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Published in Poésie 2002, nº 94 (2002) : 39-49 Publication 4.45 David Bellos La Pudeur de Perec Les grands textes de Perec ne parlent pas de sexe, ou en parlent très peu. Pour expliquer cette pudeur on ne peut invoquer l’obédience oulipienne, car de nombreux écrivains de cette mouvance se sont exprimés avec éloquence sur la chose (Mathews, Roubaud, par exemple). On ne l’explique pas non plus par la tradition des lettres françaises, qui depuis le moyen âge donnent une place prépondérante à la passion amoureuse et son expression physique. Et on l’explique encore moins par le contexte historique - Perec est un auteur des années 1960 et 70, années de la « libération sexuelle » et d’une littérature à l’avenant. Ainsi le silence des textes de Perec sur l’article du sexe en constitue une excentricité significative. Rappelons comme premier exemple la totale invraisemblance des Choses, cette « histoire des années 60 » où de jeunes psychosociologues ont tous les désirs imaginables, sauf le désir de s’aimer. Il s’agit ici sans doute d’une stratégie et d’un choix littéraires. Il s’agit aussi, indubitablement, d’une extension au champ de l’expression littéraire d’une caractéristique personnelle de Georges Perec. Mais pourquoi cette stratégie ? Et que signifie cette réticence tant humaine que littéraire ? Précisons d’abord que l’œuvre de Perec n’est pas étrangère aux passions. Il y en a pour presque tous les goûts : passion du confort (Les Choses) et de la collection (de buvards, d’unica, de couvertures de cheval, entre autres, dans la Vie mode d’emploi), passion de l’arnaque et du faux (le Condottiere), passion de l’histoire et du sauvetage de mots oubliés, passion de la compétition sportive et passion vengeresse – toutes les passions imaginables, futiles et grandioses, bizarres et banales, ont leur anecdote, leur « personnage », leur histoire emblématique dans les grandes œuvres de Perec. A une grande exception près : il n’y a pas de véritable histoire d’amour dans les romans publiés, il n’y a pas de grand récit du désir, ni aucune scène majeure de nature érotique. (Nous reviendrons plus tard à la seule exception flagrante de cette exception, l’orgie des Revenentes.) La critique perecquienne nous a beaucoup appris sur le rôle primordial du manque dans la construction de l’œuvre. Le chapitre manquant (celui qui serait venu en 66e position) de la grandiose structure de La Vie mode d’emploi, le vers manquant (le 180e) du Compendium du chapitre LI de ce même roman, la lettre manquante de La Disparition, les originaux « en manque » du Cabinet d’amateur, ont été commentés et interprétés maintes fois et souvent avec bonheur. Mais au manque thématique le plus évident – l’absence des Macintosh HD:Users:bellosd:Dropbox:DB Writings:About Georges Perec:2002 La Pudeur de Perec 01/02/2014 16:07 Bellos 2/11 choses du désir et du sexe - correspond dans l’érudition et la critique universitaires un silence d’ égale ampleur. Perec était tout à fait conscient de sa propre réticence et la souligne parfois par des voies détournées. Voici un exemple parmi d’autres dans La Boutique obscure, ce recueil de 124 rêves datés de 1968 à 1971, publié en 1972, donc au milieu de la cure entreprise par l’écrivain avec le psychanalyste J.-B. Pontalis. Comme les rêves de tout le monde, ceux de Perec contiennent des saynètes d’accouplements sexuels. Restant fidèle à son projet de transcription aussi intégrale que possible, le rêveur maquille seulement les noms propres des personnes réelles qui lui « rendent visite ». Le Rêve Nº 84 se termine donc ainsi : Je fais l’amour avec Z. Il n’y a qu’en elle, en fin de compte, que je suis bien Le seul accompagnement de Perec aux transcriptions de ce « journal nocturne » est un index thématique, travail évidemment diurne et passablement maniaque, comportant plus de 1500 renvois à 224 rubriques principales. Mais on ne trouve pas de renvoi au Rêve Nº 84 sous les rubriques « Amour », « Sexe », « Accouplement », « Jouissance », « Satisfaction » ou même « Z » ; en fait, aucune de ces rubriques n’existe dans l’index. Perec donne les occurrences de « Chaussettes » et de « Chili con carne » dans ses rêves, mais non pas la distribution de son cinéma sexuel (avec une exception, car il y en a toujours une chez Perec : trois renvois à « Amour en public »). On dirait qu’il y a inhibition quelque part ! Et il y a une rubrique « Inhibition », en effet, pourvu d’un renvoi. Mais ce renvoi n’indique pas un des rêves du recueil, mais une autre rubrique de l’index : « Voir : Neurophysiologie et physiologie ».1 Vous voilà servi, lecteur indélicat ! Roger Bastide, sociologue participant comme Perec à la rédaction de la revue Cause commune, a fourni une postface à La Boutique obscure qui détourne encore plus l’attention du lecteur des significations potentiellement personnelles des rêves de Perec. Il ne s’agit plus, selon Bastide, de prendre les images oniriques de « l’entrée dans une chambre… la marche dans un wagon secoué, la descente dans le métro » comme des symboles de désir sexuel, mais au contraire de prendre les actes sexuels rêvés par Perec comme les symboles « de l’enfermement… de l’isolement, de la ségrégation, de l’interdiction par la société ». Cherchant éperdument et à la mode de l’après-68 le moyen de faire du rêve un acte politique et contestataire, Bastide va peut-être sans le savoir dans le sens tout indiqué par l’index de Perec. La civilisation contemporaine, écrit-il, « est passé du mode du « Désir » (il n’y a désir que s’il y a opposition de la Loi) au mode de la satisfaction immédiate », laissant clairement entendre que pour le rêveur Perec, le sexe ne faisait plus problème du tout. S’il en rêve, c’est qu’il refoule des choses autrement plus importantes. Par l’entremise de Bastide, Perec arrive donc à une pudeur au second degré : je ne parle vraiment pas de sexe, dit-il en effet, même lorsque par exception j’ai l’air d’en parler. Bellos 3/11 La pudeur affichée de Perec dans l’index de La Boutique obscure et le bizarre argument de la postface de Bastide esquissent un « tango évitiste » tout à fait caractéristique d’un auteur qui se dit, au début de W ou le souvenir d’enfance, comme un enfant « qui joue à cache-cache et qui ne sait pas ce qu’il craint ou désire le plus : rester caché, être découvert » (W ou le souvnir d’e nfance, 18). Une hésitation analogue fait l’intérêt du seul roman d’amour de l’œuvre de Georges Perec. Dicté à toute vitesse entre son retour de Yougoslavie en septembre 1957 et son incorporation dans les parachutistes au 1er janvier 1958, L’Attentat de Sarajevo raconte la passion d’un jeune Français pour une universitaire yougoslave, une madone des Balkans nommé Mila (« la douce » en serbo-croate).2 Sa trame générale est aussi strictement autobiographique que ses péripéties sont imaginaires – une idylle amoureuse avec la belle dame, et l’assassinat par personne interposée du rival, le méchant grand homme Branko. Comme beaucoup de premiers romans d’adolescents L’Attentat de Sarajevo est fortement marqué par des modèles de comportement recueillis dans la littérature : ici, il s’agit entre autres de Julien Sorel (la séduction comme combat avec soi), de Madame de Rênal (Mila est la douceur et la naîveté mêmes), et du comte Mosca de La Chartreuse de Parme (dans la figure mi-paternelle et mi-cynique du peintre Streten).Nous avons commenté ailleurs l’intérêt de la structure de ce texte, qui fait alterner le roman d’amour avec des pages tirées de la transcription du procès de Gavrilo Princip, principal responsable de l’attentat de Sarajevo d’août 1914.3 Ici nous voulons insister sur le contenu thématique et la tentative d’auto-analyse que fait le narrateur des chapitres « roman d’amour ». Le jeune héros s’éprend d’abord non de Mila, mais de sa photo, qui appartient, comme la dame, à Branko, l’ami yougoslave, fort en thème et fort en gueule. Mais une fois arrivé à Belgrade à la poursuite de son amour, le narrateur se met à douter des raisons de son voyage. Que sait-il vraiment de Mila ? Et s’il s’était complètement trompé ? J’entrepris de chercher ce qui, derrière mon amour pour Mila considéré un moment comme prétexte, ce qui pouvait motiver mon attitude… Je ne trouvais rien… Aujourd’hui je crois qu’il y avait une réponse à faire. Mais je ne peux plus la formuler (fº 36) Au fil des pages, pourtant, on comprend facilement que le narrateur essaie de nous cacher une évidence qui en fait éclate au grand jour: son rapport avec Branko est beaucoup plus fort que sa relation avec Mila ; celle-ci tire sa raison d’être d’un désir d’émulation du Grand Ami, qui se transforme rapidement en son corollaire, une forte envie de l’abattre pour de bon. Savoir s’il aime vraiment sa 1 Les pages de La Boutique obscure ayant été imprimées sans numérotation, nous ne pouvons fournir des références plus précises. 2 Pour plus de détails sur ce texte toujours inédit, voir D. Bellos, « Perec avant Perec », Ecritures (Liège) 2 (Péchés de jeunesse) (1992) : 47-64 ; et aussi D. Bellos, Georges Perec. Une vie dans les mots. Paris : Seuil, 1994 : 193-203 (dorénavant GPV). 3 GPV, 199 Bellos 4/11 douce Mila est donc tout à fait secondaire, ou plutôt impondérable. Le narrateur a un besoin bien plus impérieux de complicité et de lutte avec un ami masculin, un « frère ennemi » doublé d’un père indigne. (Le « père digne », c’est Streten, le peintre.) Le narrateur tourne autour de cet aveu sans le formuler, en prétendant avoir oublié (dans le temps de l’écriture) tout ce qu’il avait ressenti et pensé pendant son aventure. Est-ce parce que le jeune Georges Perec avait vraiment du mal à voir au fond de ses propres mobiles psychologiques ? Sûrement pas ; mais le novice croyait faire de la littérature en entourant une évidence de mystère. L’adulte Perec ne cessera pas de faire la même chose, sauf qu’il le fera avec beaucoup plus d’astuce et de maîtrise. L’Attentat de Sarajevo n’est qu’un jeu de cache-cache maladroitement mené, mais le jeu lui-même annonce l’irrésolution du désir et l’hésitation profonde caractéristiques de l’œuvre de la maturité. L’Attentat de Sarajevo comporte deux scènes d’amour, l’une rêvée par le passager de l’Orient Express en route pour Belgrade, l’autre prétendument vécue après la « victoire » du jeune Français dans la lutte qui l’oppose à Branko pour les faveurs de Mila. Celle-là est aussi imaginaire que celle-ci, bien sûr, puisque dans sa correspondance avec Jacques Lederer Perec fait état de sa première véritable expérience sexuelle pendant le service militaire, à Toulouse, dans un bordel, douze mois après son « été yougoslave ».4 Nous signalons toutefois que ces deux épisodes de pure fiction de l’Attentat de Sarajevo ne sont pas seulement les premières scènes d’amour écrites par Georges Perec, elles sont aussi les dernières. « L’amitié aura été ma grande passion », avoue Perec dans une de ses lettres à Jacques Lederer, plus ou moins contemporaine de l’épisode « Sarajevo ». Et dans la vie réelle de Perec, en effet, la plupart de ses relations féminines passent d’abord par une amitié forte et masculine. Dans le roman de ses vingt ans, Branko est pour ainsi dire le garant de Mila en tant qu’objet de désir. Dans ses liaisons diverses (somme toute, peu nombreuses), des amis comme Noureddine Mechri, Jacques Lederer et Roger Kleman semblent avoir joué un rôle analogue.5 Et comme l’on sait, aucune des liaisons de Perec n’a tenu la route très longtemps. On s’est demandé si derrière les difficultés amoureuses de Georges Perec se tapissait un désir homosexuel non avoué, mais les explications fort précises d’amis de jeunesse et de la maturité sont là pour écarter les deux branches de cette hypothèse. Avec Philippe Guérinat, Perec aurait bien voulu avoir une liaison homosexuelle, mais les deux garçons ont trouvé que cela n’allait pas de soi.6 Avec Harry Mathews, vingt ans plus tard, Perec a essayé de nouveau – et cela n’allait pas non plus, ni pour l’un ni pour l’autre. Cela ne gênait pas Perec du tout de s’imaginer homosexuel ; mais le passage à l’acte s’est révélé simplement impossible. 4 Georges Perec, Jacques Lederer, Cher, très cher, admirable et charmant ami… Paris : Flammarion, 1997, p. 302. Perec fait référence ici à une liaison qu’il aurait eu à l’âge de 16-17 ans avec Huguette Moralès, sa professeur d’anglais au Collège Geoffroy Saint-Hilaire d’Etampes. « Depuis rien – jusqu’à ce soir 21h 30 » 5 Voir GPV, 240, 200-201, etc. 6 GPV, 148 Bellos 5/11 Dès son contact avec le groupe qui prendra le nom de « Ligne générale » en 1958-1959, Perec subodore les enjeux narcissiques et pervers des romans de Robbe-Grillet, et s’insurge contre ce type de littérature. Dans la dénonciation du « nouveau roman et le refus du réel » qu’il écrivit finalement avec Claude Burgelin,7 ce sont des argumentations politiques qui tiennent le devant de la scène, mais le refus de Perec s’adresse autant au roman des aveux et des fantasmes qu’à la fausse objectivité de l’ « école du regard ». Perec fera donc autre chose que du « nouveau roman » ; mais puisque les romans de Robbe-Grillet de cette époque sont des variantes à peine maquillées du traditionnel « roman d’analyse psychologique », c’est toute cette tradition du roman français que Perec va désormais contourner. Ce choix doit être souligné, car il n’était pas du tout évident au début des années 60 qu’on pouvait s’affirmer comme écrivain tout en refusant d’écrire sur l’amour et les rapports humains. C’est un choix stratégique, le choix d’une différence, et le choix aussi d’une rivalité. Fort de l’expérience du ratage de son roman d’amour yougoslave, Perec cherchera des thèmes franchement marginaux : le faux en peinture (Le Condottiere, 1959-60), l’arnaque par voie de recoupement de fiches d’enquête (La Bande Magnétique, 1962), la vie d’un groupe de psychosociologues à la recherche d’une fortune (La Grande Aventure, 1962-63) et finalement la passion du confort (Les Choses, 1964-65). Et de toutes ces aventures, le sexe et l’amour sont bannis. Le mot n’est pas trop fort, il me semble ; il ne s’agit pas du tout de refoulement, mais d’une volonté claire et nette de ne pas tomber dans le déballage de soi, dans le roman psychologique, ou dans le nouveau roman. Pourtant, si l’inflexion particulière de la thématique perecquienne dans ses premiers combats littéraires relève d’un calcul à froid, elle ne peut pas non plus ne pas faire écho à des pulsions plus profondes, plus « chaudes ». Disons que Perec n’avait simplement pas envie d’écrire sur les rapports amoureux ; ou encore : qu’il ne savait pas quoi dire sur le sexe. « Les femmes, c’est des gars pas bien », dit le narrateur de l’Attentat de Sarajevo à Streten, qui hoche la tête sagement, comme s’il reconnaissait une citation des lettres de Georges Perec . « Women just weren’t Perec’s thing », m’a dit son grand ami Harry Mathews. Le mariage n’était certainement pas « son truc » non plus ; tout en restant de proches amis, Perec et sa femme Paulette se séparent peu après avoir acquis un bel appartement rue du Bac avec les rentrées des Choses. Dans les années qui voient naître successivement Quel Petit Vélo, Un Homme qui dort, La Disparition, L’Invitation à l’Art subtil du go, l’Augmentation (à la radio et sur scène), Die Maschine, Tagstimmen, et le feuilleton W, la vie personnelle de Perec devient de plus en plus malheureuse, et pour en finir, début 1971, il se taillade les poignets. « Juste pour voir », dit-il ; mais ce jeu, s’il en était un, ne traduit pas moins un profond désespoir. Tous les proches de Perec savent très bien que cette descente aux enfers fut le fruit amer d’une relation amoureuse interrompue. Pour sortir de là, Perec a entrepris une 7 Dans Partisans 3 (février 1962), repris dans L.G. Une aventure des années soixante. Seuil, 1992. Bellos 6/11 analyse qui a duré quatre ans, au cours desquels il n’a publié que deux « petits livres », La Boutique obscure et Les Revenentes. Entrer en analyse était fort à la mode au tournant des années 70, mais ce n’est pas par effet de mode que Perec a entrepris cette aventure ambigüe. Et ce n’est pas seulement parce qu’il souffrait d’une banale déception amoureuse. Il y avait autre chose, qui sous-tend de nombreux aspects de la création perecquienne, et qui a trait, justement à cette « inhibition » qui ne renvoie pas du tout à la « neurophysiologie ». Pendant la période où il a été un habitué, presque un permanent, du centre culturel du Moulin d’Andé, Perec a eu une relation amoureuse avec la maîtresse des lieux, Suzanne Lipinska. Comme la Mila de Belgrade, c’était une femme nettement plus âgée et plus grande que Perec ; comme la vraie Mila et sa version littéraire aussi, elle appartenait à un autre. Ou plutôt, à d’autres. Microcosme des « swinging sixties » version parisienne, Le Moulin était un lieu d’échanges sexuels autant qu’intellectuels et artistiques. Maurice Pons, compagnon de toujours de Suzanne et du Moulin, jouissait d’une liberté sexuelle complète, et Suzanne se comportait de même. Il n’est donc guère surprenant que Perec se trouva bientôt remplacé dans le lit de madame. Mais s’il n’avait aucun droit d’être surpris, il en fut néanmoins blessé au plus profond de lui-même. De la honte du rejet, de la colère qu’il en ressentit, et de sa part de responsabilité dans ce débâcle, Perec ne souffle mot dans son œuvre. L’absence de passion amoureuse des grandes œuvres de la maturité ne provient pas d’une vie menée à l’abri de la tempête, mais au contraire d’une vie trop peu abritée de la violence destructrice de la folie amoureuse. En tant qu’écrivain Perec va regarder ailleurs ; ou faire semblant, tout au moins. Cette tactique du silence et du déplacement est illustré de façon émouvante dans une lettre adressée par Perec à Suzanne Lipinska, après la rupture.8 Perec y parle des menues activités d’une vie déboussolée sur un ton d’une si extrême platitude que l’émotion transparaît à chaque tour de phrase. Mme Lipinska a lu cette lettre devant un public principalement musulman lors d’un colloque à Rabat en l’an 2000. Répondant aux questions sur les raisons du malheur évident de l’auteur de la lettre, Mme Lipinska a répondu qu’elle ne se souvenait vraiment plus pourquoi Perec était si triste… Pourquoi donc la fin d’une liaison avec une femme ouvertement polyandre et sentimentalement intouchable a-t-elle plongé Perec dans un tel gouffre psychologique ? Perec se trouvait peu doué pour donner du plaisir physique à une femme,9 et il s’accusait donc comme principal responsable du naufrage de sa liaison avec Suzanne. Vraie ou fausse, l’auto-accusation était lourde à porter, car Perec ne voyait rien venir dans ce domaine qui pût le rendre moins malheureux, plus apte à entretenir une 8 A paraître dans les actes du Colloque de Rabat sur Le Mythe de Perec, sous la direction de Jean-Luc Joly. 9 Le détail se trouve dans D. Bellos, Georges Perec. A Life in Words. London : Collins Harvill, 1993. Les problèmes physiques dont il s’agit ont été confirmés par trois amies de Perec ayant essayé des liaisons avec l’écrivain à différentes époques de sa vie. Bellos 7/11 relation dans la durée. C’est avec la visée de se faire guérir de cette incapacité qu’il est entré en analyse. La condition dont il s’agit est peut-être le symptôme d’une inhibition ; la trace littéraire du symptôme lui-même, par contre, est un silence quasi-total sur tout ce qui concerne le sexe et l’amour. La thématique exceptionnelle des deux petits livres publiés pendant l’analyse s’explique donc plus facilement. Les Revenentes répondrait à l’exploration des « fantasmes » sexuels pendant l’analyse, mais avec une exagération non seulement jubilatoire mais franchement agressive envers l’analyste. Oui, dit Perec à travers ce pamphlet adressé à Pontalis, je fantasme ! et encore ! et comment ! comme pour ôter toute valeur d’aveu à ce qu’il pouvait concocter grâce à la contrainte du monovocalisme et à la citation détournée. Pour cette raison, l’explosion sexuelle des Revenentes me semble ce que Perec a écrit de moins personnel, et de moins révélateur. La Boutique obscure, également, relève d’un jeu pas tout à fait amical avec l’analyste. Publier ses rêves lorsqu’ils sont censés servir de matière à l’analyse n’est pas un acte franchement co-opératif ; d’ailleurs, Pontalis l’a bien rendu à Perec en publiant (contre toute déontologie professionnelle) un article sur son cas avec des noms à peine maquillés.10 Mais que dit Pontalis ? Que c’est le couple des parents morts qui se trouve derrière les troubles psychologiques de « Stéphane ». L’allusion qui suit à « une symptomatologie fort incommode » ne doit plus tromper personne. Mais en fait, l’analyse publiée de Pontalis ne fait qu’enrober de jargon ce que Perec avait compris avant l’âge de vingt ans : Où trouver chaque soir assez d’espoir pour avoir envie de vivre le lendemain ? La cause superficielle : la solitude La cause profonde : l’impuissance La cause première : le manque de confiance La cause cachée : le manque de tendresse … et je n’ai même pas connu ce qui pour moi est le principal parce qu’originellement j’en ai été privée par la mort de ma mère…11 On sait que le problème de Perec sur l’article des femmes se soigne aujourd’hui sans difficulté majeure dans des cliniques spécialisés ; mais l’écrivain vivait dans un milieu tout à fait « acheteur » de théories analytiques aussi fantaisistes qu’inefficaces, et l’analyse, quoi qu’elle lui ait révélé sur sa psyché, n’a pas eu de résultat durable du côté physique. Le manque que Perec cache tout à fait consciemment à l’époque de la rédaction de W ou le souvenir d’enfance et de La Vie mode d’emploi, la blessure dont il n’a vraiment pas envie de parler, est un manquement en tant qu’homme. 10 J.-B. Pontalis, « A partir du contre-transfert : le mort et le vif entrelacés », Nouvelle Revue de psychanalyse 12 (automne 1975) : 81-82 Bellos 8/11 On a souvent dit que les mauvais baiseurs font de bons écrivains, mais cette boutade me semble cruelle et impropre pour élucider la personnalité et l’œuvre de Georges Perec. A la différence d’un RobbeGrillet, il ne se met pas en scène ; à la différence d’un Stendhal, il ne crée pas à partir de sa souffrance. Il s’impose une discrétion presque totale, et construit une œuvre dans les vastes espaces qui restent à l’extérieur de cette zone d’ombre et d’insatisfaction. La pudeur de l’œuvre – un aspect primordial de sa nouveauté et une raison considérable de l’affection dont il jouit auprès de lecteurs – est donc à la fois un choix volontaire, et l’expression d’une personnalité qui pour des raisons assez pénibles préférait « ne pas parler de ça ». Bavardage et cancans ? D’aucuns le diront, certainement. Pourtant, même les lecteurs les plus rigoureux du texte perecquien reconnaissent que l’inscription dans l’œuvre de ses assises humaines est loin d’être triviale. Bernard Magné, qui domine l’étude savante de l’œuvre de Perec depuis vingt ans avec une méthode axée sur l’économie interne des textes, n’a pu éviter de constater l’importance de thèmes et de structures rappelant et exprimant certains aspects de la vie de l’homme lui-même. L’approche dite « textologique » a eu de magistrales démonstrations, mais elle a servi aussi à fixer l’attention sur un tout petit nombre de récurrences formelles et thématiques reliées à l’histoire personnelle de Perec. Ainsi les chiffres 11 et 43, qui se retrouvent effectivement dans des endroits tout à faits surprenants, renverraient à la mère de Perec par le biais de la date officielle de son départ du camp de Drancy en direction d’Auschwitz ; la fausse latéralisation, assez fréquente dans La Vie mode d’emploi et explicitement commentée dans W ou le souvenir d’enfance, ainsi que l’image du « carré ouvert à son angle inférieur gauche », seraient là pour « parler » de l’origine juive de Perec (puisque l’écriture hébraïque s’écrit de droite à gauche et contient des signes de forme vaguement carrée).12 Le tout petit nombre de ces « autoboiographèmes » identifés par ce type de lecture critique est le premier responsable de l’assommante monotonie de la plupart des travaux universitaires sur Georges Perec, dont l’œuvre multiforme et jubilatoire paraît être devenu un lieu de mémoire pour les « victimes par adoption » de la shoah. Il ne s’agit pas de nier la présence ni la force de la thématique de l’identité juive et des parents perdus. Mais de cela, Perec parle, et il en parle très ouvertement dès ses premières lettres à Lederer autour de 1955 jusqu’aux textes de ses dernières années, comme Récits d’Ellis Island. Si l’on adopte sérieusement l’hypothèse d’un projet esthétique fondé sur le manque, il serait bien plus logique de chercher la source de son énergie dans la pièce vraiment manquante du puzzle, c’est à dire dans les choses dont l’écrivain ne parle pas. Ou presque. Voici le premier jet d’un paragraphe fort célèbre du chapitre XXI de W ou le souvenir d’enfance : Une autre fois […] nous étions en train de jouer quand quelqu’un vint en courant m’avertir que ma tante était là. Je courus vers une silhouette vêtue de sombre qui, venant du collège, se 11 12 Lettre autographe de Georges Perec, printemps 1956 ; publiée dans GPV : 170 Voir Bernard Magné, Georges Perec. Paris : Nathan, 2001. Bellos 9/11 dirigeait vers nous à travers champs. Je m’arrêtai pile à quelques mètres d’elle. C’était une dame que je ne connaissais pas. C’était ma tante Berthe […] pourtant je garde avec une netteté absolue le souvenir du sentiment d’incrédulité difficilement exprimable : dévoilement d’une « vérité » élémentaire (désormais il ne viendra à toi que des étrangères ; les lieux ni les êtres ne seront à toi ; tu les chercheras et tu les repousseras sans cesse ; ils ne t’appartiendront pas car tu les tiendras à part) dont je ne crois pas avoir fini de suivre les méandres (fº 137)13 Dans cette première écriture du souvenir de son déboussolement au Collège Turenne de Villard-deLans, à l’âge de 7 ou 8 ans, Perec offre une explication « historique » de sa solitude d’adulte et de son manque d’enracinement. C’est dans la révision de ce fragment de texte qu’il dégénéralise son autoanalyse pour la rendre spécifiquement féminine. Au lieu de la permanente étrangeté des « lieux et des êtres », ce seront maintenant « les étrangères » seulement que Perec n’arrivera pas à approcher : Désormais il ne viendra à toi que des étrangères ; tu les chercheras et repousseras sans cesse ; elles ne t’appartiendront pas, tu ne leur appartiendras pas…. (Wse, 141-142) La sincérité de l’écrivain n’est pas en question, ni dans le premier ni dans le second jet de ce texte. Ce qui change d’un état à l’autre est le problème à expliquer ; dans le premier cas, une disposition générale ; dans le second cas, qui deviendra public, la capacité de l’auteur pour les relations féminines, déclarée insuffisante. Le modèle le plus conventionnel de l’autobiographie déterministe présente l’adulte comme le produit mécanique de l’expérience enfantine. W ou le souvenir d’enfance s’arrête lorsque le narrateur atteint l’âge de 11 ans et ne tombe donc pas, structurellement, dans ce piège. Pourtant, le passage que nous venons de citer relève du déterminisme autobiographique le plus patent, avec des formules injonctives empruntées au langage de l’analyse transactionnelle (T. A.).14 Perec ne savait pas comment parler de ses problèmes de relations ; mais ce que l’on ressent de cette réécriture de l’interprétation du souvenir de la tante Berthe, c’est qu’il se croyait obligé de faire un effort dans ce sens. Le manuscrit montre à quel point la liaison entre l’enfance et la difficulté des rapports féminins de l’adulte n’est pas spontanée, mais réfléchie et voulue. « L’insuffisance amoureuse » est donc tout aussi « textualisée », pour reprendre le terme restrictif de Magné, que la fausse latéralisation, la date du 11 février 1943 ou les autres « autobiographèmes ». L’exclure d’une lecture de l’œuvre possède des vertus d’ordre pragmatique, c’est sûr, car c’est un thème difficile à traiter en France sans toucher à la « vie privée ». Mais cette exclusion ne peut donner lieu à une lecture tout à fait pertinente de l’œuvre. 13 Stockholm, Kung. Biblioteket, ms 1997/10. Pour l’histoire générale de ce manuscrit, voir notre article “The ‘Third Dimension’ of Perec’s W ou le souvenir d’enfance”, French Studies Bulletin 70.1 (Spring 1999): 1-3. La pagination que nous utilisons renvoie à celle établie par le regretté Carl-Gustaf Bjurström sur une photocopie de première génération 14 Il est plus probable que Perec ait eu connaissance de ce « langage de l’injonction » par Harry Mathews que par Pontalis. Bellos 10/11 C’est pourquoi il faut s’insurger contre les propos ubuesques d’un grand caïd de l’université française lorsqu’il déclare, pour défendre sur un ton quasi-officiel une chronologie de la vie de Georges Perec où le nom de Catherine Binet (la compagne de l’écrivain de 1975 à 1982) ne figure pas une seule fois, que « les noms qui ne sont pas cités font partie de la vérité profonde de l’exercice ».15 Les silences de l’écrivain ne sont pas des cachotteries, comme nous tentons de le démontrer dans cet article; les silences de la critique, si. La pudeur de Perec, comme bien d’autres aspects de son œuvre, relève donc. de façon complètement emmêlée, de choix littéraires et de traits de la personnalité de l’auteur. La gageure qu’il a prise, autour de l’âge de 25 ans, était de décrire et de maîtriser le monde qui était le sien, sans s’attacher du tout à ce qui avait fait jusque-là le grand réservoir thématique de la littérature française, c’est à dire l’amour, l’adultère, la passion, le désir et le sexe. Il était parfaitement conscient d’aller à contre-courant non seulement des grandes traditions, mais aussi des modes et de la pensée de son temps. Ce choix de l’inhibition repose beaucoup moins qu’on ne l’a dit sur la blessure de la shoah, l’oubli de la mère, et le drame et les conséquences de l’adoption. Elle repose dans une mesure que nous avons essayé d’indiquer sur un manque de confiance, malheureusement fondé, dans sa capacité de donner satisfaction dans l’amour, particularité fort difficile à assumer ouvertement dans le milieu « rive gauche » qui était le sien avant et après mai 68. Dans une perspective psychanalytique il y a sans doute des passages à creuser (Perec et Pontalis s’y sont sans doute souvent croisés) entre la disparition de la mère de Perec, la fonction structurelle et la thématique du manque dans l’œuvre, et la condition moralement pénible dont souffrait l’homme. Ces tunnels obscurs n’ont pourtant rien de déterminant, à moins de prendre certaines hypothèses psychanalytiques pour de l’argent comptant. Perec a gagné le pari de devenir grand écrivain sans aborder directement les thèmes consacrés du roman français. Il a gagné aussi le pari de donner un portrait de lui-même tout en maintenant une pudeur qui lui est propre. Nous voudrons insister, en guise de conclusion de cet article, mais non de nos études de la sexualité de Georges Perec, sur le fait qu’il est de toute évidence impossible de cantonner la « difficulté d’être » exprimée par l’écrivain notamment dans W ou le souvenir d’enfance dans le seul domaine des « thèmes juifs ». Finalement, nous espérons avoir montré que la « vie privée » d’un écrivain aussi volontairement, aussi inlassablement autobiographique que Georges Perec ne peut être exclue de l’interprétation de son œuvre sans l’appauvrir et sans en fausser peu ou prou le sens. David Bellos Vincennes, le 19 août 2002 An edited version of this essay appeared in Poésie 2002 15 Jacques Neefs, « Georges Perec », Histoires littéraires 10 (printemps 2002) : 198 Bellos 11/11 In a later issue Ela Bienefeld protested at the content of the essay and the editors of the review responded in its defence