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Mots Keith Michael Baker, Au tribunal de l'opinion. Essai sur l'imaginaire politique au 18e siècle Monsieur Jacques Guilhaumou Citer ce document / Cite this document : Guilhaumou Jacques. Keith Michael Baker, Au tribunal de l'opinion. Essai sur l'imaginaire politique au 18e siècle. In: Mots, n°37, décembre 1993. Rhétoriques du journalisme politique. pp. 122-124; https://www.persee.fr/doc/mots_0243-6450_1993_num_37_1_2153 Fichier pdf généré le 30/04/2018 ou « idéologie » et de « représentation », de « controverse » et de « priorité », etc. Les comparaisons thématiques puis lexicales s'effectuent dans l'espace à trois dimensions : des priorités, où s'établit la hiérarchie des différents thèmes ; des controverses et des différences entre locuteurs politiques ; et enfin des enjeux, auxquels l'importance électorale subordonne priorités et controverses. Ce cadre posé de main de maitre (malgré la difficulté à traiter, au milieu des autres, un thème aussi universel que celui de « stratégie », qui mélange tactique électorale et image de soi), plusieurs études passent au tamis un corpus d'Heures de vérité en s' aidant de tests statistiques d'une remarquable palette. Ceux-ci sont mis à profit sans erreur et sans illusion, bien que se prêtant mal parfois au problème posé, par suite de l'exigiiité des textes et de la disproportion des listes à comparer : écart-type et coefficient de variation sur la répartition des enjeux, corrélations de Bernoulli sur les mots présents et absents dans la confrontation des thèmes, analyse en composantes principales puis analyses factorielles des correspondances, « rafales » et surtout « cooccurrences de rafales », développement original d'un programme de P. Lafon, porteur d'inférences intéressantes, en particulier au sujet de J.-M. Le Pen. Deux démarches contraires dirigent ce travail en se gênant quelque peu. La première, se fiant aux contenus, pose une grille thématique sur les textes et descend vers le vocabulaire (avec les innombrables problèmes de délimitation que cela doit poser), passant de la synthèse des idées à l'analyse du matériau ; la seconde, davantage propre aux études statistiques, ne s'encombre pas d'aprioris mais travaille la surface écrite pour en chercher les rythmes propres et remonter vers le sens, par inference sur les constats, dégageant la stratégie et l'idéologie des discours en situation et passant ainsi de l'analyse d'objets textuels à la synthèse de leur signification. L'effort de clarté qui se prolonge tout au long de la recherche (ainsi de la distinction entre marqueurs lexicaux et mots-thèmes) permet des études bien dominées dans leurs tenants et leurs aboutissants et une finesse interprétative qui ne se laisse jamais prendre au piège de la facilité tendancieuse. Maurice Tournier Keith Michael BAKER, Au tribunal de V opinion. Essai sur l'imaginaire politique au 18e siècle, Paris, Payot, 1993 (coll. « Bibliothèque historique Payot, Librairie du Bicentenaire»). K. M. Baker, professeur d'histoire à l'Université de Stanford, est l'un des meilleurs spécialistes de la culture politique des dernières décennies de la France d'Ancien Régime. Nous avions déjà présenté 122 aux lecteurs de Mots ces recherches en langue anglaise dès 1983 (6, mars 1983), dans une chronique intitulée : « Les discours publics français dans les années prérévolutionnaires ». Nous disposons désormais d'une traduction française de son important ouvrage sur Condorcet (Condorcet : raison et politique, Paris, Hermann, 1988) et d'un ensemble d'essais introduits et rassemblés dans le présent ouvrage. L'importance actuelle des travaux de ce chercheur s'explique, nous semble- t-il, par la fructueuse complémentarité d'une orientation méthodologique novatrice et d'une avancée décisive sur le problème des conditions d'apparition du discours révolutionnaire. Nous sommes en effet interpellés, d'un essai à l'autre, par « une approche linguistique de la culture politique » qui permet de cerner l'espace discursif à l'intérieur duquel la Révolution française devient possible, avant même son déclenchement. Il s'agit donc bien de répondre à la question : « Comment la Révolution française est-elle devenue pensable, comment le devient-elle dans la culture politique de la monarchie absolue ? ». Suivant la voie ouverte par François Furet et le courant critique, K. M. Baker nous fait redécouvrir la politique de l'Ancien Régime finissant. Avec J. G. A. Pocock et M. Foucault, il définit la culture politique, sur les axes symbolique et linguistique (nous dirions langagier), dans les termes suivants : « L'ensemble ..des discours et des pratiques symboliques par lesquels des individus et des groupes énoncent des revendications », avec une attention toute particulière pour « la signification des termes dans lesquels ces revendications sont formulées ». Au plus près de la démarche herméneutique, en rupture avec l'histoire sociale classique, il n'est plus question d'opposer le texte et le contexte, de limiter le champ du discours par rapport à des réalités sociales, mais il s'agit plutôt de montrer que « le domaine de l'action est lui-même constitué discursivement ». De là, une ouverture maximale du jeu des possibles discursifs : « Les agents humains trouvent leur être au sein du langage ; dans cette mesure, ils sont sous la contrainte du langage. Toutefois, ils ne cessent de travailler avec lui et sur lui, jouant sur les marges, exploitant ses possibilités, étalant le jeu de ses significations potentielles, tandis qu'ils se hâtent vers leurs fins et qu'"ils exécutent leurs projets " » (p. 17). A la question centrale, comment la Révolution française est-elle devenue pensable pour les hommes des Lumières, K. M. Baker répond en proposant une tripartition des discours politiques issus de la désagrégation du discours absolutiste à partir des années 1750. Au discours de la justice, repris par les parlementaires à la royauté 123 elle-même, s'oppose le discours de la volonté issu de la tradition du républicanisme classique, en particulier chez Mably. Cette opposition, entre la reconnaissance d'une société hiérarchique d'ordres et l'exaltation de la liberté comme expression active de la volonté, se double d'un discours moderniste, surtout présent sur le front administratif, des physiocrates à Turgot. Mais ce qu'il importe avant tout de préciser est l'émergence de ces discours sous la catégorie centrale ď opinion publique, objet du dernier essai, le plus long (p. 219-266). Une catégorie interprétative en position centrale dans la culture politique de l'Ancien Régime en ses dernières décennies, véritable « seuil conceptuel » entre l'autorité absolutiste et la volonté révolutionnaire. Avec une présence passagère, donc, dans le discours politique français, mais indispensable à la création même du discours révolutionnaire. Faut-il en conclure que l'opinion publique disparait sous la Révolution française ? Certes non, elle conserve encore sa prépondérance dans l'espace public, nous semble-t-il, mais en tombant sous la dépendance conceptuelle d'autres catégories, telles la possession, la Constitution, la souveraineté, et bien sûr la nation. C'est pourquoi la figure de Sieyès clôt le trajet parcouru par K. M. Baker. Avec le succès en 1789 de Qu'est-ce que le Tiers Etat ?, nous assistons à la synthèse des discours de la raison et de la volonté sous la catégorie de nation. A vrai dire, Sieyès nous mène au seuil de la langue, au moment révolutionnaire où l'invention du discours de la radicalité des droits de l'homme ouvre un vaste champ de possibles pour la « langue politique » en des termes désormais autres que ceux de la période prérévolutionnaire (voir, sur ce point, notre article « Sieyès et la " science politique " (1773-1789). Le seuil de la langue », dans Europaïsche Sprachwissenschaft um 1800, Munster, Nodus Publikationen, 1992). Le discours de la justice, de la volonté et de la raison, y compris dans leur version radicale, égalitaire, ne sont pas une création de la Révolution française. C'est l'établissement d'une « métaphysique politique » (Sieyès), inscrite au fondement de la citoyenneté, et les synthèses successives, qu'elle enclenche entre les éléments du discours de la raison et de la volonté politique, qui caractérisent la rupture révolutionnaire. Jacques Guilhaumou 124