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LÉGENDES PSEUDO-HISTORIQUES DE L'OCCIDENT MÉDIÉVAL EN RUSSIE (XVIE-XVIIIE) Le cas de l'Histoire de la destruction de Troie de Guido de Columna Artem Nikolaevi? Maslov Editions de l'E.H.E.S.S. | Cahiers du monde russe 2009/2 - Vol 50 pages 431 à 440 ISSN 1252-6576 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-cahiers-du-monde-russe-2009-2-page-431.htm Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Maslov Artem Nikolaevi?, « Légendes pseudo-historiques de l'Occident médiéval en Russie (xvie-xviiie) » Le cas de l'Histoire de la destruction de Troie de Guido de Columna, Cahiers du monde russe, 2009/2 Vol 50, p. 431-440. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions de l'E.H.E.S.S.. © Editions de l'E.H.E.S.S.. Tous droits réservés pour tous pays. 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Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.79.181.51 - 20/03/2014 01h21. © Editions de l'E.H.E.S.S. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- ARTEM NIKOLAEVI¢ MASLOV LÉGENDES PSEUDO-HISTORIQUES DE L’OCCIDENT MÉDIÉVAL EN RUSSIE (XVIe-XVIIIe) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.79.181.51 - 20/03/2014 01h21. © Editions de l'E.H.E.S.S. Il est impossible d’analyser les influences occidentales qui se sont exercées sur la culture russe du Moyen Âge tardif au début des Temps modernes, si l’on ne tient pas compte des différences qui séparent radicalement le modèle de développement culturel occidental de celui de la Russie ancienne, lorsqu’il s’agit de représenter le passé. De ce point de vue, l’ensemble important de textes littéraires médiévaux pseudo-historiques consacrés à l’Antiquité ou au passé légendaire grec et romain, se révèle particulièrement intéressant. Contrairement aux récits bibliques, dont l’influence est déterminante pour la culture historique de l’Occident comme pour celle de la Russie, ce genre de textes (au caractère profane, du reste, très marqué) appartient en propre à la culture d’Europe occidentale. Aucune comparaison n’est possible avec les quelques incursions dans le passé légendaire de la Grèce et de Rome que recense la tradition écrite de la Russie ancienne. En étudiant la diffusion en Russie, du XVIe au XVIIIe siècle, d’œuvres du Moyen Âge occidental rattachées à ce qu’il est convenu d’appeler le « cycle de Troie »1 et, en particulier, de 1. La littérature consacrée à ces œuvres est abondante. Seuls sont mentionnés ici les travaux les plus importants, à notre connaissance : – Allemagne : Karin Schneider, Der « Trojanische Krieg » im späten Mittelalter : deutsche Trojaromane des 15. Jahrhunderts, Berlin : Erich Schmidt Verlag, 1968 ; Horst Brunner, ed., Die deutsche Trojaliteratur des Mittelalters und der Frühen Neuzeit : Materialen und Untersuchungen, Wiesbaden : Ludwig Reichert Verlag, 1990. – Italie : Egidio Gorra, Testi inediti di storia trojana, preceduti da uno studio sulla leggenda trojana in Italia, Turin : Loescher, 1887 ; Giuliana Carlesso, « La fortuna della “Historia destructionis Troiae” di Guido delle Colonne e un volgarizzamento finora ignoto », Giornale Storico della Letteratura Italiana, 157 (498), 1980, p. 230-251. – Angleterre : Carl David Benson, The History of Troy in Middle English Literature, Woodbridge : Brewer, 1980. Cahiers du Monde russe, 50/2-3, Avril-septembre 2009, p. 431-440. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.79.181.51 - 20/03/2014 01h21. © Editions de l'E.H.E.S.S. Le cas de l’Histoire de la destruction de Troie de Guido de Columna 432 ARTEM NIKOLAEVI¢ MASLOV Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.79.181.51 - 20/03/2014 01h21. © Editions de l'E.H.E.S.S. – France : Marc-René Jung, La légende de Troie en France au Moyen Âge, Bâle-Tübingen : Francke Verlag, 1996 ; Conter de Troie et d’Alexandre, études réunies par Laurence Harf-Lancner, Laurence Mathey-Maille et Michelle Szkilnik, P. : Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2006. – Espagne : Alfonso Rey, Antonio Garcia Solalinde, Ensayo de una bibliografiá de las leyendas troyanas en la literatura Española, Bloomington : Indiana University Press, 1942 ; Juan Casas Rigall, La materia de Troya en las letras romances del siglo XIII hispano, Santiago de Compostela : Universidade de Santiago de Compostela, 1999. Les principales questions relatives au destin des légendes médiévales du cycle de Troie dans la littérature russe ancienne ont été étudiées par Oleg Viktorovič Tvorogov, dans son ouvrage Trojanskie skazanija : Srednevekovye rycarskie romany o Trojanskoj vojne po russkim rukopisjam XVI-XVII vekov [Les récits troyens : Les romans de chevalerie du Moyen Âge sur la guerre de Troie dans les manuscrits russes des XVIe et XVIIe siècles], préparation du texte et articles de O.V. Tvorogov, L. : Nauka, 1972. Voir également du même auteur, « “Trojanskaja istorija” Gvido de Kolumna », SKKDR, II, (2), p. 443-445 ; Vladislav Fedorovič Hripkov, «Trojanskaja istorija » Gvido de Kolumna v drevnerusskoj literature [L’« Histoire de Troie » de Guido de Columna dans la littérature russe ancienne], thèse de doctorat, L., 1990. 2. Il convient de préciser ici la signification de l’expression « légendes pseudo-historiques », qui apparaît dans l’intitulé de cet article. Dans l’ensemble du corpus des textes européens médiévaux consacrés au passé (pas seulement antique) nous pouvons distinguer une séries d’œuvres en latin (telles que l’Histoire des rois de Bretagne de Geoffroy de Monmouth, la Vie de Charlemagne du pseudo-Turpin, l’Histoire des combats d’Alexandre le Grand de l’archiprêtre Léon, etc.) qui, sans réellement appartenir à la pensée historique ou à l’historiographie, ne peuvent pas non plus être considérées comme des œuvres de littérature pure. Elles peuvent toutefois être rattachées à une « histoire littérarisée » dans la mesure où elles s’appuient sur un matériau légendaire pseudo-historique (de notre point de vue), falsifient ouvertement l’Histoire et introduisent en masse des éléments narratifs littéraires. Néanmoins, ces textes faisaient à cette époque partie du fonds commun de connaissances positives sur le passé, et ils avaient même plus de succès auprès des lecteurs de l’époque que des œuvres purement historiques. C’est pourquoi ils furent constamment copiés, traduits ou adaptés par la suite. S’ils sont ici qualifiés de « légendes populaires », ce n’est pas parce qu’ils répondraient à une demande de toutes les couches de la société, mais plutôt parce qu’ils étaient largement diffusés dans les milieux lettrés de toute l’Europe. La langue de ces textes, le latin, s’y prêtait parfaitement : d’une part, elle assurait leur circulation dans l’espace pluriethnique de la civilisation occidentale, de l’autre, elle indiquait que ces représentations du passé faisaient parties intégrantes de la haute culture. L’Histoire de la destruction de Troie de Guido de Columna, qui nous intéresse ici, appartient probablement à cette catégorie d’œuvres. Près de deux cent quarante versions manuscrites du texte latin ont été conservées, l’œuvre a été traduite et adaptée à plusieurs reprises jusqu’à la fin du XVe siècle dans les diverses langues nationales. 3. Nathaniel Edward Griffin, éd., Guido de Columnis, Historia destructionis Troiae, Cambridge, MA : The Medieval Academy of America, 1936 (ci-après Historia). Parmi les travaux consacrés à l’écrivain médiéval, citons Ernesto Monaci, Di Guido della Colonna trovadore e della sua patria, Roma : Regia Accademia dei Lincei, 1892 ; Rosario Ciaramella, Guido delle Colonne e la sua « Historia destructionis Troiae », Catania : Galati, 1904 ; Raffaelle Chiàntera, Guido delle Colonne, poeta e storico latino del sec. XIII e il problema della lingua della nostra primitiva lirica d’arte, Napoli : Federico & Ardia, 1956. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.79.181.51 - 20/03/2014 01h21. © Editions de l'E.H.E.S.S. la populaire Histoire de la destruction de Troie (ou Histoire de Troie) de Guido de Columna, nous pouvons mieux comprendre les difficultés rencontrées lors de l’assimilation, dans le cadre de la culture livresque russe, de cette partie de la tradition historico-littéraire occidentale2. Lorsqu’il écrivit son Histoire dans le dernier tiers du XIIIe siècle3, Guido de Columna (ou Guido de Columnis), qui était juge à Messène, s’appuya sur le volumineux Roman de Troie, écrit en ancien français entre 1160 et 1170, par Benoît 433 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.79.181.51 - 20/03/2014 01h21. © Editions de l'E.H.E.S.S. de Sainte-Maure4. Ce dernier s’était lui-même inspiré de deux courts textes de l’Antiquité tardive, traditionnellement attribués à deux prétendus combattants du conflit légendaire, Dictys de Crète (Dictys Cretensis)5 et Darès le Phrygien (Dares Phrygius)6. Benoît de Sainte-Maure accorde beaucoup d’attention à la description détaillée des intrigues amoureuses, introduit dans son récit nombre de thèmes exotiques et merveilleux et attribue aux héros antiques des traits propres à la chevalerie médiévale ; mais pour Guido, son successeur, le récit de la guerre de Troie, plus qu’un sujet de divertissement, est surtout un prétexte pour édifier et éduquer son auditoire. Il en résulte de nombreuses digressions savantes et explicatives, où l’auteur s’efforce de fournir à ses lecteurs des renseignements d’ordre général sur la poésie antique et la mythologie, la géographie méditerranéenne ou l’astronomie contemporaine, mais aussi de leur proposer, à partir du matériau romanesque et épique qu’il adapte, des leçons de morale qui font plus honneur à son zèle qu’à son esprit de suite ou à son habileté. Ce penchant pour le didactisme et la moralisation a profondément influencé le style de l’Histoire : c’est un exposé simple, voire sec par moments, du canevas, déjà guère sophistiqué, proposé par son prédécesseur français. À cela viennent s’ajouter des digressions quelque peu pédantes, riches en tournures syntaxiques complexes, figures de rhétorique et tropes en tous genres. Rendre la structure des énoncés le plus complexe possible, leur donner une forme rhétorique, est chez Guido une véritable passion, qui n’est pas sans conséquence pour la trame discursive de l’œuvre. Ainsi, les dialogues et les monologues des héros du Roman de Troie, à l’origine clairs et intelligibles, qu’il s’agisse de pourparlers diplomatiques, de conseils de guerre ou de débats à l’assemblée, prennent généralement chez Guido la forme d’amples discours, construits selon les normes scolaires de l’éloquence latine. Le résultat est une syntaxe plus complexe, une multiplication des niveaux sémantiques aussi bien dans les phrases qu’il met dans la bouche de ses personnages que dans celles où il prend lui-même la parole, pris d’un élan moralisateur. Il est probable que c’est justement cette rhétorisation du récit et l’abondance de modèles oratoires qui permettent à Guido d’affirmer, dans son prologue 4. Benoît de Sainte-Maure, Le Roman de Troie, 6 vols, publ. par Léopold Constans, P. : Didot, 1904-1912. 5. Werner Eisenhut, éd., Dictys Cretensis, Ephemeridos belli Troiani libri, Leipzig : Teubner, 1973, 1994. Voir également la traduction russe, V.N. Jarho, éd., Diktis Kritskij, Dnevnik Trojanskoj vojny [Dictys de Crète, Éphéméride de la guerre de Troie], Vestnik drevnej istorii, n° 1, 2002, p. 239-251, n° 2, p. 236-250, n° 3, p. 244-251, n° 4 p. 239-246 ; 2003, n° 4, p. 247-262. Pour la traduction française, voir Récits inédits sur la guerre de Troie, trad. et comment. Gérard Fry, P. : Les Belles Lettres, 1998. 6. Ferdinand Meister, éd., Daretis Phrygii, De excidio Troiae historia, Leipzig : Teubner, 1873, 1991. Voir également la traduction russe, Daret Frigijskij, Istorija o razrušenii Troi [Dares Phrygius, Histoire de la destruction de Troie], trad. du latin, comment., introd. de A.V. Zaharova, trad. en hexamètres de Dmitrij Olegovič Toršilov, SPb. : Aleteja, 1997. Trad. française, Récits inédits sur la guerre de Troie, op. cit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.79.181.51 - 20/03/2014 01h21. © Editions de l'E.H.E.S.S. LÉGENDES PSEUDO-HISTORIQUES DE L’OCCIDENT MÉDIÉVAL EN RUSSIE (XVIe-XVIIIe) ARTEM NIKOLAEVI¢ MASLOV Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.79.181.51 - 20/03/2014 01h21. © Editions de l'E.H.E.S.S. à l’Histoire, l’utilité de son texte latin pour ceux qui « étudient la grammaire »7, et dans les dernières lignes, qu’il a le souci de « plaire aux lettrés »8. En Europe occidentale, les lecteurs de l’Histoire de Guido de Columna appréciaient apparemment à leur juste valeur les intentions déclarées de son auteur et le ton général du récit, par « amour de la vérité sur le passé mais aussi de l’éloquence ». Mais pour ce qui est de la grandiloquence de Guido, les opinions étaient partagées. Ainsi, au début du XVe siècle, le poète anglais John Lydgate, qui à partir de l’œuvre de Guido composa son propre Livre de Troie, porte aux nues « le maître » (« Guydo master ») pour avoir su orner, comme il convient, des « fleurs de l’éloquence » son récit de la guerre de Troie9. En revanche, un certain Gerardus, clerc liégeois, résumant l’Histoire en 1373, ne manque pas de reprocher à son illustre auteur sa prolixité10. Cependant, ce qui nous importe, ce ne sont pas tant les jugements portés sur le style de Guido par ses successeurs que l’attention généralement accordée à ses « fleurs d’éloquence » : la perception de l’Histoire en a été modifiée. C’est ainsi que toute une série de manuscrits contenant le texte latin de l’Histoire ajoutent, en guise d’explicit, une remarque des copistes sur son utilité « pour les ambassadeurs des princes et des prélats »11. Affirmation douteuse, s’il s’agit de s’inspirer de l’expérience du passé : on sait que presque toujours, dans la légende troyenne, les pourparlers et débats de toute sorte ne faisaient qu’empirer les choses. Tout à fait raisonnable, en revanche, si l’on se propose d’assimiler les modèles rhétoriques utilisés par Guido. 7. Historia, p. 5 : « in vtilitatem eorum precipue qui gramaticam legunt ». 8. Ibidem, p. 275 : « ad litteratorum… solacium, vt ueram noticiam habeant presentis hystorie et ut magis delectentur in ipsa ». Un autre fragment de la conclusion de l’Histoire montre que Guido de Columna lui-même n’était pas insensible à la beauté de l’énonciation : « Et ego hystoriam ipsam ornassem dictamine pulchriori per ampliores methaphoras et colores et per transgressiones occurrentes, que ipsius dictaminis sunt picture ; sed territus ex magnitude operis, ne dum occasione magis ornati dictaminis opus ipsum longa narracione protraherem, infra cuius temporis longitudinem aliqua michi (sic) superuenissent incomoda (sic), prout est fragilitatis humane… » [« J’aurais volontiers embelli cette histoire en usant d’un style plus raffiné encore, à l’aide des riches métaphores, des couleurs vives et des transitions qui sont l’image même du discours, mais je fus effrayé par l’ampleur de l’œuvre, je craignis qu’occupé à en orner le style, je ne fasse traîner le récit en longueur, et que pendant ce temps quelque malheur ne m’arrivât, dû à la fragilité humaine »], ibidem, p. 275-276. 9. Voir Henry Bergen, éd., Lydgate’s Troy book, vol. I, Londres : Paul, Trench, Trübner & Co., 1906, p. 11 (Prologue, vers 360-365) : « And of Columpna Guydo was his name,/ Whiche had in writyng passyng excellence./ For he enlvmyneth by crafte & cadence/ This noble story with many fresche colour/ Of rethorik, and many riche flour/ Of eloquence to make it sownde bet… » Pour la nouvelle édition : John Lydgate, Lydgate’s Troy Book, Part I-III, Prologue, Books I-V, Londres : Boydell & Brewer, 2003 ; Part IV, 2000. 10. Il écrit, entre autres : « Donet me Deus in hoc opusculo mendacia poetica non contingere, brevitatem Cornelii effugere, et superfluitatem devitare Guidoni » [« Que Dieu me garde d’être contaminé, dans ce court texte, par les artifices des poètes, et me permette de fuir la concision de Cornélius [il s’agit ici de Cornélius Népos, censé avoir traduit en latin l’Histoire attribuée à Dares Phrygius, A.M.] comme d’éviter la verbosité (superfluitatem) de Guido »], Jung, p. 567. 11. Ibidem, p. 566. Marc-René Jung mentionne l’existence de trois manuscrits de l’Histoire de Guido (Chartres, BM 426; Bruxelles, BR 3732; Bibliothèque du Vatican, Reginensis lat. 765) dans lesquels le texte se conclut en ces termes : « Explicit hystoria Troyana que utilis est litteratis personis ac illis qui exercent legaciones principum et prelatorum ». Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.79.181.51 - 20/03/2014 01h21. © Editions de l'E.H.E.S.S. 434 435 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.79.181.51 - 20/03/2014 01h21. © Editions de l'E.H.E.S.S. Dans la Russie ancienne, le rapport à l’œuvre de Guido de Columna s’est constitué différemment. Une Histoire de la destruction de Troie, traduite du latin12, apparaît ici à la fin du XVe ou au début du XVIe siècle. Réalisée peut-être dans l’entourage de l’archevêque de Novgorod Gennadij13, elle suit la tradition, alors en usage parmi les lettrés russes, de la traduction littérale ou mot à mot. Le strict respect de cette tradition doublé, visiblement, du manque d’expérience du traducteur (inconnu à ce jour) aboutit à une traduction quasi-juxtalinénaire peu compréhensible. Le moindre de ses défauts est qu’elle ne sait pas rendre les formes grammaticales complexes ni les termes latins désignant des réalités spécifiquement médiévales14, son plus grand (du moins si l’on pense à la réputation de Guido et de son livre en Occident) d’échouer dans les passages de l’Histoire les plus riches en figures rhétoriques et en constructions syntaxiques inhabituelles — les procédés préférés de l’auteur15. La reproduction littérale du contenu et même de la structure des énoncés (de toutes les adaptations connues du texte latin de l’Histoire, sa traduction en moyen russe est certainement la plus impersonnelle) empêchait le traducteur de rendre justice à ce qui faisait l’originalité du texte aux yeux de Guido lui-même, et aux « fleurs d’éloquence », si chères au lecteur occidental. Fait digne de remarque, malgré l’obscurité d’une série de passages pourtant indispensables à la compréhension de l’Histoire de Guido, sa traduction (dans la version de la Rédaction ancienne) fut incluse, avec celle de La Guerre des Juifs de Flavius Josèphe, dans la Chronique enluminée (Licevoj letopisnyj svod, seconde moitié du XVIe siècle), plus précisément dans la partie se rapportant à l’histoire universelle16. Il est donc clair que ce n’est pas la composante rhétorique du récit de Guido qui attirait les lettrés russes de l’époque, mais sa facilité d’accès et le traitement détaillé du canevas événementiel, ce qui n’était pourtant pas le but principal que s’était fixé l’auteur. 12. Version la plus complète (« Rédaction ancienne ») dans GIM, collection Uvarov, n° 525 (1310). C'est elle qui a servi à la préparation de cet article. 13. Voir Nikolaj Vladimirovič Geppener, « K istorii perevoda povesti o Troe Gvido de Kolumna » [« Pour une histoire de la traduction du Récit de Troie de Guido de Columna »], Sbornik statej k 40-letiju dejatel´nosti A.S. Orlova [Recueil d’articles en l’honneur des quarante ans d’activité de Aleksandr Sergeevič Orlov], L., 1934, p. 355-359. 14. Ainsi le latin miles qui, dans l’Histoire, correspond au français « chevalier » et au russe ricer (attesté dès 1489 ; forme actuelle rycar´), est régulièrement traduit par voin [guerrier]. 15. Exemples dans Biblioteka literatury Drevnej Rusi [Bibliothèque de littérature russe ancienne], vol. 8 : XIV-pervaja polovina XVI veka [XIVe-première moitié du XVIe siècle], SPb. : Nauka, 2003, p. 152-190, où la « Rédaction ancienne » de l’Histoire de Troie a été publiée partiellement en moyen russe, avec, en regard, la traduction en russe contemporain. Fait révélateur : en préparant cette traduction, Oleg Tvorogov a dû, dit-il, « se référer sans cesse à l’original latin pour “éclairer”, voire corriger tel ou tel passage incompréhensible du texte russe », ibidem, p. 546. Pour plus de commodité, la traduction russe de l’Histoire de Troie est citée d’après cette édition, ou, si le passage visé n’y figure pas, d’après le manuscrit du GIM cité note 12. 16. Observons que, selon Aleksandr Amosov, le texte de l’Histoire de Guido de Columna était considéré par les auteurs de la Chronique enluminée comme un ouvrage indépendant (Aleksandr Aleksandrovič Amosov, Licevoj letopisnyj svod Ivana Groznogo. Kompleksnoe kodikologičeskoe issledovanie [La Chronique enluminée d’Ivan le Terrible. Recherche complexe de codicologie], M. : Editorial URSS, 1998, p. 307-308. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.79.181.51 - 20/03/2014 01h21. © Editions de l'E.H.E.S.S. LÉGENDES PSEUDO-HISTORIQUES DE L’OCCIDENT MÉDIÉVAL EN RUSSIE (XVIe-XVIIIe) 436 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.79.181.51 - 20/03/2014 01h21. © Editions de l'E.H.E.S.S. Cette reproduction quasi intégrale17 dans ce qui était considéré par les contemporains comme une « monumentale encyclopédie historique »18 indique probablement que le livre de Guido de Columna était perçu par les lecteurs russes de la fin du XVe et du XVIe siècle comme le récit exact et fidèle d’un des conflits guerriers les plus fameux de l’Antiquité. Un tel rapport à l’œuvre n’est pas étonnant en soi, si l’on considère le destin qu’a connu l’Histoire dans la tradition occidentale. L’œuvre de Guido a été souvent reprise dans des recueils à contenu historique19, ou utilisée pour toutes sortes de compilations, à caractère historique, elles aussi20. En revanche, la réflexion, si caractéristique de notre auteur, sur les procédés d’écriture du passé n’éveillait guère d’intérêt chez ses lecteurs russes, qui de ce fait ignoraient le potentiel historiographique du texte de Guido de Columna. Celui-ci, en effet, pour légitimer la transformation du matériau romanesque et épique en Histoire, tire son principal argument d’une opposition : à la tradition poétique de l’Antiquité (représentée pour Guido par les grands auteurs, Homère, Virgile, Ovide), il préfére les informations, selon lui véridiques, extraites des récits sans art de prétendus combattants de la guerre de Troie. Car la tradition poétique est susceptible de déformer « la vérité pure et simple de l’histoire » (puram et simplicem veritatem) : lorsqu’il « joue » avec l’Histoire, le poète ne commence-t-il pas par la versifier21 ? Approche qui n’a d’ailleurs rien de commun avec celle de Benoît de Sainte-Maure. Ce dernier, à l’instar de l’auteur anonyme de l’Histoire attribuée à Dares Phrygius, accuse Homère de mensonge, mais sans insister sur sa qualité de poète22 : il adopte tout bonnement la « vérité » de Dares, et rejette les « mensonges » d’Homère. Guido, lui, ne dit nulle part que l’ensemble des données mises à la disposition des 17. Sur la nature des réductions opérées dans le texte de la Chronique enluminée, voir Oleg Tvorogov, « Trojanskie skazanija v rukopisnoj tradicii » [« Les récits troyens dans la tradition manuscrite »], Trojanskie skazanija, p. 168-169. 18. Ibidem, p. 168. 19. On peut citer, entre autres, les codices suivants : 1) Salzbourg, Stiftsbibliothek Sankt Peter, a. VII. 38 (XVe siècle) ; 2) Vienne, Österreichische Nationalbibliothek, 3529 (XVe siècle) ; 3) Londres, British Library, Additional 35295 (vers 1422) ; 4) Cambridge, University Library, Dd. 1. 17 (entre 1385 et 1425) ; 5) Augsbourg, Universitätsbibliothek, Cod. II. 1. 20 190 (1464). La description des manuscrits nos 1 et 2 figure sur le site internet de la Hill Monastic Manuscript Library (http:// www.hmml.org/resources/ resource.html), celle du n° 3, sur le site de la British Library (http:// www.molcat.bl.uk/msscat/ INDEX.ASP), du n° 4 sur le site « Index of Medieval Manuscripts » (http://www.usask.ca/cgi-bin/cgiwrap/medieval/medieval.pl?type=showman&=85), celle du n° 5 dans Die Handschriften der Universitätsbibliothek Augsburg. Erste Reihe: Die Lateinische Handschriften, vol. 2, Wiesbaden : Harrassowitz, 1999, p. 320-323. 20. Par exemple, l’inclusion d’un abrégé de l’Histoire dans la Chronique universelle (Weltchronik) de Johan Platterberger et Theoderich Truchseß (milieu du XVe siècle), cf. Schneider, Der “Trojanische Krieg” im späten Mittelalter p. 66-68. 21. Historia, p. 3-4 : « Nonnulli enim iam eius ystorie poetice alludendo ueritatem ipsius in figurata commenta quibusdam fictionibus transsumpserunt, vt non vera que scripserunt uiderentur audientibus perscripsisse sed pocius fabulosa » [« Certains auteurs, en effet, déformant poétiquement la vérité de cette Histoire, la transformèrent, par des artifices divers, en une fiction enjolivée, de telle sorte que les auditeurs la percevaient comme la description détaillée non pas d’événements réels mais d’épisodes fabuleux »]. 22. Cf. Benoît de Sainte-Maure, Le Roman de Troie, I, p. 3-5 (vers 45-74). Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.79.181.51 - 20/03/2014 01h21. © Editions de l'E.H.E.S.S. ARTEM NIKOLAEVI¢ MASLOV 437 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.79.181.51 - 20/03/2014 01h21. © Editions de l'E.H.E.S.S. lecteurs par les grands poètes du passé seraient mensongères (dans le Prologue à son Histoire, il affirme au contraire la nécessité de distinguer, in libris grammaticalibus, la vérité de l’invention23). Mais il souligne constamment le lien entre les informations sujettes à caution et la tradition poétique de l’Antiquité24. Si cette distinction entre les approches « historique » et « poétique » du passé était familière aux auteurs occidentaux du XIIIe siècle, on peut douter qu’elle ait été pleinement perçue par les lecteurs de Guido dans la Russie ancienne. C’est ainsi que le Prologue, texte essentiel pour la compréhension du projet « historisant » de Guido, ne fut conservé sous sa forme intégrale que dans un seul manuscrit25 ; apparemment, les traducteurs russes le considéraient comme un élément sans importance. On constate également que le sacro-saint mot-à-mot du traducteur russe de l’Histoire ne s’applique pas aux termes relatifs à la poésie. Le latin « poetae » est parfois traduit par « sages » (mudrecy)26, ou par le pronom totalement neutre « certains » (nekie)27. Cela peut s’expliquer par le manque d’expérience des textes latins en général, mais aussi par la connaissance très imparfaite qu’avaient les lettrés russes de la fin du XVe et du début du XVIe siècle du contenu des poèmes antiques et même de leur titre exact. L’omission par deux fois du nom du poème d’Ovide28 est significative à cet égard et révèle, selon toute vraisemblance, une connaissance lacunaire de la mythologie. Nous en avons d’autres exemples : la déesse Junon devient un dieu mâle Junon29, la déesse Vénus un dieu mâle Aphrodite30. Avec le temps, la traduction russe de l’Histoire se transforme, mais reste populaire. Au XVIIe siècle apparaissent des versions abrégées : rédaction Pogodin, rédaction Ovčinnikov (chacune représentée par un seul manuscrit) et rédaction brève, plus répandue (nous en possédons treize exemplaires31). Dans celle-ci, selon Oleg Tvorogov, le texte initial de la traduction est réduit des deux tiers environ : les digressions verbeuses de l’auteur et ses considérations pseudo-scientifiques ont été supprimées, ainsi que de nombreux discours prononcés par les héros — c’est-à-dire précisément ce qui, dans la tradition occidentale, conférait à l’Histoire de Guido 23. Historia, p. 4. 24. Ibidem, p. 9, 10, 12, 16, 26, 33, 65, etc. 25. Tvorogov, « Trojanskie skazanija v rukopisnoj tradicii », p. 169. 26. Par exemple, Biblioteka literatury Drevnej Rusi, p. 158. 27. Ibidem, p. 158 : « le récit fait par certains » (izveščenie nekiih) traduit « narratio poetarum » (Historia, p. 9) ; p. 160 : « à une certaine position » (položeniju nekoemu) pour « secundum posita poetarum » et « nekii » [certains] pour « poetæ » (Historia, p. 10), etc. 28. Biblioteka literatury Drevnej Rusi,p. 152, 160. Guido écrit « Methamorphoseos ». 29. Ibidem, p. 160. 30. Le dieu mâle « Aphrodite » intervient même dans la scène du jugement de Pâris, ms. GIM cité note 12, l. 44. Son nom figure à deux reprises dans la liste des dieux païens (l. 68-69). Visiblement, le traducteur médiéval peine à transposer le nom des autres dieux : ainsi, Isis devient « Izim », Bacchus (Vakh) est traduit par « Bach » (Vah). Le démon biblique Beelzebub, mentionné par Guido, se transforme en « Vesel´fegul » (l. 68). 31. La rédaction brève a été publiée en 1972 par Oleg Tvorogov dans Trojanskie skazanija, p. 14-69, d’après : RGB, collection Undol´skij, n° 736. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.79.181.51 - 20/03/2014 01h21. © Editions de l'E.H.E.S.S. LÉGENDES PSEUDO-HISTORIQUES DE L’OCCIDENT MÉDIÉVAL EN RUSSIE (XVIe-XVIIIe) ARTEM NIKOLAEVI¢ MASLOV Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.79.181.51 - 20/03/2014 01h21. © Editions de l'E.H.E.S.S. de Columna tout son poids et son actualité. L’œuvre qui vit le jour au XIIIe siècle était une synthèse originale d’éléments romanesques, historiques, épiques, didactiques, et, dans une moindre mesure, mythologiques, puisés dans la littérature de l’Occident médiéval. En Russie, elle prit la forme d’un récit historique sans apprêt, privé de tout caractère encyclopédique et de toute trace de rhétorique, mais conservant les exploits militaires et les intrigues amoureuses. Pour expliquer une telle transformation, il ne suffit pas d’admettre que le lecteur russe était moins cultivé que le lecteur occidental. Ces modifications étaient inévitables étant donné la piètre qualité de la traduction originale : son auteur n’avait pas saisi toutes les nuances de l’original latin, et la suppression des passages les plus obscurs était par conséquent indispensable à la survie du texte dans la culture russe. Par ailleurs, on voit apparaître au XVIIe siècle une nouvelle rédaction russe de l’Histoire, qui rachète, dans une certaine mesure, les défauts des précédentes, et met à la portée des lecteurs russes l’essentiel du projet original de Guido. Le texte intégral de cette rédaction, dite « Rédaction imprimée », n’est conservé que dans l’édition de 170932 et dans les éditions ultérieures. Cependant, comme l’a démontré naguère Oleg Tvorogov, elle fut composée avant 167233, probablement à partir d’un texte plus ancien qui ne nous est pas parvenu et dont dérive également la rédaction Ovčinnikov. Contrairement au texte de celle-ci, où la traduction initiale de l’Histoire de Troie est modifiée et, surtout, abrégée, la rédaction imprimée comporte toute une série d’ajouts. On y trouve des descriptions de cérémonies fastueuses, (absentes aussi bien des rédactions russes antérieures que de l’original latin de l’Histoire)34, les discours emprunts de « civilité » (vežestvo) des héros, mais aussi, par endroits, des 32. Istorija v nej že pišet o razorenii grada Troi Frigijskogo carstva i o sozdanii ego i o velikih opolčitel´nyh braneh… Napečatana že slavenski poveleniem carskago veličestva v tipografii moskovskoj Leta Gospodnja 1709-go… [Histoire qui relate la destruction de la ville de Troie dans le royaume de Phrygie, sa fondation et de grandes batailles militaires […] Imprimée en slavon sur l’ordre de sa Majesté le Tsar à l’imprimerie de Moscou, en l’an de grâce 1709]. Ci-après Istorija. 33. Oleg Tvorogov, « Drevnerusskij perevod “Trojanskoj istorii” Gvido i izdanie 1709 g. » [« La traduction en moyen russe de l’“Histoire de Troie” de Guido et l’édition de 1709 »], TODRL, 26, 1971, p. 64-71. Tvorogov estime que l’auteur le plus probable de cette rédaction est Fëdor Zlobin (p. 69-71 ; voir aussi son article « Zlobin Fedor Ivanovič (konec XVII v.) », SKKDR, III, (1), p. 402-404). 34. La description de la réception réservée par Èétion à Jason et Hercule est assez caractéristique : « Les nobles courtisans d’Éétion s’approchèrent du rivage et du navire des Grecs. Jason en personne vint à leur rencontre. Ils se prosternèrent à genoux devant lui et lui firent compliment de sa haute naissance, de la part du roi, de la façon la plus honnête. Jason les salua à son tour et s’enquit de la santé de Sa Majesté royale, lui aussi de la façon la plus élégante et la plus honorable. Puis Jason revêtit son habit royal et monta sur son cheval favori. Hercule, de même, meveilleusement vêtu, enfourcha son cheval. Et les autres Grecs, nobles et vaillants, dans leurs habits les plus magnifiques, en belle ordonnance et chacun à son rang, se mirent en route à cheval, suivant Jason et Hercule vers le palais du Roi. Et l’on fit alors sonner les trompettes, les guimbardes et autres instruments de musique, et il faisait beau voir le cortège des Grecs […] Le roi Éétion se leva de son trône, entouré d’une foule de nobles, pour accueillir les Grecs, et sortit de son palais. Jason s’avança et salua le roi, rendant les honneurs à Sa Majesté, et le roi le salua en retour, et l’étreignant il l’embrassa affectueusement, rendant hommage à sa haute naissance. Et il rendit de même à Hercule les honneurs qui lui étaient dus […] », Istorija, p. 20-23. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.79.181.51 - 20/03/2014 01h21. © Editions de l'E.H.E.S.S. 438 439 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.79.181.51 - 20/03/2014 01h21. © Editions de l'E.H.E.S.S. considérations concernant l’honneur du tsar et la conduite qui sied aux souverains35. Si l’on admet que ces ajouts ont pour but de rappeler la nécessité d’« observer les convenances » (chacun sait qu’elles sont l’incarnation de l’ordre et assurent la paix dans l’État), on peut alors y voir une analogie avec les intentions de l’auteur de la fin du XIIIe siècle. En effet, selon certains spécialistes, l’Histoire de Guido de Columna, dans le cadre de la tradition médiévale tardive, offre un exemple de lecture « bureaucratisée » et « cléricale » des légendes troyennes, sur le thème de la mort injustifiée « des hommes les plus valeureux et les plus nobles » de l’Antiquité36. De ce point de vue, l’hypothèse émise par Oleg Tvorogov mérite toute notre attention. Il explique les considérations sur l’honneur de l’État et du pouvoir, sur les causes des guerres et sur la possibilité d’éviter les conflits, par l’influence qu’ont eue sur l’auteur de la Rédaction imprimée les événements particulièrement éprouvants du Temps des Troubles37. Cette supposition, émise comme en passant, a d’autant plus de poids que Guido de Columna lui-même a développé des thèmes similaires dans le texte latin de l’Histoire. Il se trouvait alors dans un contexte historique analogue : peu après l’effondrement de la maison des Hohenstaufen dans son royaume natal de Sicile, celle-ci est conquise, ainsi que l’Italie du Sud, par une dynastie étrangère (française) et enfin cette dernière est expulsée en 1282 (« Vêpres siciliennes »). Il est fort possible que des événements récents et dramatiques, mettant en péril l’existence même de l’État, aient entraîné des réactions similaires de la part de ces deux hommes cultivés, habitant des parties différentes de l’Europe : un intérêt accru pour le cérémonial et ce qu’on pourrait appeler « l’étiquette politique », jugés nécessaires pour maintenir les souverains au pouvoir, et de nature à épargner une mort absurde aux grands de ce monde. Quoi qu’il en soit, c’est justement le texte imprimé en 1709 qui plut aux sujets de Pierre le Grand et à leurs descendants jusqu’à la fin du XVIIIe siècle38. Remanié alors une fois de plus39, il fut réédité jusqu’en 1824, et ce livre, qui appartenait désor35. De ce point de vue, les paroles qu’Hélénos, prince troyen, adresse à son père Priam sont particulièrement intéressantes. Rien de semblable ne figure dans les rédactions antérieures de la traduction : « Car toi, grand roi, que l’on dit légitime et véritable, et qui l’es en effet, pourquoi t’abaisses-tu à une telle injustice, et pourquoi, loin de condamner cette méchante entreprise, tu t’efforces de la mener jusqu’à son terme inique ? Quelle justice y a-t-il, en effet, quelle magnanimité à ravir l’épouse d’autrui, et la ramener dans sa patrie, couvrant ainsi de honte son propre royaume ? », Ibidem, p. 101-102. 36. James Simpson, notamment, parvient à une conclusion similaire lorsqu’il étudie les adaptations anglaises de l’Histoire, datant de la fin du Moyen Âge (James Simpson, « The Other Book of Troy : Guido delle Colonne’s Historia destuctionis Troiae in Fourteenth- and Fifteenth-Century England », Speculum, 73 (2), 1998, p. 397-423). 37. Tvorogov, « Drevnerusskij perevod “Trojanskoj istorii”… », p. 67. 38. Le texte de l’édition de 1709 a été réimprimé en 1712 à Moscou et en 1717 à Saint-Pétersbourg, avec de légères modifications. Il fut ensuite édité en 1745, 1760, 1765, 1775, 1785 et 1791 (toujours à Saint-Pétersbourg). 39. Istorija o razorenii Troi, stoličnogo goroda Frigijskogo carstva. Perevedennaja s grečeskago na slovenskij jazyk, a nyne s onago vnov´ pereložennaja dlja udobnejšago ponjatija na čistyj rossijskij studentom filosofii Ivanom Mihajlovym [Histoire de la destruction de Troie, capitale du royaume de Phrygie. Traduite du grec [sic !] en slavon et, à partir de cette traduction, de nouveau transposée aujourd’hui en pure langue russe, pour une meilleure compréhension, par Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.79.181.51 - 20/03/2014 01h21. © Editions de l'E.H.E.S.S. LÉGENDES PSEUDO-HISTORIQUES DE L’OCCIDENT MÉDIÉVAL EN RUSSIE (XVIe-XVIIIe) 440 ARTEM NIKOLAEVI¢ MASLOV mais à « l’authentique littérature populaire », contribua à retarder, dans une certaine mesure, la lecture des poèmes d’Homère par le public cultivé40. (traduit du russe par Diane Chertier-Vitovtov) Université Lobačevskij de Nižnij-Novgorod Kafedra istorii Drevnego mira i Srednikh vekov Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.79.181.51 - 20/03/2014 01h21. © Editions de l'E.H.E.S.S. l’étudiant en philosophie Ivan Mihajlov], M. : Imprimerie de Fridrih Gippius, 1791, 1re partie ; la seconde édition (en deux parties) vit le jour en 1799 (M. : Imprimerie de Andrej Gordeevič Rešetnikov). 40. Cf. Egunov, Andrej Nikolaevič, Gomer v russkih perevodah XVIII-XIX vv [Les traductions russes d’Homère, XVIIIe- XIXe siècles], 2e édition, M. : Indrik, 2001, p. 47. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 95.79.181.51 - 20/03/2014 01h21. © Editions de l'E.H.E.S.S. maslovartem@yandex.ru