeur populaire R. Beaudry » suivie d’une sélection de 28 titres publiés par les Éditions Radio (35c chacune ou 3 pour 1.00 $) et cinq par les Éditions Silhouette (15c chacune). Puis au bas de la publicité, il est écrit en majuscules que « [t]outes ces chansons ont été enregistrées sur les disques de phonographe “Starr-Gennett” – En vente partout au prix de 65c chacune ». Cette pratique, bien que courante chez Beaudry, est une originalité dans le milieu de la musique en feuilles. Contrairement aux chansons de la TPA qui sont 61 Au cours de cette période, d’autres maisons d’édition se concentrent sur le répertoire de chansons. Il y a les Éditions de l’industrie musicale qui publient entre 1925 et 1935 des œuvres principalement françaises, grâce à ce qui semble être une entente entre les Éditions Salabert et les Éditions Archambault. Ce sont probablement des réimpressions puisque la plupart des éditeurs de musique ne pouvaient se payer un ensemble de fontes musicales nécessaires à l’impression de pièces de moindre envergure. Au besoin, ils faisaient affaire avec des graveurs et des imprimeurs états-uniens. 70 publiées d’abord et enregistrées ensuite, celles de Beaudry semblent le plus souvent être passées par le studio d’enregistrement avant d’être imprimées 62. 1.2.2.4 Les collaborations Popular Music Publishing, fondée par Fred (Alfred) Carbonneau en 1926, est un lieu de rencontre particulier entre les communautés linguistiques de Montréal et s’ouvre à divers styles musicaux. Au début des années 1920, Carbonneau travaille auprès de la maison Feist de Toronto puis apparaît dans l’annuaire de Montréal à partir de l’année 1927-1928. En tant que compositeur, pianiste et chef d’orchestre, Carbonneau édite la plupart de ses œuvres, dont la célèbre « Cœur de maman » (1928). La particularité d’un grand nombre de ses chansons est leur nature bilingue, dès la première impression; il n’y a donc pas de version originale, ni de version traduite apparente 63. Ainsi « Dear Mother’s Heart » (paroles de Allan Billington) et « Cœur de maman » (paroles d’Henry Deyglun) dont la musique fut écrite par Carbonneau, sont publiées en même temps. Roméo Beaudry figure au nombre des co-auteurs/compositeurs qui travaillent le plus souvent avec Carbonneau. Parmi les autres collaborateurs (et paroliers des versions anglophones) on retrouve Ray (Raymond) Baxter, Willie Eckstein et Millard G. Thomas 64. 1.2.3 Le studio d’enregistrement, le phonogramme et le disque Le 24 février 1897, Emile Berliner (1851-1929) obtient un brevet canadien qui assure à The Berliner Gramophone Company [ci-après BGC] l’exclusivité sur la fabrication et la vente de gramophones et de disques au Canada 65. BGC est la première entreprise du genre à s’établir au Canada et c’est à Montréal que va croître une expertise phonographique, le point d’ancrage pour la structuration d’une industrie musicale moderne. Après l’enregistrement de la compagnie E. Berliner Montreal en 1899, une entente formelle 62 Toutefois, la recherche et la collecte d’informations effectuées à ce stade sont encore insuffisantes pour pouvoir confirmer cette supposition. 63 Bien que les paroles aient d’abord été écrites en premier dans une langue ou dans l’autre. 64 Il peut être intéressant de noter que Thomas est un musicien afro-américain établi à Montréal entre 1918 et 1928. Thomas est pianiste et chef de l’orchestre de danse Famous Chicago Novelty Orchestra. 65 Dans la base de données sur les brevets canadiens, on peut voir que la demande du brevet avait été faite le 7 décembre 1895, soit un peu plus d’un an avant sa délivrance (Office de la propriété intellectuelle du Canada 2012, « Brevet CA 55079, Gramophone », Base de données sur les brevets canadiens, http://brevetspatents.ic.gc.ca/opic-cipo/cpd/fra/brevet/55079/sommaire.html#Details (consulté le 5 janvier 2013). 71 circonscrit son mandat au pressage et à la distribution de disques gravés aux États-Unis par Victor Talking Machine. Il faudra attendre encore quelques années avant que l’enregistrement des disques ne s’effectue à Montréal sur une base régulière. En effet, c’est dans les années 1910 que les firmes de disques vont s’intéresser spécifiquement au marché canadien-français. Mais cette initiative ne vient pas du Canada : vers 1910, la compagnie new-yorkaise Columbia Graphophone découvre le potentiel du marché du disque « Ethnic » (musiques « étrangères » aux répertoires classique occidental et populaire anglophone) 66. Les États-Unis sont donc les premiers à produire une quantité significative de musique canadienne-française enregistrée 67. Il faut attendre 1916 avant l’établissement d’une production locale, mais la musique phonographique n’était pas absente pour autant. Les disques Berliner et Victor sont vendus dans les différents magasins de BGC et chez plusieurs détaillants d’instruments de musique 68. Les publicités de disques, d’appareils et de meubles phonographiques abondent aussi dans les journaux, et ce dès 1900. La presque totalité des enregistrements était réalisée aux États-Unis jusqu’à ce qu’on enregistre des artistes canadiens, francophones et anglophones dans les studios de BGC à Montréal et à Toronto pour la série HMV 216000. Peu après, c’est la série HMV 263000 produite à compter de 1918 qui marque un tournant majeur pour les artistes canadiens-français, tous genres musicaux confondus, et pour le milieu artistique qui converge vers Montréal en accueillant des interprètes et musiciens de partout au Québec et des autres provinces. En dépit d’un prompt succès, cette initiative du président Herbert S. Berliner, aîné de Emile Berliner, est froidement reçue par BGC et Victor Talking Machine. Les tensions entre les parties incitent Herbert S. Berliner à ouvrir sa propre entreprise sous la raison sociale Compo Company en 1918, rompant du même coup le brevet (et le monopole) de BGC et les liens familiaux en quittant son poste de 66 Alors que 32 % de la population du Québec franchit la frontière pour travailler dans les régions du Nord des États-Unis entre 1890 et 1930, le Canadien français est perçu, au même titre que les Grecs, les Irlandais ou les Tchèques, comme une minorité ethnique (Linteau, Durocher et Robert, 1979 : 41-42). 67 En négligeant les premières tentatives de Herbert S. Berliner effectuées entre 1903-1908 à Montréal. 68 Puisque le brevet de BGC ne couvre pas les enregistrements sur cylindre (de Edison et Columbia), ceux-ci circulent librement. 72 président en 1921 69. La compagnie Compo devient toutefois le haut lieu de la production phonographique canadienne-française en créant un partenariat avec les disques StarrGennett qu’elle achète éventuellement en 1925 70. Dès 1923, Starr-Gennett dépasse la production canadienne-française de Columbia et BGC réunis (Thérien 2003, 135) 71. En d’autres mots, et pour résumer les étapes de la structuration du champ de la phonographie canadienne-française avant le krach, le tableau ci-dessous, tiré du premier chapitre de mon mémoire de maîtrise, permet de relever quatre catégories de production phonographique déterminées par la nationalité des interprètes et le lieu de l’enregistrement 72. Tableau 1 Quatre catégories d’enregistrements francophones 1896-1930 1 (1896 +) 2 (1903 +) Disques francophones d’artistes non Disques francophones d’artistes canadiens enregistrés à l’extérieur du canadiens-français enregistrés à Canada (NC/HC) l’extérieur du Canada (CF/HC) 3 (1908 +) 4 (1916 +) Disques francophones d’artistes non Disques francophones d’artistes canadiens enregistrés au Canada canadiens-français enregistrés au (NC/C) Canada (CF/C) 69 Lors d’une discussion avec Oliver Berliner (fils de Edgar Berliner) le 25 novembre 2011, j’ai appris qu’en 1921, une altercation entre Herbert et son père aurait dégénéré en une empoignade. La famille Berliner n’adressera plus la parole à Herbert (à l’exception de sa plus jeune sœur Anna). Oliver Berliner n’a donc jamais rencontré son oncle. 70 Dans son tableau chronologique, Betty Minaker Pratt (2008) montre que The Starr Company of Canada écoule ses actions et ses actifs à partir de 1924 et qu’en 1925, la compagnie Starr de Richmond discontinue l’étiquette de disque Starr-Gennett. C’est alors que Compo en prendra le contrôle en laissant tomber le nom « Gennett ». 71 Pour plus de détails sur les débuts de l’enregistrement à Montréal et le développement des compagnies BGC, Victor et Compo, voir mon mémoire de maîtrise (P. Bouliane 2006) et l’article « L’émergence d’une culture phonographique québécoise » (P. Bouliane 2008). 72 Ces catégories incluent indistinctement les genres classique, populaire ou comique et ne tiennent pas compte des œuvres anglophones chantées par un artiste francophone. De plus, cette distinction en quatre parties est fondée sur deux critères : l’origine des artistes (CF : Canadien français ou NC : non Canadien) et l’origine de l’enregistrement (C : Canada ou HC : hors Canada). De même, l’ordre des catégories est établi en fonction de l’ordre d’apparition des différents phénomènes et de l’importance du nombre d’enregistrements francophones produits, ce qui n’empêche pas les chevauchements. 73 1.2.3.1 Roméo Beaudry et les disques Starr L’entreprise familiale Jos. Photographe située sur la rue Saint-Jean à Québec introduit la musique à ses activités commerciales à partir de 1907. L’Annuaire Marcotte en donne alors cette description : « Photographe, marchand de pianos “Knabe”, “Newcombe”, “Dominium”; orgues “Dominium”; musique en feuilles, phonographes Edison » (Marcotte 1907-1908, 362). À l’âge de 25 ans, on peut supposer que Roméo Beaudry avait suffisamment d’expertise pour vendre des produits phonographiques. Il se risqua peut-être même à enregistrer quelques pièces puisque le phonographe Edison permettait de graver soi-même des sons sur un cylindre de cire vierge. On ne peut jusqu’à présent établir la date précise à laquelle Roméo quitte la ville de Québec 73, mais lorsqu’il gagne le pays voisin, c’est pour travailler à titre de représentant des ventes pour la Starr Sales Company ↓ division de la Starr Piano Company de Richmond (Indiana) qui est alors l’une des plus importantes manufactures de pianos des États-Unis. En 1915, Starr Sales amorce une production de gramophones et ouvre un studio d’enregistrement à New York. Sous son étiquette « Starr-Gennett », elle devient l’une des premières maisons de disques à s’intéresser aux genres populaires tels que le jazz, le country et le blues. Beaudry a-t-il été affecté aux activités phonographiques de la compagnie? Cette éventualité doit être considérée puisque la même année, Columbia Graphophone de New York sollicite les services de Beaudry afin de constituer une série de disques destinés au marché canadienfrançais. Il semble que Beaudry y voit l’opportunité de mettre à profit son réseau d’amis et son bref passé d’éditeur, car au moins trois des œuvres qu’il a éditées à Québec en 1909 se retrouvent chantées par Torcom Bézazian pour la série « E » de Columbia en 1916. Deux ans s’écoulent avant que The Starr Company of Canada soit fondée à London (Ontario) par John Alexander Croden et Wilfred D. Stevenson. Une entente avec les frères Gennett conduit à la mise sur pied de l’étiquette Starr-Gennett dont les disques seront pressés par la compagnie Compo (Minaker Pratt 2008). Roméo Beaudry est alors responsable de la distribution sur le territoire québécois jusqu’à ce que la croissance rapide de l’entreprise encourage l’ouverture d’une division basée à Montréal. Une fois la branche 73 Il quitte probablement peu après son mariage célébré à Québec à l’été 1913. 74 Starr Phonograph of Québec fondée à Montréal par Pierre Célestin Falardeau en 1920, la gérance est confiée à Beaudry, qui s’est constitué un réseau de contacts influents dans les domaines de la vente 74, de l’enregistrement et de l’édition. En effet, outre les œuvres canadiennes, Beaudry obtient après un séjour en France en 1921 « les droits de distribution sur plusieurs enregistrements d’artistes de music-hall français, dont Bergeret, Linel, Wolff et Rasca, qui sont intégrés à la série Starr 11000 » (Thérien 2012). Tout au long des années 1920, cet homme allait marquer de façon déterminante l’industrie de la musique enregistrée au Canada. 1.2.3.2 Musique enregistrée et musique en feuilles J’ai mentionné précédemment la particularité de la relation entre les disques francophones Starr-Gennett et les maisons d’édition de Beaudry. De toutes les maisons d’édition canadiennes, états-uniennes et françaises que j’ai pu observer et feuilleter depuis le début de mes recherches, seules celles de Beaudry semblent utiliser cette stratégie de marketing dans les années 1920. La musique en feuilles est mise au service de la promotion de la vente de disques et non pas l’inverse. En d’autres mots, une chanson publiée (ou une publicité pour cette chanson) va faire référence au numéro de disque Starr correspondant (Image 5), mais ni les étiquettes de disque ni les publicités de Starr ne vont diriger le consommateur vers l’achat d’une partition. Est-ce que Beaudry cherche à promouvoir davantage les œuvres phonographiques? Ou est-ce que le marché du disque, étant plus faible que celui de l’édition musicale, doit utiliser d’autres recours pour être profitable? Sans pouvoir répondre directement à ces questions, il faut garder en tête la profession principale de Beaudry; en tant que gérant, il a un devoir envers la compagnie qui l’emploie. En 1924, lorsque Beaudry fonde sa maison d’édition, Herbert S. Berliner s’apprête à acheter l’étiquette et le catalogue de Starr-Gennett. Il est alors probable que Compo Company ait financé les Éditions Radio pour qu’en retour, elle puisse bénéficier de cette vitrine pour la vente de ses disques. 74 En plus de son expérience de représentant des ventes pour l’entreprise familiale et pour Starr Sales, Beaudry est aussi gérant du département des ventes de gramophones pour P. T. Légaré, Limited lors de son retour à Montréal. Voir Annuaire Lovell 1920-1921, p. 1393. 75 Image 5 Quatrième de couverture de « Rose de Venise » (Mtl, Éditions Radio, 1928, p. 8) Dans cette catégorie de relations entre supports médiatiques s’ajoutent les enregistrements sur rouleaux perforés. Plusieurs chansons publiées de Beaudry font aussi l’annonce de rouleaux destinés à être joués par un piano mécanique et apparaissent notamment dans le catalogue de Q.R.S. Piano-Rolls Company (1927). Ce catalogue contient trente-six « French Word Rolls » et parmi ceux-ci, trente sont attribués à Beaudry, soit presque autant que le nombre de « Sacred Music Word Roll » listés. Le catalogue n’indique pas si seuls les nouveaux rouleaux se trouvent dans la liste, mais les chansons de 76 Beaudry (dont six compositions originales) ont toutes été enregistrées sur disque entre 1924 et 1927 75. Trois autres chansons, publiées cette fois en 1929, présentent un numéro Q.R.S. ce qui hausse à 33 le nombre de rouleaux avec des paroles de Beaudry (Annexe C→273). 1.2.3.3 La discographie : artistes et chansons vedettes Quantifier le nombre de copies pressées ou vendues d’un disque serait un atout énorme pour décrire la présence et la vitalité de l’industrie phonographique dans la culture montréalaise. Cette tâche ardue (encore faut-il qu’elle soit possible) est à faire, mais on peut compter sur les quelques ressources discographiques disponibles pour mener des analyses fort révélatrices. Les Archives nationales du Québec et du Canada permettent de naviguer dans leur collection de 78 tours dépouillée et accessible en ligne. Titre, interprète, numéro de catalogue sont systématiquement fournis et il est parfois possible d’entendre la numérisation d’un enregistrement sonore sur le site web. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’une collection et non pas d’une discographie de la chanson canadienne-française. Même lorsque la collection numérique « Enregistrements sonores » de BAnQ offre des possibilités de regroupements notamment par titre, date, marque (étiquette) et interprète, mais seuls les titres numérisés et rendus accessibles en ligne entrent en compte. C’est toutefois à partir de la collection de BAC et d’autres sources comme le Canadian Music Trades Journal que l’ouvrage En remontant les années. L’histoire et l’héritage de l’enregistrement sonore au Canada des débuts à 1930 (1975) d’Edward B. Moogk est devenu le premier et l’unique essai discographique d’envergure pour le Canada. La section « Discographie » du livre propose une exploration par interprètes, par compositeurs et paroliers, et par séries canadiennes (p. 161-373). Deux autres auteurs ont suivi les traces de Moogk et de précieuses données peuvent être tirées de L’histoire de l’enregistrement sonore au Québec et dans le monde, 1978-1950 (2003) de Robert Thérien et de l’article « La discographie : un instrument de mesure de la popularité (au Québec 1898-1959) » de Jean-Jacques Schira et Robert Giroux (1993; 1987). Ces auteurs ne proposent pas de discographies en tant que telles, mais ont réalisé des tableaux à partir de discographies 75 Hélas, le catalogue ne mentionne pas le nom des pianistes ayant joué pour la réalisation du rouleau. 77 sélectives en tentant de faire ressortir les interprètes et les genres musicaux les plus significatifs d’une période donnée. Pour connaître les chiffres de la production canadienne-française dans les années 1920, Thérien a mis à contribution les collections nationales du Québec et du Canada ainsi que ses propres archives : « [À] partir des titres que nous possédons déjà, nous pouvons affirmer qu’il y a eu, entre 1920 et 1930, au moins 2 200 nouveaux disques par des artistes québécois, en plus de quelque 200 rééditions. Cela donne une moyenne de 220 disques (440 pièces musicales) par année, soit plus de 18 disques (36 chansons ou pièces musicales) par mois. » (2003, 144) L’offre et la demande de cette production auront participé à la structuration du champ de la phonographie canadienne et canadiennefrançaise telle qu’elle se développe au cours de la première moitié du XX e siècle 76. En stimulant l’industrie musicale, cette production aura une incidence sur : 1. la présence à Montréal de toutes les étapes de production d’une chanson, de sa composition à sa diffusion; 2. le développement d’une économie locale liée à la musique populaire; 3. la professionnalisation et la spécialisation des métiers liés à cette industrie; 4. la création d’un réseau local d’acteurs, propre à la chanson populaire canadienne-française; et 5. la formation d’un public large et diversifié. Les points 3 et 4 s’adressent entre autres aux différents musiciens et interprètes qui, à divers degrés, s’investiront dans une carrière phonographique. Mais pour vérifier le degré de professionnalisation d’un artiste et pour situer sa position dans le champ parmi les autres artistes, les genres musicaux et les maisons de disques, il devient pertinent de faire un découpage de ces « 2 220 nouveaux disques », c’est-à-dire d’analyser des données discographiques et des discographies particulières. 76 Voir à ce sujet le chapitre trois de mon mémoire (P. Bouliane 2006, 45-68). 78 La discographie d’un artiste, d’un orchestre, d’une série de disques ou d’une époque peut constituer un outil essentiel, « objecti[f] et plus fiable que le discours de goût ou d’humeur » (Schira et Giroux 1987, 57). La discographie permet, par exemple, de faire ressortir les interprètes, les chansons et les genres musicaux les plus significatifs d’une période donnée. Schira et Giroux utilisent la discographie comme un instrument de mesure de la popularité et proposent ensuite une typologie du vedettariat : « On ne saurait parler de carrière phonographique qu’à partir de l’enregistrement de cinq disques (dix faces). Dix disques consacrent une vedette et 25 une star. Suivant cette définition, 87 artistes et groupes furent des vedettes entre 1900 et 1959 » (Ibid., 59). D’après les tableaux réalisés par ces auteurs, 23 vedettes auraient amorcé leur carrière dans les années 1920 et parmi elles se trouveraient onze stars 77. En calculant l’écart entre le premier et le dernier disque enregistrés, la durée moyenne de la carrière d’une vedette était de six ans à peine et c’est ce qui expliquerait en partie, selon Schira et Giroux, l’oublie d’un nombre aussi important d’interprètes (Ibid., 60-62). Le tableau suivant permet d’identifier les principaux artistes du disque canadienfrançais des années 1920, sans égard à la nationalité de l’interprète, au genre musical privilégié par celui-ci ou à la compagnie de disque. 77 On ne peut lire ce type de classement sans avoir certaines interrogations sur le choix des mots (vedette ou star) et le seuil exigé (10 ou 20 disques) avant qu’un interprète accède à un titre. Que fait-on, par exemple, avec les artistes de scène extrêmement populaires qui n’enregistrent pas (ou très peu) de disques ? Les auteurs de l’article ne justifient pas, hélas, leurs critères, mais il n’en demeure pas moins que cette proposition offre une manière de comparer les carrières phonographiques des artistes de la période. 79 Tableau 2 Stars et vedettes du disque dans les années 1920 Nom de la vedette Cartier, Jean Chartier, Louis Daignault, Eugène Dubuisson, Damase Gauthier, Conrad Germain, J. Hervey Lavoie, Hercule Légaré, Ovila Marchand, Charles Marier, Albert Morency, Placide Pellerin, Hector St-Jacques, Gaston Allard, Joseph Andy Tipaldi & Melody Kings Beauchemin, George Bédard, Alex J. Béliveau, Juliette Boulay, A. J. Brodeur, Émile Dalberty, Charles Delaquerrière, José Desmarteau, Alexandre Dufault, Paul Eckstein, Willie Fournier de Belleval, Joseph Gour, Emile 78 Nb d’enregistrements en carrière selon Schira et Giroux 78 Nb de disques enregistrés selon Thérien 79 Années Année 1920 1930 Stars du disque 78 105 99 83 94 64 85 90 133 63 240 55 48 46 39 n/a 36 127 40 27 41 22 32 130 n/a Vedettes du disque n/a n/a RADIO 20 23 20 20 48 24 n/a n/a 47 71 50 26 49 25 19 24 36 60 Nb chansons de Beaudry enregistrées entre 1920-1932 selon P. Bouliane 80 60 4 7 2 48 61 5 1 68 9 32 27 66 25 26 8 14 22 8 5 3 Cette colonne du tableau se base sur les chiffres de Schira et Giroux, mais plutôt que d’énumérer les artistes ayant amorcé leur carrière dans les années 1920, j’ai tenu compte de tous ceux qui avaient fait carrière durant cette décennie. Ainsi, certains artistes qui ont débuté dans les années 1910 et qui ont effectué la plupart de leurs enregistrements dans les années 1920 apparaissent dans le tableau alors que certains autres qui ont endisqué pour la première fois à la toute fin des années 1920, mais qui ont fait carrière dans les années 1930 ne sont pas inscrits. Hélas, les auteurs ont fourni les chiffres pour les « stars » du disque seulement. 79 Cette colonne emprunte aux tableaux de Robert Thérien les données concernant les artistes qui ont fait carrière dans les années 1920 (2003, 101 et 174). Lorsque la carrière d’un artiste s’est prolongée dans les années 1930, j’ai inclus l’information. Thérien ne donne pas le nombre d’enregistrements, mais le nombre de disques, ce qui complique la comparaison entre ses calculs et ceux de Schira et Giroux. On peut questionner la méthode de Thérien puisque les faces d’un disque peuvent contenir des artistes différents. Ainsi il ne serait pas juste de multiplier le nombre de disques par deux pour obtenir la somme des enregistrements. 80 Cette autre colonne est possible grâce à ma base de données personnelle construite pour les chansons de Beaudry. 80 Nom de la vedette Hamel, Elzéar Lacroix, Henri Lamadeleine, J.O. Lapierre, Arthur Larochelle, Émile Larrivée, Larry Montmarquette, Alfred Mousseau, Roméo Nohcor, Alfred Plamondon, Rodolphe Quatuor Canadien Rochon, Odilon Saucier, Joseph Soucy, Isidor Tremblay, Fanny Nb d’enregistrements en carrière selon Schira et Giroux 78 n/a n/a n/a n/a n/a Nb de disques enregistrés selon Thérien 79 Années Année 1920 1930 47 38 101 33 49 n/a n/a n/a 39 36 n/a n/a n/a n/a n/a 27 60 77 41 Nb chansons de Beaudry enregistrées entre 1920-1932 selon P. Bouliane 80 5 13 7 23 2 La perméabilité est grande entre les horizons musicaux des interprètes et les collaborations se multiplient. Parmi les chanteurs qui enregistrent des chansons de Beaudry (surlignés en bleu), on retrouve des professeurs de chant aussi membres de la Société canadienne d’opérette tels que Louis Chartier, Joseph Fournier de Belleval, Hercule Lavoie; des folkloristes tels que Arthur Lapierre, Ovila Légaré, Eugène Daignault et des comédiens tels que Alexandre Desmarteaux, Damase Dubuisson et Hector Pellerin. Si les interprètes passent d’un genre musical à l’autre, ils se promènent aussi d’un média à l’autre. À partir de la fin des années 1920, ce sont les prestations radiophoniques qui s’imposent dans le parcours des vedettes et des stars du disque. 1.2.4 La radio 1.2.4.1 Stations montréalaises et description du contenu L’histoire de la radiophonie à Montréal débute avec Guglielmo Marconi qui fonde une station expérimentale, la XWA, pour ses étudiants de la School of Instruction for Operators en 1915 (Pagé 2007, 42). Cette station de la Canadian Marconi Telegraph Company entre formellement en onde en 1920, puis devient la station CFCF en 1922 alors que le Canada émet plus de 60 licences de radiodiffusion à travers les provinces. C’est à ce moment qu’une première station francophone voit le jour : 81 À la demande du président du journal La Presse, le journaliste et technicien expert Jacques-Narcisse Cartier devient en 1922 le premier directeur de la station CKAC. Pour le seconder à la tâche, on retient les services de John P. Gallaghan et de l’ingénieur du son Leonard Spencer. La cérémonie d’ouverture officielle du poste a lieu le 2 octobre 1922. Le sigle CKAC signifie Canadian Kylocycle America Canada. La ville de Montréal compte en 1922 quelque 2000 propriétaires d’appareil radiophonique. En 1933, ils seront déjà 1 000 000 d’auditeurs canadiens-français branchés sur CKAC, tant au Québec que dans l’Atlantique et le Pacifique, de même qu’en Nouvelle-Angleterre, ce qui fait du poste de La Presse le plus puissant pour les auditeurs de langue française en Amérique du Nord et l’un des plus modernes de son époque. (Bellemare 2012, 40) Tandis que le radio 81 prend racine dans les foyers nord-américains, les stations montréalaises CFCF, CKAC, ainsi que CNRM et CHYC se partagent toutes la même longueur d’onde. Jusqu’en 1929, la grille horaire est donc répartie entre ces stations. L’auditeur canadien-anglophone ou francophone peut choisir son moment d’écoute en fonction de l’émission ou de la langue qui l’intéresse. En plus de ces stations, il peut compter sur les dizaines de postes diffusés à partir de la Nouvelle-Angleterre qui atteignent souvent un plus vaste territoire avec une meilleure qualité de transmission que les postes canadiens. Quant au contenu de la programmation radiophonique à ses débuts, bien que le radio se soit perfectionné pour des besoins de communication militaire et maritime, sa commercialisation a fait de la musique le contenu principal de la programmation radiophonique, au-delà des informations, de la météo, des conférences ou du théâtre (Bellemare 2012, 39-40, 43; Lefebvre 2011, 182; Pagé 2007, 314). Même lors de grands événements comme la première Exposition du radio à Montréal en 1924, qui recevait Sir Henry Thornton 82 comme président d’honneur en plus d’autres têtes dirigeantes du milieu de la radiophonie du Canada et des États-Unis, la musique, populaire surtout, est au centre de l’attention. Tous les automnes, de 1924 à 1934, une semaine d’exposition est consacrée aux développements du radio et selon les recherches de Pierre Pagé, menées à partir des 81 On a d’abord employé le masculin, comme on l’avait fait pour les autres meubles de salon (le piano, le gramophone), pour finalement opter pour le féminin lorsque, dans les années 1930, le mot fera davantage référence à la communication. J’opterai pour l’emploi du terme au fénimin sauf quand il est question de l’objet, c’est-à-dire de l’appareil radiophonique. 82 Thornton est alors président du CNR (Canadien National Railway) et il jouera un rôle déterminant dans l’établissement d’un réseau pan-canadien de radiodiffusion. Ce réseau sera par la suite acheté par le gouvernement canadien et sera la pierre d’assise de CBC/Radio-Canada (Fairbridge 2003, s.p.). 82 cahiers spéciaux sur « La semaine de la radio » du journal La Presse, il s’agit d’un : « [s]alon commercial aussi bien que culturel, destiné à faire la promotion des équipements et à mettre en démonstration les nouvelles capacités techniques. » Du reste, ajoute-t-il, « c’est à la musique appréciée par le grand public que l’on fait appel pour créer le climat festif de cette foire technologique. Chaque soir la radio diffusait en direct des concerts variés […]. C’est toute la musique populaire de danse qui était ainsi mise en relief pour la population très nombreuse qui venait visiter le Salon. » (2007, 352) Cette musique de danse est celle qui est générée par l’industrie de la Tin Pan Alley, une musique écrite en anglais et composée aux États-Unis, que les ondes radiophoniques acheminent plus rapidement et plus efficacement que la musique en feuilles. Dès lors, la forte présence de contenu états-unien dérange et suscite diverses réactions : Certains s’inquiètent de la domination exercée par les États-Unis sur les ondes canadiennes. Si l’on excepte la radio du CN, presque intégralement canadienne, jusqu’à 50 pour cent des émissions des nombreuses stations canadiennes proviennent des États-Unis. Et elles sont très populaires, en plus d’être bon marché. Les nationalistes culturels de l’époque craignent que le sentiment d’identité nationale du Canada s’en trouve submergé. (Canadian National 2009, s.p.) On souligne le déséquilibre en critiquant les stations qui favorisent l’importation de contenu étranger. En 1931, le critique Henri Letondal rapporte que « [l]e poste CFCF n’a pas l’importance du poste CKAC et la presque totalité de ses programmes sont d’origine américaine. Lorsque le poste CFCF ne retransmet pas les programmes américains, il fait entendre des disques de phonographe. » (cité dans Pagé 2007, 351) Letondal avait peut-être avantage à marquer cette distinction pour obtenir l’aide financière nécessaire à l’émission qu’il dirigeait à CKAC (L’Heure provinciale), mais il est difficile de confirmer ces faits puisque le poste CFCF publiait rarement sa programmation. Néanmoins, le journaliste Lucien Desbiens émet un commentaire semblable quelques années plus tard : « Il souligne la plus grande force des signaux américains et rappelle que trois des quatre postes principaux du Québec consacrent plus de la moitié de leurs émissions à des programmes d’origine américaine. » (Saint-Jacques et Des Rivières 2009, 154) La critique et l’élite canadienne-française sont quasi unanimes, la programmation doit faire la promotion d’un contenu canadien, de la langue française, de la musique savante et des compositeurs 83 canadiens. Ces positions se font entendre et mènent à la Commission Aird sur la radio au Canada en 1928, puis à l’Adoption de la Loi permettant la création de la Commission canadienne de radiodiffusion en 1932. Dans la même veine, le journal La Patrie crée en janvier 1933 une station entièrement francophone (CHLP) et, finalement, le gouvernement fédéral fonde la Société Radio-Canada/Canadian Broadcasting Communication en 1936 83. Un autre point de vue est présenté par Léo-Pol Morin dans une chronique sur la radio qui s’intitule « L’intoxication musicale par la T.S.F. ». Malgré un ton réquisitoire, il ne condamne pas avant l’heure les nouvelles technologies : « Les musiciens canadiens s’intéressent trop peu aux machines parlantes, aux gramophones et à la T.S.F. […] La critique musicale est aussi paresseuse en ce domaine, quand elle n’est pas complètement aveugle. […] Bouder ces appareils n’est pas très fort. Leur refuser toute valeur d’art ne l’est guère davantage. » (1928b, 38) En contrepartie, ce que Morin critique lourdement est le choix de la programmation et une certaine conception de l’orchestre radiophonique : Les bons programmes sont noyés dans un amas indescriptible de médiocrités. Il faut protester contre tous ces groupements de deux, trois ou quatre croque-notes qui veulent être des orchestres symphoniques, contre toutes ces romances vides à pleurer qu’on aurait honte de chanter dans l’intimité d’un salon (Ibid., 38). Morin vient confirmer qu’une forte proportion du contenu musical est consacrée aux œuvres populaires (des romances), puis il nous renseigne sur le fait que les stations de radio canadiennes-françaises n’ont pas d’orchestre symphonique ou d’orchestre digne de ce nom 84. En effet, les œuvres orchestrales entendues à la radio seraient la plupart du temps arrangées pour des petits ensembles qui sont appelés (à tort selon Morin) des « orchestres », constitués de quatre à huit instrumentistes sous la garde d’un chef 85. Contrairement aux reproches que formuleront plus tard Letondal et Desbiens, Morin ne se positionne pas contre la provenance états-unienne du contenu, mais contre la mauvaise qualité du celui-ci. 83 Lire à ce sujet la section 1.1.3. : « De la Commission Aird à la fondation de Radio-Canada », de la thèse de Bellemare (2012, 50-52). 84 En 1927, Montréal retrouve à peine son orchestre symphonique après huit ans d’interruption. 85 Il en est de même pour une majorité des enregistrements phonographiques du répertoire populaire de cette époque faisant la mention d’un accompagnement avec « orchestre ». 84 Il réclame qu’une plus grande place soit consacrée à la musique classique et que des investissements soient faits afin d’obtenir des interprétations de meilleure qualité. Selon les données compilées en 2009 par Marie-Thérèse Lefebvre et son équipe, il ne fait aucun doute que plus les années 1920 avancent, plus le contenu des postes captés à Montréal est à dominance anglophone et présente une large proportion de musique de danse, d’airs de jazz et de contenu non canadien. Ce projet de recherche a permis de dépouiller la programmation radiophonique annoncée dans le quotidien La Presse pour la période 1922-1939 86. La tâche n’a pas été facile puisque les grilles horaires de La Presse sont incomplètes et que le grand nombre de cases vides oblige à interpréter les résultats comme un aperçu approximatif de la programmation 87. La base de données est néanmoins riche en informations sur le nom et l’heure des différentes émissions, sur le type de musique entendu et sur la présence de la chanson populaire (en donnant le titre et dans une moindre mesure le compositeur et l’interprète). Dès cette époque, la chanson envahit ce lieu de production et les trois autres espaces de production allaient devoir lui céder une place. 1.2.4.2 La radio et les autres médias En dehors des préoccupations au sujet du contenu, la mise en ondes de la musique soulève des inquiétudes auprès des gérants de salles de concert, des éditeurs de musique en feuilles, des maisons de disques et des fabricants de phonographes. L’objet de la menace deviendra toutefois un allié de taille et à ce titre, la radio devient un carrefour incontournable, invitant les lieux de productions à se rencontrer. Avec la radio, les nouveaux auditeurs se retrouvent devant une diversité musicale jamais égalée auparavant : il n’était pas surprenant d’entendre sur un même poste, au courant d’une même soirée, un pianiste de ragtime, un violoniste accompagné d’un orchestre, un ensemble folklorique instrumental, une chanson pour ténor, de la guitare hawaïenne et des airs de danse. Cette variété est en fait le reflet des « scènes » ou la musique prend place : « Jusque vers 1933, on constate que les émissions ont été diffusées en direct depuis plusieurs lieux (outre les studios radiophoniques, hôtels, 86 Voir l’article rédigé à la suite de cette recherche : « Analyse de la programmation radiophonique sur les ondes québécoises entre 1922 et 1939 : musique, théâtre, causeries » (Lefebvre 2011). 87 Plusieurs émissions annoncent qu’une sélection d’œuvres populaires sera diffusée, sans mentionner lesquelles. Le titre des chansons n’est pas uniforme et les auteurs-compositeurs ne sont que rarement cités. 85 brasseries, restaurants et parcs publics). […] Puis en 1927-1928, on capte des émissions depuis quelques églises, les magasins Eaton et Morgan, le parc Lafontaine, et surtout depuis les cinémas Capitol, Palace, Orpheum et Electra d’où l’on diffuse la musique qui accompagne les films muets. Même les orchestres de paquebots qui accostent au port en mai et juin sont sollicités durant ces premières années de la radio » (Lefebvre 2011, 181, 185-186). Les orchestres du tableau 3 ont tous été diffusés à la radio à partir de l’un ou l’autre des ces lieux, mais ils ont aussi la caractéristique d’avoir interprété des œuvres du répertoire de Beaudry sur les ondes d’une station montréalaise. Tableau 3 « Orchestres » diffusés à la radio ayant joués des chansons du répertoire de Beaudry entre 1922 et 1932 (version originale, traduite ou instrumentale) Orchestre Ben Selvin et son orchestre Direction musicale Ben Selvin Famous Chicago Novelty Millard J. Thomas Leo Reisman et son orchestre Leo Reisman Melody Boys Dance [Anthony Parenti] Orchestre d’Armand Houde Armand Houde Orchestre de danse H. Le Grove H. Le Grove Orchestre de l’hôtel Mont-Royal Rex Battle Orchestre de l’hôtel Windsor Harry Salter Orchestre du paquebot Canada 86 Orchestre du théâtre Capitol J. J. Gagnier Orchestre du théâtre Palace Jerry Shea Orchestre Dufresne Dufresne Orchestre Graham Grant Graham Grant Orchestre Harty et Hallé Sir. Hamilton Harty Orchestre Jimmy Garret Jimmy Garret Orchestre Jolly Serenaders R. Jubinville Orchestre Montcalm Johnie Coenen Orchestre Moolight Serenaders Charlie Piché Fate Marable’ Society Syncopators [du bateau à vapeur Strekfus] Orchestre Wood Hall Fate Marable Paramount Melody Seven Isaïe Desmarais Paramount Syncopators [Junie Cobb] Syd Howe En permettant le direct, la radio entretient des liens étroits avec les salles de spectacles et de concerts montréalais. Mais lorsqu’on se tourne du côté de la production réalisée à partir des studios radiophoniques, malgré certains écueils, c’est la production locale et ses artistes amateurs et professionnels qui profitent de cette vitrine : La radio a non seulement remplacé, jusqu’à un certain point, les concerts intimes des salons privés d’autrefois, mais elle a également offert aux artistes canadiens-français une alternative aux salles de concert de plus en plus inaccessibles avec l’arrivée du cinéma parlant. Ce transfert de la salle de concert au studio radiophonique reléguant la production artistique locale (musique et théâtre) à la portion congrue des événements culturels s’explique en partie par la crise économique de 1929, mais surtout par la commercialisation des tournées de vedettes internationales. (Ibid., 181) De la scène théâtrale en passant par le cinéma, la chanson de la Tin Pan Alley, mais aussi la chanson française (à partir des années 1930 surtout) occupent une place importante de la programmation des diffuseurs. Cela a nécessairement un impact sur la vente de musique en feuilles. Des fabricants d’instruments et des magasins de musique, principaux points de vente de la musique en feuilles, seront des commanditaires importants tels que Raoul Vennat, Donat Langelier et la Maison Archambault. Par ailleurs, c’est peut-être l’industrie du disque qui avait le plus à craindre de l’arrivée de la radio. À l’automne 1922, lorsque les premières stations radiophoniques s’implantent à Montréal, le magazine La Lyre publie un article sur ce sujet intitulé « Le radio remplacerat-il le phonographe? ». Plutôt que de prendre position, l’auteur (anonyme) de l’article prend soin de décrire l’effet, les qualités et les faiblesses d’une musique « qui peut être apportée dans l’intimité du foyer », tout en effectuant une comparaison avec le phonographe : [I]l y a plusieurs points de similitude entre le radio et le phonographe. Tous deux rendent la musique accessible à un grand nombre, sans la présence de l’artiste. Tous deux apportent la musique au foyer. […] Un des traits désirables du phonographe c’est qu’il est soumis à vos caprices […]. Vous n’écoutez la musique radiographique que seulement à un temps déterminé. […] le radio et le phonographe ont un rôle séparé à remplir. Ensemble, ils devraient donner une très forte impulsion à l’intérêt général dans la musique. (La Lyre 1922c, 28) La réalité devait suivre ces prévisions et les médias allaient effectivement travailler de pair. Chez CKAC, la diffusion de disques sur les ondes se fait de plus en plus régulièrement à 87 partir de la saison 1928-1929, « après la signature d’une entente que signe Joseph-Arthur Dupont avec la Columbia Phonograph qui assurera la diffusion quotidienne de musique populaire durant quinze minutes le matin et, quelque temps après, la diffusion de musique classique le dimanche durant une demi-heure. » (Lefebvre 2011, 185) Plus tard, dans un autre numéro de La Lyre, publié en 1929, on démontre à l’aide de statistiques, l’impact positif du radio sur les autres médias : Le baromètre par excellence de l’influence du radio est le record de phonographe. Comme les publications de musique en feuilles, les records de phonographe ont considérablement augmenté. L’année dernière le public a apparemment dépensé plus de $50,000,000 pour des records. Le rapport du recensement a démontré que plus de cent millions de records ont été fabriqués, ce qui constitue une augmentation de 28 pour cent sur l’année 1925. Cette appréciation est attribuée à la popularité croissante des artistes qui se font entendre par l’intermédiaire du microphone. On dit que les chanteurs et cantatrices d’opéra et de concert qui se font entendre régulièrement le dimanche soir à l’heure Atwater-Kent, sur une chaîne de vingt-neuf stations, ont un auditoire qui se chiffre dans les millions. Leur introduction par le radio dans les maisons où se trouvent des phonographes a eu pour résultat de faire augmenter la demande pour leurs records de phonographe. (La Lyre 1929, 15) De nouveaux métiers apparaissent et se développent au rythme du marché : le besoin d’un directeur de station, d’un directeur de programmation, d’un chef d’orchestre et des musiciens radiophoniques en sont de bons exemples. Les modes de production et de diffusion n’évoluent pas en vase clos, et tous doivent s’adapter au progrès rapide des technologies. 1.2.4.3 Radio et circulation d’une traduction de chanson Roméo Beaudry n’a pas travaillé directement avec les stations de radio, mais il a certainement collaboré avec elles. Des œuvres composées, traduites ou éditées par Beaudry sont entendues sur les ondes : elles sont jouées en direct de la station, retransmises à partir d’une salle de danse ou diffusées faisant jouer un disque ou un piano mécanique. En croisant ma base de données avec celle de la programmation radiophonique, le résultat montre que les œuvres de l’auteur-compositeur-traducteur se font entendre à la radio dès 1922 et jusqu’à sa mort en 1932. Plus de la moitié des œuvres du répertoire de Beaudry sont interprétées à la radio dans une langue ou une autre (Annexe D→275). Les pourcentages obtenus au Tableau 4 doivent être considérés comme un minimum puisque la 88 moitié des milliers de fiches de la programmation radiophonique ne mentionne pas le titre et/ou l’interprète des chansons. Dans le premier cas, j’ai conservé les titres en anglais et en français qui pouvaient être associés à Beaudry; et dans l’autre, je n’ai gardé que les titres qui pouvaient sans trop d’ambiguïté être une composition ou une traduction en français de Beaudry. Tandis qu’au moins le quart de ses chansons sont jouées à la radio, peut-on en conclure qu’il s’agit d’un succès? Le manque d’outils comparatif rend difficile l’interprétation de ces données, mais il est possible de vérifier que plusieurs œuvres de Beaudry sont éditées, enregistrées puis diffusées à la radio. Tableau 4 Pourcentages de chansons traduites ou composées par Beaudry entendues au moins une fois à la radio entre 1922 et 1932 Année de Nb. écrites ou Nb. entendues à la l’enregistrement traduites par radio « en français Beaudry ou en anglais » entre 1922-1932 15 11 1922 % 73 % Nb. entendues à la radio « en français » entre 1922-1932 6 % 40 % 1923 17 9 53 % 5 29 % 1924 28 19 68 % 16 57 % 1925 28 16 57 % 10 36 % 1926 33 16 48 % 3 10 % 1927 52 25 48 % 14 27 % 1928 40 24 60 % 10 25 % 1929 53 23 44 % 7 13 % 1930 39 27 62 % 1 3% 1931 14 10 71 % 4 29 % 1932 0 - - TOTAL 319 180 56 % 76 24 % En analysant plus en détail les deux bases de données, il est particulièrement intéressant de comparer les dates d’édition, d’enregistrement et de radiodiffusion des œuvres dont on peut supposer que l’interprétation ait eu lieu en français 88. Le prochain tableau rend compte de 88 Sauf exception, la langue chantée n’est jamais spécifiée. Il est donc difficile de savoir si les chansons qui conservent leur titre en français (ex. « Charmaine », « Georgette », « Honolulu Moon », « Rio Rita », « RoseMarie », etc.) ont été chantée en français ou en anglais. Le nom d’un interprète francophone, lorsqu’il est 89 la dynamique du milieu de la chanson et de la rapidité avec laquelle une chanson circule d’une frontière culturelle (et géographique) à une autre, en l’occurrence d’une presse newyorkaise à la demeure d’un Canadien français. De 1922 à 1932, lorsqu’une chanson de la TPA est publiée, en moins d’une année elle est entendue sur les ondes d’une station de radio montréalaise, traduite en français, publiée chez un éditeur canadien, enregistrée pour l’étiquette Starr et reprise par une ou deux autres compagnies de disques concurrentes. Les interprètes et les formations instrumentales diffèrent d’un disque à l’autre et d’une prestation radiophonique à une autre. Mais la circulation n’est pas unidirectionnelle, c’està-dire qu’une traduction n’est pas toujours enregistrée avant d’être entendue à la radio, ou plus précisément, une traduction passe souvent à la radio avant la commercialisation du disque. Les annonces de parution d’un disque paraissent généralement dans les quotidiens comme La Patrie et La Presse trois mois après la date d’enregistrement inscrite dans les registres de la compagnie Compo 89. Avec l’apport de la radio, et à partir des données présentées dans les tableaux de cette section, on peut constater que les années 1920 sont déterminantes dans la structuration d’une industrie locale liée à la chanson populaire. L’avènement de nouveaux médias, la circulation des œuvres et des vedettes et la création de réseaux de producteurs, de distributeurs et de diffuseurs ont tous un impact important sur la place grandissante qu’occupe la chanson dans la vie des Canadiens français. Bien que les rouages de cette industrie n’ont pu être décrits dans cette première partie, il a été néanmoins possible de rendre compte du foisonnement culturel, des stratégies d’organisation et des savoirs-faire qui se développent en milieu montréalais et qui permettent à la chanson populaire de rejoindre son public et de gagner en importance. identifié, et d’autres rares mentions peuvent parfois donner un indice, mais ne peuvent hélas rien prouver quant à la langue utilisée. 89 Cette stratégie de marketing est couramment utilisée aujourd’hui, mais il n’a pas été possible de vérifier si elle était courante aux États-Unis pendant les années 1920. 90 Tableau 5 Cycle de diffusion d’une chanson traduite (musique en feuilles ⇒ disque Starr ⇒ autre disque ⇒ Radio) 90 Titres de la chanson (en Disques 78 français et en anglais) traductions Nom de l’éditeur et année de publication « Georgette » « Georgette » 1922 « Bonjour ma Ninette! » « Carolina Mammy » « Une larme pour baiser » « Crying For You » 1922 un « Je pleure en m’endormant chaque soir » « Every Night I Cry Myself to Sleep Over You » « Une fille que les hommes oublient » « Just a Girl That Men Forget » « Doodle Doo Doo » « Doodle Doo Doo » « Si vous rencontrez ma mie » « I Wonder What’s Become of Sally? » « Mon (meilleur) ami m’a volé mon amour » « The Pal That I Loved Stole the Gal That I Loved » « Chante, rossignol, chante » « Nightingale » tours des Prestations radiophoniques Étiquette, interprète et date d’enregistrement (mois-année) Starr-Gennett, J. Hervey 08-1922 Germain HMV, Hector Pellerin xx-1923 Starr-Gennett, J. Hervey 04-1923 Germain HMV, Hector Pellerin 01-1923 Station, interprète ou titre et date de la diffusion (mois-année) CKAC, Gaston St-Jacques, E. Tremblay (violon) et Mll. J. Brunelle (piano) CKAC, Fred Charbonneau [sic] 12-1922 11-1923 1923 Starr-Gennett, J. Hervey Germain HMV, Hector Pellerin 06-1923 CKAC, Fred Charbonneau 11-1923 05-1924 12-1923 1923 Starr-Gennett, J. Hervey Germain HMV, Olivier Gélinas 01-1924 1923 Starr-Gennett, J. Hervey Germain HMV, Hector Pellerin 02-1924 CKAC, Fred Charbonneau et l’orchestre Famous Chicago Novelty [CKAC, Orchestre Famous Chicaco Novelty] CKAC, Fred Charbonneau CKAC, Al Edwards, W. Eckstein et A. Meerte (marimba) CKAC, Mademoiselle I. Leduc Starr-Gennett, Gaston StJacques HMV, Hector Pellerin Starr-Gennett, J. Hervey Germain HMV, Hector Pellerin 10-1924 08-1924 CKAC, Gaston St-Jacques 01-1925 11-1924 12-1924 xx-1926 CKAC, Charles Émile Brodeur CKAC, J. Hervey Germain 1924 Starr-Gennett, J. Hervey Germain HMV, Hector Pellerin 11-1924 CKAC, J. Hervey Germain 03-1925 1924 Starr-Gennett, J. Hervey Germain HMV, Hector Pellerin 12-1924 CKAC, Charles Émile Brodeur CKAC, Hercule Lavoie et Ernest Patience (piano) CKAC, Hercule Lavoie et Léonie Claude (piano) 12-1924 1924 1924 xx-1924 08-1924 12-1923 12-1923 01-1924 12-1923 01-1925 xx-1924 11-1925 01-1925 03-1925 90 Seules les chansons traduites par Beaudry, enregistrées par plus d’une compagnie de disque et radiodiffusées au moins une fois en français ont été retenues pour ce tableau. Selon les chansons, certaines données (date, interprète, etc.) ne sont pas toujours disponibles ou complètes. L’information sur les prestations radiophoniques est restreinte aux œuvres entendues à la radio entre 1922 et 1932, selon la base de données réalisée par Marie-Thérèse Lefebvre et son équipe (2009). Lorsque le nom de l’interprète n’était pas disponible, j’ai écrit le titre de la chanson tel qu’il apparaît dans la grille horaire de La Presse. Les entrées qui sont entre crochets laissent planer un doute quant à la langue en usage lors de l’interprétation. 91 Titres de la chanson (en Disques 78 français et en anglais) traductions Nom de l’éditeur et année de publication « La valse de minuit » « Midnight Waltz » 1925 « La chanson du prisonnier » « The Prisoner’s Song » « Rio Rita » « Rio Rita » « Berceuse blonde » « Russian Lullaby » 1924 1927 tours des Prestations radiophoniques Étiquette, interprète et date d’enregistrement (mois-année) Starr-Gennett, Charles- 06-1925 Émile Brodeur HMV, Hector Pellerin xx-1926 Starr-Gennett, Hercule 12-1925 Lavoie et Miss. Lucille Turner (piano) HMV, Hector Pellerin xx-1926 Starr, Jean Cartier 09-1927 HMV, Roméo Mousseau 12-1929 Station, interprète ou titre et date de la diffusion (mois-année) CKAC, « Valse de minuit » 04-1927 CKAC, « Valse de minuit » CKAC, « La chanson du prisonnier » 03-1931 03-1926 [CHYC, « Rio Rita »] [CKAC, « Rio Rita, extraits »] [CKAC, « Rio Rita, extraits »] CKAC, Les Vagabons [sic] CKAC, « Beaudry, Berceuse blonde (Russian Lullaby) » CKAC, Georges Beauchemin 04-1927 03-1928 CKAC, « My Blue Heaven (Un coin de ciel bleu) » CKAC, « My Blue Heaven (Un coin de ciel bleu) » [CKAC, Sid Blumendfeld, ukulele chant populaire] CKAC, Janet Johnston 12-1927 04-1928 09-1930 03-1932 01-1928 1927 Starr, Jean Cartier HMV, Hector Pellerin 09-1927 11-1927 « C’est votre mère » « Baby Your Mother » 1927 Starr, Odilon Rochon HMV, Michel Laurent 09-1927 01-1928 « Un coin de ciel bleu » « My blue Heaven » 1927 Starr, Jean Cartier 12-1927 HMV, G. Beauchemin 12-1927 Brunswick, Louis Chartier 04-1928 Starr, Jean Cartier 03-1928 HMV, Georges Beauchemin 04-1928 Starr, Jean Cartier 04-1928 Starr, Albert Marier HMV, Georges Beauchemin Starr, Lucien Tourangeau HMV, Georges Beauchemin Starr, Arthur Lapierre HMV, Georges Beauchemin 04-1928 04-1928 CKAC, Madame Georges Beauchemin (piano) [CKAC, « Mademoiselle Mimi »] [CKAC, « Mademoiselle Mimi »] [CKAC, « Wayne, Ramona, valse »] CKAC, Sam Buzzetti (accordéon-piano) 06-1928 10-1928 [CKAC, Al Edwards chanteur populaire] 11-1928 09-1928 12-1928 CKAC, « Jeannine (I Dream of Lilac time/au temps des lilas) » [CKAC, « Jeannine »] CKAC, « Le temps des lilas » CKAC, « Le temps des lilas » CKAC, « Souvenir de France » 11-1928 CKAC, « Golondrina, valse mexicaine » 02-1929 « Mademoiselle Mimi » « Mademoiselle Mimi » « Ramona » « Ramona » 1927 « J’ai trouvé l’amour » « You're a Real Sweetheart » « Jeannine au temps des lilas » « Jeannine, I Dream of Lilac Time » « Souvenirs de France » « Memories of France » « L’hirondelle » Golondrina ») 92 1927 (« La 1928 1928 1928 Starr, Jean Cartier et Miss M.R. DesCarries Brunswick, Louis Chartier Starr, Charles Émile Brodeur 01-1929 11-1928 03-1929 02-1928 01-1928 03-1928 03-1930 05-1928 11-1928 04-1928 05-1928 02-1930 05-1930 07-1931 11-1929 Titres de la chanson (en Disques 78 français et en anglais) traductions tours des Prestations radiophoniques Nom de l’éditeur et année de publication « La Golondrina » ou « The Swallow » Étiquette, interprète et date d’enregistrement (mois-année) HMV Georges xx-1931 Beauchemin HMV Nicolas Amato xx-1932 « Chant d’amour païen » « Pagan Love Song » 1929 « Chant d’amour païen » « Pagan Love Song » 1929 Starr, Jean Cartier HMV, Georges Beauchemin Starr, Jean Cartier HMV, Georges Beauchemin Starr, Albert Marier HMV, Roméo Mousseau « Dis leur “bonjour” pour moi » « Say Hello to the Folks Back Home » 1931 Station, interprète ou titre et date de la diffusion (mois-année) CKAC, « L’hirondelle » 03-1930 08-1929 09-1929 CKAC, Louis Chartier 06-1930 08-1929 09-1929 CKAC, Louis Chartier 06-1930 03-1931 xx-1931 CKAC, « Tu diras bonjour pour moi » 04-1932 1.3 Sommaire du chapitre 1 Au tournant du XXe siècle, Montréal est une métropole vivante qui, parmi les grandes villes nord-américaines, tient une place particulière par son caractère identitaire hybride : sa majorité francophone y déploie une activité culturelle qui lui est propre tout en intégrant et en bénéficiant des différents modèles américains et européens. L’augmentation de la population citadine fait naître des besoins de divertissements qui ont un impact sur le développement de la création et de la circulation de la chanson populaire. Plus spécifiquement, la modernisation des infrastructures culturelles favorise l’expression d’une vie musicale nouvelle qui prend place dans une multitude d’espaces de production et de diffusion tels que la scène, l’édition, le disque et la radio. Dans ce chapitre, j’ai démontré que le destin de la production musicale montréalaise est en partie déterminé par ces lieux de production. De la pré-production à la diffusion, de la création à la circulation, la chanson prend vie par la performance en direct (concert et radio), par la performance au foyer (musique en feuilles) ou par la performance enregistrée (disque à la maison ou à la radio). Dans ce contexte général, la présentation plus spécifique des activités et du parcours de Roméo Beaudry a aidé à comprendre plus concrètement comment, à l’époque, le répertoire de chansons d’un acteur en particulier prennait corps à travers les principaux lieux de production montréalais. Le premier lieu décrit fut la scène en insistant sur trois types de manifestations artistiques : la revue, le burlesque et le cinéma. Dans les revues d’actualité, où le dialogue et la chanson occupent une position centrale, c’est l’influence de la France qui s’implante en territoire montréalais. De son côté, le burlesque est un spectacle de variétés qui nous vient des États-Unis et qui se déroule d’abord le plus souvent en anglais. Le bonimenteur et plusieurs performances musicales et théâtrales animent l’expérience cinématographique du public. Dans les trois cas, de la chanson humoristique à la chanson-thème d’un film, la scène est un lieu de production et de diffusion incontournable pour la musique populaire. Il a ensuite été question de l’édition musicale qui se développe corrélativement à la place que le piano droit prend dans les foyers canadiens. L’effervescence de l’industrie new-yorkaise 93 de la musique en feuilles, la Tin Pan Alley, atteint le Québec et donne accès à un bassin important d’œuvres réinterprétées et traduites à Montréal. La production de musique en feuilles rend possible l’émergence d’un nouveau répertoire de chansons populaires à succès créé par des auteurs, des traducteurs et des compositeurs canadiens-français. L’industrie musicale s’est profondément transformée à mesure que s’est imposé un troisième lieu, celui de la phonographie. Avec le travail de Herbert S. Berliner chez Berliner Gram-O-phone Company, puis chez Compo, Montréal s’impose dans le milieu de l’enregistrement sonore en enregistrant des artistes et des musiciens canadiens-français. Grâce à cette production, on assiste à la fois à la naissance d’une économie locale liée à la chanson populaire, au développement de spécialisations techniques et à la professionnalisation des métiers liés à cette industrie. En dernier lieu, la musique prend de plus en plus de place grâce à la radiophonie qui devient un pôle central de l’industrie. Une grande variété de musiques produites, transmises ou retransmises des États-Unis et de Montréal circulent dans les villes puis jusqu’au fond des campagnes. Les habitudes de consommation se transforment, génèrent des inquiétudes, mais l’impact positif du radio sur les autres médias et son rôle pour la diffusion de la musique en général est indéniable. Des artistes, des auteurs et des compositeurs locaux trouvent le moyen de ce faire une place sur les ondes. Par l’analyse des œuvres radiodiffusées, le cas de Roméo Beaudry montre que ce média a stimulé la mise en place de stratégies de mise en marché et de circulation des œuvres, et ce dès la fondation des premières stations montréalaises. En somme, les lieux de production du début du XXe siècle démontrent le foisonnement de la vie musicale montréalaise. La relation dynamique que forment les différents lieux laisse entendre que la chanson populaire est partout, qu’elle fait vivre (en tout ou en partie) un grand nombre d’entrepreneurs, de producteurs et d’artistes, et qu’elle est accessible à un public grandissant. 94 Chapitre 2 Lieux et enjeux de la réception 2.1 Introduction Pour approfondir l’investigation sur la place occupée par la musique populaire dans la société culturelle montréalaise des années 1920, le deuxième chapitre s’intéresse aux lieux de réception de l’œuvre du point de vue de son public et de son écoute en tant qu’expérience. La description des phénomènes complexes d’interactions issus de l’univers de la chanson populaire nécessite de poser le regard non seulement sur les œuvres, mais également sur le public à qui elles sont destinées. Ce que le concept de « réception » peut signifier dans sa plus large acception recouvre ici non seulement le public (les auditeurs et consommateurs), mais également les différentes modalités du rapport entre un auditeur et l’œuvre elle-même selon les divers contextes d’écoute. L’œuvre rejoint le public dans des lieux de sociabilité et/ou d’intimité qui varient en fonction du type de production et de son mode de diffusion; ces lieux et contextes d’écoute déterminent ainsi les relations établies entre l’œuvre et son auditeur. Ces relations évoluent avec le développement des technologies et font apparaître de nouvelles pratiques d’écoute et de consommation. La première section de ce chapitre décrit le public tel qu’il se constitue à Montréal, en tant que population citadine qui consomme la musique et qui fréquente différents lieux de productions présentés au Chapitre 1. Une meilleure connaissance des caractéristiques générales de la population aide à situer Montréal dans son environnement qui est à la fois américain, canadien et québécois. Les producteurs d’arts populaires, dont fait partie la chanson, sont sensibles aux particularités du public qui, de son côté, doit s’adapter et profiter des nouveaux espaces publics et privés de consommation. Si le public peut choisir entre différents endroits pour écouter de la musique, encore faut-il qu’il puisse jouir des conditions pour le faire. La deuxième section propose d’explorer deux facteurs pouvant favoriser ou faire obstacle à l’écoute de la chanson populaire. D’une part, le Ministère du travail n’est créé qu’en 1931 et une large part de la population a du mal à trouver le temps et les moyens de bénéficier de la vie culturelle montréalaise. L’étroite gestion du temps de loisir devient un élément qui joue probablement en faveur des médias accessibles à partir du foyer familial, tout comme les divertissements à prix modique qui sont souvent les seuls que peut s’offrir la majorité de la population. D’autre part, les musiques dites « jazz », 95 sentimentale, de film ou de danse ne reçoivent pas beaucoup de faveur de la part des quotidiens et des revues spécialisées. Une étude de la réception qui s’inscrit dans une perspective socio-historique peut difficilement ignorer la critique, son discours et sa posture. Si le discours des critiques n’est pas un réel obstacle à la consommation, il représente néanmoins une volonté de manifester sa désapprobation envers un type de musique et ce qu’il représente sur le plan des mœurs. Dans ce contexte, les chansons