Academia.eduAcademia.edu
Une brève histoire de la science-fiction belge francophone et autres essais Recueil d’articles Dominique Warfa DOI : 10.4000/books.pulg.2761 Éditeur : Presses universitaires de Liège Lieu d'édition : Liège Année d'édition : 2018 Date de mise en ligne : 17 mai 2018 Collection : Culture contemporaine ISBN électronique : 9791036512346 http://books.openedition.org Édition imprimée ISBN : 9782875621634 Référence électronique WARFA, Dominique. Une brève histoire de la science-fiction belge francophone et autres essais : Recueil d’articles. Nouvelle édition [en ligne]. Liège : Presses universitaires de Liège, 2018 (généré le 21 mai 2019). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pulg/2761>. ISBN : 9791036512346. DOI : 10.4000/books.pulg.2761. Ce document a été généré automatiquement le 21 mai 2019. © Presses universitaires de Liège, 2018 Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540 1 Ce recueil s’ouvre sur la première histoire de la littérature de science-fiction produite en Belgique francophone. Au-delà de la question classique de l’existence de cette littérature, Dominique Warfa propose des jalons permettant de l’identifier et de la penser, alors qu’elle fut jusque-là perdue dans l’ombre du fantastique et de l’étrange. Suivent une série d’études et d’analyses, constituant une sélection représentative de l’importante activité critique de l’auteur. 2 SOMMAIRE Du même auteur Remerciements Une science-fiction belge La possibilité d’une science-fiction. Autour d’une histoire de la science-fiction de langue française en Belgique (Galaxies, 2011) 1. Préambule 2. Mémoires d’une SF souffreteuse 3. Belgique, racines et littérature 4. Première époque : des limbes à la croisée des siècles 5. Deuxième époque : triomphes techniques et boues de l’Histoire 6. Troisième époque : acclimatation d’une SF moderne 7. Quatrième époque : efflorescence et œuvres isolées 8. Cinquième époque : vers l’autre millénaire… et au-delà 9. Ultime période : mais pourquoi s’arrêter ? Quelques bribes de science-fiction « Nous écrivons tous le même livre ». Essai d’introduction au caractère collectif de la science-fiction (Écritures 80, 1980) 1. Vous avez dit collectif ? 2. Un groupe, certes, mais de quel ordre ? 3. L’auteur : être social ou littéraire ? 4. Nous écrivons tous le même livre 5. Mais pourquoi écrivons-nous tous le même livre ? 6. Pour une anti-conclusion 3 Thèmes et motifs de science-fiction dans Bob Morane (33 ans de Bob Morane, Séries-B, 1986) Écriture et science-fiction… (Yellow Submarine, 1991) Dix ans de cyberpunk littéraire (Octa, 1995) Picaresque, quête et SF chez Stephen King : le cycle du Pistolero (Les Dossiers de Phénix, 1995) Parler Cyber… (CyberDreams, 1995) Mythes et mythagos : l’incarnation de l’imaginaire chez Robert Holdstock (Phénix, 1996) Gilgamesh, le roi qui trouvait la mort vraiment trop obscène (Phénix, 1996) Le poète, le divin et l’humanité : Hypérion de Dan Simmons (Galaxies, 1996) Le roman d’aventures aux sources de la science-fiction (Les univers de la science-fiction, Galaxiales, 1998) 1. Le fantastique 2. L’aventure 3. La Proto-SF 4. La Science-fiction L’uchronie comme expression ultime de la démiurgie (Phénix, 2003) Steampunk : une uchronie à toute vapeur (Phénix, 2003) L’exception culturelle, jeunes et moins jeunes années de Fiction et d’un de ses admirateurs ( Fiction, 2013) 1. Maurice Renault, Alain Dorémieux, et les autres… 2. Apprendre la science-fiction 3. Science-fiction sur prescription 4. Pratiquer et étudier la science-fiction Quelques portraits d’auteurs Nous nous battrons avec nos rêves. Essai d’introduction au monde jeuryen (Espaces Libres, 1980) Jeury existe, je l’ai rencontré Et un petit voyage en camion rouge 4 Michael Moorcock, l’homme en proie à l’histoire (Phénix, 1991) Alain le Bussy, demain moisson d’étoiles (Yellow Submarine, 1994) Richard Canal, une SF sans dieu ni maître (Galaxies, 1997) Michel Jeury, un univers indéterminé (Galaxies, nouvelle série, 2010) Quelques cases de bande dessinée Retour à la Terre, ou Jeremiah et la science-fiction prétexte (Les Cahiers de la bande dessinée, 1980) Broussaille au-delà des apparences (Bd Strip, 1987) 421 détourne l’histoire (Bd Strip, 1988) Des bulles et des aliens, parcours historique dans la bande dessinée de science-fiction française (inédit, 2010) 5 Du même auteur Recueils de nouvelles 1 Un imperceptible vacarme, volume 1 : Lointaines et limitrophes, Long Shu Publishing, 2013. 2 Un imperceptible vacarme, volume 2 : Quantiques et consciences, Long Shu Publishing, 2013. 3 Un imperceptible vacarme, volume 3 : Imminentes et dissemblables, Long Shu Publishing, 2013. 4 Un imperceptible vacarme, volume 4 : Ultérieures et noires, Long Shu Publishing, 2013. Anthologies 5 Jean Ray... en miroir, POC Éditions, 1985. 6 Au nord de nulle-part, Groupe Phi éditeur, 1992. Essais Bande dessinée 7 79 clins d’œil (A SUIVRE) sur la BD..., Groupe Phi/R.L.O.M., 1984. 8 Circus à la une, (avec Guy de la Bove), BD Strip, 1987. Science-fiction 9 Les navigateurs de l’infini, Groupe Phi éditeur, 1996. 6 Remerciements 1 Trente-trois ans d’articles, d’études, d’entretiens : mes remerciements complices vont à Ariane, qui supporte mes humeurs lorsque je travaille un texte et connait le moment précis où il faut me secouer afin que je le termine. 2 Ils vont également, et avec quelle gratitude, à tous ceux qui m’ont fait confiance en publiant ces textes et d’autres : Léon Mormont (qui a publié mon fanzine Between), Alain le Bussy (Xuensè), Marcel Becker (Espace-Temps), Claude Dumont (Octa), le Groupe Phi (dont les membres ont également supporté mes humeurs), Robert Delcour (Keys), Bruno Lecigne (Les Cahiers de la bande dessinée), Stéphanie Nicot (pour Espaces Libres et Galaxies), Christian Delcourt (Écritures), Francis Valéry (pour Intervalles et CyberDreams), Alain Dorémieux (Fiction), Henri Longue (Le Dénominateur Commun), Léon Mormont, à nouveau, et la République Libre d’Outremeuse (pour les chouettes Rencontres BD), Thierry Groensteen (Les Cahiers de la bande dessinée), Jean-Paul Deplus & Daniel Lefèbvre (Série B), Ghislain Bouvy (BD Strip), Marc Lemaire (Imagine…), Éric Vial (Passe-Temps), le Groupe Remparts, le Conseil International d’Études Francophones (Revue Francophone de Louisiane ), Marc Bailly (Phénix), André-François Ruaud (Yellow Submarine et Fiction), Francis Albert et le réseau des bibliothèques d’Oupeye (pour l’exposition et le catalogue “Les Navigateurs de l’infini”), Gilles Dumay (pour la préface au recueil de Valéry), Éric Albert ( Encre Noire), Thierry Chantraine (Gamète), Olivier Girard (le Bélial’), Richard Comballot (pour les articles sur Jeury et la bande dessinée) et Pierre Gévart (Galaxies), et aujourd’hui évidemment Björn-Olav Dozo. Tous, ils ont su à des degrés divers me convaincre que l’on pouvait, malgré un supposé conflit d’intérêt, être écrivain et essayiste. 3 Mes pensées à tous ceux que j’oublie. 4 Et enfin aux responsables des revues, magazines, quotidiens, qui ont accueilli mes critiques, mes chroniques, mes compte-rendus de lecture… Une mention particulière pour Alain Dorémieux (Fiction), Stéphanie Nicot, Alain Jardy et Olivier Noël (Galaxies), Jacques Dubois (La Wallonie) et René Begon (Le Matin). 7 Une science-fiction belge 8 La possibilité d’une science-fiction. Autour d’une histoire de la sciencefiction de langue française en Belgique (Galaxies, 2011) 1. Préambule 1 Entre 1987 et 1992, je me suis beaucoup intéressé à l’histoire et l’analyse de la sciencefiction en Belgique francophone. Ou plus exactement peut-être, comme dirait Michel Houellebecq, à la “possibilité d’une science-fiction”. Il était peut-être temps de transformer divers essais de compilation et de mise en situation en un travail sinon exhaustif, du moins plus accompli, en tentant d’épuiser toutes les sources connues et moins connues. La tentative d’approche qui suit constitue la version retravaillée et mise à jour d’un petit article datant de ces années, dont l’objet n’était autre qu’une introduction à l’état passé mais également actuel de la science-fiction en Belgique francophone, assortie d’une présentation historico-bibliographique. 2 Il convient en outre de préciser, en guise de liminaire, que le fait de se replonger dans une étude telle que celle-ci, alors que l’un des représentants les plus connus de cette “SF francophone de Belgique” vient de disparaître1, pouvait générer une position critique moins neutre que celle que l’on attend d’une étude littéraire typique, et sans doute plus empathique tout en tendant vers l’approche la plus méthodique. Néanmoins, il s’agit peut-être du moment le plus opportun pour faire le point : un écrivain de stature populaire, issu du fandom de SF en ne l’ayant jamais renié, qui a absorbé (et offert) durant toute son existence une SF classique d’essence foncièrement anglo-saxonne, à savoir Alain le Bussy, nous quitte à l’heure où plus que jamais son genre favori a fini par percoler la culture occidentale dans sa totalité, de la littérature (pas uniquement celle des “genres” et des collections spécialisées) à tous les arts multimédia. Par ailleurs, limiter l’influence de cet état d’esprit SF, cette façon exigeante, rationnelle, empreinte de curiosité et de tolérance, d’envisager toutes les altérités, à la sphère culturelle “occidentale” est de moins en moins pertinent — ce n’est pas Kawthar Ayed2 qui me 9 démentirait. Il pourrait donc sembler encore moins approprié de s’attacher à dresser le portrait d’un petit sous-groupe ancré aux marges nordiques de la Francophonie, celui des auteurs de SF belges de langue française… Et pourtant, elle tourne, cette SF qui s’énonce en Wallonie et à Bruxelles… 3 Ce travail est donc né en 1992 dans un opuscule réalisé à l’occasion d’une convention de science-fiction qui se tint dans les Ardennes belges, à Redu, petit village dédié au livre et situé à un jet de réacteur d’une station terrestre de poursuite de satellites de l’ESA. Ce fut la première fois qu’une convention nationale française, institution du fandom de SF hexagonal, se “délocalisait” en Belgique (elle avait déjà eu lieu en Suisse, à Yverdon, chez Pierre Versins, en 1978) : à ce jour, elle est désormais venue planter ses tréteaux et son bar quatre fois au pays natal de Rosny Aîné, et la cinquième est prévue pour cette année 2011. Cette dernière devait se voir mise sur pied par Alain le Bussy… 4 En 1992, Serge Delsemme et Anne Smulders organisaient la manifestation ; je montais une petite anthologie francophone offerte aux inscrits (je l’avais titrée Au nord de nulle part, et je me souviens de ma jubilation, alors, face aux textes de “pure SF” que m’avaient confiés une Sylvie Denis ou un Jean-Louis Trudel) ; un duo d’enfer du fandom belge, enfin, réalisait un numéro exceptionnel de fanzine, également ouvert aux auteurs francophones, sous le titre Les Voix du nord. Il s’agissait d’une coédition entre Octa et Xuensè, et ce duo était logiquement composé de Claude Dumont et d’Alain le Bussy. 5 Serge, Claude et Alain ont désormais tous les trois rejoint Joseph Henri Honoré Boex sur ce plan de réalité aléatoire à 10X dimensions, qui permet aux écrivains de science-fiction de refaire la vie, l’univers et le reste… Encore, encore, et encore… 2. Mémoires d’une SF souffreteuse 6 Cette petite étude concluait une série de travaux consacrés à l’existence et à l’histoire d’une science-fiction autonome en terre de Belgique francophone, travaux parus un peu partout, au pays de Henri Vernes certes, mais aussi bien au Québec ou en Louisiane. Il n’y a guère, plusieurs personnes s’intéressant au sujet m’ont convaincu de faciliter l’accès à ces archives en les publiant sur le web, et tout ce matériel se trouve désormais sur ce blog que je n’alimente pas suffisamment, Quelques articles de Jupille… (et de Dominique Warfa) 3. Pierre Gévart4n’a pas dû trop lourdement insister pour obtenir que je mette à jour cette exploration de la SF belge francophone, que j’avais abandonnée depuis deux décennies… 7 J’avais alors donné pour titre à cette ultime approche “Vue en coupe d’une SF malade”. Outre la référence à Serge Brussolo, qui m’amusait5, cela se voulait un titre accrocheur, voire polémique. Malade ? Pourtant, même si le sujet faisait parfois sourire (une sciencefiction belge ?6), il fallait déjà se demander si elle était réellement malade. Je la trouvais un peu enrhumée, cette SF belge7 : ses représentants sortaient peu (en fait, on les voyait peu), souvent équipés du cache-col d’une origine imprécise. Ce n’est pas propre au genre : dans tout ce qui paraît comme littérature, en langue française, à Paris, se cachent régulièrement quelques bipèdes nés au nord de la ligne Longwy-Dunkerque : mais comment le déterminer lorsque ni eux ni leurs éditeurs ne mettent en avant cette réalité ? Il ne demeurait guère que le dépouillement du dépôt légal, et encore… Cette manière d’être a désormais quelque peu changé : nul n’ignore plus qu’Amélie Nothomb est belge, non plus qu’André-Marcel Adamek ou Bernard Quiriny. 10 8 Non plus qu’Alain le Bussy ou Serge Delsemme. Mais en abordant la science-fiction, il fallait néanmoins envisager un peu différemment l’affirmation de soi de nos écrivains, et il convient toujours d’y songer aujourd’hui : au cœur d’un milieu artistique et sociologique plus restreint que l’institution littéraire globale8, les liens sont plus resserrés et la connaissance que l’on a de l’autre est plus précise. Peu de titres réussissent à échapper à la sagacité des amateurs et des critiques spécialisés, et un certain réel francophone me paraît exister de manière bien plus claire chez les praticiens de la SF — et des littératures de l’imaginaire en général — que dans les cénacles d’une culture plus “institutionnelle”. On sait donc, désormais, qui est belge, de même que l’on connaît les Suisses et les Québécois. Lorsque se déroulent des rencontres, on va les uns chez les autres. À la fin de son existence si bien remplie, une icône des lettres belges et de l’imaginaire décalé tel que Jacques Sternberg n’avait jamais autant rappelé ses origines. Lorsqu’il est apparu dans la seconde moitié des années quatre-vingt, nul n’a tenté de faire d’Alain Dartevelle un auteur français. Ce ne fut pas toujours le cas auparavant9. 9 Malade, la SF belge le serait dès lors davantage de son petit nombre de représentants — impliquant ipso facto une visibilité réduite, obstacle déjà abordé en 1957 par Jacques Van Herp dans Fiction10. Lorsque l’on envisageait néanmoins d’étudier ces représentants, en 1992, l’état des lieux et l’esprit ambiant semblaient étranges, pour le moins. En 1988, chargé par la revue montoise Séries B d’animer un dossier sur l’état du genre, j’ouvrais un article dont le propos était grosso modo similaire à celui-ci par ces mots : « Il n’y a pas de science-fiction belge francophone »11. En 1990, Marc Bailly réunit pour la revue québécoise Imagine… un numéro spécial “SF belge”, et attaque : « Il n’y a pas de SF de Belgique ! »12. Curieuse manière d’envisager par la négative ou le déni le sujet pourtant abordé ? Ou plutôt réalisme ? Existait-il bien un tel réservoir d’œuvres, un tel nombre d’auteurs, qu’il vaille réellement la peine d’en gloser ? Question plus vaste : la littérature de langue française, quel que soit le lieu où elle est produite, ne devrait-elle pas être le seul et unique ensemble méritant l’intérêt, la micro étude régionaliste ne pouvant qu’alimenter les nationalismes ? En bref, pourquoi y aurait-il une différence palpable (de nature ?) entre les praticiens de la langue française que sont le Toulousain Dunyach, le Genevois (de Sierre) Gessler, l’Ottavien (de Toronto) Trudel ou l’Esneutois le Bussy13 ? Quant aux nationalismes, nous y reviendrons. 10 Un assez grand nombre d’œuvres de SF existent néanmoins, parfois importantes, parfois étendues, et bel et bien signées d’auteurs francophones de nationalité ou d’origine belge. Il convient de noter qu’il s’agit souvent, tout au moins jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle, d’œuvres quasi uniques : Van Herp toujours signalait dans le même article de Fiction que « ce qui caractérise la production belge (de SF) est le fait qu’il s’agisse d’auteurs occasionnels »14. Peu ou pas d’écrivains “spécialisés”, guère de réseaux de contact entre ceux qui savent qu’ils écrivent de la SF ! Il est ainsi malaisé (voire impossible, ainsi que Marc Bailly et moi l’avancions) de définir une “école” belge de SF, alors même que peu de commentateurs se permettent de contester l’existence de cette “école belge de l’étrange” qui fit et fait encore, selon certains, les grandes heures de notre fantastique15. Sur ce plan, un travail de titan fut accompli ces dernières années par Éric Lysøe pour la collection patrimoniale belge “Espace Nord” : quatre gros volumes historiques drainant la période comprise entre 1830 et 2000, quatre volumes essentiellement consacrés au fantastique, mais qui pour autant ne cédaient pas à la tentation d’évacuer la SF (les noms de Georges Eekhoud, de Rosny Aîné, d’Alex Pasquier, 11 de Bernard Manier, de Gabriel Deblander ou encore d’Alain Dartevelle ou d’un certain Dominique Warfa, peuvent en témoigner). 11 Cependant, leur titre générique était pour les trois premiers Littératures fantastiques : Belgique, terre de l’étrange et pour le dernier, tout simplement La Belgique de l’étrange 16 ! Les habitudes ont la vie dure, du moins chez les éditeurs. Car Lysøe pour sa part tire assez bien son épingle du jeu en avançant dans la préface au premier volume17 combien la Belgique produit depuis 1830 une littérature du métissage — laquelle ne peut, par définition, que proscrire le recours à des spécifications de genres trop précises. Des genres, par ailleurs (l’insolite, l’étrange), qu’aucun contemporain de leur naissance « ne s’est employé à voir [comme] une forme caractéristique de l’expression nationale »18. La “Belgique de l’étrange” serait donc une manière d’illusion rétrospective ? Il va plus loin en avançant que seul un auteur issu d’un pays dont la littérature prône un “fantastique réel”19, tel que Rosny Aîné, pouvait extraire de modèles issus d’Edgar Allan Poe l’occasion de dépasser la simple description d’aberrations psychologiques (comme Maupassant) pour aborder le terrain de l’objectivité face à l’altérité : ainsi naît “Les Xipéhuz” en 1887, que Lysøe n’hésite pas à qualifier de “fantastique naturaliste” ! Il préférera dès lors voir dans l’héritier du “fantastique réel” d’Edmond Picard non cette “Belgique de l’étrange” qui a séduit trop de commentateurs, mais bien le “réalisme magique” d’un Johan Daisne ou d’un Hubert Lampo. Quant à nous, qui avons lu Pierre Versins, nous verrons dans cette objectivité de la plume de Rosny la plus belle source de la conjecture rationnelle menant à la science-fiction moderne. 3. Belgique, racines et littérature 12 Nul ne nie par ailleurs qu’il existe une SF américaine, une SF britannique, une SF française, voire même des SF hispanisantes, italiennes, allemandes, japonaises ou plus exotiques encore, possédant chacune leurs caractéristiques et leur champ de production en termes d’approche sociocritique : il existe des modèles nationaux20, que l’on peut certes transgresser mais qui constituent pour le genre une solide assise, quand bien même la SF n’a-t-elle (en général) rien de commun avec un quelconque nationalisme de bas étage. Rien de tel pour la SF en Belgique francophone — peu de caractéristiques stylistiques (sinon celles qui marqueraient les lettres belges dans leur ensemble, si elles existent…), guère de champ de production (peu de lieux d’émergence, peu de relais institutionnels, même au plan uniquement amateur) : j’ai tenté ailleurs d’en analyser de possibles raisons en dépeignant le “biotope” socioculturel ambiant et ses enjeux21. 13 Le propos est ici différent, tout en étant conscient de l’ensemble flou que constituerait une SF d’origine belge, même si les auteurs contemporains sont présents, et plutôt mieux représentés que naguère ; tout en sachant que l’on ne peut nier les acquis qui viennent d’être rappelés, parmi lesquels le fait que le petit monde de la critique SF, comme les fans du cru, semblent s’accorder pour reconnaître l’inexistence d’une SF belge22 constituée en groupe, en milieu, voire en genre… Néanmoins… Néanmoins, il demeure d’un certain intérêt critique (et bibliographique) de dresser l’inventaire de ces écrivains natifs de Bruxelles et de Wallonie qui crurent pouvoir investir de leur plume le territoire sciencefictif, en langue française. Ne fût-ce que pour faire mentir Daniel Walther, qui pensait pouvoir écrire en 1987 que « la science-fiction belge d’expression française a la chance de se fondre très intimement à la science-fiction hexagonale »23. 12 14 La chance, réellement ? Non, ne soyons pas nationalistes, ni même sub-régionalistes : la Belgique connaît suffisamment de soubresauts politiques pour que les auteurs de SF s’en mêlent. (Quoique… Ne pourrait-t-on songer à une belle uchronie qui rendrait lucides ceux qui courent encore avec des œillères ?). Les dernières années du XXe siècle ont d’ailleurs provoqué chez plus d’un Européen de graves démangeaisons au plan de ces nationalismes absurdes, et la SF (cette “poétique de l’altérité”) devrait être l’un des lieux de résistance à toutes les idées puantes brutalement ressorties des fosses communes de l’Histoire en embrasant, après les marches de l’Europe, plus d’un territoire devenu chatouilleux de son identité. Pourtant, on ne m’ôtera pas non plus de l’esprit qu’une bonne connaissance de ses racines socioculturelles constitue l’une des meilleures assurances de conserver un esprit d’ouverture et de tolérance : ne sont-ce pas les peuples et les individus peu assurés de leur existence qui sont tentés de pratiquer la haine et l’exclusion ? On peut donc, me semble-t-il, “se fondre” techniquement dans l’édition française, sans pour autant oublier où l’on est né, et souvent où l’on vit encore… 15 Par ailleurs, rappelons que la “haute”24 littérature belge telle que perçue depuis Paris aura revêtu plusieurs habits suivant sa position dans la chronologie des lettres. Avant 1920, grosso modo, c’est-à-dire pour les œuvres des Maeterlinck, Rodenbach, Verhaeren ou George Eekhoud, elle est une littérature flamande — quand bien même fut-elle écrite en langue française. C’est le mythe des brumes du Nord, accordé à ce que l’intelligentsia, alors, définit comme “art flamand” (Breughel, Bosch…)25. C’est également l’âme belge de l’avocat et écrivain Edmond Picard. Entre ces années vingt et le bouillonnement des années 1970, le mouvement flamand, à bon escient, se réapproprie sa langue et peu d’écrivains du nord du pays osent encore écrire en français, du moins s’ils persistent à vivre en Flandre. Au sud, un tropisme naturel oriente les auteurs vers le pays dont ils partagent la langue : la France. On tente d’être moins belge à défaut de se prétendre universel. On se fond dans Paris : Henri Michaux tente d’effacer son ascendance namuroise. Charles Plisnier se veut écrivain français. Les origines réelles se diluent et les dictionnaires peuvent faire de Simenon un vrai Français26. Il faut, après 1970, la naissance de préoccupations culturelles liées au processus de fédéralisation de l’État pour qu’apparaisse le concept de belgitude ou que se rédige un manifeste de la culture wallonne. On publie toujours à Paris, mais on affirme son identité. Un chercheur tel que Jean-Marie Klinkenberg (Université de Liège) a su décrire ces mouvements divers, tantôt centrifuges, tantôt centripètes, des lettres belges de langue française27. On peut penser que le propos de cette étude se situe à un niveau nettement moins ambitieux. Pourtant, en matière culturelle, et si l’on s’intéresse à cette production particulière de biens symboliques qu’est la littérature, aucune attitude n’est réellement neutre. Sans compter enfin, s’il convient de justifier encore l’intérêt de ces lignes, que ce petit essai historicobibliographique pourrait se révéler d’une quelconque utilité aux chercheurs èsclassifications, comme aux lecteurs curieux. 16 La SF belge ne dispose donc pas de la même histoire bien remplie que son équivalent français, ou a fortiori américain. De tout temps, pourtant, certains auteurs se sont projetés dans ses univers, avant même que l’on en fasse un “genre littéraire” et que l’on songe à la baptiser. Faut-il rappeler que Jean Ray aborda à plusieurs reprises les rivages de la quatrième dimension28, que Jacques Sternberg est une grande figure d’émigré parisien, que bien d’autres noms s’y sont épisodiquement essayés29 ? Depuis le tournant du millénaire, nos régions peuvent en outre souligner l’apparition d’écrivains d’envergure et de talent, parmi lesquels j’aime à mettre en évidence Alain Dartevelle. En fait, tout le 13 spectre littéraire se retrouve garni, des représentants de la “littérature blanche” qui s’étonnent de faire de la SF, aux plus beaux fleurons d’une littérature populaire mais exigeante, tels qu’Alain le Bussy. 17 Mon travail de 1992 se fondait sur la constatation qu’il était donc plus que temps de tenter une approche historique en même temps que catalographique. Il est vrai qu’il n’existait alors pratiquement aucun outil de référence axé sur la SF écrite en Belgique. De même, aujourd’hui, est-il temps de reprendre le fil où il avait été abandonné : parcourir à nouveau l’histoire de nos lettres, et compléter celle-ci des œuvres et des auteurs apparus depuis vingt ans. 18 En effet, s’il existait depuis avril 1989 un fort précieux dictionnaire des auteurs belges ayant touché à la littérature policière, ce travail demeurait et demeure inexistant pour le sujet qui nous occupe30. Des bribes de recension ont parfois été compilées31, mais pas grand-chose qui rivalise avec des travaux bibliographiques de grande envergure, rien surtout de très sérieux, si l’on veut entendre par là un dépouillement acharné des archives littéraires belges. Si ce travail a peut-être enfin trouvé l’équipe qui lui donnerait corps, les quelques pages qui viennent ne sauraient pour leur part constituer qu’un fragment supplémentaire. Mais un fragment ordonné : j’ai conservé de mes années de lycéen la nostalgie, bien tempérée par le second degré, du découpage conventionnel de la ligne du Temps : préhistoire, antiquité, moyen-âge, période moderne, époque contemporaine. 4. Première époque : des limbes à la croisée des siècles 19 Pour ce qui est d’une littérature francophone belge, la préhistoire figurera évidemment toute période antérieure à 183032. Et en matière de SF, cette préhistoire-là attend toujours son véritable homme de Spy ! Il convient bien entendu de se montrer intellectuellement honnête : si la science-fiction naît avec la révolution industrielle33, donnons-lui le temps de quitter le sein… Même si l’on cite parfois Charles-Joseph de Graeve (1731–1805), par ailleurs co-auteur en 1789 d’un flamand et révolutionnaire Manifest van Vlaenderen, et sa République des Champs-Élysées de 1805 34, la première œuvre majeure est en effet signée Delmotte, trente ans plus tard. Bref, notre première balise sera 1835 : on quitte la préhistoire pour l’antiquité. 20 Henri Delmotte (1798–1836) fait alors paraître à Mons, chez Hoyois et Derely, un petit inoctavo d’une trentaine de pages au titre délirant : Voyage pittoresque & industriel dans le Paraguay-Roux et la Palingénésie australe ; par Tridace-Nafé Théobrôme de Kaou’t’Chouk, Gentilhomme breton, Sous-Aide à l’Établissement des Clyso-Pompes, etc., etc., etc. (Sic) Utopie et voyage extraordinaire vers l’Île de la Civilisation, aux techniques bien évoluées : tramway aérien électrique, roi automate qui signe les décrets sans fatiguer, sans compter le gaz d’éclairage provenant de la production “personnelle” de chaque citoyen ! On ne parle pas encore d’effet de serre, et dans tout cela, rien que de très classique en somme. Mais il s’agit bien de la première œuvre digne de se voir mentionnée. 1844 : depuis (au moins) Voltaire, le recours à l’insolite dans l’optique de railler les mœurs du temps tend à se généraliser. Cette année-là, Charles Lavry (1817–1850) fait monter à Bruxelles une “comédie fantastique en un acte”, intitulée Le Double Liégeois ou Bruxelles en 1944 ! Il convient surtout de citer Georges Eekhoud (1854–1927) pour Le cœur de Tony Wandel (paru 14 dans La Jeune Belgique en 1884) : dans cette longue nouvelle, il anticipe la greffe cardiaque et déduit de sa généralisation d’étonnants troubles sociaux, mais utilise surtout le “voyage” du cœur du paveur Tony Wandel de corps en corps pour se livrer à son credo — la nature méprisable de la bourgeoisie, rachetée uniquement par la bonté d’un déshérité35 . Et nous voici quasi au terme du siècle. 21 Quasi — mais le meilleur reste à venir : en 1887, Joseph Henri Honoré Boex (1856–1940), Bruxellois rapidement émigré à Paris, donne sous son nom de plume de J.H. Rosny (plus tard Rosny Aîné) un texte capital, qui porte en germe tout la science-fiction moderne36 : Les Xipéhuz, merveille fondant sans nul doute l’un des motifs les plus prégnants de toute la science-fiction, la confrontation de l’homme et de l’autre. Quelle altérité plus établie que la vie non-organique des cristaux pensants ? Considérera-t-on la présence ici de Rosny comme une récupération, alors qu’il a mené toute sa carrière en France ? Que je sache, il n’a pourtant jamais renié sa terre natale, d’une part, et d’autre part personne ne dénie plus aux historiens de la littérature de reprendre Georges Simenon sous le chapitre “Belgique”, même si certains éditeurs parisiens ont longtemps affecté d’ignorer ce détail… La production littéraire de Rosny s’étend jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale, offrant à la SF francophone de grands titres (dont Les Navigateurs de l’infini en 1925) : voilà l’occasion d’abandonner l’antiquité pour le moyen-âge. 5. Deuxième époque : triomphes techniques et boues de l’Histoire 22 Si l’âge d’or (ou, selon Yves Olivier-Martin37, la maturité) du roman populaire bat toujours son plein en France (Hetzel, Fayard, Méricant, Tallandier), et mélange les premières anticipations aux aventures traditionnelles, voire “fantastiques” ou “extraordinaires”38, nous n’aurons pourtant que peu de titres à nous mettre sous la dent en Belgique. Eric Lysøe exhume dans le tome deux de son anthologie une courte nouvelle intitulée Soléal et signée Hubert Stiernet (1863–1939). Datant de 1893, ce texte met en scène une « évocation tout à la fois rationnelle et poétique d’une île d’utopie »39, contant la recherche de l’immortalité au travers d’une tragédie familiale. 23 On doit alors citer un conte philosophique d’Iwan Gilkin (1858–1924), Jonas, qui ouvre une courte liste d’œuvres réparties sur une dizaine d’années. Gilkin, directeur de la revue La Jeune Belgique de 1893 à 1897, fut également élu membre de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique dès sa fondation en août 192040. Jonas (1900) manipule le motif du péril jaune, qui fait fortune depuis la fin du XIXe siècle dans les pays anglo-saxons (The Yellow Danger, 1898, de Matthew Phipps Shiel, l’auteur de The Purple Cloud — en français, Le Nuage pourpre en “Présence du futur”). Pointons ensuite Eugène Demolder (1862–1919), qui montre dans L’Agonie d’Albion (1901) les Boers remportant la guerre du Transvaal et envahissant le Royaume-Uni. Hector Fleischmann (1883–1914) publie chez Albin-Michel, en 1908, L’Explosion du globe et L’Incendie du pôle. Le fils de l’éditeur de Georges Eekhoud, Henry Kistemaeckers (junior, 1872–1938), donne avec Aéropolis, roman comique de la vie aérienne (1909), une œuvre qualifiée par Pierre Versins de « roman du Péril jaune à tuer tous les romans du Péril jaune ». La supposée menace asiatique, qui culminera chez Sax Rohmer (1913 : Le Mystérieux Docteur Fu Manchu) ou bien plus tard chez Henri Vernes (le cycle de l’Ombre jaune), semble bien ancrée dans l’époque. Rosny Aîné publie en 191041 La Mort de la Terre, qui voit les ferromagnétaux succéder à la 15 race humaine. 1911 : François Léonard (1883) dépeint Le Triomphe de l’homme, récit de savant fou culminant dans une apothéose stapledonienne. 24 La première guerre mondiale referme le couvercle anticipatif : quelques Rosny (La Force mystérieuse dans Je sais tout en 1913, L’Aube du futur ou L’Énigme de Givreuse en 1917), un second François Léonard (La Conquête de Londres en 1919, publié à Genève et réputé assez illisible), c’est tout. Éric Lysøe ressuscite il est vrai une nouvelle de Grégoire Le Roy parue en 1913 dans son recueil Joe Trimborn : La Malédiction du soleil. Mais cette variation sur le thème de l’Atlantide participe avant tout du conte philosophique le plus pur (à visée édifiante, donc), même si l’anthologiste croit nécessaire de justifier la clôture de son deuxième tome par un texte « que d’aucuns n’hésiteraient pas à ranger du côté de la science-fiction ou, comme l’on disait à l’époque, du “merveilleux scientifique” »42. De science-fiction, telle que Rosny Aîné la crée alors, on ne peut guère noter que le motif du continent perdu, dont la destruction est par ailleurs expédiée en deux paragraphes. 25 Mais il faut surtout retenir l’année 1919 et le roman d’Alex Pasquier (1888–1963), l’éditeur de la revue La Bataille littéraire : Le Secret de jamais mourir (suivi de Une histoire d’automates, nouvelle reprise dans l’anthologie d’Éric Lysøe), histoire de cyborg parue à Bruxelles aux éditions Polmoss. Il devait être le premier titre chez cet éditeur de la collection Le roman scientifique, il fut hélas le seul. Néanmoins, cette “collection” est entrée dans l’histoire comme la première collection francophone de SF43. Elle aurait dû comprendre un second roman de Pasquier, Le Cerveau électrique, ainsi que Celui qui se ressuscita de Léon-Marie Thylienne (pseudonyme du docteur Léon Wauthy, qui avait donné sous son nom en 1907 La facile liaison, Roman [Mœurs de demain] à Verviers, à L’Édition artistique). Celui qui se ressuscita paraîtra en 1924 chez Schaert. Quant à Alex Pasquier, il donnera en 1926 avec La Conquête une œuvre de politique-fiction. 26 Dans l’entre-deux guerres, le moyen-âge évolue doucement vers une certaine renaissance. On voit passer le nom du baron Pierre Nothomb (1887–1966, l’arrière-grandpère d’Amélie Nothomb), qui envoie dans La Rédemption de Mars un athée et un chrétien visiter la planète rouge (1922). Horace Van Offel (1876–1944, qui sera l’abject rédacteur en chef du Soir volé — i.e. nazi — durant la seconde guerre mondiale) fait paraître chez Albin Michel des titres tels que La Terreur fauve (1922) ou Sylvia et le cremnobate (1929). Pierre Goemaere (1894–1976) donne Le Pèlerin du soleil (1927), estimable roman préhistorique. On s’arrêtera surtout auprès du Verviétois Henri-Jacques Proumen (1879–1962), qui au même titre que Rosny plus tôt, participe du patrimoine francophone global. En 1928 il offre Sur le chemin des dieux, qui voit un savant (fou ?) maîtriser l’art de la suggestion des hommes (les pacifiant tout d’abord, mais rapidement pris de mégalomanie…), et remporte le prix Émile-Zola, et en 1930 Le Sceptre volé aux hommes, sur le thème du mutant surhomme (L’ hyperanthrope, qui réduit l’être humain “ordinaire” en esclavage), qui décroche pour sa part le prix Maurice-Renard ! Déjà, en 1926, sa nouvelle Surhommes utilisait la télépathie, et il donnera encore, outre un roman préhistorique (Ève, proie des hommes, 1934), Aubes cruelles (1942) ou La Brèche d’enfer (1946), dénonciation de l’arme nucléaire, ainsi qu’un recueil paru en 1950 : L’homme qui a été mangé et autres récits d’anticipation ! Comme on le voit, Proumen fut avant tout un moraliste utilisant les motifs de l’anticipation. 27 En 1928, Maurice Maeterlinck (1862–1949) publie La Vie de l’espace, ouvrage presque totalement consacré à cette quatrième dimension qui commence à fasciner : Jean Ray en sera un lecteur intéressé. L’année suivante, Albert Bailly (1886– ?) remporte le prix JulesVerne avec L’Ether-Alpha, qui relate une expédition lunaire. Il récidivera en 1960 dans le domaine que nous explorons avec Pardonnons à Dieu, roman du futur ! 1929 voit encore 16 l’apparition d’Albert Crémieux (1865- ?), qui signe Le Grand Soir, anticipation sociale donnant le récit d’une révolution communiste en France. Hors genre, Albert Crémieux écrira La Révolution de Février (1912), sur la révolution de 1848, ou Chez les bolcheviks parisiens : choses vues (1928). On saisit que l’inspiration de son premier roman d’anticipation possède de sérieux fondements. Avec son frère Jean, il réapparaîtra dans les années cinquante. 28 À la même époque, Georges Simenon (1903–1989), qui signe alors Georges Sim, aligne un certain nombre d’“aventures mystérieuses” chez Tallandier : Le Roi des glaces, Le Secret des Lamas ou Le Gorille roi. 29 En 1934, le romancier Ege Tilms (Ege Tilmans ?) publie à Paris, aux Éditions de la “Revue Mondiale”, Hodomur, l’homme de l’infini, le récit d’abduction qui a tant impressionné Bertrand Méheust dans son approche du phénomène OVNI (et par ricochet, évidemment, Michel Jeury), et l’un des rares space-opera existant alors en langue française. Citons encore, en 1936, une œuvre indiscutablement SF de Jean Ray (Jean Raymond Marie De Kremer, 1887–1964) qui publie sous le nom de John Flanders : Aux tréfonds du mystère et Le Formidable secret du pôle, deux des “Presto-Films” qu’il donna aux éditions de l’abbaye d’Averbode, et qui abordent le thème de la civilisation de Thulé. Avec Jean Ray, nous touchons aux confins du corpus analysé ici : non seulement l’œuvre du gigantesque Gantois s’apparente le plus souvent à un fantastique relativement classique, mais son écriture oscille d’une langue à l’autre, hésitant (ou répartissant ses textes) entre le néerlandais et le français. Et on ne peut passer sous silence les cent et six fascicules des aventures de Harry Dickson, écrits entre 1931 et 1938, dont nombre d’intrigues se fondent sur des éléments science-fictifs tout autant qu’étranges ou horrifiants. (Songeons au “Temple de fer”.) Albert Van Hageland a écrit une intéressante introduction aux rapports de Jean Ray avec la science-fiction44. En 1925, l’édition à La Renaissance du Livre des Contes du whisky avait déjà offert la nouvelle Les Étranges études du Dr. Paukenschläger, l’un des textes majeurs consacrés par Jean Ray à la quatrième dimension. 30 La seconde guerre mondiale va venir achever sombrement ce moyen-âge science-fictif. Brièvement, quelques titres : Un Tremblement d’éther de Francy Lacroix (1935), ou May et le monstre du Loch Ness d’Emma Lambotte (1937). Durant la guerre, on retiendra en 1941 Izac, une pièce de Pierre Nothomb sur la tribu perdue d’Israël (qui ne sera publiée qu’en 1962), en 1942 Aubes cruelles de Proumen, en 1943 Le Tour du monde en 23 heures de Jac Leomar, en 1944 L’Avion fantôme de Luc d’Arcourt ou L’Inconcevable aventure de Jean Duret de René Hensenne, une histoire de voyage dans le temps. 6. Troisième époque : acclimatation d’une SF moderne 31 La période moderne de notre découpage débute en 1945 : le poète Marcel Thiry (1897– 1977) publie un roman écrit en 1938, Échec au temps. L’année précédente, René Barjavel publiait son Voyageur imprudent et enferrait son lecteur au cœur d’interrogations existentielles et paradoxales sur les ancêtres assassinés et les descendants virtuels… Chez Thiry, non seulement on peut tripoter le cours du temps, mais on ne se prive pas de le faire. Certes, on ne voyage pas véritablement, l’invention de Leslie Hervey permet uniquement d’observer — mais à force d’observations d’une autre ligne temporelle, on use, on use, on use : jusqu’au moment où la trame se déchire et où une Histoire rejoint l’autre. Qui donc, finalement, a remporté la bataille de Waterloo ? Au sommet de la butte, y a-t-il un lion, ou bien une aigle impériale ? Thiry, poète fasciné par le monde moderne, 17 avait déjà donné en 1935, dans La Revue générale, un conte dont la peinture d’un Occident soumis à un nouvel ordre préfigure tout à la fois les années de plomb nazies et staliniennes, et le 1984 de George Orwell : “Récit du grand-père”45. 32 La même année, le psychiatre Etienne De Greef46 (1898–1961) publie chez Dessart, sous le nom de Stéphane Hautem, un titre fou : Retour au silence, journal d’un homo citroensis K228bis … On y découvre une contre-utopie bâtie sur le modèle de la termitière humaine. Outre les auteurs toujours présents, l’édition s’active en matière de science-fiction. On connaît (en particulier pour leur qualité au mieux médiocre) les fascicules de la collection “Futura”47, publiée à Deurne (Anvers) par Van de Wege en 1946. Il y eut une série en néerlandais et une série en français : on trouve un ultime volume 10 en 1949 sous la signature Mark Serkant, La Mort vivante. Dispensable et à ne pas confondre avec le beau roman de Stefan Wul. Mais les années 1945 et 1946 sont surtout celles de la revue Anticipations, dont les quinze numéros seront publiés par les éditions de La Lucarne. C’est incontestablement la première revue en langue française dédiée exclusivement au genre (ceci après la première collection chez Polmoss en 1919 ! — et souvenons-nous que les interventions des trublions entourant Boris Vian à Paris n’aboutiront à la fondation du “Rayon Fantastique” qu’en 1951). Elle publiera des textes de qualité diverse, mais mettra également à son sommaire les noms de David H. Keller, Hyatt Verrill et même Jack Williamson. Les nombreux problèmes économiques nés après la Libération, entre autres l’impossibilité d’exporter vers la France (problème qui toucha également les périodiques de bande dessinée), mirent trop rapidement fin à l’aventure48. Pourtant, comme la collection de Polmoss, la revue de La Lucarne ouvre la voie aux futures réussites en matière de genres populaires qui vont se lever à Verviers (Marabout) et plus tard à Tournai (Casterman). 33 Proumen est toujours productif, on l’a vu : La Brèche d’enfer constitue l’un des premiers romans “d’avertissement” après Hiroshima. Pour respecter la vérité historique et littéraire, il convient de signaler La Grande bagarre (1951), politique fiction signée Jean Doutreligne qui narre la troisième guerre mondiale en peignant les Russes sous les traits des nouveaux barbares violeurs de femmes. L’auteur n’est autre que l’ancien rexiste et responsable du régiment SS “Légion Wallonie” : Léon Degrelle (1906–1994). Une curiosité pourtant, pour un ex-nazi : les personnages positifs sont américains ! Sinon, il ne s’agit que d’une énième banale fiction militaire. 34 En 1949, Marcel Thiry donne avec Le Concerto pour Anne Queur sans doute la plus belle de ses Nouvelles du grand possible (qui paraîtront en volumes en 1960). On connaît l’intrigue. Comme chez le héros d’Alex Pasquier (Le Secret de ne pas mourir), il s’agit de repousser le terme de la vie humaine : les morts, réduits à leur cerveau, deviennent des manières de cyborgs, les “Secs”, qui seront également artistes et intellectuellement supérieurs aux hommes “classiques”. L’affrontement ne peut tarder lorsque les Secs deviennent de plus en plus supérieurs. Même le concerto que l’un d’eux a écrit pour une jeune fille réanimée, Anne Queur, œuvre qui pourtant témoigne d’une humanité certaine, ne peut réduire le fossé qui se creuse, jusqu’à l’anéantissement de l’une des parties. Indéniablement marquée par le passage du Temps, l’œuvre de Marcel Thiry, même lorsqu’elle ne sacrifie pas clairement à la science-fiction, témoigne selon Jean Tordeur, alors secrétaire perpétuel de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, « d’une volonté d’accréditer l’incroyable, l’impensable comme constante de l’existence ». On retiendra encore de sa plume en 1963 Simul et autres cas, dont le récit éponyme, à nouveau, tente de “multiplier les possibles” (E. Lysøe) : Zacharie, son héros, ne se sert que 18 de son esprit pour inverser les trames temporelles et modifier les destins. Quant au protagoniste de Nondum jam non (1966), il tente (psychiquement ?) de pactiser avec son ancien moi, ce qui sauverait peut-être cette femme qu’il a naguère laissé mourir. Toujours le Temps, et ces “personnages combattants qui utilisent l’arme du fantastique pour élargir le champ des possibilités et secouer le joug du temps”49. 35 Entre 1952 et 1956, la science-fiction conquiert la France, et un auteur étonnamment progressiste pour l’époque (au point de susciter l’intérêt de Jean-Pierre Andrevon50) apparaît en même temps que la collection “Anticipation” au Fleuve Noir : Jean-Gaston Vandel. Vandel est deux : Jean Libert et Gaston Vandenpanhuyse, nés à Bruxelles en 1913 (Libert est décédé en 1995, Vandenpanhuyse en 1990). Les deux amis seront surtout connus sous le nom de Paul Kenny, comme créateurs de l’agent secret Francis Coplan… De 1952 à 1956, Vandel publiera vingt titres en “Anticipation”. Il marque l’irruption de préoccupations sociologiques, voire politiques, dans la SF très “space-opera” que quelques parisiens importent alors directement des USA51. 36 Parmi ceux-ci, outre les dispositions faniques avant l’heure de Boris Vian ou de Pierre Kast, les délires rationnalisés de Jacques Bergier et les débuts de Philippe Curval ou de Gérard Klein (bref, l’époque de la librairie de Valérie Schmidt “La Balance”, ouverte fin 1953, et de l’importation massive de la science-fiction américaine), on tire du lot le dénommé Sternberg, Jacques (1923–2006) — anversois dont l’inclassable talent éclate dans le bouillon de culture de la rive gauche. En 1953, c’est La géométrie dans l’impossible, et le ton est donné. Grand maître du conte ultra bref, de la dérision et de l’érotisme (souvent emballé de métaphores maritimes), Sternberg est un Rosny moderne, Belge si bien incorporé à la mayonnaise parisienne qu’il faudra le voir revenir, à la fin de sa vie, sur son parcours pour que certains s’avisent qu’il était plutôt universel tout en revendiquant cette origine juive anversoise qui fit sans doute de lui un Woody Allen de l’imaginaire ! Nouvelliste, romancier, mémorialiste, dramaturge, scénariste (Je t’aime, je t’aime pour Alain Resnais), créateur avec Topor, Jodorowski et Arrabal du groupe Panique (1962), c’est un satiriste assumé et aussi l’un des grands papys de la presse underground avec la création du Petit silence illustré. L’activité de Sternberg fut toujours bien plus diversifiée que celle d’un écrivain replié sur son œuvre, celle-ci fût-elle de science-fiction. 37 En Belgique, 1953 signe aussi la naissance chez l’éditeur verviétois André Gérard de la collection “Marabout Junior”, et dans la foulée de Bob Morane. Les premiers éléments de SF apparaîtront chez Henri Vernes (Charles-Henri Dewisme, 1918) en 1955, dans Les faiseurs de désert52. Ils iront s’accentuant avec les années53, jusqu’à culminer dans “Le Cycle du temps” ou la saga d’Anankè. La productivité de Vernes (on n’entrera pas dans les souterrains de la création qui évoquent l’existence de “ghost writers”) fait indéniablement de lui le principal auteur belge de SF. Dans les années cinquante, il met en scène une patrouille du Temps à peu près au même moment que l’Américain Poul Anderson (Les chasseurs de dinosaures, 1957), et petit à petit, la plupart des thèmes et motifs du genre seront traités sous sa plume. Dans Les Faiseurs de désert, on modifie la biosphère. La Croisière du Mégophias (1956) traite d’animaux monstrueux : Vernes était l’ami du cryptozoologue Bernard Heuvelmans, qui inspira également Hergé, et était le mari de la romancière Monique Watteau. Opération Atlantide (1956) s’approprie le mythe des civilisations disparues. Les sujets s’enchaînent : Les monstres de l’espace (1956, le monstre venu d’ailleurs), Les chasseurs de dinosaures (voyage dans le temps), Les Géants de la taïga (1958, manipulations génétiques — bien avant Crichton et Spielberg), Les Dents du tigre (1958, troisième guerre mondiale), L’ennemi invisible (1959, miniaturisation de l’être 19 humain), Formule X33 (1962, invisibilité), Les Semeurs de foudre (1962, manipulation des forces naturelles), La vapeur du passé (1963, brume extra-galactique), S.S.S. (1964, soucoupes volantes)… Nous ne citerons pas tout : il faudrait parler des Crapauds, de la majeure partie de la saga de l’Ombre Jaune, d’Ananké, du cycle du Tigre et de celui des Harkans, sans oublier Le Secret de l’Antarctique, Le Cratère des immortels, Les tours de cristal, ou Les Cavernes de la nuit. On le voit, et jusqu’à des titres plus récents tels que Les Berges du temps, La Guerre du cristal ou Les Déserts d’Amazonie, les motifs science-fictifs ne le cèdent en rien au recours à l’aventure, à l’espionnage ou au pur fantastique dans la carrière du Commandant Morane ! L’uchronie même n’est pas absente, avec La Guerre du Pacifique n’aura pas lieu (1997). 38 Pour revenir aux années cinquante, on tirera encore du lot les frères Crémieux, Albert et Jean, assez peu connus en-dehors du diptyque savoureux constitué par les romans Chute libre (1954) et sa suite La Parole perdue (1956), publiés au sein de la mythique “Série 2000” des éditions Métal. Space opera classique contant l’histoire d’un extraterrestre en quête de spécimens (terriens, bien entendu !), Chute libre vaut par l’ironie critique déployée par les auteurs aux dépens de leurs propres congénères. Les aventures terrestres de Teddy Karré, l’envoyé de la planète 54, sont comme un chef-d’œuvre de conte philosophique décalé, salué naguère par Jacques Sadoul54. En ces années qui voient la science-fiction moderne naître pour de bon en terre francophone, on se souviendra encore qu’une partie de Benoît Becker se nommait José-André Lacour, né à Gilly (1919–2005) et par ailleurs auteur de L’Année du bac (1959) ou de La Mort en ce jardin (1954). Sous ce pseudonyme collectif 55 parurent entre 1954 et 1959 douze titres qui firent une bonne part de la réputation de la collection “Angoisse” du Fleuve Noir. Il semble que Lacour en ait écrit six. À l’opposé des romans populaires du Fleuve, la collection Blanche de la maison Gallimard accueille en 1954 Les Automates, roman de Henry Certigny (né à Marche, 1919–1995). Certigny, né Henri Dubois, fut un spécialiste de l’œuvre du Douanier Rousseau, d’Alfred Jarry et de Guillaume Apollinaire, ce qui ne l’empêcha pas, dans les années soixante, de publier des romans d’espionnage de série Z aux éditions Le Dinosaure (sic). En 1954, on le présente comme partageant la vie de Françoise d’Eaubonne. 39 1955. Michel Jansen et Jean Erland (Jean-Claude Alain, 1916–2009) signent Raiders de l’espace chez Spes, qui édite avec “Jamboree” la concurrente directe de la collection “Signe de piste”. Si Jean Erland est le nom de plume d’un responsable scout en France, Michel Jansen ne cache rien moins que Jacques Van Herp (1923–2004), mathématicien, essayiste, critique, directeur de collection — toujours dans le domaine de la SF ou des domaines connexes. Van Herp, que nous allons retrouver comme érudit et théoricien du genre, n’a jamais cessé d’aligner romans et nouvelles, sous son nom ou sous divers pseudonymes dont celui de Michel Jansen. Ce roman pour la jeunesse est le premier roman de SF que publie “Jamboree”. 40 La même année, chez Marabout, un Liégeois signe Pilotes pour demain : Jacques Pierroux (1928–1981) reviendra en 1961 avec Police spatiale. C’est l’époque où “Marabout Junior” flirte ouvertement avec la SF, et on y trouvera Satellite Lune (1955) de Jean-Jacques Mezière, avant d’accueillir Claude Vauzières pour Spoutnik 7 a disparu (1960), Trafic interstellaire (1961) ou Échec aux Végans (1962). Claude Vauzières n’est autre que Henri René Guieu, alias Jimmy ! Quant à Jacques Pierroux, il s’adonne conjointement au roman d’espionnage parfois un peu leste, chez l’éditeur Jacquier de Lyon, en donnant à sa collection “La Loupe” des titres au contenu purement SF56 comme La Mort électrique (1952) ou Robot femelle (1959), le tout sous le nom de Frank Peter Belinda 57 ! André Fernez (1917– 20 1990), qui fut rédacteur en chef de “Tintin” entre 1947 et 1959, crée en 1959 le personnage de Nick Jordan, sollicité par Marabout qui veut surfer sur le succès de Bob Morane. Au départ agent du contre-espionnage français, Jordan assumera très vite des missions à l’étranger, dévolues au SDECE, l’ancêtre de la DGSE. Parmi celles-ci deux titres peuvent rejoindre notre domaine par leur utilisation d’éléments d’anticipation technique : Virus H-84 (1960, où des “savants” tentent de disséminer un fléau mortel) et À la santé de Nick Jordan (1965, où d’autres “savants” transforment les hommes en robots soumis). On peut encore ajouter à la liste des “Marabout Junior” le titre de Paul Vallène, Aller-simple pour l’Anadyr (1964), récit d’espionnage dans l’univers de l’astronautique naissante. Vallène est né Paul Van Melle à Schaerbeek en 1926, et se trouve à la tête d’une œuvre conséquente de poète et de dramaturge. Concluons en rappelant que l’excellent vulgarisateur de la recherche spatiale que fut Wim Dannau (1938–1992) donna plusieurs titres chez Marabout, en commençant par Demain… l’espace en 1958. 41 Il convient évidemment de faire ici une place toute particulière au singulier Guy Vaes (1927)58, dont Octobre, long dimanche (1956) se joue des catégories classiques de temps et d’espace en contant une étrange dépersonnalisation assumée, que l’on peut juger pas très éloignée des dédales mentaux qui peuplent les œuvres de Philip K. Dick. Vaes publie la même année une nouvelle dans “Fiction”, “Poussière d’un monde” (en août 1956, dans le no 33). Dans ce texte qui semble à première vue un récit classique d’exploration interplanétaire, dans lequel un vaisseau d’exploration et son équipage sont confrontés à un étrange monde vide ainsi qu’à une poussière épaisse, c’est le Temps qui donnera la clé de l’énigme. Les astronautes perçoivent fugitivement des villes qui aussitôt s’évanouissent, pour renaître ailleurs, différentes : à peine réussissent-ils à les photographier, mais jamais ils ne découvrent un être vivant. En définitive, le passage du temps s’avère, sur ce monde, différent de celui qui constitue la référence des explorateurs : s’y écoulant plus rapidement, il ne leur permet que de saisir fugacement quelques constructions, mais jamais les créatures qui les peuplent, trop rapides pour eux. Guy Vaes ne s’aventurera pas plus loin en terre de science-fiction stricto sensu, mais son approche demeure au moins parallèle, construisant des univers parfois réduits aux perceptions d’un seul individu, mais résolument décalés. Dans L’Envers (prix Rossel 1983), il s’agit pour Broderick de ressusciter pour témoigner de l’au-delà et de la nature de la divinité. Les Agaméens mis en scène dans Les Stratèges (2002, son dernier livre à ce jour) affirment à la face du monde leur refus de l’Histoire, suite aux atrocités dont furent victimes leurs ancêtres, tandis que les étudiants d’un autre récit rejouent cette Histoire, envoyés dans le passé ou le futur pour y incarner d’autres personnalités. Vaes demeure résolument sur les marges — y compris du point de vue de la littérature blanche : il s’intéresse autant aux formes qu’aux mots, partagé depuis toujours entre lettres et arts plastiques (mais encore dans leur aspect marginal : il est l’auteur d’un très beau livre consacré aux cimetières de Londres). Désormais coopté académicien, c’est un auteur rare et recherché, tant par une production toujours très cohérente, que par une conception inaccoutumée du déroulement temporel (le “présent absolu”)59. Pour Hubert Lampo, Guy Vaes n’est pas tant un adepte du réalisme magique que d’un “réalisme mythique”60. 42 Enfin, dans la catégorie des œuvres uniques, l’année 1956 est également celle de Bételgeuse de Raymond Mottart, et de Cette race indécrottable de Marie-José Hervyns (« récit curieux » selon Pierre Versins), 1957 celle de L’An 2000 de Camille Biver (1917–1981, touche-à-tout qui fut chanteur et parolier, romancier et poète, cinéaste, reporter et dramaturge, tout en 21 ayant survécu à cinq années de captivité en Allemagne…), tandis qu’en 1958 paraît Descendit aux enfers de Paul Bay (1887–1970). 7. Quatrième époque : efflorescence et œuvres isolées 43 Les années soixante seront pour partage celles de la littérature populaire et des œuvres isolées, mais également celles de l’apparition d’un fandom qui s’avèrera vite particulièrement actif. Dans le cadre de la littérature populaire, revoici Michel Jansen dans la collection “Jamboree”, qui sous le titre La porte sous les eaux (1960) adapte et développe en un récit unique (avec son accord et sous couvert de sa signature) des récits de John Flanders, deux Presto-Films écrits en 1936 pour les éditions Altiora d’Averbode 61. L’année suivante, sous le même label “Jamboree-Aîné” il signe seul Mer des pluies, un récit d’exploration lunaire qui entraine vers notre satellite un adolescent, Carlo, dans le père a disparu six ans plus tôt en effectuant le premier contournement de la Lune62. On a vu André Fernez introduire des éléments SF dans les récits d’espionnage de Nick Jordan. Mais qui sait que Peter Randa, autre prolifique amateur de polar et d’espionnage, et par ailleurs auteur de septante-neuf titres en “Anticipation” entre 1960 et 1980, cache André Duquesne (1911–1979), né à Marcinelle en 1913 ? Il est dommage qu’il ne donne au Fleuve Noir qu’une SF militariste, agressive et xénophobe, peuplée de baroudeurs, exaltant le chef, méprisant le métissage et justifiant la destruction des espèces non-humaines (une certaine solution finale n’est pas loin). Ultraréactionnaire est un terme encore bien faible. 44 Parmi les grandes œuvres, insérées ou non dans le courant de science-fiction constituée qui n’en finit pas alors de se lever, soulignons combien Jacques Sternberg persiste dans l’esthétique comme dans les thèmes qui ont fait sa notoriété. Bernard Manier (Robert Despreschins de Gaesebeke, 1914–1997) est apparu en septembre 1955 dans Fiction avec un texte faustien. Il publie en 1961 le beau recueil Histoires d’ailleurs et de nulle part, qui voit des personnages se muer en troncs d’arbre ou s’écraser au sol en observant une vue aérienne de Paris. Il faut en extraire la nouvelle “En famille”, dans laquelle une fillette reçoit pour son anniversaire un bébé qu’elle rejette lorsqu’il ne lui plaît plus. L’intérêt de l’histoire repose dans son retournement des normes : le bébé repoussé est humain, et l’enfant fêté est un robot… Jean Muno (Robert Burniaux, 1924–1988) offre une belle allégorie dans L’Hipparion (1962) : en usant d’un réalisme tout à la fois quotidien et pourtant étrange, l’auteur conte la rencontre, sur une plage de Wissant, d’un vieux professeur d’histoire naturelle et d’un hipparion, cet équidé qui vivait à l’époque tertiaire. Van Aerde recueille l’animal et espère sans doute en tirer quelque réputation scientifique, mais ce sera sans compter sur les jalousies, les dénigrements, le refus borné des fanatiques de la mystification… L’hipparion meurt, Van Aerde est ridiculisé et finit amer : mais son petit voisin, en vacances sur la même plage, apercevra un curieux cheval blanc… Fable sur la valeur du rêve et les désillusions des rêveurs, alimentée par l’étroit rationalisme des paléontologues qui ne croient pour alimenter leur science qu’aux squelettes exhumés, L’Hipparion est un roman plutôt pessimiste tout en se concluant sur la renaissance du merveilleux. 45 Raymond Duesberg (1923–2008), industriel verviétois, n’a écrit qu’un seul et unique livre, mais quel livre : Les Grenouilles (Plon, 1962). À Lémuria paraissent s’être regroupés les derniers représentants de l’humanité : ils ne font qu’y survivre, atteints de maux incurables (le “cancer de Dieu”), attelés à des occupations dérisoires et soumis à la dictature ainsi qu’à une religion sans amour. Mais Lémuria abrite également une apogée 22 des techniques, notamment biologiques : avec un ton prophétique qui mêle Orwell à Huxley, Duesberg ne voit dans le progrès technologique que la voie vers un avenir cruel. On a dit de la violence folle mise en scène dans ce roman qu’elle évoquait l’œuvre de Jérôme Bosch. En 1966, Gabriel Deblander (1934) est accueilli dans Fiction : la revue parisienne publie “Où fleurit l’étranger”, variation originale sur le thème de l’invasion alien. Deblander, qui puise autant dans les légendes que dans l’étrange ou la SF, figurera souvent au sommaire de la revue, avec des textes souvent fantastiques qu’il rassemblera en volume dans Le Retour des chasseurs (1970). 46 Dans l’univers de l’édition, faut-il rappeler que l’un des premiers phénomènes du livre de poche est belge : la “Bibliothèque Marabout” est créée en 1953 par le Verviétois André Gérard (d’après son totem scout !) sur le modèle des Penguin Books britanniques. Nous avons déjà évoqué “Marabout Junior”. Dès 1960 elle abrite fantastique et science-fiction (Edgar Allan Poe, Jean Ray, Mary Shelley…) : en 1964 paraît la belle anthologie du Gaumais Hubert Juin (Hubert Loescher, 1926–1987), Les 20 meilleurs récits de science-fiction, au sommaire mémorable qui sera pour beaucoup de lecteurs des années soixante un véritable manuel de la SF (Anderson, Asimov, Borges, Cortazar, Dick, Leiber, Lovecraft, Matheson, Padgett, Sternberg, Van Vogt…). Découvrir “La Patrouille du temps” aux côtés de “Tout smouales étaient les borogoves” ou du “Père truqué”, pour qui n’avait pas lu ces textes en revue, fut un véritable choc. En 1969 apparaît celui qui allait marquer de son empreinte les collections dévolues au fantastique et à la SF : Jean-Baptiste Baronian (Joseph Lous Baronian, 1942). Directeur littéraire jusqu’en 1977 (alors que Hachette prend 50 % du capital de “Marabout” en 1976 et absorbe totalement la maison en 1983), Baronian fait également œuvre d’anthologiste en élevant quelques monuments aux genres et auteurs qu’il entend défendre. Ce sera le monumental Récits de science-fiction de Rosny Aîné (1973), mais aussi, dans la série des grandes anthologies qu’il a initiées, La France fantastique (1973) ou La Belgique fantastique (1975). Baronian a peut-être été l’un des tout premiers à entourer les titres qu’il éditait d’un appareil critique confié aux spécialistes du moment (Jacques Van Herp, Jacques Bergier…). La “Bibliothèque Marabout”, sous ses différentes déclinaisons, est en effet connue pour les dossiers qui complétaient ses romans, recueils ou anthologies. L’aventure durera jusqu’en 1981 pour la série SF. 47 En 1963, la maison Casterman commence la publication de la série de recueils “Autres temps, autres mondes”, qui assoira très vite sa réputation d’exigence. D’abord cantonnés au fantastique, sous les signatures de Jean-Bernard Palou, Maurice-Edgar Coindreau, Marcel Schneider, Jacques Papy ou Roland Stragliati, ces beaux recueils cartonnés, comme les séries de Marabout, feront l’écolage aux genres de l’imaginaire de toute une génération d’amateurs très vite fidèles. En 1966, le rédacteur en chef de Fiction, Alain Dorémieux, y dirige un premier volume consacré à la science-fiction, Histoires fantastiques de demain (on notera le voisinage habile des termes “fantastique” et “demain”). Dès le onzième volume, Voyages dans l’ailleurs (1971), consacré à la SF française, Dorémieux devient le principal maître d’œuvre de la collection et l’oriente durablement vers la SF, tout en y conservant de belles places à ce qui constitue néanmoins son orientation personnelle : l’étrange, l’insolite, le macabre. On se souviendra que ses premiers Territoires de l’inquiétude sont nés à Tournai, et que lorsque les volumes thématiques alterneront avec des recueils d’auteurs, on retrouvera Matheson, Owen ou Bloch au même titre que Dick, Silverberg ou Poul Anderson. Dorémieux donnera peu à peu la main à d’autres pointures, tel Jacques Chambon, pour aboutir à La Femme infinie de Pierre K. Rey, 23 qui clôt la série en 1983, faisant de la collection un ensemble sans pareil de textes courts. Entretemps, en 1975, la série d’anthologies aura été doublée d’une autre suite consacrée cette fois aux romans, qui accueillera également quelques perles et se clôturera la même année, en 1983. 48 Avec André Gérard et Casterman, durant les décennies soixante et septante, l’édition belge aura fourni de beaux textes au lectorat francophone. Certes, ces différentes collections ont alimenté autant la connaissance du fantastique que celle de la sciencefiction, mais il semble évident, rétrospectivement, que leur absence aurait privé cette dernière (avant que d’autres ne s’en chargent, sans doute) de plusieurs ensembles d’importance (le cycle du temps d’Anderson, par exemple, ou les romans de Ballard, de Leiber, de Coney que publia Dorémieux). Il est tout aussi certain qu’à l’époque, Baronian fit publier par “Marabout” des titres qui n’auraient pas eu de grandes chances d’aboutir ailleurs, comme les recueils de Harlan Ellison ou des anthologies telles que Le Temps sauvage, Des hommes et des machines ou Derrière le néant. Il a même accepté d’abriter la jeune SF française avec les deux volumes de Dédale, dirigés par Henri-Luc Planchat en 1975 et 1976. 49 Les études littéraires orientées sociologiques ont coutume d’avancer qu’un champ symbolique (ici, la SF belge de langue française) se constitue non seulement autour de l’existence d’une certaine masse critique d’œuvres — évidemment indispensables ! — mais également au travers de l’apparition et du fonctionnement de relais, institutionnels ou non, qui favorisent l’échange et donnent au champ son unité. Il s’agit au premier chef de l’édition qui donne à exister, des revues littéraires qui publient également mais surtout permettent la discussion, des manifestations organisées autour des œuvres ou des genres (conférences, colloques, séminaires), et même de la critique généraliste, tous médias confondus, qui assure la visibilité de l’ensemble. Dans le cas bien particulier de l’intense réseau qui mêle, pour les littératures de genre63, les “producteurs” aux “consommateurs” (qui, eux-mêmes, produisent souvent du commentaire), on ne peut en aucun cas éviter de parler de ce phénomène que constitue le fandom. 50 Pour dresser l’histoire du fandom belge de SF, il faut opérer un léger détour par la France. Un jeune Français est en effet arrivé en Belgique : Claude Dumont (1942–2002) avait créé Lumen (dont Pierre Versins fera l’éloge dans Fiction en 1963) durant son exil militaire au Niger. En 1965, il crée à Liège un fanzine et un club portant le même nom : Cosmorama (titre qu’il avait déjà utilisé en 1959). Michael Grayn ( ?-1996) crée Atlanta (qui finira revue imprimée) en 1964, et les fans belges commencent à suivre, Michel Feron (Mizar, et d’autres) en tête. Parmi eux, quelques habitués du milieu poétique, comme Grayn luimême, Tina Sol ou le Liégeois Robert Florkin (1931, par ailleurs Régent du Collège de Pataphysique et membre de l’Ouvroir de Politique Potentielle, fondé en 2001 par Yves Frémion…). 51 En 1965 toujours, un autre pataphysicien invite Dumont à prononcer sa première conférence à Verviers : André Blavier l’accueille pour une causerie sur la vie cosmique. Notons à nouveau combien les champs littéraires se mêlent, et qu’un spécialiste de Queneau ne répugne pas à ouvrir les portes de la vie culturelle à la littérature de genre. Mais Dumont retourne en France. Il revient en Belgique en 1969, alors qu’une équipe allemande prépare la première convention mondiale destinée à se tenir en Europe continentale. À Bruxelles, Julien Lasselle publie Sortilège, premier fanzine à quitter les eaux de la ronéo pour l’impression. Dumont lui emboîte le pas avec Le Fanal fanique, qui s’avèrera vite trop coûteux. 24 52 Du 11 au 14 août 1970, tous les amateurs de SF européens découvrent la convention mondiale de Heidelberg, les étranges coutumes des worldcons à l’américaine, mais surtout l’activité fanique. Dès le retour de chacun de la région du Neckar, tout reprend de plus belle : fanzines qui naissent et meurent, mini-conventions domestiques, créations de cadavres exquis plus surréalistes que science-fictifs. Il y aura des publications sur feuille de rhubarbe, sur rondelle de salami, sur papier d’emballage de frites… (Claude Dumont avait créé à Heidelberg le “rollzine”, sur papier de… Mais si, mais si…) C’est dans cette ambiance qu’Alain le Bussy offre aux Liégeois incrédules (du moins ceux qui reçoivent l’un des rares exemplaires) la lecture de son Xuensè. On dira qu’à ce moment le fandom belge de SF est solidement installé. Jusqu’au bout, Claude Dumont donnera Octazine, puis Octa-info, puis Octa-magazine. 53 Quelques fans jeunes au moins par l’esprit se rencontrent autour de librairies (comme les Bruxelloises Pepperland et Malpertuis), découvrent que la SF envahit l’Université, montent des conférences. En 1975, ils décident, autour de Léon Mormont, de rapatrier au moins une fois en Wallonie la “convention belge de SF” qui se tient depuis les origines en Flandre, sous la houlette du club SFAN. Léodicon 1, alias Sfancon 7 se tiendra à Liège à l’été 1976, autour de quelques pointures qui ont nom John Brunner, Michel Jeury, Ian Watson ou Philippe Curval. Dans l’intervalle, Dominique Warfa a créé Between, fanzine qui se veut moderniste et collégial : il publiera le lot habituel d’auteurs amateurs, mais aussi JeanPierre Andrevon, des études (sur Thomas Disch), des critiques et des entretiens (Christin et Mézières autour de Valérian). Le propos est déjà plus orienté vers l’essai et la critique que dans les fanzines “bon enfant” qui rassemblaient avant tout des copains. Peut-être voit-on naître une version moderne du fandom, version qui n’a plus trop à revendiquer et peut se mettre à étudier son objet. Ce sera alors le temps de Fantaspace, d’Odyssée, puis du Phénix (1985–2003 sous forme imprimée, soit 58 numéros) de Marc Bailly et ses nombreux (et copieux) dossiers, la naissance à Mons de Séries B, l’émergence de Magie Rouge, puis de Khimaira (entre 1998 et 2004). L’histoire de ces fanzines serait trop longue : ils mériteraient une autre étude qui leur rende justice. Nous noterons en concluant combien désormais l’apparition des moyens de communications contemporains a changé la donne en matière de liens entre amateurs de littérature : sites web, blogs et forums semblent avoir pour de bon remplacé la ronéo d’antan64 ! 54 L’époque “contemporaine” de notre étude peut raisonnablement voir situer son émergence vers les débuts des années 1970. Nous sommes bien entendu, à ce jour, encore et toujours partie prenante de cet ultime découpage historique. À dater de ce moment, en Belgique francophone comme ailleurs, la science-fiction va subir des accélérations, des transformations et des agitations diverses, qui ne laisseront pas toutes de traces durables, comme ailleurs également. Les zones d’intérêt du genre se diversifient ou subissent des glissements, le propos et le contenu des œuvres changent65. D’autres auteurs apparaissent. Mais peu d’entre eux, en Belgique, deviendront des “auteurs de sciencefiction” : soit ils se tourneront vers d’autres expressions (le polar a la cote), soit ils ne persisteront pas, tels Vincent Goffart (1942) — dont le très dickien Jonathan à perte de temps (1975), a marqué la SF belge 66 — et quelques autres. Jacques Sternberg est inamovible mais commence à se répéter, parfois, en donnant Univers zéro (1970) et ses Contes glacés (1974). Jean-Baptiste Baronian ne se contente pas de diriger les collections de “Marabout” : outre son œuvre majeure (comme Place du jeu de balle) et les polars signés Alexandre Lous, un recueil purement SF paraît en 1977 chez Opta, Le grand Chalababa. En 1976, les éditions Duculot lancent une collection pour adolescents : “Travelling sur le 25 futur”, qui vivra jusqu’en 1981 et publiera des auteurs tels que John Christopher, Michel Grimaud ou Christian Grenier. En France, à la Libraire des Champs-Élysées, Jacques Van Herp dirigera de 1974 à 1978 la collection SF du “Masque”, qui publiera en 1977 Le Livre des étoiles, space opera de Paul Hanost. En 1975, Gaston Compère (1924–2008), qui publie la même année chez Marabout le recueil fantastique La Femme de Putiphar, qui décrochera le Prix Jean Ray, signe avec Le Fort de Gleisse un étrange récit de folie et de résistance situé au sein d’une garnison de militaires voués à la descente aux enfers dans la cruauté. On se situe dans les mêmes eaux absurdes que Buzzati, l’effroi et l’horreur en sus. 55 Dans la rubrique “ces belges que l’on ignorait”, les années septante voient un auteur liégeois (un de plus) s’investir dans cette branche que l’on nomme les “juvéniles” : Philippe Ebly (Jacques Gouzou, 1920), ingénieur métallurgiste qui habite la grande banlieue liégeoise. Il a écrit dès la fin de la seconde guerre mondiale un premier roman ( Sanderloz profondeur 0) qui ne sera jamais publié, une histoire de survie post-nucléaire. Ses “Conquérants de l’impossible” apparaissent en 1971 dans la “Bibliothèque Verte” avec Destination Uruapan, suivis en 1977 des “Évadés du temps”. Ebly aura réussi des séries destinées aux adolescents (“Les Patrouilleurs de l’an 4003”, plus orientés space opera, sont venus compléter son œuvre en 1984) tout en assurant une grande visibilité aux questions de tolérance et d’altérité. Dans sa première série, les personnages sont ainsi Serge, un jeune Français, Xolotl, un amérindien, Thibaut, qui vient du XIIe siècle, et une fille, Souhi, issue quant à elle de notre avenir. Les thèmes choisis, qui utilisent plus souvent qu’à leur tour les moyens du voyage temporel ou de l’univers parallèle, lui ont également permis d’unir ses deux passions, l’histoire et la science-fiction. 56 On a vu comment l’édition belge (André Gérard) élève alors un monument à Rosny Aîné : le gros volume de Récits de science-fiction (1973) — qui contient d’ailleurs pas mal de Fantastique, ou du moins de textes aux marges. Autant pour les frontières. L’année suivante, en 1974, Jacques Van Herp endosse son costume d’érudit pour donner son grand œuvre (à peu près en même temps que le font Pierre Versins et Jacques Sadoul), une étude des thèmes, des genres, des écoles de la science-fiction (souvent ancienne), sous le titre Panorama de la science-fiction. Une mine, alors, de titres et de noms peu connus. Par ailleurs, on peut voir passer quelques séries Z, comme Le gadget de l’apocalypse (1978) de Yves Varende, ancien rédac’chef de “Spirou” sous son nom de Thierry Martens (1942– 2011). Mais un nouveau nom apparaît en 1979 au catalogue de la collection “Anticipation”, après Vandel et Randa : Christopher Storck. Nous avons déjà croisé sous le nom de Benoît Becker ce réel polygraphe : reporter (il a couvert les événements du Congo pour le quotidien liégeois “La Meuse”) sous son nom de Stéphane Jourat (en fait Jouravleff, 1924–1995), il aura utilisé un grand nombre de pseudonymes (parfois collectifs comme Becker ou Marc Avril dans le domaine de l’espionnage, qu’il partageait avec JoséAndré Lacour). Storck est sans doute l’un de nos derniers auteurs héritiers en droite ligne du roman populaire, au même titre que G.J. Arnaud en France, ou Alain le Bussy quelques années plus tard. 57 Ces années septante auraient également pu voir naître une “génération”, voire une “école” de SF belge : le début de la décennie est animé de groupes actifs tant dans le fandom que parallèlement à celui-ci (que certains jugent alors quelque peu sclérosé — il faut que jeunesse se passe…). La parution d’une anthologie exclusivement consacrée à la science-fiction belge tend même à faire office de manifeste : il s’agit d’une publication de Bernard Goorden, alors très entreprenant, autour de la collection qu’il a fondée en 1974 26 (“Ides… et autres”) : Antan en emporte le temps. Publiée en 1977, cette sorte de Futurs au présent avant la lettre aurait pu constituer un déclic : elle rassemblait la plupart des jeunes auteurs qui agitaient alors le champ science-fictif belge. Déterminer pourquoi aucun relais n’a réellement permis à ces écrivains-là de persister (alors que d’autres sont apparus et ont connu un certain succès) demanderait une analyse parallèle. Certains d’entre eux méritaient pourtant une plus large audience, et on songera à des talents tels qu’Henri Wesoly (1949 — avec son étonnante uchronie bruxelloise nourrie du Quatuor d’Alexandrie de Durrell, “C’est la lutte finale…”), Claude Bastin ou Jean-Marie Thores. 58 Véritable phénomène de ce que l’on nomme parfois la “small press”, “Ides… et autres” a produit tous azimuts dès les années septante, et dans pas mal de genres différents, de la SF au polar, tantôt des recueils, tantôt des essais, tantôt des bibliographies, parfois même des romans. Parfois mal comprise de certains fans de SF plus proches de la tradition du personalzine67, cette “petite entreprise” a très vite été publiée à l’enseigne des éditions Recto-Verso, et a évolué de la ronéo agrafée au livre massicoté, dos carré et couverture pelliculée. La série principale compte plus de 75 volumes, et la série “hors-commerce”, 79. C’est au sein de cette dernière que Bernard Goorden a exhumé des titres que nous avons croisé au début de cette étude, ceux de Delmotte, Pasquier, Gilkin ou Thylienne. Tout ceci sans compter les travaux bibliographiques et les rééditions petit format des anciens volumes. À l’origine essentiellement dédiée à la découverte des “autres” SF (son animateur est traducteur de formation), l’entreprise a malheureusement pâti de conditions de production difficiles (et d’acharnement administratif chez les fonctionnaires de la TVA ou des Douanes) et les collections se sont arrêtées en 1994 et 1998 (pour les HC). Bernard Goorden a néanmoins réapparu voici peu par le biais d’un site web, avatar moderne du fanzinat pour certains acharnés68. Ses anciennes productions y sont pour certaines téléchargeables, aux côtés de travaux ou d’exhumations inédits. 8. Cinquième époque : vers l’autre millénaire… et audelà 59 Lorsque s’ouvrent les années quatre-vingt, on cherche encore les auteurs belges de SF capables de construire une œuvre conséquente et cohérente. Certes la tâche est parfois longue et ingrate, car alors les supports (et donc les possibilités d’édition) fluctuent eux aussi69. Et ce sont à nouveau — ainsi qu’on l’a déjà vu — des créateurs situés totalement hors champ qui donnent quelques œuvres d’intérêt : Jacques Crickillon (1940) qui obtient le prix Rossel en 1980 avec le superbe recueil Supra-Coronada, Charles Bertin (1919–2002) qui arpente dans Les Jardins du désert (1981, prix Jules Verne de l’Académie de Nantes en 1982 !) les terres de la dystopie post-apocalyptique sur une île méditerranéenne après le “Grand Éclair”, ou Dominique Rolin (1913), dont l’œuvre tourne autour de ce « vieux salopard que l’humanité adule », le Temps, et qui signe Le Gâteau des morts en 1982. Citons encore le Gaumais Guy Denis (1942), avec Une phrase pour Orphée (1981) ou André-Joseph Dubois (1946) et sa Troisième Guerre Mondiale issue du Secret de l’espadon de Jacobs (Celui qui aimait le monde, 1983) ! Au Fleuve Noir, Philippe Randa (Philippe-André Duquesne, 1960) succède à son père : outre la question de l’appartenance plus que ténue de l’intéressé à notre corpus (né dans le Loiret, il n’a plus grand rapport avec le pays d’origine de Peter Randa), nous passerons rapidement et charitablement sur un imaginaire qui exacerbe les idées réactionnaires présentes chez son géniteur jusqu’à verser pleinement dans une ardeur d’extrême-droite. Philippe Randa fut membre du PFN, 27 et après s’être éloigné de la littérature populaire, il s’est reconverti en libraire et éditeur au service d’essais ou de documents extraits des égouts parisiens. Décidément, non, la science-fiction française n’abritait pas que des gauchistes ! 60 Frank Andriat (1958) publie en 1980 chez Glénat Juridiction Zéro, en collaboration avec le scénariste de bande dessinée Jean-Claude Smit le Bénédicte, alias Mythic : c’est le début d’une série, rééditée au Fleuve Noir en 1998 (Les Légions du néant), qu’on a pu qualifier de mélange entre univers imaginaires (l’archipel de la Féerlande, dont l’aspect varie suivant les récits) et enquêtes de l’étrange à la X-Files. Andriat, qui a écrit bien d’autres choses dans d’autres domaines, est également l’auteur de quelques nouvelles éparses, entre Magie Rouge et Phénix. Jacques Thomas-Bilstein (1950) saupoudre quelques contes dans des fanzines et publie localement, à compte d’auteur, et donc petitement (on citera Mystères dans la savane en 1984). Il se reconvertira plus tard dans l’écriture de contes pour jeunes, au sein de la maison Hemma. Denoël sort en 1988 les 188 contes à régler de Jacques Sternberg — qui, avouons-le, n’ajoutent rien à sa gloire. Quelques auteurs vaccinés à la SF s’illustrent dans le texte court mais sans s’imposer réellement, faute de recueils ou de passage à la longue distance (Claude Bastin, Richard Martin et sa prose toute bradburyenne… — ce sont alors les débuts de Serge Delsemme). Quelques fans rescapés de Between, associés à de nouvelles têtes, fondent le “Groupe Phi” en espérant fédérer les énergies créatrices autour des imaginaires. Le groupe publiera deux numéros d’une revue/anthologie intitulée Intervalles, dont le premier numéro publiera “Le Cycle de l’eau” de Delsemme70. José Moinaut (1937–2008) réussit à publier quelques nouvelles ici et là, avant de les recueillir dans sa Chronique de l’ère du C.H.A.T. (1988) Un certain nombre d’écrivains remuants dans le fandom choisissent l’autoédition, comme Luc Spirlet (malheureusement nourri d’un trop grand intérêt envers la scientologie), Claude Dumont ou Alain le Bussy. Face au vide “officiel” qui marque alors la science-fiction belge (disparition des collections “Marabout”, absence de relais et stérilité culturelle ambiante envers les littératures de genre) ainsi qu’à la récession de l’édition spécialisée française, les pas des écrivains se portent parfois fort loin : jusqu’au Québec. C’est le cas du signataire de ces lignes comme de la vraie révélation de ces années quatre-vingt : Alain Dartevelle (1951). 61 En peu d’années, quelques nouvelles et une poignée de romans, ce dynamiteur de stéréotypes réussit alors à pénétrer le “milieu” SF (y compris français), et à participer à ce redéploiement francophone qui intègre Suisse et Québec. Universitaire, Alain Dartevelle est licencié en journalisme et communications sociales, ainsi qu’en sciences politiques. Il est fonctionnaire. Mais il est surtout poussé par un besoin irrépressible de coucher sur le papier ce qui se bouscule en lui. Et il a choisi la science-fiction, la plus apte à accueillir ses délires quand il ne cesse de la contester. Il considère en effet qu’aucun genre n’est sacré et qu’il faut briser toutes les structures coercitives. Dès ses premières publications, il commence à compter : c’est un auteur majeur. Ses livres ont ceci de particulier qu’ils ne se ressemblent jamais tout en balisant les mêmes obsessions ! Il a abordé la métamorphose animale dans Borg ou l’agonie d’un monstre (1983), mais ce monstre-là était surtout figure du pouvoir. L’univers virtuel de Script (1989) jouait de la représentation et des images qui nous inondent, et à nouveau le pouvoir était là, via le simulacre. Les mauvais rêves de Marthe (1989) voulait approfondir cet univers, tout en constituant un détournement joyeux des romans pour adolescentes du siècle dernier. Et si Océan Noir (1990), s’affirme ouvertement récit pour “jeunes”, ses préoccupations invoquent encore les images (une cité s’y nomme Bioscopolis) : le livre nous dit que nous ne voyons jamais 28 ce que nous croyons voir. Il faut encore citer Imago (1994) et son univers tyrannique sous la férule d’un Freud souverain d’un monde figé, Duplex (1999) et son faux univers d’espionnage prétexte à explorer la question du double, ou l’omnibus regroupant trois de ses livres, paru en 2000 à La Renaissance du Livre, et qui contient un inédit : La Chasse au spectre. S’adonnant aussi bien à la littérature pour adolescents (il écrira pour l’abbaye d’Averbode, renouant avec une tradition qui remonte à Jean Ray), il verra paraître en 2001 son premier recueil, Terrestrial parade. Découvert grâce à la nouvelle “Décès dans la cité d’avenir” (1984), il donnera au fil des ans un nombre conséquent de textes courts, investissant peu à peu tous les supports possibles, en Belgique, en France ou au Québec. Un autre recueil en reprend quelques-uns, dont le remarquable “Fictif K. Dick”, en 2006 : Treize fois moi. La SF de Dartevelle, hors normes, distanciée, satirique, détournée, nous ramène insensiblement aux grandes œuvres qui ont fait l’histoire du genre et qui ont trempé leur ligne dans les mêmes eaux : Sheckley, Dick, Jeury… Pas si mal. 62 Les dernières années du XXe siècle s’ouvrent sur des retours à l’écriture et des développements d’œuvres en gestation. L’apparition d’Alain Dartevelle est certes un beau symbole pour cette période, mais également la parution en 1992 au sein de la mythique collection “Anticipation” du Fleuve Noir, et ce après Vandel, Randa ou Storck, du premier roman professionnel d’Alain le Bussy (1947–2010). D’entrée de jeu, l’horizon d’attente du public visé par le Liégeois est comblé : Deltas obtient l’année suivante le prix Rosny Aîné à la convention d’Orléans. Les lecteurs suivent avec empressement un auteur qui peut se permettre d’aligner les titres comme au rythme d’un métronome : il a beaucoup écrit durant ses années faniques, sans toujours montrer ses œuvres ou alors à un très petit comité (Quête impériale, paru en 1994 au Fleuve Noir, a été écrit en 1972). Ses pairs ne s’y trompent pas non plus : voilà quelqu’un qui a su profiter de son activité fanique pour aiguiser sa plume. S’il ressort parfois des nouvelles anciennes qui auraient pu demeurer au tiroir, d’autres71 font mouche et ne trompent pas, entre autres, les jurés du prix Septième Continent, décerné au Québec, distinction qu’Alain le Bussy se voit attribuer à deux reprises, en 1992 et 1995. La même année, il est désigné Best European Author à la convention européenne de Glasgow. Plus récemment, il récoltait en 2008 une Mention Spéciale au Prix UPC (Universitat Politècnica de Catalunya) pour la nouvelle “Les fleurs de Vlau”. 63 Au total, jusqu’à son décès fin 2010, il aura engendré plus de deux cents nouvelles et une bonne centaine de romans. Comme Dartevelle, c’est un universitaire, formé aux sciences politiques et sociales. Ces préoccupations sont apparentes dans nombre de romans, dont Deltas, qui bien que publiés dans des collections populaires, n’occultent pas la réalité sociale des mondes décrits. La SF et la Fantasy sont partie prenante de la vie d’Alain le Bussy depuis les années soixante, au travers de ses lectures (d’auteurs américains en premier lieu) et via la découverte du fandom (rappelons qu’il a créé son fanzine, Xuensè, en 1970), dont il a conservé l’esprit potache tant le pastiche et le clin d’œil semblent consubstantiels à son œuvre — même la plus sérieuse. Par la productivité et la rapidité d’écriture (l’écriture d’un roman destiné au Fleuve Noir ne lui a jamais pris plus de cinq ou six week-ends !), on a pu voir en lui pour la SF belge l’équivalent d’un Simenon : Alain le Bussy écrivait sans arrêt, et si son écriture s’en est fatalement parfois ressentie, il prétendait que revenir sur un texte, fût-ce pour l’améliorer, ne l’intéressait pas. Alain le Bussy était sans nul doute un authentique écrivain populaire. 64 Parmi les nouvellistes qui émergent durant la fin du XXe siècle, on ne peut manquer d’épingler l’un de ceux qui sut être actif, réputé, admiré de ses pairs, et pourtant 29 relativement peu productif, Serge Delsemme (Serge Crouquet, 1954–2000). En 1996, cet avocat de formation, fan de longue date et impénitent animateur de conventions, obtint le prix Rosny Aîné de la nouvelle pour “Voyage organisé”, et le prix Infini (du nom de l’association professionnelle de la SF francophone) pour “La mer, à Ostende”. Il écrit alors depuis une vingtaine d’années, du moins dans le domaine de la SF, ayant croisé la route de nombreux amateurs du genre lors de la convention de Liège en 1976. Il fréquentera jusqu’à la fin ce milieu dont il aimait la “manière de vivre” autant que la pratique littéraire, tout en écrivant des textes ciselés et savamment distillés : une vingtaine au total. Il oscillait entre la noirceur désespérée qui offrait des textes d’un fantastique obscur et un humour décalé qui l’amena un temps à sévir en compagnie d’Yves Frémion dans Fluide Glacial. Dans les dernières années du siècle, Serge Delsemme est de toutes les revues littéraires actives : CyberDreams, Bifrost, Ténèbres ou Galaxies. Sa science-fiction peut être une anthropologie douce-amère à la Michael Bishop (“Le cycle de l’eau”, 1981) comme une méticuleuse uchronie, à laquelle il consacrait son premier roman inachevé (L’étau des persiennes, inédit). L’une de ses nouvelles, “Les Mercedes s’arrêtent la nuit”, a été publiée en 2006 encore, en annexe d’un roman d’Alain le Bussy (Colocta, appartenant au cycle d’Aqualia). Delsemme a concurremment donné nombre d’articles critiques et d’approches théoriques, dont une belle postface (“Le Livre Ultime”) au roman de Pierre Pelot, Le Sourire des crabes (rééd. 1996). 65 Il convient de citer quelques noms qui soit sont passés trop rapidement dans le domaine, soit ont donné quelques textes faisant office d’autant de promesses pour l’avenir. Parmi les romanciers du sérail SF, Christophe Kauffman (1968) a donné deux titres au Fleuve Noir (encore un Belge, après Alain le Bussy) : Nickel le petit (1994) et Jalin Ka (1994). Collaborateur régulier de Phénix, il signe avec ces deux romans une fantasy dépeignant une Terre ruinée qui attend son messie, ou une quête d’étranges lutins venant sauver l’humanité de la peste. Il a également publié une pièce de théâtre sur un site de publication en ligne, Mot@Mot, hébergé par l’Université de Liège72. Quant à Christophe Corthouts (1970), également proche de Phénix (et de SF Magazine), il fut traducteur, anthologiste (s’intéressant par exemple à Graham Masterton) et essayiste (Star Wars, les coulisses d’un mythe, 1997). Comme romancier, on lui connaît Virtual World (1997, histoire de parc d’attractions virtuel), www.meurtres.com (1998), Le Syndrome Chronos (1999, thriller du genre “complotite aiguë”), ou L’orgue de Leonardo (2000), thriller fantastique et ésotérique, où Vinci a travaillé sur un orgue aux pouvoirs étonnants. Plus récemment, Corthouts s’est mis à collaborer avec Henri Vernes ! Parmi les nouvellistes qui ne sont pas passés au roman, pointons Dominique Warfa (Thierry Stekke, 1954, une quarantaine de publications depuis 1975, sans compter une longue production critique…), Anne Smulders (1962, une poignée de textes surtout dans les années 90), Thierry Chantraine (1960, éditeur du fanzine Gamète et auteur d’une belle nouvelle dans Galaxies, “Code Chromosome”, en 2002), Christo Datso (1958, psychologue, consultant en informatique et auteur de la très belle “Isobel et le jeu du ruban”, dans Hyperfuturs en 2000) ou Sara Doke (1968, essentiellement traductrice, qui a signé quelques nouvelles dont la dernière à ce jour, “L’Enfant sans nom” est parue dans Fiction en 2011). 66 Les éditeurs, qui paraissaient devenus frileux au regard des littératures de genre depuis les retraits de “Marabout” et Casterman, se réveillent soudain en 2000 : sous la direction littéraire de Jacques Mercier, La Renaissance du Livre crée une collection dédiée à de petits omnibus, ou des fragments d’œuvres complètes, et l’intitule “Les maîtres de l’imaginaire”. Le catalogue comptera douze titres et mélangera hardiment polar, 30 fantastique et science-fiction. Mais ces beaux livres rééditeront Owen, Dartevelle (avec un inédit), Steeman, Adamek, Baronian, Vernes, Sternberg, Muno, Crickillon, Ray ou Anne Richter, cette dernière, comme Baronian, se voyant offrir une place à un essai (Le fantastique féminin, un art sauvage). À ce jour, cette série hélas arrêtée constitue la dernière tentative structurée de l’édition belge dans les domaines de l’imaginaire. On ne peut que le regretter, d’autant que le directeur littéraire avait montré de l’intérêt pour la compilation d’une anthologie de science-fiction ! On notera également que Jacques Mercier (1943), par ailleurs homme de radio, de télévision, poète et grand défenseur de la langue, est lui-même à la tête d’une belle œuvre littéraire qui comporte au moins un élément de pure science-fiction : L’année 13 (1998). C’est le récit d’une initiation dans un monde qui balance entre utopie et dystopie, une belle transformation pour un auteur dont l’univers de la SF n’avait jusqu’alors pas été le quotidien ! Jacques Mercier a par ailleurs collaboré à Magie Rouge et Phénix. 67 Peut-on passer sous silence le fait qu’Amélie Nothomb (Fabienne Nothomb, 1967) s’est approchée à plusieurs reprises des littératures de genre et en particulier de la sciencefiction ? Il suffit de relire Péplum (1996), “autobiographie d’anticipation”, dans lequel la narratrice hospitalisée se réveille 585 ans après sa narcose. Il s’agit d’un dialogue, qui voit passer la question des ressources du globe, la politique et son évolution ou encore la philosophie. Acide sulfurique (2005) met en scène une société déshumanisée, une sorte de dystopie avilissante dans laquelle on tourne de la téléréalité dans des camps de concentration : le motif traverse une bonne part de la science-fiction moderne, entre jeux du cirque revisités (la chasse à l’homme rendue célèbre par Robert Sheckley dans La Septième victime, 1953, et souvent déclinée par le cinéma) et univers concentrationnaire au quotidien (les sociétés mises en scène par Philip K. Dick). Nothomb n’est pas non plus très loin de la célèbre expérience de Philip Zimbardo (Stanford, 197173). 68 En 1995, Moi qui n’ai pas connu les hommes de Jacqueline Harpman (1929) décrit le sort de femmes soudain confrontées au monde extérieur après avoir été détenues dans une sorte de cage durant des années. Dans ce monde, elles sont seules, l’humanité ayant été décimée, elles errent sur une immense plaine. Il y a d’autres cages, avec d’autres femmes, mais qui sont, elles, toutes mortes. Une enfant raconte, se fait le chroniqueur de cet univers, aussi bien que du passé qu’elle n’a pas connu. Peu à peu, la vieillesse et la maladie vont, à leur tour, décimer les survivantes. Seule demeurera la “petite”, devenue adolescente. À nouveau, un univers concentrationnaire — mais se situe-t-il sur Terre ? 69 Le monde décrit chez Harpmann est également celui d’une forme d’apocalypse, comme celui de La Grande nuit (2003) d’André-Marcel Adamek (1946). Malek et Marie visitent une grotte lorsqu’une catastrophe de nature imprécise se produit dehors. Ils survivent, ils ressortent, ils retrouvent d’autres survivants (un peu comme les compagnons d’Emmanuel dans le Malevil de Robert Merle) : la grande nuit s’est abattue sur le monde, qu’il faudra reconstruire, reconquérir, réorganiser en société. Adamek se montre souvent bien plus macabre (voire gore ?) que Merle, les sentiments n’ont plus cours là où on lutte pour survivre, et la mesquinerie réapparaît lorsque la survie semble assurée. L’homme, ici, se montre tel qu’il est : un prédateur. 70 Le dernier Liégeois abordé ici sera Jean-Claude Bologne (1956). Tour à tour journaliste, romancier, essayiste, enseignant, il est issu d’une famille qui a compté dans le monde de l’enseignement liégeois. Installé à Paris depuis 1982, il ne cesse d’écrire, de l’histoire au roman. Ainsi, il rejoint en 1992 le groupe de la Nouvelle Fiction et donne quelques apocryphes holmésiens qui nous intéressent par leur côté quasi steampunk : dans Le 31 Chanteur d’âme (1997), un vase enfoui depuis deux mille ans révèle, gravé dans l’argile par un procédé que seul Charles Cros peut expliquer à Holmes, la voix du Christ ! L’auteur y reviendra dans Le Testament de sable (2001). Le dernier roman de Bologne, L’Ange des larmes (2010), a figuré dans les listes du prix Rosny pour son caractère de quasi thriller mystique (c’est quand même une histoire d’anges) et sa place au cœur de l’histoire secrète (une machination visant la Troisième République). À nouveau, on y rencontre un styliste hors pair, même si le récit laisse dans l’ombre trop de motivations et de protagonistes. JeanClaude Bologne figure encore en 2009 au sommaire de l’anthologie Dragons parue chez Calmann-Lévy, et se voit cité dans les guides de lecture (chez Folio-SF) de Francis Valéry pour la SF (Le chanteur d’âme) et de Francis Berthelot pour les “transfictions” (Le Dit des béguines, 1993). 9. Ultime période : mais pourquoi s’arrêter ? 71 Aborder les époques les plus contemporaines au sein d’une étude historique est toujours d’une certaine difficulté : comme on peut s’en douter, le tri est difficile, voire téméraire, lorsque le temps n’a pas délayé l’ensemble. Car citer tout et tous est une entreprise souvent vouée à l’échec, l’exhaustivité ne cessant de reculer, les œuvres médiocres se voyant hissées à l’égal des chefs-d’œuvre. Néanmoins, on ne saurait quitter l’histoire de la science-fiction belge de langue française sans laisser entrevoir des noms tels que celui de Bernard Quiriny (1978) avec l’uchronie féministe matinée de dictature des Assoiffées (2010), ou celui de Thomas Gunzig (1970) et de ses textes décalés à l’humour noir, parmi lesquels il faut citer Mort d’un parfait bilingue (2001, prix Rossel), et ses militaires dont les exactions sont retransmises quotidiennement comme de la variété, ou le recueil Le plus petit zoo du monde (2003), tous deux au Diable Vauvert. Xavier Deutsch (1965) partage son grand talent entre adultes et adolescents. Il donne de très beaux livres dont quelques-uns qui flirtent avec notre domaine : La Belle étoile (2002) et son apocalypse créée par le déferlement de millions de chiens qui repoussent les humains devant eux, ou De l’univers (2005), voyage vers le Pôle, vers des terres vierges, des peuples inconnus. Dans La Petite sœur du bon dieu, publié en 1995 à L’école des loisirs, il avait mis en scène Lola, une gamine chargée par les services secrets d’empêcher la dix-huitième guerre mondiale ! 72 Parmi les auteurs les plus récents, il en est au moins deux à mettre en avant. Christian Simon (1973) a publié quelques nouvelles dans des supports aussi divers que Khimaira, Black Mamba ou… Lanfeust Mag (mais qu’importe le support : “Vizz”, la nouvelle publiée, a été finaliste du prix Rosny 2005 !). Il est également scénariste de bandes dessinées (La marque du démon, 2004, ou Awrath, 2009–2010, avec Fuat Erkol) et il écrit pour la jeunesse, entre autres Brûlot le dragonneau, avec Valérie Frances, paru en 2011. Enfin (du moins pour l’instant), il ne dédaigne pas l’exercice de la critique, qu’il pratiqua dans Khimaira. Philippe Bastin (1958) est l’auteur d’un très beau recueil publié en 2010 par La Clef d’Argent : Mitochondries. Sa manière d’aborder l’anticipation scientifique est proche de l’horreur, comme chez certains auteurs américains. Ici, il s’agit surtout de soi-disant miracles que la techno-science prétend pouvoir accomplir dans le domaine du dépassement des limites de l’être humain, avec application directe au monde du sport de haut niveau. Évidemment, on ne joue pas impunément avec la cytologie et les questions de liaisons cellulaires… 73 On demande parfois, parce qu’un grand nombre de noms semble provenir de la même région, s’il existe une “école liégeoise” en matière de SF belge. Des convergences, certes, 32 nouées autour d’une cristallisation sociale de la SF : son fandom. Au milieu des années septante, l’Université semble découvrir les “paralittératures” et cet intérêt tout neuf captive de nouveaux fans qui la fréquentent alors : Serge Delsemme, Dominique Warfa. En Belgique, on l’a vu, la première convention de SF en terre wallonne a lieu à Liège en 1976, sous la houlette de Léon Mormont. On peut croire qu’un semblant de mouvement est né. Claude Dumont avait créé Cosmorama à Liège. Les conférences et colloques du Cercle Interfacultaire de Littérature rassembleront le Bussy, Mormont, Warfa, Delsemme, autour de Christian Delcourt et de la revue Écritures. Plus tard, la convention nationale française viendra quelques fois s’installer en terre principautaire. Plusieurs fans iront du fanzine à l’écriture dite “professionnelle” : ceux qui firent Xuensè, Between, ou Gamète. Éclos ou cultivés à Liège, les Dartevelle, Smulders, Kaufmann, Corthouts, Chantraine, Philippe Bastin ou Christian Simon… Peut-être tous ceux-là ont-ils sans trop le vouloir développé une manière d’école liégeoise, mais un lieu ouvert en ce cas, un lieu dépourvu de centre, où les natifs du cru côtoient montois ou bruxellois. Bien présente dans certains de leurs textes, Liège est devenue littérairement terre d’uchronie, sort joliment symbolique pour un terreau aussi chargé d’Histoire. Et c’est dans la région liégeoise qu’a germé en 1983, grâce à Jean-Marie Graitson, le projet fou de créer une bibliothèque des paralittératures, le Centre Stanislas-André Steeman de Chaudfontaine. Bibliothèque, centre de documentation, médiathèque via son grand intérêt envers le cinéma, cette institution qui se nomme désormais “Bibliothèque des Littératures d’Aventures” n’a cessé depuis d’organiser expositions, colloques, séminaires, de publier nombre d’ouvrages de haut vol consacrés à ses différents domaines, de Stephen King à Maigret, sans compter de très nécessaires Cahiers des Paralittératures. On ne compte plus les chercheurs qui sont passés par Chaudfontaine, de Jacques Goimard à Jean Marigny ou Gilles Menegaldo. 74 Pour s’en aller doucement à la conclusion, nous avons vu que la très respectable Académie Royale de Langue et de Littérature n’a jamais rechigné face à l’accueil et à la reconnaissance des œuvres de ses membres qui comportent de grands pans d’imaginaire, de fantastique, de science-fiction. Parmi ses membres fondateurs figuraient Georges Eekhoud, Iwan Gilkin ou Gustave Vanzype. Y ont eu leur fauteuil Charles Bertin, Jean Muno, Pierre Nothomb, Thomas Owen, Hubert Stiernet, ou Horace Van Offel. En juin 2011, figurent parmi les académiciens en exercice un certain nombre de noms qui figurent dans notre corpus, et dont nous avons commenté les œuvres : Jean-Baptiste Baronian y siège depuis 2002, occupant le fauteuil de Thomas Owen, qui lui-même avait repris celui d’Hubert Stiernet. Nous venons de citer Jean-Claude Bologne, élu le 9 avril 2011. On y croise Jacques Crickillon, Dominique Rolin ou Guy Vaes. De même, après beaucoup d’hésitation, l’institution universitaire a rangé la science-fiction parmi les objets d’études dignes d’intérêt. Les chercheurs courent aux colloques de Chaudfontaine, les mémoires et les thèses ne se comptent plus dans les alma mater francophones. Un respectable philosophe tel que Gilbert Hottois (1946), spécialiste il est vrai de l’éthique des technosciences, sujet science-fictif s’il en est, ne dédaigne pas quelques promenades en terre de SF. Après avoir dirigé en 1985 un numéro de la Revue de l’Université de Bruxelles consacré au thème “science-fiction et fiction spéculative”, il a récidivé en 2000 par la coordination d’un ouvrage collectif intitulé Philosophie et science-fiction. Il a en outre signé en 2002 Species technica, ouvrage qui voit se répondre un récit qualifié de “fiction spéculative”, Le signe et la technique, qui date de 1984, et un commentaire dialogué qui se situe dans la plus pure lignée de la philosophie utopique. Certains l’ont situé entre Francis Bacon et Stanislaw Lem… Hottois n’est d’ailleurs pas le premier universitaire de haut vol à s’intéresser à notre domaine : Raymond Trousson (1936), spécialiste (entre autres) du 33 XVIIIe siècle et des littératures comparées, a donné en 1975 une somme consacrée à l’utopie, Voyages aux pays de nulle part. Plusieurs essais approfondiront le thème, jusqu’à une étude de 2003 sur la place et la fonction des sciences dans les utopies et dystopies ( Sciences, techniques et utopies. Du paradis à l’enfer)74. Isabelle Stengers, qui collabora avec Ilya Prigogine et a travaillé le champ de la philosophie des sciences, donna en 2001 La guerre des sciences aura-t-elle lieu ?, sous-titré “scientifiction” : il s’agit d’une vision romancée de la querelle entre Newton et Leibniz75. 75 Et maintenant ? Les traditions semblent respectées : il y a toujours autant de Liégeois. Il aurait également fallu citer la fantasy de Rose Berryl (1982) ou de Pierre Efratas (1951), les nouvelles d’Éric Dejaeger (1958), les romans de Patrick Delperdange (1960), l’étrange Philippe Dumont (1954), les deux romans de SF de Vincent Gallaix (alias Jacques Acar, 1937–1976), les juveniles de Thomas Lavachery (1966) ; citer Ilka Legrand (1902- ?), Red Port (Gérard Prévot, 1921–1975), Adam Possamai (1970, révélé dans Xuensè et professeur de sociologie à l’Université de Sidney !), ou Patrick Verlinden. Plus que tout autre peutêtre, la science-fiction belge paraît perpétuellement fascinée par la question du Temps (certains y voient la trace en creux d’un pays sans Histoire), question que nous avons croisée à de nombreuses reprises. De nos jours, des auteurs tels que Thomas Gunzig ou Nicolas Ancion (1971) manipulent consciemment et d’une manière particulièrement ludique les codes des littératures de genre. Gunzig joue avec le gore dans 10 000 litres d’horreur pure : Modeste contribution à une sous-culture (2007), qui est bel et bien le lieu d’un hommage. Ancion met en scène des peluches parlantes qui se livrent à des massacres à la mitraillette face à des pingouins mafieux (Écrivain cherche place concierge, 1998), et intitule Nous sommes tous des playmobiles son dernier recueil (2007). À tout le moins, dans cette relecture de la littérature populaire, passe beaucoup de dérision76. Mais n’est-ce pas le propre de l’esprit belge ? BIBLIOGRAPHIE Anthologies GOORDEN , Bernard (dir.). 1977. Antan en emporte le temps. Bruxelles : Recto-Verso. Coll. « Ides… et autres », no 22. LE BUSSY, Alain (dir.). 1992. Les Voix du Nord. Coéditeur Claude Dumont (Octa spécial août 92). Esneux : Xuensè, Août 1992. Spécial no 10. LYSØE, Éric (dir.). 2003. Littératures fantastiques. Belgique, terre de l’étrange.Tome 1, 1830–1887. Contes réunis et présentés par Éric Lysøe. Bruxelles : Éditions Labor. Coll. « Espace Nord – Repères », n o 1. LYSØE, Éric (dir.). 2003. Littératures fantastiques. Belgique, terre de l’étrange.Tome 2, 1887–1914. Contes réunis et présentés par Éric Lysøe. Bruxelles : Éditions Labor. Coll. « Espace Nord – Repères », n o 2. 34 LYSØE, Éric (dir.). 2005. Littératures fantastiques. Belgique, terre de l’étrange.Tome 3, 1914–1945. Contes réunis et présentés par Éric Lysøe. Bruxelles : Éditions Labor. Coll. « Espace Nord – Références », no 210. LYSØE, Éric (dir.). 2010. La Belgique de l’étrange. 1945–2000 [Tome IV]. Nouvelles fantastiques réunies par Éric Lysøe. Bruxelles : Éditions Luc Pire. Coll. « Espace Nord », n o 299. Bibliographies DELMAS Henri et JULIAN Alain. 1985. Le Rayon SF, catalogue bibliographique de science-fiction. 2e édition. Toulouse : Éditions Milan. (1re édition 1983). HERMANS, Willy. 1989. Petit dictionnaire des auteurs belges de littérature policière. Liège : Version Originale. L’HOEST, Christian. 1988. Littérature de science-fiction et bibliothèques publiques. Liège : Éditions du C.L.P.C.F. SPEHNER, Norbert. 1988. Écrits sur la science-fiction. Longueuil (Québec) : Le Préambule. Coll. « Études et références ». Catalogues 33 ans de Bob Morane. 1986. Mons : Séries B. HESSE, Danny. 1995. Au nord de nulle-part. Littérature SF en Belgique francophone. Catalogue. Bruxelles : Promotion des Lettres belges de Langue française. Essais CANVAT, Karl. 1991. La Science-fiction, vade-mecum du professeur de français. Bruxelles : Didier Hatier. Coll. « Séquences ». GALLART Rémy et SAINT-MARTIN Francis. 2007. Bob Morane, profession aventurier. Paris/Amiens : Société d’Edition Les Belles Lettres / Encrage Édition. Coll. « Travaux », n o 51. GOORDEN , Bernard. [1978]. S.F., Fantastique et ateliers créatifs. Bruxelles : Ministère de la Culture française. Coll. « Cahiers JEB », 3/78. HUFTIER, Arnaud. 2004. L’impossible traduction : le fantastique belge d’expression néerlandaise. Geraardsbergen : De Tijdlijn. Coll. « La ligne du temps », Hors série n o 3. OLIVIER-MARTIN, Yves. 1980. Histoire du roman populaire en France : de 1840 à 1980. Paris : Albin- Michel. QUAGHEBEUR, Marc. 1998. Balises pour l’histoire des lettres belges. [Bruxelles] : Editions Labor. Coll. « Espace Nord », no 150. QUAGHEBEUR Marc et SPINETTE Alberte. 1982. Alphabet des lettres belges de langue française. Bruxelles : Association pour la promotion des Lettres belges de langue française. SADOUL, Jacques. 1984. Histoire de la science-fiction moderne (1911–1984). Paris : Éditions Robert Laffont. (1ère édition, Albin Michel, 1973). 35 VAN HERP, Jacques. 1996. Panorama de la science-fiction. Les thèmes, les genres, les écoles, les auteurs. Bruxelles : Claude Lefrancq Éditeur. Coll. « Volumes ». (1ère édition, André Gérard, 1974. En poche, Marabout-Université, 1976). VERSINS, Pierre. 1972. Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science fiction. Lausanne : Éditions l’Age d’Homme. Études ANDREVON , Jean-Pierre. 1978. « Jean-Gaston Vandel, écrivain progressiste ». In Alerte ! Septembre 1978, no 3. Yverdon : Kesselring, p. 113–133. BAILLY, Marc. 1990. « Préface ». In Imagine… Décembre 1990, n o 54, La SF en Belgique. Trois-Rivières (QC) : Les Imaginoïdes, p. 9–10. BERTIN, Charles. 1982. Ostende dans l’œuvre de Marcel Thiry. [En ligne]. Bruxelles : Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique. Disponible sur <http://www.arllfb.be/ ebibliotheque/communications/bertin31982.pdf>. BOURDIEU , Pierre. 1985. « Existe-t-il une littérature belge ? ». In Études de lettres. 1985, 207 (1985/4), Mélange pour Enrico Castelnuovo. Lausanne : Faculté de Lettres de l’Université de Lausanne, p. 3–6. DIRCKX, Paul. 1990. « Marcel Thiry, échec au genre ? ». InTextyles. 1990, n o 7, Marcel Thiry prosateur. Revue des Lettres belges de langue française. Bruxelles : Textyles-éditions, p. 31–45. LITS, Marc. 1993. « Des fantastiqueurs belges ? ». In Textyles. 1993, n o 10, Fantastiqueurs. Revue des Lettres belges de langue française. Bruxelles : Textyles-éditions, p. 5–23. LYSØE, Éric. 2003. « Un fantastique à large spectre ». In LYSØE, Éric (dir.). Littératures fantastiques. Belgique, terre de l’étrange. Tome 1, 1830–1887. Contes réunis et présentés par Éric Lysøe. Bruxelles : Éditions Labor. Coll. « Espace Nord – Repères », n o 1, p. 9–35. LYSØE, Éric. 2005. « Un fantastique en morceaux d’homme ». In LYSØE, Éric (dir.). Littératures fantastiques. Belgique, terre de l’étrange. Tome 3, 1914–1945. Contes réunis et présentés par Éric Lysøe. Bruxelles : Éditions Labor. Coll. « Espace Nord – Références », n o 210, p. 9–46. QUAGHEBEUR, Marc. 1982. « Balises pour l’histoire de nos lettres ». In QUAGHEBEUR Marc et SPINETTE Alberte. Alphabet des lettres belges de langue française. Bruxelles : Association pour la promotion des Lettres belges de langue française, p. 9–202. VAES, Guy. 1998. Le Vacillement des apparences. [En ligne]. Bruxelles : Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique. Disponible sur <http://www.arllfb.be/ebibliotheque/ communications/vaes121298.pdf> VAN HAGELAND , Albert. 1975. « Jean Ray et la Science-Fiction ». In FLANDERS, John. Le Secret des Sargasses. (Suivi de La Porte sous les eaux). Paris : Union générale d’éditions. Coll. « 10/18 », n o 960. (Adapté en français par Jacques Van Herp). VAN HERP, Jacques. 1957. « La Science-fiction en Belgique ». In Fiction. Mai 1957, n o 42. Paris : Opta, p. 125–129. WALTHER, Daniel. 1987. « Autres mondes de la science-fiction ». In GUIOT Denis, ANDREVON J.P. et BARLOW G.W. La Science-fiction. Paris : MA Éditions. Coll. « Le monde de… », n o 39, p. 20–25. WARFA, Dominique. 1986. « Thèmes et motifs de science-fiction dans Bob Morane ». In 33 ans de Bob Morane. Mons : Séries B, p. 81–87. 36 WARFA, Dominique. 1987. « Qui a peur d’une Belgique fictive ? ». In Imagine… Février 1987, n o 38. Trois-Rivières (QC) : Les Imaginoïdes, p. 54–68. WARFA, Dominique. 1988. « Approches d’une SF francophone en Belgique ». In Séries B. 2e trim. 1988, no 14/15. Mons, p. 30–32. WARFA, Dominique. 1988. « La Science-fiction en Belgique francophone : un genre littéraire dans son rapport à l’histoire ». In Revue francophone de Louisiane. Winter 1988, vol. III n o 2. Lafayette (LA) : University of Southwestern Louisiana, p. 3–14. WARFA, Dominique. 1992. « Vue en coupe d’une SF malade ». In LE BUSSY, Alain (dir.). Les Voix du Nord. Coéditeur Claude Dumont (Octa spécial août 92). Esneux : Xuensè, Août 1992. Spécial n o 10, p. 134–148. WARFA, Dominique. 1998. « Le Roman d’aventures aux sources de la science-fiction ». In Galaxies. Mars 1998, HS no 1, Les Univers de la science-fiction. Essais recueillis par Stéphane Nicot. Nancy : Galaxies, p. 41–63. Guide GUIOT Denis, ANDREVON J.P. et BARLOW G.W. 1987. La Science-fiction. Paris : MA Éditions. Coll. « Le monde de… », no 39. Récit FLANDERS, John. 1975. Le Secret des Sargasses. (Suivi de La Porte sous les eaux). Paris : Union générale d’éditions. Coll. « 10/18 », no 960. (Adapté en français par Jacques Van Herp). Recueils d’études Galaxies. Mars 1998, HS no 1, Les Univers de la science-fiction. Essais recueillis par Stéphane Nicot. Nancy : Galaxies. HOTTOIS, Gilbert (dir.). 2000. Philosophie et science-fiction. Paris : Libraire Philosophique J. Vrin. Coll. « Annales de l’institut de philosophie et de sciences morales ». Revues Alerte ! Septembre 1978, no 3. Yverdon : Kesselring. Dossiers L. 1999, hors série, Alain Dartevelle. Marche-en-Famenne : Service du Livre Luxembourgeois. Études de lettres. 1985, 207 (1985/4), Mélange pour Enrico Castelnuovo. Lausanne : Faculté de Lettres de l’Université de Lausanne. Europe. Janvier-février 1986, no 681/682, H.G. Wells / Rosny Aîné. Paris : Messidor. Fiction. Mai 1957, no 42. Paris : Opta. Imagine… Décembre 1990, no 54, La SF en Belgique. Trois-Rivières (QC) : Les Imaginoïdes. Imagine… Février 1987, no 38. Trois-Rivières (QC) : Les Imaginoïdes. 37 Revue francophone de Louisiane. Winter 1988, vol. III no 2. Lafayette (LA) : University of Southwestern Louisiana. Séries B. 2e trim. 1988, no 14/15. Mons. Textyles. 1990, no 7, Marcel Thiry prosateur. Revue des Lettres belges de langue française. Bruxelles : Textyles-éditions. Textyles. 1993, no 10, Fantastiqueurs. Revue des Lettres belges de langue française. Bruxelles : Textyles-éditions. Textyles. 2002, no 21, Du fantastique réel au réalisme magique. Revue des Lettres belges de langue française. Bruxelles : Textyles-éditions. HOTTOIS, Gilbert (dir.). 1985. Science-fiction et fiction spéculative. Bruxelles : Éditions de l’Université de Bruxelles. Coll. « Revue de l’Université de Bruxelles », 1–2, 1985. NOTES 1. Alain le Bussy (1947–2010). La présente étude date de 2011. 2. Universitaire tunisienne, auteure d’une thèse de doctorat soutenue à l’Université d’Aix-enProvence en 2008, L’anticipation dystopique et l’expression de la crise dans le monde occidental et arabe. 3. URL : http://quelquesarticlesdejupille.blogspot.com/ 4. Écrivain français de science-fiction et rédacteur en chef de la revue littéraire spécialisée Galaxies. 5. Serge Brussolo (1951), écrivain (entre autres) de science-fiction, est l’auteur d’un recueil de nouvelles intitulé Vue en coupe d’une ville malade (Paris : Denoël, 1980). 6. Convenons que la littérature belge, dans son ensemble, était depuis longtemps sur le grill : existe-t-il des sous-ensembles de la littérature de langue française ? Nous allons y revenir. Notons déjà que les sociologues s’intéressaient au sujet : dès 1985, Pierre Bourdieu l’avait abordé, même si ce fut assez sommaire. Voir BOURDIEU P., “Existe-t-il une littérature belge ?”, in Études de lettres, no 207 (1985/4), p. 3–6. 7. On entendra ici, ainsi que je le faisais alors, une “SF belge” faisant partie de la littérature belge de langue française : nos compères du nord du pays, en matière artistique et littéraire comme en bien d’autres, jouent hélas dans leur propre bac à sable, sans qu’il ne naisse ainsi trop de contacts entre francophones et néerlandophones. Il est dommage qu’à l’heure où des dialogues se renouent (par exemple entre humoristes tels que Pierre Kroll et Bert Kruismans), les auteurs de littératures de genre, souvent plus enclins aux échanges, n’en profitent pas pour organiser un vaste powpow. 8. Qu’on nomme “genre” ou non l’expression symbolique générée par ce milieu ne revêt que peu d’importance. Je pensais ce débat clos depuis quelque temps, mais de récentes interventions de Pascal J. Thomas et de Jean-Jacques Régnier (dans Fiction pour l’un et ranimer la question (voir KWS no KWS pour l’autre) semblent 68, mars 2011). Il est évident que les amateurs de “littératures de genre” n’emploient pas le terme de la même manière, ni avec la même acception, que les tenants de la critique classique qui ne voient de genre qu’entre sonnet, tragédie ou roman. 9. En 1985 encore, pour sa seconde édition, Le Rayon SF d’Henri Delmas et Alain Julian (Toulouse : Milan) — qui se voulait alors la bible référentielle des titres et des auteurs du genre, présentait comme français Albert Bailly, Jean-Baptiste Baronian, Philippe Ebly, André Fernez, Jean Muno ou Peter Randa… Il est vrai que notre compatriote néerlandophone Hugo Raes y était donné pour hollandais, Anne Richter ou Dominique Rolin sans nationalité. 38 10. VAN HERP J., “La science-fiction en Belgique”, in Fiction, no 42, mai 1957, p. 125–129. Notre encyclopédiste national y affirmait entre autres : « On ne peut cependant espérer la naissance d’une école de S.F. proprement belge, la production nationale se trouvant, à l’égard de la France, dans la position de la littérature autrichienne à l’égard de l’Allemagne ». 11. WARFA D., “Approches d’une SF francophone en Belgique”, in Séries B, n o 14–15, s.d. (2e trim. 1988), p. 30–32. 12. BAILLY M., “Préface”, in Imagine…, no 54 (vol. XII, no 1), décembre 1990, p. 9–10. 13. Variante désamorçant le soupçon de sexisme : entre la Cognaçaise (de Talence) Sylvie Denis, la Bruxelloise Sara Doke, la Québécoise Esther Rochon ou la Genevoise Laurence Suhner. 14. VAN HERP J., op. cit., p. 125–129. 15. Que cette “école” et sa formulation soient le résultat d’un choix de marketing chez l’éditeur André Gérard au travers de ses collections “Marabout”, plutôt qu’une revendication ou un manifeste d’auteurs ou de critiques, nul ne paraît plus s’en formaliser. 16. “Espace Nord”, créée en 1983 par l’universitaire liégeois Jacques Dubois, a pour objet de rééditer, en poche et avec un appareil critique, un corpus le plus vaste possible de la littérature belge de langue française, contribuant à la reconnaissance de cette dernière et à la réédition d’oeuvres fameuses. Le projet par ailleurs remarquable de Lysøe connut quelques aléas dus aux remaniements et regroupements du monde de l’édition belge : si la collection a pu perdurer, elle fut pour le moins ballottée, et le travail d’Éric Lysøe parut de manière heurtée, deux tomes en 2003, le troisième en 2005 et le dernier en 2010 ! 17. Qu’il intitule significativement “Un fantastique à large spectre”. 18. LYSØE E., “Un fantastique à large spectre”, préface à Littératures fantastiques : Belgique, terre de l’étrange, tome 1 — 1830–1887. Bruxelles : Labor, 2003, p. 33. (“Espace Nord – Repères”, n o 1.) 19. Les revues littéraires belges publiant les premiers fantastiqueurs n’hésitent pas face à un mélange qui hérissait alors leurs homologues français : le naturalisme y côtoie le symbolisme le plus fiévreux. “Fantastique réel”, donc. 20. Sans doute modelés autant sinon plus par l’économie de l’édition que par les choix esthétiques des auteurs, c’est un autre débat. 21. Voir, outre l’étude citée en note 11 : WARFA D., “Qui a peur d’une Belgique fictive ?”, in Imagine …, no 38 (vol. VIII, no 3), février 1987, p. 54–68, et D., “La Science-fiction en Belgique WARFA francophone : un genre littéraire dans son rapport à l’Histoire”, in Revue Francophone de Louisiane (University of Southwestern Louisiana), vol. III, no 2, hiver 1988, p. 3–14. 22. Francophone, insistons : nos coéquipiers néerlandophones ès-SF connaissent une situation très différente tant par un environnement éditorial longtemps plus favorable (collections et revues propres, comme de nos jours De Tijdlijn de Peter Motte) que par leur ouverture historiquement plus importante sur l’univers anglo-saxon. Si leur actualité n’est sans doute plus aussi foisonnante qu’elle le fut dans les années 1970, elle n’en est pas moins organisée tout autrement que celle des auteurs de langue française. Pour s’en faire une idée, on peut se reporter à l’étude qu’Arnaud Huftier a consacrée à la place d’une littérature “flamande” face aux institutions belges, françaises ou néerlandaises. S’il s’intéresse globalement au fantastique (une fois de plus), de nombreux passages citent nommément des oeuvres et des auteurs de sciencefiction. Voir HUFTIER A., L’impossible traduction : le fantastique belge d’expression néerlandaise. Geraardsbergen : De Tijdlijn, 2004. (“La ligne de temps, hors série”, n o 3.) 23. WALTHER D., “Autres mondes de la science-fiction”, in (éd.), La science-fiction. Paris : Ma GUIOT D., ANDREVON J.P., BARLOW G.W. o Editions, 1987, p. 22. (“Le monde de…”, n 39.) C’est moi qui souligne. 24. Ou “grande”, ou “blanche”, ou “mainstream”, au choix… 25. Qui aboutira à l’ouvrage célèbre de Paul Éditions du Cercle d’art, 1947. FIERENS, Le Fantastique dans l’art flamand. Bruxelles : 39 26. On rappelle régulièrement le mot un peu stupide, mais amusant, de ce critique qui qualifia Stanislas-André Steeman de “Simenon belge”. 27. Voir KLINKENBERG J.-M., Périphériques Nord. Liège : Éditions de l’Université de Liège, 2010. 28. Via les “univers intercalaires” de “La Ruelle ténébreuse”, du “Psautier de Mayence”, ou les approches plus scientifiques des “Étranges études du Dr. Paukenschläger” ou du “Tessaract”. 29. On verra en outre plus loin combien des institutions littéraires très “institutionnelles”, telle que l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, ne se sont jamais fermées à des auteurs ailleurs “maudits” ou de “mauvais genre”… 30. HERMANS W., Petit dictionnaire des auteurs belges de littérature policière. Liège : Version Originale, 1989. (On y trouve évidemment trace de plus d’un nom ayant également traité l’anticipation et la SF. Et l’absence s’avère bien regrettable.) 31. Il y a bien un article “Belgique” dans l’Encyclopédie de Versins (trois colonnes et demie), ainsi que six pages étonnantes (elles mélangent SF et Fantastique, mais aussi francophones et néerlandophones au point d’y mêler Hollandais et Luxembourgeois, et de citer, à l’appui de ces derniers, Hugo Gernsback !) dans l’essai de Bernard Goorden, S.F., Fantastique et ateliers créatifs (Bruxelles : Ministère de la Culture française, 1978. “Cahiers JEB”, 3/78). Il y eut jadis l’article cité (cf. note 10) de Jacques Van Herp dans Fiction. Dans les années quatre-vingt-dix, le fascicule de Karl Canvat (La Science-fiction, Vade-mecum du professeur de français. Bruxelles : Didier-Hatier, 1991. “Séquences”) comportait un aperçu de la SF francophone belge. Oublions l’intervention de Walther dans l’encyclopédie de poche La science-fiction. Et plus “scientifique” (quoique…), on trouve un index “Domaine belge d’expression française” dans l’ouvrage de Christian L’Hoest publié par le Centre de Lecture Publique (Littérature de science-fiction et bibliothèques publiques. Liège : Éditions du C.L.P.C.F., 1988), index dont les limites indiquent malheureusement combien il a été pompé sur Versins. Tout cela est fort maigre. 32. Par ailleurs, pourrait-on envisager une SF antérieure au XIXe siècle, sans tomber dans les travers de la récupération abusive, annexant toutes les œuvres un peu utopiques ainsi que le moindre voyage extraordinaire ? On nommerait cela du versinisme, et au-delà de l’érudition (laquelle fut réelle et fort gaie chez Pierre Versins) on n’irait pas fort loin. La première œuvre de SF belge serait alors le Myreur des Histors de Jean d’Outremeuse (1338–1400), chroniqueur d’une “histoire universelle” faisant beaucoup appel aux voyages fabuleux, et que certains philologues assimilent au pseudo-anglais Jean de Mandeville, dont les Voyages d’Outremer sont également truffés d’allusions au Prêtre Jean, aux Amazones, aux mondes perdus, à des races fabuleuses comme les “monopèdes” (une colonne chez Versins). Pas de la SF ? Ah, pourtant les romans du XX e siècle naissant en furent encore emplis, de ces thèmes-là ! 33. Le recours au parallélisme entre progrès industriel et naissance d’un genre littéraire tel que la SF m’agrée davantage que la trop simpliste balise “1926-parce-que-Gernsback”. Luxembourgeois d’origine, rappelons-le : une fort belle exposition vient de lui rendre hommage en 2010/2011 au Centre national de littérature à Mersch, au Grand-Duché. L’idée de progrès se répand à la fin du XVIIIe siècle (Condorcet). La vision du monde, c’est-à-dire la perception historique neuve induite par l’accélération des changements des techniques et du mode de vie, se développe au XIXe. Brian Aldiss dirait : Mary Wollstonecraft Shelley, 1818 (Billion Year Spree : The History of Science Fiction, 1973). Ajoutons qu’il faut sans doute chercher les vraies sources de ce mouvement littéraire dans les noces du roman d’aventures et de voyages avec le roman populaire, au XIXe siècle toujours. 34. Travail historique pour certains, plus sûrement variation utopique sur le mythe de l’Atlantide, placée ici parmi les îles de Zélande. Un maître du “réalisme magique” tel que Hubert Lampo (auteur en 1953 d’un Terugkeer naar Atlantis, ou Retour en Atlantide) y fait référence. 35. L’histoire finit néanmoins fort mal. Alors que le dernier porteur du cœur, ancien prélat, croyait pourvoir revenir aux préceptes d’un christianisme révolutionnaire, le voilà condamné au 40 bûcher par les puissants et les hypocrites. « Et, désormais, » conclut Eekhoud, « privé de la moindre Bonté, ce monde n’aurait plus qu’à mourir. » 36. Bien plus que toute l’œuvre de Verne, Jules… 37. OLIVIER-MARTIN Y., Histoire du roman populaire en France : de 1840 à 1980. Paris : Albin-Michel, 1980. 38. Voir WARFA D., “Le roman d’aventures aux sources de la science-fiction”, in Les Univers de la science-fiction. Supplément à Galaxies no 8, mars 1998, p. 41–63. 39. LYSØE E., “Introduction à Soléal”, in Littératures fantastiques. Belgique, terre de l’étrange, Tome 2, 1887–1914. Bruxelles : Labor, 2003, p. 64. (“Espace Nord, Repères”, n o 2.) 40. Tout comme Georges Eekhoud : les “fantastiqueurs” investissent la citadelle — que nous verrons fort poreuse… 41. Dans les Annales politiques et littéraires ! 42. LYSØE E., “Introduction à La Malédiction du soleil”, in Littératures fantastiques. Belgique, terre de l’étrange, Tome 2, 1887–1914. Bruxelles : Labor, 2003, p. 342–3434. (“Espace Nord, Repères”, n o 2.) 43. Nous pouvons même avancer qu’il s’agit de la première collection “spécialisée” du genre : il faudra attendre 1935 pour que Régis Messac crée “Les Hypermondes” aux éditions Fenêtre Ouverte, à Issy-les-Moulineaux (trois volumes : c’est un peu plus fourni). 44. VAN HAGELAND A., “Jean Ray et la Science-Fiction”, in FLANDERS J., Le Secret des Sargasses. Paris : Union Générale d’Éditions, 1975. (“10/18”, no 960.) 45. La science et la technique sont présentes jusque dans les poèmes de Marcel Thiry, et la carrière de sa fille (la virologue Lise Thiry) lui a sans doute inspiré un roman plus tardif, VoieLactée (1961), qui voit une jeune femme cancéreuse accéder à une forme troublante d’éternité par la reproduction en laboratoire des cellules tumorales de sa peau. 46. Professeur à l’Université de Louvain en 1930, il se spécialise en criminologie. 47. Francis Valéry avait réédité en 1987 Le monstre du Dr Karlof, d’un improbable “Wallace Edger”, à consulter par ceux qui douteraient. 48. La totalité des numéros d’“Anticipations” fut à nouveau rendue disponible en facsimilé entre 1987 et 1990 par les éditions Recto-Verso : initiative plus que louable de Bernard Goorden. 49. Notice consacrée à Marcel Thiry sur le site de l’Académie, voir l’ URL suivante : http:// www.arllfb.be/composition/membres/thiry.html. 50. Voir son étude “Jean-Gaston Vandel écrivain progressiste” in Alerte !, n o 3, septembre 1978, p. 113–133. 51. Paradoxalement, Jean Libert alors journaliste semble bien avoir eu des sympathies rexistes : son établissement en France et sa reconversion dans les littératures de genre ne sont sans doute pas étrangères à quelques ennuis judiciaires en Belgique, ainsi que le rappelait encore récemment Le Dico des héros (voir l’édition 2009, Lyon : Les moutons électriques, p. 85, l’article consacré à Coplan). J’insiste sur le “paradoxalement”, car cet élément biographique n’ôte rien à la position unique des romans signés Vandel dans la production du Fleuve Noir de leur époque, ni à l’analyse idéologique qu’en fait Jean-Pierre Andrevon. 52. Mais toujours en 1953, Vernes publiait déjà (sous le nom de Jacques Seyr, qui lui servira quelques fois) Dix mille ans après l’atome, dans Héroïc-Albums. 53. Voir WARFA D., “Thèmes et motifs de science-fiction dans Bob Morane”, in 33 ans de Bob Morane . Mons : Séries B, 1986, p. 81–87. 54. SADOUL J., Histoire de la science-fiction moderne, 1911–1984. Paris : Robert Laffont, 1984, p. 421. 55. Benoît Becker, selon la plupart des exégètes, recouvrait les écrivains Guy Bechtel (qui n’écrivit apparemment qu’une bible), Jean-Claude Carrière, Stéphane Jourat, José-André Lacour et Christiane Rochefort. Ce fut l’époque du “collectivisme” littéraire, certains noms au sommaire de Fiction en témoignent. 41 56. Le croisement science-fiction / espionnage n’a d’ailleurs rien d’étonnant ni d’exceptionnel : il suffit de relire certains titres de Ian Fleming, Jean Bruce ou Gérard de Villiers, et de bien d’autres. 57. Pierroux écrira également, avec Jean Boulard, le script d’un épisode de la série télé “Les cinq dernières minutes” (époque Raymond Souplex) : “Dans le pétrin”, diffusé en septembre 1959. 58. Parfois classé parmi les tenants du “réalisme magique”. 59. Voir VAES G., La Flèche de Zénon. Essai sur le temps romanesque. Anvers : Librairie des Arts, 1966. 60. Il est intéressant de lire une communication qu’il donna à l’Académie Royale en 1998, et qui s’intitule “Le Vacillement des apparences” : Guy Vaes y développe sa vision de l’Unheimlich freudien, un étrange qu’il va traquer de Franz Kafka à Paul Bowles. Voir l’ URL suivante : http:// www.arllfb.be/ebibliotheque/communications/vaes121298.pdf. 61. Aux tréfonds du mystère et Le Formidable secret du pôle. 62. Il est amusant de constater qu’en 1999 paraîtra un autre “roman lunaire” au titre presque similaire : Croisière en mer des pluies d’Éric Faye. 63. Réseau évidemment non limité à la science-fiction, d’autres ensembles, intriqués ou non à la SF, existant autour de la bande dessinée, du polar, ou de tout autre champ littéraire doté d’une vie symbolique suffisamment puissante pour relier auteurs, éditeurs, critiques et amateurs. 64. Marc Bailly l’a bien compris avec Phénix-Web, « le site du magazine qui renaît de ses cendres ! », comme il l’annonce. Voir l’URL http://www.phenixweb.net/ 65. Citons simplement la distorsion que subit la perception des valeurs scientifiques et/ou technologiques après Hiroshima et tout au long des grandes catastrophes industrielles de la fin du XXe siècle, ainsi que l’émergence de la conscience écologique qui s’ensuit assez logiquement. 66. Goffart est peut-être un cas atypique. Juriste formé à Louvain et à Bruxelles, il sera l’un des artisans du rassemblement des progressistes. Participant au petit ’68 bruxellois avec le “mouvement pour le pouvoir populaire”, il sera ensuite proche des socialistes gravitant autour de Jacques Yerna, tentant de définir un programme pour une Wallonie plus autonome. Autant dire que la littérature tient dans ce parcours la part congrue, mais également que sa sciencefiction ne pouvait être qu’une critique sociale et l’expression d’une sensibilité critique vis-à-vis de l’historicité : dans Jonathan à perte de temps, le thème n’est autre que le temps inversé. Dick, toujours. 67. Type de fanzine parfois dénommé egozine, ce qui ne nécessite sans doute aucune définition supplémentaire. 68. Voir l’URL : http://www.idesetautres.be/. 69. En ce sens, le lien si évident de la Belgique francophone avec la France est bien loin de constituer une “chance” : les aléas de l’édition de SF française, la disparition des revues et le renfermement des collections, durant ces années quatre-vingt, touchent les écrivains belges autant sinon davantage que les français. 70. Ne trouvant aucun financement sur place, ce groupe de Liégeois verra Intervalles publiée par les soins de Francis Valéry, à Bordeaux ! Le premier numéro, sous le titre “L’Approche des imaginaires” verra le jour en 1982, et le second, “Le Mélange des genres”, en 1983, tous deux sous la coordination de Dominique Warfa. 71. Parfois tout aussi anciennes, ce qui tend à prouver que la plume affutée l’était depuis un certain temps. 72. Voir URL : http://engdep1.philo.ulg.ac.be/MotAMot/index.html. 73. Un test grandeur nature de psychologie expérimentale quant aux rôles assumés de gardiens et de prisonniers, qui tourna au désastre. Voir l’URL http://fr.wikipedia.org/wiki/Exp%C3% A9rience_de_Stanford. On songe aussi, évidemment à l’expérience de Stanley Milgram sur la torture et l’obéissance, rappelée en 2009 dans le documentaire de France Télévisions Le Jeu de la mort. 74. Raymond Trousson, depuis 1979, est également académicien. 42 75. Éric Vial en a dit ceci : « La postface dit que ce n’est pas de la SF, mais souligne que ce n’est pas “par mépris pour ce genre de littérature : sa multiplicité est assez extraordinaire pour que le mépris soit imbécile”. Il s’agit de fait d’un essai d’histoire imaginaire des sciences, attentif aux impasses, contradictions et hésitations, et non aux supposées certitudes et découvertes triomphales. Newton alchimiste intéressera les amateurs de fantasy, mais tout le livre renvoie à un esprit proche de la SF, des uchronies où des théories abandonnées correspondent à la réalité, et de l’uchronie tout court quand on assiste à ce qui arriverait si… Bref, le cousinage est patent. » (in Galaxies, no 21, juin 2001). 76. Il faut préciser que Nicolas Ancion est le fils de Jacques Ancion, fondateur du théâtre de marionnettes liégeoises Al Botroûle, qui ne se contenta pas de monter les inévitables pièces de chevalerie du répertoire, mais fit entrer le Père Ubu parmi les Tchantchès (symbole folklorique de l’esprit frondeur liégeois) et autres Charlemagne. 43 Quelques bribes de science-fiction 44 « Nous écrivons tous le même livre ». Essai d’introduction au caractère collectif de la sciencefiction (Écritures 80, 1980) 1. Vous avez dit collectif ? 1 Ce travail représente un premier pas, certes timide, qu’il convenait enfin de franchir. Le fait, pour la science-fiction1, de constituer une matière à caractère essentiellement collectif était depuis longtemps admis, dans les conversations tout aussi bien que dans les études sur le sujet. Cet accord tacite des exégètes tenait pourtant davantage de l’intuitif que d’une réalité sévèrement analysée. 2 Ainsi, lorsque Michel Lamart affirme : La SF par référence constante au code qui la définit étant une écriture par essence collective et spéculative, les textes générant d’autres textes2 3 il énonce un avis qui, pertinent, amorce sans doute une explication de la manière (la « référence constante au code »), mais qui s’y limite volontairement et escamote totalement les questions du choix d’une telle attitude. L’auteur perçoit le comment mais ignore le pourquoi. 4 À notre connaissance, l’une des rares approches (avec la poétique de Darko Suvin) dépassant le pur descriptif pour s’en prendre aux raisons du projet lexical3 de la SF — cette création aux règles sui generis — est celle de Marc Angenot4. Ce dernier constate tout d’abord un réel prêtant à discussion : On notera (…) que la SF s’est constitué peu à peu une phraséologie conjecturale commune qui s’étend d’une œuvre à l’autre et tend à pénétrer le langage ordinaire (…)5. 5 Cette création lexicale et son usage commun constituent la référence au code dont parle Michel Lamart. Angenot tente une interprétation du phénomène qui voit intervenir le souci du vraisemblable et l’effet de réel (« Le récit de SF doit donner à croire à ce qu’il 45 n’énonce pas et ne peut énoncer : l’univers complexe contigu au phénomène rapporté. » 6), interprétation sur laquelle nous reviendrons au point 5 de cette étude. Il ne s’agit pourtant là que d’un aspect de cette question, qui ne considère pas la perspective d’un groupe social constitué par les auteurs et amateurs de SF. 6 Nous espérons que ces quelques pages, proposant une approche particulière parmi d’autres manières de déblayer le terrain et tentant, à tout le moins, de cerner toutes les facettes de notre objet d’étude, pourront donner lieu à une recherche plus importante — notamment dans l’ordre du quantitatif — que nous comptons esquisser en conclusion. 2. Un groupe, certes, mais de quel ordre ? 7 Nous parlions plus haut d’intuition. Dans une première approche, il est certain que l’on peut céder à l’empirisme pour rassembler un faisceau d’indications quant à ce groupe particulier dont l’unique justification tient en ces deux lettres : SF. Mais ces indications auront-elles force d’autant de preuves ? Il est du moins permis d’avancer que d’intéressantes présomptions nous permettent de progresser en traçant les premières caractéristiques de cette bizarre collectivité : les spécialistes ès-SF. 8 En effet, il saute aux yeux du moins initié que fort peu d’autres littératures sont connues pour avoir mis en place un tel espace privilégié (littéraire mais aussi social) destiné aux échanges (intellectuels mais aussi commerciaux)7. Les collections spécialisées qu’abritent maintenant la plupart des grandes maisons d’édition, ainsi que les revues littéraires destinées exclusivement à la représentation du genre8, sont les premiers lieux de cet ordre que perçoit le néophyte. Une autre étape voit l’organisation de manifestations diverses (festivals, conventions regroupant littérature comme cinéma, musique ou arts graphiques) où le lecteur novice pourra côtoyer l’amateur éclairé, voire le zélateur acharné. L’influence de l’édition officielle dans ces regroupements « tout public » n’étant d’ailleurs pas négligeable : combien d’expositions de livres ou de B.D. ne sont-elles pas soumises au bon vouloir des directeurs de collections, combien de festivals ne furent-ils pas créés autour d’une revue9 ? Là où la SF se distingue sans doute le plus nettement d’autres genres littéraires et paralittéraires, c’est dans l’existence de ce fandom dont parlait Jozef Peeters dans un récent numéro d’Écritures10. « A way of life » selon les critiques américains, le fandom réunit (son nom l’indique à suffisance) les véritables fanatiques. Les frères Bogdanoff parlent à ce sujet d’une « atmosphère à la fois frondeuse et bon enfant, sectaire et ouverte »11. Et il faut bien noter que cette collectivité qui fait beaucoup pour la spécificité de la SF est également responsable pour une bonne part de la relative mauvaise presse de celle-ci chez les critiques « sérieux ». Le ton empreint d’intolérance avec lequel beaucoup de fans réclament le droit à la contemplation de leur ghetto, joint à une puérile et périodique volonté de voir reconnaître leur littérature de chevet comme « une littérature à part entière » — obsession qui tourne parfois à la paranoïa — peut paraître les desservir davantage qu’il ne leur crée une identité12. 9 Au-delà de ces fans purs consommateurs (même s’ils produisent quelquefois leur propre presse : les fanzines), c’est-à-dire dans un cercle moins ouvert sur le public, se situent les groupes de professionnels : auteurs, éditeurs, chercheurs et critiques13. Si ceux-ci travaillent entre eux, ils sont pourtant moins atteints par le syndrome du ghetto, et leur repli sur eux-mêmes se conçoit plutôt par la nature même du travail d’écriture qui répugne à la place publique. 46 10 Nous commençons à percevoir l’axe du caractère collectif de la SF : à différents niveaux, des gens se rassemblent autour d’une littérature couramment ignorée — ou plus récemment, récupérée — par la culture officielle. L’espace de cette étude ne permettant guère une approche complète de la collectivité globale, nous nous limiterons au groupe des producteurs. Il s’agit de décider si ceux qui génèrent le texte — texte qui garde la primauté même si le genre essaime vers bien d’autres modes d’expression — si les auteurs, donc, forment un ensemble cohérent du point de vue sociologique comme du point de vue littéraire. Autrement dit : les écrivains de SF forment-ils une caste, et leurs écrits rendent-ils compte de cet aspect « communautaire » de leur art ? 3. L’auteur : être social ou littéraire ? 11 On peut avancer que le fantastique, qu’il soit rupture, transgression ou rêverie, est le fait du solitaire. La science-fiction, elle, provient du social. Nous en trouvons trace, de prime abord, dans ce qu’elle nous donne à voir. Il est devenu quasi notoire que le personnage du héros solitaire disparaît de la science-fiction moderne14 : déjà dans la trilogie d’Isaac Asimov, Foundation15, c’est à la grandeur et décadence d’un empire galactique que nous assistons, et au démontage d’une évolution socio-historique. Mais des œuvres telles que Dune16, Stand on Zanzibar17 ou The Dispossessed18 radicalisent ce choix et permettent à ce nouveau personnage de s’affirmer : la société tout entière. L’œuvre d’Ursula le Guin est à cet égard exemplaire. La SF contemporaine, celle-là même qui se nourrit de contreutopie, s’intéresse moins aux êtres exceptionnels qui peuplèrent son histoire qu’aux sociétés futures (proches ou lointaines) que les humains risquent de se créer19. 12 Face à cette littérature tellement préoccupée de l’aspect communautaire des choses, il devient judicieux d’interroger le comportement même de ses auteurs. Représentent-ils, ou forment-ils, un groupe social particulier ? Telle est la question que s’est posée Gérard Klein, et qu’il tente de résoudre dans un essai désormais fameux20. L’idée que les auteurs et sans doute les lecteurs de science-fiction appartiennent à un groupe social assez homogène, au moins de certains points de vue, me paraît appuyée par deux faits : d’abord la très grande cohésion de ce sous-ensemble culturel particulier que forme la littérature de science-fiction, cohésion affirmée par tout un jeu de références internes qui tend à la définir comme une véritable sub-culture ; ensuite les procédures élaborées d’inassimilation ou de rejet de cette sub-culture par d’autres groupes sociaux et en particulier par le groupe dominant qui prétend ( … ) porter la véritable culture21. 13 Nous touchons ici au cas éternel de la poule et de l’œuf : le groupe social préexiste-t-il à l’ensemble littéraire, ou au contraire la constitution d’une culture propre a-t-elle favorisé la prise de conscience d’un statut social ? Il semblerait que Klein privilégie la seconde hypothèse lorsqu’il parle de cette « très grande cohésion (…) affirmée par tout un jeu de références internes » — jeu de références qui sera l’objet de notre réflexion dans les dernières parties de cet article. Mais la théorie, pour séduisante qu’elle fût, engendre le paradoxe par la suite, lorsque Klein précise : Il semble certain que ce groupe social est inclus dans la vaste classe moyenne américaine (voire mondiale)22. 14 En effet, fort de cette caractérisation des auteurs de SF comme représentants de la classe moyenne, l’auteur tentera d’expliquer par cette mise en situation sociologique les choix thématiques et/ou esthétiques de la SF contemporaine23. Interprétation qui prend exactement à contre-pied la prééminence de la cohésion interne (donc, nous semble-t-il, 47 thématique et/ou esthétique) qui fondait précédemment le groupe. Certes, Klein lui même paraît avoir conscience de la fragilité de sa construction : en témoignent les nombreuses précautions oratoires qui émaillent l’avant-propos de la dernière édition — janvier 197924. Il n’en demeure pas moins que sa théorie vacille quelque peu, tout en possédant le grand mérite de débroussailler le champ des recherches25. 15 Nous nous garderons de conclure : d’une part, nous ne possédons pas la méthodologie des sciences sociales qui serait nécessaire, d’autre part, on ne pourrait s’avancer à résoudre ces questions qu’en menant une vaste enquête dont le propos nous dépasse de beaucoup. C’est pourquoi, nous limitant à cette « grande cohésion interne » citée plus haut, nous nous proposons d’observer de plus près le discours produit, et d’y relever les occurrences d’un souci collectif (conscient ou non)26. 4. Nous écrivons tous le même livre 16 Si l’on prend la peine d’interroger les principaux intéressés — à savoir : les écrivains — on se rend très vite compte qu’il est patent que bon nombre d’entre eux se sentent membres d’une collectivité. Quand j’écris, je suis seul. Mais, en même temps, je sens que je fais partie d’une tradition littéraire. Je suis dans le courant littéraire qui inclut non seulement le genre de SF que j’aimais lire quand j’étais petit garçon, mais aussi tous les écrivains que j’aimais alors ou maintenant. Il est inévitable que cela influence aussi mon public27. À mon avis, c’est peut-être la chose la plus intéressante que l’on trouve dans la SF, son aspect de littérature de groupe28. Les gens qui écrivent (de la SF) sont plus ou moins des gens qui en ont lu, comme moi, une grande partie de leur vie, et qui en ce sens ont leurs racines dans le genre. Tout ce qu’ils lui apportent, ce sont des choses qu’ils découvrent ou qui les ont influencés après qu’ils ont été formés par la SF29. 17 Nous voyons clairement que John Brunner estime se situer dans un courant littéraire avant tout, et nous savons d’expérience que la seule collectivité qu’expérimentent les écrivains du genre tient davantage d’une aimable confrérie que d’un groupe puisant ses références dans le tissu social : il s’agit bien entendu du fandom et de ces groupes actifs que nous avons décrits plus haut (voir point 2 et note 89). 18 Dès lors, que Gérard Klein ait ou non raison du strict point de vue sociologique, il n’en reste pas moins vrai que le petit monde de la SF constitue un espace clos. Espace clos qui nourrit, parfois, le côté détestable de la chapelle littéraire30. Nous n’envisagerons pas ici l’étude des écoles internes au genre (l’une des plus récentes, la « nouvelle SF française », n’a pas fini de faire parler d’elle) ni le récit de leurs luttes fratricides, pas plus que nous ne parlerons des influences diffuses, propres à toute littérature31. Ceci étant précisé, nous pouvons aborder de front ces caractéristiques d’écriture qui constituent la SF en groupe littéraire cohérent. Liquidant la question de groupe social et de classe moyenne, nous désirons montrer cette SF en tant que prédisposée à une expression collective — expression se traduisant essentiellement par l’écriture. 4.1. Pratiques d’écriture collective 19 La création en commun d’un récit suppose plusieurs modes d’écriture. Nous les partagerons une première fois en deux grands ensembles susceptibles d’être à leur tour 48 scindés : celui où chacun participe à un même texte, et celui où — dans une perspective collective — chacun produit son propre discours. 20 La première catégorie comprend évidemment la composition en collaboration traditionnelle, telle que d’autres secteurs de la littérature la connaissent depuis Erckmann-Chatrian. Dans le domaine policier, c’est l’exemple bien connu de Boileau et Narcejac32 ou des contes de Borges et Bioy Casares 33. La science-fiction connaît des couples célèbres comme Henry Kuttner et Catherine Moore (à eux deux : Lewis Padgett) ou, en France, Michel Jeury et Katia Alexandre. Il est des rencontres occasionnelles qui unissent deux auteurs tels que Bernard Blanc et Dominique Douay34, parfois érigées en procédé : ainsi Harlan Ellison a-t-il écrit des nouvelles en collaboration avec quatorze écrivains de SF américains, système que vient d’adopter Jean-Pierre Andrevon35. 21 La création collective proprement dite s’érige sur d’autres bases. Tout d’abord, c’est effectivement la création qui est mise en avant, le travail commun ne menant pas nécessairement à un résultat final lisible sous forme de récit directement consommable. Ici, le nombre de participants est largement ouvert : nous avons personnellement connu une séance de ce type (à la Convention Francophone d’Yverdon, en mai 1978) qui réunit plus de vingt participants. Ce genre d’activité tient davantage de la dynamique de groupe (voire du psychodrame) que du travail littéraire traditionnel (qui veut un écrivain solitaire et reclus — mythologie que vient déranger la SF et ses nouvelles pratiques). Mais, précisément, cette manière différente d’aborder la création littéraire peut permettre à certains, qui ne possèdent pas la sensibilité ou le talent de l’écrivain, d’approcher et de mieux saisir le travail de celui-ci36. Enfin, dire que ces séances n’aboutissent pas toujours à la forme du texte fini, n’implique pas que cela ne se produise jamais : Michel Jeury a souvent pratiqué la création collective, et sur base d’une réunion tenue à Gand en septembre 1977, sous sa conduite, nous-même travaillons avec l’auteur français René Durand. 22 On pourrait nous objecter qu’il n’est pas impératif, selon cette méthode, de créer des situations exclusivement science-fictives. Mais il est curieux de constater qu’au fil de nos expériences, de nombreuses créations commencées sans imposer au groupe une quelconque primauté de genre ou de thème ont souvent abouti à mettre en place des mondes de SF. Cette dernière remarque, pour éminemment empirique qu’elle soit, permet d’amorcer la réflexion sur les relations privilégiées existant entre la sciencefiction et les comportements de groupe. 23 La seconde catégorie parmi ces pratiques d’écriture comprend les textes qui se répondent tout en ayant été conçus séparément, par des auteurs différents. On trouvera ici les textes issus d’un même prologue. Ainsi, trois courts romans de Silverberg, Zelazny et Blish, composés d’après une préface d’Arthur Clarke37 ou le recueil Five Fates qui groupait Ellison, Herbert, Dickson, Anderson et Laumer autour d’un prologue de ce dernier38. On classera dans la même famille les textes indépendants qui s’enchaînent les uns aux autres. Ainsi, les variations sur le thème de Jack l’Éventreur qui permirent à Bloch et Ellison (encore lui) d’écrire deux nouvelles se succédant chronologiquement39. Ainsi encore, le cycle des « Serviteurs de la Ville », créé par Michel Jeury et Katia Alexandre, et qui comprend actuellement neuf textes aux intrigues autonomes, mais situées dans un même système logique, ce que Jeury nomme un « état du monde »40. Enfin, un autre genre de collaboration est le « round-robin », récit commencé par un auteur et poursuivi dans la foulée par un, deux ou plusieurs écrivains différents. Jacques Sadoul et Yves Frémion ont publié deux de ces curiosités dans leur revue Univers41, la première datant de 1935 et la 49 seconde de 1936. Plus récemment, Katia Alexandre, Christine Renard et Michel Jeury ont pratiqué cet exercice de façon quelque peu différente : trois récits reliés en profondeur, trois variations sur un thème plutôt que trois épisodes successifs42. 24 On peut aller plus loin encore lorsque deux écrivains s’associent au sein d’un récit pour composer chacun un paragraphe, mais nous sommes là fort près des jeux surréalistes ou des expériences de l’Oulipo — et nous nous éloignons par la même occasion de la littérature reçue par le public. Ce genre de jeux littéraires fait, par contre, la fortune des fanzines de SF43. Notre étude a choisi sciemment les textes professionnels au détriment des publications de fanzines, où les influences et le « private-joke » (calembour à usage interne) sont élevés au niveau de l’un des beaux-arts, et ceci de manière à se limiter aux textes à prétentions véritablement littéraires et non pas exclusivement ludiques44. De plus, retrouver influences et « private-jokes » — ainsi que nous allons le voir — parmi des textes qui ne s’adressent plus seulement aux fanatiques du genre mais également aux amateurs, plus modestes, qui parsèment le grand public, nous semble constituer une présomption supplémentaire en faveur de l’équation SF = groupe cohérent. 4.2. Intertextualité : influences et références 25 Nous voici parvenu à l’ultime niveau de notre parcours descriptif : au-delà des pratiques d’écriture précises se situe tout ce qui fonde le référentiel du genre, de la création lexicale aux règles sui generis que nous étudierons au point suivant, jusqu’aux influences réciproques par échange de vocabulaire, de personnages, de thématiques, en passant par les « private-jokes » purs déjà cités. C’est à ce stade que l’on peut véritablement parler du caractère inventif de la SF. La logique commune à toutes les SF(s) est de créer des mondes parallèles dont le « fiat » peut être d’ordre physique, biologique, cosmique, sociologique, linguistique, économique ou autres hics, mais dans tous les cas des mondes parallèles 45. 26 On parle donc d’invention de lieux, d’objets, de personnages46. Or, comme toute littérature, la science-fiction n’institue aucun de ces lieux, objets ou personnages : elle crée, certes, mais un texte, nanti d’une cohérence maximale, d’un vraisemblable suffisamment crédible. Toute l’invention de la science-fiction est une invention purement lexicale, il s’agit de ne pas le perdre de vue. Le groupe que nous tentons d’analyser via ses productions sera dès lors uni avant tout dans son contenu référentiel, c’est-à-dire essentiellement par son invention verbale. C’est assez dire que l’analyse à venir des phénomènes de la création en SF se devra d’être sémiotique et poétique, alors qu’elle ne fut jamais jusqu’à ce jour qu’historique ou thématique47. 27 Quant à nous, qui tentons de jalonner les pistes de futures recherches, nous aimerions présenter maintenant quelques exemples de l’intertextualité qui s’instaure au niveau du vocabulaire récurrent, par l’adoption d’un régime d’autocitation. 28 Une fois encore, ainsi que pour les collaborations créatives, on ne peut pas dire que le phénomène, in abstracto, soit exclusif à la science-fiction. Tout texte se construit comme mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d’un autre texte48. 29 Il est devenu banal d’avancer que la littérature se nourrit d’elle-même. Pourtant, alors qu’en littérature générale (les Américains disent « mainstream » et ce terme « paraît mieux convoyer l’opposition entre culture dominante et subcultures spécifiques » — Gérard Klein), la référence et la citation se camouflent et tentent de se donner pour 50 naturelles, allant de soi, le discours de SF ne craint nullement d’afficher ces mêmes références et citations de manière immédiatement intelligible, en les offrant pour telles. En ce sens, la SF est sans doute la littérature la plus fortement connotée qui soit 49 et son système référentiel, loin d’être un simple jeu en circuit fermé, est directement lié au vraisemblable du genre50. 30 Cela peut commencer par des allusions qui nous renvoient à l’un des types de collaboration décrits plus haut (un cycle tel que les « Serviteurs de la Ville »). C’est Michael Moorcock créant Jerry Cornelius pour voir ce personnage devenir emblématique de la période « new-thing » britannique et être utilisé par divers auteurs, jusqu’à s’intégrer à l’œuvre dessiné de Jean Giraud, alias Moebius51. 31 C’est également le monde fanique et les mentions allusives des confrères : Henri-Luc Planchat mettant en scène la Deuxième Convention Européenne de SF et citant un texte qu’il doit écrire pour Daniel Walther52 ; Joël Houssin ouvrant un texte par cette phrase : « Vieux, je viens de relire successivement Observations en vallée fermée et Tu pleurais, petit singe », texte qui verra passer Planchat, mais aussi Douay, Le Clerc de la Herverie, Eizykman, Frémion et… Raoul Vaneigem53 ; Jean-Pierre Andrevon devenu « mégalomaniaque » réglant ses comptes avec tous les écrivains de SF française pour se retrouver seul, sous une montagne de pseudonymes54 ; le même Andrevon, transformé en Jean-Pierran de Reuvon par Yves Frémion et en Jean-Baptiste Vonandre par Bernard Mathon55 ; René Durand enfin, décrivant un mai 68 lancé (et réussi !) par la SF française et ses pontifes56. 32 C’est l’utilisation de thématiques et de situations nées sous la plume d’autres écrivains : Claude Cheinisse aux prises avec la robotique d’Asimov57 ; Brian Aldiss expédiant son personnage dans le monde de Mary Shelley58 ; Fredric Brown dont What a mad universe correspond aux lectures SF de son héros59 ; Francis Carsac qui donne un ancêtre à Dominic Flandry, création de Poul Anderson60. 33 Ce sont encore d’infimes traces telles que celles qui farcissent les romans les plus sérieux de Michel Jeury (car références et « private-jokes » ne signifient pas nécessairement œuvre burlesque !) : l’auberge Gossein des Singes du temps, la race des Vance du Monde du Lignus61. Dans un roman plus récent, Les enfants de Mord, on trouve un slogan comme « vous avez rendez-vous avec Rama » (p. 7), la précision que « Lia se parfume à la vanille » (p. 103), un personnage qui « voulut crier, mais il n’avait plus de bouche » (p. 204), enfin un « rendez-vous à la fin de l’éternité » (p. 218), locutions ayant toutes valeur de citation 62 . De même, Beamus home ! de James Tiptree Jr. 63 renvoie-t-il à la célèbre série télévisée américaine Star Trek : son héros croit à la réalité des récits qu’il a visionnés, Scott y étant le préposé au « rayon transmetteur » qui dépose les explorateurs sur les planètes depuis le vaisseau Enterprise. De même encore, renvoyant cette fois à la réalité quotidienne, l’un de nos textes se termine-t-il par l’arrivée du personnage (balloté dans le flot temporel) à Issigeac (Périgord), lieu où réside Michel Jeury64 34 Mais l’exemple à ce jour le plus flagrant nous vient certainement d’un roman de Philippe Curval, Un soupçon de néant65, dont la construction même s’est opérée à base de citations. En fait, l’ouvrage prend la forme d’un énorme clin d’ œil : le lecteur averti voit apparaître des personnages familiers dans un décor et des actes qui le sont tout autant. C’est une adaptation du principe qui régissait le roman de Fredric Brown que nous avons cité (voir note 135). Le monde qui va voir s’agiter Carlos Rodriguez, figure centrale du livre, se modèle suivant les lectures antérieures de ce dernier — lectures SF, comme de juste 66 ! 51 L’analogie ne tient pourtant qu’en toute première analyse, car Curval dépasse de loin l’auteur américain. En effet, alors que chez Brown l’envahissement de l’espace du récit par l’espace référentiel se traduisait exclusivement sur le plan descriptif (les lectures du héros — ou, mieux, de l’auteur, évidemment — établissant le décor), Curval intègre, lui, le discours science-fictif tout entier ; ce sont des situations intégrales qui s’offrent, comme décalquées de quelques grands romans (américains !) de SF, et non plus uniquement le décor que ceux-ci mettaient en place67. — Votre nom ? Carlos oublia May. Maintenant le grand jeu commençait. La cellule contenait un confortable fauteuil de hamp et un panneau où des gaz réactifs formaient des motifs allant du rouge au jaune cerise. (…) — Votre nom, et saisissez les électrodes, je vous prie. (…) — Carlos Rodriguez, dit-il placidement. Le silence se fit. Des images différentes se formèrent sur le panneau, puis : — Pour le moment, dit la MEC d’un ton neutre, j’accepte ce nom. Carlos s’enfonça profondément dans le fauteuil qui se fit plus moelleux. Une bouffée de chaleur lui montait au visage. Il se sentait au bord de la défaillance. Il lança : — Vous me connaissez un autre nom ? (…)68. — Votre nom ? Gosseyn oublia Teresa Clark. Maintenant cela commençait. La cellule contenait un confortable fauteuil à pivot, un bureau avec des tiroirs et un panneau transparent au-dessus du bureau derrière lequel des tubes électroniques luisants formaient des motifs allant du rouge cerise au jaune flamine. (…) — Votre nom ? Et saisissez les électrodes, je vous prie. — Gilbert Gosseyn, dit doucement Gosseyn. Le silence se fit. Quelques-uns des tubes rouge cerise clignotèrent, puis : — Pour le moment, dit la Machine d’un ton neutre, j’accepte ce nom. Gosseyn s’enfonça plus profondément dans le fauteuil. Sa peau s’échauffait d’excitation. Il se sentit au bord de la découverte. Il dit : — Vous connaissez mon vrai nom ? (…)69. 35 On sait que Gilbert Gosseyn (chez Curval : Nyessog Treblig) est une création de Van Vogt dans son roman World of Null-A (voir notes 131 et 137). Le jeu auquel se livre Curval pourrait sembler vain et, en tout cas, inintelligible au non-initié, mais il faut tout d’abord songer à cette symbolique fantastique d’un récit — passionnant ! — consacré aux univers parallèles, qui confronte des descriptions de mondes créés de toutes pièces par divers écrivains. Car Van Vogt n’est pas le seul convoqué, loin de là. Il est certain que Curval a dû rédiger d’enthousiasme ces transpositions où d’infimes détails modifient seuls le sens général — lui qui, adepte de Raymond Roussel, est fasciné par le jeu avec les mots. D’autre part, les passages « imités de » qui garnissent le livre (il en est, rassurons-nous, de Curval lui-même !) révèlent la culture SF de l’auteur (qui s’est occupé d’une des premières librairies spécialisées du genre, à Paris, alors que Pilotin fondait le « Rayon Fantastique ») : il cite, oui, mais les traductions, dont celle de Vian pour le roman de Van Vogt, et les trois textes principalement transcrits sont les trois romans qui ont, sans doute, le plus contribué à l’impact de la SF américaine en France, dans les années 50 (World of Null-A, City et Foundation). Peut-on dès lors toujours prétendre que le jeu soit entièrement gratuit ? Un soupçon de néant ne serait-il pas, de ce fait, le lieu d’un gigantesque hommage davantage qu’un livre canular ? Quant à l’impact sur le lecteur moyen, nous y reviendrons. 36 Plus loin, l’auteur invoqué n’est autre que Clifford Simak. Carlos Rodriguez va rencontrer un ver qui parle, et lui déclare se nommer Clifford. Dans son roman Time and Again 70, Simak montre Asher Sutton rencontrant un vieil homme, raconteur d’histoires, qui 52 affirme se nommer « le vieux Cliff » et n’est autre que lui-même. Mais c’est surtout City 71 que Curval utilise. Carlos lui sourit. — Salut, fit-il. — Salut, fit le ver. Rodriguez sursauta et demeura bouche bée. Le ver lui éclata de rire au nez (…). L’animal s’approcha en rampant souplement. — Je m’appelle Clifford, dit-il. Pas de doute, il parlait. Presque comme un être humain, mais en articulant soigneusement ses mots comme pourrait le faire quelqu’un qui apprendrait une langue. Et puis, il avait un accent bizarre, difficile à identifier, jamais entendu. (…) Le vieux Carlos Rodriguez était assis dans son fauteuil de hamp sur la pelouse (…) et contemplait le paysage baigné dans la lumière du soir. « J’aurai quatre-vingt-six ans demain, pensait-il, et je ne me souviens de rien ? (…) » — Le chambolle-musigny de Monsieur, dit Jenkins72. Grant lui sourit. — Salut, fit-il. Grant sursauta et demeura bouche bée. Le chien lui éclata de rire au nez (…). Le chien s’approcha. — Je m’appelle Nathanael, dit-il. Pas de doute, il parlait. Presque comme un être humain, mais en articulant soigneusement les mots comme pourrait le faire quelqu’un qui apprendrait la langue. Et puis il avait un accent bizarre, difficile à identifier, jamais encore entendu. (…) Thomas Webster était assis dans son fauteuil roulant sur la pelouse et contemplait les collines baignées dans la lumière du soir. « J’aurai quatre-vingt-six ans demain, pensait-il. Quatre-vingt-six ans. » (…) — Le whisky de monsieur, dit Jenkins73. 37 Le ver dira par ailleurs, chez Curval : « Je ne suis pas un chien, je suis un ver » (p. 127)… Enfin, dernière œuvre maîtresse ici présente, Foundation d’Asimov74. L’assistance était peu nombreuse et ne comprenait que les juges assermentés auprès de la Mémoire Electronique Centrale. (…) Le procureur ouvrit rapidement les débats : — Président Nodles, combien d’hommes travaillent actuellement sur les recherches que vous dirigez ? — Un seul. — Et votre fille May ? — Ma fille May est la seconde. (…) — J’ai dit et je répète que le Système Social Solaire n’a pas plus de deux mois d’existence. (…) — Vous êtes certain que votre déclaration représente la vérité scientifique ? — Absolument. — Sur quoi vous appuyez-vous ? — Sur la chronopsychiatrie. (…)75 L’assistance était peu nombreuse et ne comprenait que les barons de l’Empire. (…) Le Procureur consulta ses notes et procéda à l’interrogatoire de Seldon : Le Procureur. — Voyons, Docteur Seldon, combien d’hommes travaillent actuellement au projet que vous dirigez ? Seldon. — Cinquante mathématiciens. P. — Dont le docteur Gaal Dornick ? 53 S. — Le docteur Gall Dornick est le cinquante et unième. (…) S. — J’ai dit, et je répète, que, dans cinq siècles d’ici, Trantor sera en ruine. (…) P. — Vous êtes certain que votre déclaration représente la vérité scientifique ? S. — Absolument. P. — Sur quoi vous appuyez-vous ? S. — Sur les mathématiques de la psychohistoire. (…)76. 38 Les extraits choisis l’ont été pour leur caractère exemplaire, bien entendu, mais tout le livre en fourmille de semblables, et nous n’avons pas relevé l’intégralité des références. Pourtant, il s’avère qu’au-delà de ces citations, nous sommes en présence malgré son caractère humoristique d’un des récits sur le thème des univers parallèles qui soit le mieux maîtrisé au niveau de la narration ; les passages calqués charpentent celle-ci, et sont insérés à propos aux endroits adéquats pour faire rebondir l’action. Ces parties « réservées » n’occultent donc pas une lecture qui soit purement du premier degré. Au contraire, ne les comprendrait-on pas qu’elles renforcent pourtant l’humour du livre : le nonsense ne fonctionne-t-il pas sur base d’une certaine inintelligibilité77 ? 4.3. Du côté de Lewis Carroll… 39 Nous conclurons cette approche du caractère collectif de la science-fiction en envisageant la création lexicale pure, qui ne se cherche aucune ascendance au sein même du genre, création ex nihilo de termes propres à la SF, ces termes qui permettent, comme le rappelle Marc Angenot, à « tout lecteur moderne (d’) identifier d’emblée un énoncé de SF »78. 40 Nous aurions d’ailleurs tendance à renvoyer systématiquement à ce brillant article d’Angenot qui, pour un coup d’essai (la sémiotique de SF restant pour une bonne part terra incognita) a sans nul doute réussi un coup de maître. En effet, son itinéraire au long du vocabulaire forgé par et pour la SF envisage la plupart des grandes catégories de « mots-fictions » (qu’il différencie — à juste titre — du néologisme courant, lequel possède toujours ses référents initiaux) et qui plus est, tente, à son terme, de considérer les raisons de leur inflation. Angenot distribue ces créations en deux classes principales : On peut classer les termes nouveaux rencontrés dans la SF en deux catégories : 1o les mots censés anticiper sur un état futur de la langue du récit ou censés relever d’un univers linguistique parallèle ; 2o les mots qu’on suppose empruntés à une langue extraterrestre, relevant donc de ce que M. Barnes a proposé d’appeler l’exolinguistique79. 41 Le mot-fiction pur, qui ne renvoie à rien (d’où l’expression d’Angenot : “paradigme absent”), a sans doute conquis ses lettres de noblesse chez Lewis Carroll. Ce sont les motsvalises dont Humpty- Dumpty explique la genèse à Alice80, qui inspirèrent à Lewis Padgett une admirable nouvelle, traduite dès 1953 par Boris Vian, Mimsy were the Borogoves 81. La création lexicale en SF est certes moins hermétique que le vocabulaire carrollien, car elle mise sur l’intelligibilité de ses énoncés artificiels. Ceux-ci découlent donc de structures étymologiques précises. 42 C’est entre autres Albert Robida créant le téléphonoscope82. Ces termes qui signifient malgré leur caractère extrapolé glissent souvent dans le langage courant : cryogénisation, cyborg, ufologie, écocide, mais aussi extraterrestre, antigravité ou astronautique, ont d’abord été mis en place par l’anticipation, puis la SF83. 54 43 Reste une frange de ce lexique propre qui résiste à toute assimilation et demeure l’apanage de la littérature. Ainsi, les langages créés par Orwell, Burgess ou Tolkien 84, que Myra Bames nomme l’exolinguistique. Créations moins vastes qu’un langage complet, différents mots extraits d’une terminologie future supposée, se voient exploités par d’autres que leurs créateurs — et nous revoici au cœur de notre sujet d’étude. Il nous faut citer la bonne fortune du « conapt » (unité d’habitation personnelle) inventé par Philip K. Dick, ou celle d’expressions dont on a fini par oublier le premier utilisateur : hyperespace, mondes exotiques, androïde, et bien d’autres. Dans le domaine français, l’auteur le plus novateur est très certainement Michel Jeury. C’est à lui que nous devons les chronotropes, la spacionique, les opzones, les syndromes de Hood et de Boldi… C’est lui qui permet à Marc Angenot une longue analyse finale. Des mots techniques fabuleux imprègnent le discours : nous sommes dans l’univers de la chronolyse avec ses psychronautes, explorateurs soumis aux drogues chronolytiques, spécialistes entraînés à la prospection d’univers parallèles reliés par le réseau phordal85. 44 Plus récemment, Jeury nous a offert dans son roman Les îles de la lune 86 des « Sujets sous Inhibition de la Mono-Amine K ». L’énoncé n’est pas vraiment obscur, en ce sens que le texte expliquera qu’il s’agit d’individus dociles et heureux, en quelque sorte décérébrés par les biologistes futurs. Seule, « Mono-Amine K » pose problème et renvoie au vide paradigmatique. Mais ici, un sens second vient se superposer au signifié pur (sujets inhibés), par l’usage que fait Jeury de l’abréviation qui produit le sigle S.I.M.A.K. — le discours occultant dès lors « sujet sous inhibition de la mono-amine K » pour parler de simak, mâle ou femelle, singulier ou pluriel. Et ce sens second renvoie, lui, au groupe science-fictif : nous avons cité plus haut l’écrivain américain Clifford D. Simak ! L’usage de ce nom se voit justifié (Jeury place en exergue une citation de City : « Et nul n’ignore, bien entendu, que les étoiles ne sont que des lumières accrochées au ciel », et ses simaks, tout comme les chiens dans ce roman, professent cette opinion), mais il nous pose problème au niveau de la création lexicale. En effet. il nous est (faute de confidences de l’auteur) quasiment impossible de déterminer si la Mono-Amine K a conduit Jeury au clin d’œil que représente « simak », ou au contraire si la décision d’utiliser ce nom l’a mené à inventer la Mono-Amine K… On se demandera dès lors si le discours n’aurait pas subi un clivage important dans le cas où l’auteur aurait choisi un autre de ses confrères, de Curval à Zelazny… 45 À ce stade, il est évidemment une question qui s’impose à l’esprit du chercheur : ces effets de référence incessants produits par le texte et son lexique sont-ils pertinents ? Il n’est pas rare de voir avancer par certains que l’autocitation et le calembour interne sont davantage signes de décadence que de vivacité créatrice. Ainsi, Christian Delcourt évacuet-il le fait pour la SF d’être devenue son propre thème : Soulignons en passant le caractère désormais envahissant du procédé humoristique qui consiste à dénoncer comme poncif, au moment même où on l’utilise, tel ou tel élément de la fiction dramatique. (…) De telles notations ont beau rester discrètes (en général), leur nombre les rend cependant très révélatrices du vieillissement de la thématique en cause 87. 46 Il faut tout d’abord noter que l’inflation de commentaires sur le texte même et d’autocitation n’est pas nécessairement (et de loin !) humoristique. On a vu que nos exemples sont au contraire rarement de cet ordre. Il serait utile, une fois de plus, de disposer ici d’une analyse statistique du phénomène. Certains, comme Michaël Moorcock (auteur du 55 genre), vont d’ailleurs plus loin et affirment que toute citation trahit une déperdition d’imagination. Souvent, ce genre de choses arrive quand l’inspiration se tarit. (…) Je pense que la SF il y a cinq ans comme toute fiction, était devenue une forme décadente 88. 47 Nous pensons que ces réflexions omettent une part importante d’analyse, en faisant l’économie de la réflexion qui montre le genre replié sur lui-même pour les raisons que développe Gérard Klein dans cet article consacré aux processus d’enfermement et de dissolution (voir note 88). Il ne faut donc pas croire qu’il s’agisse toujours et en tous lieux d’un choix conscient. 48 D’autre part, on peut tout aussi bien montrer l’utilité réelle d’un vocabulaire commun que rien ne vient gloser dans le texte (parce que toute l’histoire du genre s’en charge !). Ainsi J.P. Garcia parlant des vocables techniques. Désormais, les accessoires techniques font partie d’un connu sous-jacent qu’il suffit d’évoquer, sans plus de détails. Il est posé, dans les premières lignes du texte, ou par allusion, que la nef d’hyperespace existe, qu’elle est tout aussi fonctionnelle et banale que l’escalier roulant du métropolitain. L’auteur évite les descriptions, nous épargnant du même coup les écrans du sub-espace à tour de cabine, pour ne plus s’intéresser qu’aux motivations et aux réactions du héros, les péripéties du drame, la trame du récit, le heurt des logiques. À la limite, l’accessoire technique, se mordant la queue, devient inutile89. 49 Il est par contre exact que le mot risque parfois d’occulter le texte. Dominique Douay l’a montré dans un article quelque peu polémique, consacré aux « tics » de langage que véhicule la SF française la plus moderne90. Le type parfait du texte aux effets ratés est évidemment celui où le plaisir de la lecture ne se livre que si l’on possède toutes les clés du code employé, celui dont la surenchère dans le clin d’œil est telle qu’il n’a plus aucune autre raison d’être — que vis-à-vis des initiés. Nous disions du roman de Curval amplement cité qu’il échappait à cette tare dans la mesure où il demeurait lisible même si l’on ne décode pas les passages référentiels. Mais nous pouvons facilement montrer, inversement, un récit complètement inintelligible quant à son sens profond. Il en existe une masse effroyable dans les fanzines, et il en surgit parfois (hélas !) dans les revues professionnelles. Une nouvelle des frères Bogdanoff constitue vraisemblablement l’exemple le plus récent de ce qu’il ne faut pas faire. Publiée dans le (défunt) magazine Futurs, elle s’intitule Les simulos et brode sur le thème de l’androïde. On y voit des « simulos » construits sur base de personnages historiques par un « Centre Européen de Robotique », lesquels personnages ne sont autres que quelques-uns des écrivains de SF français contemporains : Curval, Jeury, Klein, Sadoul et Goimard. L’intrigue (si l’on ose dire) se construit sur la relation des troubles de la personnalité de ces « simulos », qui retrouvent les tics de leurs modèles. Il est évident que le lecteur ignorant les comportements quotidiens des auteurs en question, va passer largement à côté de l’aspect « humoristique » du récit ! Ici, le référentiel occulte totalement l’intrigue. Pour nous, c’est là le danger le plus patent de ces pratiques : conforter l’univers clos et le ghetto91. 5. Mais pourquoi écrivons-nous tous le même livre ? 50 Après ce parcours descriptif d’autant de formes et de conduites récurrentes — à tel point que nous devons reconnaître en elles bien plus qu’un procédé : un véritable mode de pensée — à ce niveau donc, il est permis de franchir l’ultime étape de cette étude et de se 56 poser le problème des raisons d’une telle attitude collective, en toutes ses occurrences. Pour certains, l’immixtion dans le corps du discours d’une représentation de ses propres producteurs serait lié à la nature même du genre. Pour d’autres, il s’agirait par cette mise en scène discursive, d’une affirmation d’existence proférée à l’encontre de la culture dominante, par lesdits producteurs. Nous verrons si l’on peut dépasser de quelque manière ces deux propositions. 5.1. La nature du genre C’est une nouvelle mystique ; pour une raison bien simple : c’est la résurrection de la poésie épique92. Mythologique, la Science-Fiction pourrait devenir justement la poésie épique de notre temps93. La science-fiction, ce sont des mythes modernes94. 51 D’aucuns trouveront peu satisfaisante, voire boiteuse, cette assimilation de la sciencefiction au domaine épique, et quelques puristes pourront affirmer qu’au contraire celui-ci offre sa matière à une facette de la SF : l’heroïc-fantasy. Nous accordons bien volontiers qu’appréhender la SF par sa face « épique » est un peu court, et que bien d’autres développements restent à envisager. 52 Pourtant… Pourtant, si l’on examine de près le caractère populaire d’une grande masse de la production science-fictive, on ne peut qu’être tenté par certains parallélismes. Nous en privilégierons un : le fait précisément — on l’aura deviné — d’une matière littéraire de groupe, de quelque chose qui soit plus ou moins dans le domaine public. Le phénomène est très clair pour le stade épique de la littérature française, où le sentiment même d’auteur est quasi inexistant : il s’agit d’une matière non intangible, subissant sans cesse de nombreux remaniements. On sait qu’au XVIe siècle il devait exister environ douze versions différentes de la Chanson de Roland. La comparaison ne doit pas se voir forcée, et il nous faut reconnaître qu’il en va sans doute différemment pour la SF — surtout parce que l’œuvre écrite contemporaine se situe dans un milieu culturel et au sein d’un ensemble commercial qui privilégie de façon exorbitante l’œuvre originale ou soi-disant telle. À l’heure actuelle, l’artiste subit dans tous les domaines (c’est plus flagrant encore parmi les arts plastiques) les conséquences néfastes d’une fuite en avant dont l’une des facettes est l’exaltation de la différence pour la différence, qui devient une valeur intrinsèque, une fin en soi. C’est le culte de l’objet unique (dont la possession — nous sommes en régime capitaliste — prend alors un prix d’autant plus élevé), le culte du toujours neuf, du toujours dépassé. Il faut être original même si l’on n’a rien à dire ! 53 Et cependant, si l’on s’intéresse de près, ainsi que nous avons tenté de le faire, aux pratiques du genre étudié, on ne peut manquer de noter une convergence entre la littérature épique sans cesse adaptée, et la SF dont le fonds commun constitue un matériau brut que chacun utilise à son gré bien que certains de ses traits puissent être dus à un auteur précis. N’est-ce pas une fonction évidente du vocabulaire référentiel que d’introduire d’entrée de jeu le lecteur au cœur d’un « lieu » spécifique sans nécessiter de longs commentaires — ce que montrait J.P. Garcia —, exactement comme tout un vocabulaire symbolique est récurrent dans la chanson de geste et place son public dans un monde qu’il n’a aucune peine à identifier95. 54 Cette fonction de l’énoncé, qui affirme ainsi sa propre cohérence, nous introduit à l’autre aspect de l’attitude décrite : la SF contemporaine parlerait d’elle-même afin d’exprimer clairement son existence distincte. 57 5.2. Je suis cohérent, donc j’existe ! 55 Cohérence semble, de fait, devenir un mot-clé. Nous l’avons employé, déjà, à de nombreuses reprises, et il apparaît qu’il figure une réalité. L’article d’Angenot parvient en quelque sorte à montrer que la SF, ne disposant d’aucun référent pré-existant à son discours, doit sa crédibilité à un maximum de cohérence interne — ce qui peut entraîner une surenchère dans l’exotisme (le lexique jeuryen) comme un effort d’unification des œuvres (très souvent inconscient). Ce qui paraît purement gratuit et discordant devient la preuve que la narration est l’expression directe d’une réalité dans son épaisseur aléatoire. L’assertivité du récit et sa précision ont pour fin de signaler l’authenticité. (…) Pour la SF nécessairement, la carte est le terrain. (…) La cohérence du paradigme et sa conformité au code semblent impliquer sa véracité et sa pertinence référentielles 96 . 56 Nous en revenons nécessairement aux questions d’effet de réel et de vraisemblable envisagées plus haut (voir 4.2, notes 48 et 49). Le vocabulaire hyper-codé de la SF possède sa raison d’être dans ce qu’il assure le vraisemblable du discours par une authentification fictive. L’intertextualité n’énonce pas tellement d’autres mondes que l’effort réaliste ainsi produit. 57 Mais la science-fiction se trouve dans une situation bien plus inconfortable que tout autre littérature : elle ne doit pas seulement légitimer son énoncé dans le cadre d’une esthétique de l’imitation (« mimésis »), mais s’attacher également à se légitimer elle-même. Rien d’étonnant, dès lors, à la voir courir l’unité et le cohérent. Barthes montrait dans Le degré zéro de l’écriture un effet similaire à l’endroit des « écritures politiques », dont l’adoption suffit pour situer leur auteur sans qu’il lui soit indispensable d’agiter sa couleur. L’écriture à laquelle je me confie est déjà tout institution ; elle découvre mon passé et mon choix, elle me donne une histoire, elle affiche ma situation, elle m’engage sans que j’aie à le dire97. 58 La science-fiction fonctionne suivant le même principe : ses références et son lexique propre permettent de faire l’économie de toute mise en situation. Elle énonce : je suis SF. Et la narration n’a plus à redoubler cet énoncé. Nous parlions de cohérence : c’est la seule manière pour le genre d’acquérir une vraisemblance esthétique alors même qu’elle sert le désir d’unité des producteurs du discours. Le private-joke et l’autocitation sont de ces dérapages élocutoires qui — tel le lapsus chez Freud — trahissent un désir caché : ici, être crédible. 59 On pourrait bien entendu aller plus loin encore et se demander, à la suite de Gérard Genette98, s’il n’y a pas là une volonté inconsciente de démiurgie quasi métaphysique, borgésienne en somme. On retrouve alors Michel Butor qui, dans La crise de croissance de la science-fiction99, émettait le vœu de voir les auteurs spéculatifs s’allier pour créer un univers collectif. Il désirait leur voir décrire des villes imaginaires, certes, mais unifiées ; les voir traverser des mondes bien précis, où chacun doive tenir compte des descriptions déjà produites. Ce vœu fut alors critiqué par les spécialistes ès-SF, comme à tout le moins répressif. C’était oublier que Butor aspirait à quelque chose qui existait sous une autre forme, moins flagrante sans doute : l’intertextualité, la référence érigée en système, tout ce que nous venons de décrire rapidement. 58 6. Pour une anti-conclusion 60 Tirer de cette trop brève étude une conclusion précise serait pour le moins hasardeux. Notre parcours au travers de quelques exemples frappants reste fort peu scientifique : nos lectures personnelles l’ont souvent dirigé, et celles-ci sont loin de représenter une synthèse du genre. Nous pensons cependant avoir ouvert des chemins peu fréquentés, et nous ne pouvons que souhaiter les voir parcourir de plus en plus, y voir mener des enquêtes systématiques qui feraient intervenir l’aspect quantitatif du phénomène, lequel est seul en mesure de préciser l’impact véritable des pratiques que nous nous sommes limité à décrire — même si notre embryon d’explication nous semble plausible. 61 Le projet esthétique total de la SF nous paraît démarquer avec bonheur cette célèbre phrase de Vian : « L’histoire est entièrement vraie, puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre100 ». Effectivement, c’est l’imagination minutieuse de ses lieux, de ses univers, de ses personnages, et leur récurrence incessante, qui confère à la SF son caractère de crédibilité, son vraisemblable, son réel poétique, bref : sa vérité. 62 Que font les auteurs de SF sinon appliquer Aragon : Jusqu’ici, les romanciers se sont contentés de parodier le monde. Il s’agit maintenant de l’inventer101. NOTES 1. L’expression « science-fiction », ou « SF », sera prise tout au long de cet article comme rendant compte non seulement d’un genre littéraire (voir note 84), mais également du monde qui l’entoure et, dans une certaine mesure, le fonde : écrivains, éditeurs, chercheurs, critiques, amateurs, « fans », producteurs et consommateurs confondus. Nous allons d’ailleurs tenter dans un premier temps de déterminer l’espace et la fonction de cette collectivité. 2. LAMART (M.), « Dix questions à Michel Jeury », Le Gué, Spécial Science-Fiction, n o 10/11, novembre 1978, p. 12. 3. Projet lexical qui n’est, nous y reviendrons, qu’une part (importante sans nul doute) de la problématique plus générale de cette science-fiction, littérature qui institue une attitude collective au niveau socioprofessionnel. 4. ANGENOT (M.), « Le paradigme absent. Éléments d’une sémiotique de la science-fiction », Poétique, no 33, février 1978, p. 74–89. 5. ANGENOT (M.), op. cit., p. 80. 6. Ibid., p. 82. 7. On ne peut guère citer que l’exemple paralittéraire de la bande dessinée générant de la même manière cénacles, écoles, lieux d’échanges. Le roman policier offre ces derniers temps une semblable évolution : apparition de revues spécialisées (Polar, Gang) et de festivals (Reims, Royan) aux côtés de publications d’amateurs, les fanzines. 8. Nous ne désirons pas, dans le cadre de cette étude, poser à nouveau les questions théoriques que soulève l’expression « genre littéraire ». Nous renvoyons sur le sujet aux théories de la littérature habituellement convoquées pour ce faire, à commencer par T. TODOROV (Introduction à 59 la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, et plus récemment Les genres du discours, Paris, Seuil, 1979). Nous n’entrerons pas davantage dans le débat connexe à celui sur la définition de la SF qui oppose depuis toujours les spécialistes sur le point de savoir si la science-fiction est ou n’est pas un genre littéraire. J. VAN HERP (« La SF n’existe pas en tant que genre littéraire distinct », in Panorama de la science-fiction, Verviers, Gérard, 1973, p. 14), M. ROCHETTE (« La science-fiction n’est ni un genre ni un thème », in La Science-Fiction, Paris, Larousse, 1975, p. 7) ou J. SADOUL (« La SF n’est pas un sous-genre littéraire », in « Rio capitale de la science fiction », Magazine Littéraire, n o 31, août 1969, p. 14) récusent le terme, que par contre D. SUVIN emploie (« La SF est donc un genre littéraire », in « La Science-Fiction et la jungle des genres : un voyage extraordinaire », Littérature 10, mai 1973, p. 100.) 9. Ainsi, depuis plusieurs années, le Festival de Paris du Film Fantastique et de Science-Fiction, par l’équipe de la revue L’Écran Fantastique, et plus récemment une rétrospective également cinématographique, « L’œil du futur », par celle de Fiction. 10. PEETERS (J.), « Quelques observations sur le phénomène du fandom », Écritures 77, 22 e année, p. 82–91. Nous y renvoyons le lecteur intéressé pour une analyse plus détaillée (bien que relativement empirique) du phénomène. Il faut également citer l’article que consacre au fandom Pierre Versins dans son Encyclopédie : « Fandom : Contraction formée par les mots « Fanatic » et « Domain » : le petit monde, plus ou moins fermé mais plutôt plus que moins (sic), des amateurs de science-fiction, d’abord phénomène typiquement anglo-saxon, puis mondial ». « (…) Régulièrement, les fans se réunissent en Conventions, dont une “mondiale” en été depuis 1939, avec un intervalle durant la dernière guerre. Ceci a permis la dissémination du genre d’esprit nécessaire pour que le fandom s’étale sur le monde entier. On suppose qu’actuellement. il doit être constitué (…) par plusieurs milliers d’amateurs, dont la majorité dans les pays anglo-saxons. Mais les fandoms allemand, japonais, italien, belge, français par exemple sont florissants aujourd’hui. » (VERSINS [P.], Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science-fiction, Lausanne, l’Âge d’Homme, 1972, p. 309.) 11. BOGDANOFF (Ig.) et BOGDANOFF (Gr.), Clefs pour la science-fïction, Paris, Seghers, 1976, p. 46. 12. Il ne faudrait pas croire pour autant que l’existence dudit ghetto, qui n’est pas contestable, provienne d’un choix sinon délibéré, du moins conscient, de la part de ceux qui s’y retrouvent. L’influence du milieu n’est pas négligeable, et on peut du moins se demander qui, des amateurs et de leur désir d’un monde clos, ou de la culture dominante et des réactions que suscite en elle la SF, sont les premiers responsables de cette situation. Gérard Klein a fort justement analysé ces réactions dans un article donné à Europe ( KLEIN [G.], « Le procès en dissolution de la SF », in GOIMARD (J.), éd., La science-fiction par le menu, Europe, n os 580/581, août/septembre 1977, p. 145– 155). Pour lui, il s’agit pour la culture officielle, par l’ignorance, l’enfermement ou le procès en dissolution, de marquer « (…) la dénégation de la possibilité pour un autre groupe social que le groupe politique et culturel dominant (…) de produire et de diffuser des valeurs ». Ne peut-on dès lors concevoir ici le même style de processus d’acculturation pour la SF, qui se voit traitée en sous-genre parent pauvre d’une « grande » littérature, que celui qui refuse toute considération à une culture prolétarienne authentique ? Il s’agit, évidemment, d’un autre débat… 13. Ainsi, en France, de la S.F.F.S.F. (Société Francophone de Fantastique et de Science-Fiction) fondée par Jacques Goimard, ou du groupe Remparts qui rassemble la plupart des jeunes auteurs autour des tendances modernes (et politiques) de la SF francophone. En Belgique, le Groupe Phi — essentiellement composé de Liégeois — tente une démarche assez similaire à celle de Remparts. 14. C’est, également, une évolution idéologique certaine : le héros pur et sans reproche existe tant que la SF demeure exclusivement reduplicative (il est alors l’avatar moderne du paladin et du cow-boy, et ses actes sont simplement transposés dans un référent science-fictif lequel fonctionne suivant une matrice identique à celle que PROPP, in Morphologie du conte, Paris, Seuil, 1965, définissait pour les contes populaires russes : monde en paix, événement portant atteinte à 60 cet ordre, aventure du héros rétablissant l’ordre, retour à un monde en paix). Mais il est condamné à disparaître dès que le genre commence à s’intéresser aux conditions du monde décrit, à s’interroger sur sa validité comme modèle et donc à questionner également les forces plurielles qui l’instituent. À ce sujet, voir EIZYKMAN (B.), Science-fiction et capitalisme, Paris, Mame, 1973 et EIZYKMAN (8.) et RICHE (D.), La bande dessinée de science-fiction américaine, Paris, Albin Michel, 1976. 15. ASIMOV (Is.), Fondation, Fondation et Empire, Seconde Fondation, Paris, Denoël, 1966, rééd. 1973. (Les œuvres citées en note le seront toujours par leur titre français et suivant l’édition la plus accessible sur le marché.) 16. HERBERT (Fr.), Dune, Paris, Laffont, 1970, rééd. Presse-Pocket, 1980. 17. BRUNNER (J.), Tous à Zanzibar, Paris, Laffont, 1972. 18. LE GUIN (U.), Les Dépossédés, Paris, Laffont, 1975. 19. Si le « héros », comme personnage, demeure présent (après tout, il s’agit toujours d’un récit pourvu de ressorts dramatiques et de caractères divers), ce sera comme chez Herbert, dans tout le cycle de Dune et mieux encore dans le dernier épisode (Les enfants de Dune, Paris, Laffont, 1978) en tant que symboles. Si Herbert, dans ce dernier roman, charge son héros, le fils de Paul Muad’Dib, « d’installer l’histoire humaine elle-même dans un long sommeil réparateur » (G. Klein), c’est métaphoriquement que celui-ci prend en charge l’humanité et non plus au bout du laser-gun comme jadis. Ce n’est plus son histoire personnelle qui importe, mais son insertion dans l’histoire globale. 20. KLEIN (G.), Malaise dans la SF américaine, précédé de LE GUIN (U.), Le nom du monde est forêt, Paris, Laffont, 1979. 21. KLEIN (G.), op. cit., p. 180. 22. Ibid., p. 186. 23. Ibid., p. 179 : « L’hypothèse que j’entends esquisser ici est que le véritable sujet d’une œuvre est la situation du groupe social auquel appartient son auteur dans la société globale, et que l’angoisse que peut convoyer l’œuvre est celle provoquée par l’inadaptation de ce groupe social au changement de la société globale, changement qui peut aller jusqu’à entraîner la dissolution du groupe. » 24. Ibid., p. 168 : « Le point le plus faible (…) réside sans doute dans la caractérisation du groupe produisant et consommant de la SF. À défaut d’une approche positive, c’est presque exclusivement par induction qu’il est cerné ici. Font défaut et une définition suffisamment rigoureuse de la notion de groupe social (…) et une bonne description empirique de son contenu et de des limites. (…) C’est pourquoi je tiens à insister sur cette idée qu’il s’agit ici d’une hypothèse au sens fort du terme (et non d’une vérité révélée), destinée à stimuler mes confrères et à provoquer un débat. » 25. D’autres ont d’ailleurs emboîté le pas à Gérard Klein, comme P. Giuliani ou D. Douay. Voir à ce sujet : DOUAY (D.), « Le new-look de la SF française : prêt à porter ou confection », Fiction, n o 287, janvier/février 1978, p. 166–172 (« Au déclin de la foi dans l’innocence capitaliste, il convient d’ajouter une cause, fort justement analysée par Gérard Klein dans son essai “Malaise dans la science-fiction” : les couches moyennes, auxquelles appartiennent les écrivains et lecteurs de SF dans leur quasi-totalité, sentent confusément que le pouvoir, qu’elles croyaient détenir, leur échappe en totalité. À travers les romans, ce ne sont pas les morts possibles de l’humanité qui sont décrites, mais bien celle du groupe social de l’auteur. » [p. 168]) ; GUIOT (D.), « Science-fiction et politique », Opus, no 64, automne 1977, p. 33–35. La polémique n’a pas manqué non plus, alimentée surtout par B. BLANC, que surprend l’amalgame opéré entre des auteurs bien typés à droite, comme Robert Heinlein ou Poul Anderson, et de « furieux écrivains anticapitalistes » tel que Norman Spinrad. « Ce groupe social, il faut vraiment que Gérard Klein ait un IBM dans la tête pour l’embrasser quand les livres de SF, en France, se vendent jusqu’à 100 000 exemplaires. (…) 61 Michel Cosem, dans son enquête (« La SF à l’école », Univers 06, septembre 1976, p. 174–182, N.d.l’A.) expliquait pourtant très clairement que la SF, à l’école, touchait tous les groupes sociaux, toutes les classes. Est-ce que seulement la petite bourgeoisie va à l’école ? » ( BLANC [B.], Pourquoi j’ai tué Jules Verne, Paris, Dire/Stock 2, 1978, p. 303.) 26. [Note de 2015] Gérard Klein a souvent, depuis la rédaction de cette étude, développé sa pensée en ce domaine, au travers de nombre de préfaces, études ou essais. Le résumé le plus récent et le plus pertinent de cette pensée toujours rigoureuse et malicieuse à la fois, figure dans l’ouvrage publié en 2012 par les Éditions du Somnium : Les Subjectivités collectives. Nous y renverrons le lecteur désireux de prendre connaissance de l’état le plus pointu des théories de Klein. 27. BRUNNER (J.), in GUIOD (J.), « Rencontre avec John Brunner », Galaxie, no 104 (II), janvier 1973, p. 147. 28. DUVIC (P.), « Rencontre avec Gordon R. Dickson », Galaxie, no 110 (II), juillet 1973, p. 131. 29. ZELAZNY (R.), in DUVIC (P.), « Entretien avec Roger Zelazny », Fiction, no 227, novembre 1972, p. 139–149. 30. Voir DOUAY (D.), op. cit., p. 166 : « La vérité oblige à reconnaître que, de par ses structures, nées au cours des années de vaches maigres, à présent pérennisées par les conventions, le “milieu SF” présente le terreau le plus favorable qui soit à l’éclosion de la paranoïa. (…) Dans la SF française, les papes sont légion, et leurs ambitions ne sont pas obligatoirement identiques : pour un tel, il s’agira de s’instituer porte-parole de toute la SF française, pour tel autre de s’ériger en guide et censeur de l’un de ses courants. » 31. Ceci nous entraînerait fort loin, et en-dehors des limites que nous nous sommes assignées : le référentiel science-fictif exclusivement. De plus, les citations et influences d’origine externe poursuivent souvent un but semblablement extérieur par rapport au genre : lui donner respectabilité littéraire, alibi culturel face à l’entreprise de dissolution dominante (cf. note 12). On peut rapprocher ceci d’une entreprise assez similaire chez Jean Ray (voir DELCOURT [Chr.], e « Jean Ray et ses lectures », Écritures 74, 19 année, p. 29–44). Notre propos, lorsque nous aborderons les raisons de ces attitudes d’intertextualité, sera de rencontrer les intentions des auteurs par rapport au genre lui-même. Dans cet esprit, peu nous importe de voir Ph. Curval mettre en scène Maigret (il se nomme Tergiam et ne cesse de tirer sur sa pipe, dans Un soupçon de néant, Paris, Presses-Pocket, 1977) ou M. Jeury citer Maurice Clavel dans un dialogue (« Dieu seul est dieu… Nom de Dieu ! » dans Les enfants de Mord, Paris, Presses-Pocket, 1979). 32. Qui ont produit au moins une œuvre apparentée à la SF : Et mon tout est un homme, Paris, Denoël, 1965. 33. BORGES (J.L.) et BlOY CASARES (A.), Chroniques de Bustos Domecq, Paris, Denoël, 1970. 34. BLANC Collectif (B.) et no DOUAY (D.), « Tout est possible, chantait le papilhomme », in Planète Socialiste, 2, Yverdon, Kesselring, 1977, p. 45–106. 35. Pour Ellison, il s’agit du recueil Partners in wonder, rassemblant des textes écrits entre 1968 et 1970. Cinq de ces récits hybrides ont été traduits : « Je vois un homme assis dans un fauteuil, et le fauteuil lui mord la jambe » (H.E./R. SHECKLEY, Fiction, no 175, juillet 1968), « Viens à moi, non dans la blancheur de l’hiver » (H.E./R. ZELAZNY, Fiction, no 197, mai 1970), « Le jour du Ptéranodon » (H.E./K. LAUMER, Galaxie, no 82 [II], mars 1971), « Les opérateurs humains » (H.E./A.E. VAN VOGT, Fiction, no 218, février 1972) et « Le jeteur de sorts » (H.E./Th. STURGEON, Fiction, no 224, août 1972). J.P. ANDREVON a appliqué le même principe pour un recueil en deux volumes qui vient de paraître (Compagnons en terre étrangère 1 et 2, Paris, Denoël, 1979), avec R. Durand, Chr. Renard, P. Duvic, P. Christin, M. Jeury, Fr. Brugere, B. Blanc, D. Walther, G.W. Barlow, D. Douay, A. Doremieux et Ph. Cousin. 36. Ce type d’approche permet en effet, par la multiplication des points de vue, d’opérer en quelques heures une mise en place d’idées qui nécessiterait chez l’auteur solitaire plusieurs jours 62 voire plusieurs semaines. La création collective est une méthode excellente pour « expliquer » les mécanismes créatifs de l’écrivain et, en ce sens, elle peut jouer le rôle de séminaire de créativité. Le C.I.L. en a fait l’expérience le 14 novembre 1979, et l’enthousiasme de certains conduira vraisemblablement à renouveler l’expérience. 37. BLISH (J.), SILVERBERG (R.) et ZELAZNY (R.), Trois futurs incertains, Paris, Opta, 1972. 38. Five fates n’est pas traduit intégralement en français, mais trois textes sur cinq sont connus : ANDERSON (P.), « Destins en chaîne », Fiction, no 209, mai 1971, p. 7–60 ; HERBERT (Fr.), « Symbiose », Fiction, no 210, juin 1971, p. 7–42 et ELLISON (H.), « La région intermédiaire », Galaxie, no 85 (II), juin 1971, p. 4–85. Ce dernier texte possède une solide réputation, due entre autres à sa typographie particulièrement éclatée (loués soient les imprimeurs !). 39. BLOCH (R), « Un jouet pour Juliette », in Lu, 1975, p. 194–211. ELLISON (H.), éd., Dangereuses visions, tome 1, Paris, J’ai ELLISON (H.), « Le rôdeur dans la ville au bord du monde », in op. cit., p. 212– ALEXANDRE (K.), « Les serviteurs de la Ville », Fiction, no 257, mai 1975, p. 3–42 ; 246. 40. JEURY ANDREVON (M.) et (J.P.), « Un quartier de verdure », Fiction, no 279, avril 1977, p. 123–162 ; DE FAST (J.), « La ville est un bordel », Fiction, no 285, novembre 1977, p. 99–129 ; MALBEC (Y.), « L’Agora », Fiction, no 290, mai 1978, p. 88–117 ; DURAND (R.), « Événements furtifs dans une ville d’eau », Fiction, n o 293, septembre 1978, p. 81–100 ; 1979, p. 47–86 ; BARLOW (G.W.), « Votre humble serviteur », Fiction, no 298, février (J.P.), « L’homme noir », Fiction, no 301, mai 1979, p. 93–125 ; FONTANA « Révolte à Watonga », Fiction, no 305, s.d., p. 53–75 ; MARLSON (H.P.), (R.E.), LEKHAL (S.), (P.), « Les bulles du crépuscule », Fiction, no 306, s.d., p. 97–124. 41. MOORE (C.L.), MERRITT (A.), LOVECRAFT HOWARD LONG (F.B.), « Le défi de l’au-delà », Univers 01, juin 1975, p. 132–150, et BINDER (E.), WILLIAMSON (J.), HAMILTON (E.), GALLUN (R.Z.), FEARN (J.R), « La grande illusion », Univers 04, mars 1976, p. 117–138. Ce dernier texte présente la particularité supplémentaire d’avoir été écrit en commençant par la fin ! 42. ALEXANDRE (K.), RENARD (Chr.) et JEURY (M.), « Qui joue ? Qui meurt ? », Fiction, no 270, juin 1976, p. 123–150. 43. Voir, par exemple : MORMONT (L.) et WARFA (D.), « Suivez la ligne ! », Octa-Magazine, no 11, 3e trimestre 1978, p. 9–10 44. Il ne s’agit pas pour autant, dans notre chef, de dénigrer la fonction des fanzines, dont certains possèdent une réelle utilité dans les domaines de l’information et de la critique. Par contre, affirmer qu’ils sont de bons tremplins pour une carrière professionnelle relève de la légende tenace ; tous les fans ne sont pas (heureusement !) devenus auteurs professionnels, et de la même manière tous ceux-ci ne proviennent pas du milieu fanique. 45. VONARBURG (El.), « Les créateurs d’univers », Requiem, no 18, décembre 1977, p. 12. 46. La SF crée des mondes, dit-on. Le titre d’un essai de D. Wollheim, citant Farmer, n’est-il pas Les faiseurs d’univers (Paris, Laffont, 1974) ? Mais, en fait, la SF se contente de créer des mots ! 47. Un premier essai dans ce sens nous vient du Québec : SUVIN (D.), Pour une poétique de la sciencefiction, Montréal, Presses de l’Université du Québec, 1977. Voir également l’article cité de Marc Angenot. 48. KRISTEVA (J.), Sémeiôtikè, Paris, Seuil, 1969, p. 146. 49. La connotation étant prise au sens de Barthes : « (…) Un trait qui a le pouvoir de se rapporter à des mentions antérieures, ultérieures ou extérieures, à d’autres lieux du texte (ou d’un autre texte) (…). C’est un “bruit” volontaire, soigneusement élaboré, introduit dans le dialogue fictif de l’auteur et du lecteur. » (BARTHES [R.], S/Z, Paris, Seuil, 1970, p. 14–15.) Toute cette intertextualité, tout ce référentiel science-fictif est donc directement signifiant : nous verrons plus loin ce qu’il nous énonce exactement. 63 50. Sur le concept de « vraisemblable », voir notamment : (Fr.), Critique du roman, VAN ROSSUM Paris, Gallimard, 1970 (surtout le chapitre II, p. 81–100), et BARTHES (R.), « L’effet de réel », Communications 11, mars 1968, p. 84–89. 51. Jerry Cornelius fait sa première apparition dans : MOORCOCK (M.), Le programme final, Paris, (M.), « La nature de la catastrophe », Galaxie, no 107 (II), avril Opta, 1972. Voir aussi : MOORCOCK 1973, p. 99–107 ; (J.), « Joli mois de mai… », Galaxie, no 97 (II), juin 1972, p. 57–71 (où J.C. GWINN organise en coulisses mai 68), et enfin (dernier avatar à ce jour) MOEBIUS, « Le garage hermétique de Jerry Cornelius », in Major Fatal, Paris, Humanoïdes Associés, 1979, p. 43–141. 52. PLANCHAT (H.L.), « Tu pleurais, petit singe », Galaxie, no 134 (II), juillet 1975, p. 4–27. 53. HOUSSIN (J.), « État de boue », Univers 14, septembre 1978, p. 70–75. 54. (J.P.), « Mégalomaniaque », Fiction, no 255, mars 1975, p. 41–71. Ce texte présente ANDREVON une concentration rarement atteinte de citations et de private-jokes. Ainsi le village de Higon-surPerte (Higon étant le pseudonyme de M. Jeury, qui créa dans Le temps incertain [Paris, Laffont, 1973] le lieu utopique de « La perte en Ruaba »), ainsi la réplique « rien qu’un surhomme », p. 69, qui n’est autre que le titre d’un roman d’O. Stapledon, ainsi la description d’A. Doremieux, « vieillard répandu dans son fauteuil (…) et le fauteuil lui mordait la jambe » (voir le texte d’ellison et Sheckley cité à la note 34), etc. 55. FREMION (Y.), « Le ciel est bleu, je suis heureux, le ciel est vert, je suis amer… », Horizons du Fantastique, no 31, 1er trimestre 1975, p. 24–27 ; WALTHER MATHON (B.), « Jusqu’à preuve du contraire », in (D.), éd., Les soleils noirs d’Arcadie, Paris, Opta, 1975, p. 11–29. Dans ce dernier récit également, jokes en pagaille : rencontres avec des personnages tels que Gosseyn ( VAN VOGT [A.E.], Le monde du Non-A, Paris, J’ai Lu, 1970) ou Jubal Harshaw ( HEINLEIN [R.], En terre étrangère, Paris, Laffont, 1970). 56. DURAND (R.), « Fragments d’autobiographie en mai 1968 », Fiction, n o 248, août 1974, p. 93–112. 57. CHEINISSE (Cl.), « Conflit de lois », in DOREMIEUX (A.), éd., Voyages dans l’ailleurs, Tournai, Casterman, 1971, p. 89–96. 58. ALDISS (Br.), Frankenstein délivré, Paris, Opta, 1975. 59. BROWN (Fr.), L’univers en folie, Paris, Denoël, 1970. 60. CARSAC (Fr.), La vermine du lion, Paris, Fleuve Noir, 1967. L’auteur a notamment déclaré : « Là où je m’amuse (…) c’est à intégrer mon futur, parfois, avec ceux de Poul Anderson ou de Sprague de Camp. (…) Nous introduisons des héros empruntés aux autres, des idées ou des “backgrounds”, des arrière-plans… » (CARSAC [Fr.], HdF, no 26, 1er trimestre 1974, p. 31). 61. JEURY (M.), Les singes du temps, Paris, Laffont, 1974, et Le monde du Lignus, Paris, Laffont, 1978. Gossein — ou Gosseyn — vient de Van Vogt (voir note 54), et Vance est un auteur américain fort connu (spécialiste de space-opera et d’heroïc-fantasy). 62. JEURY (M.), Les enfants de Mord, Paris, Presses-Pocket, 1979. Rendez-vous avec Rama est le titre d’un roman d’A.C. Clarke (Paris, Laffont, 1975) ; une nouvelle de D. Walther s’intitule « Vanille du corps de Lia » (Fiction, no 250, octobre 1974, p. 63–87) ; « Je n’ai plus de bouche et il faut que je crie » est d’H. Ellison (Galaxie, no 45 [II], janvier 1968, p. 4–20) ; quant à La fin de l’éternité, c’est une œuvre d’Is. Asimov (Paris, Denoël, 1967). 63. TIPTREE (J.) Jr, « Remonte-nous, Scotty ! », Galaxie, no 98 (II), juillet 1972, p. 67–83. 64. WARFA (D.), « Aux couleurs d’un rivage blond », Fiction, no 280, mai 1977, p. 18–39. 65. CURVAL (Ph.), Un soupçon de néant, Paris, Presses-Pocket, 1977. 66. L’auteur s’offre même la coquetterie, dans les dernières pages du roman, de se demander pourquoi les lectures SF plutôt que d’autres avaient ainsi pris vie. Il n’y répondra pas (la thèse que nous défendons plus loin permettrait une réponse fort brève : les lectures SF contaminent le récit, parce qu’il s’agit d’un récit de SF — mais n’anticipons pas !). Cette interrogation nous vaut quelques phrases lourdes de bien d’autres univers parallèles : « Que se serait-il passé si cet univers s’était modelé suivant d’autres fantasmes ? Aurait-il pris la forme de la Madeleine de 64 Proust ou bien celle des fictions de James ou de Borges ? Aurait-il pu ressembler au château de Kafka ou à la colonie pénitentiaire ? Ou encore aurait-il pu se mouler à même les sublimes visions de Melville, aurait-il porté l’empreinte de la divine comédie ivre de Lowry ou suivi le déchirant itinéraire de Reverzy vers la mort ? » (CURVAL [Ph.], op. cit., p. 242–243.) 67. Les allusions et références décrites plus haut sont également présentes, mais n’ont d’autre raison d’exister que d’introduire les situations et de permettre leur décryptage. Le code est d’ailleurs fort simple : Curval a pris le parti de transcrire les noms propres à l’envers. Ce qui nous donne (hors du domaine) un détective Ewolram échappé de l’œuvre de R. Chandler (le « privé » dans toute sa quintessence : Philip Marlowe lui-même !). Mais aussi un inspecteur Trébor Nielnieh (cf. l’auteur U.S. Robert Heinlein) ; un certain Ekardnam, vêtu d’un habit noir, d’une cape à revers rouges, d’un haut de forme et portant une petite moustache (Mandrake le magicien, issu des comics de l’âge d’or) ; un « inculte cultivé » du nom de Nitolip Lehcim (Michel Pilotin, cofondateur du « Rayon Fantastique » en 1951 — collection qui importa quasiment la SF en France et révéla les ouvrages que Curval va citer). Nous entendrons même parler des lois de la robotique du Pr. Vomisa ! Mais dès que Curval introduit Nyessog Treblig, fondateur du Non-A, Nodles Irah, président ayant eu accès « à la culture encyclopédique », ou un ver qui s’appelle Clifford, son propos se situe au-delà du « private-joke » simpliste : il livre les clés des calques qu’il a opérés. 68. CURVAL (Ph.), op. cit., p. 66–67. 69. VAN VOGT (A.E.), Le monde du Non-A, Paris, J’ai Lu, 1970, p. 33. 70. SIMAK (Cl.), Dans le torrent des siècles, Paris, J’ai Lu, 1970, p. 215–216. 71. SIMAK (Cl.), Demain les chiens, Paris, J’ai Lu, 1971. 72. CURVAL (Ph.), op. cit., p. 93–95. 73. SIMAK (Cl.), op. cit., p. 87–90. 74. ASIMOV (Is.), Fondation, Paris, Denoël, 1966, rééd. 1973. 75. CURVAL (Ph.), op. cit., p. 110–112. 76. ASIMOV (Is.), op. cit., p. 30–31. 77. Ceci posé, nous considérons pourtant ce récit comme n’étant pas inintelligible. En effet, ainsi que nous l’avons souligné, le texte est soutenu de bout en bout par les morceaux empruntés, et ceux-ci articulent savamment la progression dramatique. Que le lecteur ignore qu’il s’agit là de citations ne lui gâchera pas son plaisir : lesdits passages évoquent exactement ce qu’ils doivent — dans la narration curvalienne — évoquer, et seul un niveau second de lecture (par l’initié) les rendra signifiants des intentions référentielles de l’auteur. L’important est que le texte demeure compréhensible au premier degré (nous serions tenté de dire : au degré anecdotique) — et non réservé à « une élite ». 78. ANGENOT (M.) op. cit., p. 74. 79. Ibid., p. 77. 80. CARROLL (L.), Tout Alice, éd. prés. par H. PARISOT, Paris, Garnier/Flammarion, 1979. 81. PADGETT (L.), « Tout smouales étaient les Borogoves », in JUIN (H.), éd., Les vingt meilleurs récits de science-fiction, Verviers, Gérard, 1964, p. 263–411. 82. ROBIDA (A.), Le XXe siècle, Paris, G. Decaux, 1883. 83. Voir à ce sujet GIRAUD (J.) et al., Dictionnaire des mots dans le vent, Paris, Larousse, 1971. 84. ORWELL (G.), 1984, Paris, Gallimard, Folio, 1972 ; BURGESS (A.), L’orange mécanique, Paris, Laffont, 1972 et TOLKIEN (J.R.R.), Le Seigneur des anneaux, Paris, Bourgois, 1972. 85. ANGENOT (M.), op. cit., p. 85. 86. JEURY (M.), Les îles de la lune, Paris, Fleuve Noir, 1979. 87. DELCOURT (Chr.), « Quelques aspects de la science-fiction et du fantastique », Écritures 73, 18 e année, p. 18. 88. MOORCOCK (M.), in 1971, p. 146–151. GUIOD (J.), « Rencontre avec Michaël Moorcock », Galaxie, no 82 (II), mars 65 89. GARCIA (J.P.), « Baccalauréat ès SF », Galaxie, no 70 (II), mars 1970, p. 139–148. DOUAY 90. (D.), « Le new look de la SF française, prêt à porter ou confection », Fiction, n o 287, janvier/février 1978, p. 166–172. 91. Nous citerons à ce propos l’avis de quelqu’un qui se trouve largement extérieur au genre : Hergé. « Et l’argot bruxellois que vous islamisez ou slavisez selon le contexte ? Et votre Castafiore qui s’inspire de la Callas ? Le professeur Tournesol qui ressemble à Jean Rostand ? — Ce ne sont que de modestes primes pour les connaisseurs. On peut les ignorer, l’ouvrage n’en souffre pas. » ( HERGÉ, in G.R., « Entretien avec Hergé », Le Monde du 15 février 1972, p. 24). Tout n’est-il pas ici résumé à ce sujet ? 92. VIAN (B.), cité par VAN HERP (J.), Panorama de la science-fiction, Verviers, Gérard, 1973, p. 405. 93. JUIN (H.), « Préface », in Les vingt meilleurs récits de science-fiction, Verviers, Gérard, 1964, p. 18. KAST 94. (P.), in KAST (P.), LABARTHE (A.) et VIAN (B.) « Le goûter des cosmonautes », Magazine Littéraire, no 31, août 1969, p. 27. 95. De même, les « hémistiches à tiroirs » de la poésie homérique jouaient ce rôle d’identification pour l’auditeur. La narration, le traitement du thème étaient prééminents au monde décrit (connu de l’auditeur). Ainsi, en SF, le back-ground de termes spécifiques au genre joue-t-il ce rôle de substrat fixe qui permet à l’auteur de s’occuper de son récit à d’autres niveaux. 96. ANGENOT (M.), op. cit., p. 87–88. 97. BARTHES (R.), Le degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, 1953, rééd. Points, 1972, p. 23. 98. GENETTE (G.), « L’utopie littéraire », in Figures l, Paris, Seuil, 1966, rééd. Points, 1976, p. 123– 132. 99. BUTOR (M.), « La crise de croissance de la science-fiction », in Essais sur les modernes, Paris, Gallimard, Idées, 1971, p. 223–237. 100. VIAN (B.), « Avant-propos », in L’écume des jours, Paris, UGE, 10/18, 1973, p. 5. 101. ARAGON (L.), Blanche ou l’oubli, Paris, Gallimard, Folio, 1976, p. 515. 66 Thèmes et motifs de science-fiction dans Bob Morane (33 ans de Bob Morane, Séries-B, 1986) 1 De nombreux commentateurs déjà ont noté combien les aventures de Bob Morane, série essentiellement d’aventures, opérant d’ailleurs à une certaine époque comme une réhabilitation de ce genre face au polar et au roman d’espionnage, s’étaient infléchies au fil des années, pour accueillir de plus en plus une thématique et des motifs récurrents appartenant en propre à la science-fiction. Ce choix thématique de Henri Vernes est à ce point manifeste que Jacques Van Herp a pu écrire en 1973 dans son Panorama de la sciencefiction1 : « Actuellement en langue française un seul écrivain fait une large place à la SF : c’est Henri Vernes (…) ». Lorsque Van Herp émet cet avis, il stigmatise un aspect devenu effectivement fondamental au fil des années. Certes, le critique bruxellois est excessif en faisant de Vernes le seul auteur de SF juvénile dans l’édition francophone : en 1973, Pierre Pelot écrit déjà depuis un certain temps. Mais quant à la place réservée à la SF au sein des aventures de Bob Morane, il tombe juste. 2 On serait en droit de se demander quelles sont les raisons de cette intrusion de la sciencefiction au cœur d’un bastion du récit d’aventures, qui transportait son lecteur d’explorations en chasses au trésor, de lutte anti-mafia en protection des animaux, d’archéologie-fiction en révoltes contre toutes les tyrannies. Et on s’aperçoit qu’au fond, à des degrés divers, ce mélange d’aventure et de SF a toujours existé au sein de la série. 3 Aujourd’hui2, sur 153 titres, on peut estimer qu’environ la moitié appartiennent à la SF ou la frôlent de près. Elle fait son apparition chez Vernes en 1955, dans Les faiseurs de désert, et sa thématique va petit à petit faire son trou entre le roman d’aventures pur, l’intrigue policière ou le récit d’espionnage. Ce dernier faisant quasi office de cheval de Troie, puisqu’aussi bien chez Vernes que chez d’autres, à commencer par Ian Fleming, il subit une énorme contamination d’abord strictement anticipative, puis franchement spéculative. Les structures du roman d’espionnage, avec ce qu’elles véhiculent de secrets à conquérir et d’inventions à protéger, amènent naturellement un personnage d’aventurier à se métamorphoser en chevalier de la science et de la technique. Car c’est là que nait réellement la SF dans Bob Morane : par le biais de l’invention technique. Morane 67 est ingénieur sorti de l’X, et il est manifeste que la SF chez son créateur découle d’abord en droite ligne de l’anticipation française de la fin XIXe et du début du XXe siècle, de Jules Verne et ses épigones à Jacques Spitz, en passant par Maurice Renard. 4 Si l’on cite également l’intérêt personnel de l’auteur envers le paranormal (quelques ouvrages, entre autres sur le vaudou, publiés jadis sous son vrai nom) ou même le fantastique (ainsi de ses relations privilégiées avec Jean Ray, devenu d’ailleurs personnage de fiction), on éclairera davantage le parcours. Enfin, à voir comment Henri Vernes a remarquablement assimilé les leçons du roman populaire du début du XXe siècle (plusieurs caractères importants de la série proviennent de ce réservoir, à commencer par Ming, qui louche terriblement en direction de Sax Rohmer, mais également Aristide Clairembart, prototype du savant touche-à-tout), il était tout aussi inévitable de le voir trouver sur le terreau de la SF une matière facilement intégrable dans sa propre production. 5 La systématisation des thèmes et motifs science-fictifs se manifeste dans la fin des années soixante avec la création du “Cycle du Temps”, véritable série dans la série, autonome par rapport à la chronologie globale des histoires narrées, comme le sera plus tard celui d’Anankè. On verra que cet aspect était inévitable. 6 Mais il est donc clair que cette systématisation ne put avoir lieu que grâce à l’introduction, depuis longtemps, d’éléments SF qui pour avoir été parfois moins signifiants n’en préparèrent pas moins le terrain à une ouverture qui fut tout sauf brutale (la politique de l’éditeur y fut sans doute également pour quelque chose, Marabout lançant une collection clairement SF en 19693). En abordant les années 70, habiller Bob Morane aux couleurs d’une SF qui commence à bien marcher commercialement dans le grand public est donc dans la logique des choses. 7 Quels furent les grands thèmes abordés par Vernes auparavant ? Les Faiseurs de désert (1955) : modification de la biosphère ; La Croisière du Mégophias (1956) : animal monstrueux ; Opération Atlantide (1956) : civilisation disparue ; Les Monstres de l’espace (1956) : l’alien agressif ; Les Chasseurs de dinosaures (1957) : voyage temporel ; Les géants de la Taïga (1958) : manipulations génétiques ; Les Dents du Tigre (1958) : troisième guerre mondiale (ce qui fait d’ailleurs de tout le reste de la série, par la suite, comme chez Jacobs, un univers parallèle !) ; L’Ennemi invisible (1959) : miniaturisation de l’être humain ; Formule X33 (1962) : invisibilité ; Les Semeurs de foudre (1962) : maîtrise des forces naturelles ; La Vapeur du passé (1963) : brume extragalactique ; S.S.S. (1964) : soucoupes volantes ; etc. 8 On voit qu’aborder franchement les rivages du space et du time-opera se sera fait ici en arpentant d’abord à peu près tous les stéréotypes du genre, qui sont aussi les stades qui firent passer la SF de l’aventure (voyages extraordinaires, style Allan Quatermain, autre source de Morane) à la spéculation débridée. Il est un moment où, historiquement, la SF a fait fi définitivement du monde contemporain, qui est le lieu des œuvres de Verne, toujours situées en leur temps. Wells franchit ce pas, et après lui le space-opera des années 30. Des Faiseurs de désert au “Cycle du Temps”, Bob Morane sera donc passé d’un univers bien français très années cinquante, à une vision plus moderne et surtout moins limitée de la SF. S’il demeure longtemps un gros poncif, ce sera de mettre en valeur l’aspect technique des choses. Les dossiers publiés par Marabout en fin de volume confortent cette analyse : on insère les adolescents dans la réalité du progrès technologique, présenté comme un bienfait incontestable, par le biais de l’aventure. Ainsi de la nique 68 faite à Wells dans Formule X33 pour expliquer que son homme invisible, Griffin, devait être aveugle, les rayons lumineux traversant sa cornée (Maurice Renard s’en était déjà aperçu). Dans les années 70, ceci disparaît, et il est somme toute symbolique de voir alors se constituer un recours répétitif au voyage temporel, qui est sans doute le moins scientifique de tous les thèmes de la SF. 9 Cela dit, il est pourtant nécessaire de reparler de stéréotypes : la SF de Vernes, même la moins “technologique”, fait appel davantage à des éléments de décor qu’à des intrigues dont l’aspect spéculatif constituerait le caractère fondamental. Un roman de SF est un roman qui ne peut tenir logiquement si l’on en retire l’hypothèse spéculative. Beaucoup d’aventures de Bob Morane ne sont que des transpositions dans un cadre SF d’intrigues diverses fort peu spéculatives. La justification scientifique a fait place à une thématique résolument issue de la SF pure, mais qui demeure exclusivement une thématique, appliquée en tant que recette ou réservoir d’idées originales plutôt que pour ses qualités propres. La SF de Bob Morane s’habille en confection. Quoi d’étonnant dès lors d’y voir parfois une succession de clichés et de poncifs ? 10 La loi de la série n’a sans doute pas permis à Vernes d’aller très loin : il lui fallait régulièrement ramener ses héros parmi nous pour leur assurer une destinée contemporaine. (On assiste au même phénomène chez Roger Leloup avec Yoko Tsuno.) L’entrelacs d’aventures pures (du trafic d’ivoire aux dictatures sud-américaines) et d’éléments SF ne demeure logique que grâce au syndrome Jules Verne : à la fin du roman, la belle invention — ici l’aspect spéculatif — disparait pour laisser les personnages face à leur univers quotidien. Henri Vernes tournera cette difficulté par la création de cycles qui deviendront de plus en plus indépendants de la série mère : le “Cycle du Temps”, “Anankè” ou celui du Tigre. Reste qu’on cherchera longtemps une idée de science-fiction originale chez Henri Vernes. 11 L’auteur semble posséder une bonne connaissance, fragmentaire mais suffisante, de la SF anglo-saxonne qui a depuis longtemps codifié le genre. Cette connaissance est apparente depuis au moins Les Chasseurs de dinosaures. Il est évident que la création d’une “Patrouille du Temps” participe d’une lecture attentive des stéréotypes du time-opera mis en place, entre autres, par Poul Anderson dans son recueil homonyme4. De même, l’apparition d’extraterrestres décalque une certaine SF américaine des années 50, surtout cinématographique : Les Monstres de l’espace font penser à The Thing et ce sera vrai encore dans L’Archipel de la terreur (l97l !). Divers autres motifs participent tous de cette même lecture et transcription de la SF classique. Les mondes mystérieux (Atlantide, Mu ou autres) qui remontent à Conan Doyle : les univers parallèles (Anankê), les races inquiétantes (les Crapauds) ou fabuleuses (le Yéti, le Serpent de Mer), même la révolte de la nature (La Terreur verte, écologique en 1969) proviennent d’un catalogue mis au point depuis longtemps. Cela signifie-t-il que Vernes ne fasse qu’œuvre réduplicatrice ? Thèmes et motifs sont en SF à ce point codifiés et répandus que l’on a pu parler à ce propos de littérature à caractère collectif. La création d’un auteur passe facilement dans l’œuvre d’un autre : la matière de base est sans cesse améliorée et remaniée. Il serait donc quelque peu déplacé de reprocher à un auteur populaire extérieur au genre d’assimiler à son tour celui-ci. 12 Pourtant demeure une gêne. Amélioration et remaniement ? On les chercherait en vain. Vernes assimile sans apporter grand chose de son propre chef. Sans doute voit-il en la SF un pur décor destiné à renouveler le roman d’aventures. Du moins témoigne-t-il de l’impact de la SF sur une série qui s’écrivit de 1954 à 1980, et ainsi, indirectement, de 69 l’impact global de cette même SF sur l’imagination et l’état d’esprit de nombreux lecteurs durant cette période. Après tout, nombreux sont ceux, ayant aujourd’hui entre trente et quarante ans, qui ont découvert la science-fiction d’ abord au travers de Bob Morane, bien avant Van Vogt, Asimov ou Simak… NOTES 1. VAN HERP (J.), Panorama de la science-fiction, Verviers : Gérard, 1973. 2. En 1986, date de rédaction de l’article. 3. Le premier volume de la “Bibliothèque Marabout Science fiction” serait le roman de Norman Spinrad, Les Solariens, les titres précédents, repris dans la numérotation de la collection, étant déjà parus auparavant sous l’étiquette “Bibliothèque Marabout Géant”, ainsi de George Langelaan, Alfred E. Van Vogt, Howard Fast ou Marcel Thiry. Jean-Baptiste Baronian, qui systématisera les étiquettes “science-fiction” et “fantastique”, entre chez l’éditeur verviétois en 1969. 4. ANDERSON (P.), La Patrouille du temps, Verviers : Gérard, 1965, “Bibliothèque Marabout Géant”, n o G232. 70 Écriture et science-fiction… (Yellow Submarine, 1991) 1 Donner ce titre précis à cet article précis, en ce moment précis, revient à en faire l’emblème nettement souligné du thème qui va être abordé. Dans le même temps, proposer “Écriture et Science-Fiction… » sous cette forme revient à forcer implicitement le lecteur à penser qu’il y a problème dans le rapprochement des deux termes. En effet, ne nous laissons pas abuser par l’apparente simplicité de la réflexion ainsi amorcée : comme souvent, un énoncé aussi clair ne peut que se révéler, au fond, particulièrement pervers. Déjà, on dit : Écriture et Science-Fiction, nullement Science-Fiction et Écriture. Le premier terme prime dans l’approche. 2 Écriture, vraiment ? Mais nous écrivons tous, semble-t-il… Tous, critiques, chercheurs, écrivains, nous nous livrons à cette activité qui consiste à transcrire sur un support, par divers moyens dont les plus sophistiqués seront désormais informatiques, des signes constitutifs des éléments d’un langage. 3 Mais dans ce qui est ici mis en cause, s’agit-il réellement de la pratique écrivante ellemême, ou plutôt de la signifiance que l’on y met ? L’écriture serait questionnée en tant qu’elle est liée au texte comme vecteur de l’objet symbolique, mais également constitutive de sens : bref, l’écriture telle que nous la rend la théorie du texte — et voici donc en fait mis en cause un statut poétique, esthétique, de la SF. On glisse de l’acte technique (« J’écris ») à la pratique signifiante (« J’écris Paludes ») 1. Si l’on vous dit “Écriture et Science-Fiction”, ce n’est pas pour voir relever les petites manies de chacun au plus profond de sa chambre glaciale d’artiste méconnu. Ce serait davantage dans le but d’interroger les liens (attractifs, exclusifs…) du genre avec ce qui forge cette écriture, et nous amène à l’œuvre littéraire, je pense. 4 Écriture, donc, sous-entendant littérature. (On colloquera sur les littératures orales une autre fois !) Et entendre littérature, cela questionne automatiquement le statut de la SF et ses rapports avec le reste de l’univers : la culture ambiante, les institutions, les circuits de transmission des productions symboliques… On le voit, parler naïvement d’écriture et de science-fiction entraîne rapidement au cœur d’un propos qui peut aboutir à la mise en cause des choix que tout auteur est amené à poser via la SF. Quant au questionnement 71 implicite porté par le “et” de notre titre, qui est toujours plus interrogatif que reliant, j’y vois au moins trois facettes principales. 5 Primo, la science-fiction possède-t-elle une écriture spécifique ? En d’autres termes, le vecteur du texte SF est-il particulier, irréductible à ceux d’autres genres ou de la littérature générale ? Je ne crois pas qu’à l’heure actuelle2 quiconque puisse présenter une vision poétique ou esthétique du genre qui soit tout à la fois cohérente et complète : tout au plus existe-t-il des fragments de réflexion, certes fondamentaux, qui vont dans ce sens 3 . Et par ailleurs, il existe d’évidence une rhétorique immédiatement perceptible. Un peu sur les marges de notre sujet, mais pas tellement, on attend impatiemment que Bernard Dardinier publie le texte qu’il nous donna à entendre l’an dernier à Chaudfontaine4. 6 Il me semble plutôt que cette irréductibilité du genre SF prend sa source et forge sa différence intrinsèque dans une vision particulière qu’il (le genre, donc eux : les auteurs… ) pose sur les relations de la création symbolique avec l’univers qui l’entoure et (mais oui) la rend simplement possible. En somme, si la SF est spécifique, ce serait au travers d’une pratique épistémologique bien plus que par son écriture. Au contraire d’une grande part du “mainstream”, la SF tient compte du monde (quoique certains prétendent écrire malgré lui…), l’interroge, spécule sur ses conditions d’existence et sur son évolution… La vision de la SF prend en compte les connaissances : le mot qui fait peur n’a pas encore été lâché, mais il se profile doucement à l’orée de ma réflexion et va fonder une bonne part de mon secundo. 7 Celui-ci découle assez logiquement de la première face du problème : à défaut de posséder une écriture spécifique, la SF se préoccupe-t-elle de l’écriture tout court ? Le fait même de poser la question révèle énormément de l’état d’esprit de celui qui la pose. Il s’agit d’un argument (spécieux) que nous (auteurs, critiques, amateurs…) devons tous avoir subi un jour ou l’autre, et qui s’il se montre effectivement tendancieux met à jour une problématique bien plus profonde. Car, que diable, songe-t-on à demander à Henri Troyat s’il se préoccupe d’écriture ? La question peut paraître simple : il est normal, du point de vue de l’institution, de s’étonner de préoccupations stylistiques en SF, puisque cette dernière est composée de ce ramassis de choses mal fagotées, en fait non écrites, qui n’ont aucun style… Et de s’étonner à bon compte lorsqu’un ouvrage de SF semble, pour la critique commune, devoir s’élever au-dessus du lot ! Encore la culture dominante est-elle tout-à-fait prête à accepter une œuvre qui parle de Martiens, pourvu qu’elle soit écrite comme du Yourcenar… Il est de coutume d’affirmer alors que l’œuvre en question n’est, évidemment, « pas de la SF ». On rejoint immanquablement un débat sans doute aussi vieux que le genre lui-même, et qui convoque tant l’image de la SF véhiculée par le monde littéraire que l’image du monde littéraire que possèdent les acteurs du genre. Je me permettrai d’aligner quelques lieux communs qui se voient périodiquement ravalés afin de resservir dans ce type de discussion. Lieu commun numéro un : la SF est un genre peu motivé par le style car il s’agit d’une littérature d’idées. Lieu commun numéro deux : tout écrivain cherchant la reconnaissance de ses pairs (la légitimité) doit investir la Littérature dominante. Les deux propositions sont bien entendu légèrement antithétiques, nul besoin d’un grand logicien pour s’en apercevoir. Or il ne faut non plus pas être Sherlock Holmes pour se rendre compte qu’un certain nombre d’auteurs de SF français ne vivent que dans l’espoir de se voir un jour admis dans la (petite ?) famille des grands Littérateurs. On voit où se situe le conflit, ainsi que son enjeu : la SF comme littérature d’idées. On perçoit déjà, également, qu’il sera chez certains plus facilement procédé à l’évacuation des facettes du genre qui dérangent tant l’institution, qu’au choix réel et concerté d’une écriture. Ah ! les 72 idées ! Les idées qui sont celles (revenons un instant à mon primo) d’une vision du monde phénoménologique privilégiant l’interrogation et l’expérimentation, celles également qui postulent une méthode d’appréhension des choses. Une méthode scientifique, le gros mot est lâché ! 8 Nous ne sommes pas tombés fort loin de ce couple désormais incontournable, celui des littératurants et des narratifs… Posséder une saine préoccupation d’écriture semble ne se concevoir dans le Landerneau de la SF française que via le rejet d’autres éléments constitutifs du genre, au premier rang desquels son référent scientifique (je me répète obstinément, et ajoutez para ou pseudo si cela peut vous faire plaisir). La Littérature (attention à la majuscule) nous contemplerait du haut de sa réputation parce que nous accordons une place de choix à la spéculation abstraite : le travail sur les trop fameuses idées… L’auteur de SF désireux de se voir adouber n’aurait donc comme unique ressource que d’évacuer celles-ci, en même temps que toute la nébuleuse épistémologique qui les accompagne : la SF littéraire (“écrite” !) serait celle qui refuse la science. 9 Il semble que le monde culturel français (car cette myopie s’étend bien au-delà de la littérature !) ait encore quelque difficulté à admettre qu’un artiste puisse inscrire au cœur de ses productions autre chose que des symboles éthérés ou des références parnassiennes. Des idées ! (Passons sur le sens qui est ici réellement prêté au terme “idées”…) Des idées qui doivent forcément exclure toute préoccupation vraiment littéraire… Je vais répéter quelque chose qui a déjà été dit nombre de fois (il suffit d’ailleurs de relire de précédentes livraisons du Bulletin Remparts5 : le monde culturel français n’a pas encore admis en son sein le technicien, l’ingénieur, le scientifique ! Les “idées” de la SF sont justement issues de ce monde parallèle-là, qui se permet de fonctionner apparemment différemment du monde reconnu par la “culture” officielle : voilà en quoi elles sont si scandaleuses. L’univers du scientifique, on ne sait trop pourquoi — sinon sans doute parce qu’il donne l’impression de grignoter un pouvoir, gêne par son autonomie (alors même que les acteurs du “culturel” semblent condamnés à ne jamais s’apercevoir de leur propre enfermement, de cercles en académies, de relais médiatiques en prix automnaux, là où trop souvent les mêmes têtes occupent tous les fauteuils et contrôlent tous les leviers6). Pour les institutions culturelles, le savant ne peut (en plus ?) parler : qu’il demeure au fond de son laboratoire, privé de parole ! Et il deviendrait source et fondement d’œuvres littéraires ? Allons donc… Il existe un mépris très clair de toute production symbolique qui prétendrait faire place à l’univers du savant. La science n’est pas poétique (pourtant, certains vers de Marcel Thiry…). Cette attitude naît, comme le montre Denis Guiot, du « refus de considérer la science, et à plus forte raison la technologie, comme des composantes à part entière de la culture. À croire qu’un interface sépare l’art et la technologie, ces deux pôles de la créativité humaine »7. Inversement, et d’une manière particulièrement perverse, le désir apparaît chez un certain nombre d’auteurs de SF (français !) d’évacuer la vieille tarte, la science, pour enfin accéder au Parnasse. Il est sidérant de se rendre compte qu’en cette dernière décennie d’un siècle qui aura connu une accélération forcenée des connaissances et des techniques (avec leurs mauvais côtés, ne soyons pas angéliques !), certains persistent à organiser leur univers comme si rien de tout cela n’avait jamais eu lieu ! Pis, peut-être : comme si rien de tout cela n’avait la moindre importance pour eux, qu’ils puissent allègrement l’ignorer et l’exclure. 10 J’ai pourtant retrouvé, grâce à nouveau à Denis Guiot (fortement mis à contribution ici) et au Bulletin Remparts, une citation qui pourrait contribuer à clarifier la position exacte de 73 la SF vis-à-vis du monde scientifique. Samuel Delany (réputé, au temps lointain de la New Thing, auteur très littéraire !), dans Triton : « La science-fiction est la science-fiction parce que diverses expressions du discours technologique (réel, théorique ou pseudo) — c’est à dire la “science” — sont utilisées pour soutenir diverses autres expressions du discours simplement métaphorique ou même absurde, lors d’une description/présentation extensive d’un incident ». Et plus loin : « Dans la science-fiction, “science” — autrement dit, les phrases qui contiennent les symboles verbaux des discours scientifiques — est utilisé pour rendre littérales les significations d’autres phrases, afin de les employer dans la construction du premier plan fictionnel »8. Bref, l’approche épistémologique et fondatrice de son référent “science” à laquelle se livre la SF est absolument nécessaire au fondement même de sa rhétorique — de son écriture. Le sens, en SF, porte un effet de réel (nécessaire à toute littérature) grâce au référent en question. Nous revoici en plein cœur du thème ouvert par le titre de cet article — si nous l’avions jamais quitté… 11 Hors toute querelle d’étiquette et de définition, on pourrait donc, à grands traits forcément exagérés, résumer l’argumentation de la sorte : toute œuvre dite de SF qui n’use ni, pire, ne contient un tel référent et une telle nécessité interne de ce référent scientifique (ou para-scientifique, ou para-technologique, pour jouer encore avec les mots) n’est pas stricto sensu de la SF ! Diable, pensent certains, voici Warfa atteint de kleinite aiguë… Et pourtant… 12 Lorsque je vois quelqu’un que j’apprécie beaucoup, en l’occurrence Pierre Stolze9, affirmer noir sur blanc : « La science est-elle nécessaire à la science-fiction ? Non, bien sûr, elle n’est que prétexte, alibi »10, j’en suis littéralement scié ! Alibi, vraiment ? Le véritable alibi ne serait-il pas davantage d’évacuer complètement le référent scientifique d’un genre qui le nécessite pourtant, en prétendant de la sorte accéder à l’écriture pure ? Tout en continuant, pas folle la guêpe, d’user des oripeaux d’un genre qu’on en est ainsi venu à mépriser, parce que publier dans une collection de SF, coco, ça vend (autre lieu commun…) ! On prétend faire œuvre littéraire (on a vu que ceux qui ne se revendiquent pas littératurants ne peuvent évidemment pas prétendre à la Littérature !) et jouer dans la cour des grands, mais on prend bien soin de garder la couverture SF… Il est actuellement possible, en SF française, et pour des raisons tenant sans doute davantage de l’organisation de l’édition de SF, d’écrire et de publier des œuvres n’ayant vraiment que très peu à voir (même en se montrant très, très tolérant) avec un projet épistémologique semblable à celui que nous venons — trop succinctement — d’analyser. Citerais-je à nouveau Limite11 ? On sait combien la majuscule à l’initiale du mot littérature a souvent attiré certains auteurs francophones du genre. Une première lecture (car il n’en manque pas — et une lecture psychanalytique serait certainement révélatrice) de Malgré le monde montrerait que là se situent l’ambition et les… limites du groupe signataire (par ailleurs vite éclaté !). Il n’est pas vraiment neutre de voir deux membres ou proches du dit groupe publier actuellement leur dernier livre en collection de littérature générale, Colette Fayard avec Par tous les temps chez Denoël 12, et Antoine Volodine avec Lisbonne dernière marge chez Minuit (naguère encore bastion d’une certaine avant-garde : très symbolique). 13 Je ne dirai pas qu’une telle attitude (savoir, pour mettre les “i” sous les points, l’autodénigrement du genre par rejet de son “alibi”) “donne des armes” aux adversaires du genre : ce serait se placer dans une logique d’affrontement qui n’est pas la mienne. Les questions de ghetto et d’exclusions ne me concernent pas. Toujours, quelles que soient nos réponses à leurs arguments, on trouvera d’irréductibles opposants à l’idée même de SF13, comme il est des gens qui n’aiment pas le polar, d’autres la BD, d’autres le rock, ou la 74 peinture abstraite, ou les chevelus, ou les noirs, ou les femmes, ou les OVNI… Le ghetto ne me dérange pas dans la mesure où je me situe dedans et dehors. J’aime bien vivre le monde de la SF, assister aux rencontres quand je peux, participer à Remparts, publier des articles ou mes réflexions dans divers supports. Tout cela n’est d’ailleurs pas écrire. Lorsque j’écris de la fiction, je le fais essentiellement pour moi et je ne pense pas au ghetto. Et j’écris trop peu pour me sentir concerné par la recherche frénétique de légitimité14. J’ai la chance d’occuper une tribune dans la presse quotidienne, tout à fait endehors du dit ghetto. Je ne connais pas particulièrement mes lecteurs (qui pourrait prétendre cela de bonne foi ?), ni même combien j’en ai, mais j’apprends à fréquenter des journalistes professionnels et c’est très instructif (non, ce ne sont pas tous des recopieurs de dépêches !). Il est important de relativiser toute chose. Moi, le ghetto supposé (plutôt réel, d’ailleurs, on pourrait y revenir à une autre occasion et l’analyser sérieusement) ne me gêne nullement : j’en sors quand je veux, et j’y serai bien plus pour ses manifestations endogènes qu’au niveau de la pratique d’écriture. La SF n’est pas toute ma vie. Mais je l’aime suffisamment pour me fendre de ces pages… 14 On voit que du questionnement sur le rapport du genre à l’écriture (supposée ouvrir les portes de la Littérature), on en vient à s’interroger sur des phénomènes plus profonds voire, pour lâcher d’autres gros mots, plus philosophiques, plus idéologiques… 15 La troisième facette de la question “Écriture et SF” me semble refléter un phénomène similaire, à savoir l’apparente incapacité de la SF française contemporaine à assimiler et dépasser sa propre (et récente) histoire. Laquelle pose également au centre du débat la décidément bien encombrante science. La SF française occupe une place particulière vis-àvis de la SF mondiale, sorte d’observatoire critique de la production anglo-saxonne. On ne niera pas que la SF dite classique ait effectivement véhiculé des illusions scientistes, paix aux mânes de Campbell15… Il me semble qu’au travers de la critique d’une “mauvaise science” qui va de pair avec le souci d’écriture, ce soient surtout ces excès hagiographiques qu’aient retenu dans leur critique les français. Discours : nous ne tombons pas dans le piège US, nous ne sommes pas des bouffeurs de n’importe quoi, nous savons que la science n’est pas ontologiquement bonne, nous pouvons donc la passer sous silence. J’exagère. Mais dans le “et” de notre titre, il y a aussi la nécessité de se définir un point de vue sur la SF. Cela, on dirait que fort peu nombreux sont ceux qui s’en révèlent réellement capables. L’histoire récente du genre le montre. La SF française, bercée d’illusions littératurantes, est périodiquement tentée de jeter le bébé de la méthode scientifique avec l’eau croupie du bain scientiste. Et elle aboutit souvent en diverses impasses, dont la dernière (la plus évidente, même au plan esthétique — et revoici toujours l’écriture) fut certainement la “nouvelle science-fiction française”, ou SF politique française, ou “NSFF”. Les idées généreuses des seventies se sont transformées en de nouvelles œillères : ce fut le rejet impitoyable (relire certains éditos d’Alerte ! 16 confine au surréalisme) d’une pratique scientifique nécessairement mauvaise ! La NSFF instaura sur les ruines de Hiroshima, de Minamata, de Seveso (on peut ajouter Bhopal et Tchernobyl pour faire bonne mesure) une confusion totale entre causes et effets. Un écologiste sérieux17 ne réclame pas l’internement des chimistes et l’arrêt de toute recherche après une catastrophe telle que Bhopal : il fait un procès à Union Carbide ! Avant de cracher sur la science, il convient de s’en prendre à l’économie et à la politique, non ? Aujourd’hui, les modes ont passé, des néo-classiques aux neuromantiques en passant par les formalistes (premiers avatars des littératurants ?). Mais on n’aurait semble-t-il retenu de la période “politique” que le rejet épidermique de la science… Pourtant, je le répète, davantage 75 qu’une question de présence de la science dans le texte (hard science, disons), c’est bien d’une méthode qu’il s’agit. Dick n’est pas très hard science (litote, je connais aussi mes tropes), mais toute la SF paranoïaque est marquée de la méthode spéculative : si nous grossissons les tendances du présent, voilà notre futur — n’est-ce pas un bel exemple de méthode expérimentale ? Jeury n’est pas non plus très hard science : pourtant Michel écrivit des articles réclamant le retour du référent scientifique. La NSFF l’avait évacué tout en négligeant paradoxalement dans le même temps tout réel souci d’écriture18. De nos jours, si l’on a enfin (il était temps, quand même…) restauré l’écriture, on persiste à oublier le référent… 16 Les prétextes (le recours à l’alibi, ça se gagne…) de recherche en matière d’écriture ont décidément bon dos pour mettre la SF à de curieuses sauces. Le fameux référent scientifique, hormis un décor et des gadgets (parfois inutiles, c’est vrai) n’est rien d’autre que la méthode scientifique. Rien d’autre, mais toute la méthode scientifique : poser sur l’univers et les choses qui le peuplent un regard curieux, tenter — à propos de tout phénomène — de comprendre ! J’aimerais qu’un jour une bonne âme tente de m’expliquer en quoi certains jugent cela répréhensible et facteur d’exclusion. Comprendre le monde. Est-ce vraiment incompatible avec une vision artistique, avec une préoccupation esthétique ? Cela fait-il ipso facto de la “mauvaise” littérature ? J’en frémis. 17 Et je rends une dernière fois la parole à Denis Guiot : « La science est indispensable à la science-fiction, non parce que celle-ci met en scène les jouets de celle-là (informatique, génétique, etc.), mais parce que le désir qui sous-tend la science-fiction est analogue à celui de la science : échafauder des hypothèses, les expérimenter, jeter un œil derrière le décor… du moins essayer »19. Peut-être, définitivement, est-ce cela qui est insupportable au monde culturel qui méconnaît le savant20 : qu’une (para !) littérature se préoccupe de ce qui est exclu par ses institutions. Et ce qui est désolant, pour moi, est de voir autant de talents parmi les auteurs de SF français enfourcher cette chimère d’un univers culturel sans science. On a vu leurs raisons, il y en a sans doute d’autres. Mais peut-on continuer de prétendre de bonne foi que des textes tels que (et je prends volontairement des traductions récentes) ceux de Wolfe ou de McDonald, qui manipulent merveilleusement le référent scientifique (parfois de pointe), sont dépourvus de toute valeur d’écriture ? 21 18 Pour ma part, je suis de plus en plus tenté de réclamer à Dardinier un badge « SF Integrist »… NOTES 1. Quoique la première proposition soit déjà, évidemment, porteuse d’un sens : le présupposé minimal est que l’on sache écrire ! 2. En 1991, date de première publication de cet article. 3. Relire Darko Suvin. Et Marc Angenot, dont les travaux sur l’effet de paradigme absent sont fondamentaux. 4. Lors du 2 e Séminaire organisé par la Bibliothèque des Paralittératures de Chaudfontaine (désormais la BiLA) en 1990, séminaire consacré à la science-fiction. Le 28 avril 1990, la 76 communication de Bernard Dardinier portait sur le thème “La science-fiction : structures et spécificités d’un genre”. 5. Bulletin du Groupe Remparts, association informelle d’auteurs de science-fiction francophones attachés à la réflexion sur l’écriture. Cet article y est paru avant de se voir repris dans Yellow Submarine. 6. Et ceci s’applique évidemment à Bruxelles comme à Paris… 7. In “Les joies de la trahison”, dans le Bulletin Remparts 1988/4. Denis cite Mark Adlard, pour qui « la littérature conspira à perpétuer une supercherie rassurante, un escamotage monstrueux, qui excluait le nouveau monde de l’ingénieur de cette zone de l’expérience qui porte le nom de culture » (in Interface, Paris : Calmann-Lévy, 1975, “Dimensions SF”). On pourrait gloser sur les raisons profondes de cette attitude. Posons rapidement (et, perfidement, très idéologiquement) que si la SF est née, on l’a suffisamment répété, de la révolution industrielle, elle est donc contemporaine (et, parfois à son corps défendant, signe) de l’apparition conjointe de nouveaux pouvoirs, ceux du monde ouvrier comme ceux du savoir, qui allaient renverser les dernières lignes de la noblesse et de la féodalité. Parfois pour en créer d’autres… 8. DELANY S., Triton, Paris : Presses-Pocket, 1988 (“Science-Fiction”, n o 5293), p. 404 et 405. 9. Normalien, docteur en littérature française avec une thèse (Nancy 2, 1994) intitulée Rhétorique de la science-fiction, Pierre Stolze (1942) est également romancier, nouvelliste, critique, et contributeur intensif du Groupe Remparts. 10. In “Littérature et fiction : du motif à la métaphore”, Bulletin Remparts 1998/2. 11. Limite : groupe littéraire ayant œuvré sous ce nom collectif, entre autres pour une anthologie manifeste parue en 1987 : Malgré le monde, Paris : Denoël, “Présence du futur”, n o 452. Les nouvelles n’étaient pas signées, et le contenu de l’anthologie, particulièrement “expérimental”, figure encore comme le point d’orgue des ambitions des auteurs de SF littératurants. 12. Qui pourtant joue d’un postulat particulièrement SF et aurait été plus à sa place en “Présence du Futur” que bien d’autres titres de la collection (n’insistons pas) : voir ses rapports directs avec Mémoire de Mike McQuay (Paris : Robert Laffont, 1988, “Ailleurs et demain”). Colette Fayard a-telle lu cet ouvrage ? Mais les pages culturelles des grands quotidiens parleront sans doute de Fayard. Rimbaud, vous pensez, quel alibi (hein, Stolze ?), alors qu’elles ont ignoré McQuay. 13. Une bonne analyse psychologique de ce rejet est due à la plume de Raymond MILÉSI, in “Le rejet a priori de la Science-Fiction : notes pour une explication psychologique”, dans le Bulletin Remparts 1988/2. 14. Sur laquelle il serait d’ailleurs bien utile que les analystes de la SF française relisent quelques ouvrages de sociologie littéraire… 15. John Wood Campbell (1910–1971), romancier, nouvelliste et éditeur américain de sciencefiction, fut entre autres rédacteur en chef, de 1937 à sa mort, du magazine de SF Astounding Stories , dont le titre devint Analog en 1960. Il est réputé y avoir défendu, voire suscité, une sciencefiction la plus proche possible de ses convictions “scientifiques” parfois “limites” (comme la dianétique de L. Ron Hubbard). La SF américaine n’aurait cependant pas été la même sans Campbell, qui fit accoucher de leurs meilleurs textes des auteurs tels qu’Asimov, Heinlein ou Van Vogt. 16. Alerte ! : revue littéraire de SF publiée par les éditions Kesselring de 1977 à 1979 sous la direction de Bernard Blanc, fut l’un des bastions de la SF politique française marquée à gauche. 17. J’en connais. Ils ont partagé le pouvoir de gestion municipale à Liège durant six ans, gérant des secteurs comme l’environnement, l’urbanisme, les travaux public, la jeunesse et les sports… Ils n’ont pas tout réussi, car ils avaient face à eux l’appareil (hélas) rigide du parti socialiste… L’une d’entre eux est actuellement député européen : Frémion doit la connaître. 18. Généralité, évidemment : on sauve quelques individualités. Mais combien ont disparu, des auteurs de cette époque… 19. In “SF — Kleenex”, dans le Bulletin Remparts 1988/3. 77 20. La médiatisation de vulgarisateurs de talent tels que Sagan ou Hubert Reeves ne change pas vraiment les données : regardez le statut des collections qui les abritent, aussi marginales dans l’édition que les collections de SF… 21. Voir, de Ian MCDONALD , “Vivaldi”, in État de rêve, Paris : Robert Laffont, 1990, “Ailleurs et demain”, et de Gene WOLFE, “Silhouette”, in Silhouettes, Paris : Denoël, 1990, “Présence du Futur”, no 515. 78 Dix ans de cyberpunk littéraire (Octa , 1995) Je suis un pourvoyeur d’icônes populaires William GIBSON 1 Voilà donc dix ans1 que nous pratiquons régulièrement l’immersion au cœur d’une science-fiction mutante : dix ans qu’aux côtés de dinosaures produisant imperturbablement une SF coulée aux moules des années cinquante, s’est levée une génération qui observe la fin du siècle derrière une paire de verres-miroirs… 1984 : l’année de la dictature des esprits selon George Orwell, alors traversée par certains sans souci de sa valeur symbolique. Notre univers a pourtant bien changé, en peu de temps, et cette date charnière vaut davantage qu’une autre, Orwell ou pas : elle marque également les vrais débuts de l’efflorescence universelle d’une informatique proche des individus. 1984 : l’année de Neuromancien (Neuromancer)2, désormais disponible sur CD, lu par son auteur, symbole assurément de l’émergence du multimédia. Un roman, dira le critique français Patrice Duvic, « branché sur l’inconscient des années 80 ». 2 La science-fiction mutante de ces dernières années du millénaire est indéniablement marquée au coin de ce livre, même si toute la SF n’est pas ipso facto devenue un clone de William Gibson. C’est en ce sens qu’un mouvement littéraire marque : non parce que tous les auteurs se lancent dans l’imitation servile, mais bien parce que l’esthétique et la thématique de quelques-uns se répandent inexorablement, y compris chez ceux qui écrivent différemment ou qui refusent l’assimilation aux étiquettes et aux chefs de file. La SF de 1994 n’est déjà plus celle de 1984 (excepté chez les brontosaures déjà cités pour lesquels la SF de 1984 n’était déjà qu’une copie de celle de 1954 !), sa vision du monde a pivoté sur son axe, et les ingrédients fondamentaux initiés par les cyberpunks ont diffusé dans l’ensemble du genre. Lire Hypérion (et ses suites) de Dan Simmons 3, immense tentative de syncrétisme science-fictif en même temps que récit parfaitement jouissif, est à ce titre instructif. Dan Simmons ne sera jamais assimilé au mouvement neuromantique — ses livres en sont esthétiquement éloignés, et il n’hésite pas à donner dans la terreur moderne — mais il n’empêche que l’héritage gibsonien court chez lui en filigrane. 3 En pleine vague cyberpunk, des esprits chagrins dissertaient sur le point de savoir si le mouvement allait être davantage qu’un feu de paille. Pour certains critiques, le groupe 79 cyberpunk ne pouvait prétendre représenter toute la SF, ce qui était évident (des auteurs tels que Kim Stanley Robinson, Lucius Shepard ou Greg Bear n’avaient rien en commun avec le clan des verres-miroirs). Mais on prétendait également ne voir dans les œuvres ainsi étiquetées qu’autant de facettes brillantes mais creuses, amenées au succès par un simple effet de mode. « Seul l’avenir nous dira comment vieillit ce type de texte, profondément ancré dans une modernité forcément passagère », affirme encore maintenant un certain Stan Barets (mais il affirme aussi que Versins est mort 4 et qu’il était suisse, c’est dire la valeur de ses avis…). C’est faire peu de cas d’un contenu qui ramenait en fait la SF aux sources mêmes de son histoire, par la réintégration des problématiques technologiques et de leur influence directe sur les sociétés humaines — et qui le faisait avec tout le talent, toute la fougue, toute la justesse de point de vue qui faisait sans doute défaut aux auteurs des années 30 pâmés devant les postes à galène… Aujourd’hui, d’autres critiques clament qu’en tant que mouvement littéraire, le cyberpunk est mort. Et c’est peut-être vrai, stricto sensu5. Mais l’important n’est pas là : l’important est que l’esthétique et la thématique cyberpunk aient essaimé dans le genre tout entier. Les “modes” successives en littérature ont toujours été moins importantes en elles-mêmes que par l’effet qu’elles ont produit sur les textes qui les ont suivis. 4 Cyberpunk, neuromantique, les mots sont lâchés : le premier est apparu en-dehors du milieu SF et son sens a sans doute biaisé autant que la SF elle-même s’est modifiée. Le cyberpunk d’aujourd’hui n’est plus uniquement un écrivain de SF US plutôt fondu. Le terme, semble-t-il, a connu la même diffusion dans le langage des accros du réseau informatique que la thématique du mouvement dans la SF littéraire. D’autres artistes n’hésitent pas à se revendiquer “cyberpunk”, même et parfois surtout dans le milieu musical (Billy Idol, entre autres). Les fondus de house, de techno ou de jungle, les nouvelles tribus qui hantent les raves, revendiquent l’appellation. Toute une inventivité trouvant son origine chez des créateurs littéraires contamine désormais les franges câblées de notre petite planète : les surfeurs de réseau n’ont pas seulement emprunté le vocabulaire le plus abstrait de l’informatique en même temps que le langage UNIX, ils admettent parfaitement de naviguer dans le cyberspace… Si les netrunners sont désormais beaucoup moins anarchistes autonomes qu’aux débuts du hacking, ils sont tous plus ou moins cousins de Case, le héros de Gibson. Aujourd’hui, des écrivains tels que William Gibson lui-même, Rudy Rucker ou Bruce Sterling, sont présents dans Wired, la revue phare de ces surfeurs de réseaux survolant les données numériques, au même titre que Jaron Lanier (l’inventeur du data glove ou gant de données) ou Howard Rheingold (le prophète de la réalité virtuelle). 5 Mais en 1984, qui parlait publiquement d’Internet6 ? Où en étaient les recherches en réalité virtuelle ou en intelligence artificielle, sinon au fond des laboratoires ? Le web, la toile, la matrice7, la grille, l’infosphère, le big board, le cyberspace en définitive : en 1984, le lecteur moyen de SF le découvre dans Neuromancer, et en prend plein la figure. Norman Spinrad, qui appartient à la génération des chevelus des sixties et des seventies 8, est l’un des initiateurs du terme “neuromantique” qui selon lui définit mieux les émules de Gibson que “cyberpunk”. Pour lui, le seul cyclone équivalent au mouvement cyberpunk dans l’histoire de la SF moderne n’est autre que la “new thing” des années soixante, ainsi nommée en référence au jazz contemporain, tendance dynamiteuse de tous les codes et de toutes les esthétiques, qui parut ensuite disparaître en tant que telle ainsi que d’aucuns l’affirment de nos neuromantiques, mais qui modifia en profondeur la manière d’écrire la SF — y compris une SF apparemment “classique”. 80 6 La New Thing, ou New Wave, fut sans doute plus fondamentale dans sa réforme de l’écriture SF que dans ses thèmes contestataires alors dans l’air du temps. Les cyberpunks, quant à eux, ont mis le doigt sur la nécessité pour la SF d’affronter les mutations technologiques mais aussi sociologiques du moment. Nourris de tout ce qui s’était écrit avant eux, ils sont également de parfaits enfants de leur (fin de) siècle, ayant mûri comme nous tous dans un environnement de plus en plus médiatisé, de plus en plus technicisé, souvent de plus en plus virtuel, qui nous mène de simulacre en simulacre (la guerre du Golfe, déjà archivée dans nos mémoires — vives ou mortes — n’était-elle pas un scénario cyberpunk ?). Et plus on technologise la vie quotidienne, plus l’exploration de l’espace intérieur de l’être humain prend de l’importance, jusqu’à l’interface directe homme-machine. « Les cyberpunks forment peut-être la première génération d’auteurs de SF à avoir grandi non seulement dans une tradition littéraire de science-fiction, mais aussi dans un univers véritablement science-fictionnesque » (Bruce Sterling). 7 Historique du mouvement. L’approche cyberpunk a beau être novatrice dans son intégration de toutes les virtualités et leur confrontation à la faillite de l’Histoire, ses préoccupations ne sont évidemment pas nées de rien. Par ailleurs, lorsque l’on cherche bien, on finit toujours par trouver des précurseurs à tous les mouvements, à toutes les écoles : cela n’ôte rien aux qualités propres ni à l’importance certaine de celui que l’on étudie. Dans sa préface à l’anthologie Mozart en verres miroirs (1987, Mirrorshades : the Cyberpunk Anthology, 1986), Bruce Sterling cite pêle-mêle « le punch zonard de Harlan Ellison ; le chatoiement visionnaire de Samuel Delany ; la dinguerie en roue libre de Norman Spinrad et l’esthétique rock de Michael Moorcock ; l’audace intellectuelle de Brian Aldiss ; et toujours, toujours, J.G. Ballard »9… Les cyberpunks sont évidemment surtout fils spirituels de Philip K. Dick10. Leurs interrogations quant à la nature des apparences et à la fiabilité des perceptions humaines sont proches de toute son œuvre. Mais bien d’autres titres pourraient être cités, comme Simulacron III (1964, 1968 en français) de Daniel Galouye, dont le personnage découvre qu’il vit dans une simulation informatique, ou Sur l’onde de choc (1977, The Shockwave Rider, 1975) du Britannique John Brunner, même si le réseau informatique qu’il décrit néglige (grande erreur de la SF !) l’irruption de la micro. Même la SF française pourrait figurer dans cette liste, par exemple avec Les yeux géants (1980) de Michel Jeury, qui décrit de manière saisissante une infosphère gagnée par la conscience. Et l’étonnant Dr Adder (publié en 1984 mais écrit en 1972, traduit en 1985) de K.W. Jeter contient en germe tout le mouvement. Mais tous ces titres ont en commun d’être des œuvres isolées : avant Gibson, Sterling, Swanwick, Shirley, Williams, Cadigan et les autres, ces visions parfois très pertinentes étaient demeurées rares. 8 Les premières nouvelles de William Gibson (comme “Johnny Mnemomic”, sorte de brouillon de Neuromancer11) datent des années 80–81. Le choc fut aussitôt reconnu par ses pairs. En 1984, Neuromancer obtint trois prix littéraires importants : le Philip K. Dick Award (tiens, tiens), le Nebula (décerné par les professionnels de la Science Fiction Writers of America) et le prestigieux Hugo (décerné par les participants de la convention mondiale). Il allait très rapidement devenir un livre culte, l’un de ceux dont les premières phrases figurent au panthéon des références du genre : « the sky above the port was color of television tuned on a dead channel »12… Il contient en effet toutes les épices qui désormais qualifient par avance un roman cyberpunk : décor urbain si possible déglingué (on imagine mal un récit cyberpunk rural !), habitats et colonies orbitales, références constantes à la manipulation du corps humain (aux niveaux génétiques, médicalisé ou 81 gadgétisé), environnement cybernétisé et pour tout dire généralement aux couleurs du simulacre total, usage immodéré de diverses substances toxiques reléguant notre coke au rang du petit-lait, état perpétuel de guerre économique entre conglomérats et en corollaire nette augmentation des largués de l’Histoire dans la population, présence essentielle de divers cow-boys informatiques, netrunners héritiers de nos très contemporains hackers, le tout baignant dans un bruit de fond de rock-musique. William Gibson met en place un futur décalé et systématiquement extrapolé, mais dont les arcanes demeurent reconnaissables : c’est notre monde post-moderne, à peine exagéré… 9 Les grandes œuvres naissent toutes à la charnière de ces années-là. Bruce Sterling donne La schismatrice ( Schismatrix) en 1985, l’anthologie-manifeste Mozart en verres miroirs ( Mirrorshades : the Cyberpunk Anthology) en 1986, Les mailles du réseau (Island in the Net) en 1988. Câblé (Hardwired) de Walter Jon Williams date de 1986, et Le souffle du cyclone (Voice of the Whirlwind) du même, de 1987. Les fleurs du vide (Vacuum Flowers) de Michael Swanwick paraît en 1987 également, et la même année débarque le privé câblé de George Alec Effinger, Marîd Audran, avec Gravité à la manque (When Gravity Fails). En fait, si on ajoute à ces titres les ouvrages non traduits d’auteurs tels que Lewis Shiner (Frontera, 1984) ou John Shirley (Eclipse), si l’on cite encore Richard Kadrey, Gwynneth Jones ou Pat Cadigan, on ne peut que reconnaître l’existence d’une véritable salve de titres qui constituaient dans l’ensemble en eux-mêmes un événement. Indéniablement, la science-fiction des alentours de 1985 a été secouée. Comme l’affirme Sterling dans sa préface au recueil de Gibson Gravé sur chrome (1987, Burning Chrome, 1986), « tirée de son hibernation, la SF sort de sa caverne pour se retrouver en plein soleil de l’air du temps moderne ». Il est tout à fait exact que les écrivains cyberpunks ont su humer l’air du temps : qui songeraient à leur reprocher d’avoir compris mieux que d’autres les enjeux du proche avenir ? Pour citer à nouveau Sterling, « les instruments de l’intégration universelle — le réseau médiatique via satellites, la multinationale — fascinent les cyberpunks qui les utilisent constamment. (…) La prise de conscience de la “planétarité” est pour les cyberpunks plus qu’un credo, c’est une quête délibérée ». 10 Mais punk, réellement ? L’adjonction de cette référence-là au préfixe “cyber” — évident quant à lui — renvoie évidemment aux poubelles, réelles ou métaphoriques, qui voient survivre la plupart des personnages. Un roman cyberpunk est crade et renferme son lot de losers, de fondus, de putes et de cinglés13. Les rues louches y sont plus fréquentes que les vaisseaux clean d’Arthur C. Clarke. On se câble aussi pour oublier où l’on vit, et ce qu’on est… La meilleure illustration visuelle du genre n’est autre que Blade Runner (1982) de Ridley Scott, film précurseur — et adaptation d’un roman de Dick ! Mais punk, au sens des Sex Pistols ? Y aurait-il un sens quelconque d’écrire de la science-fiction en prônant comme cri de ralliement “no future” ? Ainsi qu’on l’a écrit, les cyberpunks proclament bien davantage “demain, tout de suite !”… Les lendemains technologiques qui déchantent, les trafiquants de plutonium (tiens, est-ce de la SF ?), les décombres du post-capitalisme, certes voilà qui fait déliquescent. Mais on a également pu voir à bon droit dans le mouvement une cure de revitalisation pour la tendance “hard science”, celle de Robert Heinlein, Hal Clement ou Larry Niven — cette SF qui pense en équations davantage qu’en alexandrins — et il est vrai qu’aucun type de SF n’est, encore actuellement, plus technologique que celle des cyberpunks. Gibson et les autres ont eu le génie d’y accrocher ce qui avait toujours fait défaut à la hard science : des personnages épais et un solide substrat socio-historique, base d’une réelle réflexion sur ce futur abondamment tartiné 82 de technologie. Tout ceci ne fait pas d’eux de véritables et authentiques punks, mais bien des écrivains parfaitement visionnaires. NOTES 1. En 1995, date de première parution de cet article. 2. GIBSON William, Neuromancien, 1985 (Neuromancer, 1984). Prix Nebula 1984, Prix Hugo et Philip K. Dick 1985. Une adaptation cinématographique due à Vincenzo Natali devait sortir en 2014, avec Mark Wahlberg et Liam Neeson, mais semble être toujours en production, de l’aveu du réalisateur (interview de Vincenzo Natali par Fred Topel sur le site www.craveonline.com, mis en ligne le 24 octobre 2013. 3. SIMMONS Dan, Hypérion, 1991 (Hyperion, 1989). Suivent en 1992 La Chute d’Hypérion (The Fall of Hyperion, 1990), en 1996 Endymion ( Endymion, 1996), en 1998 L’Éveil d’Endymion ( The Rise of Endymion, 1997). 4. Ce qui est hélas désormais exact, mais ne l’était pas en 1995 ! En outre, Pierre Versins (1923– 2001), né Jacques Chamson (et neveu d’André Chamson), demeurera toujours français. 5. Les acteurs de ces dix années, eux-mêmes, se tournent parfois vers “autre chose”. Michael Swanwick, dont Le baiser du masque (1986, In the Drift, 1985) n’était guère cyberpunk, a donné une œuvre majeure au groupe avec Les fleurs du vide (1988, Vacuum Flowers, 1987) mais arpente déjà d’autres contrées science-fictives dans Station des profondeurs (1993, Stations of the Tide, 1991). Sept jours pour expier (1993, Days of Atonement, 1991) de Walter Jon Williams est une remarquable chronique du Sud des États-Unis en même temps qu’une intelligente variation sur les paradoxes temporels, mais son ambiance n’a plus rien de neuromantique. K.W. Jeter, que l’on voit souvent comme un précurseur du genre, donne aujourd’hui dans le thriller horrifique. Quant à Gibson et Sterling, ils ont réussi à offrir dans La Machine à différences (1996, The Difference Engine, 1990) une variante victorienne aux aventures de Case ! Chant du cygne ? 6. Note à destination des derniers réfractaires aux réalités numériques : Internet est le petit nom du réseau mondial interconnectant la plupart des réseaux informatiques locaux, qui offre à tout heureux possesseur d’un modem une ouverture fabuleuse sur le cyberspace. (On n’en est pas encore à la broche d’interface !) Internet est en outre une messagerie planétaire forte de milliers de forums de discussion : Vernor Vinge s’en inspire ouvertement dans Un feu sur l’abîme (A Fire upon the Deep, 1992, prix Hugo 1993), autre roman qui n’aurait peut-être jamais vu le jour sans l’apparition du groupe cyberpunk. Internet, enfin, est le rêve réalisé de l’informaticien anarchiste et ludique : c’est un réseau non hiérarchisé, non centralisé, sans direction susceptible de censures. L’ordre s’y crée naturellement à partir d’un code de bonne conduite (on y a viré récemment quelques néo-nazis US au verbe trop haut). Et paradoxe des paradoxes, il est né du réseau militaire américain, Arpanet ! [Cette note de 1995 est certainement angélique et fera sourire le lecteur de 2014, l’auteur s’en excuse !] 7. Ne parlons même pas des films des frères, enfin, des frère et sœur désormais, Wachowski ! 8. Faut-il rappeler que Spinrad est l’auteur, désormais classique, de ce monument spéculatif qui démontait les rouages d’un monde hyper-médiatisé, Bug Jack Barron (1969, traduit par Jack Barron et l’éternité). Plus récemment, et dans une veine quasi cyberpunk, il a donné Little Heroes (1987, Rock machine en français) et quelques textes revenant à une approche très politique de la SF, autour de l’Amérique reaganienne, de l’exclusion des séropositifs, de la dislocation du bloc 83 soviétique. Son dernier ouvrage en français, Deus X (1992, Deus Ex chez Denoël) est franchement cyber… Spinrad a choisi de vivre en France et demeure sans doute l’un des plus virulents pourfendeurs de l’American Way of Life en tant que pseudo-valeur universelle. 9. STERLING Bruce, Mozart en verres miroirs, 1987. 10. Philip K. Dick (1928–1982), Californien bon teint (donc nécessairement frappé, diront certains), phare intellectuel de la SF des seventies, paradoxalement davantage dans les pays francophones qu’aux États-Unis, où son importance commence seulement d’être admise, entre autres suite à l’intérêt des universitaires. On a dit que sa sensibilité faisait de lui le plus européen des américains, ceci explique peut-être cela. Je me permets de rappeler ce qui semble une évidence, Dick étant devenu quasiment classique, à savoir que toute son œuvre (indispensable : une semi-intégrale des romans est disponible aux Presses de la Cité, et Denoël procède de même pour les nouvelles, un tome étant paru) tourne autour du problème du réel et de sa représentation par l’individu. On n’est pas loin des virtualités du cyberspace. 11. Adaptée au cinéma en 1995 par Robert Longo, avec Keanu Reeves, le Néo de la trilogie Matrix. 12. L’un des incipit les plus cités de l’histoire de la SF, tant par la critique que par les écrivains ! 13. Et de privés : un roman cyberpunk est aussi, très souvent, l’un des derniers avatars du roman noir, du polar urbain — même lorsque son univers devient aussi bizarre que le Proche-Orient de George Alec Effinger dans les aventures de Marîd Audran (When Gravity Fails et ses suites). 84 Picaresque, quête et SF chez Stephen King : le cycle du Pistolero ( Les Dossiers de Phénix, 1995) Ces histoires sont seulement la pointe d’un iceberg constitué par un long roman initiatique sur lequel je ne peux travailler que par à-coups. C’est différent du reste parce que ces histoires m’apparaissent comme étant à 100 % fantastiques et comprennent la création d’un univers complet, plein de magie. Stephen KING1 1 À plusieurs reprises déjà, les récits de Stephen King ont abordé les rivages exotiques de la science-fiction. Il est vrai au demeurant que la plupart des romans ou des nouvelles que l’on a désormais coutume de rassembler sous le label d’Horreur Moderne peuvent sans le moindre problème ni narratif ni esthétique contenir et recouvrir des éléments structurels issus de genres a priori différents, tels le thriller, la SF ou le simple polar… La dite Horreur Moderne, pour autant qu’elle existe ailleurs que dans les rapports commerciaux des éditeurs (ou chez certains critiques par ailleurs fanatiques de l’étiquetage), n’implique aucunement le recours à des éléments obligatoirement surnaturels dans le vraisemblable créé par l’auteur. Des éléments purement SF peuvent donc très bien charpenter un récit par ailleurs purement terrifiant : songeons aux aventures haletantes d’une astronaute nommée Ripley et du chat Jones… 2 On pourra prendre pour exemple (non exhaustif), quelques titres parus tantôt dans une collection nommée Terreur2, tantôt sous l’emballage d’Épouvante3, ce qui est éminemment descriptif… Ainsi Dean Koontz voit-il ses Étrangers classés “épouvante” par Jacques Sadoul, tout comme Leigh Nichols ses Feux d’ombre, quand le premier aborde les contacts extraterrestres et l’autre les manipulations génétiques4. Ainsi le superbe Scorpion de Robert McCammon se voit-il accolé l’étiquette “terreur”, alors que tout le récit tourne autour d’une petite ville US prise dans un affrontement d’aliens5. Plus récemment, Créature de John Saul paraît avec une présentation de son auteur en tant que « valeur sûre du thriller d’épouvante », et il y est question de dramatiques expériences médico- 85 sportives6. On voit bien qu’ici les motifs clairement génériques, qu’il s’agisse de recherche scientifique pointue ou de contacts avec l’Autre, font place au traitement de la narration, par lequel l’effet premier n’est plus le décalage cognitif cher à Darko Suvin — fondement de tout vraisemblable SF7 — mais bien un effet de choc qui peut être la répulsion suscitée, source du caractère terrifiant d’une œuvre… Que toute cette “école” (entre guillemets, car elle n’a pas vraiment de structures ni de maîtres — ou alors trop, ou alors un seul : King…) soit actuellement relayée par une mode concertée devrait s’analyser ailleurs. Et on relèvera aussitôt que si l’édition glisse des récits aux motifs nettement SF sous des habits de terreur, inversement des collections s’affichant SF accueillent régulièrement des œuvres limite suscitant le haussement de sourcil de l’amateur pointilleux (pléonasme dans le milieu SF…). Il semble pourtant que le mélange des genres puisse se révéler plus bénéfique que brouillon. Qui sait si, par ces méandres plus ou moins recherchés, les différents genres ne rencontreront pas quelques occasions de ressourcement parfois bienvenues… 3 Ceci posé, un certain nombre de récits signés Stephen King participent clairement de l’univers science-fictif. Il en va ainsi de plusieurs nouvelles, entre autres dans le recueil Brume (Skeleton Screw)8. “L’Excursion” en est un bon exemple : le motif central n’est autre que ce bon vieux truc déjà éculé par la SF dite de l’“Âge d’Or”, la transmission de matière… Sauf, évidemment, que King parvient à dire sur le sujet des choses que nul, sans doute, n’avait dites avant lui (si l’on ne peut être conscient durant l’excursion, sans trop savoir ce que recouvre cet interdit, qu’arrivera-t-il à cette variante type du fameux personnage “kingien” : l’enfant trop curieux ?). De même, un roman tel que Le Fléau (The Stand), dont l’édition française propose actuellement (enfin) une version intégrale9, peut s’inscrire sans la moindre sollicitation abusive dans un courant catastrophiste abondamment représenté depuis des lunes en SF. La fin du monde. (“Une sale grippe”, nouvelle qui se trouve à l’origine du pavé en question, figure dans le recueil Danse Macabre [Night Shift]10. La comparaison est instructive.) Running Man (The Running Man), roman à la base du film joué par Arnold l’instituteur, se déroule bien dans une société future (2025 selon le récit), pas très originale par ailleurs, qui voit refleurir la passion humaine pour les jeux du cirque11. (Oui, Sheckley l’avait déjà fait, et bien d’autres, et même le cinéma français et ses jeunes premiers ( ?) s’y est essayé…) Celui-là, pour faire à peu près le tour du sujet, fut publié sous l’étiquette Suspense… Et il faut encore citer Les Tommyknockers 12. 4 Dès lors, voir paraître un livre de l’homme de Bangor (Maine, USA) sous une étiquette purement “SF” ne devrait pas surprendre : déjà Danse Macabre ne figurait pas, en J’ai Lu, dans la collection Épouvante, mais bien dans la série Science-fiction ! Et voici ces trois volumes qui nous sont parvenus sans prévenir, singulièrement, alors que d’autres King ont été annoncés à grand renfort de préparation médiatique (Four Past Midnight, Needfull Things…). Le Pistolero ( The Gunslinger), Les trois cartes ( The Drawing of the Three), Terres perdues ( The Waste Lands)… Un cycle : “La Tour sombre”13. Un univers sans pareil, essentiellement différent de ceux qui ont déjà peuplé l’univers qui va de Carrie au Fléau et a fortiori des récents titres plus psychologiques… 5 Un univers SF ? Ce n’est évidemment pas aussi simple. Le premier volume, Le Pistolero, est composé de cinq nouvelles, qui voici une petite dizaine d’années parurent dans Fiction 14. Avec “La nuit du tigre”, publié en juin 197815, ce sont d’ailleurs les seules nouvelles de Stephen King que la prestigieuse revue française réussit jamais à inscrire à son sommaire. Aux USA, les mêmes textes s’échelonnèrent dans The Magazine of Fantasy and Science Fiction (en abrégé F&SF), entre octobre 1978 et novembre 1981. Mais on sait, grâce aux postfaces 86 dont King ne s’est jamais montré avare (lorsque ce ne sont pas des préfaces, ou des notes), que “The Gunslinger”, tout premier texte du cycle, naquit dans les années d’université de l’auteur. Cette première époque du Pistolero, qui forme aujourd’hui le volume du même nom, fut écrite au long d’une période de douze ans. Et King avoue avoir en tête un pavé final de près de 3000 pages… Même si les délais se raccourcissent (il n’a pas fallu douze ans pour le tome suivant…), la conclusion de l’histoire, s’il y en a jamais une, n’est pas pour bientôt. 6 SF, pas SF… C’est pour le moins un curieux univers. Daniel Riche, en présentant la première nouvelle dans Fiction, parlait d’une « sorte de western initiatique qui se déroule dans un univers pas tout à fait parallèle mais pas tout à fait identifiable non plus »… Oui, oui, Stephen King s’est fait la réputation d’un explorateur de tous les recoins de l’âme humaine pouvant se révéler prétexte à récit étrange (et pas toujours surnaturel, comme l’attestent nombre de nouvelles) : un jour ou l’autre, immanquablement, il devait s’attaquer à ce genre d’univers. Mais quel genre, justement ? Un univers parallèle, seulement ? Une fois de plus, King nous prend au dépourvu, à contre-pied, et ce qu’il nous offre ne ressemble à rien de connu. 7 Car malgré l’étiquette SF, on pense d’abord être assuré de trouver ici son content de Stephen King — et de se retrouver dans un monde au fond bien connu, bien exploré et déjà délimité, l’univers qui bruisse sous le crâne de notre auteur, qui s’approfondit et se diversifie, mais s’attache depuis plus de vingt ans (Carrie, 1974) aux mêmes questions, aux mêmes obsessions, parmi lesquelles la manière dont l’adulte modèle courant gère le souvenir de son enfance. (N’aurait-il pas dit qu’on « écrit des histoires pour une seule raison, pour comprendre son passé et se préparer à une mortalité future » ?) Là gît en fait la première surprise du Pistolero : ce récit ne ressemble à rien de connu, mais surtout pas à ce que l’on trouve généralement sous la signature de King. Ou du moins, pas uniquement. 8 Oui, sans doute est-ce un récit initiatique. Du moins en possède-t-il les caractéristiques extérieures, au nombre desquelles l’errance, les péripéties qui fondent autant d’expériences, les rencontres et les confrontations avec les autres, avec l’Autre. Et nombre de textes de King sont effectivement structurés sur le modèle du récit initiatique, traversées des ténèbres qui doivent mener à la redécouverte de soi-même, car tel est ce récit, qui reconstruit l’individu même s’il y perd quelque chose. Certains critiques ont parlé à ce sujet d’une parenté avec Conrad, et particulièrement avec ce Heart of Darkness dont Coppola fit Apocalypse Now16. Remonter le fleuve, son propre fleuve, celui qui vous coule entre les deux hémisphères, au sommet de votre être. Tous les monstres qui peuplent le petit monde de Stephen King, monstres souvent trop humains, sont confrontés à ce voyage parfois hallucinant. Les adolescents qui tourmentent les leurs, et ceux qui sont tourmentés. Les enfants qui tentent d’échapper à leurs parents, et les parents qui, à l’inverse… Les univers familiaux qui éclatent, les cités tranquilles révélées à elles-mêmes. Les obsessions, l’amour, la mort… Voilà tout Stephen King, certes, et les stéréotypes du surnaturel, qu’il retourne avec allégresse pour en faire une autre banalité, ne peuvent dissimuler son véritable sujet, l’homme et comment il devient ce qu’il est. Ceux qui auront lu Ça (It)17 savent que le sujet central de King demeure envers et contre tout le passage, ce satané passage entre la prétendue innocence de l’enfance et la soi-disant volonté de l’adulte, celle qui — dit-on — crée le monde. Ou crée des mondes ? 9 Roland, le protagoniste central du cycle qui nous occupe, Roland n’est pas un homme fini au début du récit : il n’est pas terminé… Il doit encore se construire, et sa quête n’a que ce seul but même s’il croit, lui, qu’elle possède d’autres enjeux. 87 10 Et davantage encore, sans doute, les aventures de Roland sont-elles un récit picaresque, si l’on accepte de voir sous ce qualificatif une variante du modèle espagnol d’origine (paix aux mânes de Lazarillo de Tormes !) et si l’on entend par picaresque un récit accumulant les aventures diverses en autant d’épisodes disparates, récit contant souvent sur le mode autobiographique la vie d’un personnage sans maître… Ce qui est évident dans le sens premier du terme, et que l’on retrouvera ici, est l’importance accordée à la représentation du sens et du destin moral de l’être humain qui focalise l’action. Au fond, le vrai modèle de Roland, le Pistolero, n’est peut-être autre que le voyageur du Manuscrit trouvé à Saragosse du comte Jan Potocki, l’homme qui lima la boule d’argent du couvercle de sa théière jusqu’à lui donner la dimension adéquate pour le canon de son pistolet, et s’en fit sauter la tête18. 11 C’est un curieux univers, sorte de western de fantasy, qui s’ouvre sur un désert immense, où de loin en loin se dressent des relais abandonnés et des villes à demi-fantômes lorsqu’elles ne sont pas peuplées de possédés. Car c’est un univers de magie et de démons (voilà pour la fantasy) — du moins est-ce de la sorte que Roland qualifie certaines manifestations apparemment surnaturelles. Il y a des oracles prisonniers de cercles de pierres dressées alors qu’on pensait se trouver quelque part du côté de John Ford… Et le Justicier poursuit l’Homme Noir, qui sans doute a provoqué la chute d’un monde calme, le monde de Lumière qui vit naître Roland, le monde où est mort son père, où a été déshonorée sa mère, le monde qu’il devait protéger. 12 Le Pistolero convoque de grands modèles pour les tordre aussitôt et les repasser au moule King. Et dès lors que l’on s’habitue un peu au monde créé, ici très différent du quotidien de Bangor, Maine, qui occupe une telle place dans d’autres œuvres de l’auteur, le bon Stephen change les règles ! Tout le second volume (Les trois cartes) se déroule dans un espace indéfini qui pourrait être complètement symbolique, une immense plage peuplée de “homarstruosités” qui se feraient bien un ordinaire de la chair de pistolero. Une plage dont la fin se confond avec la conclusion du volume — mais un espace qui ménage des échappées dans d’autres mondes apparemment normaux : le New York de 1987, puis celui de 1964, puis un autre encore… Car il est des Portes, par lesquelles Roland pêche littéralement ceux qui doivent l’aider dans sa quête de la Tour Noire, ceux que symbolisaient les lames du tarot tirées par l’Homme en Noir rattrapé à la fin du premier tome. On le voit, les symboles, eux aussi, sont légion, et mêlent approches et images différentes. 13 Roman initiatique ? Roman d’apprentissage ? Mais où donc se situe l’évolution du personnage central — ou plutôt, comment se manifeste-t-elle ? Certainement pas en suivant le modèle traditionnel du Bildungsroman. Ici, l’apprentissage ne semble pas, jusqu’alors, aboutir à une reconstruction de Roland. Pour lui, jusqu’à la plage mortifère, tout est dégradation. Alors qu’il campe une sorte de super John Wayne dans les cinq premiers textes, as du pistolet capable de se débarrasser de la population entière d’une petite ville, qu’il paraît savoir très exactement ce qu’il veut (sa quête) et qu’il est parti pour tout surmonter (y compris le sacrifice de Jack, l’enfant qu’il a recueilli dans un relais et qui provient de notre XXe siècle), soudain il s’affaiblit. Et dès lors que l’Homme en Noir, avant de mourir (peut-être), lui révèle que des compagnons vont lui être donnés, luimême devient proie. Tout se passe comme si, ayant créé un héros fort différent des personnages qu’il anime généralement, King devait inexorablement le ramener à un niveau de faiblesse qui est celui, ailleurs, de fillettes bafouées (Carrie, Charlie) ou d’américains trop moyens comme Christopher Walken dans Dead Zone19… 88 14 Dans Les trois cartes (les trois lames du Tarot), il est amoindri, écrasé, attaqué par d’immondes bestioles, débris en proie à l’infection qui le ronge, et qui seulement peut survivre, sans forces, sans ressort. Alors que les textes du premier volume étaient rythmés de flashbacks sur le passé de Roland (lesquels se révélaient d’ailleurs souvent plutôt énigmatiques), les différentes “histoires” de ce récit deviennent celles des comparses, Eddy le passeur d’héro, puis Odetta la jeune Noire aux deux esprits, enfin Jack Mort au nom symbolique, qui referme à ce jour tout le cycle. En effet le démiurge du traitement de texte en fait celui qui a projeté Jack, le gamin, dans l’univers du Pistolero (via les roues d’une voiture), mais aussi celui qui en jetant une brique à la tête d’Odetta enfant a provoqué son dédoublement de personnalité. Comment diable tous ces personnages plus bizarres les uns que les autres, vont-ils à l’avenir circuler au long de cette quête sans fin ? 15 Le curieux récit d’univers parallèle réintègre d’abord au plus près le quotidien US, par le biais de ceux qui pourraient paraître des modèles stéréotypés de l’Amérique d’aujourd’hui : le jeune junkie meurtri par le Vietnam, la Noire schizophrène qui joue sa haine du “cul blanc”, le psychopathe tueur par pur plaisir… De caractères qui devraient porter le poids d’autant de conventions, King fait alors les miroirs de Roland, voire les relais (ne sont-ils pas les cartes tirées par l’Homme Noir, donc le Destin ?) nécessaires à l’action future, à l’avancement de la Quête, à la survie même du Héros… 16 Que la Quête soit sans fin est évidemment normal, c’est même une caractéristique primordiale d’une quête pareille à celle de Roland. Le Graal ne doit pas être rapporté à Camelot. Perceval ne l’a pas compris, et Galaad ne trouve que lui-même, ce qui constitue l’essentiel. Au fond, l’univers d’origine de Roland (ce nom, déjà…) n’est-il pas celui du roman courtois ? On y vit en de curieux Châteaux peuplés de Dames. Certes, nous n’en connaissons que fort peu, et King lui-même affirme savoir peu de choses du passé de son Pistolero. Si le troisième tome, Terres perdues ( The Waste Lands), conte une part supplémentaire de la Quête de Roland, Eddie et Suzannah (Odetta réconciliée avec ellemême), le quatrième, Wizzard and Glass20, devrait essentiellement se rapporter à la vie antérieure du dernier justicier. Qu’est réellement la Tour Sombre, celle qui se dresse aux sources du Temps ? Qu’importe. Seul compte le regard, sur eux-mêmes et sur le monde, que pourront porter ceux qui auront suivi cette quête, qui auront voyagé en eux-mêmes comme entre les univers. Au-delà de l’infini… 17 Et à nouveau, comme lorsqu’il retourne comme un gant les petites vies bien réglées des petites bourgades US, Stephen King nous laisse pourtant, au bout du compte, comme un message d’espoir : les terreurs acceptées, la bête sous le lit mâtée, il reste à marcher, à découvrir, émerveillés… On perd son innocence, on acquiert autre chose. L’infection qui ronge Roland n’est pas un autre symbole, et il est bien dans la ligne de l’humour noir de King qu’il faille braquer une paisible pharmacie new-yorkaise pour lui procurer des antibiotiques… 18 Terres perdues constitue le troisième tome du cycle. Roland s’obstine à chercher quelque chose comme le pivot de l’univers : la Tour Sombre. Pour survivre, il a donc pêché des compagnons venus de notre monde, le New York des années 60, 70 ou 80. Terres perdues renoue avec une progression réelle, dynamique et physique, et non plus mentale : Roland, Eddie et Suzannah découvrent un Portail et son Gardien, avant de s’avancer sur l’un de ces Rayons, tour à tour sentier forestier et monorail intelligent, qui doivent mener des Portails au pivot, à la Tour. Le récit bouge, et King entreprend d’y remettre en ordre son univers, même s’il ne résout quelques énigmes que pour aussitôt en poser d’autres. Eddie 89 façonne une clé, la clé qui donne accès aux Portes. Roland sauve Jack, le gamin de notre siècle sacrifié dans le premier tome, restaurant ainsi son intégrité mentale. Tous cherchent . 19 Les interactions entre les mondes se multiplient, les rêves dans l’un devenant réalité dans l’autre, les noms de lieux pouvant être communs, mais dans une autre géographie. Un Focke-Wulf allemand écrasé, chasseur de la seconde guerre mondiale, apparaît sur la route du groupe. La matérialité du monde déchu acquiert également de la substance au fil de l’exploration : après la plage métaphorique des Trois cartes, la forêt laisse place à une ville quasi abandonnée, envers de New York, et de nombreux artefacts révèlent plus de technologie que les premiers récits ne le laissaient supposer, même s’il s’agit d’une technologie brisée. 20 À la fin du récit, Roland, à nouveau pour survivre (le simple désir de survivre est un motif central), doit faire assaut de logique avec l’intelligence qui contrôle un monorail. La Tour se rapproche-t-elle ? Le monde de Roland semble de plus en plus mort depuis des siècles. Mais l’esprit du héros redevient clair, les adversaires apparaissent pour être abattus, un intrigant nouveau venu ne fait que passer (l’Enchanteur), le voyage s’accélère : Blaine le Mono emporte le groupe vers Topeka. Et King, évidemment, laisse son lecteur en panne dans l’Entre-Deux-Mondes… Il faudra bien le quatrième tome, Wizzard and Glass, pour lever quelques voiles sur l’antériorité du récit. Patience, patience… 21 Je ne puis éviter de signaler à l’amateur que King s’amuse ici à farcir son récit de références qui sont autant de clins d’œil : l’ours gardien qui, d’après Eddie, « ressemble à Robocop », sort d’une firme nommée “Positronics” (Asimov)21, parmi ses acolytes figure un “rat en acier inox” (Harrison)22, dans la ville de Lud se cache un “Homme Tic-Tac” (Ellison)23… Cherchez bien : il y en a d’autres… Mais de clé permettant de décrypter la totalité de ces récits énigmatiques, pas la moindre trace encore. 22 Peut-être une partie de celle-ci figure-t-elle dans Le talisman des territoires, que King écrivit avec Peter Straub24. Autre histoire d’univers parallèles, autre quête, autre voyage : n’oublions pas que les États-Unis sont le territoire même du voyage, de l’errance, de la route, territoire de prairies et de frontières toujours reculées, décor par excellence du road movie… Cherche, lecteur, cherche… Et ne demande pas à l’auteur pourquoi il nous offre de pareils joyaux obscurs, il te répondra : « Qu’est-ce qui vous fait penser que j’ai le choix ? »… NOTES 1. In NOLANE Richard D., “Entretien avec Stephen King”, Fiction, no 327, mars 1982, p. 175. 2. Chez Pocket, de 1989 à 2003, sous la direction de Patrice Duvic 3. Chez J’ai Lu, de 1977 à 1999, sous la direction de Jacques Sadoul. 4. KOONTZ Dean R., Les Étrangers, Paris : J’ai Lu, 1991 (“Épouvante”, n o 3005) ; NICHOLS Leigh, Feux d’ombre, Paris : J’ai Lu, 1989 (“Épouvante”, no 2537). On notera pour le plaisir que Leigh Nichols est un pseudonyme de Dean R. Koontz ! 5. McCAMMON Robert, Scorpion, Paris : Pocket, 1991 (“Terreur”, no 9052). 90 6. SAUL John, Créature, Paris : Pocket, 1993 (“Terreur”, no 9095). 7. Voir SUVIN Darko, Pour une poétique de la science-fiction, Québec : Presses de l’Université du Québec, 1977. (“Genres et discours”, no 3.) 8. KING Stephen, Brume, Paris : Albin Michel, 1987. (Skeleton Crew, 1985.) 9. KING Stephen, Le Fléau, Paris : Jean-Claude Lattès, 1991. (The Stand : The Complete & Uncut Edition, 1990.) 10. KING Stephen, Danse macabre, Paris : Alta, 1981. (Night Shift, 1978.) 11. KING Stephen, Running man, Paris : Albin Michel, 1988. (The Running Man, 1982.) 12. KING Stephen, Les Tommyknockers, Paris : Albin Michel, 1990. (The Tommyknockers, 1987.) 13. Ces trois premiers tomes d’un cycle qui en compte désormais huit (et deux volumes de “concordance” dus à Robin Furth) sont parus chez J’ai Lu en 1991 et 1992. Il existe désormais une intégrale en deux volumes : KING Stephen, La Tour sombre, l’intégrale 1/2 & 2/2, Paris : J’ai Lu, 2008 (dans une collection dénommée “Semi-Poche” et en tirage limité et numéroté !). 14. “Le Pistolero”, sous le titre “Le Justicier”, in Fiction, n o 302, juin 1979, p. 77–133 (“The Gunslinger”). “Le Relais”, in Fiction, no 317, avril 1981, p. 7–51 (“The Way Station”). “L’Oracle et les montagnes”, in Fiction, no 327, mars 1982, p. 6–42 (“The Oracle and the Mountains”).“Les Lents mutants”, in Fiction, no 332, septembre 1982, p. 6–53 (“The Slow Mutants”). “Le Pistolero et l’homme en noir”, in Fiction, no 333, octobre 1982, p. 35–57 (“The Gunslinger and the Dark Man”). 15. KING Stephen, “La Nuit du tigre”, in Fiction, no 291, p. 107–125 (“The Night of the Tiger”). 16. CONRAD Joseph, Au cœur des ténèbres, Paris : A. Redier, 1931 (précédé de Jeunesse). (Heart of Darkness, 1899.) L’expression “au cœur des ténèbres” ne serait-elle pas un résumé adéquat de l’œuvre de Stephen King ? 17. KING Stephen, Ça, Paris : Albin Michel, 1988 (tome 1 & 2). (It, 1986.) 18. POTOCKI Jan (Comte), Manuscrit trouvé à Saragosse, Paris : GF-Flammarion, 2008. (“GF”, no 1342 et 1343.) Cette édition de François Rosset et Dominique Triaire, en deux volumes, reprend les versions de 1804 et 1810 de ce roman exceptionnel (connu aussi sous le titre La Duchesse d’Avila) qui en compta trois (la première de 1794). 19. Adaptation de David Cronenberg, en 1983, du roman éponyme (The Dead Zone) de 1979. 20. Magie et cristal, Paris : Éditions 84, 1998. 21. Les robots du célèbre cycle d’Isaac Asimov ont un cerveau “positronique”. 22. HARRISON Harry, Ratinox, Paris : Jean-Claude Lattès, 1981. (“Titres/SF”, n o 48.) 23. ELLISON Harlan, “ ‘Repens-toi, Arlequin !’ dit Monsieur Tic-Tac”, in Galaxie (2 e série), n o 42, octobre 1967. (“ ‘Repent Harlequin !’ said the Ticktockman”, 1965.) Existe sous le titre “Arlequin et l’homme Tic-Tac” dans le recueil Ainsi sera-t-il, Verviers : Gérard, 1971, “Bibliothèque Marabout Science fiction”, no 381. 24. KING Stephen & Talisman, 1984.) STRAUB Peter, Le Talisman des territoires, Paris : Robert Laffont, 1986. (The 91 Parler Cyber… (CyberDreams, 1995) Il existe aujourd’hui dans le monde un foisonnement de courants littéraires, musicaux, artistiques, voire politiques se réclamant de la “cyberculture”. Pierre LÉVY1 1 Depuis de nombreux mois2, les médias en général, l’édition, le monde musical, les radios branchées semblent envahis d’un seul coup par la science-fiction : les couvertures, les annonces audios ou les pochettes de compacts, quand ce ne sont pas les unes des quotidiens, ne reflètent plus qu’un mot, cyberpunk, qu’une réalité3, le cyberspace. Il convient pourtant d’éviter une déconvenue à l’amateur pressé, qui en déduirait que son genre favori a enfin conquis la place qui lui revient. Car lorsque l’on prend la peine d’y regarder de près, on s’aperçoit très vite qu’il n’est pas question de littérature, a fortiori de SF : tous ces titres, toutes ces accroches publicitaires, tous ces bouquins multicolores ne parlent que d’une chose — le phénomène ardemment médiatisé des autoroutes numériques, du multimédia, de l’immersion informative, Internet et réalité virtuelles mélangés. 2 L’individu cyberpunk n’est plus désormais (ou plus seulement) un écrivain de SF américain un peu fondu, fantasmant sur la métaphore du sexe qu’est la broche cervicale4. Le terme cyberpunk désigne aujourd’hui n’importe quel forcené (tout aussi fondu) du surfing de réseau informatique. Vous êtes cyberpunk si vous raccordez un modem à votre tout nouveau Pentium 100 pour glisser d’hôte en hôte sur les vagues d’Internet, en enrichissant les opérateurs télécom de votre région et en adoptant un nouveau patois à base de FTP, HTTP ou WWW. Vous devenez netrunner, et vous explorez le cyberspace. In Real Life. 3 Mais le cyberpunk est également devenu un état d’esprit5 chez tous ces accros du langage unix et du world wide web, fondant peu à peu une nouvelle forme de culture, qui s’autoproclame évidemment cyberculture. En juin 1993, Billy Idol sortait un album intitulé sobrement Cyberpunk et confiait à un journaliste rock combien sa rencontre avec William Gibson l’avait convaincu de la validité du concept cyberpunk. Le cyberpunk, avance le journaliste, « est vite devenu une philosophie touchant au domaine artistique se servant de la technologie de pointe pour livrer son message antisocial ». Pour le chanteur, « vous avez besoin de ça pour vivre et pas seulement en tant qu’artiste mais en tant qu’être 92 humain, vous êtes affamé de nouvelles idées afin d’améliorer votre qualité de vie 6 ». Musicalement, tout cela s’avère peut-être une simple continuation de la techno et du sampling. L’utilisation des nouvelles technologies devient plus excitante avec le CD-I de Peter Gabriel, qui permet de reconstituer la session d’enregistrement et de modifier les orchestrations ! Il en existe aussi de Prince et de Bowie. Et pour les (vieux) fans du Dead tels que votre serviteur, on trouve tout ce qui tourne autour de Jerry Garcia et ses copains sur Internet (gdead.berkeley.edu via gopher) — what a long, strange trip it’s been… 4 On pourrait dire, en paraphrasant Andy Warhol, que quelque chose (quoi que ce soit, là n’est pas le problème) devient réel lorsque les médias de masse s’emparent du phénomène pour l’analyser et lui offrir une carte de visite bien nette. Les news américains ont officialisé la cyberculture en 1993, dans les colonnes de Time puis de Newsweek. Le mot cyberpunk, cette appellation à génération spontanée que personne ne revendique, a dû quitter les rivages de la littérature pour le grand large (numérique) vers ces moments-là. Au printemps de la même année naissait Wired, paradoxe incarné d’une revue papier entièrement consacrée à la culture cyber, mais qui s’est rapidement imposée comme la référence incontournable. Nos écrivains de SF se sont vite impliqués dans un mouvement à la base duquel on retrouvait quand même leurs œuvres et leurs idées. Dans Wired, aux côtés de l’inventeur du data glove, Jaron Lanier, et du prophète des communautés virtuelles, Howard Rheingold7, on trouve la signature de William Gibson, de Neal Stephenson, de Bruce Sterling et de bien d’autres — ce dernier analysant d’ailleurs l’univers des hackers (bidouilleurs activistes, en gros) dans un bouquin très journalisme d’investigation, The Hacker Crackdown : Law and Disorder on the Electronic Frontier 8. Je ne suis pas certain que Gibson ou Sterling seraient fascinés par un débat tentant de déterminer s’ils écrivent en figures de mots ou en figures d’idées, par contre je suis à peu persuadé qu’ils sont très motivés par ce dont ils parlent, au point de quitter parfois la littérature pour le journalisme ou l’essai. 5 Bref, cyberpunk et cyberspace vont en bateau, bien loin de leur territoire d’origine : un lexique créé par la SF se dissémine dans le monde entier. Ce langage, ce vocabulaire dont nous traitons ici, ne se répand qu’au moment où ce qu’il désigne quitte le territoire technoscientifique pur pour se répandre dans un autre territoire bien plus vaste, celui de la culture. Un langage précis est partie prenante d’une culture précise, on y reviendra. 6 On peut rassembler quelques exemples tirés de la grande presse, fin février 1995, à l’occasion de la tenue à Bruxelles9 du sommet du G7… À la une du Soir (Bruxelles) du 25 février : “Welcome to cyberspace” !, et en pages intérieures, « de la cybernétique (…) est né un nouvel espace de communication, le “cyberspace” »10. Dans le même quotidien, le 27 février : « la première foire mondiale du “cyberspace” se tenait ce week-end à Bruxelles » — chapeau d’un article au souci pédagogique pas si fréquent : « Un peu d’étymologie ? “Cyberspace” est sorti de la plume de William Gibson, dans une pièce (sic) intitulée “Le Neuromancien” (re-sic) : il désigne l’espace virtuel dans lequel circulent les informations électroniques »11. À la une du Monde du 8 mars : “L’avènement du cyberespace” 12. Extrait de l’enquête : « C’est sous la plume de William Gibson, auteur de science-fiction américain, qu’est né le mot cyberespace, dans un livre publié en 1984 aux Etats-Unis et traduit l’année suivante en français sous le titre Neuromancien. Il racontait les aventures d’un homme projeté dans la jungle terrifiante d’un réseau géant d’informations ». Hormis le résumé discutable, voilà un journaliste sachant s’informer avant d’informer, les références sont au moins correctes. Même l’austère Monde Diplomatique succombe, dans son numéro de février 1995 en titrant “Qui contrôlera la cyber-économie ?” un article de 93 Philippe Quéau13. « Un monde nouveau, électronique et virtuel, émerge peu à peu », explique celui-ci. « Il possède (…) son propre territoire : le cyber-espace (…) ». Dans un domaine plus anecdotique, l’ouverture d’un point d’accès Internet à Liège est commentée par le Soir, en mars, en estimant utile de surqualifier le Net : « un accès au premier réseau mondial de communication entre ordinateurs, Internet (le “cyberspace”) ». 7 Il semble donc que l’on puisse avancer sans trop risquer de démenti combien cette avancée des termes cyberpunk et cyberspace dans le grand public, l’un désignant les accros du réseau et l’autre son espace virtuel, se voit désormais ancrée. Cet ancrage médiatique, comme souvent, ne se fait évidemment pas sans imprécisions (voir l’article du Soir cité plus haut), sans légers détournements et sans récupération par l’écume de l’effet de mode : toute nouveauté très légèrement connotée informatique ou infobahn se voit ipso facto flanquée du préfixe cyber. On rencontre ce dernier sur un spectre particulièrement large : de la cybermonnaie au cybersexe ! La plupart des livres d’informatique traitant du Net ou de la réalité virtuelle ne se conçoivent plus sans une accroche en couverture, du genre “l’univers du cyberspace”. Dans cette dérive d’arguments publicitaires, Internet est désormais réputé être le cyberspace. Le fait de devenir un argument publicitaire, ou ressenti comme tel, témoigne de la distribution élargie du concept. Les revues spécialisées se font rares qui ne présentent pas une rubrique cyberspace. Les ouvrages de vulgarisation définissent amplement (même si c’est parfois simpliste) l’univers cyber et il n’est pas rare d’y trouver Gibson cité dans l’index 14. Un Cyberguide est paru récemment, preuve s’il en était besoin que la cartographie du cyberspace a commencé15 ! On ne peut évidemment manquer de citer Pierre Lévy, philosophe et professeur à l’université Paris-VIII, qui incarne vraisemblablement à lui seul la réflexion pointue et intelligente sur les nouvelles technologies de l’information. Son dernier livre, L’intelligence collective, est sous-titré Pour une anthropologie du cyberspace et paraît — coïncidence significative — chez l’éditeur qui a permis à William Gibson de prendre pied en terre francophone avec la traduction de Neuromancer : La Découverte16 ! * 8 La science-fiction a toujours été un grand espace de création pour les lexiques et les langages imaginaires (d’une part les mots, souvent destinés à enrober de nouveaux concepts, ou des ravalements de concepts anciens ; d’autre part les langues, censées étayer l’effet de réel voulu quant à une planète, un peuple, une société, une culture créés de toutes pièces). Il s’est même trouvé naguère de sinistres rabat-joies pour reprocher au genre son goût du néologisme17. Mais ces créations sont généralement demeurées internes au genre, même si l’importance de l’intertextualité et de la création collective en SF leur a permis de migrer d’œuvres en œuvres et d’auteurs en auteurs. On pourrait longuement dresser la liste de ces langues et de ces vocabulaires créés de toutes pièces. 9 Leur dissémination en dehors du genre constitue une circonstance beaucoup moins fréquente : si l’on peut arguer du terme astronautique inventé par Rosny Aîné et du succès de cyborg, d’extraterrestre ou d’androïde, par contre bien des vocables science-fictifs sont demeurés d’usage exclusivement littéraire. Il semble donc légitime de s’interroger sur les circonstances ayant permis qu’il en aille autrement pour cyberpunk, cyberspace et quelques autres termes désignant les cow-boys informatiques. 10 L’aspect le plus significatif de ce cas particulier de dissémination d’un vocabulaire fictif dans notre réalité ne gît vraisemblablement guère dans son utilisation publicitaire à effet 94 de mode, laquelle risque de ne durer qu’un temps, mais bien plutôt dans son passage apparemment bien accepté vers les publications de vulgarisation sérieuse et le discours de chercheurs qualifiés tels que Pierre Lévy. En outre, ce passage n’a pas eu lieu naturellement non plus que directement, de la littérature vers le vocabulaire technicoscientifique. En effet, le lexique cyber a tout d’abord infiltré le milieu ludique de la simulation18, par le biais des jeux de plateau puis des jeux informatiques, qui ont décliné adaptations des romans et créations propres dans un monde virtuel au grand souci de cohérence19. Mais ces adaptations tout comme ces scénarios de jeux originaux avaient tous pour caractéristique d’axer une utilisation du substrat cyber en tant que simple décor propre à l’animation de personnages et à la définition de règles originales. Après tout, quoi de plus naturel que ce primat du netrunner : le roman cyberpunk n’est-il pas également un surgeon du polar noir américain ? Il n’en demeure pas moins vrai que l’univers des jeux de simulation, de Cyberpunk à Shadowrun20, s’est assez peu inspiré des conditions mêmes d’existence de l’univers décrit, du cyberspace en lui-même. 11 C’est le milieu des utilisateurs du Net qui va s’approprier le terme, considérant que si on n’accède pas encore aux données d’Internet de la même façon que Case à la Matrice dans Neuromancien21, l’organisation de ces données et leur répartition dans un espace intangible et virtuel est déjà fort proche de la réalité gibsonienne. Lorsque vous utilisez une base de données partagée, répartie entre plusieurs ordinateurs-hôtes, où se situe-telle réellement ? Ce n’est d’ailleurs pas si neuf comme mode de représentation d’une virtualité : quand vous téléphonez, où situez-vous la conversation ? Ce sont donc les fondus du réseau qui popularisent très vite le recours aux créations lexicales de la SF contemporaine : le Net lui-même, et la facilité avec laquelle une information y circule, fera le reste et assurera le succès définitif du cyberspace. 12 Faut-il s’étonner de ce recours à l’imaginaire science-fictif ? Il conviendrait alors de rappeler les éléments de quelques statistiques (peut-être peu scientifiques, mais combien parlantes) tenant compte des déclarations de tous ces chercheurs, créateurs, techniciens et savants qui ont donné une réalité à ce concept fou qu’est Internet. Tous ou presque, de scientifiques hors normes comme Marvin Minsky22 au dernier des bidouilleurs de réseau local, tous ils affirment être ou avoir été des lecteurs de SF ! Aux États-Unis, la communauté de ceux qui font les technosciences ou qui s’agitent autour d’elles se reconnaît dans la science-fiction moderne, y retrouvant bien souvent des préoccupations qui sont également les leurs23. Plus d’un scientifique américain avoue avoir baigné dans la fiction, lorsqu’il ne la pratique pas lui-même24 : la solution de continuité, le véritable hiatus que l’on rencontre dans nos contrées de culture française entre science et littérature est réduit au minimum au pays d’Al Gore. 13 Néanmoins, ce fragment d’explication ne saurait tout éclaircir. On pourrait dès lors approfondir la question en ajoutant que la reconnaissance explicite de l’antériorité du vocabulaire cyber (la citation régulière de William Gibson en tant qu’initiateur, entre autres) témoigne de l’acceptation, par ceux qui en usent aujourd’hui, de son adéquation aux réalités à décrire. On peut envisager les scientifiques adoptant ces termes qui n’ont pas été générés par eux, car ils sont particulièrement bien adaptés à leur environnement quotidien. De plus, filtré déjà par tous les lecteurs de SF comme par tous les adeptes des jeux de simulation, le lexique cyber a pu être perçu d’usage courant, rendant implicitement illusoire toute tentative d’en faire adopter un autre, peut-être trop technique. Il s’agit d’une seconde caractéristique de ce succès : ce n’est pas le succès d’un lexique abscons ou réservé à une minorité par son ultra-spécialisation. Et il est sans doute 95 propre aux États-Unis, à nouveau, que des vocables aient été admis malgré leur forte connotation fictive. 14 L’adoption d’un vocabulaire littéraire, mais pas de n’importe quel vocabulaire littéraire, témoigne donc — répétons-le — des relations indéniables qui existent entre la sciencefiction et les techno-sciences, relations qui, aux États-Unis du moins, ne sont nullement niées. On épousera comme parfaitement pertinente la formulation de Sylvie Denis pour qui « les simulations (de la SF) sont basées sur la perception qu’ont les auteurs de sciencefiction du rôle primordial de la science et de la technique dans les métamorphoses de la société »25. Et il est vrai que de toute la SF contemporaine, les œuvres cyberpunks sont peut-être parmi celles qui ont su saisir au plus près les métamorphoses de la science et des techniques en pleine évolution, ainsi que leurs conséquences directes sur les sociétés et les individus qui les forment. Ils sont une parfaite expression des sentiments en faveur des nouvelles technologies qui ont traversé les années quatre-vingt — qui sont également les années de développement des techniques informatiques permettant désormais à tout particulier de surfer sur le Net. De tout ceci résulte une autre réflexion, quant à l’adéquation de la SF en tant que reflet des technosciences et réflexion sur celles-ci, mais également, dans le cas qui nous occupe, en tant qu’accompagnement et traduction de celles-ci au moment même où s’étant constituées dans leur espace propre, elles tendent à se répandre en-dehors de ce dernier pour investir les préoccupations de la population la plus large. Le Net crée une nouvelle culture et cherche la meilleurs adéquation de ce dont on parle et de la manière dont on en parle : il élit à ce titre la science-fiction. 15 Bruce Sterling, dont on a fait le théoricien du mouvement, a particulièrement bien résumé ces correspondances science-littérature. « Dans cet univers », dit-il du monde de Gibson en préface à Gravé sur chrome26, « la Science avec un grand S n’est pas une source de merveilles magiques et pittoresques, mais une force omniprésente, envahissante, incontournable. C’est un rideau de radiations mutantes qui se déversent à travers la foule, un autocar bondé qui grimpe à fond la caisse une pente exponentielle. (…) Les extrapolations de Gibson révèlent, avec une clarté outrée, la masse cachée de l’iceberg du changement social ». Comment s’étonner dès lors que lorsque le changement social survient — et le Net en est un, n’est-ce pas ? — ce soit à ces écrivains-là que l’on fasse référence en adoptant leur manière de désigner les choses et les réalités ? Dans sa préface à l’anthologie Mozart en verres miroirs27, Sterling précise : « une nouvelle alliance s’impose comme une évidence : c’est l’intégration de la technologie et de la contre-culture des années quatre-vingt ». N’oublions pas que dans les sociétés de pointe de Silicon Valley, aux côtés de gestionnaires tels que John Sculley28, on trouvait et on trouve encore des chevelus en dreadlocks comme Jaron Lanier, inventeur du gant de données (data glove). Et plus loin : « le mouvement cyberpunk provient d’un univers où le dingue d’informatique et le rocker se rejoignent, d’un bouillon de culture où les tortillements des chaînes génétiques s’imbriquent ». Serait-il donc fallacieux d’analyser pourquoi la société des techniciens et des savants a si bien adopté le lexique cyber ? Ne faut-il pas conclure que le mouvement littéraire et le saut quantique socioculturel induit par la généralisation du Net sont parallèles et se sont nourris mutuellement ? Néanmoins le réel a la vie dure malgré la RV : le cyberspace est d’abord né en terrain littéraire et science-fictif. 16 L’adoption par les théoriciens de la société de l’information du vocabulaire cyber semble être en soi un témoignage du fonctionnement de cette société elle-même, puisqu’il découle de la circulation universelle de ce vocabulaire grâce aux nouveaux médias tels qu’Internet. La bonne fortune du langage cyber témoigne même de l’un des enjeux de 96 cette société de l’information : celui qui diffuse une nouvelle idée, un nouveau concept (un nouveau vocabulaire, plus simplement) a désormais toutes les chances de voir sa création vivre très rapidement sa propre vie, vu sa diffusion quasi instantanée. Le premier créateur aurait donc tendance à imposer sa vision, même involontairement. Lorsque l’on sait combien de sites révisionnistes existent aujourd’hui sur les serveurs du Net aux États-Unis, cette réalité n’est pas neutre ! (Sans compter ces fêlés de survivalistes qui pensent avec leur M-16 et font sauter les bâtiments fédéraux.) Mais face à toutes les dérives, les forums d’Internet29 permettent une discussion à un niveau de convivialité et d’instantanéité qui n’avait encore jamais existé. 17 Il faudrait encore aborder un point de la contamination littérature-technologies qui semble d’évidence né des œuvres du clan des verres-miroirs : l’aspect multiculturel. On voit de plus en plus nommer les autoroutes numériques sous l’appellation d’infobahn. Le vocabulaire cyber peut effectivement connaître diverses sources linguistiques, et possède une très nette tendance à tout mélanger joyeusement. Les personnages de Gibson et des autres en témoignent : des mots de toutes origines leur sont familiers, principalement issus des sources hispanophones, germanophones ou japonaises (ce qui en dit long sur l’état non seulement socioculturel mais aussi économique de l’univers décrit). Il y a une anthropologie de la vision du monde cyber qui demeure à faire : l’importance de l’objet et le rapport complexe tissé entre celui-ci et l’individu, ainsi que l’a analysé Sylvie Denis 30, en serait un élément essentiel, comme le langage. Je ne reviendrai pas sur cette incroyable insistance de l’œuvre de Gibson à nommer les choses, remarquablement analysée dans cette étude. Dans l’œuvre cyberpunk, les noms des choses, des objets, ont donc une grande importance : cette accentuation de la désignation linguistique précise participe du projet esthétique global. 18 Toute activité humaine a toujours généré son propre langage, du milieu criminel aux instances juridiques, du congrès médical au jargon informatique. Mais quant à ce dernier, il faut souligner que jusqu’à la diffusion élargie des concepts orbitant autour d’Internet, le monde de l’informatique a créé lui-même son jargon, sans juger utile de puiser à une autre source. Au contraire, la SF recyclait avec plus ou moins de bonheur les termes techniques dans sa propre création de néologismes. On pourrait donc dire que la situation présente possède toutes les caractéristiques d’un réel passage d’une culture à une autre, passage tellement décisif que ses acteurs, consciemment ou non, éprouvant le besoin d’un nouveau lexique, le trouvent non dans leur propre pratique mais dans une étonnante percolation de l’imaginaire vers le réel. Et ce au moment où on s’ingénie à nous présenter ce réel comme ayant désormais perdu son caractère intangible, puisqu’il devient virtuel. N’est-ce pas cette dernière caractéristique qui justifie ou rend possible le recours au lexique science-fictif, alors qu’auparavant on n’avait jamais jugé utile d’adopter le globmuche à boson invertis pour désigner le disque dur ? C’est au moment précis d’un changement de culture, de société, au moment de l’apparition de nouveaux paradigmes propres à permettre le décryptage du monde (l’hypertexte, par exemple), que le lexique SF émerge de son espace propre pour se répandre d’abord dans les territoires limités qui le choisissent, puis très vite partout — à cause de la dissémination rapide des thèmes et des techniques qui ont fait appel à lui. Les autres lexiques particuliers à la SF n’ont, auparavant, jamais connu ce succès. Ils n’ont jamais constitué un véritable langage hors SF. * 97 19 On terminera cet embryon de réflexion en se souciant quelque peu de ce dernier, le vocabulaire étant l’un des éléments constitutifs de tout langage même si celui-ci ne peut lui être entièrement réduit. Un langage est une forme complexe de représentation du réel : il modèle et détermine quasi philosophiquement et idéologiquement notre vision du monde. Cela peut paraître une évidence de le rappeler, mais le langage forme et déforme la manière dont nous percevons le réel. Un rapide exemple pris dans l’espace cybernétique où nous naviguons sera parlant. L’emploi de termes tels que simulation ou virtualité, par leur charge signifiante qui nous semble les opposer à ce que nous considérons comme la réalité, induit un grand nombre de discours alarmistes quant aux risques d’effacement du principe de réel chez ceux qui auraient trop souvent recours à la RV, par exemple. Pourtant, du point de vue de l’informaticien (Pierre Lévy le souligne), une simulation n’est jamais qu’un mode banal d’accès à la réalité31. C’est dire l’importance du choix d’un langage par rapport au sujet dont on entend traiter : l’adoption d’un langage est au moins signe social, de la reconnaissance tribale à la manipulation de l’adversaire. Nombreux sont les ouvrages de SF qui ont exploré le phénomène, des Langages de Pao de Jack Vance à L’enchâssement de Ian Watson en passant par Babel 17 de Samuel Delany32. Mais un langage s’avère également constituer la base profonde d’une culture, c’est à dire d’une nouvelle manière de distinguer la réalité, parfois même d’une nouvelle réalité33. 20 « Toute nouvelle technologie apporte avec elle un ensemble de services et de contraintes sans lesquels elle ne peut fonctionner. Ainsi se crée une nouvelle réalité qui s’impose à la société, quel que soit l’usage qui est fait du support en question, et quel qu’en soit le contenu ». Cette formulation d’Eric McLuhan, le fils de Marshall34, exprime combien le social évolue, au travers des nouveautés qu’une techno-culture lui transmet comme autant de fragments d’un réel en perpétuelle mutation. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, tel est bien l’enjeu en définitive : la cyberculture qui se crée par le médium des nouvelles habitudes du Net et du lexique science-fictif imprègne la société et la modifie. (Comment ne pas songer au novum cher à Darko Suvin, dont la présence désigne ou non un texte comme science-fictif ?) C’est ainsi que naît toute nouvelle forme culturelle : elle a besoin d’un référent basique et d’une formulation de celui-ci au travers d’un langage, élément d’une esthétique et d’une vision particulière. Que la culture du Net ait choisi son vocabulaire au sein de la SF ne dit peut-être qu’une chose, mais le dit clairement : quelque controversé que puisse être le genre aux yeux de certains acteurs culturels, il semble le seul capable tant de désigner les nouveaux paradigmes que la cyber-société nous transmet, que d’offrir à celle-ci une esthétique où elle puisse se reconnaître. 21 L’homo sapiens sapiens se mue en homo sapiens cybernetensis sous les auspices conjointes d’une technicité exacerbée et, soyons lucides, devenue souvent sa propre justification (son évidence, qui pousse à sa banalisation médiatique, étant proche du ce-qui-va-de-soi barthien — mais on ne saurait non plus éviter de questionner à son propos l’espace marchand et l’espace politique), et d’un imaginaire littéraire et ludique qui retourne sur elle-même cette technicité puisqu’il en explore les marges et les bas-fonds (Gibson et les poubelles de l’Histoire). Si l’homme du proche XXIe siècle voulait faire l’effort de percevoir par le biais de la SF les signes de changements sociaux qui se multiplient, il ne saurait être dupe de la course autoalimentée des technosciences : là où la littérature montre que le roi est nu (ou, variante cyberpunk, qu’il vit dans les décharges des mégapoles), on ne saurait plus prétendre ignorer son anatomie. À nouveau, le paradoxe éminemment délicieux de la situation est de voir une littérature désigner plus que jamais les failles du réel au 98 moment où ce dernier s’efface de plus en plus sous sa représentation virtuelle. Car l’œuvre d’art se met à nous montrer les simulacres qui nous entourent avec les moyens mêmes présidant à la confection de ceux-ci (RV, multimédia, etc.). Le succès du vocabulaire cyberpunk nous assure au moins d’une chose, et peut-être nous rassure : l’imaginaire créatif l’emporte toujours sur les algorithmes rébarbatifs. [ ;-) ] NOTES 1. LEVY Pierre, L’intelligence collective. Pour une anthropologie du cyberspace. Paris : La Découverte, 1994. 2. En 1995, année de première parution de cet article. Les liens évidents du sujet de ce dernier avec l’état médiatisé de l’univers informatique apparaîtra certainement étrangement obsolète (voire incompréhensible ?) au lecteur. Ces lignes reflètent bien entendu un état des connaissances arrêté en l’an 1995 ! 3. Si l’on peut dire… Ou alors, une réalité virtuelle ! 4. Pseudo technologie futuriste de connexion déjà rendue obsolète par l’apparition des techniques nano (lire L’envol de Mars de Greg Bear, Paris : Robert Laffont, 1995). Ah ! Qu’il est dur le métier d’écrivain de SF/SF… 5. Comme la SF, pas vrai ?… 6. in Billy le cyberpunk, article de Thierry COLJON, Le Soir, 16 juin 1993, p. 8. 7. Lire son ouvrage portant ce titre, qui vient d’être traduit en français : Howard RHEINGOLD , Les communautés virtuelles. Paris : Addison-Wesley, 1995. 8. New York : Bantam Books, 1992. 9. Ville souvent citée chez William Gibson et les autres. Il est vrai qu’hormis son poids dans l’Union Européenne, Bruxelles, ville atomisée par les promoteurs, a tout du décor cyberpunk. 10. MATHHEIEM Nathalie, Le Soir, 25 février 1995, p. 4. 11. BERNS Dominique & BRENY René, Le Soir, 27 février 1955, p. 6. 12. On distingue un quotidien belge d’un quotidien français au souci de ce dernier de franciser jusqu’à créer des mots ridicules tels que “cyberespace”… 13. Le Monde diplomatique, février 1995, p. 16–17. 14. Ainsi de deux titres de la remarquable collection « Dominos » de Flammarion, parus en 1994 : Dominique MONET, Le Multimédia ; Claude CADOZ, Les Réalités virtuelles. 15. Cyril FIÉVET, Cyberguide. Paris : Addison-Wesley, 1995. 16. Op. cit. Il convient de citer deux autres titres de Pierre Lévy, fondamentaux pour qui s’intéresse au sujet : La machine univers. Paris : La Découverte, 1987. Réédité dans la collection “Points-Sciences” du Seuil (no S79) ; Les technologies de l’intelligence. Paris : La Découverte, 1990 (“Points-Sciences”, no S90). 17. On songe à Jacques Sternberg commentant dans Le Magazine Littéraire l’un des premiers romans de Michel Jeury. 18. Ce qui demeure malgré tout habité d’une certaine logique, le cyberspace étant par essence un univers de la simulation. 19. Voir l’article de Patrick LECLERCQ et Pierre JOYEUX, “Branchez-vous, jouez cyberpunk”, in Casus Belli, no 56, mars-avril 1990. 20. Qui nous revient au Fleuve Noir sous formes de romans adaptés du jeu, un comble. 99 21. GIBSON William, Neuromancien. Paris : La Découverte, 1985 (Neuromancer, 1984). Réédition J’ai Lu, no 2325, 1988. 22. Marvin Lee Minsky (1927), scientifique américain, chercheur au MIT en sciences cognitives et en intelligence artificielle. Lauréat du prix Turing. Par ailleurs auteur avec le romancier Harry Harrison de Le Problème de Turing (Paris : Robert Laffont, 1994. The Turing Option, 1992). 23. C’est sans doute ce qui a contrario éloigne encore et toujours la communauté littératurante francophone du genre tout entier. 24. Minsky, justement, avec son Test de Turing, remarquable techno-thriller quoiqu’un peu lourd littérairement. Et tous les autres écrivains scientifiques, de Greg Benford à Charles Sheffield. (La liste est un peu longue pour se voir reproduite ici.) 25. Sylvie DENIS, “Cyberspace ou l’envers des choses”, in CyberDreams 01, janvier 1995. 26. GIBSON William, Gravé sur chrome. Paris : La Découverte, 1987 (Burning Chrome, 1986). Réédition J’ai Lu, no 2940, 1990. 27. STERLING Bruce (éd.), Mozart en verres miroirs. Paris : Denoël, 1987. “Présence du Futur”, n o 451. (Mirrorshades : the Cyberpunk Anthology, 1986.) 28. Ex-patron d’Apple, qui fit auparavant une grande part de sa carrière chez… Pepsi-Cola. 29. Sans lesquels, juste retour des choses, Vernor Vinge n’aurait sans doute pas écrit Un feu sur l’abîme (Paris : Robert Laffont, 1994 ; A Fire Upon the Deep, 1992) ainsi qu’il l’a écrit. 30. Op. cit. 31. LÉVY Pierre, La machine univers, op. cit. 32. VANCE Jack, Les langages de Pao. Paris : Denoël, 1965 (« Présence du Futur », n o 83 ; The Languages of Pao, 1958). WATSON Ian, L’enchâssement. Paris : Calmann-Lévy, 1974 (« Dimensions », The Embedding, 1973). Réédition Presses-pocket, no 5211, 1985. DELANY Samuel, Babel 17. Paris : o Calmann-Lévy, 1973 (« Dimensions », Babel 17, 1966). Réédition J’ai Lu, n 1127. 33. On ne s’aventurera pas ici à discuter du statut exact de cette réalité, qui interroge toute la philosophie depuis la Grèce antique. 34. MCLUHAN Eric, “Le retour au village planétaire de Marshall McLuhan”, in Multimédia, Un écran sur le monde, Bruxelles : Le Soir, 1995. 100 Mythes et mythagos : l’incarnation de l’imaginaire chez Robert Holdstock (Phénix, 1996) 1 Il est devenu quasi banal à propos de la science-fiction ou de la fantasy d’évoquer des références mythiques : de l’avis d’un certain nombre de chercheurs en littérature, ces genres phagocytent la mythologie traditionnelle, quand ils n’en assument pas pleinement le relais, s’investissant dans la fonction de mythe moderne1. Lieux communs : la sciencefiction comme agent mythifiant de l’espace et du discours scientifiques, la science-fiction ou la fantasy comme lectures (épistémologiques ?) des grands mythes de l’humanité. On se pose plus rarement les questions fondamentales tenant à la fonction même du mythe : celui-ci tenu pour acquis, celle-là semble aller de soi. La critique brasse les images mythiques en leur accordant le même statut qu’à une simple et habituelle thématique, le mythe devient un élémentaire référent, un gadget narratif ou un motif transparent — dans tous les cas il perd sa substance même. 2 L’imprégnation de l’imaginaire collectif par les mythes est le plus souvent sous-estimée, voire ravalée au rang de poncif, alors qu’elle fonde notre culture. Trop souvent, nombre d’écrivains confortent cette attitude en utilisant les mythes sans trop s’interroger sur eux, usage au premier degré d’une chose allant-de-soi. Qu’un auteur vienne évoquer l’existence de ces forces mythiques au travers d’ouvrages forts et cohérents rappelle ce caractère fondamental, à l’heure où l’humanité semble perdre tout à la fois ses racines et le sens de son avenir. On aurait tort de confondre cet éclairage contemporain posé sur d’antiques interrogations avec une quelconque dérive new age ou un recours à la pensée magique : si le renvoi à Carl Gustav Jung devait inquiéter le lecteur foncièrement rationaliste (pour ne pas parler de Bachelard ou de Gilbert Durand, diabolisés par certains), qu’il soit bien clair que considérer sereinement et sérieusement la théorie des archétypes ne revient pas à abdiquer tout sens critique2. 3 Cette œuvre, qui cartographie les territoires de l’esprit où s’incarnent les mythes des origines, est signée du Britannique Robert Holdstock, un auteur trop méconnu dans les pays de langue française. Il s’agit d’une œuvre majeure, et elle se déploie en plusieurs volumes : le cycle des mythagos, dont à ce jour3 une partie seulement est accessible au 101 lecteur francophone. En 1987, la trop fugace collection “Fictions” des éditions La Découverte4 publiait une manière de chef-d’œuvre, La forêt des mythimages5. De ce roman6, les habitués de la revue Fiction avaient pu découvrir une facette, avec la nouvelle aux origines du livre7, laquelle obtint en 1982 le prix de la meilleure nouvelle décerné par la British Science Fiction Association. 4 Soyons juste, pour une fois, avec le quatrième de couverture de La forêt des mythimages : Robert Holdstock donne en effet un récit « extrêmement original ». Style et construction, subtils et jamais gratuits, concourent à lui assurer une nécessité esthétique et une force hors du commun, on y reviendra. Il est donc question de mythes. Mais nul effet narratif facile ici, pas de truc consistant à projeter entre deux nébuleuses un improbable Ulysse. Holdstock s’enracine (on verra que la métaphore n’est pas gratuite) au plus profond de l’acquis culturel humain, et saisit à bras le corps les forces primordiales (expression qui revient souvent sous sa plume), transcrites sous forme mythique par un esprit mortel qui se ménage toujours des garde-fous. Chez lui, les mythes retrouvent force et vie, au sens propre. Pas question de créatures mythiques prisonnières d’enveloppes charnelles à la Jean Ray (Malpertuis)8 : les forces vivantes de La forêt des mythimages, si elles sont évoquées (au sens d’appelées), ne sont pas maîtrisées — à preuve : elles tuent… Serait-ce donc une nouvelle version d’un autre mythe, celui de l’apprenti sorcier ? 5 Évoquées par les personnages humains dont les actes conditionnent le récit, ces forces les confrontent non seulement aux peurs et aux espoirs des premiers âges de l’humanité, mais à l’inconnu de leur propre esprit. Il est temps de défiler la trame de l’intrigue, ou plutôt des intrigues — puisque nombre de personnages traversent le cycle, dont l’unité tient au lieu bien davantage qu’au temps ou aux protagonistes. Ces intrigues sont ellesmêmes à caractère mythique : il s’agit d’errances, de quêtes et d’apprentissages, qui entraînent quelques hommes “modernes” (et au moins une jeune fille) sur les traces de leur Histoire, de leurs croyances et de leur inconscient — sur les traces de leur cerveau archaïque. Structure élémentaire qui évoque inévitablement le plus ancien patrimoine littéraire : sagas, eddas et gestes, parcours initiatiques celtes et saxons… Nous voici au cœur du sujet de Robert Holdstock. 6 Nous nous concentrerons ici sur les deux romans disponibles en français, tout en conseillant vivement au lecteur d’aller également explorer (il n’y a guère de meilleur mot en l’espèce) le reste du cycle. Si la première édition de La forêt des mythimages doit être difficile à trouver, le roman a été réédité chez Denoël dans la collection “Présence du Fantastique”9, qui a ensuite publié en deux tomes Lavondyss, constituant sa suite directe10. En anglais existent encore un court récit qui consiste en une sorte de prologue général au cycle, The Bone Forest11, ainsi qu’un troisième roman, qui prolonge Lavondyss vingt ans après, The Hollowing12. Si la lecture idéale enchaînerait The Bone Forest, Mythago Wood, Lavondyss et The Hollowing, il ne faut toutefois pas penser que le cycle respecte une chronologie stricte, d’autant que la temporalité interne des récits est sujette à plus d’une fluctuation. 7 Pour George Huxley (Holdstock a-t-il songé aux Portes de la perception d’Aldous Huxley ? 13), l’inconscient humain contient « ce qu’il appelle le pré-mythago, autrement dit Imago Mythi, l’image de la forme idéale que pourrait revêtir une créature mythique » (p. 54 14). Dans les anciennes forêts, les fragments de la forêt primordiale qui subsistent encore, vierges, une combinaison d’auras des forces telluriques entre en interaction avec notre inconscient. Les mythagos se forment alors, non plus simples images mais êtres vivants, de chair et de sang, ou plutôt de bois et de sève, qui viennent peupler la forêt et ses 102 abords. Oak Lodge, la propriété de Huxley, jouxte la forêt de Ryhope qui est un tel fragment préservé aux confins du pays de Galles, un bois sauvage depuis les époques médiévales, voire préhistoriques ; un bois où seules vivent les essences des premières forêts : ormes, aubépines, noisetiers, tilleuls, frênes et surtout chênes. Le chêne : arbre sacré des anciennes cultures, arbres des Druides. Au cœur de Ryhope se déroulent d’étranges processus de genèse de formes, d’images et d’êtres. Huxley, avec l’aide d’un autre théoricien partageant ses vues, va tenter d’explorer Ryhope, de la cartographier et d’y évoquer les forces primordiales, les mythagos des premières civilisations britanniques — jusqu’aux archétypes fondamentaux, jusqu’à l’image primaire, le héros archaïque qui protégeait l’homme à l’aube du mésolithique, ce qu’il nomme l’Urscumug. 8 The Bone Forest tourne autour de Huxley et de son ami Edward Wynne-Jones, et met en scène l’entrée dans Ryhope (mais Huxley n’ira pas très loin) et les premiers contacts avec les religions primitives, violentes et sacrificielles. Wynne-Jones ne ressortira pas de la forêt : il deviendra le chaman du peuple Tuthanak, un clan de la fin du néolithique — et c’est ainsi que le retrouvera Tallis Keeton dans Lavondyss. 9 Dans Mythago Wood, le second fils de Huxley, Steven, retrouve Oak Lodge après la seconde guerre mondiale, alors que son père est mort d’épuisement durant celle-ci. Le fils aîné, Christian, semble avoir repris l’œuvre de George, et disparaît fréquemment dans la forêt, à la recherche d’une fille qui a un temps partagé sa vie. Guiwenneth, figure de la princesse celte en révolte contre les Romains, se révèle un des mythagos évoqués par le père, attachée ensuite au fils aîné puis abattue par un autre mythago. Christian tente de la retrouver en lui-même et de lui donner une autre existence, s’enfonçant au plus loin de la forêt. Pourtant Guiwenneth réapparaît — mais liée à Steven dont l’esprit contient les mêmes archétypes. Christian viendra la reprendre en laissant Steven pour mort. Ce sera alors au cœur de Ryhope une errance de l’amour et de la vengeance, Steven sur les traces de Christian en un lieu où disparaissent les notions habituelles de temps et d’espace. Telle est, grossièrement résumée, l’intrigue de La forêt des mythimages. 10 Si Lavondyss peut être considéré comme la suite de Mythago Wood, il s’agit néanmoins d’une suite décalée, qui nous entraîne dans Ryhope à la suite de Tallis, la jeune sœur de Harry Keeton, un aviateur qui accompagnait Steven Huxley. Mais ici, le voyage physique est déjà moins important que l’errance des constructions de l’esprit : Lavondyss plonge vers les formes les plus fondamentales de celui-ci, et le mythe quitte le folklore pour puiser directement au réservoir émotionnel de l’homme, aux terreurs des débuts de l’humanité. Quant à The Hollowing, après les poursuites dans Ryhope entre amants et entre frère et sœur, il dépeint la recherche éperdue de pères derrière leurs enfants : James Keeton, le père de Tallis, et Richard Bradley, le père de l’ami de Tallis, Alex. Mais ceux-ci sont accompagnés de scientifiques (Helen Silverlock, Arnauld Lacan (sic) et Alexander Lytton). On tente réellement de réduite les mystères de la forêt. 11 Les différents ouvrages ne peuvent se réduire à leurs épisodes, même si ceux-ci sont déjà une relecture de contes gaéliques anciens, comme dans Mythago Wood15. Le rythme n’est guère celui de récits d’aventures, quoique celui-ci puisse s’intégrer dans certains passages, et le récit est de multiples fois brisé par des fragments de journal, des souvenirs personnels du narrateur (Steven), de nombreuses légendes issues des peuples qui se succèdent dans Ryhope. 12 C’est une caractéristique narrative de tout le cycle. En fait, les images mythiques archaïques les plus fortes pour un britannique étant celles des grands mythes celtes, le récit prend nécessairement la forme et le style des légendes épiques, s’organisant donc 103 autour de la quête et de l’apprentissage16. La forme est particulièrement liée au fond, une histoire de mythe prenant la forme d’un mythe. Rien n’est gratuit dans les romans de Holdstock, et certainement pas la manière. 13 Ni la matière d’ailleurs. On peut avancer sans être trop téméraire que Robert Holdstock nous offre au travers de ces récits par ailleurs passionnants l’une des rares formulations esthétiques réussies des théories jungiennes sur l’inconscient collectif. J’ai utilisé déjà le terme d’archétype. En psychologie jungienne, il s’agit de l’image primordiale (mythago ?) qui conditionne et alimente les images individuelles par un fonds archaïque relevant du mythe, qui est la source de tout. L’archétype manifeste du contenu de l’inconscient collectif, « l’homme nourricier » qui « façonne la psyché et le continuum espace-temps » selon Etienne Perrot (spécialiste de Jung)17. D’après le même théoricien, l’homme moderne orphelin des puissances surnaturelles se renvoie à lui-même (à ses images archétypales) et de « nouveaux processus créateurs » appellent à « enfanter un cosmos, un monde ordonné, à partir de lui-même ». À lutter contre l’entropie. En ce sens, Holdstock applique parfaitement ce principe. Romans de la nostalgie ? Romans des liens avec la nature ? Mais Holdstock n’est pas dupe, au contraire de certains contemporains nostalgiques (et souvent suspects) du celtisme : il sait, et le récit le montrera, que toute période a connu ses luttes et ses horreurs, que la nature n’est pas ontologiquement bonne. Les voyages dans Ryhope ramènent à diverses strates du passé, mais conduisent aussi souvent à la terreur, cette peur des premiers âges qui façonna l’esprit de l’homme. 14 On savait déjà que le voyage, l’errance, la quête sans fin (le Graal, pour demeurer dans la matière de Bretagne), n’étaient que moyens de conquérir sa propre psyché, de construire son individu, de se connaître, mieux : de se créer ! Au terme de la quête, l’homme a transformé son regard sur les choses, mais également son être profond, en dépassant l’ego. Et s’il n’y a pas de terme, c’est pour l’être humain signe de sa nécessaire transformation perpétuelle. L’intégration par cette quête de l’énergie archétypique sera l’antidote, la réponse de l’homme à une voie de civilisation qui nie l’individu et déifie la technique et la raison pure. La courte quête de Steven et de son ami Harry Keeton sera démultipliée pour Tallis à la recherche de son frère, dans Lavondyss : elle séjournera des années dans la forêt. Et pour les personnages de The Hollowing, les motifs de recherche entremêlent l’aspect émotionnel (James Keeton, le père de Tallis et de Harry) et les buts scientifiques. Les forces primordiales ne se laissent pas brider, affirme Holdstock par la voix et le comportement de ses personnages. 15 Pour George Huxley, les images mythiques sont des images de résistance (conformes en cela aux mythes originaux) : Cuchulainn l’Irlandais face aux envahisseurs du Connaugh, Guiwenneth face aux Romains, Arthur face aux Saxons et aux Pictes, Robin (le Capuchard) face aux Normands, la forme du Branchu (le chaman) face aux Celtes continentaux… « Les mythes naissent de la puissance de la haine et de la peur […] dans les forêts naturelles » (p. 52 de Mythago Wood). Au moment où deux cultures s’affrontent, naît le héros qui possède les traits mythiques, et il se fonde sur l’archétype primaire, l’image archaïque du Gardien : l’Urscumug qui doit remonter au mésolithique ou même au dernier âge postglaciaire. Le mythe qui naît spontanément (parfois en plusieurs endroits, d’où les querelles sur l’historicité de tel ou tel personnage) est lié à l’archétype, au temps primordial, matrice des temps présents. On touche enfin à sa fonction : nécessaire à l’organisation sociale, comme le rêve est nécessaire à l’activité intellectuelle et mentale. Le mythe est régulateur des comportements par son statut de récit des origines. Il est surtout fixateur d’une identité culturelle et médium de résistance à l’acculturation18. 104 16 L’exploration des mythes est forcément un retour aux origines — ici physique (explorations sur le terrain) : pénétrer au cœur du bois (qui se défend comme le mythe défend une culture, et renvoie les intrus en périphérie) équivaut à remonter dans la mémoire cachée des hommes. Jusqu’au néolithique, jusqu’à l’Urscumug, jusqu’aux glaces. Le récit est d’évidence métaphorique, tout aussi nécessairement qu’il est quête. Les cultures et les communautés qui jalonnent la progression de Steven et de Keeton régressent des Celtes de La Tène à ceux de Hallstatt19, puis du bronze (le nécromant Sor‐ thalan) jusqu’aux peuples mégalithiques. Dans Lavondyss, Tallis Keeton croisera, voire deviendra, des formes de plus en plus symboliques, comme les êtres de feuilles 20 situés aux sources les plus reculées des rapports de l’homme avec la nature. 17 Au cœur de Ryhope, derrière la Barrière de Feu, se dresse le royaume de Lavondyss, « là où l’homme n’est plus lié aux saisons », figure sans doute de l’autre monde celte, Tir na n’Og, Avalon. Et Lavondyss, lieu où l’on retrouve forces et innocence (Christian n’espèret-il pas s’y laver des horreurs qu’il a commises ?), est un pays de glaces. Holdstock donne une grande importance à la glaciation comme figure des temps primordiaux (chez Kushar, la récitante du peuple Shamiga, chez Sorthalan avec la création des Urshuca gardiens de la forêt21, en Lavondyss enfin). Métaphore du temps figé ? Nouveau mythe, produit par le récit lui-même ? Les glaces de Lavondyss, purifiantes, sont protégées par un rideau de feu : initiation, certes, mais y aurait-il matière à une lecture bachelardienne ? 18 Si cette exploration des tréfonds de l’âme humaine par le voyage physique est rythmée par les témoignages du passé de l’humanité qui la jalonnent, elle l’est également par les diverses légendes qui viennent articuler le récit, casser sa monotonie et prodiguer des ouvertures sur d’autres temps et d’autres espaces encore — et qui se nourrissent pourtant à la charpente de base, car Holdstock est un habile artisan. J’ai avancé que cette forme de narration était intimement liée aux fondements mêmes de l’inspiration de ces récits. La progression vers la vérité (qui n’est pas unique) voit s’enchevêtrer dans Mythago Wood les récits de Guiwenneth (dont les énigmes, p. 190 et suivantes, renvoient au Codex d’Exeter cité par Borges dans son Essai sur les anciennes littératures germaniques 22), de Kushar, de Sorthalan, qui sont déjà des codifications de mythes. Ils viennent en contrepoint des souvenirs de Steven et du journal de George Huxley, qui tentent différemment de rassembler des éléments de vérité. La forêt des mythimages parle non seulement de la mémoire collective, mais aussi de la mémoire individuelle et de ses failles (symbolisées par les pages arrachées du journal ?). Les deux sont bien entendu indissociables. Son motif central est bien là : le souvenir sous toutes ses formes, archétypales, épiques, personnelles… La route de Tallis dans Lavondyss est croisée d’autant de récits, et d’autant de formes légendaires que peut-être elle contribue à créer. 19 Parlant d’archétypes, ce livre est forcément référentiel : encore une forme de mémoire collective. Mais ces références ne sont jamais naïvement accrochées à une formulation récente des mythes (pour Holdstock, même les Mabinogion gallois sont récents 23) : elles renvoient toujours à l’état premier des légendes, sans toutes ces modifications des narrateurs successifs, avant les apports des envahisseurs, avant la castration par les copistes. Prééminence des mythes de la tradition orale, premier état antérieur à tout écrit : serait-ce que l’écrit fige le sens et modifie définitivement le contenu de l’histoire, alors que la mémoire orale réorganise et réinvente ? Mais Kushar raconte les yeux fermés afin que rien ne vienne la troubler, et changer son histoire — car changer le récit est changer le réel. Le statut de celui-ci est également au cœur du livre. Tout change. Et si 105 l’homme moderne peut évoquer les mythagos, il les charge aussitôt de sa propre culture, de ses a priori : la Guiwenneth de George Huxley n’est plus la princesse combattante, et elle en meurt car son monde est cruel. L’Urscumug créé par le même Huxley juste avant sa mort est nourri de sa personnalité jusqu’à devenir sa réincarnation : il poursuit Christian et a vis à vis de Steven des comportements ambigus. 20 Et si tout était déjà, non pas écrit, mais raconté ? Car les légendes des communautés de Ryhope parlent de Celui qui Vient de l’Extérieur : Christian le destructeur, et de son Parent qui doit le combattre ! Steven n’a de cesse de savoir comment elles se terminent — crainte du pouvoir du verbe ? Tout ce qui est dans la forêt y a toujours été, affirme Sorthalan. Dans ce lieu hors du temps et de l’espace, les mythes des habitants ont donc également figuré de toute “éternité” — or ils parlent symboliquement des événements que vit Steven. Le Temps coule-t-il toujours dans le même sens ? Christian, Steven et Keeton apportent dans Ryhope l’entropie du monde extérieur : est-ce la destruction des mythes par la civilisation contemporaine ? Si Christian est tué, d’ailleurs par le destin davantage que par Steven, ce dernier choisit d’attendre devant la Barrière de Feu le retour de Guiwenneth, emmenée en Lavondyss par l’Urscumug (ou par George Huxley ?). Il y a en définitive intégration au mythe pour Steven et Guiwenneth. Le récit narré devient lui-même mythique, et la boucle est bouclée. Harry Keeton s’avère, dans Lavondyss, être le créateur de ce monde que rejoint Wynne-Jones, la source des mythagos Tuthanaks : pourtant Wynne-Jones est entré dans Ryhope bien avant Keeton. Tallis, pour rejoindre son frère, prend plusieurs directions à la fois, et l’une de ses créations (le Pays de l’Oiseau-esprit) se révèle source de l’emprisonnement de Harry. 21 Une telle richesse, faut-il le dire, est chose rare. Il aurait fallu parler encore d’autres figures qui traversent le cycle : Cernunnos le Maître des Animaux du panthéon celte (et les aspects chtoniens évidents de plusieurs épisodes), Peredur (qui est associé aux Mabinogion comme variation de Perceval, avec l’épisode du Roi-Pêcheur 24), le Jaguth (la Chasse de Nuit qui protège Guiwenneth, dix cavaliers : ceux d’Arthur ?), Talos… Parler de l’autre forêt primordiale où a été abattu Keeton durant la guerre, à la frontière francobelge, et dont le mythago principal est une forme de paradis, peut-être créé par le soldat en quête de paix et de sérénité… Parler de l’accélération du processus mythogénique entre George Huxley (qui utilise un appareillage — seul gadget SF ici — qui connecte les flux de son cerveau droit et de son cerveau gauche, et met des années à évoquer ses mythagos), Christian (qui débute avec le pont frontal pour très vite l’abandonner) puis Steven (chez qui les images naissent en quelques semaines, naturellement), comme si la jeunesse était plus proche des images mythique… Dans le cas de Richard Bradley, dans The Hollowing, trois nuits de campement à l’entrée de la forêt suffisent. 22 Il faudrait parler plus longuement de cette forêt, de ses protections, de la distorsion de l’espace-temps qui empêche que l’on aboutisse au cœur d’un bois de huit miles carrés en plusieurs semaines d’errance et qui ouvre sur d’autres lieux… Parler des échappées sur d’autres systèmes d’espace-temps, des passageombres (les hollowings) qui creusent des voies profondes dans Ryhope. Mais il aurait fallu raconter le cycle. Holdstock a, paraît-il, écrit le premier volet de la série en écoutant la musique d’Alan Stivell. Les significations transportées jusqu’à nous par les musiques que nous nommons désormais “folkloriques” traversent puissamment ses récits. Un personnage clé est sans doute Williams, le musicologue-ethnologue auquel Tallis raconte ses créations au début de Lavondyss. Le mythe vient à nous de plus d’une manière, et la musique n’est-elle pas, en somme, de l’émotion pure ? L’inconscient collectif, ce sont également les chansons populaires. 106 NOTES 1. Voir entre autres l’ouvrage collectif paru naguère chez Dunod : THAON GOIMARD Jacques, KLEIN Gérard, Marcel et al., SF et psychanalyse, Paris : Dunod, 1986 (“Inconscient et culture”). 2. Cette mise au point est sans doute nécessaire en des temps où le moindre intérêt envers des sujets « peu rationnels » risque de vous faire passer pour un dangereux obscurantiste. Ce n’est pas abdiquer la raison que d’accepter de pousser l’analyse vers des régions moins claires de l’esprit humain. Ce n’est pas faire le jeu de quelques gourous fumistes et souvent totalitaires que d’interroger les fondements de la culture humaine. Ou alors, il faudra bientôt respecter des passages protégés pour traverser l’imaginaire… 3. 1996, date de première publication de cet article. 4. Collection qui révéla également William Gibson en traduisant Neuromancien dès 1985. 5. Robert, La Forêt des mythimages, Paris : La Découverte, 1987. (“Fictions”, n o 11 ; HOLDSTOCK Mythago Wood, 1984.) 6. Dont le titre français demeure une énigme, puisque le terme “mythimage” n’apparaît jamais dans le corps du texte, et que le titre original est bien Mythago Wood. 7. HOLDSTOCK Robert, “La Forêt des Mythagos”, in Fiction, no 340, mai 1983, p. 7–56. (“Mythago Wood”, 1981.) 8. RAY Jean, Malpertuis, Bruxelles : Les Auteurs Associés, 1943. 9. HOLDSTOCK Robert, La Forêt des mythimages, Denoël, 1990. ("Présence du fantastique", n o 7. 10. HOLDSTOCK Robert, Lavondyss — 1. L’antique parage interdit — 2. En territoire inconnu, Paris : Denoël, 1990. (“Présence du fantastique”, no 9&10 ; Lavondyss : Journey to an Unknown Region, 1988.) 11. Novella au sommaire du recueil éponyme : The Bone Forest, Londres : Granada (Grafton), 1991. 12. HOLDSTOCK Robert, The Hollowing, Londres : HarperCollins (UK), 1993. 13. HUXLEY Aldous, Les Portes de la perception, Paris (The Doors of Perception, 1954.) L’un des essais du recueil rapporte les expériences de l’auteur avec la mescaline, psychotrope extrait du peyotl, dans laquelle il voyait un moyen d’atteindre des visions de transcendance. 14. Pour La forêt des mythimages, les références se feront à l’édition de La Découverte. 15. Dans le cycle mythologique gaélique, on trouve l’histoire de Etain, femme du roi Eochaid de Tara, enlevée par Midir, roi du Sid (l’Autre Monde, le monde des fées et des elfes, le Sidhe de Carolyn Cherryh dans La pierre de rêve), pour l’amour de laquelle Eochaid tentera de pénétrer dans le Sid. Ainsi l’intrigue est-elle en accord avec le sens profond du livre : loin de se servir du mythe, elle s’en nourrit et en participe. 16. Par exemple, après la transformation de Christian en chef de clan dévastateur, l’apprentissage des armes et du combat par Steven, comme Perceval. Et comme Perceval, Steven aura la vision d’un paradis, Lavondyss, dont l’accès lui sera refusé. 17. Étienne Perrot (1922–1996), psychanalyste français, fut également le traducteur de CarlGustav Jung, entre autres de Psychologie et alchimie (Paris : Buchet-Chastel, 1970). Les citations sont extraites de l’article que Perrot a consacré à Jung dans l’Encyclopedia Universalis. 18. Sans nier qu’il puisse également nourrir un sentiment de supériorité et donc de rejet de l’autre. 19. Les deux grandes cultures celtes d’Europe. La Tène (du site archéologique situé au nord-est du lac de Neuchâtel) s’étend chronologiquement de –400 aux défaites gauloises face à Rome (–52, Alesia ; –51, Uxellodunum) : on l’appelle également le second Âge du Fer. Hallstatt (site archéologique autrichien) s’étend de –1300 à –400 et succède directement à l’Âge du Bronze. 107 20. Encore présents dans nombre de folklores européens modernes ! 21. Qui sont les Urscumug, bien sûr, comme Guiwenneth est peut-être Guenièvre : il n’y a pas ici de vérité univoque, pas de réel exclusif excluant l’interprétation. 22. BORGES Jorge Luis & VÁSQUEZ Mariá Esther, Essai sur les anciennes littératures germaniques, Paris : Christian Bourgois, 1966 (Antiguas literaturas germánicas, 1951). 23. Les Mabinogion (ou les Quatre branches du Mabinogi — Pedair Cainc y Mabinogi dans le texte original) sont certes des récits faisant référence à la mythologie celte la plus antique, mais ils sont écrits en une variété de gallois dénommée « moyen-gallois », utilisée entre le XIIe et le XVIe siècles. 24. Peredur ab Evrawc fait partie des Y Tair Rhamant (ou Trois romances galloises) : les manuscrits qui les contiennent datent du XIVe siècle. 108 Gilgamesh, le roi qui trouvait la mort vraiment trop obscène (Phénix, 1996) 1 Bien avant d’entrer dans la légende et de devenir un mythe, bien avant de s’incarner dans ce qui est vraisemblablement la plus ancienne épopée de l’humanité1, Gilgamesh fut un personnage historique. Cinquième roi de la première dynastie de la cité d’Ourouk, au pays de Sumer, il régna vers la fin de la première moitié du IIIe millénaire avant notre ère2. Le récit de sa vie, ainsi que le soulignent toutes les sources, connut dès la plus haute antiquité une diffusion considérable, en plusieurs langues : depuis ses versions sumérienne et akkadienne, on en a retrouvé des traces dans tout le Proche-Orient et jusqu’en Asie Mineure. Les Babyloniens en donnèrent leur version, le roi assyrien Assurbanipal possédait son exemplaire (douze tablettes totalisant 3600 vers, dont 3450 ont été conservés), un texte hittite de Syrie nous est parvenu… Comme le constate Robert Silverberg, « nous n’avons aucune raison de douter de la réalité historique du personnage de Gilgamesh d’Ourouk. Son nom revient fréquemment dans les listes des rois du pays de Sumer en Basse Mésopotamie (…) où il semble avoir régné vers les années 2500 avant J.C. »3. 2 Les mythes qui furent très vite juxtaposés au roi historique en ont fait le prototype de tous les héros demi-dieux postérieurs (on songe à Hercule, à Prométhée…), mais il intègre également des éléments qui réapparaîtront plus tard dans l’ancien testament4. Sans doute peut-on voir à juste titre dans l’épopée de Gilgamesh les fondements les plus profonds de la littérature épique. Son recours au surnaturel, son utilisation de créatures monstrueuses et de races étranges, la manière enfin dont l’œuvre s’attaque aux interrogations fondamentales de la nature humaine, refusant l’inéluctabilité de la mort et crachant à la face des dieux, en font non seulement une création forte digne de survivre à sa culture d’origine, mais également, par-delà les millénaires, une étonnante préface à toute la fantasy moderne. Elric n’est pas si éloigné de Gilgamesh, et il n’est sans doute que très naturel de voir Silverberg mettre en scène5 une rencontre entre celui-ci et Robert Howard, le créateur de Conan le Cimmérien… 109 3 L’épopée de Gilgamesh est très présente dans l’historiographie des littératures de l’imaginaire, en particulier dans les ouvrages consacrés à la science-fiction et aux genres connexes. Chez Pierre Versins, encyclopédiste de référence, elle a droit à une colonne et demie. « En fait, avance l’auteur, l’épopée de Gilgamesh se dresse, au début de toute littérature, comme le germe des conjectures, qu’elles soient irrationnelles ou rationnelles, et c’est à ce dernier titre qu’elle mérite d’être rattachée à notre domaine »6. 4 Jorge Luis Borgès nous a fait comprendre naguère que tout a été dit et écrit depuis longtemps, mais que l’on peut recommencer indéfiniment et refaire encore et encore le Quichotte. Pourquoi donc ne pas refaire Gilgamesh ? Les franges les plus modernes de l’imaginaire humain, science-fiction et fantasy pour une fois réconciliées, saluent ainsi le plus ancien récit qui soit, le premier qui mette en scène un homme et non des dieux. Fautil trouver le fait étrange, ou au contraire rassurant ? Il est en tout état de cause un signe idéal de la traversée des temps par l’angoisse de la condition humaine. Un jour, inévitablement, un auteur contemporain devait être séduit par le héros sumérien au point de lui consacrer sa propre version du mythe : ce fut l’un des plus grands, Robert Silverberg. * 5 La science-fiction américaine n’est pas nécessairement un modèle, pas davantage que, dans leur domaine, le cinéma américain, la télévision américaine, la musique américaine… Mais elle a compté quelques grands créateurs qui sont de ceux qui façonnent un genre, Asimov ou Dick naguère, Robert Silverberg depuis plus de quarante ans…7 6 Silverberg est toujours parmi nous, et toujours actif, dispensant très régulièrement sa production littéraire. S’il a d’abord été un habile faiseur brûlant la chandelle littéraire par toutes ses extrémités, et s’il demeure parfois capable de quelques faiblesses, son nom est devenu synonyme non seulement de fécondité mais surtout de rigueur et d’intelligence créatrice. Les thèmes fétiches de Silverberg tournent autour de la problématique du temps et de la mort, fascinante et effrayante ; il parcourt les mythologies et croise les immortels ; ses humains sont tendus vers une transcendance qui tend à faire d’eux des dieux, ils sont habités par un messianisme désespéré. La rencontre de Gilgamesh était décidément programmée dans toute l’œuvre. Le personnage type d’un roman de Robert Silverberg est un individu complexe, ambigu, tourmenté, un être habité de forces parfois antagonistes, toujours difficiles à maîtriser. Un être qui se cherche. Son activité essentielle n’est autre que le voyage8. 7 Pivot essentiel de l’œuvre, le voyage est avant tout une quête : il s’agit de chercher, mais avant tout de se chercher, soi. Le voyage révèle l’homme. Que l’on navigue dans l’espace ou dans le temps, que l’on se rapproche de son ultime étape ou que l’on explore des territoires neufs, on pourrait à la limite chez Silverberg voyager immobile, par l’esprit : on examine son propre univers. Certaines grandes réussites de l’auteur (Le livre des crânes, par exemple9) sont explicitement de l’ordre de la quête. On verra que lorsque Silverberg s’approprie Gilgamesh pour en faire un être de fiction, c’est au travers de ce type de récit qu’il entreprend de le peindre. Mais d’abord, il explore l’épopée fondatrice et transmute en roman moderne les centaines de vers gravés en caractères cunéiformes sur les tablettes de la bibliothèque d’Assurbanipal, à Ninive. Durant des années, Silverberg fit œuvre de vulgarisateur, entre autres archéologique (dans Lost Cities and Vanished Civilizations, par exemple10) : cet aspect de sa culture lui permet de décoder utilement le 110 sacré antique, et de le transmuter en une sorte de réalisme magique adapté au monde contemporain. 8 Le Gilgamesh de Robert Silverberg est un être éclatant de vie, qui agit, qui aime, qui guerroie… Ce héros est un athlète qui abat ses ennemis, rudoie son peuple, s’entoure de femmes et possède une nette tendance à ne pas s’en laisser conter par les dieux — qui, pourtant, conditionnent l’équilibre de son univers. Les relations d’amour/haine tissées entre Gilgamesh et Inanna, prêtresse d’Ishtar qui consomme avec le roi, une fois l’an, le Mariage Sacré, sont l’un des fondements de la tragédie présente dans cette épopée. Gilgamesh humilie Inanna, Gilgamesh offense Ishtar lors de la mort d’Enkidou. Les forces divines doivent donc abattre l’arrogance du héros. 9 On connaît les grandes lignes du récit. Roi d’Ourouk, bâtisseur de la première grande cité et donc articulation entre une culture de la cueillette et les débuts de l’organisation sociale, Gilgamesh ne satisfait pas les dieux, et ceux-ci décident de lui faire toucher ses limites en lui envoyant Enkidou, l’homme sauvage. Gilgamesh circonvient Enkidou par la ruse, avec l’aide de la courtisane Abisimti qui le dépucèle promptement et le ramène dans la cité. Les deux hommes vont s’affronter mais deviennent très vite inséparables : Enkidou est le double de Gilgamesh, la face rurale et naturelle des premiers citadins du pays des deux fleuves. Les deux amis ne craignent plus rien. Ils affrontent le gardien de la forêt des cèdres, que Silverberg nomme Huwawa (Houmbaba dans certains textes), la sombre incarnation du mal. Les exploits succèdent aux exploits, mais ne rendent pas Gilgamesh plus réceptif aux dieux ni à leurs représentants dans la cité. 10 Il rejette la prêtresse Inanna qui veut le prendre pour époux définitif, plus d’un jour par an. La vengeance d’Ishtar s’incarne en une bête monstrueuse, le taureau céleste, qui ravage le royaume et provoque la sécheresse. Enkidou et Gilgamesh inventent en passant la tauromachie et mettent à mort la bête. (Le taureau va imposer sa figure symbolique dans toute la culture méditerranéenne, à commencer par la Crète minoenne : notre épopée constitue la source de bien des traditions.) Mais toujours l’orgueil des hommes fâche les dieux, et Enkidou succombe à leur colère. Il meurt. Gilgamesh, désormais obsédé par la mort, refusant son inéluctabilité, se met désespérément en quête du secret de l’immortalité. 11 Cette quête le mène en des contrées étranges, croisant la route d’hommes-scorpions pour finir par rencontrer le survivant du Déluge. La relation qui lui en est faite par celui que Silverberg nomme Ziusoudra, et que la version classique appelle Outa-napishtim, est à la base de toutes les traditions diluviennes du proche et moyen-orient. La Bible n’a pas trouvé ailleurs l’épisode de l’arche de Noé, dans ce texte qui est antérieur de mille ans à l’ancien testament. Enfin, le roi d’Ourouk trouve au fond de l’eau la plante que l’on nomme “retrouve-la-jeunesse” — mais c’est pour la perdre : il se la fait dérober par un serpent, autre animal symbole abondamment réutilisé par la suite. Si la légende situe cet épisode durant le sommeil du héros, le roman fait intervenir une femme, Abisimti, dans la perte du secret, qui est ici une perle. Le récit se clôture sur l’acceptation finale de sa destinée mortelle par Gilgamesh, auquel il reste les bonheurs fugaces. 12 Robert Silverberg a écrit un récit qui opère un savant syncrétisme entre toutes les sources du mythe, et il n’en retient pas toujours l’aspect le plus connu (il délaisse les textes tardifs), quand il ne prend pas ses sources à bras le corps pour en extirper son propre sens. Il s’agit d’un récit complètement circulaire : s’il se termine bel et bien sur un Gilgamesh apaisé et apparemment réconcilié avec l’idée de la mort, il débute également sous le signe de cette dernière, lorsque Gilgamesh enfant assiste aux funérailles de son 111 père Lugalbanda. Silverberg confesse dans sa postface avoir fait appel à des « transpositions de (son) cru », mais celles-ci constituent sans doute le noyau efficace de cette vision romanesque du plus ancien mythe de l’humanité. * 13 Les derniers mots de Gilgamesh, roi d’Ourouk sont très exactement les suivants : « la mort n’existe pas ». Et l’auteur, ne se décidant pas à abandonner le héros à son destin, va mettre en pratique cette opinion, au sens strict. La mort n’existe pas, puisque chacun se retrouve dans l’Au-delà pour continuer une vie d’apparence tout aussi terrestre. 14 Jusqu’aux portes de la vie ressortit également de ce genre qui a toujours produit les grands livres : un récit de quête. Après celle de l’immortalité du vivant de son personnage, Silverberg nous emmène en effet dans l’Au-delà, rien moins. Dans un univers imprécis où règne le surnaturel et l’irrationnel, où le réel, s’il existe, se modifie sans cesse, là est réunie toute l’humanité, des Hommes Velus aux Derniers Morts (nous !). Premier défi : sur le même sujet (ou peu s’en faut), Philip José Farmer a réussi le superbe cycle du “Fleuve de l’éternité”11. Silverberg ne peut éviter d’approcher les mêmes structures, les mêmes thèmes, mais il s’en tire si bien qu’on oublie vite la référence12. En fait, l’Au-delà dans lequel Gilgamesh tire sa flemme est un univers partagé, ce que les Américains nomment Shared Universe : sous les noms de “cycle de Hell” ou d’“Afterworld”, ce monde bien palpable est entre autres le lieu unique d’une série de recueils compilés par Janet Morris, depuis 198613. Le lecteur francophone aura pu lire un roman de Carolyn C. Cherryh situé dans le même Au-delà14. 15 Dans cet Au-delà, d’Elisabeth I à Mao-Zedong en passant par César, les humains n’en finissent pas de retomber dans leurs ornières : pouvoir, corruption, guerres et meurtres. Il faut devenir le maître des enfers ! On y meurt pour y renaître à nouveau, mais parfois après un laps de temps significatif, et l’univers est morne et sans goût. « L’existence y est illimitée, avance Gérard Klein15, mais le plaisir en est absent du moins de quelque consistance. » L’enfer ? Les personnages passent leur temps à contester le statut de leur monde. Certains le parcourent, certains encore tentent de le soumettre, certains enfin, tel Gilgamesh, cherchent la sortie… 16 Second défi, Silverberg (sans doute peu motivé par l’univers partagé en lui-même) organise son au-delà autour de Gilgamesh, repris après la mort par ses vieux démons. Il en fait un héros typique de toute son œuvre : inquiet, puissant mais instable, hanté par son identité et sa mémoire, éternel insatisfait luttant dans les crocs de l’entropie. Gilgamesh correspond décidément aux autres héros de Silverberg, et on comprend pourquoi il a fasciné l’écrivain : dans le monde réel il n’eut de cesse de trouver le pays de l’immortalité, immortel enfin il en vient à regretter le monde des vivants. Un éternel insatisfait ! 17 Une quête est fertile en épisodes et celle-ci n’échappe pas à la règle. À nouveau séparé d’Enkidou, qui lui fait savoir qu’il ne veut plus le voir, Gilgamesh erre et chasse sans goût, de rencontres en rencontres. Lovecraft, Robert Howard, Simon le Magicien, Hérode, Picasso, Hélène de Troie croisent sa route. Et lorsqu’enfin le dernier secret tombe, que le héros grimpe à l’arbre de la vie et accède au monde des vivants, ce dernier est tel, maléfique et sordide (c’est le nôtre), que mieux vaut quand même l’Au-delà et l’amitié retrouvée d’Enkidou ! Une quête ne peut avoir de réelle fin, et on ne trouve jamais son graal. 112 18 Mais Silverberg n’est pas un poète du renoncement. Il ne faut pas lire Jusqu’aux portes de la vie comme une aventure marquée par l’échec : chez l’Américain, revenir sur soi, s’accepter enfin, est une victoire même si l’Au-delà sue l’ennui. La suite imaginaire, mais parfaitement dans la logique de l’épopée d’origine, s’intègre comme celle-ci dans l’œuvre silverbergienne. Raconter l’existence d’un roi obsédé par la connaissance de l’au-delà amène peut-être à tenter ensuite d’imaginer celui-ci, mais l’immortalité traverse toute l’œuvre SF de Robert Silverberg, motif exacerbé qui hante nombre de personnages. Vraiment, la convergence avec le destin de Gilgamesh était inévitable. 19 Jusqu’aux portes de la vie pose habilement en esthétique appliquée la question du mélange des genres, que Klein ne se prive pas d’aborder dans sa préface à la réédition en poche 16. Science-fiction ? Fantastique ? Fantasy ? Il y a (paradoxalement ?) moins de surnaturel dans cette description de l’au-delà que dans la relecture antérieure du mythe “historique”. Klein voit ici un “limbe des genres”, et note la fécondité de leur confrontation. On ne saurait qu’approuver. 20 Toujours est-il que l’occasion est bonne de découvrir, si nécessaire, deux facettes de l’immense talent de l’auteur. On peut compléter l’approche par la lecture du Seigneur des ténèbres, autre roman historique paru en français17 — dont le personnage central, le roi cannibale et magicien Calandola, joue un rôle dans Jusqu’aux portes de la vie. On est rarement déçu par Robert Silverberg. NOTES 1. Il existe plus d’une édition moderne de l’épopée de Gilgamesh, depuis l’édition de Jules-Justin SAUVEPLANE, Une épopée babylonienne. Is-Tu-Bar Gilgamès, en 1893. On peut citer Jean BOTTÉRO, L’épopée de Gilgameš : le grand homme qui ne voulait pas mourir, Paris : Gallimard, 1992 (“L’aube des peuples”), ou L’Épopée de Gilgamesh, texte établi d’après les fragments sumériens, babyloniens, assyriens, hittites et hourites, Paris : Berg International, 2001. 2. Les historiens modernes, nourris au principe de précaution, ont néanmoins tendance à n’employer que le conditionnel lorsqu’ils parlent du roi d’Ourouk, dont ils rapprochent le statut « semi-légendaire » de celui d’Arthur. 3. SILVERBERG Robert, “Postface”, in Gilgamesh, roi d’Ourouk, Nantes : L’Atalante, 1990, p. 379 (“Bibliothèque de l’évasion”). (Gilgamesh the King, 1984.) 4. La prégnance du mythe d’un déluge est forte dans pratiquement tous les textes fondateurs du Proche-Orient ancien, mais sa première apparition est sans doute celle qui figure dans l’épopée du roi d’Ourouk. 5. Dans le roman Jusqu’aux portes de la vie (Paris : Laffont, 1990. Réédition Livre de Poche, 1995 ; To the Land of the Living, 1989). 6. VERSINS Pierre, Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science fiction, Lausanne : L’Âge d’Homme, 1972, p. 287. 7. En 1996, date de première parution de cet article. 8. Trips, en somme, ainsi que l’affirme symboliquement le titre choisi par Jacques Chambon pour l’un des grands recueils de l’auteur (SILVERBERG Robert, Trips, Paris : Calmann-Lévy, 1976 [“Dimensions SF”]). 113 9. SILVERBERG Robert, Le Livre des crânes, Paris : Opta, 1975 (“Nebula”). (The Book of Skulls, 1971.) 10. SILVERBERG Robert, Lost Cities and Vanished Civilizations, Philadelphia : Chilton Book Company, 1962. 11. Riverworld, rendu en français par Le Fleuve de l’éternité. Cinq romans traduits : Le Monde du fleuve, Le Bateau fabuleux, Le noir dessein, Le Labyrinthe magique et Les Dieux du fleuve (Paris : Robert Laffont, “Ailleurs et demain”, entre 1980 et 1984 ; le cycle se décline en anglais en une dizaine de nouvelles (certaines reprises dans les romans) et huit volumes (romans ou recueils). Il existe deux adaptations télévisées adaptant le cycle, une pilote isolé (Riverworld, Kari Skogland, 2003) et une mini-série en trois épisodes (Riverworld, Stuart Gillard, 2010). Fondement du récit : sur les rives d’un fleuve géant, qui s’enroule à la surface d’une immense planète, soudain se réveille l’humanité tout entière, des plus anciens pithécanthropes à nos descendants directs ! 12. En fait, Silverberg avait non seulement bien conscience de s’inscrire dans le même type de récit, mais il l’a fait délibérément, ayant noté la forte similarité du concept du “cycle de Hell” avec Riverworld. « Here was my chance », confie-t-il (en V.O.), « to run my own variant on what Farmer had done a couple of decades earlier » (in GREENBERG Martin H. & THOMSEN Brian M. [éd.], Novel Ideas — Fantasy, New York : Daw Books, 2006, p. 205–206). 13. Recueils et romans ont paru de 1986 à 1989, et ont réapparu depuis 2011. Carolyn C. Cherryh a écrit deux autres romans en collaboration avec Janet Morris : The Gates of Hell (1986) et Kings in Hell (1986). Le dernier volume de la série, Dreamers in Hell, date de 2013. Outre Silverberg, des auteurs tels que Gregory Benford, George Alec Effinger ou Robert Sheckley y ont participé. 14. CHERRYH Carolyn C., Les légions de l’enfer. Paris : J’ai Lu, 1990, “Science-fiction”, n o 2814 (Legions of Hell, 1987). 15. KLEIN Gérard, “Préface”, in Jusqu’aux portes de la vie, Paris : Livre de Poche, 1995, p. 12. 16. Op. cit. 17. SILVERBERG Robert, Le Seigneur des ténèbres, Paris : Robert Laffont, 1985 (Lord of Darkness, 1983). 114 Le poète, le divin et l’humanité : Hypérion de Dan Simmons (Galaxies, 1996) 1 Il semble que l’on ait tout dit, déjà, concernant Hypérion, et particulièrement le meilleur et le pire. Rarement une œuvre aura été à ce point encensée tant par une part non négligeable de ses lecteurs que par la critique généraliste1, et parallèlement discréditée par une part (significative ?) de la critique dite “spécialisée”2. Il est vrai que lorsqu’un livre se voit précédé d’une flatteuse réputation, il est parfois difficile de résister à une certaine tentation de méfiance — laquelle est quasi de rigueur face aux succès de librairie dans le milieu littéraire francophone, et singulièrement dans celui de la science-fiction francocentriste… Mais cette fois, pourtant, et malgré tous les rabat-joie, la jubilation de lecture se révélait intense : par-delà louanges et prix reçus (le Hugo et le Locus 1990 aux USA), Hypérion mérite un arrêt plus que prolongé, et Dan Simmons, peut-être, les qualificatifs parfois les plus hyperboliques…3 2 Il ne s’agit pas uniquement d’une vision flamboyante de l’avenir lointain des hommes, mais également de l’avenir de la science-fiction elle-même, élaborant en quelque sorte le roman de SF suprême : voilà sans doute ce qui a désarçonné, voire dérangé. Simmons adore apparemment loucher par-delà les limites, rédiger tantôt des romans d’épouvante quasi basiques et tantôt transcender la “littérature générale” (Phases of Gravity4). Chaque fois, son écriture brillante se modifie subtilement et fait rendre gorge aux thèmes abordés. Il est évident qu’une grande facilité d’expression suscite également, dans nos contrées, quelque suspicion, héritage romantique sans doute et illusion quant au statut de l’écrivain inspiré… Trop de facilité semble aux yeux de certains comme une insulte au statut artistique de l’écriture. 3 Néanmoins, une critique exigeante devait s’attacher à démonter les mécanismes de l’œuvre, ce que fit entre autres Sylvie Denis5. On peut d’ailleurs penser que les interrogations nées d’une telle lecture critique témoignent en fait de la richesse de création de l’auteur d’Hypérion. Si aujourd’hui Dan Simmons s’est imposé en tant qu’auteur fondamental, avec plusieurs livres importants, le lecteur francophone ne connaissait de sa plume lors de la parution d’Hypérion qu’un roman d’épouvante passé 115 relativement inaperçu de ce côté-ci de l’Atlantique malgré une distinction reçue aux USA. En 1986, il publiait en effet Le chant de Kali, aussitôt couronné du World Fantasy Award, son premier livre traduit (chez J’ai Lu en février 1989, réédité en janvier 1993), et c’était remarquable de construction et de force6. En 1990, Simmons trustait une majorité de récompenses aux États-Unis, avec Carrion comfort en Fantastique (Bram Stoker Award et Locus Best Horror Novel) et Hypérion. L’un est paru chez Denoël, d’abord dans la collection “Présences” puis en “Présence du Fantastique” (L’échiquier du mal)7. Le second inaugura le nouvel habit de la collection de Gérard Klein, “Ailleurs et demain”8. 4 Hypérion entrait de plein pied dans la catégorie des “livres-univers”, ces récits qui prétendent donner à voir, outre leur intrigue, tout le substrat et le fonctionnement d’un monde ou d’un ensemble de mondes. Frank Herbert et Dune sont sans doute ici la référence ultime, mais on citera également l’Helliconia d’Aldiss et bien d’autres tentatives gigantesques9. Les amateurs de déploiements interstellaires et de décors hors du commun pouvaient être ravis : après deux décennies de SF intimiste, les créateurs d’univers étaient de retour ! Depuis quelque temps, en effet, des auteurs ayant ingéré et métabolisé l’acquis de la SF contemporaine s’attaquent à nouveau aux grandes fresques cosmiques. Hypérion joue assurément ici le rôle de nouveau paradigme. 5 Bien sûr, on sent des réminiscences de bien d’autres écoles, de bien d’autres auteurs, bien sûr, il y a citations et références : cette matière collective est caractéristique du genre depuis longtemps, Simmons n’a pas inventé l’astuce. Encore faut-il savoir l’utiliser. Dan Simmons, à l’instar de Greg Bear ou de l’Écossais Iain M. Banks, est de ceux qui désormais tracent la voie de la SF de demain, sans renier leurs exigences littéraires ! S’il s’attaque aux stéréotypes, il en joue et en jongle davantage qu’il ne s’y enferme, et en tire une nouvelle dynamique. 6 Hypérion est une œuvre ambitieuse, dont la richesse tient de l’ampleur visionnaire du projet, relayée par une forte capacité de l’auteur à doter ses personnages d’une empathie telle que le lecteur le plus rétif doit être sincèrement transporté. Le plus frappant, et qui donne toute sa force à l’œuvre, est de voir comment la pure virtuosité technique (qui tient lieu d’idées à certains, mais à laquelle Dan Simmons ne se limite de toute évidence pas !) est ici mise au service d’un prodigieux désir de raconter. 7 Il peut paraître difficile de rendre justice à cette réussite. Il s’agit bien de SF totale : l’univers décrit, comme l’histoire personnelle des protagonistes et jusqu’à la manière dont le livre est agencé, donnent la mesure de la culture SF de Simmons et du remarquable fonds que constitue le genre pour un auteur capable de s’en servir sans s’y laisser diluer. Hypérion est une lecture plus que recommandable pour le lecteur novice dans le genre : les références n’occultent jamais le récit, mais offrent la SF en une seule vision, panoramique et kaléidoscopique tout à la fois… Pour moi, il ne s’agit pas d’un défaut. 8 Résumer cette intrigue touffue est périlleux. La base est donc une civilisation stellaire : l’ Hégémonie humaine contrôle un univers en expansion, imprimant sa marque par un réseau de communication et de transfert de matière qui lui donne son unité. Ce “Retz” désigne la civilisation humaine elle-même (saluons le traducteur, Guy Abadia, qui a su rendre des concepts parfois abstraits : le retz, à l’origine, se nomme “web”, soit la toile d’araignée, les rets10). La Terre est morte, et l’homme semble pris d’une fuite en avant incontrôlable. 116 9 L’Hégémonie doit compter avec des partenaires comme avec des adversaires. Les partenaires (peut-être aussi des ennemis) sont les Intelligences Artificielles qui ont fait sécession de l’autorité humaine mais contrôlent tous les moyens informatiques. Les adversaires déclarés sont les Extros, peuple sans planètes que l’on peut prendre un temps pour des aliens avant de comprendre leur nature d’êtres humains adaptés à l’espace profond. 10 Le Retz, les IA, les Extros sont engagés dans une compétition avec un enjeu énigmatique : la planète Hypérion, ancienne colonie de poètes (sic ! — mais c’est une première clé de l’œuvre) située aux confins de l’univers connu. Là sont les Tombeaux du Temps, artefacts étranges qui possèdent la propriété de remonter le temps et abritent une entité cruelle qui est peut-être le premier d’une nouvelle race de “dieux” : le Gritche ou Seigneur de la Douleur… (“Shrike” dans le texte US, soit la pie-grièche aux cris perçants…11) Au centre d’une religion suicidaire qui attend de lui la rédemption meurtrière (l’interrogation religieuse est centrale chez Simmons, apparemment athée inquiet, y compris ailleurs dans son œuvre), n’est-il pas le seul à pouvoir l’emporter ? 11 Sept pèlerins cheminent à l’invitation de l’Église Gritchtèque. Chacun possède un lien avec Hypérion et le Gritche. L’un est un guerrier, l’autre un prêtre, l’autre encore un père qui tente de sauver sa fille, atteinte d’un inconcevable rajeunissement qui l’emporte vers l’instant de sa naissance… Au long du roman et de leur voyage, chacun (moins un… — et c’est une autre clé) racontera son histoire propre : structure romanesque éprouvée, plongeant dans les racines de toute littérature, au-delà des genres. Dan Simmons y livre tout son art : chaque récit sera d’un style différent, de l’autobiographie au polar en passant par le récit guerrier, la tragédie un rien mélo, la vision cyberpunk ou le réquisitoire anticolonialiste virulent12. 12 La SF moderne se voit ici délivrée en coupes, tout l’acquis de Simmons rendu au long de dérives qui enrichissent davantage la narration. Hypérion n’est pas pour autant, à mon sens, un pastiche d’érudit figeant la SF en ses stéréotypes : incarnant le genre, répétonsle, il montre comment un tel auteur peut soulever le rideau de son évolution future. Les clins d’œil au cyberspace de Gibson ou à Forbidden Planet13 (le Gritche qui pourrait être né de l’esprit du poète, comme chez le Morbius du film) sont comme le glaçage sur le gâteau, un plus. Et l’érudition de Simmons est loin de se limiter à la SF, ainsi qu’en témoigne la forme de son livre, qui renvoie autant à l’Heptaméron ou aux Canterbury Tales qu’à Asimov, sans oublier le romantisme britannique et ses poètes maudits, bien entendu ! 13 Ce livre est également une réflexion sur la pensée et l’intelligence. La présence ici des IA n’est pas uniquement due à l’influence cyberpunk : demeurant en coulisses, leur rôle est prépondérant. En quête de l’Intelligence Ultime (encore un dieu : le dieu des machines ?), qu’ont-elles à voir avec le Gritche ? Manipulant l’Hégémonie et les Extros, cherchent-elles à demeurer seules avec leur dieu ? 14 Hypérion tout comme La chute d’Hypérion est évidemment placé sous le signe de Keats, référence primordiale de Simmons, qui fait revivre dans un futur éloigné celui qui fut peut-être le plus énigmatique des poètes britanniques, celui dont la destinée, comme celle de Shelley ou de Byron, est propice à tous les traitements romanesques (on se souvient l’avoir croisé chez Tim Powers, dans Le poids de son regard14). Une IA s’incarne, devenant un “cybride” doté d’une personnalité copiée sur celle de Keats. À l’image de son original, son destin sera tragique. Symbolique des noms : le cybride se fondra dans l’esprit de la détective qui l’aidait, Brawne Lamia — mixage de l’amour enfui du poète, Fanny Brawne, 117 et du serpent femelle de la tradition, la Lamie, par ailleurs sujet d’un poème de Keats… On aura noté qu’Hypérion comme La chute d’Hypérion sont évidemment des titres de Keats, ainsi qu’Endymion, encore à venir15. 15 Au moment où les divers récits donnent à voir l’autre face du réel, la trame du Retz, les pèlerins parviennent au terme de leur quête. Le Gritche est réveillé, et il tue. Hypérion s’achève, abandonnant le lecteur dans l’équivalent d’un état de manque. La chute d’Hypérion doit très logiquement lever toutes les hypothèques et résoudre toutes les énigmes du premier volume : certains en ont conclu que cette “suite” devait nécessairement se révéler plus faible (encore une illusion locale que cette haine des suites ? ). Mais qui se plaindrait d’un surcroît de plaisir ? En fait, les deux ouvrages ne forment qu’un seul et même long récit, une seule et même errance dans les strates de l’humanité future. Pour continuer de jouer les références, Dan Simmons n’est pas très éloigné non plus de Cordwainer Smith et de son Instrumentalité16. 16 Que contient donc cette Chute ? Le Gritche révèle-t-il sa vraie nature ? Rachel cesse-t-elle de rajeunir ? Simmons joue avec le lecteur, et ce jeu s’avère éminemment excitant. Des esprits difficiles ont encore fait la moue : une trop grande richesse thématique passe, chez certains, très curieusement pour une faute d’inspiration, voire de goût… La Chute suscita inévitablement quelques soupirs désabusés. 17 Pourtant Dan Simmons manifeste ainsi la portée de ses capacités créatrices. La chute d’Hypérion est certes très exactement la suite du premier récit : il commence où l’autre volume suspendait l’attente du lecteur, alors que les pèlerins approchaient des Tombeaux du Temps pour affronter le Gritche, entité toujours indéfinie. Mais la substance du conte s’enrichit : une dimension proprement métaphysique naît ici, qui trouve sa place bien audelà des récits d’aventure formant la première trame. 18 L’Hégémonie n’existe que par une technologie pointue de communication instantanée, contrôlée par des Intelligences Artificielles sécessionnistes, réfugiées dans un “TechnoCentre” dont nul ne sait rien, et aux buts réels flous : amis, ennemis, successeurs… Hypérion constitue la variable cachée de ces luttes, l’enjeu ultime. Et les autorités de l’Hégémonie vont se trouver face à un choix terrible si elles veulent conserver à l’homme sa liberté. 19 Sur Hypérion, les mystères s’ajoutent aux mystères : l’essence du Gritche, l’origine du labyrinthe, la nature de ces cruciformes qui confèrent une immortalité qui est aussi un fardeau17. Les motivations des sept pèlerins, bien que largement développées dans le premier roman, laissaient planer de substantielles zones d’ombre. Et qui est réellement ce cybride de Keats, personnalité récupérée du poète britannique et clé, peut-être, de la compréhension du tout ? Dans un récit cette fois plus linéaire, il est symbolique que ce personnage “artificiel” soit l’unique “je”, seule voix directement perceptible… 20 Le TechnoCentre poursuit la recherche de son avatar final : l’Intelligence Ultime, le dieu des machines. Mais une autre conscience supérieure semble avoir évolué spontanément, peut-être à partir de l’inconscient collectif de l’humanité, version SF de l’entité supérieure naissant au Point Oméga selon Teilhard de Chardin, largement cité ici. Et les dieux s’affrontent. 21 Les lignes narratrices deviennent multiples. Les pèlerins s’aventurent dans les Tombeaux, et la logique de leurs récits se conclut inéluctablement : le récit est également un récit de la destinée, et chacun d’eux va rencontrer le destin sous la forme du Gritche. Kassad le combat, Silenus est empalé, le père Hoyt meurt et renaît, Lamia plonge dans la matrice de 118 la mégasphère, Weintraub offre au monstre sa fille qui recule vers sa naissance, le Consul tente de répondre de ses trahisons… 22 Dans tout le Retz (l’espace contrôlé par l’Hégémonie), les menaces sont plus insistantes. Les Extros attaquent Hypérion et saccagent les mondes humains. Le TechnoCentre semble aider Gladstone, la Présidente très churchillienne. Joseph Severn, le cybride de Keats, cherche sa raison d’être et entrevoit l’envers du décor. Mais Simmons gauchit constamment l’apparente réalité en l’altérant à mesure qu’elle progresse. 23 Les Extros envahissent-ils quoi que ce soit, hormis Hypérion ? Les factions rivales des IA se préoccupent-elles encore des humains ? Qui contrôle le Gritche ? Et quel est l’avenir des personnages, du Retz, de l’univers ?… 24 Certes, ces questions reçoivent des réponses. Kassad retrouve la jeune fille du futur qui l’aide à vaincre le Gritche. Gladstone localise et abat la puissance du TechnoCentre, au prix de la cohérence de l’Hégémonie. Sol Weintraub retrouve Rachel, mais qui est-elle désormais ? Simmons ouvre de nouvelles chausse-trappes et glisse, l’air de rien, de nouvelles questions. Les pages de La chute d’Hypérion constituent une lente montée vers l’apothéose finale : explication des énigmes, mais nouveaux voiles tirés sur la signification profonde de l’ensemble. Ainsi du sort de Weintraub, de la destinée de Lamia, de l’avenir d’une Hégémonie soudain privée du Retz en s’affranchissant des IA. (Simmons détruit en effet comme d’un revers de main à peu près tout l’univers construit antérieurement.) 25 Le thème central poursuivi par Simmons peut paraître clair : l’homme doit repousser l’asservissement dans lequel le maintiennent ces machines qu’il a créées et qui lui ont à leur tour créé des besoins et des accoutumances néfastes18. Vivre avec des prothèses, fussent-elles informatiques, est-ce encore vivre ? Mais le sens profond du projet de l’auteur est loin d’être aussi clair : c’est aussi une personnalité “artificielle”, le cybride de Keats, qui finit, dans son agonie revécue, par devenir le plus humain. Et ce Keats clame son athéisme. Faut-il également refuser le statut de divinité ? 26 La chute d’Hypérion est un régal pour l’amateur de grandes fresques épiques, comme pour le connaisseur qui relèvera les traces, dispersées sans la moindre cuistrerie, de la grande culture de Simmons. On ne boude pas son plaisir. Et il conviendrait de ne pas éluder, sous prétexte d’œuvre collage ou de référence trop appuyée à la poésie, le contenu proprement politique qui structure également Hypérion : le réquisitoire du Consul, violemment opposé à l’exploitation éhontée de l’univers. 27 Pocket a aujourd’hui réédité le cycle d’Hypérion en quatre volumes, en chapeautant le tout de l’appellation générique Les Cantos d’Hypérion : le rapport des récits à la poésie, et à celle de Keats en particulier, est encore plus évident, s’il était nécessaire. Et on nous annonce comme imminente la traduction d’Endymion, qui prolonge le cycle sous un titre toujours emprunté à Keats. Espérons que Dan Simmons réussira encore à surprendre et à charmer son lecteur. 119 NOTES 1. Critique généraliste parfois assurée, quand même, par des gens que l’on ne peut soupçonner d’incompétence dans le domaine, tels que Philippe Curval dans le Magazine Littéraire ou Jacques Baudou dans Le Monde. 2. « (…) une boursouflure de 1000 pages (…) répertoriant les thèmes les plus éculés, les plus ringards, de cinquante ans de SF » (Francis VALERY, “Positions : Quand souvenirs revenir…”, in KBN , no 3 [janvier 1992], p. 6). Et plus loin : « ce n’est jamais qu’un bouquin de SF sur la SF ». Quelle faute de goût dans le chef de Simmons… 3. Cet avis établi à la lecture de ce cycle de SF du romancier américain n’est pas remis en cause (on n’accuse pas a posteriori, et je ne tiens pas à chercher dans l’œuvre ancienne les germes des idées d’aujourd’hui) par les positions extrémistes adoptées par l’auteur depuis le 11 septembre, positions qui le placent en compagnie des franges les plus droitières et racistes des États-Unis, mais qu’il soit clair que ce même avis ne peut non plus en aucune manière le dédouaner de ces dérives. 4. SIMMONS Dan, Les Larmes d’Icare, Paris : Denoël, 1994 (“Présences”). (Phases of Gravity, 1989.) 5. DENIS (S.), “Chronique : Dan Simmons, Hyperion / The fall of Hyperion”, in KBN, no 5 (octobre 1992), p. 51–55. « Son succès, à peine entaché de quelques critiques, nous oblige à nous interroger sur son statut : chef-d’œuvre ou simple compilation, sommet du genre ou impasse ? » 6. SIMMONS Dan, Le Chant de Kali, Paris : J’ai Lu, 1989 (Song of Kali, 1985). 7. SIMMONS Dan, L’Échiquier du mal, Paris : Denoël, 1992 (“Présences”). (Carrion Comfort, 1989.) 8. SIMMONS Dan, Hypérion, Paris : Robert Laffont, 1991 (“Ailleurs et demain”). (Hyperion, 1989.) 9. Le cycle de Dune (si on parlait de Conan Doyle, on dirait “le canon”) comprend six titres, Helliconia est une trilogie. Dans le cas de Frank Herbert, tenir compte ou non des « apocryphes » dûs à son fils Brian et à Kevin J. Anderson dépendra du point de vue que l’on adopte quant à une science-fiction exigeante ou au contraire une « sci-fi » plus soucieuse de l’’exploitation d’un filon que de rigueur littéraire. 10. Métaphore reprise, on le sait, par les informaticiens du CERN lorsqu’ils créèrent le World Wide Web. 11. Pour Sylvie Denis (op. cit.), “shrike” serait un « fascinant composé de shrine (autel) et strike (frapper) ». Pourtant “shrike” existe bel et bien et désigne donc un oiseau ayant plutôt mauvais caractère. Je préfère cette image-là. D’autant que la pie-grièche partage au moins un comportement avec le Gritche : elle empale ses victimes (son futur garde-manger), non sur ses propres extensions épineuses comme la créature de Dan Simmons, mais sur des buissons pareillement « piquants ». 12. L’auteur ne s’était pas encore converti aux fantasmes bushiens régentant la sécurité intérieure des États-Unis. 13. Planète interdite, classique cinématographique de Fred McLeod Wilcox, 1956. 14. POWERS Tim, Le Poids de son regard, Paris : J’ai Lu, 1990 (“Science-Fiction”, n o 2874). (The Stress of her Regard, 1989.) 15. Le cycle complet comprend donc les romans suivants : Hypérion (Hyperion, 1989), La Chute d’Hypérion (The Fall of Hyperion, 1990), Endymion (Endymion, 1996) et L’Éveil d’Endymion (The Rise of Endymion, 1997), plus deux nouvelles situées dans le même univers : “Les Orphelins de l’hélice” (“Orphans of the Helix”, 1999) et “La Mort du Centaure” (“The Death of the Centaur”, 1990). Premières éditions françaises chez Robert Laffont (“Ailleurs et demain”). 120 16. SMITH Cordwainer, Les Seigneurs de l’Instrumentalité : cycle mythique de romans et nouvelles décrivant une histoire du futur bien plus décalée et poétique que celles d’Asimov ou de Heinlein. Édition définitive disponible en quatre volumes dans la collection “Folio SF” : Les Sondeurs vivent en vain, La Planète Shayol, Nostralie et Légendes et glossaire du futur (Paris : Gallimard, 2004 [“Folio SF” no 165 à 168]). 17. Peut-être tenons-nous ici l’une des rares faiblesses du récit, dans cette idée reçue et trop largement répandue en SF, de l’immortalité physique comme malédiction. 18. Je ne sais s’il s’agit réellement d’un discours judéo-chrétien puritain, mais on peut du moins rapprocher ce motif, à dire vrai assez fréquent, du Jack Williamson desHumanoïdes. 121 Le roman d’aventures aux sources de la science-fiction (Les univers de la science-fiction, Galaxiales, 1998) 1 On a coutume de faire procéder le roman de science-fiction du roman fantastique, voilà qui confine au lieu commun, parmi les plus répandus. Cette attitude existe tant du point de vue de l’institution littéraire et de la culture dominante, que de celui exprimé par les études paralittéraires ou par les réseaux propres aux genres considérés. 2 Science-fiction et fantastique : voilà sans doute le rapprochement de types littéraires tout à la fois le plus évident — même pour un lecteur non initié aux arcanes des spécificités de genres — et dans le même temps le plus discuté ! Si l’on prête l’oreille au discours de l’amateur (du “fan”) de fantastique, on l’entendra s’offusquer de prétendues déclarations d’intention faisant de la science-fiction (nous dirons dorénavant, comme de coutume, SF) le genre moderne qui aurait succédé historiquement comme esthétiquement aux vieilles lunes (pleines ou non) de l’étrange. L’amateur de SF (le “fan”, toujours), pour sa part, voit croître son agacement si l’on prétend déceler dans l’apparition, l’évolution ou les structures de celle-ci une quelconque dette envers l’autre genre. 3 Si l’on s’écarte de l’avis, certes autorisé mais souvent peu systématique, des lecteurs, des amateurs et des “fans”, on doit reconnaître que la critique, participant ou non des instances de légitimation littéraire1, présente une tendance très nette à considérer comme allant de soi la filiation et la confusion SF/fantastique2. 1. Le fantastique 4 Allons plus loin : nombre de commentateurs montrent la littérature fantastique étendant son emprise sur celle de SF, telle une divinité tutélaire qui maintient sous son aile la petite cadette. Que le rapport dialectique entre les deux univers romanesques s’exerce dans un mouvement d’assimilation ou au contraire dans un mouvement d’exclusion (jugements par ailleurs coutumiers en littératures de genre), il n’en semble pas moins exister comme référence obligée, laquelle se voit le plus souvent motivée par une approche d’antériorité. Le fantastique aurait engendré la SF, et on pourrait dès lors 122 étudier une progression historique quasi sans solution de continuité, glissant de l’un à l’autre spontanément ! 5 Or, si nous ne pouvons nier ces convergences (ou divergences — en tout cas une communauté évidente au plan de la réception esthétique, qui force le rapport entre les deux types de fiction, même lorsqu’ils s’excluent), nous pensons que l’analyse commune fantastique/SF ne saurait être que principalement sémiotique, visant à dégager des structures et des fonctions peut-être comparables, mais toujours inscrites dans le discours même. Il nous apparaît délicat de tracer une sociologie littéraire commune aux deux champs, leur mode de production étant trop dissemblable. Notre propos ici est autre, dans la mesure où nous entendons justement étudier la SF et son éclosion par une approche des conditions de production du texte SF primitif (y compris au plan économique) et des fréquents mélanges génériques chez les premiers auteurs. 6 Dans cette optique, il nous a paru nécessaire de situer la proto-SF embryonnaire (ou “anticipation”, ou “merveilleux scientifique”) d’abord dans les lieux mêmes où elle est apparue. Au travers des auteurs et des supports — journaux revues ou collections — tels qu’ils existent au XIXe siècle, une nette relation, si ce n’est une filiation pure, se dessine vis-à-vis du roman populaire, du roman-feuilleton, et mieux encore du roman d’aventures et de voyages. Les mêmes auteurs ont produit, parfois dans le même temps, et certainement pour le même public, ces différents types romanesques. Il faudrait bien entendu déterminer ensuite si les structures des genres se sont également influencées ou même si elles ont pu émigrer de l’un à l’autre, constituant cette filiation encore hypothétique. 7 L’apparente évidence de l’équation (dira-t-on de l’adéquation ?) SF/fantastique est particulièrement bien ancrée, à tous les niveaux d’approche du phénomène. Peut-être l’idée de prééminence commune de l’imaginaire a-t-elle tenu lieu chez certains de clairvoyance critique. De notre point de vue, l’imaginaire présent dans le roman de voyages et d’aventures n’est pourtant pas moins fondamental. Mais ladite équation continue imperturbablement de se tailler la part du lion dans les défrichements critiques. Nous nous permettrons quelques citations à ce propos. Les rêves prennent mille formes dans leur prolifération nocturne, et leurs projections dans la littérature vont du fantastique à la science-fiction proprement dite. On passe insensiblement des cauchemars des contes fantastiques aux rêves dirigés des explorateurs de la science-fiction. Il est impossible de tracer une ligne de démarcation nette entre les deux genres qui parfois sont inextricablement mêlés 3 . 8 Ces lignes de Roger Asselineau nous semblent symptomatiques de la relation apparemment incontournable qui s’est tissée entre les deux genres, au moins depuis que la SF a acquis droit de cité parmi les études littéraires. En effet, lorsqu’on lui reconnaît un statut de genre autonome4, on persiste à approcher, analyser ou juger le plus souvent la SF à l’aune du fantastique : ce dernier possède il est vrai une sorte de reconnaissance institutionnelle que ne paraît pas encore avoir obtenu la première. On notera également, dans ce cas-ci, le recours comme élément unificateur au rêve plutôt qu’à l’imaginaire : le rêve demeure, dans nombre de commentaires, source originelle du fantastique, fût-il considéré dans ses rapports avec l’inconscient ! 9 Il est évidemment aisé, ou tentant, de confondre Dracula et E.T. sous une même bannière : le critique tentera d’appliquer à la SF les schèmes construits à partir du fantastique, ce qui lui évite d’en définir d’autres, et le défenseur de celle-là voudra utiliser à son profit 123 l’estime culturelle qui entoure le genre où s’illustrèrent Balzac et Maupassant ! Gérard Cordesse a décrit explicitement cette situation. La frontière entre les deux domaines est très imprécise et comme la plupart des frontières, elle donne lieu à bien des escarmouches. Ce territoire contesté, lieu de rencontre et d’interpénétration, est particulièrement utile au critique de sciencefiction. En effet, alors que le fantastique est un genre estimé depuis longtemps et possède de ce fait une longue tradition critique, la science-fiction ne conquiert que très lentement la respectabilité littéraire. (…) Il est donc tentant d’utiliser l’apport critique de Roger Caillois, Louis Vax, Tzvetan Todorov au domaine du fantastique pour définir par ressemblance et opposition la science-fiction 5. 10 L’ambition a bien pu être honorable, elle n’en comportait pas moins tous les motifs de la confusion. Depuis longtemps, et aujourd’hui encore, aucun débat consacré à la SF ne peut éviter — outre la question de sa propre définition — celle des liens et/ou différences avec le fantastique. Un certain nombre de relais institutionnels continuent imperturbablement à les confondre et à employer un terme pour l’autre : il en va ainsi de la plupart des médias, mais également des instances de légitimation, voire même (on le verra) des éditeurs ! Tout ceci n’est évidemment pas neuf et doit vraisemblablement remonter à l’irruption même de la SF moderne sur le marché français : une forme aussi déconcertante, qui allait jusqu’à remettre en cause la logique même du monde, ne pouvait décidément se voir admise que par réduction à une autre, plus convenable. 11 On pourra nous demander des arguments précis visant à étayer notre point de vue : voulons-nous vérifier ? Le 8 avril 1950, Claude Elsen publiait dans le Figaro Littéraire un article qui fut l’un des détonateurs signalant l’existence de la SF aux lecteurs français. Son titre (et il n’est pourtant question que de polar et de SF !) : “Le roman ‘fantastique’ va-t-il tuer le roman ‘noir’ ?”6 L’année suivante, Hachette et Gallimard s’associent pour lancer la première vraie collection spécialisée en SF de l’édition française. On lui donne pour titre “Le Rayon fantastique”. Le texte de présentation affirme : « Edgar Poe a apporté le ‘fantastique’ dans la littérature, et Jules Verne a introduit l’anticipation scientifique. Ces deux nouveautés ont donné naissance à ce que les anglo-saxons appellent sciencefiction ». Et pourtant, l’expression “science-fiction” est bien apparue, en 1950, lorsque Stock publie Les Humanoïdes de Jack Williamson dans une collection nommée tout simplement… “Science-fiction”7, collection qui ne connaîtra que cet unique titre. En 1954 enfin, naît chez Denoël la prestigieuse collection “Présence du Futur”. On ne peut être enfin plus explicite. Pourtant, on y publiera Malpertuis de Jean Ray, Carmilla de Sheridan Le Fanu, Le monde fantastique de Belcampo et des recueils d’Algernon Blackwood : même sans se montrer trop pointilleux quant aux limites des genres ou aux étiquettes, on prendra ces titres pour ce qu’ils sont, des ouvrages de fantastique. La confusion règne. Poursuivons rapidement. 12 En 1958, la SF en France a tout juste l’âge de raison. Débarquée des États-Unis avec le chewing-gum et le Coca-Cola (ainsi présentait-on alors les choses), elle s’est rapidement auréolée d’une histoire propre et d’un réel succès outre-Atlantique, comme d’une autonomie thématique qui fit passer sous silence sa dette envers l’anticipation française du début de siècle. Sa définition comme sa défense et illustration ont bientôt commencé d’alimenter les discussions de salon sur sa “valeur” littéraire. Paraît alors un petit livre roboratif et provocant de Jacques Sternberg, sous le titre trompeur Une succursale du Fantastique nommée Science-fiction8. Si le contenu de cette courte approche est moins discutable que son titre, qui seul a souvent été retenu, ce dernier n’en contribue pas 124 moins à alimenter la confusion. Pour Sternberg, la SF est bel et bien l’expression moderne du fantastique, et non une manifestation distincte de l’imaginaire social. 13 On attendra un certain temps le début d’un commencement d’intérêt de la critique dominante. En 1970, il faut parcourir les colonnes des revues spécialisées ou fréquenter les réunions d’amateurs pour s’attacher aux questions jumelles d’une définition cohérente de la SF et de son statut vis-à-vis du fantastique : les instances de légitimation littéraire affectent toujours pour la plupart une indifférence méprisante. On vient tout juste de “découvrir” les paralittératures9. Pourtant, Tzvetan Todorov lui aussi cautionne en quelque sorte l’assimilation de la SF à une branche du fantastique. Dans sa tentative de typologie, le chercheur distingue plusieurs types de merveilleux : le merveilleux hyperbolique, le merveilleux exotique, le merveilleux instrumental et le merveilleux scientifique. La critique contemporaine entérine la méprise : pour Todorov, « ce qu’on appelait en France, au XIXe siècle, le merveilleux scientifique », s’identifie avec « [ce] qu’on appelle aujourd’hui la science-fiction »10. Certes, il juge ces récits où le merveilleux n’est pas “pur” (puisque le surnaturel y reçoit une justification) comme s’écartant du fantastique stricto sensu. Mais la SF n’apparaît donc sous sa plume qu’en tant qu’annexe (contestable ou non) du corpus principal : le fantastique. 14 On voit que l’introduction en France de la SF moderne (et anglo-saxonne) s’est quasi systématiquement accompagnée de tous les signes d’un discours tendant non pas tellement à montrer mais plutôt à assener l’idée (préconçue ?) d’une identité et d’une interdépendance définitive fantastique/SF. Ce discours était-il conscient, ou bien les commentateurs laissaient-ils percer ainsi leur respect du vernis culturel fantastique ? Toujours est-il que l’autonomie de la SF n’était même pas envisagée. 15 Notre panorama peut d’ailleurs être complété par un survol de quelques ouvrages consacrés au fantastique, et de quelques autres prétendant présenter la SF. Certains voient en elle [la SF] une annexe du fantastique, d’autres un prolongement de l’utopie sociale. (…) La science-fiction s’intéresse à l’homme de demain, c’est-àdire à l’homme des sociétés futures. Or cet être social diffère profondément du personnage autistique, solitaire, qui est le héros-victime habituel du conte fantastique. Louis Vax11. L’idée la plus simple, et la plus souvent avancée, est que fantastique et sciencefiction s’opposent, par le contenu : celle-ci traiterait du rationnel, de l’immanent et du possible, celui-là de l’irrationnel, du transcendant et de l’impossible. Jacques Goimard12. (…) dès le début du XXe siècle, il [le fantastique] a été pour ainsi dire concurrencé par une littérature approchante mais non identique, une succursale comme l’écrira Jacques Sternberg : la science-fiction. Jean-Baptiste Baronian 13. Il reste que cette période (le premier quart du XXe siècle) pose des problèmes épineux dans la mesure où justement de nombreuses œuvres d’imagination pourraient être perçues aussi comme des œuvres de science-fiction. Jean-Baptiste Baronian14. Récemment encore, on pronostiquait la fin du genre fantastique (…). On se fondait (…) sur des schémas d’allure sociologique, d’où il résultait que la Science-fiction avait “nécessairement” pris la relève du fantastique. Roger Bozzetto 15. On ne peut opérer de distinction nette entre ce qui relève de la science-fiction et ce qui relève du fantastique. Jacques Van Herp16. Les récits de science-fiction ont remplacé les contes de fées. Comme eux, ils permettent à l’homme de réaliser ses désirs encore inassouvis (…). La science autorise tous les débordements de l’imagination. (…) Les revues, les festivals de cinéma confondent fantastique et science-fiction. Véronique et Jean Ehrsam 17. 125 16 Les ouvrages pourtant explicitement consacrés à la SF n’ont pas davantage manqué d’opérer l’inévitable rapprochement. L’un des premiers, le désormais classique New Maps of Hell du Britannique Kingsley Amis, parut en France en 1962. L’auteur y signale dès l’introduction que « non loin de là [du domaine de la SF], s’étend un autre domaine, parfois difficile à distinguer du premier : celui du fantastique »18. Dans un ouvrage destiné à la jeunesse, Christian Grenier affirme : « Historiquement, il faut savoir que le fantastique précède de très loin la SF. Comme si la Science avait été le corps étranger qui aurait permis, sur l’arbre du fantastique, de greffer la branche de la science-fiction » 19. La métaphore arboricole est amusante (quoique pas très neuve : les genres littéraires comme autant de rameaux sur le tronc commun du romanesque !), mais n’est qu’une paraphrase du sec “SF héritière du fantastique”. La très bonne encyclopédie de poche de Guiot, Andrevon et Barlow consacre une entrée indépendante au fantastique, sous laquelle après avoir parlé d’associations et de différences, on conclut : « Ainsi, l’œuvre fantastique (…) et l’œuvre S-F (…) ont un même projet : permettre l’expression de rêves et de cauchemars ancrés dans la chair et dans l’âme de l’auteur, et même de l’humanité »20. 17 L’important, dans toutes ces citations, n’est sans doute pas tant que leur auteur adhère ou non à la théorie de l’identité SF/fantastique, mais que même s’il conteste le fait, il place sa réflexion sous cette référence-là. Il serait long, relativement vain et surtout remarquablement fastidieux de citer tous les articles et études qui prétendant viser la SF ne peuvent s’empêcher d’évoquer le fantastique, comme Gérard Klein devant situer Lovecraft, et le plaçant « entre le fantastique et la SF »21. 18 Présenter la SF s’est, reconnaissons-le, souvent opéré à l’abri du fantastique (l’alibi) : Tzvetan Todorov est souvent appelé à la rescousse par des critiques qui oublient quand même que l’Introduction à la littérature fantastique ne cite que deux fois la SF, pages 62 et 18022. Le remarquable essai de Gérard Cordesse est plus nuancé, mais signale que le syndrome s’étend outre-Atlantique, où la très sérieuse revue Science Fiction Studies accueille des études telles que “Is Science Fiction a Genre of Fantastic Literature ?” d’Andrzej Zgorzelski, publiée en 197923. Peut-être trouverait-on, finalement, dans cette tournure d’esprit incapable d’évacuer le fantastique, l’une des raisons des tentatives jusqu’à présent assez peu satisfaisantes de détermination d’une spécificité du genre science-fictif24. 19 On pourrait croire que, désormais, le développement des études paralittéraires d’une part, et l’acquisition par la SF d’une semi-légitimité de genre autonome d’autre part, auraient induit une perte d’actualité de la référence obligée que nous venons de décrire. Pourtant les éditions du Seuil publiaient encore en 1989 un petit recueil de trois nouvelles du polonais Stanislaw Lem, en l’affublant du sous-titre “nouvelles fantastiques” et en précisant en quatrième de couverture que l’œuvre de Lem est faite de “littérature fantastique et futurologique” (sic)25. Sans commentaire, ou plutôt si : certains répugnent encore et toujours à vendre une œuvre de SF pour ce qu’elle est réellement. La SF n’est toujours pas respectable : Lem est l’un des derniers otages, lui qui est le principal écrivain de SF en son pays, et figure par ailleurs au catalogue des collections spécialisées dans le genre des éditeurs Laffont, Calmann-Lévy, Denoël ou Presses-Pocket ! 20 Nous n’entendons pas pour autant nier de très réelles analogies entre fantastique et SF, pour autant que l’on reconnaisse que ces similitudes formelles — qui ont tant compliqué les questions de définition — ne peuvent à elles seules justifier que, trop mécaniquement d’ailleurs, on puisse encore faire procéder la SF du fantastique, et du fantastique seul. 126 L’analyse interne, sémiotique, mettra en évidence des similitudes dans l’économie et les procédés (même rhétoriques26) des deux discours. Une première remarque retiendra évidemment l’utilisation de la distanciation par l’étrange27 : l’imaginaire tient ici la place prépondérante dans le fondement même du texte, entraînant le lecteur bien loin des conventions du roman réaliste. Mais l’imaginaire n’est exclusif ni au fantastique ni à la SF : il ne manque ni dans l’aventure ni même dans un genre para-réaliste28 comme le polar. 21 Si l’on songe d’autre part aux nécessités d’une bonne réception de l’œuvre, on verra que l’adhésion du lecteur a sensiblement le même poids en fantastique et en SF. La cohérence de l’énoncé et son vraisemblable sont recherchés avec le même empressement, que les éléments explicatifs soient surnaturels ou parascientifiques29. 22 Rappelons donc qu’il ne s’agit pas ici d’évacuer complètement tout rapport au fantastique dans une théorie de la SF. Le point principal pour nous tient en ce qu’il faudrait éviter de transformer les ressemblances internes en un système seul valide d’approche du phénomène SF. L’approche externe va nous montrer qu’au contraire la SF est bien loin d’avoir acquis ses principaux caractères d’un seul ancêtre, aussi fameux fût-il que le fantastique. D’autres genres sont d’ailleurs connexes à la SF, à commencer par l’utopie, sans que l’on prétende y voir les uniques sources de celle-ci ! 23 Enfin, et on le verra bientôt, cette même approche du “contexte”, en fait de l’état du champ littéraire, montrerait rapidement que les lieux de production et le niveau de légitimation du fantastique n’ont jamais eu grand chose en commun (fantastique genre reconnu) avec ceux de la SF — sauf sans doute à notre époque, où on les regroupa par facilité dans les mêmes collections paralittéraires ! 2. L’aventure 24 Si nous entendons montrer comment la proto-SF est née dans les eaux éditoriales et donc sous le statut du roman d’aventures et de voyages, et qu’elle lui a emprunté sans doute structures et procédés mais d’abord un mode de production et un lectorat, il nous faudrait avant tout envisager une évaluation du “modèle”. Soit l’aventure… C’est une fiction, en vers ou en prose selon l’époque et la culture, emportant le lecteur au-delà de son expérience quotidienne pour calmer en lui la soif de l’imprévu, du mystère, de l’extraordinaire. En ce sens, le roman historique est son expression naturelle et le roman conjectural son expression extrême. (…) Un phénomène particulier a fait toutefois son apparition vers le milieu du siècle dernier : le roman d’aventures s’est institué en ‘genre’ et a été dès lors, en règle assez générale, publié dans des collections spécialisées, à commencer par les ‘Romans d’Aventures’ de Hetzel. Pierre Versins30. 25 Cette définition du roman d’aventures convoque la notion de genre, que nous avons utilisée jusqu’ici sans la discuter ni la commenter. Tous les spécialistes de la théorie littéraire connaissent son ambiguïté — mais tous usent de ses extraordinaires avantages. On sait en effet les problèmes soulevés par le choix et la délimitation des corpus génériques. La question est classique : comment définir les propriétés que devront comporter les œuvres inscrites dans un genre, sans savoir par avance où les trouver, donc avoir déjà fait choix de ces œuvres31 ? L’influence de l’observateur ne s’exerce pas qu’en mécanique quantique. Pourtant, ce concept flou a désormais acquis une validité certaine. Si, voici près de vingt ans, la théorie de la littérature en était à devoir justifier 127 longuement un nouvel intérêt envers la problématique des genres (que de précautions oratoires chez Todorov32, alors même qu’il cite Henry James : « les ‘genres’ sont la vie même de la littérature » !), on ne peut évidemment nier que le lieu idéal de cet intérêt soit le domaine des paralittératures. Cependant, pour nous, un genre n’est pas seulement un système ou un modèle défini par des structures et des procédés, rhétoriques ou sémiotiques : il est également défini par ses conditions d’émergence, son mode de production, sa réception par un public et sa légitimation (ou non) par les instances culturelles. Si l’on néglige de lier contenu et insertion sociologique, tout peut être genre — et on dressera des taxonomies prévertiennes pareilles à la liste figurant sous l’entrée “genres littéraires” de l’Encyclopaedia Universalis (ouvrage par ailleurs estimable), qui mélange BD et biographie, conte et dithyrambe, épopée et journal intime, nouvelle et poésie, roman d’aventures, roman policier, roman populaire, SF et tragédie ! Quel catalogue ! (Il y a trente-neuf sous-entrées de ce type.) 26 Un “genre”, au sens contemporain de paradigme d’un ensemble romanesque, ne peut être défini uniquement selon ses propriétés, contenus ou contraintes. Sa situation par rapport au reste du domaine romanesque est tout aussi fondamentale en ce qu’elle implique un réseau de relations intertextuelles avec les autres “genres” tout comme avec l’extérieur du récit (on citera l’appareil critique comme le métatexte éditorial — prières d’insérer, etc.)33. Il importe dès lors de dépasser l’établissement des structures ou des thèmes d’un genre comme seule approche définissante, et d’associer aux textes l’histoire de leur conception et de leur évolution à l’intérieur d’un champ littéraire plus global, incluant toutes les manifestations littéraires d’un temps ou d’un groupe social. Cet idéal théorique, nous ne pourrons que l’esquisser ici. 27 On verra ainsi que la constitution de l’anticipation en tant que genre n’aurait pas été identique (voire pas possible) sans le développement antérieur puis parallèle des romans de voyages et d’aventures, et au-delà encore de tout le roman populaire. 28 L’aventure est partout, commune à toutes les mythologies, présente dans tous les cycles épiques. Le dépassement de soi qu’elle implique par la confrontation avec le monde et l’autre, est un trait récurrent des œuvres fondatrices de toutes les littératures, de toutes les cultures. Pour Robert Flacelière, notamment : L’Odyssée est une épopée ‘romanesque’, une sorte de roman d’aventures : le héros, après avoir pensé vingt fois mourir, retrouve à la fin sa femme, sa maison, tous les siens34. 29 L’aventure en littérature sera donc d’abord une thématique : elle court des voyages d’Hannon au Devisement du monde de Marco Polo, de Cervantès à Chateaubriand. Première caractéristique, qui se constituera vite en système : la présence et l’importance du voyage au cœur de l’aventure. Que serait Ulysse sans son itinéraire marin, le Graal sans les forêts à traverser et les châteaux inconnus à visiter, que serait Verne sans le tour du monde et le Nautilus ? 30 Mais son institution en genre autonome ne remonte pas plus loin que le siècle dernier et — au contraire du fantastique — il en va de même pour tous les genres romanesques aujourd’hui confondus sous l’étiquette de paralittératures. Leur ancêtre à tous est le feuilleton, né dans la presse de la Monarchie de Juillet puis du Second Empire, et pareille ascendance expliquera aisément comment l’alentour du texte (la situation sociale des producteurs comme des lecteurs, les contraintes de l’édition soumettant la création, etc.) influencera autant l’évolution historique des genres que leurs structures propres. Tout l’enjeu des rapports à l’institution est déjà présent dans La Presse ou Le Petit Journal (sans 128 parler de la pression économique). Jacques Dubois a noté les conditions de cette émergence. Il voit apparaître, à la suite du feuilleton populaire (Sue, Féval, Dumas, Ponson du Terrail), « différents genres parallèles qui sont comme autant de dérivations du roman princeps : roman d’aventures avec Gustave Aimard, roman sentimental avec différents auteurs, roman de science-fiction avec Jules Verne, roman régional avec Erckmann-Chatrian, roman pour enfants avec la Comtesse de Ségur, roman pour adolescents avec Hector Malot, enfin roman judiciaire avec Emile Gaboriau »35. 31 Le roman est alors devenu la forme triomphante (la tragédie n’en finit pas d’agoniser) et nécessite sans doute de subir à son tour l’étiquetage par genres, formes ou thèmes. La classification que nous connaissons apparaît lorsque sont réunies les conditions de suprématie du romanesque en tant que tel et de relative autonomie de ses différentes facettes. Bien entendu, le marché des lettres a lui aussi fait son apparition et cette classification correspond également (cette évolution semble irréversible, elle culmine dans les collections spécialisées du livre de poche actuel) à un ciblage des éditeurs envers leur clientèle potentielle. De la même manière, à la même époque (mais nous anticipons ! ), les “pulps”36 américains se structurèrent selon des catégories strictes : western, policier, sentimental, aventures… La SF d’Hugo Gernsback (en 1926) devra y inscrire son propre créneau. 32 Les traits constitutifs des genres correspondraient donc autant à ce qui, dans ce système, pouvait émaner de l’état général de la société (et de ses classes), ou du niveau culturel de la civilisation37, qu’à leurs procédés ou leur propos. Il n’est évidemment pas neutre que la littérature dite populaire (quelle que fût sa “valeur” esthétique) ait été régulièrement, depuis l’Ancien Régime, soumise au contrôle et à la censure. La littérature de colportage (la Bibliothèque bleue de Troyes) fut la première visée. Le feuilleton suivra après 1848. La culture dominante classera toute cette émergence imaginaire sous les qualificatifs dégoûtés de “scandaleux”, “pernicieux”, “spéculant sur les passions et l’immoralité”… 33 Il est manifeste que le roman d’aventures contient un certain nombre de caractéristiques propres à attirer, outre un public avide d’évasion, les auteurs désireux d’acquérir quelques degrés de liberté narrative. La transgression des conventions de la littérature canonique (réaliste), qui trouve son apogée dans cette poétique de l’altérité que constitue la SF moderne, est déjà à l’œuvre au travers de l’aventure, comme elle l’a été chez les premiers feuilletonistes grâce au mythe du héros tout puissant (Dantès, Rodolphe, Rocambole). Le Second Empire comprendra vite que cette littérature “pernicieuse” mine sa respectabilité et, pire sans doute, donne à penser ! 34 L’aventure n’est-elle pas, dans ce XIXe siècle mécaniste et industrieux, ce siècle qui régente l’homme et l’enchaîne à sa condition, l’un des derniers lieux privilégiés pour l’individu autonome, en dehors de tout cadre institutionnel, social ou culturel ? Elle est alors le lieu d’expression de l’imaginaire le plus créatif, loin du contrôle et de l’émasculation de celui-ci auxquels se livre la culture dominante, qui répugne aux délires incontrôlés comme à l’émergence fantasmatique. C’est, de même, au siècle de la raison raisonnante que le feuilleton nourrira une relecture du Gothic Novel, ainsi chez Frédéric Soulié. L’aventure est le récit pur, la narration existant par et pour elle-même, pour le plaisir de raconter et d’évoquer le monde, mais aussi de dépasser les limites imposées par le cadre social (d’où les héros flibustiers et les génies du mal…). Mais évoquer un univers peut se faire à partir d’un référent tangible (fût-il historique, voir Dumas) comme d’un effet de réel né du “paradigme absent” d’Angenot — et voici la SF. 129 35 La dette est très évidente, bien que les thématiques aient forcément évolué depuis le siècle dernier. Il est clair qu’un genre (la SF) qui voit se développer des discours instituant des univers entiers, parfois dans tous leurs détails, est directement redevable à l’exploration et à l’épuisement de notre propre monde38. Lorsque les contraintes volent en éclats, on peut tout inventer. 36 Notons rapidement que si l’on peut soutenir que la SF procède du roman d’aventures, c’est bien entendu en tant que phénomène considéré dans son ensemble. Il sera toujours possible de citer des œuvres antérieures ou parallèles au processus ici analysé, non inscrites dans la portion de champ que nous observons — des œuvres uniques, généralement, isolées et sans postérité (on citera Restif, Geoffroy, Cabet, Defontenay…). Avant les genres populaires de la seconde moitié du XIXe siècle, jamais aucune tradition ne sera pour autant constituée. Il faut véritablement attendre le détonateur du feuilleton de masse et le développement éditorial induit par son succès. 3. La Proto-SF 37 Pierre Versins dresse un rapide panorama des collections populaires à la charnière du siècle : Hetzel, Méricant, Tallandier, Ferenczi, Fayard, pour signaler que « toutes ces collections comportent au moins un cinquième et parfois la moitié de science fiction parmi leurs titres »39. Bien sûr, Jules Verne est passé par là, proposant à son tour une relecture moderne des thèmes éternels du voyage extraordinaire40. 38 Et au cœur de l’aventure, c’est bien de cela qu’il s’agit : le voyage — motif tellement prégnant pour la société du XIXe siècle condamnée à l’immobilisme social. Vivre mal et s’évader dans le feuilleton : démontrer la pertinence de cette vision demanderait bien entendu l’appui d’outils statistiques sur la réception des romans populaires et leur lectorat. On sait que Sue dut être lu plutôt par la bourgeoisie que par le prolétariat ! Ne parlons même pas de réelle subversion (sinon sémiotique), même si la censure préféra prendre les devants. Néanmoins, l’attrait de l’Ailleurs comme centre d’intérêt de l’aventure est indéniable, et il s’agit bien d’une autre caractéristique partagée par la SF. Sternberg parlait en 1958 du « mythe essentiel de la lointaine Science-fiction : le mystère de l’Ailleurs »41. 39 Le mystère et la découverte : percer les secrets de l’univers et soumettre ses forces ! Alors que la domestication des forces naturelles permettait le démarrage de l’industrialisation, comment eût-on pu ne pas espérer voir l’homme, un jour, l’égal de Prométhée — particulièrement après tous les romans populaires construits sur le personnage du héros surhomme quasi immortel… Le mythe du savant dévoyé naît également dans le feuilleton, et nourrira les collections bon marché (“à 65 centimes”) de Fayard ou Tallandier. L’inconnu est inscrit dans la proto-SF comme dans l’aventure, même si cet inconnu n’est pas encore toujours très “scientifique”. La levée de ce secret est le foyer du genre, comme la quête indiciale dans le policier, ainsi que l’indique Jacques Dubois 42. 40 Voyager : vers l’Île au Trésor, à la poursuite de la baleine blanche, sur les traces de Conrad, au balancement du Transsibérien… Au siècle dernier, le territoire est encore vaste, l’homme y est libre : les aventures ramenées du grand lointain sont autant de “pépites en des sols étranges”43. Voyager, même si le but est mythique ou inaccessible, toujours reculé : l’aspect fréquemment initiatique ne peut ici échapper. On basculerait aisément dans les eaux du roman d’errance et d’apprentissage. L’aventure est bel et bien 130 un parfait lieu d’expression de l’individu — mais en lui donnant ce qui faisait défaut à l’“autistique” personnage fantastique (Louis Vax dixit) : le dynamisme. En un sens, par l’aventure, l’anticipation puis la SF perdent l’aspect statique du conte philosophique ou de l’utopie, pour acquérir une esthétique dynamique, fondée sur le déplacement, laquelle ne se démentira pas jusqu’à nos jours. Les trois axes de l’altérité fondamentale en SF n’existent que par le déplacement : autres mondes (présents dès la proto-SF, même s’ils sont situés sur Terre : terres inconnues et continents oubliés), autres temps (via bien entendu l’acquis wellsien) et autres êtres, prolongements directs des mondes de l’ailleurs et d’une temporalité circulante. Le fantastique pourrait être perçu davantage comme porteur d’une esthétique statique, dominée par la contemplation des choses, fussent-elles irrationnelles : il met en œuvre la perception (même si c’est l’hésitation de la perception) et non le mouvement. 41 Pour la SF, presque rien ne peut accéder à l’existence sans le déplacement — même s’il n’est pas toujours explicite. Ainsi la présence de l’autre n’est concevable que si l’on va vers lui (au cinéma : 2001, l’odyssée de l’espace) ou qu’il est venu vers nous (E.T. parmi les hommes). En SF contemporaine encore, le voyage demeure un paradigme de base et constitue souvent le référent implicite de l’itinéraire romanesque lui-même. La “nouvelle vague” de la SF des années soixante, en réaction contre les stéréotypes du space-opera et les poncifs de l’astronaute, se replia (c’était l’ère psychédélique) sur le “voyage intérieur”. Le parcours et la progression demeurent les clés de l’évolution des personnages. Et dans la frange commercialement la plus connotée du genre, celle qui se caractérise davantage par ses structures de distribution et s’édite en séries (toujours le long terme d’un parcours !), l’errance et le déplacement tiennent souvent lieu de scénario. Du côté des réussites, on trouvera G.J. Arnaud et son cycle de “La compagnie des glaces” (au Fleuve Noir), dans lequel le chemin de fer est devenu métaphore de la société décrite : tournant en rond sur la banquise ou explorant de nouveaux horizons, mais toujours sur ses rails ! 42 Dernier signe sans doute de la place fondatrice du voyage : l’importance quasi fétichiste accordée à la cartographie imaginaire chez de nombreux auteurs, apport au texte hérité peut-être de Stevenson44… 43 Les voies menant du roman d’aventures à la proto-SF sont donc des deux types requis dans une bonne appréhension d’un genre littéraire, ainsi que nous l’avons indiqué plus avant : interne par les structures thématiques et une certaine rhétorique, externe via les modes de production induits par un champ éditorial identique qui impose sa logique (feuilleton puis collections spécialisées). De plus, analyser ces lieux de production montre de suite que les mêmes auteurs participèrent souvent des deux genres. Le fait est particulièrement net à la lecture des catalogues du début du siècle : “Le roman d’aventures” et “Les récits mystérieux” chez Méricant, les séries de Tallandier (“Livre national”, “Bibliothèque des grandes aventures”, “Grandes aventures –Voyages excentriques”, “Les romans mystérieux”, “À travers l’univers”…), celles de Ferenczi ou de Fayard. Ces écrivains ont nom Le Faure, Boussenard, Paul d’Ivoi, Le Rouge, Groc, Thévenin, Bernède, Jean de la Hire, Couvreur, de Graffigny, Moselli, d’Agraives, Champagne ou Nizerolles… Ils écrivirent aussi bien de l’aventure “traditionnelle” que de l’anticipation. 44 On ne peut manquer de citer Rosny Aîné, qui fut en outre scientifique et membre de l’Académie Goncourt. Il est peut-être, dans le domaine français, plus proche de la SF au sens contemporain que Verne. Et par sa production de romans préhistoriques et 131 d’anticipation, il prend place aux deux extrémités de l’aventure : dans le passé le plus reculé et l’avenir le plus éloigné. 45 Si l’on suit Gérard Cordesse, « le voyage imaginaire terrestre est épuisé parce que l’inconnu géographique est lui-même épuisé : l’inconnu cosmique étant largement ouvert, le passage d’un domaine à l’autre est évident. (…) Le décor a changé mais le voyage imaginaire procure le même dépaysement, les mêmes aventures, avec la même ingéniosité ou pauvreté d’invention. La science-fiction a simplement assuré la relève en fournissant à la place de l’inconnu terrestre de l’inconnu cosmique »45. 4. La Science-fiction 46 Le roman d’aventures et le roman populaire déclinent au début du XXe siècle (au moins après la Première Guerre Mondiale, et le pouvoir exercé par les institutions dominantes n’y est pas étranger…). À peine peut-on considérer qu’il survit désormais au travers des productions Harlequin, des séries de Delly ou de Barbara Cartland, des romans historiques de Cecil Saint-Laurent ou des Golon, des romans d’action comme OSS117 ou SAS. Mais l’écriture, les thèmes abordés, les structures d’édition elles-mêmes ont été sensiblement modifiés. Une part importante du public s’est reportée sur le cinéma puis la télévision (le feuilleton y est roi !), sans compter la bande dessinée. 47 Les thématiques du voyage, de l’inconnu et de la découverte sont dès lors passées chez les seuls héritiers romanesques possibles : polar (le mystère à percer), espionnage, SF. Soyons sincères : le fantastique est largement exclu de cette problématique évolutive, même si le renouveau des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix (Stephen King et l’horreur moderne) inscrit les secrets et les mystères surnaturels au cœur du monde contemporain. 48 Toujours est-il que juste après la Première Guerre Mondiale, tous les éléments sont en place pour la constitution définitive d’une genre plus développé que l’anticipation vernienne, un genre qui reçoit son nom aux USA : la SF moderne. Malgré les noms de Maurice Renard, Claude Farrère, Ernest Pérochon, Théo Varlet, Régis Messac, André Laurie ou Jacques Spitz, ce ne sera pas le cas. On sait que l’institution littéraire française va cantonner l’imagination scientifique dans la littérature destinée à la jeunesse ou l’infralittérature populaire (qui n’a plus grand chose à voir avec le roman populaire du XIXe siècle). Et une censure va s’abattre très vite. La France ne connaîtra pas dans les années trente l’Age d’Or que situe l’histoire de la SF aux États-Unis46. 49 La SF contemporaine française ne naît donc pas directement de la parenté populaire que nous venons d’évoquer longuement. L’édition française prête son concours à un coup d’arrêt fort net (ou le subit — mais les rapports entre décisions judiciaires et autocensure ne sont pas fort clairs) dans les années trente. Jacques Van Herp a démonté, de façon un peu brouillonne toutefois, la volonté explicite de censure qui a frappé l’anticipation vers 192547. Il semble que le champ dominant n’ait pas supporté l’émergence d’œuvres dans lesquelles il fallut alors stigmatiser “un imaginaire excessif”, véhiculant de “fausses idées” néfastes pour les chères têtes blondes (sic). Des jugements existent, rendus entre autres contre les frères Offenstadt, éditeurs du Journal des Voyages puis de Science et Voyages, jugements parlant d’une “influence pernicieuse sur l’imagination et l’intelligence des enfants”. Dès lors, malgré le prix Jules-Verne créé par Lectures pour tous, on mit sous le boisseau toute tentative d’imaginaire en liberté. Ce qui n’est pas neuf : nous avons cité les contrôles et censures du XIXe siècle face au colportage et au feuilleton, véhicules 132 apparemment de la même intolérable subversion (en 1850, l’Assemblée Nationale votait l’amendement Riancey — un droit de timbre pour les journaux à feuilleton — visant à décourager la publication de ce dernier, “poison subtil qui s’est introduit dans le sanctuaire des familles”. Rien de neuf sous le soleil de l’intolérance. 50 C’est que la SF n’est pas uniquement un genre plus ou moins critique ou satirique, ce dont l’institution s’accommode fort bien (il en va ainsi comme de toutes les avant-gardes successives). La SF remet en cause les structures mêmes du monde et propose au lecteur un univers sans référent réel : elle donne à croire que tout est possible, voilà l’intolérable ! Les bases mêmes du monde sur lequel l’institution a bâti son pouvoir symbolique n’existent plus ou sont truquées. Insupportable ! Il fallait enfermer ce jaillissement d’idées différentes, ces œuvres prétendant qu’il existe d’autres réalités, dissoudre ce genre et le discréditer ! 51 Le XXe siècle est dit-on le lieu de l’affrontement de deux cultures : la scientifique et la littéraire. Le scandale de la SF n’est-il pas de jeter un pont entre les deux ? Les esthètes censeurs de la France de 1925 ne pouvaient sans doute supporter une telle intrusion du scientifique (par définition trivial) dans l’artistique (par définition élevé). Aujourd’hui encore, en France, que de discussions sur la place de la science dans la SF contemporaine, cette science que d’aucuns méprisent ouvertement… 52 Anticiper, c’est aussi, en portant le dépaysement de l’aventure à son comble, renoncer au confort de lecture : tout peut à tout moment être remis en cause. Les contraintes de genre (structures et procédés à respecter — ce qui faisait dire à Todorov qu’il ne saurait y avoir de genre que dans les littératures de masse…) deviennent en SF des occasions de libérer le discours : les auteurs retournent à leur profit les limites des stéréotypes pour ouvrir quasi à l’infini les possibilités narratives tout en recréant perpétuellement (et c’est sans doute l’élément le plus insupportable de tous pour l’institution) leur propre vraisemblable. Ils se comportent donc comme si, en fait, ils pouvaient ignorer superbement l’institution, se passer de sa légitimation48. Certes, il convient de nuancer : cette recherche thématique et formelle est loin d’être le fait de tous, et pas mal de conformisme esthétique règne en SF. Il n’en demeure pas moins que toutes les possibilités de dynamitage existent à l’état natif dans le genre lui-même. 53 Mais lorsque la SF moderne et américaine débarque, l’anticipation française est bien morte. On est obligé de tenir compte de cette césure, et on pourrait en inférer que l’héritage de la SF moderne made in USA n’a rien à voir avec la naissance de l’anticipation française dans le lit du roman populaire comme nous venons de l’avancer. Et pourtant la SF américaine nous ramenait un romanesque lui aussi héritier de l’aventure et des voyages extraordinaires. La coïncidence est trop curieuse pour ne pas s’y arrêter : l’évolution du genre SF outre-Atlantique est fort comparable à celle de l’anticipation avant 1925. La dette envers d’autres structures de récit, comparables au feuilleton, est largement similaire : il nous semble pouvoir en tirer un nouvel argument en faveur des sources “aventureuses” de la SF. En effet, la SF américaine vient en droite ligne des “Dime Novels” (eux-mêmes inspirés des “Penny Dreadfuls” anglais) et de la “Frank Reade Library”, structures d’édition identiques aux fascicules du roman populaire et dont le spectre générique était sensiblement le même : catégories bien nettes, au public bien délimité. L’aventure y figurait en bonne place, et l’anticipation49. Les textes de science-fiction apparaissent dans les revues populaires à partir des années 1830 et après 1880, ils s’intègrent dans la plupart des publications américaines et anglaises50. 133 Avant cette date [1926], la SF figurait dans les magazines d’aventures après avoir commencé, en 1892, sous forme de romans pour adolescents, réunis sous le titre de The Frank Reade Library. C’est dans les pulps d’aventures que la SF acquit sa popularité, surtout à travers les pages d’Argosy (converti au pulp en 1896) et de AllStory (lancé en 1905).51 54 La situation institutionnelle et para-institutionnelle américaine semble un décalque parfait du XIXe siècle français ! Mais aux États-Unis, après la fondation d’Amazing Stories par Hugo Gernsback en 1926 et son “invention” du terme “scientifiction” puis “science fiction”, le genre allait prospérer, sans jamais rencontrer de tribunal absurde… Après tout, l’aventure et les nouvelles frontières, n’est-ce pas toute l’histoire des USA ? 55 Nous ne mentionnerons que pour mémoire, mais ils possèdent une importance certaine dans l’histoire du genre, à l’égal au moins de celle de Verne, des auteurs comme Rider Haggard, Edgar Rice Burroughs ou même Conan Doyle. Dans toute leur œuvre, des éléments de stricte aventure côtoient des éléments SF, qui devinrent parfois fondateurs de pans thématiques complets — ce que l’on nomma l’aventure fantastique. Civilisations disparues, continents perdus, space opera : l’Age d’Or déjà cité y trouvera une mine de motifs à exploiter. Les Britanniques ne sont d’ailleurs pas en reste, on le voit, et ne se limitent nullement à la figure magistrale d’Herbert George Wells. Les cycles de She, de John Carter ou du Professeur Challenger valent bien tout Jules Verne, et ils eurent — contrairement à ce dernier — une postérité directe. 56 En France, avant les années 1950 et le déferlement d’un type littéraire soi-disant neuf et dorénavant américanisé, on oublia, on occulta, on enterra ce qui fut l’une des manifestations les plus vivantes des littératures non-officielles des XIXe et XXe siècle. La SF française ne s’en est pas encore remise, et la statue d’Eugène Sue est toujours sur la place… NOTES 1. C’est-à-dire qu’elle soit “officielle” (ou académique) ou interne à l’univers des genres considérés, lesquels ont développé (la SF surtout, ghetto s’il en est) leurs relais propres dans la circulation de l’objet littéraire. 2. À tel point que les chroniques littéraires de la presse générale couvrant les deux genres les confondent le plus souvent. 3. Il s’agit de la présentation du compte-rendu d’un congrès de l’Association Française d’Études Américaines : ASSELINEAU Roger ; “Introduction”, in A.F.E.A., Du fantastique à la science-fiction américaine, Paris : Didier, 1973, p. 9. 4. Nous n’envisageons pas de rouvrir ici tout le débat sur les genres littéraires. La deuxième partie de cette étude y fera quelque place. 5. CORDESSE (G.), “Fantastique et science-fiction”, in A.F.E.A., op. cit., p. 40. 6. ELSEN Claude, “Le roman ‘fantastique’ va-t-il tuer le roman ‘noir’ ?”, Le Figaro Littéraire, 8 avril 1950, p. 2. 7. Le titre complet de la collection fut “Science-fiction, le roman des temps futurs”. 134 8. STERNBERG Jacques, Une succursale du fantastique nommée science-fiction, Paris : Le Terrain Vague, 1958. 9. Cf. les actes du colloque tenu à Cerisy en 1967 : Entretiens sur la paralittérature, Paris : Plon, 1970. 10. TODOROV Tzvetan, Introduction à la littérature fantastique, Paris : Le Seuil, 1970, p. 62. 11. VAX (L.), L’art et la littérature fantastique, Paris : PUF, 1974 (édition originale 1960), p. 124–125 (“Que sais-je ?”, no 907). 12. GOIMARD Jacques, “Une définition, une définition de la définition, et ainsi de suite”, in Demain la science-fiction, Cinéma d’aujourd’hui, no 7, printemps 1976, p. 16. 13. BARONIAN Jean-Baptiste, Un nouveau fantastique, Lausanne : L’Âge d’Homme, 1977, p. 73. 14. Jean-Baptiste, Panorama de la littérature fantastique de langue française, Paris : Stock, BARONIAN 1978, p. 170. 15. BOZZETTO Roger, “Le fantastique moderne”, in Les fantastiques, Europe, n o 611, mars 1980, p. 57. 16. VAN HERP Jacques, in Le fantastique aujourd’hui (recueil composé et réalisé par Jeannine Monsieur et Jean-Baptiste Baronian), Bruxelles : Centre International du Fantastique, 1982, p. 64. 17. EHRSAM Véronique et Jean, La littérature fantastique en France, Paris : Hatier, 1985, p. 8 (“Profil Formation”, no 397). 18. AMIS Kingsley, L’univers de la science-fiction, Paris : Payot, 1962, p. 22 (“Petite Bibliothèque o Payot”, n 32). 19. GRENIER Christian et SOULIER Jacky, La science-fiction ? J’aime !, Paris : La Farandole, 1981, p. 22 (“Document”). 20. GUIOT Denis, ANDREVON Jean-Pierre et BARLOW George W., La science-fiction, Paris : M.A. Editions, 1987, p. 86–88 (“Le Monde de…”, no 39). 21. KLEIN Gérard, “Entre le fantastique et la science-fiction : Lovecraft”, in Cahier de l’Herne, n o 12, 1969, p. 47–74. 22. Voir ainsi : COSEM Michel, Découvrir la science-fiction, Paris : Seghers, 1975, p. 9 (“Anthologie- Jeunesse”). (« Les travaux engagés par Tzvetan Todorov sont particulièrement importants ») ; BAUDIN Henri, La science-fiction, Paris : Bordas, 1971, p. 14–15 (“Bordas Connaissance”, n o 17) ; ROCHETTE 23. Marguerite, La science-fiction, Paris : Larousse, 1975, p. 170 (“Idéologies et sociétés”). CORDESSE Gérard, La nouvelle science-fiction américaine, Paris : Aubier, 1984, p. 109 (“Collection USA”). 24. Peu satisfaisantes, hormis très certainement les travaux de Darko Suvin ( SUVIN Darko, Pour une poétique de la science-fiction, Montréal : Presses de l’Université de Québec, 1977. Ed. revue : Metamorphoses of Science Fiction, New Haven & London : Yale University Press, 1979.) et de Marc Angenot (plusieurs articles cités ci-après). 25. LEM Stanislaw, Bibliothèque du XXIe siècle, Paris : Le Seuil, 1989. 26. Si tant est que l’on parvienne jamais à définir une rhétorique de la SF, ainsi que certains s’y sont essayés en France, au premier rang desquels le défricheur Pierre Stolze. 27. L’“estrangement” de Suvin, pas vraiment réductible à la “verfremdung” brechtienne. 28. “Para-réaliste” en ce qu’il décrit minutieusement le monde pour aussitôt y inscrire des comportements baroques et frénétiques. 29. Le récit SF place son vraisemblable sur le terrain que Marc Angenot a nommé le “paradigme absent” (ANGENOT Marc, “Le paradigme absent”, in Poétique, no 33, février 1978, p. 74–89.). Le fantastique entretient plus ou moins habilement l’équivoque sur ce qui est dit ou montré. L’un et l’autre travaillent directement l’horizon d’attente du lecteur en provoquant la “suspension d’incrédulité” chère à Todorov et à Suvin. 30. VERSINS Pierre, Encyclopédie de l’Utopie, des Voyages Extraordinaires et de la Science Fiction, Lausanne : L’Âge d’Homme, 1972, p. 82. 31. Ce paradoxe figure chez Welleck et Warren (La théorie littéraire, Paris : Le Seuil, 1971), mais évidemment chez tous les auteurs ayant approché la question. On trouvera une bibliographie 135 dans TODOROV (T.) et DUCROT (O.), Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris : Le Seuil, 1972. 32. Entre autres dans l’article “Typologie du roman policier”, in Poétique de la prose, Paris : Le Seuil, 1971, et dans “L’origine des genres”, in La notion de littérature, Paris : Le Seuil, 1987 (“Points”, no 188). 33. Voir entre autres : ANGENOT Marc, “La science-fiction : genre et statut institutionnel”, in Revue de l’Institut de Sociologie ( ULB), 1980–3/4, “Littérature, Enseignement, Société”, vol. II, “La société : de l’école au texte”, p. 651–660. 34. FLACELIERE Robert, “La poésie homérique”, in Homère, Iliade et Odyssée, Paris : Gallimard, 1955, p. 24 (“La Pléiade”, 115e volume). 35. DUBOIS Jacques, “Du populaire au policier : d’un Lecoq l’autre”, in Les Cahiers des Paralittératures, vol. 1 (Actes du colloque des paralittératures de Chaudfontaine, 1987), Liège : C.L.P.C.F., 1989, p. 10–11. De Jacques Dubois, on lira également avec profit L’institution de la littérature, Bruxelles : Labor, 1978, ouvrage de base sur les problématiques de l’institution littéraire, ainsi que sur les questions de production, de fonction ou de légitimation. On ne saurait non plus omettre à ce stade de renvoyer à l’étude fondamentale de Marc Angenot : Le roman populaire, Recherches en paralittérature, Montréal : Presses de l’Université de Québec, 1975. 36. Publications sur papier bon marché, souvent au format 15x18. 37. Voir CABRIÈS Jean, “Roman. Essai de typologie”, in Encyclopaedia Universalis, Paris, 1985, p. 24– 28 (tome 16). 38. On a pu qualifier les auteurs de SF de “créateurs d’univers”. Il suffit de citer Herbert, Farmer ou Vance pour voir surgir des systèmes planétaires entiers, avec leurs civilisations et leurs sociétés, dans un ensemble cohérent visant, comme toujours, le vraisemblable. 39. VERSINS Pierre, ibid. 40. Néanmoins, on sait qu’on ne peut pas vraiment considérer Verne comme un père fondateur, quelle que soit sa valeur propre. Son anticipation est peureuse et ses manifestations de novum soigneusement canalisées : Verne ne remet pas grand chose en cause et revient toujours à un monde inchangé. L’anticipation du début du XXe siècle ne lui devra pas énormément, sinon l’estampille “pour enfants” ! 41. STERNBERG Jacques, op. cit., p. 18. 42. Qui pense toutefois que la nature du secret est différente selon les genres, mais détermine bien comment le registre paralittéraire fonctionne aussi comme une herméneutique : DUBOIS Jacques, “Indicialité du récit policier”, in Narration et interprétation, Bruxelles : Facultés Universitaires Saint-Louis, 1984, p. 115–128. 43. Selon l’expression d’Ariel Denis : « Il y a dans une bonne partie de la littérature mondiale des moments d’aventure, pépites en des sols étrangers » (in “Roman d’aventures”, Encyclopaedia Universalis, p. 67–70, tome 16). 44. La vérité oblige à mentionner que cette obsession de la carte (qui n’est pourtant pas le territoire) se manifeste avec la plus grande régularité dans le domaine de la fantasy. 45. CORDESSE Gérard, “Fantastique et science-fiction”, op. cit., p. 40. 46. Quelques dates repères : 1926, Amazing Stories ; 1927, Lovecraft ; 1930, Astounding Stories ; 1933, Catherine Moore, Shambleau ; 1934, Stanley Weinbaum, Odyssée martienne ; 1935, John Campbell, Le ciel est mort ; 1937, Stapledon, Créateur d’univers ; 1939, Van Vogt, La faune de l’espace ; 1940, Asimov, Les robots. Mieux vaut ne pas tenter de dresser la même liste en France ! 47. Voir entre autres : VAN HERP Jacques, José Moselli et la SF, Bruxelles : Recto-Verso, 1984 (“Ides o et… Autres”, n 43–44) et VAN HERP Jacques, Je sais tout, le roi des magazines, Bruxelles : Recto-Verso, 1986 (“Ides et… Autres”, no 54). 48. Ce n’est bien entendu pas tout à fait vrai : il existe en SF une course à la légitimation, comme sans doute au sein de toutes les paralittératures. 136 49. Roger Bozzetto signale que Verne lui-même puisa (outre chez les écrivains communards !) chez Jack London et dans la Franck Reade Library ! (BOZZETTO Roger, “Science-fiction française, science-fiction américaine, des relations ambiguës”, in Science-fiction et fiction spéculative, sous la direction de Gilbert HOTTOIS, Revue de l’Université de Bruxelles, 1985/1–2, p. 15). 50. In Encyclopédie visuelle de la science-fiction, sous la direction de Brian ASH, Paris : Albin Michel, 1979, p. 304. 51. ASHLEY Mike, “Pulps et magazines”, in Encyclopédie de la science-fiction, sous la direction de Robert HOLDSTOCK, Paris : Compagnie Internationale du Livre, 1980, p. 52. 137 L’uchronie comme expression ultime de la démiurgie (Phénix, 2003) 1 L’écrivain britannique John Le Carré a souvent exprimé l’idée d’une communauté d’approches, sinon d’intentions, entre le maître-espion et le romancier. Force est de constater qu’un lien très fort semble effectivement exister, un rapport qui n’est peut-être pas tant lié au caractère créatif des tâches accomplies (quoique…) qu’à la nature manipulatrice de ces dernières. L’officier traitant d’un agent de renseignement, affirme Le Carré, ne cesse de modeler ce dernier en vue des missions à accomplir et des profits espérés — si possible sans révéler à l’individu ni les enjeux ni les conditions véritables de son travail1. 2 Ne va-t-on pas jusqu’à doter un agent opérant sous couverture d’une “histoire”2, qui est tout à la fois sa fausse chronologie personnelle et le récit tout aussi fictif de sa vie supposée ? Il est évident que cet assemblage de fiction, s’il ne poursuit pas un but essentiellement ludique, correspond trait pour trait à celui auquel se livre le romancier confronté à la création d’un personnage puis à la tâche ardue de lui donner un semblant de vie. Dans les deux cas, le “créateur” ne peut, quel que soit son dessein, que se révéler manipulateur : ni l’homme de terrain, ni le protagoniste de fiction n’ont le moindre choix quant à l’enchaînement de leurs actes. Néanmoins, en dernière analyse, le romancier bénéficie clairement de bien davantage de latitude : si le héros comme l’espion peuvent mourir, le premier se révèle entièrement soumis à la fantaisie de l’auteur, qui ne le crée pas uniquement, lui, mais également la totalité du monde qui l’entoure. En ce sens, le romancier est finalement bien plus manipulateur que le maître-espion : il bénéficie de la faculté inestimable de se montrer démiurge ! Quel chef de n’importe quelle officine cachée n’en a rêvé !… 3 Tel est le mot-clé : démiurge. Si tout écrivain ne peut que l’être peu ou prou, certains bénéficient néanmoins d’encore plus de latitude à l’intérieur même de leur fiction. En effet, un auteur “réaliste”, si cela existe véritablement, peut certes créer et manipuler un personnage, l’entourage de celui-ci, voire les circonstances de son intrigue. Néanmoins, s’il veut demeurer crédible dans le créneau fictif qu’il s’est assigné, il doit se résoudre à 138 décrire ce que notre sens commun nommera le “réel” — et ceci vaut pour le romancier historique comme pour l’auteur de polar3. Par contre, entre tous les écrivains, certains peuvent se targuer d’une totale liberté de création — il s’agit de toute évidence des romanciers qu’un goût douteux pour la formule courte regroupe sous la bannière de l’ imaginaire, comme si les autres créateurs littéraires ne disposaient pas de la moindre imagination4 ! De la fantasy à la science-fiction, du mythe pratiquement vierge à l’œuvre high-tech, voilà le territoire exemplaire de la démiurgie créatrice ! 4 Que l’on choisisse, selon son tempérament, la rationalité triomphante et son cortège de vraisemblable bétonné ou que l’on privilégie les manifestations du merveilleux, la création subit sans doute des contraintes, mais nullement des limites. En tant qu’écrivain, on se prend vite au jeu, un jeu dont parfois on peut créer les règles au fur et à mesure de l’avancement des travaux ! L’expression “créateurs de mondes” ou “faiseurs d’univers”, forgée entre autres par Donald Wollheim5, est entrée dans l’histoire du genre. Très vite la dernière règle se lève à l’horizon du récit : si l’on dispose de tous les outils nécessaires à la confection de mondes qui ne s’écroulent pas à la première visite, si l’on jouit du pouvoir de faire surgir du néant un univers nanti de tout ce qui est nécessaire pour “fonctionner”, au moins le temps d’une intrigue, alors pourquoi en rester là ? Créer du neuf montre certes que l’on en est maître, mais ne peut-on aller plus loin, affirmer sa maîtrise de créateur d’une manière encore plus éclatante ? Bref : ne peut-on choisir cette aventure ultime qui ne consisterait plus à imaginer ce qui pourrait être, mais bien à concevoir différemment ce qui a déjà été ? 5 Les conditions définissant l’uchronie constituent ainsi la démiurgie définitive : après avoir tout créé, le romancier fondé à se percevoir l’égal de la divinité ou du principe cosmique fondateur remet ses pas dans les leurs, et décide de refaire ce qui a déjà été fait, de dérouler de nouveau l’écheveau de l’Histoire en choisissant des embranchements inédits. Le passé ne nous satisfait guère ? Qu’importe, il suffit d’en changer… Si la conception d’une “hiérarchie” du roman qui courre du moins manipulateur au démiurge suprême avait un sens, l’écrivain naturaliste figurerait donc tout en bas de l’échelle tandis que l’uchroniste trônerait au sommet. En effet, lorsque le récit classique a créé des personnages et la science-fiction engendré l’avenir ou l’ailleurs, que reste-t-il à explorer lorsque l’uchronie s’est chargée du passé ? 6 Qu’un pan très large du roman uchronique soit constitué de stratégies alternatives ou d’hommes “providentiels” aux décisions différentes, voire à l’existence divergente, ne saurait étonner : les têtes de chapitre de nos manuels d’Histoire ne sont-elles pas faites de batailles et de dynasties ? Tant qu’à balayer ceux qui nous ont précédés, pourquoi ne pas rêver d’un Adolf Hitler romancier ou de Carthaginois vainqueurs de Rome ? Cette uchronie friande de dates, de couronnements et de guerres demeure pourtant relativement anecdotique, dans son désir d’absolu démiurgique. Celle que j’élis pour ma part6 malaxe le terreau de l’humanité plus profondément, faisant choix d’événements fondateurs moins sujets à caution qu’une balle au siège de Toulon : voici Robert Silverberg imaginant une peste noire encore plus meurtrière que celle de nos manuels… L’uchronie ultime n’est-elle pas celle qui verrait l’histoire du globe terrestre se dérouler sans nulle apparition de ce primate agressif, l’Homme ?… 139 NOTES 1. Rudyard Kipling nommait cela le “Grand Jeu”. Voir par exemple : KIPLING Rudyard, Kim, Paris : Mercure de France, 1902 (Kim, 1901). 2. Le monde du renseignement parle à ce propos de “légende” ! 3. On pourra objecter que les intrigues de Barbara Cartland ou l’univers de San Antonio relèvent davantage de la Fantasy que des canons du réalisme : il s’agit d’un autre débat. 4. Hormis le genre historique strict et la biographie, je ne vois guère où on peut se passer d’imagination, en tout cas pas en matière d’autobiographie, nombre d’affabulations en témoignent. D’ailleurs, même en matière historique, l’assertion se discute. 5. WOLLHEIM Donald A., Les faiseurs d’univers. La science-fiction aujourd’hui, Paris : Robert Laffont, 1973 (“Ailleurs et demain”). (The Universe Makers, 1971.) 6. Je reconnais que la seule uchronie que j’aie publiée (“La crosse et l’épée”, in Yellow Submarine, n o 115, juin 1995) sacrifiait aux dates et aux conflits. Le thème l’imposait certes, puisqu’il était question d’écrire une nouvelle alternative sur la Révolution Française, mais je pense être parvenu, dans l’univers que j’ai créé, à privilégier la peinture sociale de cette Principauté Ecclésiastique de Liège survivante anachronique de l’ancien régime et donc réactionnaire, face à l’anecdote de l’événement fondateur. 140 Steampunk : une uchronie à toute vapeur (Phénix, 2003) 1 Si l’on en juge au travers de certaines empoignades cybernétiques relevées au gré de forums de discussion ou de listes de distribution sur la Toile, il existerait une contestation sévère quant à l’appartenance des œuvres relevant du “Steampunk” au registre de l’uchronie1. Steampunk ? Comment caractériser rapidement les protagonistes ? L’uchronie ne devrait sans doute guère poser de problèmes, je l’espère, aux lecteurs du magistral essai d’Éric Henriet (L’histoire revisitée2) ainsi que du présent numéro de Phénix. “ Steampunk”, on l’admettra volontiers, est un terme construit de la même manière que “cyberpunk” — du moins en usant d’un suffixe identique. Leur genèse semble d’ailleurs similaire : un peu fourre-tout, ces ensembles ou sous-ensembles seraient nés sans trop de réflexion critique, de discussions entre amis3 et peut-être d’un désir légèrement ludique, à l’image du “schtroumpf” dont Peyo attribue l’invention à Franquin et à un dîner bien arrosé… 2 Si l’essence des romans cyberpunk consiste en l’injection de hautes doses de ces “nouvelles technologies” dont on nous rebat les oreilles depuis… vingt ans4, au cœur d’intrigues couchées sur les poubelles de l’avenir (voilà, peu ou prou, pour le “punk”), des ouvrages qui se voient définis par une référence tout aussi problématique à la vapeur s’inscriront dès lors davantage au cœur de la période clé de la révolution industrielle 5. Jules Verne speedé allié à Charles Dickens : le plus évident lien entre les deux genres, entre vapeur et cybernétique, n’est autre que La machine à différences de William Gibson et Bruce Sterling6, histoire d’ordinateurs “byroniens” aux engrenages fonctionnant à la vapeur… S’agissant de toute évidence de réécritures de la chronologie historique7, on s’estimera au premier abord fondé à inscrire ces œuvres dans le courant plus large de l’uchronie. 3 Certes, la période considérée s’avère plutôt courte, face aux millénaires qui sollicitent tant d’Histoires alternatives, mais n’en va-t-il pas de même pour le Troisième Reich, autre grand pourvoyeur d’inspiration ? En effet, quand situe-t-on généralement les intrigues relevant du Steampunk ? Pour un Britannique, il ne saurait exister que l’époque victorienne8, ou peu s’en faut. Pour les (encore) rares Français9 à s’être aventurés en ces territoires, l’équivalent semble être le Second Empire et les balbutiements de la Troisième République. Que trouvera-t-on parmi les ingrédients habituels ? Une technologie plus 141 avancée, un mixte de personnages fictifs et réels qui n’est pas sans évoquer Alexandre Dumas, et une vision fort large de l’Histoire réinventée, le sacro-saint événement fondateur brillant le plus souvent par son absence10. Tel est sans doute ce qui pose problème aux yeux de certains critiques : que le progrès technique en uchronie puisse se révéler plus rapide ne saurait étonner (que fait d’autre Padway dans De peur que les ténèbres…11), mais que la création littéraire vienne interférer, et que les points de divergence ne soient pas détaillés, voilà qui déroge aux traditions. 4 Il ne s’agit pas tant d’une interférence du roman lui-même avec l’Histoire telle que nous la connaissons : cette interférence-là, le lecteur s’y habitue. Les personnages de fiction que nous voyons intervenir ne sont pas nécessairement les propres créations de l’auteur Steampunk, dont la présence est implicite à la narration, mais bien tous les autres… En effet, on en viendrait à y voir un gimmick : on ne compte plus les ouvrages qui mélangent leurs propres héros à ceux d’autres créateurs, présentés comme aussi réels que la Reine d’Angleterre ! Holmes remporte certainement la coupe haut la main12, mais ne trouve-ton pas, entre autres, un bien étrange prince-consort de Victoria chez Kim Newman, en la personne du comte Dracula ? 5 Quant à l’absence de point de divergence, il semble clair que ce n’est pas l’avidité d’explications qui caractérise au plus près les auteurs Steampunk… Le monde décrit est tel qu’il est, autant l’accepter. Il comporte peut-être d’étranges automates fonctionnant à l’Éther, des vaisseaux hybrides d’éléments biologiques et mécaniques, des salamandres géantes, des vampires régnant sur les Îles Britanniques, de grosses bestioles dans les marais africains, qu’importe : fun d’abord, sense of wonder avant tout. Des justifications ? Il ne faut pas oublier que le Steampunk est remarquablement friand de ce que nous considérons aujourd’hui comme autant de fausses sciences, mais qui eurent parfois bien plus que leur heure de gloire, comme la phlogistique pour n’en citer qu’une, ou encore le mesmérisme. Après tout, davantage qu’allusion à Dickens, le genre se conçoit peut-être davantage comme de l’Edgar Allan Poe revisité par d’incroyables avancées technologiques. Il peut s’avérer plus que délicat de tenter d’expliquer tous ces éléments. 6 Mais ces différences, si elles sont patentes, peuvent-elles dissimuler une parenté par ailleurs évidente ? Nous conviendrons aisément qu’uchronie et Steampunk traitent d’Histoire alternative. Ces différences enlèvent-elles une once de création imaginaire à l’un par rapport à l’autre ? Les machines sinon célibataires du moins extravagantes du roman Steampunk sont “différentes” (pour citer Gibson et Sterling), mais ne rendent rien ni à celles du space opera ni aux explications parfois alourdies de l’uchronie “classique”. Au contraire, l’indifférence marquée du genre envers tout code un peu trop restrictif renverse joyeusement les barrières : on a vu passer des vampires, la magie s’avère parfois opératoire et les ouvrages de Powers ne sont pas en reste quant aux créatures étranges qui y pullulent… 7 L’écrivain Steampunk se soucierait donc bien moins de vraisemblable ou de “crédibilité” ? Peut-être, quoique toute généralisation porte son lot d’abus de pensée… Mais quand bien même : il serait aisé de recenser en science-fiction “classique” autant sinon davantage de dérapages similaires. Johan Heliot n’est pas Gregory Benford, certes. On ne le lui demande pas. Par contre, Johan Heliot possède une réelle érudition sur tout ce qui touche à la fin du XIXe siècle et particulièrement à l’histoire de la Commune. La lune seule le sait 13 creuse profond les sillons de l’Histoire, et si ce roman la recrée sur le mode popularisé par Powers ou Blaylock, qui pourrait sérieusement lui en tenir rigueur ? L’imaginaire du “mouvement” Steampunk me paraît constituer l’une des réserves d’idées parmi les plus 142 fécondes de ces dernières années : là où cela ne fourmille pas, cela explose (parfois littéralement). 8 Bien des ouvrages de SF ne peuvent en dire autant, lorsque l’on y suce une unique idée jusqu’au trognon, et bien des uchronies “pures” en paraissent plutôt fades jusque dans les recoins de leurs petits détails. Si l’uchronie raisonne et philosophe, le Steampunk gambade alors sous ses jupes, comme le roman-feuilleton dans les souterrains de la “grande” littérature. Souvenons-nous des noces de l’Histoire et du récit endiablé chez Dumas, Féval, Zévaco : le Steampunk serait-il le feuilleton de cette articulation d’époques, la nôtre ? NOTES 1. On songe à cet autre étonnant sujet de discorde : laquelle, de la science-fiction ou de la fantasy, serait le sous-genre de l’autre ? 2. HENRIET Éric, L’Histoire revisitée, Amiens : Encrage, 1999 (“Interface”, n o 3). 3. Autour de Tim Powers, génial auteur des Voies d’Anubis, de Sur des mers plus ignorées et du Poids de son regard pour le Steampunk. 4. Même si, de nos jours, les nanotechnologies ont tendance à remplacer la cybernétique de William Gibson au cœur des romans de hard science (ce que les œuvres cyberpunk étaient bel et bien, au regard de l’importance accordée à la technologie), il convient de reconnaître que l’expression “nouvelles technologies” pose autant de problèmes dans la vraie vie où l’on s’ennuie que “cyberpunk” ou “Steampunk” dans la sphère de la création littéraire. 5. La science-fiction se mord ainsi la queue, elle qui serait née en tant que réflexion autonome (je n’ai pas dit “genre”) précisément à cette période, suscitée et permise justement par l’émergence de ladite révolution industrielle. Voir Brian Aldiss et sa lecture du Frankenstein de Mary Shelley : ALDISS Brian, Frankenstein délivré, Paris : Opta, 1975 (“Anti-mondes”, n o 17). (Frankenstein Unbound, 1973.) 6. GIBSON William & STERLING Bruce, La Machine à différences, Paris : Robert Laffont, 1996 (“Ailleurs et demain”). (The Difference Engine, 1990.) 7. Malgré Babbage et Ada Lovelace, l’informatique n’est, dans notre univers, pas née au XIXe siècle, cela se saurait. 8. Selon le sous-titre d’un ouvrage de K.W. Jeter, nous voici face à une étrange Mad Victorian Fantasy. 9. Rares, mais remarquables : René Réouven, Hervé Jubert, Fabrice Colin & Mathieu Gaborit, Francis Valéry, Johan Heliot… 10. On a pu dire que le Steampunk décrivait un passé dans lequel l’avenir était arrivé plus vite, et par ailleurs le rapport avec le roman historique n’est bien entendu pas neutre. 11. SPRAGUE DE CAMP Lyon, De peur que les ténèbres, Verviers : Gérard, 1972 (“Bibliothèque Marabout, Science fiction”, no 405). (Lest Darkness Fall, 1941.) 12. Tous les apocryphes ajoutés depuis des lustres au Canon auront plus que préparé le terrain, ce n’est pas Réouven qui me démentira. 13. HELIOT Johan, La Lune seule le sait, Paris : Mnémos, 2000 (“Icares”). 143 L’exception culturelle, jeunes et moins jeunes années de Fiction et d’un de ses admirateurs (Fiction, 2013) 1. Maurice Renault, Alain Dorémieux, et les autres… 1 En octobre 1953, Maurice Renault et les éditions parisiennes Opta1 créent avec Fiction l’édition française de The Magazine of Fantasy & Science Fiction, revue américaine née quelques années plus tôt (en 1949)2. 2 Après 412 numéros mensuels riches en découvertes, et une place centrale dans l’histoire de la science-fiction en France, la revue disparaît en 1990, pour mieux renaître quinze ans plus tard (en 2005) sous la houlette des lyonnais et passionnés Moutons électriques. 3 Fin 2012, dans son ouvrage La Science-fiction en France, théorie et histoire d’une littérature (Presses Universitaires Paris-Sorbonne), l’universitaire Simon Bréan3 reconnait en l’équipe critique de Fiction, dès sa naissance, le principal prescripteur de la science-fiction en France. 4 2013 : Fiction fête ses soixante ans ! 5 Entre la revue de Maurice Renault, qui allait offrir au public français une remarquable vitrine sur la science-fiction moderne — américaine mais très vite ouverte sur l’espace francophone –, et le semestriel bien nanti en nouvelles, essais et entretiens des Moutons électriques, c’est un pan essentiel de la science-fiction française qui s’est révélé et continue de se développer. Selon Pierre Versins (dans son Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science-fiction4), « on trouverait difficilement une autre revue aussi riche en références que Fiction ». L’existence parfois chaotique mais toujours passionnante de la revue, les auteurs, essayistes et critiques qui en ont conçu le contenu, la citation quasi systématique du titre en tant que publication de référence, en ont fait non seulement cette source incontournable de création et de réflexion autour de la science-fiction en France, mais encore, quasi ipso facto, un mythe. 144 6 Sa création a lieu en parallèle avec l’apparition (l’importation, disent certains) de cette culture littéraire, la science-fiction, appelée à prendre la relève de l’imagination scientifique qui avait nourri les auteurs français jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. On vient de dire adieu aux années quarante. Paris est désormais la ville du Tabou de Bernard Lucas (et de Jean-Paul Sartre, et de Boris Vian), la ville dont la jeunesse traverse le fleuve en amphibie américain dans le Rendez-vous de juillet (1949) de Jacques Becker, au son de saxophones et de clarinettes jazzy. Autour de la science-fiction, quelques initiatives des premiers connaisseurs (on ne disait pas encore « fans ») se traduisent en prises de position et peintures du « nouveau » genre dans la presse. Ce sont les articles de Claude Elsen (« Le roman “fantastique” va-t-il tuer le roman “noir” ? », dans Le Figaro littéraire en avril 1950), de Boris Vian et Stephen Spriel (« Un nouveau genre littéraire : la Science Fiction », dans Les Temps modernes en octobre 1951), de Raymond Queneau (« Un nouveau genre littéraire : les Science-fictions » [sic], dans Critique en mars 1951), ou de JeanJacques Bridenne (« La science-fiction, nouveau genre littéraire ? », dans Lectures culturelles en mai 1952). Quelques groupes d’amateurs éclairés sont également nés au début des années cinquante (dont un en particulier, celui de la librairie-galerie La Balance autour de Valérie Schmidt : outre Queneau, Vian, Charles-Noël Martin ou François Le Lionnais, les amateurs avaient nom Curval, Sternberg, Versins, Klein, Goimard ou Sadoul). 7 Chez les éditeurs, les collections vont suivre : non seulement elles abriteront les œuvres, mais elles structureront la reconnaissance de la science-fiction en tant qu’ensemble cohérent. On citera « Le Rayon fantastique » de Hachette et Gallimard, créé en janvier 1951 sur une idée de Michel Pilotin, alias Stephen Spriel, datant de 1949 (idée déjà soumise à Gallimard dès 1946, par François Le Lionnais et Jacques Bergier). La même année, en septembre, surgit « Anticipation » au Fleuve Noir, avant la création de la « Série 2000 » aux éditions Métal et de « Présence du Futur » chez Denoël en 1954. Conjointement vont apparaître les revues littéraires, qui pour leur part formeront le goût du lecteur via le relais rapide d’un appareil critique, indispensable à la description, à l’indexation puis à la hiérarchisation qualitative de la « nouvelle littérature » que constitue la sciencefiction. Après Fiction suivront la première série de Galaxie (éditions Nuit et Jour, en novembre 19535), puis Satellite (janvier 19586). 8 Fiction, première d’entre elles (et la plus stable) sera pratiquement de suite ce prescripteur structurant qui, outre nombre de nouvelles d’importance, proposera à son lectorat une lecture critique qui triera les pépites parmi la nouvelle production, particulièrement américaine et traduite… Maurice Renault porte sa revue de sciencefiction sur les fonds baptismaux dans le même esprit qui l’avait vu créer en 1948 Mystère Magazine, également édition française d’une publication américaine : Ellery Queen’s Mystery Magazine. Dès sa création, il obtient de n’être pas, à Paris, la simple copie de l’édition originale de F&SF, mais de pouvoir intégrer à son sommaire des nouvelles d’écrivains français. André Maurois et Guy de Maupassant seront les premiers signes de cette exception culturelle : si leur présence peut aujourd’hui étonner, ils permirent à la langue française d’être présente dès le premier numéro. Maurice Renault s’entoure : Jacques Bergier et Igor B. Maslowski seront ses premiers collaborateurs, l’aidant entre autres à la sélection des textes. À leurs côtés, les noms de Fereydoun Hoveyda ou Jean-Jacques Bridenne (dont les essais tentent de créer une filiation avec le passé) rythment les premières rubriques, contribuant à doter la revue de cet appareil critique qui la distinguera et en fera ce passeur de connaissances sans lequel la science-fiction moderne ne se serait peut-être jamais imposée en France. Ils seront vite rejoints par Alain 145 Dorémieux (au no 13 de décembre 1954) — lequel sera par la suite et pour longtemps quasi synonyme de Fiction ! En 1958, en effet, Maurice Renault passe le relais : Dorémieux, secrétaire de rédaction de la revue, en sera désormais rédacteur en chef jusqu’au milieu des années soixante-dix, avant une éclipse et un dernier retour entre 1980 et 1984. 9 Néanmoins, la transmission de connaissances nécessaires à la compréhension de ce milieu culturel neuf qu’est la science-fiction n’aurait pu à elle seule asseoir une revue et lui assurer de suite un succès durable : son vivier américain de grands textes anglo-saxons lui permet de placer haut la barre de la qualité littéraire, au point de peiner parfois à leur adjoindre des équivalents français. Ce réservoir de nouvelles variées attire le lecteur, ravi en sus de noter grâce aux essayistes maison l’existence d’œuvres encore inédites des auteurs qu’il vient de découvrir. Au fil des années, la présentation par Fiction des grands auteurs de langue anglaise saura suivre l’évolution de la science-fiction moderne, de la plus classique à la plus avant-gardiste. C’est ainsi que le jeune fan francophone pourra accompagner sa revue et y faire son apprentissage du genre qu’elle illustre et défend. 2. Apprendre la science-fiction 10 J’ai appris à lire dans Fiction. Il s’agit sans doute d’une affirmation légèrement hyperbolique. On dira donc plutôt que j’ai appris la science-fiction dans Fiction. Je ne l’y ai pas « découverte », car à l’orée des années soixante-dix j’avais bien conscience qu’existait une telle entité à la fois littéraire et mentale. Mais en fait, lorsque j’ai ouvert mon premier numéro de Fiction, je ne connaissais l’existence de la science-fiction moderne qui s’y développait que depuis peu, après en avoir empiriquement cerné les marges au sein de la littérature populaire. À un mois près, j’ai lu Galaxie avant Fiction, et la première nouvelle qui me procura un choc fut « Sculpture lente » de Theodore Sturgeon7, en mars 1971. Fiction… Le départ fut sans doute « Le Navire des ombres », de Fritz Leiber, en avril 1971. Mais comment en arrive-t-on, au début des années 1970, à fouiller les librairies et inspecter les kiosques à journaux à la recherche d’une revue traitant de science-fiction et dont quelques rares exemplaires parviennent chaque mois au cœur de votre belle province ? La lecture… 11 La lecture, cet acte solitaire par excellence : j’en suis devenu boulimique dès que j’ai pu m’y adonner régulièrement. Dès les années soixante, j’ai avalé énormément de pages imprimées, et imprimées d’à peu près n’importe quoi. Rapidement, les arrière-plans techniques (et derrière eux, scientifiques) m’attirèrent, avant d’en découvrir une belle collection dans Bob Morane. Sans doute tout cela est-il parti de mon attirance envers avions et fusées : parmi mes bandes dessinées préférées, je révérais Dan Cooper (je n’ai découvert Buck Danny que bien plus tard — chez moi, hélas, on lisait Tintin, pas Spirou — et d’ailleurs c’est l’aviateur canadien qui s’en ira jusqu’aux parages de la planète Mars 8, pas l’Américain). De même, dans les pages des Reader’s Digest de ma mère, je poursuivais les récits donnant une vision romanesque de l’aventure du X159 ou du sort funeste des Comet britanniques10. (Ne pas rire : j’ai aussi eu dans ces pages la révélation de Shirley Jackson… Oui, oui, The Haunting of Hill House11 !) 12 Dans Bob Morane, ce que je ne nommais pas encore « science-fiction » était peut-être un mélange de thèmes et motifs déjà utilisés ailleurs, mais pour moi il s’agissait du plaisir de la découverte. La patrouille du temps, je l’ai fréquentée dans Les Chasseurs de dinosaures avant de tomber sur Poul Anderson. Car Henri Vernes et la maison Marabout 146 m’amenèrent très vite vers d’autres territoires. Alfred Elton Van Vogt : Pour une autre Terre. Poul Anderson et Manse Everard. Une superbe anthologie d’Hubert Juin, dont je ne savais pas alors qu’il était Belge et auteur de romans régionalistes : Les Vingt meilleurs récits de science-fiction12. Lovecraft, Matheson (« Journal d’un monstre »), Padgett (« Tout smouales étaient les Borogoves »), Dick (« Le père truqué »)… Il existe des chocs moins enrichissants. On ne s’en remet pas : j’ai alors acquis de mes rares deniers la collection « Chefs d’Œuvre de la Science-Fiction », préfacée par Jacques Bergier chez Rencontre 13. Hétéroclite, pour le moins. 13 Je me demandais d’où provenaient ces histoires magiques : à mon sens, si l’anthologie de Juin était une sorte de « best of », alors il devait exister d’autres sources, d’autres publications préalables. Il me fallait les découvrir. Comme je furetais déjà un peu partout à la recherche de magazines de vulgarisation (Science & Vie, Aviation Magazine…), je finis ainsi par mettre la main sur cette source fabuleuse, derrière une pile de Reader’s Digest : mes premiers Galaxie et Fiction ! J’ai donc alors découvert qu’existaient des revues publiant ce qui devenait mon genre favori, des revues mensuelles, disponibles chez les libraires liégeois ! Elles n’étaient effectivement pas distribuées en très grand nombre, il fallait les dénicher. Chaque mois cela devint une chasse angoissée afin de ne pas louper un numéro, chasse récompensée par quelques heures de lecture entre étoiles et gouffres inconnus, entre passé et futur, entre Terre et cosmos. Fiction devint dès 1971 ce rendezvous régulier. Et cette revue ne contenait, ô surprise, pas uniquement des nouvelles : critiques, échos, courrier, même petites annonces furent les relais indispensables pour apprendre la science-fiction — un réel outil pédagogique. 14 Oui, j’ai appris à lire la science-fiction dans Fiction. Je découvrirais plus tard que, comme je l’avais senti, je tenais là cette « source » d’Hubert Juin : sur dix-neuf textes repris dans son anthologie, treize étaient d’abord parus dans Fiction. Vers la même époque, début des années soixante-dix, venaient de naître « Ailleurs & Demain » et la série science-fiction de J’ai Lu14. Mais Fiction se distinguait par ce que ne possédera jamais la meilleure collection : son rédactionnel. J’appris qu’il y avait non seulement des écrivains, mais également des fans, des fanzines, des conventions (on venait de célébrer la grand-messe de Heidelberg 15 ). Je m’y suis retrouvé plongé assez rapidement, entre le lycée et l’université. À défaut de refaire le monde, j’allais refaire la science-fiction, Fiction en poche, toujours, partout. Un de mes profs de grec se souvient peut-être, s’il est toujours parmi nous, de mes tendances prosélytes en matière de goûts littéraires, tendances auxquelles Fiction servit souvent de support : en 1973, je lui exhiberai fièrement le numéro de février afin de lui démontrer que l’on pouvait écrire de la science-fiction (et donc en lire) sans pour autant méconnaître les mythes anciens. Béni soit Poul Anderson et son « Chant du barde », brillante relecture du mythe d’Orphée16 sous une belle couverture de Caza ! 15 Quatre ans après la révélation de la revue des éditions Opta, je publiais mon propre fanzine17 au titre en hommage à Harlan Ellison 18, Between. Passer de Dan Cooper et Bob Morane à Ellison, ce n’est pas si mal après tout — et je dois ces sauts esthétiques à Fiction, ainsi qu’à Galaxie. 3. Science-fiction sur prescription 16 Comment une publication telle que Fiction a-t-elle pu devenir ce formidable medium de transmission, ouvrant ainsi ses lecteurs à des mondes littéraires et des auteurs qu’ils n’auraient peut-être pas découvert sans elle ? Comment son histoire finit-elle par se 147 confondre à ce point avec celle de la science-fiction moderne en France, jusque et y compris dans la phase de délabrement de la fin des années quatre-vingt ? Simon Bréan l’a synthétisé de la sorte : « Fiction constitue pendant les années cinquante le centre de toute entreprise d’analyse d’une littérature en plein développement. […] D’une manière générale, l’équipe éditoriale s’efforce de faire de sa revue une occasion de s’interroger chaque mois sur l’extension à donner à la science-fiction, que ce soit dans le domaine des idées ou de la littérature19 ». Lorsque Fiction nait, nous sommes en effet alors en pleine extension du domaine de la science-fiction en France, ou mieux : en pleine expansion. Fiction accompagne celle-ci, comme elle accompagnera globalement chaque soubresaut de l’histoire de la science-fiction française. 17 Il convient de revenir aux années et aux circonstances de sa naissance, à ce bouillonnement que l’on lit rétrospectivement dans l’agitation de quelques-uns à l’orée des années cinquante. Si l’existence et donc la mise en situation de la science-fiction en tant qu’ensemble littéraire et sociétal majeur était une évidence pour ceux qui savaient de quoi ils parlaient (les Spriel, Vian ou Elsen des débuts, relayés très vite par Bergier, Gallet, et d’autres, et d’autres), il leur était tout aussi clair que le goût du public ne se révélerait pleinement qu’en étant accompagné. Ce sera cette pédagogie de la lecture qui deviendra la marque de fabrique du magazine : pour reprendre quelques éléments soulignés à juste titre par Simon Bréan, c’est la mise en situation du contenu proposé — contexte des nouvelles publiées, essais biographiques et tentatives bibliographiques, recensions critiques dépeignant l’éventail des publications, quelques pas hors littérature vers la bande dessinée ou le cinéma, articles d’opinion enfin qui n’éludent pas les polémiques (avec Le Monde ou avec Combat)… 18 C’est ainsi que dès le premier numéro, Jacques Bergier et Igor B. Maslowski désintègrent les livres, et que Fereydoun Hoveyda explique qu’il existe un cinéma d’anticipation et qu’il est alors âgé d’un demi-siècle. Cinq pages recueillent le premier courrier des lecteurs, ce qui peut paraître insolite dans un premier numéro, mais qui deviendra un rendez-vous majeur de la revue, au même titre que la rubrique critique. En effet, ce courrier, outre les avis parfois hyperboliques de ces lecteurs quant au contenu du magazine, fera très vite place à des informations et des échanges d’adresses et de contacts qui allaient fonder pour une bonne part le fandom français de science-fiction. (Avant, aussi, de relayer la moindre controverse littéraire ou extra-littéraire, songeons aux années de prurit politique et aux lecteurs outrés de l’omniprésence d’un Jean-Pierre Andrevon.) Au troisième numéro apparaissent les essais, Jean-Jacques Bridenne entreprenant de présenter Cagliostro et Saint-Germain. Bientôt, ce sera « Jules Verne, père de la science-fiction ? »20 ou « Robida, le Jules Verne du crayon » 21 : ainsi, alors que Fiction puise la science-fiction moderne au sein de sa revue-mère américaine, son équipe critique, les fameux « prescripteurs » de Simon Bréan, tisse aussitôt des liens avec la tradition littéraire française, celle du merveilleux scientifique que la science-fiction, pourtant, achèvera bien vite d’enterrer. C’est néanmoins de la sorte que naît et se développe une tradition critique se démarquant du modèle dominant outre Atlantique, en insistant sur la spécificité de la proto-science-fiction hexagonale — et donc, bientôt, de la science-fiction française elle-même, que l’on tente d’insérer dans une filiation directe avec les œuvres nées au début du siècle. 19 Car les auteurs, eux aussi, sont heureusement très vite présents : si le premier Fiction convoquait André Maurois ou Guy de Maupassant, les numéros suivants voient se succéder, après Maurice Renard ou Jean de la Hire, un Jacques Sternberg (au même 148 sommaire que Dick et Sheckley !), un Alain Dorémieux, un Francis Carsac, un B.R. Bruss, voire un André-Paul Duchâteau (celui de Ric Hochet, mais si) ou un Georges Chaulet (celui de Fantômette, mais oui). Si d’autres auteurs n’auront guère de postérité, en revanche tous ceux qui compteront sont présents, de l’écrivain populaire comme Yves Dermèze (Paul Bérato) aux futurs classiques de la science-fiction moderne tels Philippe Curval, Gérard Klein, Pierre Versins ou Stefan Wul. On me pardonnera sans doute un instant de belgitude mélancolique, en citant outre Jacques Sternberg des pépites qui ne firent pas souche dans le genre, mais devinrent de grands écrivains, comme Bernard Manier ou Guy Vaes. Par ailleurs, avant de devenir encyclopédiste, Jacques Van Herp rejoignit l’équipe critique, alors que son alter ego Michel Jansen signait quelques nouvelles. En quelques années, la moisson sera suffisante pour justifier l’existence du premier Fiction Spécial : une anthologie de la science-fiction française (où se glissent quelques Belges). Au sommaire du mensuel, cette année-là, quelques nouveaux noms que l’on retrouvera dans la plupart des histoires de la science-fiction française : Claude Cheinisse, Julia Verlanger, Jacqueline Osterrath22. L’année suivante, Albert Higon assure que « Le Snant n’est pas la mort » — Michel Jeury débarque sous sa première incarnation23 ! 20 Certes, ce n’est pas au fil de quelques lignes telles que celles-ci que se dessinera l’histoire précise et définitive de Fiction. On pourra plutôt y trouver un parcours parmi d’autres, un récit de quelques grands moments, mais également une collection d’émotions, car la figure importante, et inscrite dans la durée, d’une telle revue imprime sans conteste sa marque dans l’esprit de ceux qui ont pu suivre quelque peu les sentiers qu’elle a balisés, voire les accompagner. Dresser un portrait en creux de son importance pour la sciencefiction en France, revient effectivement à citer les auteurs qui ont hanté ses pages et qu’elle a donc contribué à faire exister, si ce n’est à révéler. À dater des années soixante, hélas, les auteurs français éprouvent plus de difficultés à exister. Les causes n’en sont toujours pas très claires : baisse de la qualité, renouvellement ardu, circonstances extérieures telle que la mauvaise presse que la science-fiction française se traîne en comparaison avec les productions anglo-saxonnes ? Gérard Klein a tenté d’analyser le phénomène (« Pourquoi y a-t-il une crise de la science-fiction française ? » en septembre 1967 dans Fiction)24, Jacques Sadoul a soutenu une autre approche dans son Histoire de la science-fiction moderne25. Toujours est-il qu’Albert Higon devra attendre d’être redevenu Michel Jeury pour connaître son apogée autour d’une nouvelle période faste de la sciencefiction française, dans les années soixante-dix. 21 Mais durant tout ce temps, Fiction sera aussi cette revue prescriptive dont le cahier critique permettra à de nouveaux amateurs, toujours plus nombreux, de se créer un outil référentiel indispensable, surtout lorsque les collections seront passées de deux ou trois à plus d’une vingtaine ! Au-delà de la critique de recension, les articles de fond marqueront les décennies de présence de la revue au sein de la littérature qu’elle contribuait à présenter et à modéliser — et ce jusqu’au terme de sa première existence. De Jean-Jacques Bridenne dressant le portrait de l’imagination scientifique, à la nécrologie de Paul Bérato signée André-François Ruaud dans l’ultime numéro (ce « passage de témoin » est trop symbolique pour ne pas être souligné)26, rares ont été les années sans quelques grands articles. Bridenne, Hoveyda, Van Herp, Sternberg, Klein, Van Hageland, Versins, Strinati, Goimard, Curval rythmeront cette saga de la découverte d’une culture, parfois complétée d’un article traduit, comme ceux de Damon Knight, ou d’une chronique d’Amérique signée Alfred Bester. Dès son arrivée au sein de la rédaction, Gérard Klein se fera une spécialité de ces grands articles monographiques qui seront sa marque, jusqu’à leurs 149 derniers avatars dans les préfaces du Livre de Poche. La marque de Klein, ce sera aussi de poser les questions pointues qui sauront faire débat : trouve-t-on de la science-fiction au sein du Nouveau Roman, y a-t-il (et pourquoi, on vient de le voir) une crise de la sciencefiction française ? Entre deux polémiques, la pédagogie prescriptive continuera à dominer, pour la plus grande joie des lecteurs attendant d’une revue un peu plus que la publication, certes indispensable mais parfois sèche, de textes fictionnels sans commentaires. Pour autant, si la littérature se taille ainsi la part du lion dans les pages analytiques, Fiction n’hésite pas à aborder aux rivages du cinéma (outre Hoveyda aux débuts et Jacques Goimard par la suite, on verra durant toute une période la signature de Bertrand Tavernier) ou de la bande dessinée (c’est également l’époque de l’essor de l’érudition en la matière, au travers de Giff-Wiff et du CELEG 27, par exemple, et les comics auront leur défenseur en la personne de Jacques Sadoul). 22 Au plan créatif, si la raison d’être d’une revue littéraire exigeante, outre son caractère de référence permanente, est avant tout de publier des textes, ici aussi Fiction va se singulariser en plaçant ces derniers et leurs auteurs sous la bannière de leurs confrères en arts graphiques. Si son format empêcha Fiction de se consacrer à la création de bande dessinée (quoiqu’on verra passer Jacques Lob, Pat Mallet et quelques portfolios signés Gébé ou Topor), ses couvertures seront un perpétuel terrain d’expérimentation pour les illustrateurs, dont certains figureront parmi les plus grands, y compris dans le monde de la bande dessinée. Qu’on en juge : après les photomontages des débuts, l’immense JeanClaude Forest est de l’aventure dès avril 1958. Il signera une série impressionnante de couvertures, tout en travaillant également pour le « Rayon fantastique ». Il sera suivi d’autres géants de la bande dessinée, comme Philippe Druillet, Claude Auclair ou Philippe Caza, mais également d’illustrateurs hors pair tels que Michel Desimon, Raymond Bertrand ou Wojtek Siudmak. Plus tard, on verra apparaître via Fiction la patte d’Adamov, celle de Manchu ou de Florence Magnin ! 4. Pratiquer et étudier la science-fiction 23 Je suis donc devenu lecteur régulier de Fiction alors que la génération de 68 achevait d’y « prendre le pouvoir ». Ah, ces discussions homériques au sein du courrier des lecteurs à propos de l’évolution politique de la revue, au travers de la présence de ces nouveaux auteurs : on connait l’anecdote de la rencontre entre la revue et Jean-Pierre Andrevon, sous le signe du numéro de mai 1968 ! C’était également l’époque des conflits entre science-fiction classique et science-fiction « expérimentale », conflits qui ne seront pas moins animés ! 24 Les jeunes auteurs n’avaient évidemment pas attendu les barricades parisiennes : Daniel Walther est présent depuis 1965, Christine Renard y a rejoint Claude Cheinisse, Michel Demuth a quitté Lyon pour retracer ses Galaxiales. Mais il est vrai, a posteriori, que la publication de « La Réserve » au sommaire du numéro 17428 a tout de la belle charnière entre deux époques : la science-fiction française a bien grandi, sa revue de référence a bien éduqué le public, et les auteurs modernes sont prêts à prendre la relève — ce que les sommaires révèlent alors depuis un moment déjà pour ce qui est des auteurs anglosaxons (Dick, Zelazny, Spinrad, Ellison…). Si Andrevon est emblématique, surtout lorsqu’on sait quelle place il va prendre au sein de la rédaction, la littérature d’un Serge Nigon, d’un Bernard Mathon ou d’un Gilbert Michel apporte elle aussi son lot de différence vis-à-vis de la science-fiction classique. En outre, on allait se mettre à 150 réhabiliter un passé populaire sans doute parfois trop occulté : Martial-Pierre Colson commençait à caboter sur le Fleuve Noir, avant d’intégrer l’écurie de la revue sous le nom de Pierre Marlson. Gérard Klein relisait Verne. Le regard porté sur l’histoire de la sciencefiction peut devenir critique : après des années de découvertes, Fiction a quasiment tout révélé à ses lecteurs. Le magazine a toujours privilégié la mise en situation et l’évolution du monde de la science-fiction, une querelle des anciens et des modernes ne lui fait pas peur, et tant pis si quelques esprits chagrins ne comprennent guère l’importance de Dick ou de Ballard. 25 Car ce serait peu de dire que Fiction a accompagné la science-fiction moderne. Le magazine l’a pratiquement fait éclore, ajoutant l’érudition à la découverte. Le lecteur qui a pu grâce aux efforts de son équipe, passer de Chad Oliver à Brian Aldiss, de Daniel Keyes à Robert Sheckley, de Philip José Farmer à Theodore Sturgeon, de Poul Anderson à Richard Matheson, de Charles Harness à Cordwainer Smith, de Jack Vance à Robert Silverberg, de Clifford Simak à Thomas Disch, ne peut que lui en savoir gré. Les nouvelles vagues, esthétiques ou politiques, se situent très exactement dans l’héritage direct de la science-fiction d’antan, ainsi que dans les fondements mêmes de ses choix littéraires : que serait une littérature du possible qui refuserait le changement ? Quelques-uns ne réussiront pas à le voir, ni ne pourront l’admettre — mais Fiction traversera les années. Lorsque les nuages s’amoncèleront et que les ennuis guetteront au quotidien, les raisons se situeront dans les soubresauts du monde éditorial et les difficultés de soutien financier, pas dans les choix littéraires. Vers 1975, la maison Opta ne se porte en effet plus très bien, mais ses responsables n’ont garde d’oublier les auteurs français : si Alain Dorémieux est officiellement parti fin 1974, Michel Demuth demeure directeur littéraire. Aux côtés de Fiction, son magazine phare, l’éditeur ouvre les pages de Galaxie à la France et publie dans ses collections des anthologies et des romans signés de la jeune « école » — déferlent les soleils noirs et les banlieues rouges, se révèlent les Hubert, Douay, Houssin, les Boireau, les Wintrebert… Et c’est l’explosion du talent de Michel Jeury, qui après Le Temps incertain donné à Klein pour « Ailleurs et demain »29, publiera dans Fiction avec une régularité de métronome des nouvelles plus ciselées et originales les unes que les autres. 26 J’ai rejoint Fiction en 1977. Brièvement. Néophyte lecteur en 1971, j’y étais publié en mai 197730. Une sorte de rêve, Fiction étant alors depuis longtemps le symbole du mythe et de la reconnaissance que la science-fiction, en France, pouvait offrir aux jeunes écrivains. Il est vrai que l’amitié de Michel Jeury n’aura pas été inutile, mais Daniel Riche, qui commençait à sélectionner des textes, dans une période d’interrègne et avant même d’être désigné à la fonction de rédacteur en chef, m’accepta « Aux couleurs d’un rivage blond » sans y changer une virgule, soulignant sa surprise face à une écriture qu’il qualifiait de « très professionnelle ». J’étais le premier à en douter : il ne s’agissait que du cinquième ou sixième texte que j’avais réussi à terminer ! Sans compter que, professionnel, je ne l’aurai jamais été davantage en tant qu’auteur dans Fiction (ni ailleurs faut-il ajouter) : ce fut mon unique nouvelle publiée en ces pages. Alors que la revue allait vivre encore plus de dix bonnes années, jusqu’à cette fatidique année 1990, et que nombre de talents y feraient leurs armes, je n’ai plus rien proposé à ses responsables successifs. J’étais sans doute déjà cyclothymique. 27 Je revins en 1982, non plus comme auteur, mais comme critique. Depuis la création de mon fanzine en 1974, j’aiguisais ma plume ici et là, de comptes-rendus critiques en analyses théoriques. Durant de nombreuses années, lorsque je me croyais sec rayon inspiration et incapable de pondre une ligne de fiction, j’ai développé mon goût pour le 151 commentaire et la dissection. On n’a pas fréquenté pour rien une fac’ de lettres… À nouveau, quelqu’un me poussa à présenter mes services à Alain Dorémieux, de retour à la barre depuis 1980. Dorémieux, un nom devenu aussi mythique que celui de Fictionellemême, l’idée d’un mandarin éloigné, qui aurait négligemment attribué bonnes et mauvaises notes aux jeunes collaborateurs… Mon premier papier parut dans le numéro de décembre 1982 : il était consacré à un roman de Jeury, Le Vol du serpent31. Malgré les hauts et les bas du travail de rédaction dans des conditions pour le moins dispersées, j’en garde une impression de complicité et d’honnêteté. Jamais Dorémieux n’a caviardé un de mes articles. J’ai eu la surprise d’un coup de téléphone, en 1983, pour me demander de couvrir un bouquin : je crois que personne ne voulait s’occuper de Fondation foudroyée32 … Puis il m’a sollicité de quelques pages sur le thème « science-fiction et critique ». J’ai travaillé ainsi jusqu’en mai 1987, avec une interruption entre octobre 1985 et juin 1986, lorsque mon histoire personnelle me tint éloigné de tout clavier. C’est dire si j’ai senti la montée de la déliquescence après le départ définitif de Dorémieux, en 1984. Une revue littéraire qui ne possède plus de rédacteur en chef, ou qui n’en révèle pas le nom, se trouve me semble-t-il sur une pente plus que savonneuse. On se souviendra que ce fut le cas de Joël Houssin ou de Patrice Duvic avant l’arrivée de Daniel Riche, et plus tard de Daniel Walther, qui se succéderont dans le fauteuil parfois sans reconnaissance officielle — Walther ne prêtera que sa signature au bas d’éditoriaux très généraux, sans aucune responsabilité sur la revue en elle-même, dont la sélection des textes était assurée alors par Daniel Lemoine, la secrétaire de rédaction Juliette Weingand assurant toutes les autres besognes éditoriales. Lorsqu’en outre les pages critiques qui ont fait sa renommée disparaissent ou sont réduites à la portion congrue, on peut croire que tout est dit. 28 « Marée montante », disait Marion Zimmer Bradley33 : l’état de Fiction et des éditions Opta suivit hélas la marée descendante, en abandonnant nombre d’épaves au passage, la saga des locaux de la maison étant à ce titre symptomatique. Ce fut, certes, toujours pour le moins bordélique : j’ai connu la rue d’Amsterdam et les piles de bouquins encombrant les bureaux, les couloirs et le palier (seuls l’escalier et le vieil ascenseur durent y échapper). J’ai découvert alors, comme je tentais de me faire payer ma nouvelle, aux alentours de l’une des liquidations judiciaires, qu’on pouvait franchement pratiquer le paiement en nature, et embarquer autant de volumes du « C.L.A. »34 que la maison vous devait de droits. Je n’ai en revanche pas connu le boulevard de Sébastopol, et je me demande si je ne dois pas le regretter lorsque je lis les commentaires d’André-François Ruaud (« J’ai connu une autre adresse d’Opta (…) : Bd de Sébastopol, au trottoir plein de prostituées, et à l’étage trois ou quatre pièces à moitié vides, au plancher usagé et craquant, où Weingand bossait avec une jeune fille… ambiance très étrange… ») ! Tout s’est terminé quai Conti, et c’était bien pire, où il m’est arrivé de déposer mes chroniques dans un rezde-chaussée possédant toutes les caractéristiques d’un réduit, également encombré de cartons, territoire exigu sur lequel régnait toujours avec classe et efficacité Juliette Weingand. Lorsque celle-ci est partie, l’acte de décès de Fiction était prononcé. La revue eut-elle survécu encore, son adresse serait peut-être devenue celle d’un placard à balais… 29 Voilà comment je suis passé dans les pages de Fiction : un peu par hasard, longtemps abasourdi d’être là, ma signature présente aux détours de pages similaires à celles parmi lesquelles j’avais fait mes classes d’amateur de science-fiction. (Longtemps, il est vrai, les anciens fans seront animés d’une sorte d’avidité à intégrer la citadelle, d’un désir effréné de rejoindre un lieu incomparable — ou d’en prendre le contrôle, les sots !) Si peu auteur, pas mal critique, cela résume mes activités dans le genre, et il est plutôt légitime que ma 152 présence au sein de cette revue phare ait connu la même proportion. Ce qu’elle m’a apporté est donc en quelque sorte disproportionné : grâce aux quelques milliers de signes d’un travail qui n’en était pas, tant le plaisir y figurait, j’ai appris énormément. J’ai rencontré du monde, j’ai donné à lire deux ou trois papiers que d’aucuns ont bien voulu ensuite, avec indulgence, retenir. Lecteur de Fiction, j’avais découvert et intégré le fandom, appris que la lecture passive pouvait être conjuguée à une activité frénétique. Écrivain, j’ai connu la chance de voir mon nom aux côtés d’autres qui souvent étaient mes maîtres. En 1977, le soutien de Daniel Riche m’a poussé à tester ailleurs mes capacités, ce qui aboutira à ma sélection par Philippe Curval pour Futurs au présent, autre espace désormais mythique35. Critique, j’y ai développé mes outils d’approche, même si l’on devait se soumettre aux lois d’attribution des ouvrages à chroniquer, en définitive un apprentissage de la modestie. Comme ailleurs, je suppose, les collaborateurs bien en place avaient sans doute tendance à se réserver les œuvres les plus porteuses (intéressantes, croustillantes, sources de débats — biffez les mentions inutiles…) et à laisser ce qu’ils pensaient être le second rayon aux jeunes critiques… 30 C’est sans doute grâce à cette référence que j’ai pu persister dans l’analyse, rejoindre d’autres revues et d’autres médias, devenir chroniqueur d’un quotidien36 et me voir invité lors de très sérieux colloques consacrés aux paralittératures37, aux côtés de Gérard Klein ou de Jacques Goimard, eux qui m’avaient appris la science-fiction… Qui ne serait heureux d’être passé par là ? À mon âge, on commence à voir quelques-uns de ses souvenirs se nimber d’une certaine indulgence. Je n’ai certes jamais connu le Fiction de la grande époque, celle des Maurice Renault, Jacques Bergier, Igor B. Maslowski ou Fereydoun Hoveyda que je citais plus haut. Ni celui d’Alain Dorémieux première période, de Klein ou Goimard. C’est assez évident : la revue et moi sommes nés ensemble, à six mois près, et toutes ces grandes signatures étaient actives bien avant que je me mette à les lire. Quant aux derniers cités, si j’ai finalement pu les approcher de fort près, travailler et discuter avec eux, en dernière analyse me retrouver adoubé, je ne peux me retenir d’affirmer que tout cela est advenu sans doute parce que j’ai aimé parler de la littérature qui m’aidait à vivre — mais surtout que rien n’aurait existé sans la découverte de quelques Fiction et de quelques Galaxie, il y a longtemps, près de quarante ans. Ainsi, soulever une couverture de Raymond Bertrand pouvait permettre de devenir partie prenante d’un univers dont nul ne contestera, après la lecture de quatre cent douze (plus dix-sept aujourd’hui) numéros d’un magazine irremplaçable, qu’il contient certaines des choses essentielles à la survie sur cette planète. Peut-être est-il solipsiste, cet univers, mais qu’est-ce qu’on s’y sent bien ! Je conserve quelques enthousiasmes et quelques naïvetés adolescentes. 31 Élitiste, intellectuelle, Fiction ? À mes yeux, son existence, sa longévité, sa qualité de contenu malgré les aléas, a surtout bel et bien été une exception culturelle. Il faut qu’elle le demeure ! 153 NOTES 1. Opta (ou Office de Publicité Technique et Artistique) fut fondé en 1933. Maurice Renault (1900– 1976), amateur de polar, diversifia ses activités dès 1948 avec la publication de Mystère magazine, déjà version française d’un magazine américain, Ellery Queen’s Mystery Magazine (publié par Mercury Press, ou Mercury Publications, depuis 1941, maison qui sera aussi le “publisher” de F&SF). 2. Le magazine connut une unique publication en octobre 1949, sous le titre The Magazine of Fantasy. Dès le premier numéro de 1950, daté “Winter-Spring 1950”, le titre devient The Magazine of Fantasy and Science Fiction. Il est alors dirigé par Anthony Boucher et J. Francis McComas. Boucher demeurera à sa tête jusqu’en 1958. 3. BRÉAN Simon, La Science-fiction en France, théorie et histoire d’une littérature, Paris : Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2012. 4. Lausanne : L’Âge d’homme, 1972. 5. Arrêtée en 1959, la revue connaîtra sa deuxième série, la plus connue, sous la houlette d’Opta, de 1964 à 1977, sous la direction d’Alain Dorémieux puis de Michel Demuth. Le titre renaîtra à Nancy en prenant un “s”, de 1996 à 2007, puis une quatrième fois en 2008 sous la direction de Pierre Gévart. Elle est toujours vivante. 6. Publiée par les Éditions scientifiques et littéraires jusqu’en 1963, elle fut dirigée par Hervé Calixte. Satellite connut une petite sœur sous le nom de Cahiers de la science-fiction, série qui publia des romans de John Brunner, Philip K. Dick ou Poul Anderson. 7. Slow Sculpture, un tout grand texte, remporta en 1971 aux États-Unis les prix Hugo et Nebula. 8. WEINBERG Albert, Cap sur Mars, Bruxelles : Éditions du Lombard, 1960. Assez timide vis-à-vis de la découverte, le récit se termine non sur Mars, mais sur Phobos. Weinberg sera plus audacieux lorsque de véritables aliens feront leur apparition, d’abord dans Le Mystère des soucoupes volantes (Bruxelles : Éditions du Lombard, 1969) puis très explicitement dans SOS dans l’espace (Bruxelles : Éditions du Lombard, 1971). 9. SEARLS Hank, Le grand X, Sélection du Reader’s Digest, 1960 (“Sélection du livre”). (Éd. complète, Paris : Presses de la Cité, 1959 ; The Big X, 1959). 10. BEATY David, Décollage de nuit, Sélection du Reader’s Digest, 1960 (“Sélection du livre”). (Éd. complète, Paris : Presses de la Cité, 1959 ; Cone of Silence, 1959). 11. JACKSON Shirley, Le Secret du manoir hanté, Sélection du Reader’s Digest, 1961 (“Sélection du livre”). (Éd. complète, Maison Hantée, Paris : Librairie des Champs-Élysées, 1979, “Le Masque Fantastique”, no 24 ; The Haunting of Hill House, 1959). 12. JUIN Hubert (éd.), Les 20 meilleurs récits de science-fiction, Verviers : Gérard, 1964 (“Bibliothèque Marabout, Géant”, no G207). Cette anthologie avait connu une première édition sous le titre Univers de la science-fiction (Paris : Les Libraires Associés, 1957, “Club des libraires de France”) et composée d’un sommaire un peu différent. Si l’édition Marabout est devenue la plus connue, la date de parution de la première version en fait l’une des premières anthologies de poids présentant la science-fiction en France, en sus de demeurer encore l’une des toutes grandes, sans doute à égalité en rigueur de choix sinon en taile avec La Grande Anthologie de la science-fiction de Goimard, Ioakimidis et Klein (trente-six volumes parus entre 1974 et 1985, Paris : Libraire générale française, “Le Livre de Poche”). 154 13. “Les Chefs d’œuvre de la science-fiction”, Lausanne : Rencontre, 1970, douze volumes préfacés par Jacques Bergier, sous une belle reliure représentant une phase lunaire de couleur différente selon les volumes. 14. Sous les houlettes respectives de Gérard Klein (1937) en 1969 et Jacques Sadoul (1934–2013) en 1970. 15. En 1970, se tint dans la cité du Bade-Wurtemberg la convention mondiale de science-fiction (ou “Worldcon”), grand messe rassemblant écrivains et fans, qui se tenait pour la première fois sur le continent européen sous le nom de “Heicon”, après deux éditions à Londres (1957 et 1965). Statistiquement, la Worldcon s’est majoritairement tenue sur le territoire des États-Unis. 16. ANDERSON Poul, “Le Chant du barde”, in Fiction, no 230, février 1973 (“Goat Song”, 1972). 17. Quatre numéros entre septembre 1974 et octobre 1975 (selon les dates de dépôt légal). 18. ELLISON Harlan, “La Région intermédiaire”, in Galaxie, no 85, juin 1971 (“The Region Between”, 1970). 19. BRÉAN Simon, Op. cit., p. 101. 20. BRIDENNE Jean-Jacques, “Jules Verne, père de la science-fiction ?”, in Fiction, n o 6, 7 & 8, de mai à juillet 1954. 21. BRIDENNE Jean-Jacques, “Robida, le Jules Verne du crayon”, in Fiction, n o 10, septembre 1954. 22. DOREMIEUX Alain (éd.), Fiction spécial no 1 : La première anthologie de la science-fiction française, mai 1959. Vingt-quatre textes sous une couverture de Jean-Claude Forest. 23. HIGON Albert, “Le Snant n’est pas la mort”, in Fiction, n o 84, novembre 1960, p. 41–57. 24. KLEIN Gérard, “Pourquoi y a-t-il une crise de la science-fiction française ?”, in Fiction, n o 166, septembre 1967, p. 122–128. 25. Jacques, Histoire de la science-fiction moderne, Paris : Albin Michel, 1973 (rééd. SADOUL augmentée : Paris : Robert Laffont, 1984, “Ailleurs et demain, Essais”). 26. RUAUD André-François, “In memoriam : Paul Berato”, in Fiction, n o 412, février 1990, p. 168–169. 27. Le “Centre d’études des littératures d’expression graphique” est l’héritier du “club des bandes dessinées” fondé en 1962. Il disparaîtra en 1967. Giff-Wiff, la revue du groupe, fut l’un des premiers organes ambitieux d’étude de la bande dessinée, finissant publiée par Jean-Jacques Pauvert. Avec son homologue italien, le CELEG est à l’origine de l’un des premiers et plus fameux festivals de bande dessinée, celui de Lucca. 28. ANDREVON Jean-Pierre, “La Réserve”, in Fiction, no 174, mai 1968, p. 56–65. 29. JEURY Michel, Le Temps incertain, Paris : Robert Laffont, 1973. (“Ailleurs et demain”.) 30. WARFA Dominique, “Aux couleurs d’un rivage blond”, in Fiction, n o 280, mai 1977, p. 18–39. 31. JEURY Michel, Le Vol du serpent, Paris : Pocket, 1982 (“Science-fiction”, n o 5145, deuxième volume du cycle des “Colmateurs”). 32. Isaac, Fondation foudroyée, Paris : Denoël, 1983 (“Présence du futur”, n o 357 ; ASIMOV Foundation’s Edge, 1982.) 33. BRADLEY Marion Zimmer, “Marée montante”, in Fiction, no 40 à 42, mars à mai 1957 (“The Climbing Wave”, 1955). 34. “Club du Livre d’Anticipation”, collection luxueuse (sous reliure toilée dite “à la comète”, illustrée par les plus grands dessinateurs, longtemps pourvue d’un paratexte critique : préfaces, bibliographies, etc.), éditée par les éditions Opta entre 1965 et 1987, dirigée successivement par Jacques Sadoul, Alain Dorémieux, Jacques Bergier, Michel Demuth et Daniel Walther. Surnommée lontemps “la Pléiade de la science-fiction”. 35. CURVAL Philippe (éd.), Futurs au présent, Paris : Denoël, 1978. (“Présence du futur”, n o 256.) Anthologie de dix-sept textes de jeunes auteurs réunis par Philippe Curval, dont un au moins a réussi à “faire carrière” : Serge Brussolo. Curval et Denoël réitéreront l’expérience en 1986 ( Superfuturs, “Présence du futur”, no 427), et la revue Galaxies (1 re série) leur emboîtera le pas en 2000 avec Hyperfuturs, hors-série sous la direction de Stéphane Nicot. 155 36. En fait deux, stricto sensu : La Wallonie puis Le Matin, quotidiens socialistes liégeois. 37. Organisés par la Bibliothèque des Paralittératures et Jean-Marie Graitson, bien avant que cette institution indispensable ne mute et devienne la BiLA, Bibliothèque des Littératures d’Aventures, sise à Beaufays (Chaudfontaine). 156 Quelques portraits d’auteurs 157 Nous nous battrons avec nos rêves. Essai d’introduction au monde jeuryen (Espaces Libres, 1980) 1 Au moment de préciser la direction à lui donner, lorsque ce texte était en gestation, je suis parti de l’idée d’écrire comme un avant-propos, une sorte d’introduction à Jeury, mais pas tellement à son œuvre. Je n’avais pas vraiment envie de disserter sur l’univers chronolytique ou sur le socialisme inquiet de Michel. Il m’apparaissait davantage intéressant de stigmatiser mes rapports avec lui : Jeury et moi, en quelque sorte. Pourtant, au fil des notes que je rassemblais, une question lancinante revenait : si j’aime Michel Jeury, sa littérature mais aussi ce qu’il est — ce que j’en perçois du moins, et l’on sait quel rôle jouent pour lui la mémoire et la perception — si pour moi il a pris une grande importance, la véritable question se devait d’être : pourquoi ? Pourquoi lui plutôt qu’un autre ? L’importance qui lui a été conférée dans le petit monde de la SF française, les trois-quatre années où il était partout, toute cette apparence extérieure et légèrement publicitaire (salut, M. Laffont !) ne m’a guère influencé. En effet, Jeury m’a conquis de l’entendre parler, lui, et cela se produisit alors que je n’avais encore rien lu de sa main ! (L’oubli est réparé.) De réfléchir sur ces bases m’a évidemment conduit à une tentative d’analyse du monde jeuryen et donc, finalement, de la chronolyse et du socialisme selon Jeury. Deux parties dès lors dans cette courte étude : mon approche de Michel Jeury — homme, et mon itinéraire au travers de Michel Jeury — créateur, ce qui implique mes démêlés avec l’œuvre. Jeury existe, je l’ai rencontré 2 Ma première vision de l’homme date de l’été 1974. La seconde convention européenne, Eurocon II, se tenait sur le campus de Grenoble, sous la houlette du trio infernal (Andrevon, Barlow et Baudin). On s’y emmerdait pas mal, entre une architecture ( ?) débilo-futuriste et le dernier film anticipativo-réalisto-soviétique, lorsqu’un réalisateur de la télé suisse qui passait par là se mit à interviouver à tour de bras. Bernard Goorden et moi-même étions de la partie (Bernard parlant de SF hispanique, comme c’est curieux, et moi mélangeant sans vergogne Harlan Ellison et révolution). Et nous avons ainsi eu 158 l’occasion d’écouter les réponses sensées de Jeury aux questions passe-partout qui sont le lot de 99 % des entretiens de ce type. Le 8 juillet 1974, je n’avais encore rien lu de Michel Jeury, je le confesse. Le lendemain, Le temps incertain était avalé et dédicacé (“Rendez-vous à la convention de la Perte en Ruaba en 2074”). 3 Ce qui me frappa immédiatement chez Michel, au travers de ses réponses comme par ses interventions en table ronde, ce fut sa gentillesse et la pertinence de ses propos (le bon sens rural ?). À Grenoble, il réussissait à parler de ses rapports avec le Nouveau Roman entouré d’une cour de jeunes fans littéralement pendus à ses basques (hein Vial ?) sans jamais perdre de sa bonne humeur. Il est vrai qu’alors, le fandom ne frappait pas encore à 4 hrs du matin… Pas vrai, Michel ? 4 Jeury a d’ailleurs la gentillesse modeste. Dans un entretien avec Philippe Curval 1, il affirme : « En fait, j’apporte très peu, simplement quelques bonnes paroles, à un moment délicat ». Mais c’est après avoir dit qu’à « ses débuts, un écrivain est très fragile, il suffit d’un rien pour qu’il se décourage ou qu’il change ». Alors Michel, à ce moment-là, tu sais très bien que “quelques bonnes paroles” ce peut être beaucoup, et que souvent on les cherche en vain auprès des éditeurs, voire même de certains rédac’chefs (tel celui qui à cette époque se reconvertissait dans la patate). Et sans toi, qui est plutôt du genre à dire, “tes défauts, tu les connais”, je pense que j’aurais très bien pu attendre longtemps encore l’ouverture que fut ce premier texte dans Fiction… 5 Enthousiasmé par le personnage comme par ses idées (entre autres sa contribution à une discussion sur “Sf et Imaginaire”, avez-vous remarqué l’originalité des sujets de tableronde ?), c’est à ce moment que je fus frappé de jeurite aiguë. Cette SF-là, moi, j’acceptais de m’en saouler, de m’y immerger jusqu’aux cheveux, d’en faire une véritable cure… C’est par Jeury qu’est tout d’abord passé mon intérêt pour la “jeune SF française” (balbutiante, en 1974, vous pensez !). C’est via Jeury, aussi, qu’est née mon écriture. Les idéologies toushorizons commençaient à me décevoir pas mal. Conserver une part de naïveté militante est une chose, mais quand je voyais mes amis trotskystes excommunier à qui veux-tu comme de vulgaires Mgr Lefèbvre, je me disais, trop, c’est trop. Bakounine m’a fait de l’œil au même moment. (Le couple tient toujours, merci.) Et mes envies de journalisme militant se sont doucement muées en désir d’écriture tous azimuts. Cela, je le dois à Michel Jeury. 6 Ce n’est pas pour autant un magicien. Il n’a pas créé un “Warfa” prêt à l’emploi, propulsé sur scène muni de tous ses instruments. Écrire est toujours pour moi un combat, voire un tourment. Une nécessité en tout cas. Mais Michel m’a — à son insu : par ses textes que je sentais vibrants — insufflé le goût de ce combat, et peut-être m’a-t-il également désigné un but. Une littérature qui ne soit pas uniquement catharsis d’adolescent, mais qui produise du sens. Qui signifie, par le désir même qui l’énonce et la conduit à l’existence. Qui signifie quoi ? Des peurs, et quelques espoirs… Je pense que ce n’est pas un hasard si Jeury, écrivain de SF — et donc représentant d’une subculture dirait Klein — fut invité par Pivot dans un numéro d’Apostrophes consacré non pas à la SF, mais à la peur ! Jeury est l’un de ceux — et ici je ne parle pas exclusivement d’auteurs de SF — qui expriment le mieux, à mon sens, tout à la fois un désarroi et un désir immense d’utopie. (On pourra discuter sur le point de savoir s’il croit à ses propres solutions.) Bref, comme tout cela me parlait énormément, il a joué un rôle de catalyseur décisif dans mes rapports avec la feuille blanche. 159 7 Maintenant, évidemment, je tente de tuer le père ! Des textes tels que “Aux couleurs d’un rivage blond” ou “Rituel pour un homme claustré” sont profondément jeuryens, même si Curval a eu la gentillesse de dire que si « Rituel pour un homme claustré (reprenait) un certain nombre de thèmes jeuryens, son originalité (était) de le faire oublier »2. L’ennui, c’est que ce caractère “jeuryen” me ressort par tous les pores, sans en décider ainsi. Faudra-t-il que j’écrive un récit franchement jeuryen, et voulu comme tel, pour m’affranchir des traces périgourdines ? Et Jeury lui-même, qui reconnaît cette filiation : « L’univers chronolytique ne me concerne plus tellement. (…) Parmi les textes d’autres auteurs, il y a “Aux couleurs d’un rivage blond”, de Dominique Warfa, paru dans Fiction (… ) »3. Moi, je ne sais pas. Difficile d’en juger. Évidemment, les influences… Et puis ce texte lui était dédié, c’était un peu le pied à l’étrier. De toute manière, la question est parfois de pure rhétorique dans un domaine comme la SF, où l’on sait l’importance d’un certain caractère collectif, “boite à idées” en quelque sorte. Les textes et les idées s’y enchainent mutuellement. « La SF par référence constante au code qui la définit étant une littérature par essence collective, et spéculative, les textes générant d’autres textes » (Michel Lamart 4 ). Jeury encore, dans un entretien avec Francis Valéry contenu dans le dossier qui clôt Poney-Dragon, parle de ce « qu’il y a quelque chose de particulier à la SF, que dans une certaine mesure la SF commande “fond et forme” des récits qui s’y rapportent »5. Il parle de formes d’esprit induisant un certain type de voix “SF”, rapprochant Jeury de Dick, puis d’autres de Jeury. Il parle également d’expériences collectives. 8 Bon, tout ceci n’est pas une justification d’on ne sait trop quel crime littéraire. À l’heure actuelle, si je continue d’aimer beaucoup Michel Jeury et je vais montrer pourquoi — j’ai cependant l’envie d’écrire autre chose. C’est peut-être ce qui me bloque pour l’instant : pas envie de faire du sous-Jeury. Trouver sa voie, son style, ce n’est pas simple. A-t-on suffisamment parlé de Dick, justement, à propos de Michel ? Mais qui, maintenant, serait aveugle au point de confondre leurs œuvres respectives ? (Hé hé ! Les enfants de Mord, ouvrage récent dans la production jeuryenne, est peut-être le plus dickien ! Personnage central, situation, état du monde renvoient au corpus de l’écrivain américain. Non par des citations, mais par la manière. Curieux, non ? Jeury, enfin maître de son écriture après ces trois grandes étapes que furent Le temps incertain, Les singes du temps et Soleil chaud poisson des profondeurs, ferait-il un retour sur ses origines ?) Et un petit voyage en camion rouge 9 Bien. Dire pourquoi j’aime Michel Jeury, pourquoi sa façon d’appréhender notre futur me fascine, c’est évidemment tenter de l’expliquer. Et c’est là un exercice de haute voltige qui me fait un peu peur. C’est pourquoi je m’en vais, de manière très réaliste, limiter mon propos. Une petite histoire pour commencer. 10 En juillet 1976, Michel Jeury avait été, sur mon instigation, l’invité d’honneur de la convention nationale belge qui se tenait pour la première fois en pays wallon, à Liège, ville du pékèt (alcool de genièvre) et des “tièsse di hôye” à la Tchantchès (symbole de l’esprit frondeur liégeois). À Liège, ma ville. Michel a beaucoup aimé Liège, et je me suis pris de l’envie de découvrir Issigeac. Je dus patienter un an, et en juillet 77 je descendais sur les routes du Sud en compagnie d’un vieil ami. Nous allions faire halte en Périgord. Mais pour y parvenir, nous avions roulé toute la nuit entre la Loire et le pays des croquants. Et sur la fin de cette nuit, quelque part entre Périgueux et Bergerac, nous avons basculé dans l’univers jeuryen ! Le petit jour pointait lentement dans des camaïeux 160 de rose et de mauve, lorsque tout d’un coup l’horizon devant nous se zébra d’éclairs d’un blanc aveuglant. Pas de pluie. Pas de roulements de tonnerre (du moins ne les avons-nous pas perçus). Mais surtout : pas de pluie. En un instant nous étions environnés d’une lumière blafarde presque continue, comme si la foudre se ramassait sur nos têtes. Ceux qui ont lu Ouragan sur le secrétaire d’État6 ont compris : nous étions en plein cœur d’un de ces orages secs décrits dans le récit. Lorsque j’ai raconté l’anecdote à Michel, le lendemain, il s’est contenté de sourire. Je crois que c’est là, et durant les trois jours qui ont suivis, que j’ai compris l’une des clés de l’univers jeuryen : le terroir. 11 Le terroir qui traverse toute son œuvre, comme en diagonale, le Périgord présent au cœur des hypersystèmes. Dans Un jour torride, dans L’armée rouge contre les utopistes, comme dans La poudre jaune du temps ou Les maraudeurs galactiques7, le Périgord toujours présent. Je puis comprendre cela. L’attachement à ses racines : si pour Jeury c’est une région qui lui colle aux fesses, pour moi c’est une ville. Mais c’est pareil. Et c’est par là que j’ai commencé à m’introduire dans le monde jeuryen. Pas par effraction : par complicité. 12 Et le terroir, chez Jeury, ce n’est pas seulement un décor ou un passé, ni même un lieu présent (combien agréable, pourtant), c’est également l’un des pôles d’une philosophie. 13 C’est — à mes yeux — une philosophie triangulaire. Je place le terroir au sommet, et il ne m’a guère fallu longtemps pour découvrir les deux autres angles : le temps et l’idéologie. Ces trois éléments entretenant entre eux des rapports constants et compliqués. Ce que je nomme “idéologie” ne désigne évidemment pas un projet sociopolitique précis. (On verra qu’il en va bien autrement !) On pourrait sans doute appliquer d’autres termes à ce point du triangle : quête utopique, angoisse politique, approche de l’absolu. Je conserve cependant “idéologie”, et ce n’est pas un caprice, on s’en apercevra. Car un trait profond de Jeury, c’est sa méfiance à l’égard des idéologies, ce que je nommais plus haut son “socialisme inquiet”. Cette vision critique de toute chose politique, car il sait que le totalitarisme nait partout. Il l’a dit avec Planète Socialiste et tous ne l’ont pas encore digéré. « L’Idéalisme (…) qui nous conduisit en fait au plus aveugle des déterminismes (…) inspire ici à Jeury la plus désenchantée des méditations » (Martial-Pierre Colson à propos des Singes du temps8). Mes sympathies libertaires et ma haine du tout noir tout blanc font qu’ici aussi, je doive me sentir en accord avec l’incertitude jeuryenne. 14 Nous disions donc : le temps et l’idéologie. Le temps, cela semble l’évidence. « Pour Michel Jeury, le thème le plus fascinant qui soit est le temps » (Daniel Walther). « L’altération du temps, ou plutôt de la perception du temps, et donc l’altération de la perception de la réalité est (…) une des principales obsessions discernables dans l’œuvre de Michel Jeury » (Henri-Luc Planchat). La problématique du temps et Michel Jeury, c’est tout un. Oui. Mais bon. On sait qu’Apollinaire eut sa perception du temps forgée d’expérience par la « différence essentielle entre la conception méditerranéenne du temps, et la nôtre »9. Ses séjours dans le Sud d’une part, et dans les Ardennes belges comme en Rhénanie d’autre part, lui montrèrent comment la fuite du temps est d’autant plus marquée que le sont les saisons, influant de la sorte sur le comportement des gens. Cette conception, à son tour, influant sur la poétique d’Apollinaire. J’ai pu me demander si Jeury avait été sensible à une perception du temps spécifiquement rurale, peut-être, et différente de celle du citadin par tous les rituels saisonniers et quotidiens que commande la vie campagnarde. Je ne sais : il faudrait lui poser la question. Je crois pourtant que voici un lien entre le temps et le terroir, moins anecdotique qu’on ne pourrait le penser. Mais le terroir, c’est aussi un lieu de l’utopie. Voir la fréquence de la liaison terroir — vie heureuse dans tous les récits où la région d’ancrage intervient, que ce soit dans les souvenirs (ah ! mémoire 161 traîtresse !) ou dans des instants de réelle utopie. Dans le même entretien avec Curval 10, Jeury parle de ses utopies : « Ces sociétés idéales dont tu parles correspondant à la fois à mon sentiment profond et à ma situation sociale qui a toujours été indéfinissable. J’ai trouvé ici (à Issigeac) un petit havre tout à fait marginal ». Voici donc ce terroir jeuryen en rapport avec l’idéologie comme avec le temps. Pour fermer mon triangle, il faut chercher le point de contact temps/idéologie. Celui-ci existe bel et bien : il s’agit de l’incertitude. 15 Incertitude du temps : on a rarement vu univers temporel plus mouvant que celui de Jeury. Incertitude de l’idéologie : retours à l’inquiétude et déni de toute solution proprement et exclusivement politique. Boris Eizykman, dans un entretien-collage consacré à Soleil chaud poisson des profondeurs11 parle d’une « utopie qui ne se concrétise pas dans un programme politique, qui ne prend pas la forme neutralisée d’une propagande bêtement didactique, mais qui se concentre puissamment dans les virtualités complexes de cette nouvelle folie “surhumaine” » La folie, le repli de Hood et de Boldi. Jacques Rouveyrol a fort bien analysé l’univers chronolytique12 : « (sa propriété) la plus importante semble être l’incertitude (…), l’univers de l’incertain quant au temps, quant à l’espace et quant à l’identité même des “individus” qui s’y “déplacent” ». Non, Michel Jeury ne nous facilite pas la tâche. Pourtant, entre le temps et l’idéologie réunis par l’interface de l’incertain, il y a un rapport encore plus direct. Dans un autre entretien avec Michel Jeury, Eizykman cite Burroughs (William !) et parle13 « d’une nouvelle sensibilité, d’un nouveau rapport au monde » induits par la drogue, mais aussi de la révolution que serait « cette nouvelle sensibilité sans la médiation des drogues ». Jeury et lui tombent d’accord sur le fait que la SF « manifeste cette évolution à travers le traitement du temps (le temps du récit et la conception du temps énoncée dans le récit) ». 16 Notre petit triangle philosophique est clos. Si le terroir est le terrain d’une utopie, il pousse ses racines tout à la fois vers le temps et l’idéologie, qui entrent eux-mêmes en contact direct à plus d’un titre. On pourrait même y déceler un mouvement tourbillonnaire : du terroir naît une perception du temps, laquelle influe sur l’idéologie qui pour sa part fait retour au lieu pour l’application de l’utopie rêvée dans l’incertain. Je vous livrerais bien deux ou trois schémas, mais point trop n’en faut. 17 On peut dès lors comprendre au travers de son œuvre pourquoi Michel Jeury est partisan de la révolte et du combat tout en craignant la normalisation d’une victoire. En effet, dans l’univers chronolytique, le réel n’est ni dans le monde historique répressif des hypersystèmes, ni dans le monde libéré et utopique (donc an-historique) de Gogol ou de la Perte en Ruaba. Le réel, ce n’est ni le départ ni l’arrivée : c’est le mouvement, c’est la chronolyse, c’est la vie. La réalité, c’est l’incertitude, c’est Diersant qui est également Renato14. 18 Michel Jeury, ou le refus du messianisme. * 19 On peut se demander où en est actuellement Michel Jeury. Et on pourrait chercher, par exemple, dans L’Univers-Ombre. Voilà un monde qui nous est présenté comme une utopie libertaire, avec présence d’une jolie crise : comment susciter un pouvoir destiné à contrer un envahisseur, pour le “rendormir” après usage. (En passant, notons que la république romaine faisait cela très bien : on n’hésitait pas à renvoyer les “dictator aux champs”. Mieux : ils y retournaient d’eux-mêmes.) Le problème est intéressant, quelle sera la 162 solution proposée ? Or, cette solution est du type gadget15. C’est une solution SF typique : un conditionnement “éveille” des hommes destinés au pouvoir, puis les “rendort”. Ouais. C’est très clair : l’impossibilité de concevoir une utopie viable renvoie au gadget. C’est pour moi très symbolique d’un rejet par Jeury de toute solution politique. L’idéologie de Jeury serait maintenant le rejet de toutes les idéologies. (On voit pourquoi j’ai tenu à employer le terme.) Ce n’est d’ailleurs pas neuf, déjà le Variana, bien avant le Serellen, présentait une solution mystico-mythique. Les fusils de bois et les projections mentales, pour être des systèmes de défense différents, n’en étaient pas moins similaires par l’idée, et tout aussi gadgets16. Mais ici, nous devons réfléchir plus loin. Jeury, dans sa préface à Planète Socialiste, disait ceci : « J’ai un grand regret, nous avons tous mis l’économie entre parenthèses »17. Or on voit à plusieurs reprises le narrateur de L’Univers-Ombre se demander comment diable l’économie du Serellen peut fonctionner. Mais aucune réponse ne sera donnée. S’il ne fallait qu’une preuve du peu de crédit qu’accorde désormais Michel Jeury aux systèmes idéologiques traditionnels, je la verrais bien là. Il y a danger évidemment, dans ce désespoir. Et en tant que vision anarchiste d’une utopie, la CiudadDurruti de Jacques Boireau m’attire davantage. 20 Pourtant ma sympathie à l’égard de l’incertitude jeuryenne ne peut faiblir. Au moins Jeury crie, et fort, et sans retenue. Si l’on peut lui reprocher ici ses tendances mystiques, on se rappellera pourtant la dénonciation virulente des sectes dans Poney-Dragon. Et puis, fait curieux, si cette utopie explicitement donnée pour telle, dans une collection propre à l’accueillir, suscite plutôt une méfiance qu’une adhésion, voici Le territoire humain, qui ne se présente pas comme utopie mais qui en contient pourtant une fort belle. 21 Enfin, s’il faut conclure, je dirai que ce que j’aime aussi chez Michel, c’est sa manière d’écrire une SF dérangeante, qui “alerte” le lecteur, sans pour autant la présenter explicitement sous ce jour, sans l’encombrer de signes référentiels externes. De clichés flics noirs disait Douay, et Monique Battestini de rappeler Hébert dans le Père Duchêne avec ses “bougre et foutre” en poteaux signalétiques18. Rien de tel chez Michel Jeury. Rien qu’une littérature qui nous livre son auteur et ses tourments. 22 Nous nous battrons avec nos rêves ? Ou plutôt : nous ne cesserons jamais de nous battre, car notre combat n’a pas de fin ! NOTES 1. CURVAL Philippe, “Jusqu’au bout au-delà avec Michel Jeury”, in Futurs, n o 5, novembre 1978, p. 39–43. 2. CURVAL Philippe, Notice pour “Rituel pour un homme claustré”, Futurs au présent, Paris : Denoël, “Présence du Futur”, 1978, p. 144. 3. Interview par Francis Valéry, Dossier de Poney-Dragon, Kesselring (s.l.), 1978, p. 240. 4. LAMART Michel, “10 questions à Michel Jeury”, in Le Gué, spécial SF, n o 10–11, 4e tr. 1978, p. 12. 5. Cf. note 441. 6. Voir bibliographie. 7. Idem. 163 8. In Nyarlathotep, no 10, 2e tr. 1975, p. 84. 9. LONGUE Ariane, Icare et Phénix. Images du temps dans “Alcools” d’Apollinaire, Mémoire dactylographié, Université de Liège, 1978, p. 2. On y lit également : « L’hiver, dans le sud de l’Europe, est quasi inexistant, alors que chez nous, le passage des saisons est beaucoup plus marqué, nous sentons davantage la mort de l’été, la fuite du temps ». Ne peut-on voir entre la ville et la campagne la même différenciation ? La ville, par sa vie repliée sur elle-même, par le travail qui n’y subit pas d’arrêt, sent également beaucoup moins les saisons. La campagne subit chaque année la fuite du temps. Et Michel Jeury habite la campagne. 10. Voir note 439. 11. In Fiction, no 277, février 1977, p. 176. 12. ROUVEYROL l’occasion du 2e Jacques, “L’univers chronolytique de Michel Jeury”, in Popilius, n o 3, publié à Congrès de la SF Française, Angoulème 1975, p. 18–22. 13. In Horizons du Fantastique, no 29, 3e tr. 1974, p. 23–25. 14. Je renvoie ici aussi à l’article cité de Jacques Rouveyrol. 15. Type de solution SF gadget : la fin de Stand on Zanzibar. « Il s’agit, chez les Shinka, d’une mutation dominante. » Et voilà ! On va vous vaporiser Terra d’une synthèse de cette hormone, et zou, l’amour du prochain en aérosol ! Ce qui faisait dire à Pierre Versins : « C’est le défaut majeur de la SF : des solutions irréalistes à de réels problèmes » (préface à la réédition de BRUNNER John, Tous à Zanzibar, Genève : Edito-Service, 1974, p. IX.). 16. In “La fête du changement”, Utopies 75, Paris : Laffont, 1975. 17. Planète Socialiste, Collectif no 2, Yverdon : Kesselring, 1977, p. 9. 18. BATTESTINI Monique, “Qui a peur de la SF universitaire ?”, in Le Gué, spécial SF, n o 10–11, 4e tr. 1978, p. 33. En fait, Battestini cite Roland Barthes. En effet, Le degré zéro de l’écriture commence ainsi, textuellement : « Hébert ne commençait jamais un numéro du père Duchêne sans y mettre quelques “foutre” et quelques “bougre”. Ces grossièretés ne signifiaient rien, mais elles signalaient » (BARTHES Roland, Le degré zéro de l’écriture, Paris : Seuil, 1953). 164 Michael Moorcock, l’homme en proie à l’histoire (Phénix, 1991) Dix mille années le Glorieux Empire de Melniboné régna sur le monde. Dix mille années avant que l’on écrive l’histoire ; dix mille années après les dernières chroniques. 1 Quoi de plus symbolique, lorsque l’on songe à ouvrir une (trop courte) étude consacrée à un écrivain, de choisir un extrait qui lui-même ouvre son œuvre majeure, et sans doute la contient toute entière en son projet fondamental ? 2 Ces quelques lignes, qui figurent en tête d’Elric le Nécromancien1, constituent probablement l’une des citations clés de toute la SF, reprise en exemple par nombre de critiques, emblème de la confusion des Âges et du flou historique manifesté par l’Heroïc Fantasy. Pourtant, dans toute l’œuvre de Michael Moorcock, rien ne me paraît mieux approprié à caractériser l’approche choisie ici de ce polygraphe anarchiste et jouisseur. 3 Dissipons ce qui risquerait rapidement de se transformer en malentendu au regard des poseurs d’étiquettes. Je suis censé proposer mon analyse de l’œuvre strictement SF de Moorcock. On sait que par rapport à la totalité des écrits de l’auteur, la SF stricto sensu — pour autant, pétition de principe, que vous et moi sachions ce qu’est la SF stricto sensu — occupe la portion congrue. Et me voici ouvrant les hostilités sous le signe d’un extrait de son œuvre principale dans le domaine de l’Heroïc Fantasy. 4 Si les qualificatifs protéiforme et multiple ont jamais signifié quelque chose en littérature, ils le doivent en partie à Michael Moorcock ! Il est peut-être vain, en tout cas profondément banal, de parler d’une œuvre unique. Néanmoins, celle de Moorcock ne peut qu’attirer cette réflexion : unique, elle l’est par son caractère d’exception dans le genre et dans la tradition dont elle est issue. Mais unique, elle l’est au sens premier si l’on entend par là qu’elle est insécable : il existe une œuvre moorcockienne, et non des ouvrages divers (SF, HF, fantastiques, érotiques ou mainstream) unifiés artificiellement par la signature de leur auteur. Ce dernier, particulièrement conscient de ce fait, ne cesse d’ouvrir des portes et de jeter des passerelles entre les différents pans de cette œuvre : rares sont les livres qui ne répondent aux autres, rares sont les personnages qui ne traversent les apparences fictionnelles pour contaminer leurs semblables. Moorcock 165 l’écrivain rend compte d’une immense réalité virtuelle et alternative, issue des rêves, des fantasmes, des idées de Moorcock l’homme. C’est le Multivers, et c’est bien plus que l’organisation de cycles imbriqués2. 5 Dès lors, saucissonner ce grand flot d’écriture et aborder Michael Moorcock selon des étiquettes restrictives ne peut se faire qu’artificiellement — même s’il est difficile de pratiquer autrement et si je puis comprendre les raisons techniques de ce choix. La SF de Moorcock n’a de sens qu’en rapport avec tout le reste, auquel elle participe par les détails comme, surtout, par la préoccupation souterraine et prioritaire qui traverse le Multivers et sourd déjà de la citation reproduite ici : l’idée d’Histoire et l’effet qu’a celle-ci sur les mortels… et sur les immortels ! * 6 La science-fiction s’articule chez le Britannique sur plusieurs axes de préoccupations. Un catalogue simplifié de la SF moorcockienne distinguerait un axe “swinging London” charpentant le cycle de Jerry Cornelius ; un axe “rapports au fait religieux” dans celui de Glogauer ; un axe “comédie de la fin des temps” chez les Danseurs ; un axe explicitement uchronique enfin, au travers des aventures bien nommées d’Oswald Bastable… Tout ceci, évidemment fondamental pour qui désire comprendre l’écrivain, ne reflète que l’existence de détails romanesques propres à distinguer les récits, mais ne rend nullement compte de ce qui peut les rapprocher, les mélanger — mieux encore : les faire naître d’une source commune, d’un système de pensée. 7 L’Histoire, bien sûr, est présente dans ces détails également : voyage dans le temps, déliquescence du proche futur, vision relativiste de l’infini, réalités alternatives… Rien de tout cela ne se conçoit sans rapport profond du projet d’écriture au sens historique, même si dans un cas (Cornelius) il s’agit davantage d’explorer un feu d’artifice de nihilisme et de modernité3, et dans l’autre (Glogauer) de pousser à son paroxysme l’obsession christique du héros. Dans le cycle des Danseurs comme dans la trilogie de Bastable, le propos se fait nécessairement plus clair, comme il l’est dans Byzantium Endures 4 , classé mainstream ! Placer son point de vue à la fin des temps et jouer avec celui-ci, ou jongler avec le postulat uchronique, n’est pas neutre au plan du regard posé sur le sens de l’évolution des sociétés comme de la perception philosophique que l’on a dudit sens. * Le futur, en même temps que le passé, attire les hommes d’aujourd’hui en quête de leurs racines et de leur identité, les fascine plus que jamais. Mais les vieilles apocalypses, les vieux millénarismes renaissent, et une nouvelle nourriture, la science-fiction, les alimente5. 8 Il est agréable de constater qu’à l’extérieur de notre petit ghetto, on ne dit pas toujours des bêtises au sujet du genre : l’avis de Jacques Le Goff a le mérite supplémentaire de situer le débat au cœur de la problématique historique. J’ai déjà eu l’occasion d’avancer ailleurs6 combien la science-fiction et la vision historique moderne pouvaient paraître participer d’un même état de société, particulièrement au plan idéologique. La convergence sur la notion de progrès devrait être claire, mais bien plus : la possibilité même de percevoir les hommes et leurs sociétés dans une perspective historique 166 rapproche de manière évidente SF et Histoire7. On sait ce qu’Asimov doit à Toynbee. Écoutons Daniel Riche : (…) Histoire et science-fiction sont nées l’une de l’autre et simultanément. Il faut entendre par là que l’émergence d’une pensée dotant l’ordre de succession des événements dans le temps d’un sens — ce mot étant pris ici dans sa double acception de signification et de direction — s’est révélée la condition nécessaire et suffisante à l’apparition d’une “science” s’efforçant de mettre à jour ce sens dans les événements passés, et d’une littérature jouant avec lui pour lui trouver des prolongements dans les événements à venir, ou dans des événements passés que la chronique aurait, en quelques sorte, oubliés. Sans “conscience historique” au sens occidental du terme, la science-fiction ne serait pas. Cette littérature, en effet, se nourrit d’histoire et ne peut fonctionner qu’en s’articulant autour de concepts issus de la représentation occidentale du devenir historique, comme ceux de progrès, de développement, de causalité et d’évolution8. 9 Progrès, développement, causalité, évolution… Les concepts en question devraient, me semble-t-il, être familiers aux amateurs de SF tout autant qu’aux historiens. Car la SF, au travers de cette convergence des perceptions du monde, interroge l’Histoire et ne peut que mettre en évidence, par le grossissement fictionnel et le travestissement des récits, des questions qui figurent au cœur du devenir historique. Manipuler les forces historiques, en jouer et laisser se créer, ou s’effondrer, des mondes et des sociétés, permet en quelque sorte de réaliser des simulations excitantes pour l’esprit et porteuses de sens pour peu qu’on s’y attarde. 10 Dans l’étude générale du genre, la part de l’uchronie prend de la sorte une importance fondamentale, et le voyage temporel, générateur des paradoxes que l’on sait, devient le thème natif, porteur en creux de toutes les autres possibilités d’approches de l’altérité. La SF, considérée longtemps comme un pan tombé de l’Utopie, est bien plus le rejeton naturel et métissé de l’Uchronie et de la Technique. 11 N’est-il pas également naturel, dès lors que le sens historique est aussi profondément ancré en SF, d’y voir se ressourcer le mythe et renaître l’épopée ? L’histoire du futur, la réalité parallèle, la manipulation du réel : toute la SF joue de ces éléments, et celle de Michael Moorcock bien davantage encore que d’autres. * 12 Notre auteur ne prend pas pour autant l’Histoire pour argent comptant : s’il se l’approprie, il interroge précisément à longueur d’ouvrage le sens qu’elle porte, pour lui faire autant de bâtards étranges. Le motif du jeu est prégnant : existence ludique des Danseurs de la Fin des Temps, nihilisme et actes névrotiques ou inutiles chez Jerry Cornelius pour qui la vie est une représentation, aventures même d’Elric et de ses avatars, toujours manipulé par des forces qui le dépassent. Et si l’Histoire toute entière n’était qu’un jeu, une vaste fumisterie au sein de laquelle s’agitent les êtres humains, vainement, éternellement ? 13 L’Histoire chez Moorcock n’est souvent que la rationalisation du Mythe. Et il s’empare du plus fondateur, peut-être : la figure du temps circulaire, l’éternel retour, l’Ouroboros qui se mord la queue et qui s’incarne dans toutes les incarnations du Champion Eternel. Le Temps tourne, encore et toujours, condamné à se répéter, condamnant ceux qu’il manipule à répéter leurs existences, leurs erreurs, leurs tourments… N’a-t-il pas de fin ? Jerry Cornelius essaiera de l’arrêter, dans une tentative certes amorale mais surtout 167 perdue par avance de lutter contre l’entropie. Car tout se dégrade, et les retours du Temps augmentent à chaque cycle la dégradation entropique. Le Chaos augmente. 14 L’autre mythe profondément moorcockien présente la lutte de l’Ordre et du Chaos. À nouveau, il est bien délicat de séparer ce qui participerait de l’Heroïc Fantasy et ce qui serait SF pure. Si l’Histoire voit revenir sans cesse le temps circulaire, elle est également le lieu de l’affrontement primordial au regard duquel tout n’est qu’épiphénomène : perpétuellement, le Chaos tente de prendre le pas sur l’Ordre. Et souvent il réussit. Je ne citerai pas à nouveau Elric. Demeurons en compagnie de Jerry Cornelius : la tétralogie ouverte par Le programme final9 s’attarde sur des images de baroque et de décadence — qui sont réellement fondatrices des récits en ce qu’elles conditionnent réellement la vision du monde qu’ils véhiculent. Le Londres de Jerry Cornelius est une ville devenue figure de la décomposition des choses : c’est le récit de la fin d’une sorte d’Age d’Or. La décadence n’est elle pas le signe de la victoire prochaine de l’entropie, c’est à dire de la primauté du Chaos sur l’Ordre ? Le symbolisme à l’œuvre dans ce cycle ne cesse de convoquer des images mythifiantes (à commencer par le héros, conçu volontairement en tant que réceptacle mythologique destiné à notre époque) et des variations sur la circularité et la mort. Jerry et Miss Brunner fondus en un Messie ( ?) hermaphrodite à la fin du premier roman ne sont-ils pas un reflet de l’Ouroboros fondateur ? Certes, d’autres motifs sont à l’œuvre parmi lesquels l’inceste ou la régression fœtale — mais ceux-ci à leur tour doivent être perçus comme images de la décadence. 15 Selon John Clute10, Moorcock dans cette tétralogie a « essayé de nous dire comment on pouvait vivre au cœur des cités de notre monde, dans leurs années d’agonie ». La mort, la fin des choses, le chaos, l’agonie d’un monde… Mais est-ce bien la fin de l’Histoire ? * 16 Le cycle des Danseurs présente pour sa part un univers serein, ou apparemment donné comme tel11. La Terre, dans un million d’années… Des immortels la peuplent et… s’y ennuient ! Ce qui aurait pu n’être qu’une variation supplémentaire sur l’ennui de l’éternité (thème tellement fréquent qu’il doit être psychologiquement parlant quant aux peurs des auteurs) devient chez Moorcock prétexte à la description, outrancière comme toujours, d’un univers placé très réellement à la fin de l’Histoire. Cette société satisfait ses caprices, invente des jeux toujours renouvelés et toujours plus fous, en bref se divertit et pour cette fin se montre créatrice : une société de démiurges. C’est la fête, c’est une comédie loufoque — c’est aussi baroque que Jerry Cornelius. 17 Et c’est une réflexion, à nouveau. Réflexion sur le sens de toutes choses et particulièrement de la vie (et quand on est immortel…), du mal, de la jouissance qu’on retire et de la philosophie qui sous-tend tout cela. L’ordre et le chaos, encore. La décadence, encore. Mais ici l’entropie paraît entrée en stase, perpétuellement suspendue. On a vu dans le cycle des Danseurs une métaphore critique de notre société de consommation qui réduit tout (et tous ?) au rang de gadget. Mais la société proposée est profondément libertaire, et l’anarchisme profond de Moorcock y pointe le bout du nez. Les Danseurs sont à la fin des temps, ils sont donc forcément à la fin de l’Histoire : souvenons-nous que selon la vulgate marxiste, l’Histoire se termine à la conclusion de la lutte des classes. 18 Est-ce comme signe des idéologies de l’Age industriel (des idéologies du XIXe siècle, donc) que le nécessaire point de vue extérieur sur le monde de Jherek Carnelian viendra d’une 168 prude et naïve anglaise de ce siècle révolu, Mrs Underwood ? Toujours est-il que les habitants de cet univers de l’Histoire figée n’ont rien de plus empressé que de s’enfuir, de voyager — mais de voyager dans le Temps… Lorsque l’on contrôle tout, y compris le hasard, qu’on dispose de tout sans limites, y a-t-il encore quoi que ce soit qui puisse réellement compter ? Il ne faudrait évidemment pas croire que Moorcock se laisse aller à des considérations d’ordre bassement moral sur la nécessité du péché originel ! Jouisseur, il peint des personnages qui le sont tout autant et ne connaissent pas la culpabilité. Les aventures de Carnelian dans le Londres victorien sont à ce titre particulièrement savoureuses. Mais l’ambiguïté fondamentale de Moorcock lui-même et de ceux qu’il met en scène ne peut éviter la question du vide de toute existence. En finir avec l’Histoire, estce si conseillé ? 19 Que cherchent-ils tous, réellement ? Vivant une mascarade continuelle, les Danseurs n’ont-ils pas un peu perdu le sens de la nature et du réel par-delà le simulacre ? L’éthique que laisse apparaître l’auteur sous le feu d’artifice d’une fête perpétuelle est bel et bien, une fois encore, destinée à mettre en cause notre propre temps, notre propre société, notre propre Histoire. * 20 Les aventures temporelles de Karl Glogauer sont sans doute connues de tous. N’a-t-on pas présenté Voici l’homme12 comme la meilleure œuvre strictement SF de l’écrivain ? Faut-il rappeler comment un petit juif coincé sous ses fantasmes christiques (les seins des filles, oui, mais uniquement si un crucifix d’argent pend entre eux !) finit par incarner le mythe en comblant de son existence le vide de l’Histoire réelle… Accidenté temporel, recueilli par la secte essénienne, Glogauer découvre que le Christ n’a pu tenir le rôle qu’on lui attribue : Jésus n’est qu’un simple d’esprit au sein d’une famille nombreuse ! Alors Karl Glogauer, parce qu’il ne peut supporter l’idée d’un vide de l’Histoire et parce que le destin doit exister quelque part, Karl Glogauer qui se fait appeler Emmanuel prend la place du Christ et assume sa destinée jusqu’à la croix. 21 L’Évangile selon Michael en a irrité plus d’un. Heureusement il s’agissait d’un roman de SF, donc (pense l’institution) marginal : Salman Rushdie sait ce qui aurait pu survenir… Pourtant, le blasphème est loin d’en constituer le thème central. L’Histoire peut être reconstruite — et dans certains cas elle doit l’être. Glogauer constitue évidemment une clé : pétri de culpabilité il ne peut que se plier à la nécessité d’assumer l’Histoire. Dans l’autre roman qui le met en scène, La défonce Glogauer13, il revisite totalement l’Histoire du monde, maudit qui porte son poids — poids de guerres, d’atrocités, de souffrances, de malédictions… Non, en définitive, l’Histoire humaine selon Moorcock n’est pas vraiment gaie… Lirait-on Glogauer par un filtre sartrien ? Le dégoût de l’existence humaine et du sens qu’il convient néanmoins de lui donner est particulièrement prégnant dans le second titre. La pesanteur de l’évolution, l’accession à une certaine maturité historique sont remarquablement métaphorisées dans l’histoire individuelle (et sexuelle) du personnage. La forme elle-même (et on a critiqué ce livre, à sa sortie !) participe du tout, avec ses variations de point de vue et son éclatement généralisé : Moorcock semble nous dire que les perceptions sont faussées et que le sens ne peut plus s’appréhender qu’en kaléidoscope complet… Le chaos ? La décadence ? Il est clair que l’auteur improvise peu (si ce n’est stylistiquement, autre débat) : sa ligne directrice ne varie guère, son système de perception du monde s’adapte à n’importe quelle variation. 169 * 22 Il était logique, dans la logique même du Multivers et de ses multiples facettes comme dans la logique du combat de l’écrivain avec l’Histoire14, que l’Uchronie pure tienne un jour une grande place parmi cette œuvre mouvante. 23 La trilogie d’Oswald Bastable, recueillie dans Les Aventures uchroniques d’Oswald Bastable (qui contient Le Seigneur des airs, Le Léviathan des terres et Le Tsar d’acier) 15, est à cet égard une réussite éclatante. Dans cet univers parallèle, des dirigeables parcourent l’Empire britannique, on voyage dans le temps, Lénine et Kérenski sont légèrement différents de ceux que notre propre Histoire nous a fait connaître. On notera au passage combien la géographie mythique de Moorcock a évolué : là où Jerry Cornelius évoluait en ExtrèmeOrient, les romans plus récents se voient circonscrits autour de la Russie (le Multivers se recentre, et des personnages d’œuvres historiques traversent des romans de pure fiction). 24 Une uchronie réussie, particulièrement lorsqu’elle se présente comme “parallèlement contemporaine”, ne peut manquer de replacer sous le regard de son lecteur les conditions historiques du propre monde de ce dernier16. Les questions qu’aborde Moorcock par l’intermédiaire de Bastable ne sont pas neutres : colonialisme pseudo-civilisateur, racisme, errements du système socialiste… L’auteur s’y montre plus que jamais brillant, ce qui fait tout le prix de la trilogie, et parvient à poser les bonnes questions (sans toujours avoir les réponses — mais n’est-ce pas la question qui prime ?) sans pour autant négliger sa narration. Comme les Danseurs, Bastable sait également être humoristique : les Britanniques ne peuvent décidément aborder les sujets les plus graves sans y ajouter quelque trait d’esprit… Je ne résiste pas au plaisir de citer Claude Ecken, qui a le sens de la formule : La réussite de Moorcock est de parvenir à un équilibre parfait où le discours ne parasite jamais la fiction, mais s’y mêle adroitement17. 25 À nouveau le sens historique est ébranlé par le récit, à nouveau la validité de nos perceptions est remise en cause. L’empire que tentait de relever Cornelius au plan métaphorique existe toujours dans cet univers-là. Mais Edouard VIII agonise (à nouveau, la fin d’un monde). Et un nommé Korzeniowski n’a pas digéré la colonisation de sa Pologne par la Russie. Chez nous, Conrad a écrit des romans d’aventure… * 26 La science-fiction de Michael Moorcock ne se limite évidemment pas aux exemples cités ici, bien que ceux-ci recouvrent la majeure partie de son œuvre. Il faut entre autres rendre justice au Navire des glaces, autre joyau qui (nous n’en sortirons pas !) se situe dans un monde figé, où une glaciation a arrêté l’évolution naturelle des choses et des êtres, où l’homme, naturellement, a dû s’inventer une nouvelle mythologie (la Glace-Mère) — comme si la survie de l’espèce dépendait de ses mythes. Ce qui est sans doute en partie vrai. On peut par contre négliger Le jeu du sang, œuvrette mineure qui n’ajoute pas grandchose à la gloire de l’écrivain, et où les grands motifs de ce dernier deviennent quelque peu ressassement. 27 Mais il y a également les innombrables nouvelles de Moorcock, dont quelques exemples merveilleux sont repris dans le recueil de Presses-Pocket. Ici, à nouveau, le Temps, 170 l’Entropie, la Fin du monde… Ici, encore, la Guerre, donc l’Ordre et le Chaos. Sur les liens du mythe et de la réalité (mais quelle réalité ?), il faut avoir lu “Le jardin d’agrément de Felipe Sagittarius”, une perle dense18. * 28 Conclure, vous avez dit conclure ? L’édition française vient de nous offrir un autre grand Moorcock, un ouvrage dont je me souviens avoir discuté avec Maxim Jakubowski, à Yverdon, en 1978. L’Atalante, en effet, publie Gloriana. Malgré mes demandes, je n’ai pu en prendre connaissance. Néanmoins, on sait que ce livre, outre d’être le lieu d’un hommage à Mervyn Peake, constitue une nouvelle variation sur les rapports de l’homme et de son Histoire. Pour Jakubowski, ce récit de l’existence d’une grande reine, nulle part et nulle quand, est une œuvre qui voit Moorcock en pleine possession de son talent. L’obsession historique de la science-fiction moorcockienne, en tout cas, s’y déploie plus que jamais… NOTES 1. MOORCOCK Michael, Elric le Nécromancien, Paris : Opta, 1969 (“Aventures fantastiques”, n o 4 ; The Weird of the White Wolf, 1977 ; la première nouvelle du cycle, The Dreaming City, est parue dans Science Fantasy en juin 1961). 2. À laquelle se livre frénétiquement, et a posteriori, un Asimov, par exemple. 3. Qui a jamais songé, à propos du cycle de l’assassin anglais, combien ce Londres déboussolé et l’usage des signes phénoménologiques (la voiture, le pistolet, les objets que l’on possède) étaient proche du Perec des Choses… (PEREC Georges, Les Choses, Paris : Juillard, 1965). 4. MOORCOCK Michael, Byzance 1917, Paris : Jean-Claude Lattès, 1981 (Byzantium Endures, 1981). 5. LE GOFF Jacques, Histoire et mémoire, Paris : Gallimard, 1988 (“Folio-Histoire”, n o 20, p. 57–58). Sur les millénarismes, on relira également avec profit (critique, certes) Civilisations et divagations de Louis-Vincent THOMAS (Paris : Payot, 1979, “Petite Bibliothèque Payot”, no 354). 6. WARFA Dominique, “Qui a peur d’une Belgique fictive ?”, in Imagine…, n o 38 (vol. VIII, no 3), février 1987, p. 54–68, et “La science-fiction en Belgique francophone : un genre littéraire dans son rapport à l’Histoire”, in Revue Francophone de Louisiane, University of Southwestern Louisiana, vol. III, no 2, hiver 1988, p. 3–14. 7. Voir à ce sujet l’incontournable numéro de la revue Change (n o 40, mars 1981). Les quelques ouvrages existant sur l’uchronie sont à des titres divers décevants, et on regrettera la disparition du seul lieu d’expression qui ait jamais été réservé aux rapports SF/Histoire : Passe-Temps, qu’éditait Éric Vial. 8. RICHE Daniel, “Science-fiction et histoire : une introduction”, in Change, n o 40, mars 1981, p. 11. 9. MOORCOCK Michael, Le Programme final, Paris : Opta, 1972 (“Club du Livre d’Anticipation”, n o 39, avec Le Navire des glaces ; The Final Program, 1968). CLUTE John, “Comment Michael Moorcock reprit possession de Jerry Cornelius”, postface à MOORCOCK Michael, Le programme final, Paris : Jean-Claude Lattès, 1981, “Titres/SF”, n o 35, p. 299– 10. 314. 171 11. MOORCOCK Michael, Une Chaleur venue d’ailleurs, Paris : Denoël, 1975 (“Présence du futur”, n o 197). Il s’agit du premier volume de la tétralogie. 12. MOORCOCK Michael, Voici l’homme, Lausanne : La Proue / Paris : La Tête de feuilles, 1971 (Behold the Man, 1969). 13. MOORCOCK Michael, La Défonce Glogauer, Paris : Champ Libre, 1975 (Breakfast in the Ruins : A Novel of Inhumanity, 1972). 14. Combat avec l’Ange ? Qui sait… 15. MOORCOCK Michael, Les Aventures uchroniques d’Oswald Bastable, Paris : Opta, 1982 (“Club du Livre d’Anticipation”, no 88 ; The Nomad of Time, 1982). 16. Un bon exemple, outre celui qui est ici analysé, se trouve dans la série des Colmateurs de Michel Jeury, chez Presses-Pocket (Cette Terre, 1981 ; Le Vol du serpent, 1982 ; Les Démons de Jérusalem, 1985). 17. ECKEN Claude, compte-rendu critique, in Fiction, no 370, janvier 1986, p. 170. 18. Disponible dans JAKUBOWSKI Maxim (éd.), Le Livre d’or de la science-fiction : Michaël Moorcock, Paris : Presses-Pocket, 1981 (“Le Livre d’or de la science-fiction”, n o 5105). 172 Alain le Bussy, demain moisson d’étoiles (Yellow Submarine, 1994) 1 Il paraît qu’il n’y a pas de SF belge… J’avoue avoir moi-même professé cette opinion, et en décembre 1990 Marc Bailly ouvrait sa présentation du numéro spécial “Belgique” d’ Imagine…1 par ces mots : « Il n’y a pas de SF de Belgique ! » Et il semble exact d’avancer qu’au contraire des USA, de la Grande-Bretagne ou de la France, il n’y aurait pas en Belgique francophone de “mouvance” SF constituée. Aspect positif de la chose : lorsqu’il n’y a ni écoles ni groupes, il n’y a pas non plus de chapelles, d’exclusions, de petits chefs… Mais il y a des écrivains ! 2 Du moins : il existe des individus qui produisent des textes d’aspect littéraire… Longtemps, il fallut les chercher exclusivement au sein du fandom, et certains s’y cachent toujours, comme Claude Dumont (français, soit dit en passant). D’autres, passés outrequiévrain, se fondaient rapidement dans les milieux parisiens, évitant le plus souvent de revendiquer leurs origines. Rosny Aîné fut sans doute le premier exemple de taille, Sternberg et quelques autres peuvent enrichir la bibliographie. Mais aujourd’hui, fin 1993, la SF belge (toujours francophone, s’entend) possède deux remarquables spécimens de cet animal étrange et rare, l’écrivain publié professionnellement — entendons : ayant publié professionnellement des livres et pas seulement, comme certains flemmards, des nouvelles éparses. 3 Alain Dartevelle sera à nouveau à l’honneur en janvier 1994, lorsque J’ai Lu publiera son cinquième roman, Imago. Et en à peine plus d’un an, Alain le Bussy aura vu paraître quatre titres de sa plume, dont l’un devait cette année à Orléans2 remporter le Prix Rosny ! Il n’était que temps de voir ce prix symbole de la SF de langue française, décerné sur le territoire français, aller à un compatriote de celui qui lui donna son nom… 4 En deux ans, Alain le Bussy aura fait la preuve qu’on peut sortir du fandom — après plus de vingt ans de fanzinat ! — et se voir reconnu à sa juste valeur par le monde de l’édition. En effet, le début de l’année 1992 avait vu la publication au Québec, dans Imagine…, de son texte lauréat du Prix Septième Continent (“Les lois du hasard”3), et ses quatre romans parus au Fleuve Noir se sont échelonnés entre septembre 1992 et novembre 19934. Qu’il s’agisse ici de SF populaire dans le meilleur sens du terme montre également que si les fans adorent parfois leur nombril, certains réussissent encore à parler aux lecteurs. 173 5 Ainsi donc, pour sa quatorzième édition, les votants du Prix Rosny auront décerné son millésime nonante-trois (hé oui) à deux francophones non-français, Wildy Petoud pour la nouvelle5 et Alain le Bussy pour le roman. Si le Bussy n’est pas le premier non-français à l’obtenir, Elisabeth Vonarburg l’ayant reçu en 1982 pour Le silence de la cité 6, il est par contre unique de le voir attribué à un auteur belge et une auteure suisse… 6 Alain le Bussy est né en 1947 et possède une formation universitaire en sciences politiques et sociales. Il est actuellement occupé en tant que cadre de ce que l’on nomme désormais les “ressources humaines” par la filiale belge d’une multinationale américaine, un comble pour un amateur de SF. D’un tempérament actif (faire plutôt que se laisser faire…), il a tâté de la politique au niveau local (conseiller communal d’Esneux, la petite ville où il habite), est marié et père de trois enfants (deux garçons, une fille), vit en face d’un cimetière, entouré d’un chien et de plusieurs chats… Ah oui, n’en déplaise au Fleuve où l’on a refusé de l’orthographier correctement, prétextant que le lecteur croirait à une coquille, le Bussy s’écrit avec un petit « l » depuis des générations ! Son père fut ingénieur naval, dessinateur entre autres des ferrys reliant Douvres à la côte belge mais grand rêveur de marine à voile. L’univers de Deltas, de l’aveu même de l’auteur, est habité de ces rêves… 7 Ce n’est certes pas aux lecteurs de fanzines qu’il faut présenter Alain, actif dans le milieu depuis 1970, ce qui l’a poussé, en compagnie de Claude Dumont, à se surnommer “dinosaure” du fandom. (En passant, Dumont qui a débuté dans les années 60 doit être d’une espèce du Trias, et le Bussy du Jurassique. Moi-même, ayant fanziné entre 1973 et 1976, je dois appartenir au Crétacé…) Xuensè, le zine créé alors (Esneux à l’envers, ben oui, mais il faut admettre que c’est de suite exotique…), existe toujours, même s’il a disparu de la circulation entre 1976 et 1984. Le dernier numéro paru, daté de décembre 1993, est le numéro 40. En plus de vingt ans, une montagne de textes a été produite sur les bords de l’Ourthe, la rivière qui arrose Esneux, textes tantôt purement faniques et tantôt à réelles prétentions d’écriture. Car au fil des ans la plume de le Bussy s’est fameusement déliée, et il y bien longtemps que nous étions plusieurs à voir en lui le meilleur écrivain du fandom belge. 8 Aujourd’hui, les articles de presse parus en Wallonie après ces quatre titres et ce prix tapissent paraît-il un couloir du Fleuve Noir. Fleuve Noir désormais dirigé par… un belge : Jean-Baptiste Baronian. Il y a quand même là une sorte de tradition : Alain le Bussy n’estil pas le quatrième belge d’“Anticipation”, et peut-être le cinquième ? Entre 1952 et 1956, vingt titres parurent sous la signature de Jean-Gaston Vandel, Janus couvrant Jean Libert et Gaston Vandenpanhuyse, bruxellois par ailleurs connus comme créateurs de Coplan sous le nom de Paul Kenny. Peter Randa, soixante-dix-neuf (pardon, septante-neuf) titres entre 1960 et 1980, était né André Duquesne à Marcinelle en 1913. Et Christopher Storck, apparu en 1979 au catalogue, cachait le polygraphe Stéphane Jourat (en fait Jouravleff), qui fut grand reporter pour le quotidien liégeois La Meuse, lequel vient de dignement célébrer le Prix Rosny d’Alain le Bussy ! 9 Pas de SF belge ? Mais où est la SF française ? 174 NOTES 1. BAILLY Marc, “Préface”, in Imagine…, no 54, décembre 1990, p. 9–10. 2. En 1993. Il s’agit de Deltas (Paris : Fleuve Noir, 1992, “Anticipation”, n o 1885). 3. LE BUSSY Alain, “Les Lois du hasard”, in Imagine…, no 60, juin 1992, p. 11–33. Ce même texte était paru la même année au sommaire du bruxellois Magie Rouge (n o 34/35, 1er sem. 1992, p. 16–21). 4. LE BUSSY Alain, op. cit. (Deltas) ; Tremblemer, Paris : Fleuve Noir, 1993 (“Anticipation”, n o 1908 ; Deraag, Paris : Fleuve Noir, 1993 (“Anticipation”, no 1919) ; Envercœur, Paris : Fleuve Noir, 1993 (“Anticipation”, no 1931). 5. PETOUD Wildy, “Accident d’amour”, in Denoël, 1992 (“Présence du fantastique”, 6. VONARBURG DORÉMIEUX no Alain (éd.), Territoire de l’inquiétude 4, Paris : 24, p. 143–150). Wildy Petoud est suisse. Élisabeth, Le Silence de la cité, Paris : Denoël, 1981 (“Présence du futur”, n o 327). Élisabeth Vonarburg est canadienne (québécoise d’origine française). 175 Richard Canal, une SF sans dieu ni maître (Galaxies, 1997) 1 Si la science-fiction de Richard Canal s’avère de manière très évidente s’organiser autour d’images, elle est également une littérature d’idées, et même une littérature très politique. Rien n’est simple, mais le propre d’un écrivain majeur n’est-il pas de provoquer joyeusement l’éclatement des grandes catégories et des petites étiquettes ? Richard Canal est bel et bien un écrivain majeur, et il l’est devenu en une bonne dizaine d’années : son premier roman est paru en 19861. Non seulement il a développé un style propre, non seulement ses écrits sont habités d’une thématique unifiée, mais il ne cesse d’alimenter sa littérature de préoccupations généreuses — et il le faisait en douceur dès 1985 alors que Serge Lehman était encore loin de songer à son entreprise de thriller futuristoprogressiste… Richard Canal, c’est peut-être un défaut désormais, est également un écrivain plutôt discret : son œuvre parle pour lui — et il n’est pas l’homme des déclarations tapageuses. Il est l’homme de son écriture. 2 Les faiseurs de prix littéraires ne s’y sont heureusement pas trompés. Que ce soit par des prix issus de jurys (Prix Solaris 1986 au Québec pour “C.H.O.I.X.”2, Grand Prix de la Science-Fiction française 1989 pour “Étoile”3) ou par des distinctions décernées par un cercle plus ou moins élargi comprenant une part du lectorat du genre (deux Prix Rosny Aîné lors des conventions nationales françaises, en 1994 pour Ombres blanches 4 et en 1995 pour Aube noire5), les diverses facettes de l’œuvre de Richard Canal ont été mises en évidence. Nul ne songera à s’en plaindre. 3 Comme les jeunes écrivains réunis en 1978 par Philippe Curval dans la fameuse anthologie Futurs au présent6, Canal a eu de la chance : ses textes ont très vite trouvé preneur — et il a su en profiter. Il est actif dans le genre depuis le début des années quatre-vingts. Rétrospectivement, on se prend à se dire qu’il eût été parfaitement à sa place au sein de la sélection curvalienne, s’il n’avait fait ses premiers pas dans le milieu lors de la convention française de Dijon, en 1982 seulement. Peut-être cette “chance” a-telle porté quelque peu son propre revers — Richard Canal confesse que bien des publications de ses débuts n’étaient pas parfaitement abouties, de ses premières nouvelles à Animamea7. Mais quel jeune talent aurait refusé l’accueil empressé que lui fit Alain Dorémieux dans Fiction, dès avril 19838, alors que sa première publication 176 fanzinesque datait seulement de l’année précédente ? Entre avril 1983 et avril 1984, le nom de Richard Canal apparaîtra quatre fois au sommaire de Fiction. 4 À dater des années quatre-vingt, il sera présent à peu près partout où la SF francophone s’exprimait, des dernières années de Fiction aux anthologies Univers de Pierre K. Rey, en passant par les recueils compilés par Richard Comballot pour les éditions Phénix (Mirages 1990 et Mirages 19919) ou la série Espaces Imaginaires de Gouanvic et Nicot, qui tentait de faire exister une SF francophone par-delà l’Atlantique nord10. L’édition fanique n’a jamais été en reste (Espaces Libres, Vopaliec, A&A, Proxima, Yellow Submarine), non plus que les revues québécoises telles qu’Imagine… ou Solaris. En 1989, son nom sera déjà présent au sommaire de La frontière éclatée, troisième volume de la “Grande Anthologie de la sciencefiction française”, au Livre de Poche, sous les auspices de Herzfeld, Klein et Martel 11. En 1996, il est à nouveau de la première anthologie française originale parue depuis bien longtemps, Genèses, publiée par Ayerdhal chez J’ai Lu12. Auteur majeur, il est devenu incontournable. 5 Aujourd’hui, Richard Canal est à la tête de onze volumes parus en… onze ans, douze si l’on compte la réédition de La Malédiction de l’éphémère13, ou neuf si l’on tient les trois tomes d’ Animaméa14 pour un seul et unique roman. Une bien belle bibliographie. 6 Bien que créateur d’une vision SF particulièrement cohérente, Canal n’est par ailleurs pas un intégriste du genre : le fantastique le titille de temps à autre, et son nom est également apparu au sommaire de la série d’anthologies de Dorémieux chez Denoël, Territoires de l’inquiétude15, ainsi que dans un recueil paru chez Phénix, Ô, gouffres ! (Août 1990) 16. 7 Richard Canal est né en 1953, à Tarascon-sur-Ariège. Il a poursuivi (et rattrapé, apparemment) des études d’informatique qui l’ont vu sortir de l’Université de Toulouse III avec un doctorat. Marié, avec un enfant, il accomplit ses tâches professionnelles de maître de conférences en Afrique : il fut en poste à Yaoundé (Cameroun) et enseigne actuellement à de futurs ingénieurs-informaticiens à l’École Nationale Supérieure Universitaire de Technologie de Dakar (Sénégal). Un certain nombre d’éléments constitutifs dans ses intrigues et dans la forme de sa science-fiction trouvent indéniablement leur source dans les connaissances techniques de l’auteur, sans pour autant que sa science-fiction tourne au jargon d’hyperspécialiste17, tout comme les décors de la “trilogie” (constituée par Swap-Swap, Ombres blanches, et Aube noire) dans cette Afrique qu’il aime (humainement et artistiquement, c’est une première clé de l’œuvre) et où il continue de vivre. Richard Canal a sans doute été l’un des premiers à nous décrire un futur déglingué dans lequel l’Amérique du Nord s’enfonce dans la pauvreté sociale et intellectuelle tandis que le continent africain devient une grande puissance mondiale. Aube noire est exemplaire à ce titre, mais le motif est présent dès Swap-Swap 18, roman dans lequel des marabouts amateurs d’art (sic) recherchent les témoignages les plus précieux du passé européen, comme les quarante-cinq tours de Claude François19… 8 Canal a confessé naguère combien il éprouve le sentiment que « l’acte d’écrire est une urgence, que chaque phrase que l’on pose sur le papier ne saurait être autre chose qu’un cri, chaque texte un manifeste »20. Dans le même entretien, déjà ancien, il avouait avoir balancé de l’anarchie à la littérature avant de choisir les mots pour armes. Si notre écrivain est un lyrique et un romantique, il n’est pas pour autant partisan de l’art pour l’art, pas davantage qu’un créateur autiste coupé du monde, non plus qu’un cynique ayant choisi d’ignorer les soubresauts du reste de la planète. Bien au contraire, il s’affirme éminemment politique, bien plus peut-être qu’une bonne part des tenants de la SF idéologique des années soixante-dix, car il n’hésite pas à saisir à bras-le-corps une 177 thématique du refus et de l’indignation que ses personnages transmutent en action pure. « Nous avons perdu l’innocence et la rage mais je ne désespère pas : un jour, nous mordrons », disait-il encore21. 9 Il se définissait alors comme un être envahi par une sorte de face sombre d’un humanisme, d’un idéalisme qu’il partagerait volontiers avec Simak ou Sturgeon si une « fatalité vénéneuse » n’envahissait ses récits. Les personnages de Richard Canal ne sont jamais façonnés d’un seul bloc, ils hésitent entre bien et mal, privilégient le gris, mais tentent de vivre leurs convictions même s’ils sont en définitive souvent cassés, car ils s’activent « agités par un espoir inextinguible ». Il en traîne, des révolutionnaires, déçus ou non, dans les récits de Richard Canal. Mais ils sont fort peu guévaristes 22, leurs modèles se situant plutôt du côté de Proudhon ou de Stirner. Ils ne se battent pas tellement pour s’emparer du pouvoir et remplacer des maîtres par d’autres : il se battent pour supprimer un ordre pernicieux. Puis ils peuvent s’effacer : sur Shamäyor (Le cimetière des papillons23), les anarchistes qui ont percé les bunkers disparaîtront, plutôt que de remplacer les joueurs. Le Jeu alors cesse, on l’oublie ainsi qu’on peut « oublier les dieux, […] oublier les maîtres à l’ombre des drapeaux noirs »… Ni dieu, ni maître… Lorsqu’ils se font terroristes informatiques, comme Althéa et la Fraction Armée Noire qui piratent les banques de données dans Aube noire, ils sont hackers, mais ils ne lorgnent pas le fauteuil de Bill Gates. 10 Le thème principal de l’œuvre est certes un motif de perte, de décomposition d’un monde et de la vie elle-même. La malédiction de l’éphémère, son premier livre, montrait emblématiquement cette vision entropique jusque dans son titre, sous le signe de l’éphémère et du désespoir24. La Légende étoilée, deuxième volume d’Animaméa, est hanté de suicide (la tentation de Fabrice) et de mort (celle-ci imprègne évidemment tout le cycle, Animaméa étant la planète des âmes mortes)… Une cité de steelglass de Villes-Vertige ne finit-elle pas, après la contamination de ses sœurs par la part sombre de l’esprit humain, par… se suicider, alors que tout le récit progresse vers le néant et l’obsolescence 25 ? Dans Swap-Swap, il s’agit de la perte de la mémoire, de l’identité : un héros sans mémoire vivant une quête, voilà qui n’était pas sans rappeler Van Vogt et plus spécifiquement un certain Gilbert Gosseyn — même les mémoires informatiques sont vides de références concernant Roman Leyter. Ombres blanches propose une vision symboliquement forte de la déchéance qui atteint les valeurs de l’Occident, dans la traversée de la grande décharge du ghetto de Djoungolo, où la technologie de pointe sombre dans les déchets médicaux (surréaliste colline de fœtus…). Aube noire, malgré la lutte, voit la perte des illusions, la disparition des proches, la tentative de repli (impossible ?) sur le continent des ancêtres. Le plus caractéristique est sans doute le sort de Shamäyor, dans Le Cimetière des papillons, monde entraîné dans la chorégraphie folle d’une entropie infernale. Livres, objets, machines et même villes s’y voient réduits en poussière, tout s’y délite à une vitesse effrayante. Symbole : seul le sang animal ralentit cette déliquescence, et on en recouvre donc les fondations des constructions, combat de la vie contre le temps destructeur. Dans Les Paradis piégés, la nature même du réel se fait piège et mène à revivre l’horreur la plus ultime que notre siècle ait pu concevoir. 11 Peu de personnages chez Canal (y en aurait-il seulement un ?) qui ne soient blessés ou mutilés, symboliquement (dans leur être intime) ou physiquement (dans leur être de chair). Mais ainsi que lui-même les décrit, obscurs, tourmentés, hésitants, les voilà poussés pourtant par un profond désir d’agir. Une volonté sans doute désespérée de contrer les lois qui prétendent les régir, lois physiques ou lois humaines, une volonté de 178 nier aussi l’entropie générale. Les plus radicaux constituent les révolutionnaires — la révolte anarchiste court partout : le groupe Temps Nouveaux qui veut abattre les joueurs, la Fraction armée noire, le commando Cassandra qui tente d’abattre Étoile, l’Intelligence Artificielle du gouvernement camerounais. 12 Mais Richard Canal, a-t-on dit, serait représentatif d’une génération “post-politique” de la SF française. Sa pratique littéraire pourrait certes être qualifiée davantage de formaliste que de purement utilitariste, mais son discours n’en est pas moins un discours de révolte : le choix d’une Afrique forte, décrite de l’intérieur, dans la trilogie est symptomatique d’un refus des fausses évidences occidentales. « Un retournement de l’ordre du monde », avait dit Éric Vial26. Et n’est-ce pas l’espoir de l’utopie anarchiste de retourner l’ordre comme un gant afin de le rendre en définitive obsolète et inutile ? Les hommes doivent se battre et s’unir, comme ceux de Shamäyor, qui se retrouvent orphelins de leur confort, contraints de réinventer leur vie, en accord avec le temps, lorsque les Sources se tarissent et que les villes flamboyantes qu’elles entretenaient meurent. 13 Le cri politique de révolte n’existe évidemment que grâce au formidable pouvoir d’évocation de l’écriture. Jamais, nulle part, on ne peut séparer artificiellement fond et forme, vieux sujet bateau pour bacheliers attardés. Ne s’attacher qu’au discours tenu, aux “idées” qu’il faut développer, conduit au risque de confusion dans lequel sombra la “SF politique française” dans la deuxième moitié des années soixante-dix, assez loin de la littérature27. Privilégier la forme, a contrario, conduit tout droit au plus profond des impasses franchement limites de l’art pour l’art, option qui néglige les rapports de l’artiste au monde et ne peut que s’enfermer dans sa propre contemplation. 14 Canal ne se reconnaît guère dans les chapelles de la SF française, et ne s’est jamais privé de le dire. S’il est une œuvre dans laquelle le propos tenu n’est jamais loin de la manière dont il est tenu, ce sera celle de Richard Canal. Styliste, a-t-on dit de lui, et j’ai déjà employé les qualificatifs de lyrique et de romantique. La science-fiction, selon lui ? « Une forme de surréalisme avec plein d’espace autour »28. Il parle alors, voici sept ans, des imbrications, des détournements qui font de ses textes des puits sans fond. Il évoque les tâches d’élagage et de ciselure que réclame son style. Aujourd’hui, il n’y a rien à retirer de ces propos : la vision politique anti-manichéenne de Canal se pare d’une écriture toujours remarquable. 15 Une écriture qui a gagné au fil des livres en maîtrise, en profondeur, en beauté (ce n’est pas au hasard que je convoque une catégorie esthétique). Car effectivement cette écriture est adéquate au type de littérature qu’elle illustre : écrivain d’images, fasciné par l’esthétique et l’œuvre d’art, motif présent dès son premier roman, Canal use d’une plume maniant symboles et allégories, qui se fait miroir de ce qu’elle donne à voir. Certes, on l’a vu, la thématique est plus riche encore, et se concentre autour de la désagrégation, de la délitescence. Mais toujours, elle travaille par le biais d’images fortes et témoigne d’une inventivité sans cesse revivifiée. 16 Nul ne naît à la littérature tout armé. Une écriture se cherche parfois longtemps. Chez Richard Canal, oscillant de la préciosité au dialogue “blanc” style polardeux, elle semble s’être finalement trouvée dans un registre lyrique fait d’éclats et d’explosions enchâssés, avec une indéniable vitalité dans l’évocation — une évocation qui tient autant de la mise au jour d’une autre réalité, bref d’une “vision”, que d’une simple description littéraire. 17 Aujourd’hui (mais est-ce vraiment si récent ?) on dirait que la manipulation a pris la relève de l’anéantissement dans le tronc thématique central, et que l’écriture relaie efficacement 179 ce glissement29. Les paradis piégés avancent clairement sur le territoire de la réalité virtuelle, du monde impalpable, mais surtout de l’univers qui est la création d’un autre : un piège qui vous manipule et qu’il convient de faire éclater, ce dont le héros ne se prive nullement. Mais, déjà, dans Le cimetière des papillons, malgré la rémanence du principe d’entropie dont ce roman est une parfaite illustration, cinq joueurs s’affrontent en gauchissant le sort du monde. À l’abri de leurs bunkers de jade, ils ne se matérialisent que dans un espace virtuel, le Domaine. Pour eux, les habitants de Shamäyor sont des pions. Mais le niveau des manipulateurs n’est pas le plan ultime, et une autre entité — le Jeu luimême, peut-être — tire les cartes des cinq joueurs. En jouant des différents niveaux de réalité et donc des entrelacs de causalité (qui tire les fils de qui…), Canal dresse un roman qui est peut-être son œuvre la plus allégorique, avec un recours aux images fortes qui ne néglige aucun effet. Il y a parfois chez le lecteur comme une réminiscence de Brussolo, dans certaines pages : Canal ne parle-t-il pas clairement de “puzzle de chair” 30 ? 18 L’allégorie et le symbolisme comportent leurs dangers : lorsqu’on en joue, on est amené à manipuler des représentations parfois légèrement trop évidentes. Ah ! Cet enfant au ventre ballonné par la famine (l’Afrique, toujours), à la fois noir et blanc, qui stoppe l’entropie en devenant Source… Cet enfant qui « devenait un puzzle vivant » (sic). Canal, fasciné par les cultures et les forces vitales d’une Afrique qu’il voudrait, on le sent, plus agissante et plus responsable, a mille fois raison de marteler que notre sort se joue entre autres sur le continent noir, et que le métissage, au moins culturel, est toujours préférable à l’exclusion. Un enfant noir et blanc qui donne la vie, quelle belle image après tout… 19 Les images… On quitte un roman de Richard Canal l’esprit frissonnant des images nées de cette écriture souvent flamboyante, bercé tout autant d’odeurs et de sons : odeurs du ghetto de Djoungolo dans Ombres blanches, sons du jazz qui baigne Aube noire, de toutes les musiques partout présentes. Toujours on revient à l’esthétique : dans les villes de Shamäyor, l’importance des apparences tend à transcender le caractère précaire des choses, les villes elles-mêmes sont œuvres d’art. L’art est-il décidément autre choses que la tentative désespérée de l’homme pour se survivre, pour arrêter le temps réel ? 20 Canal devait être présent au sommaire de l’anthologie La frontière éclatée, consacrée à la science-fiction française dans les années quatre-vingt, et dont la préface constate cette étonnante unification du genre, alors, autour des motifs de l’artiste et de l’œuvre d’art 31. Grand amateur d’art africain, Canal offre à la création artistique et à sa problématique (de sa source à sa représentation) une place centrale dans ses écrits. Non seulement l’art plastique charpente-t-il souvent les intrigues, mais la musique : Rachmaninov, Tschaïkovsky (La malédiction de l’éphémère), “Don Giovanni” de Mozart (La guerre en ce jardin), Puccini (Swap-Swap), et bien d’autres… L’esthétique est vue chez lui avec un point de vue totalement philosophique : au-delà de la simple perception et du jugement individuel, c’est toute la question de la capacité créatrice qui est mise en cause, ainsi qu’une interrogation quant aux valeurs universelles du “beau”, sans parler de la justification de l’acte artistique. Kant n’est pas loin, il se balade dans les ruelles de Gorée. On peut se demander si les déploiements parfois emphatiques d’Ayerdhal sur l’artiste unique dépositaire de la révolte ne sont pas tout entiers dans quelques paragraphes de Richard Canal. 21 Relisons à nouveau La malédiction de l’éphémère : nous sommes enfermés, ils nous ont bouclés à l’intérieur du système solaire parce que nous sommes dangereux, des zones interdites maculent la surface terrestre comme un visage grêlé, on a peut-être déjà vu ça, 180 de Farmer (l’univers fermé) aux Strougatski (Stalker), mais Canal déjà dévoie l’aventure purement fonctionnelle de cet univers science-fictif, pour y introduire ses préoccupations esthétiques, dans le “surgissement” de nouvelles œuvres considérées comme géniales mais immanquablement macabres. 22 On peut rappeler ici l’opinion de Pascal Thomas32, selon lequel « l’art est difficile à traiter pour la science-fiction — parce qu’il faut inventer de nouvelles formes sans pouvoir, et pour cause, les créer soi-même ». Dans le roman de Canal, l’art est au centre, mais ceux qui s’agitent dans le roman sont surtout ceux qui s’en emparent après la création : marchands et critiques d’art, voire gangsters… 23 Ajoutera-t-on in fine que le choix thématique est, toujours, implicitement révélateur des préoccupations de celui qui le pose, et que la mise en scène d’artistes et d’œuvres d’art est sans doute une réflexion sur soi-même, artiste de la langue. Mais l’art n’est jamais neutre, et le thème de la faute et de la punition n’est pas loin, avec ces hommes coupables d’on ne sait trop quoi (fauteurs de guerre, sans doute ?) maintenus dans les zones interdites, avec ces cités devenues œuvres d’art elles-mêmes, qui ne cessent de se dissoudre, de disparaître, de mourir… L’œuvre elle-même peut-elle se prétendre neutre ? Dans Les paradis piégés, les univers virtuels sont emboités, chacun constituant l’enfermement de l’autre et in fine du personnage. Roman gigogne qui questionne peut-être le statut même de l’œuvre en ce qu’elle serait, comme vision unique de l’artiste, tentative de repli sur un univers fermé qu’il convient de dynamiter. 24 Richard Canal se révèle au détour de chacun de ses livres un formidable créateur d’univers, d’univers enrichis de toutes les manifestations de la vie et nantis de personnages d’une épaisse réalité, d’univers qui ne cessent de retisser la trame du réel et de mettre en cause les apparences –ce qui constitue l’un des principes fondateurs de toute bonne science-fiction. D’univers, surtout, qui résonnent d’un questionnement par principe infini, celui du bien et du mal, de la vie et de la mort, de la révolte et de l’entropie — vastes entreprises philosophiques déguisées en questions simples, mais qui jamais ne rebutent les personnages, parce qu’ils demeurent inlassablement disposés à se battre. Avec leurs rêves si cela se révèle nécessaire… NOTES 1. CANAL Richard, La Malédiction de l’éphémère, Paris : La Découverte, 1986 (“Fictions”, n o 7). 2. CANAL Richard, “C.H.O.I.X.”, in Solaris, no 68, juillet 1986, p. 6–11. 3. CANAL Richard, “Étoile", in Anthologie composée par Pierre K. REY, Univers, 1988, Paris : J’ai Lu, 1988, p. 41–49. 4. CANAL Richard, Ombres blanches, Paris : J’ai Lu, 1993 (“Science-Fiction”, n o 3455). 5. CANAL Richard, Aube noire, de Babylone à Zion, Paris : J’ai Lu, 1994 (“Science-Fiction”, n o 3669). 6. CURVAL Philippe (éd.), Futurs au présent, Paris : Denoël, 1978 (“Présence du futur”, n o 256). 7. CANAL Richard, Les Ambulances du rêve, Animamea – 1, Paris : Fleuve Noir, 1987 (“Anticipation”, n o 1536) ; La Légende étoilée, Animamea – 2, Paris : Fleuve Noir, 1987 (“Anticipation”, n o 1554) et Les Vois grises du monde gris, Paris : Fleuve Noir, 1987 (“Anticipation”, n o 1582). Est-ce ce jugement sur 181 lui-même qui l’a poussé à corriger La malédiction de l’éphémère pour sa réédition chez J’ai Lu en 1996 ? 8. CANAL Richard, “Deux silhouettes sur un mur de gaufrettes”, in Fiction, n o 339, avril 1983, p. 134–145. 9. COMBALLOT Richard (éd.), Mirages 1990, Bruxelles : Phénix, 1990 (“Phénix”, n o 21.) et Mirages 1991, Bruxelles : Phénix, 1991 (“Phénix”, no 26). 10. Quatre volumes publiés à Trois-Rivières (Québec, Ca.) par la maison Les Imaginoïdes entre 1983 et 1986. 11. HERZFELD Ellen, KLEIN Gérard et MARTEL Dominique (éd.), La Frontière éclatée (La Grande anthologie de la science-fiction française, 3), Paris : Librairie générale française, 1989 (“Le Livre de poche SF”, no 7113). 12. AYERDHAL (éd.), Genèses, Paris : J’ai Lu, 1996 (“Science-Fiction”, n o 4279). 13. CANAL Richard, La Malédiction de l’éphémère, Paris : J’ai Lu, 1996 (“Science-Fiction”, n o 4156). 14. Animaméa, dans sa forme originale, formait un seul gros roman plutôt énorme (un million de signes avoue l’auteur !), d’abord refusé par Laffont, puis pseudo-accepté par Denoël sous réserve de refontes estimées non justifiées par Canal, finalement proposé au Fleuve. Avec les limitations évidentes de la collection, voilà la source des trois volumes. Villes-Vertige reprend et développe la thématique d’Animamea. 15. CANAL Richard, “Crever les yeux de Dieu”, in DORÉMIEUX Alain (éd.), Territoires de l’inquiétude 7, o Paris : Denoël, 1993 (“Présence du fantastique”, n 34). 16. CANAL Richard, “Le Lac des cygnes”, in Ô, Gouffres !, Bruxelles : Phénix, 1990 (“Phénix”, n o 23). 17. Parmi les auteurs parfois qualifiés de “cyberpunks” au sein de la SF française, Canal malgré ses connaissances pointues paraît au contraire très attaché à ne pas laisser les informations techniquement nécessaires contaminer entièrement le lexique du récit. En passant, il faudra un jour comparer les œuvres science-fictives des écrivains français par ailleurs informaticiens, outre Canal : Dunyach, Girardot, Léourier et sans doute d’autres… 18. CANAL Richard, Swap-swap, Paris : J’ai Lu, 1990 (“Science-Fiction”, n o 2836). 19. L’historien du genre retrouverait une première variante de ce motif du retournement de perspective dans un roman de Bernard Villaret, Mort au champ d’étoiles, qui voit passer dans la France profonde du marais poitevin des ethnologues africains étudiant la société locale (Verviers : Gérard, 1970, “Bibliothèque Marabout Science fiction”, n o 341). 20. In Entretien avec Richard Comballot, paru dans Solaris, n o 92, septembre 1990, p. 40–42. 21. Ibid. 22. “Guévaristes” au plan purement politique, non en tant qu’image du “mythe” révolutionnaire (le héros encore jeune qui disparaît dans l’action). 23. CANAL Richard, Le Cimetière des papillons, Paris : J’ai Lu, 1995 (“Science-Fiction”, n o 3908). 24. Mais déjà, au-delà de l’action : l’art. L’art qui, comme l’a vu Noé Gaillard (critique de la réédition de La malédiction de l’éphémère dans KWS, no 21–22, septembre 1996), « serait la seule réponse, notre réponse à la malédiction, cette impossibilité à franchir les cercles pour échapper à la brièveté de notre existence ». 25. De ce point de vue, on ne peut évidemment manquer de rapprocher les cités flamboyantes du Cimetière des papillons de celles de Villes-Vertige. Si aucune appartenance à un cycle quelconque n’est mentionnée dans le roman le plus récent, une parenté plus qu’allusive est claire. 26. VIAL Éric, critique de Swap-Swap, dans Imagine…, no 54, décembre 1990. 27. Quoiqu’il faille relire aujourd’hui cette période d’un œil débarrassé de tout a priori, et que l’on y découvrirait ainsi bien moins de ce que ses adversaires nommaient “tracts” que l’on a pu le croire en suivant certaines critiques d’alors. Il y a des enterrements trop rapides qui confondent pépites et scories. À moins qu’il n’ait véritablement fallu, en ces années quatre-vingt riches de 182 golden boys, assassiner le discours proprement politique ? Il est temps, dès lors, d’y revenir. Richard Canal y contribue bien. 28. Dans l’entretien déjà cité avec Richard Comballot. 29. Glissement sans doute moins rigide que je ne le présente, les “observateurs” de La guerre en ce jardin pouvant fort bien se voir rangés au rang des manipulateurs ( CANAL Richard, La Guerre en ce jardin, Paris : Fleuve Noir, 1991, “Anticipation”, no 1818). 30. Le Cimetière des papillons, op. cit., p. 81. 31. Il est pourtant un peu étrange de présenter ce recours au monde artistique comme typiquement français, alors que l’œuvre d’art tient une grande place dans la mouvance cyberpunk : il suffit de relire Gibson, en particulier la piste des “boîtes” que remonte Marly dans Comte Zéro. Oui, bien sûr : Gibson et Canal ont été révélés par la même collection, “Fictions” de La Découverte. Étonnant, non ? (GIBSON William, Comte zéro, Paris : La Découverte, 1986, “Fictions”, n o 8). 32. THOMAS p. 15–20. Pascal J., “Entre littératurants et narratifs”, in Yellow Submarine, n o 60, mai 1989, 183 Michel Jeury, un univers indéterminé (Galaxies, nouvelle série, 2010) 1 Voici à peu près cinq ans, en juillet 2005, Olivier Girard publiait dans Bifrost un volumineux dossier consacré à Michel Jeury. Au cours du long entretien avec Richard Comballot publié à cette occasion, se confirmait le désir d’un écrivain, désormais qualifié “de terroir”, de revenir à cette science-fiction quittée voici trop longtemps, quoique revisitée à quelques reprises1. On pouvait y apprendre le titre de travail de ce projet, qualifié alors par Jeury de “bon roman de SF” : Le Grand lien. En définitive, ce “grand lien” ne sera pas simplement un roman, mais bien une sorte de fil conducteur traversant plusieurs histoires, et qui serait, peut-être, comme la conscience de l’univers — ou autre chose… Aujourd’hui, après la réédition dans la collection “Ailleurs & Demain” de trois romans fondamentaux de l’auteur (les trois premiers naguère édités par Klein, parfois qualifiés, un peu abusivement, de “trilogie chronolytique”2), il se confirme néanmoins qu’un nouveau roman de SF signé Jeury verra le jour fin 2010 dans la même collection : May le monde3. Entre-temps, “Les Moutons électriques” ont offert un beau recueil de nouvelles signé Jeury sous le titre La Vallée du temps profond4 (la totalité des nouvelles de Jeury étant par ailleurs disponible sur le site de l’association Quarante-Deux5), le roman “pour la jeunesse” Le Sablier vert a été réédité par le Navire en pleine ville 6, et un omnibus est programmé chez Bragelonne, dans la collection de Laurent Genefort, qui reprendra les titres Aux étoiles du destin, Poney-dragon et L’Univers-ombre7. Il existe donc en cette année 2010 une réelle actualité entourant Michel Jeury. 2 En revanche, on peut légitimement se demander si le lecteur lambda contemporain, peutêtre un peu blasé entre déferlement de “bit-lit”, surconsommation de grosse fantasy commerciale ou de “nouveau space opera”, jeux vidéos en ligne ou non, séries télé et films à budgets démentiels, si ce lecteur peut facilement se représenter quel fracas a constitué l’irruption de Michel Jeury dans le paysage de la science-fiction francophone voici plus de trente-cinq ans. Ses pairs du milieu SF ne l’ont pas oublié : en 2008, la trente-cinquième convention nationale de science-fiction qui se tint à Nyons lui remit un prix pour l’ensemble de son œuvre, tenant selon son organisateur8 à « (exprimer) tout le bonheur du monde de la SFF de le retrouver après une longue absence ». Mais en effet, si l’on 184 excepte ce milieu d’amateurs et d’écrivains nourris de liens très forts, sans doute le nom de Michel Jeury ne figure-t-il plus aujourd’hui dans les esprits, au mieux, qu’associé à une période historique de la SF française, perçu comme une entrée d’encyclopédie, une page Wikipédia9 — et non l’auteur d’une œuvre majeure, à la trajectoire unique. Il convient donc de recentrer cette œuvre, de redéfinir son histoire et son importance — considérable. 3 En 1973, il n’y avait plus guère en France d’amateurs de science-fiction qui se souviennent d’un écrivain à la carrière éphémère du nom d’Albert Higon, qui publia deux titres au “Rayon Fantastique” dans les années soixante — dont l’un, pourtant, fut couronné du Prix Jules Verne10. Aussi, lorsque cette année-là Gérard Klein édita Le Temps incertain d’un certain Michel Jeury au cœur de sa collection “Ailleurs et demain”, le choc fut réel. Tout à la fois d’un point de vue esthétique, romanesque et politique, tout comme au plan des influences acceptées et revendiquées, ce roman marquait soudain d’un coin d’acier le redéploiement en cours de la SF française. On se souvient de ces quelques lignes du quatrième de couverture à propos d’un livre qui « communique subtilement avec les mondes hallucinés d’un Philip K. Dick ou avec les variations temporelles d’un Gérard Klein »11. Certes, la SF française était vivante : la charnière des années soixante et soixante-dix avait vu apparaître les noms de Daniel Walther, Jean-Pierre Andrevon ou Dominique Douay. Bien d’autres étaient là ou allaient suivre. Mais avec Le Temps incertain, on sut tout de suite que le genre tenait tout à la fois un roman fondateur et un auteur d’une stature et d’un talent indéniables. 4 Pourtant, malgré le succès immédiat et les dithyrambes d’une critique stupéfaite de découvrir un écrivain formellement exigeant qui se plaçait sous les auspices de Philip K. Dick tout en l’intégrant dans les recherches du Nouveau Roman, malgré le fait qu’on allait très vite le placer en position de mentor d’une génération, ceux qui rencontrèrent alors Michel Jeury ne purent que constater chez lui la totale absence d’un ego hypertrophié ! Il était doux, discret, attentif, généreux… Et aussitôt entouré (je songe à la convention européenne de Grenoble en juillet 1974) d’une cour frétillante de jeunes fans. Qui était donc cet homme ? 5 On découvrit rapidement un être qui n’avait pas reçu beaucoup de cadeaux : aux yeux de ceux qui persistent à voir l’écrivain en elfe éthéré, la vie de Jeury avant la consécration du Temps incertain ne peut apparaître que chaotique. Mais l’écrivain en lui, justement, a su se nourrir de ses propres fractures et des morsures de l’existence — d’abord au travers de ses œuvres de SF, socialement très préoccupées et qui ne s’orientent pas gratuitement vers le désir d’utopie ; beaucoup plus clairement ensuite dans les romans de terroir qui forment sa seconde carrière, et dans lesquels il a mis jusqu’à ne plus pouvoir démêler biographie et fiction, la plus grande part de lui-même : l’enfance. 6 Comment a vécu cet homme apparu (semblait-il) dans l’univers de la SF française à l’âge de quarante ans, comment a-t-il pu ainsi surgir ? Michel Jeury est né dans le Périgord, à Razac d’Eymet, le 23 janvier 1934. Il a lui-même abordé plusieurs fois sa biographie, et de nombreux entretiens ont su lui faire dire les grands éléments qui l’ont construit et structuré. Sa première tentative d’autobiographie remonte au Livre d’Or que lui consacra Gérard Klein chez Pocket en 1982 (no 5133)12, et les versions les plus récentes de ces souvenirs figurent entre autres dans ce dossier de Bifrost en 2005 (no 39)13. Jeury y relate la vie dure qui fut celle de ses parents entre la fin de la première guerre mondiale et sa naissance, entre métairies, travail d’ouvrier carrier ou valet de ferme pour le père, ouvrière dans une conserverie pour la mère : « C’était la grande misère », dit-il. Toute sa 185 vie, Michel traînera une santé précaire, des problèmes respiratoires, des pertes d’audition. Il sera réformé du service militaire. Voilà ce qui fait naître le Jeury capable de fasciner et de faire décoller tant de lecteurs : une enfance et une adolescence de fils de paysans pauvres, souffreteux et rétif à l’école telle qu’elle existe, mais animé d’une rage de savoir et qui découvre dans la lecture une réelle vocation. Le premier choc littéraire, ce sera La Fin d’Illa de José Moselli, dans Sciences & Voyages14. Vers onze ou douze ans, lecteur de Paul Béra15, il se demande comment on devient écrivain. Il n’aura de cesse de chercher la réponse : lire et surtout écrire, ce sera pour lui une évidence. Il rencontre Marcel Grancher, écrivain alors connu et surtout compagnon de tranchée de son père, qui lui fait découvrir le monde littéraire16. À quatorze ans, il participe à un concours avec, déjà, une histoire de SF. À dix-sept ou dix-huit ans, il envoie des nouvelles à MystèreMagazine et à Fiction, les revues de Maurice Renault chez Opta. Puis il entre en contact avec l’éditeur René Julliard, parce que c’est l’éditeur de Françoise Sagan ! Et dès 1952, il écrit son premier roman de SF, qui deviendra Aux étoiles du destin. Le manuscrit traîne : il sera publié en 1960. 7 Après le bac, Jeury deviendra commis à la perception du canton, puis instituteur (une expérience transcrite dans plusieurs romans du terroir), précepteur (entre autres quelques semaines aux Milandes, pour les enfants de Joséphine Baker !), visiteur médical, représentant pour divers types de produits… Durant tout ce temps, pourtant ballotté d’un emploi à l’autre, l’écrivain s’est épanoui. Le jeune homme écrit, beaucoup, dont des choses qui se perdront. Enfin paraît sous son nom un roman de littérature générale en 1957 (Le Diable souriant, qui relate ses relations d’après-guerre avec le parti communiste 17), une nouvelle (“Mort d’un salaud”) dans une anthologie dirigée par Françoise Mallet-Joris en 195818, et les deux romans de SF signés Albert Higon en 1960, sous la houlette de Michel Pilotin dans la mythique collection du “Rayon Fantastique” (Aux étoiles du destin et La Machine du pouvoir). Prix Jules Verne pour le dernier titre, il rencontre à Paris ceux qui accouchent la SF moderne en France : Jacques Bergier, Philippe Curval, Gérard Klein — sans se douter alors de l’importance qu’aura ce dernier pour lui, ni a fortiori de la fascination que lui-même exercera toujours sur Klein. 1960 voit également Fiction (n o 84) accueillir Albert Higon pour la nouvelle “Le Snant n’est pas la mort”19. Mais Jeury se sent vite écartelé entre deux types de littératures, l’officielle et la parallèle, et ne parvient plus à terminer ce qu’il écrit. Bientôt, il cesse d’écrire. Il y reviendra vers la fin des années soixante lorsque, dépourvu d’activité professionnelle régulière, il se fixe à Issigeac pour succéder à ses parents comme gardien de château, tout en faisant des journées à la campagne. C’est dans ce village périgourdin que le petit monde de la SF française le découvrira, ébahi, après le succès du Temps incertain. Gérard Klein en témoignera dans la grande préface qu’il donnera au Livre d’Or déjà cité : « J’avais même eu peine à croire les relations pourtant fidèles que me firent les convertis de la première heure, Boris Eizykman et Richard Pinhas, qui entreprirent le pèlerinage d’Issigeac. Je ne touchai le réel du doigt que lorsque je me rendis à Issigeac, l’été 1974, pour rencontrer pour la première fois le Maître Inconnu. C’était donc dans cette cuisine modeste, pièce à tout faire, où il ne disposait que de deux mètres carrés, sur une vieille machine posée sur une table rustique, et sous l’œil de ses vieux parents, que Michel avait écrit l’apocalypse du XXe siècle, commencé une œuvre que je tiens pour l’une des plus remarquables de la littérature contemporaine. ». Et naît alors littérairement le deuxième Michel Jeury, celui des œuvres phares de la SF française moderne. 186 8 Si l’on a trop réduit le Michel Jeury des années SF à un épigone de Dick, un chantre de la dérive des perceptions (« Tu te crois assez malin pour savoir ce qui réel et ce qui ne l’est pas ? ») ou un créateur envoûté par les néologismes, à mon avis le sens profond du discours jeuryen est avant tout politique. C’est sans doute ce qui a contribué pour une part à son succès, dans la France d’après 1968, dont la SF se faisait un devoir de ne pas laisser s’éteindre la flamme. Après tout, Mai 68 avait failli provoquer une révolution, et la critique de la société qui avait fusé entre Nanterre et la Sorbonne allait nourrir pour longtemps la réflexion intellectuelle. La SF française fut peut-être la forme littéraire au sein de laquelle cet esprit de 68 percola le plus facilement, et le plus profondément. Certes, l’engagement en littérature peut être décrié, et un roman n’a jamais changé le monde (quoique de temps à autres la vie imite bien l’art), mais la réflexion et la générosité des remises en cause d’alors, alliées à la naissance de l’écologie politique, allaient d’évidence charpenter une bonne part de cette SF, de Jean-Pierre Andrevon à Yves Frémion en passant par Bernard Blanc, sans oublier ces “amazonardes” de grand talent que furent Joëlle Wintrebert, Sylviane Corgiat ou Muriel Favarel. 9 Chez Michel Jeury, malgré tout son soutien comme homme et comme auteur aux jeunes militants-écrivains, à leurs textes, à leurs revues, à leurs éditeurs, il ne s’agit en définitive pas d’une politique idéologisée à l’extrême, s’apparentant à la lutte partisane et, plutôt que de récits, rédactrice de tracts (ce dernier trait, amplement reproché à cette génération, relevant souvent du fantasme : de mauvais textes pamphlétaires, il n’y en eut guère !). Chez Michel Jeury, le maître-mot sera tout de suite utopie. Dans ce très beau texte qui a pour titre “La fête du changement” (dans l’anthologie Utopies 75 parue en “Ailleurs & Demain”20), il est un lieu par excellence de l’espoir, un territoire même de l’utopie : Variana (que l’on retrouve également dans Les Singes du temps). Mais il n’est pas question de l’utopie au sens classique, close et régressive parce que se pensant parfaite. Variana, c’est l’utopie créatrice, qui résiste à l’invasion en brandissant des fusils de bois factices. Variana, où changent enfin les mentalités, sans violence ! C’est une clé à la compréhension de l’œuvre jeuryenne, car cette utopie se situe à la croisée de l’intemporel, qui va de pair avec l’Indéterminé, et des lieux qui peuvent la voir s’éclore — lieux qui seront toujours reliés au terroir d’origine. Si la Dordogne de l’enfance a été frappée par une certaine misère et des problèmes de tous ordres, elle devient très vite le territoire de l’apaisement et de la retraite loin des guerres économiques, cette retraite fut-elle active et engagée. Après Variana, le Timindia, le monde du Lignus, l’UniversOmbre… 10 Si la renaissance de Jeury à la littérature survient alors que la SF française va connaître l’une de ses périodes les plus fastes, il faut sans nul doute y voir non une coïncidence, mais plutôt un savant mélange de causes et d’effets, dans la grande tradition de chamboulement des chronologies et des apparences. D’autres avaient entrepris de faire bouger l’héritière de Verne et de Barjavel, et le bouillonnement soixante-huitard allait offrir au genre ce court avatar que fut la “nouvelle science-fiction française” (sousentendu “politique”), née autour des entreprises de déboulonnage généralisé de Bernard Blanc21. Beaucoup d’appelés et de militants, assez peu de survivants ayant persisté face à la dureté des années qui passent… Par-dessus tous les passionnés et les talents de ces années soixante-dix : Michel Jeury. Car si ses écrits n’ont pas créé ex nihilo la remise en cause et l’évolution, stylistique comme thématique, de la SF française, en revanche ses romans et ses nombreuses nouvelles, généreusement distribuées jusqu’au plus petit fanzine, sont apparus juste au bon moment — et leur force, leur profondeur, leur qualité 187 d’écriture en ont fait sans coup férir l’exemple le plus évident de ce que devait être une SF adulte et mature. Jamais par ailleurs Michel Jeury ne se détournera de ces jeunes turcs pourfendeurs d’atome et de camps militaires : il sera de toutes leurs expériences d’édition, allant jusqu’à diriger pour Blanc l’anthologie Planète socialiste en 1977 22. Si Jeury a parfois douté de l’utilité du fandom de SF, l’amitié en littérature fut toujours à ses yeux une réalité, traduite en nombre de recommandations de textes de jeunes écrivains auprès des éditeurs et rédacteurs en chef qui le considéraient désormais comme l’un de leurs pairs. L’image du chef de file, du leader de cette époque naît de cette disponibilité, de cette présence amicale, de ce soutien sans faille. 11 Tout cela est né d’un livre : Le Temps incertain. L’anecdote est connue : lisant le manuscrit de Jeury, Gérard Klein (économiste de formation, rappelons-le) le voyait écrit par un énarque fréquentant les couloirs bruxellois de la CEE plutôt que par un fils de paysans de la Dordogne profonde. La découverte fut sidérante. La complexité formelle et thématique du livre, la façon dont Jeury y appuie en 1973 sur ce qui nous fait encore mal aujourd’hui (le pouvoir et les luttes des corporations transnationales), le choix esthétique d’un discours qui ne cesse de diverger, de se reprendre, de se diluer et de créer in fine une temporalité non linéaire, bégayante, qui se délite, comme effilochée par les coups de ceux qui tentent de s’en saisir et de s’en servir, la grande fusion enfin qui se donne à voir entre fond et forme dans ce roman unique — tout converge vers le chef-d’œuvre. Non, Michel Jeury n’est pas le premier à s’emparer des lignes du temps, à dénoncer les guerres pharmaceutiques, à percevoir le potentiel de création (romanesque !) des psychotropes. Mais si derrière lui planent bien entendu les ombres de Dick ou de John Brunner, le talent est évidemment de le faire oublier, de s’en dégager, de le transcender. En créant l’Indéterminé et les lieux référentiels qui le peuplent, Jeury offre à ceux qui le lisent un univers entier, peut-être dépourvu de mode d’emploi, mais gros d’une autre multitude de mondes, de réalités, d’existences. Parmi les écrivains de ces années-là, nombreux seront les créateurs fascinés par l’intensité d’une œuvre née autant de l’inquiétude que du doute. Ainsi, il n’est pas vain d’avancer qu’il existe désormais une SF française et francophone d’avant et d’après 1973. Les compagnons de route de Michel Jeury seront légion, et on l’a vu, un certain nombre parmi eux en feront à son corps défendant une sorte de gourou. Souvent, ceux-là ne comprendront pas qu’un jour il pose d’autres choix, quitte la SF complexe qui était devenue sa marque de fabrique, revienne à la simplicité jusqu’à s’écarter de la SF elle-même, lorsqu’il commencera, avec le Vrai goût de la vie, à revisiter son terroir et son histoire, à créer le troisième Michel Jeury23. Mais en quinze ans, de 1973 à 1988, le mode de fonctionnement de la SF française aura été profondément bouleversé, de même que sa position vis-à-vis de la SF anglo-saxonne. Consciente d’elle-même, la SF française après Jeury prend son véritable envol et cesse de copier des modèles majoritairement américains. 12 La science-fiction de Michel Jeury, plus que jamais spéculative-fiction, déborde d’ailleurs le cadre d’une école nationale. Lui que certains voulurent réduire à un catalogue d’influences dont il lui aurait été malaisé de s’extirper, fut rapidement célébré ailleurs. Un prodigieux auteur tel que Theodore Sturgeon n’hésite pas face à l’hyperbole lorsqu’il préface la traduction américaine du Temps incertain (parue en 1980 sous le titre Chronolysis 24 ). Il parle d’une « averse d’images et de scènes » qui « est présente dans son style et ses figures ». Car c’est l’œuvre qui doit parler, et la vraie révolution esthétique jeuryenne, revenons-y, est de mettre comme jamais en accord profond le fond et la forme : ce qui s’y dit prend la forme de ce qui est narré, ou encore, la distorsion et l’indéterminé de 188 l’univers décrit est directement lisible dans le style et la rhétorique. Philip K. Dick, peutêtre, mais malaxé par la littérature française en ce qu’elle sait mieux que d’autres littératures malaxer mots, phrases et finalement discours : ce n’est pas un hasard si Michel Jeury rappelle inlassablement que son livre est né (dès 1969) sous la forme d’un roman de littérature générale fortement marqué par le Nouveau Roman, qui s’est insensiblement mué, on ne se refait sans doute pas, en récit de science-fiction. 13 Qu’est-ce donc que Le Temps incertain ? Dans son guide de lecture Passeport pour les étoiles, Francis Valéry répond clairement en 2000 (“Folio SF”, no 30) « qu’il s’agit d’une œuvre tellement riche et complexe que tout le monde ou presque (…) continue de se réclamer de (son) héritage »25. Mais encore ? Même s’il affirme avoir longtemps hésité à donner un titre à son manuscrit, Michel Jeury ne peut plus nier que celui qu’il a finalement retenu soit d’une parfaite adéquation au livre. Il s’agit d’un récit qui pourrait se révéler commun ou classique, mais qui est au fil des pages repris, revu, revécu, distordu : une anecdote sur fond de thriller politico-économique, une anecdote qui éclaircit la trame du réel et finit par forer des trous dans la perception du flux temporel. Passé, présent, futur : les causalités s’effondrent et les pièges s’ouvrent sous les trajectoires des protagonistes. L’univers tangible laisse place à la création jeuryenne par excellence, l’Indéterminé. Une drogue envoie en chronolyse le voyageur : il va “habiter” (mais ce n’est pas aussi simple) d’autres individus et ainsi voir d’autres temps. Le docteur Robert Holzach sera Daniel Diersant, mais aussi Larcher ou Renato, sans doute. Mais lorsque les ordinateurs de l’hôpital Garichankar, le réseau phordal, l’expédient dans l’Indéterminé, ils initient davantage une quête qu’une enquête. Le voyage de Holzach sera métaphysique aussi bien que scientifique, et le mysticisme (ou du moins la spiritualité) fait son entrée chez Jeury dès l’entame. Le transfert réputé purement psychique commence à produire des effets tangibles sur la durée historique. La chronologie stricte disparaît au profit de l’espace intérieur cher aux chantres des psychotropes — alors, on peut revivre éternellement la même scène, on poursuit une initiation bien plus qu’on ne voyage, on accède enfin à cette éternité subjective que l’auteur revisitera souvent, et qui peut laisser le “héros” vivre son utopie personnelle au bord de l’océan Oradak, sur la plage de la Perte en Ruaba… Évidemment, les phords n’ont pas le monopole de l’accès à l’Indéterminé, et les incarnations de Holzach seront confrontées au mal à l’état pur, la substance de tous les dictateurs de l’univers muée en un monstre totalitaire protéiforme : HKH, qui est peutêtre Harry Krupp Hitler, mais également Howard Kennedy Hugues ou Honeywell K. Heydrich… Si Garichankar veut lutter contre HKH en remontant le temps, la mouvance de l’Indéterminé rend la menace elle-même particulièrement incertaine ! 14 Il ne faudrait évidemment pas conclure de l’importance cruciale du Temps incertain que la carrière science-fictive de Jeury puisse se limiter à cet unique roman. Certes, le livre a d’emblée été salué par ses pairs, et a reçu en 1974 le prix du meilleur roman du tout jeune Grand Prix de la Science-Fiction Française créé par Jean-Pierre Fontana (pour l’anecdote, le prix de la nouvelle alla à… Gérard Klein26). Certes, nous nous sommes tout de suite tous agglutinés autour de Michel (voir plus haut)… Mais lorsqu’il reçut le prix et qu’il commença à fréquenter les conventions de SF, Jeury était déjà ailleurs, comme tout écrivain pourvu d’un imaginaire personnel. L’un des signes majeurs qui puisse désigner l’écrivain nanti d’un vaste et puissant univers propre, n’est autre que la capacité de cet auteur à approfondir sa thématique en forant le sens toujours plus loin, en revisitant les motifs et les types de narration naissant de son obsession centrale — un peu comme les séquences temporelles revues et corrigées du Temps incertain. Michel Jeury n’aura de cesse 189 d’explorer l’univers chronolytique. Si Les Singes du temps et Soleil chaud poisson des profondeurs ne forment pas une vraie trilogie avec le premier roman du cycle (Jeury affirme que le troisième roman chronolytique demeure à écrire), ils seront néanmoins perçus comme tels, et ils approfondissent sans le moindre doute les concepts clés de l’univers jeuryen que sont l’Indéterminé et l’éternité subjective. 15 Dans Les Singes du temps (1974) 27, nous sommes proches encore du monde d’origine du Dr Holzach. Il s’agit toujours de se battre face à un ennemi insidieux, beaucoup plus politique ici que les multinationales ou HKH. Ceci dit, le goût de l’éternité et de l’utopie symbolisés par la plage de la Perte en Ruaba s’est bel et bien installé : lutter, oui, mais pas avec les mauvais outils. Pas question de reproduire les comportements de l’adversaire. Politique, néanmoins. Jean-Pierre Andrevon l’a remarquablement mis en évidence dans un article critique : « La politique comme force agissante, contraignante, aliénante, qui modèle l’univers mais qui est aussi sa force motrice, sa dynamique. La politique, chose haïssable, mais aussi seul moyen d’avoir une action au monde, seul moyen, peut-être, de le changer. » (Fiction, no 251, novembre 1974)28. En revanche, la tentation de l’utopie devient prégnante : Gogol, planète de liberté, le parti socialiste asyuo (« Rêve impossible de la conciliation des contraires », dit encore Andrevon), qui allie politique occidentale et philosophie orientale. C’est l’enfance, toujours, qu’il ne faut jamais oublier : le cirque de Magic-Joe, les onomatopées, l’autre face sans doute de l’utopie. Et puis le retour aux lieux de l’Indéterminé par une autre porte que la drogue, celle de l’éternité subjective en tant que mécanisme de défense face à une douleur tellement intense et insupportable que le temps éclate en multiples fragments, pour donner naissance à une durée subjectivement éternelle, offrant la capacité de fuir cette douleur (ainsi de Giordano Bruno sur son bûcher). Joëlle Wintrebert en situe la source chez Raymond Abellio, dont elle cite (dans Univers no 18, en 197729) une phrase typiquement jeuryenne : « Le plus grand malheur de la vie est de ne pas savoir dilater assez le temps aux instants essentiels pour l’abolir ». Simon Clar s’est ainsi enfui. Fuir. Et parvenir là où rien ne peut plus vous atteindre. 16 Dialogue : « — Où se trouve la planète Gogol ? — Quelque part dans le Monde de l’intérieur. — Et où se trouve le Monde de l’intérieur ? — Dans l’univers, dans moi, dans toi. Dans la tête des gens. Dans l’esprit des singes du temps. Partout et ailleurs. »30 17 Et au cœur de tout cela, Michel Jeury parvient à demeurer parfaitement concret, même si le roman peut paraître encore un peu plus déroutant que le précédent, car l’anecdote fondatrice du Temps incertain est ici sortie du jeu narratif. Concret, car le livre est évidemment porteur de sens. Nous sommes dès lors confrontés à ce qui pourrait être l’écorché d’un roman, donnant à voir tous ses éléments sans fournir clairement le mode d’emploi. Le romanesque s’évacue en ce que le récit se mord la queue et procède par fragments, mais chacun de ces fragments est indéniablement tangible, puisqu’il s’agit à nouveau d’une lutte face aux tendances fascisoïdes des puissants. La grande force lexicale de Michel Jeury apparaît de plus en plus évidente : la création d’un langage, d’un vocabulaire, le jeu avec le néologisme se déploient totalement. BODIAC, flipos, Millenium Pilgrim Society, et cette onomatopée qui est tout ce qui demeure du souvenir d’une attaque atomique située en 1981 : TACATOMIC ! Les patronymes également, qui sont souvent le déclencheur de l’écriture : Poona, Ozoungaria, Oslobo Maslorovo, Claude Atoll, Asele la bergère… Si l’on en doutait, tout ceci rappelle que les singes du temps sont évidemment aussi des signes. Et si comme Daniel Diersant, Simon Clar accède à l’éternité 190 subjective, le roman se clôt sur un appel devenu célèbre : « Nous nous battrons avec nos rêves ! ». 18 D’un point de départ diablement classique en science-fiction, le jeu avec le temps, l’œuvre jeuryenne dérive lentement vers toutes les dilatations les plus extrêmes de ce motif. La notion d’Indéterminé va subir les variations inhérentes à son existence même : ce qui n’est pas déterminé ni par le temps ni par l’espace est source d’éternels bouleversements et transmutations. Si la chronolyse reste une technique à prétention scientifique, ses variantes ultérieures quittent le référentiel de l’hôpital et de l’expérience lorsque l’accès à l’éternité subjective convoque le corps et se met en place en tant que réponse à un traumatisme, une peur, la dernière extrémité avant le néant. Dans Soleil chaud poisson des profondeurs (1976)31, le titre fait référence au cœur du récit, ces syndromes de Hood (soleil chaud) et de Boldi (poisson des profondeurs). À nouveau, de grandes corporations tyrannisent le monde, des églises visent au contrôle des esprits, deux réseaux d’ordinateurs vont combattre jusqu’à menacer la civilisation, car les Intelligences Artificielles contrôlent les implants des individus, mettant en péril la perception de la réalité — nous y revoilà ! C’est alors que deux syndromes psychiatriques transforment la population, y compris physiquement : après la fuite vers la Perte en Ruaba, le repli individuel en son propre corps. « L’homme est terrorisé par le froid absolu de la civilisation des hypersystèmes, alors il rêve qu’il est très loin de là, quelque part sous un soleil chaud. Et il se met à brunir. Telle est la maladie bronzée de Hood… » 32. Boldi sera son exact opposé : le repli psychique provoque l’apparition d’une peau écailleuse. Dans le même temps, des cavaliers révolutionnaires s’apprêtent à donner l’assaut à nul autre lieu emblématique que l’hôpital Garichankar, alors que le scénariste Yan Nak se trouve mêlé au conflit ! 19 Bien entendu, on aura compris que le syndrome de Hood s’apparente à la fuite dans ces rêves avec lesquels, nous dit Jeury, on peut toujours se battre. Soleil chaud… est également un roman qui ne cesse de s’emballer et de progresser vers une complexité formelle parallèle à la complexité du monde décrit. Le lecteur qui accepte l’immersion totale en sort semble-t-il ébloui : de nos jours encore, lors de sa dernière réédition en 2008, le livre a suscité des réactions enthousiastes quant à sa pertinence face au kaléidoscope qu’il donne à voir, celui d’un monde futur devenu fou — pas tellement éloigné du nôtre. Le déchirement des hypersystèmes est-il si exotique dans notre contexte de crises économico-politiques à répétition ? Les enjeux d’un récit visionnaire se mettent-ils à décrire de mieux en mieux notre propre monde ? Voilà une situation que l’on n’imaginait sans doute pas en 1976. Avec le recul, un récit qui amalgame hypersystèmes, castes dirigeantes, spectacles simulés qui confinent les individus dans l’illusion, tout cela ne sonne-t-il pas un petit peu cyberpunk avant la lettre ? Lorsque les créations de Yan Nak interfèrent avec le réel, peut-on encore déterminer qui est la créature de l’autre ? Oui ou non, Rick Deckard est-il lui-même un réplicant33 ? 20 Après Soleil chaud poisson des profondeurs, Michel Jeury est parfaitement maître de son univers, et a mis en place une fois pour toutes le référentiel propre et la mythologie de celui-ci. Il est également partout : fanzines, revues (dont Fiction ou Univers), anthologies, romans. On le verra chez Bernard Pivot34 (dont une fois non sur le thème de la SF, mais sur celui de la peur, motif extrêmement jeuryen). Il poursuit dès lors un chemin qui pourrait devenir extrêmement balisé, mais qu’il s’ingéniera toujours à parsemer de voies de traverse, de branches rattachées certes au tronc principal, mais habitées par la nécessité impérieuse d’explorer tous les territoires. L’itinéraire éditorial en témoigne. Il 191 en va ainsi de nombre de ses nouvelles, reprises ou fragments de récits plus longs : ainsi de “Simulateur ! Simulateur !”35, rattachée à l’univers de la trilogie, de “La Poudre jaune du temps”36, de “La Fête du changement”37, de “La Guerre et mon amour”38, source du roman L’Orbe et la roue, ou de “L’Envol des cavaliers”39, qui renvoie aux Yeux géants. Après la première trilogie, “Ailleurs & Demain” publiera encore quatre grands romans : Le Territoire humain (1979), Les Yeux géants (1980), L’Orbe et la roue (1982) et Le Jeu du monde (1985)40. De ceux-ci, on s’accorde à placer Les Yeux géants hors catégorie, rayon chef d’œuvre absolu. Pour appliquer à nouveau à ce roman une formule de Gérard Klein, il s’agit ici de « l’alliance surprenante du scepticisme et du mysticisme » : Jeury y réussit la gageure de s’emparer d’un motif particulièrement rabâché (les apparitions d’OVNI) pour le presser et le passer à la moulinette esthétique de son propre imaginaire. 21 Inspiré des théories de Bertrand Méheust développées dans Science-fiction et soucoupes volantes (Mercure de France, 1978 — Méheust inspirera également le Britannique Ian Watson avec Les Visiteurs du miracle41), Jeury décide d’envisager un monde où les manifestations les plus diverses, et parfois saugrenues, de l’inconscient collectif humain prennent soudain forme et matérialité. Selon un modèle typiquement jungien, de la même manière que les phénomènes OVNI sont envisagés par Méheust comme surgissant de l’imaginaire des auteurs des pulps (antérieurs aux observations modernes), la Terre des Yeux géants verse dans la concrétisation physique des idées. « Les témoignages sur des phénomènes mystérieux se multiplient, Yeux géants dans le ciel, résurrections, transformations d’humains en animaux, manifestations incongrues d’êtres étranges surgis du néant. »42 Ce qui pourrait donner lieu à des développements strictement mystiques (les morts se relèvent, et autres exemples eschatologiques qui pourraient annoncer une parousie…) est néanmoins envisagé sous un angle qui choisit de demeurer très science-fictif : scepticisme, certes, et démontage de l’apparition archétypale. L’une des grandes créations de Michel Jeury, création depuis lors mille fois reprise dans la matière collective de la SF (voir Hypérion de Dan Simmons et la psychosphère des Futurs mystères de Paris de Roland Wagner, entre autres), sera cette “infosphère” qui entoure la Terre des êtres humains d’un manteau d’information contenant tout ce qui a un jour existé, a été rêvé, a été imaginé… On demeure proche de la spiritualité si l’on songe à la “noosphère” de Pierre Teilhard de Chardin (« une nappe nouvelle, la “nappe pensante”, qui, après avoir germé au Tertiaire finissant, s’étale depuis lors par-dessus le monde des Plantes et des Animaux : hors et au-dessus de la Biosphère, une Noosphère », Le phénomène humain, 195543), mais sur le plan technoscientifique cette sorte de “conscience collective globale” est également proche du cyberespace de William Gibson, dont la réussite lexicale dépasse désormais de loin le champ strictement littéraire. 22 Jeury n’est pourtant pas dupe des dérives mystiques trop facilement liées à ce genre de construction intellectuelle. Dans le roman, des associations envoient sur le terrain des “négateurs” chargés de trouver des explications rationnelles à tous les phénomènes. Emma Gabriel et Vincent Jallas sont des témoins, parmi d’autres. Les phénomènes, ils en ont une connaissance directe, mais leur itinéraire les mènera vers l’indicible : on ne connaît jamais rien, au fond, on tente seulement de débrouiller les différentes versions du réel. Le quatrième de couverture de l’édition “Ailleurs et demain” se concluait sur la phrase : « Lire ce livre est une expérience qui fait chavirer la raison », et on sait que le roman demeure littéralement en suspension, puisque l’auteur conclut que « la suite de ce récit ne pourra jamais être écrite avec des mots humains » ! La Nef Tanga, détournement jeuryen de l’OVNI, emmène quelques humains. Le voyage est baroque. Mais jusqu’où ? À 192 propos du roman de Ian Watson, Bruno Lecigne parla d’une “épistémologie-fiction”44, et le concept peut à merveille s’appliquer à Jeury. On ne s’attardera pas à discuter plus avant le caractère de dévoilement gnostique de la SF de Jeury : lui-même a analysé les écrits de Gérard Klein sous cet angle, et l’approche traverse nombre de vulgarisations concernant le genre. En 1979 déjà, Joëlle Wintrebert intitule une étude parue dans Univers (n o 18) : “Michel Jeury du ‘Temps incertain’ au ‘Territoire humain’ ou le gnosticisme contre ‘le mur noir de l’avenir’”45. Le philosophe Guy Lardreau tranchera : « La science-fiction est une gnose » (Fictions philosophiques et science-fiction, 198846). Les fans de SF, au moins, ne furent pas dupes quant à la qualité du livre : Les Yeux géants reçut le prix Rosny Aîné 1981 du meilleur roman. 23 Au plan de l’itinéraire éditorial évoqué plus haut, Michel Jeury a entrepris depuis 1976 de diversifier sa production romanesque — entendez : de multiplier les publications et de tenter des approches littéraires peut-être plus populaires, moins explicitement expérimentales que certains des textes qu’il donna à Gérard Klein. Il ressuscite Albert Higon pour deux J’ai Lu (Les Animaux de justice et Le Jour des voies47), il offre deux romans pour la jeunesse à la collection “L’Âge des étoiles” de Laffont (Le Sablier vert et Le Monde du Lignus48), il cautionne les collections politiques qui naissent alors (Poney-dragon pour “Ici & maintenant”49, et L’Univers-ombre pour “L’Utopie tout de suite”50), il apparaît chez Pocket ( Les Enfants de Mord51), et surtout il devient dès 1979 un poulain du Fleuve Noir, avec Les Îles de la Lune dans la collection “Anticipation” 52. Désormais, entre les romans ambitieux qui s’espacent chez Robert Laffont, la production jeuryenne s’emballe et emprunte tous les chemins possibles. (Il ne faut pas négliger que durant toutes ces années il ne cessera non plus d’écrire des nouvelles et de les offrir un peu partout, de Fiction aux programmes de conventions !) Ce que certains lui reprocheront, parlant tantôt d’un appauvrissement et tantôt d’une hiérarchisation de ses œuvres, procède bien entendu en réalité de l’une des caractéristiques centrales de la fiction jeuryenne : le jaillissement ininterrompu d’idées et d’images, qui peuvent se résumer en quelques lignes vite offertes au lecteur au cœur d’un “Ailleurs et demain” (rappelons-nous ce que Roger Bozzetto disait du Territoire humain, « univers grouillant de pistes, où la signification se noie »), et qui se déploient à merveille dans nombre de ses romans a priori plus linéaires. On ne négligera pas non plus que durant toutes ces années (malgré un nouvel épisode de gardiennage au château d’Eyrenville), et jusqu’à ce jour, Michel a vécu de sa plume, réalité qui ne peut guère se satisfaire de publications trop espacées. Néanmoins, malgré la disparité qui peut exister entre les livres complexes et les narrations du Fleuve Noir, ces derniers romans demeurent bel et bien des branches de l’univers jeuryen, nombre de ces titres développant ou reprenant des idées et des motifs présents ailleurs. En cela, comme dans l’infosphère des Yeux géants, l’information circule sans trêve d’un roman à l’autre, et architecture une véritable toile d’araignée faite de répons et de diverticules, qui construisent sans contestation possible une œuvre de SF éminemment unifiée. L’exploration des facettes les plus techniquement spéculatives de la SF ne cessera pour autant de l’animer, entre autres lorsqu’il s’ouvrira au motif classique des univers parallèles, mais en basant les ressorts de ses intrigues sur l’utilisation de la théorie des fractales de Benoît Mandelbrot. Les mathématiques pointues au service d’une vision très particulière des “mondes divergents”, c’est aussi cela, Michel Jeury : nul n’aura oublié les Terre hautes et les Terre basses du cycle des Colmateurs, qui applique au plus près la maxime de Clarke sur l’indiscernabilité de la magie et de la complexité technique (Cette Terre, Le Vol du serpent, Les Démons de Jérusalem, tous chez Pocket entre 1981 et 1985 53). On ne peut que regretter ne pas avoir pu lire les cinq ou six volumes prévus, pour lesquels 193 des passages d’Histoire uchronique avaient été écrits par Jacques Goimard. Le Fleuve Noir, Pocket et J’ai Lu accueilleront Michel Jeury jusqu’à sa décision de s’éloigner du genre qui l’avait consacré. 24 En 1975, Michel a épousé Nicole. L’année suivante naît Danièle, alias Dany. La petite fille que j’ai croisée au début des années quatre-vingt vit aujourd’hui à Nyons, en Drôme provençale. Elle écrit. Elle a d’ailleurs plusieurs fois signé avec son père (Le chat venu du futur ou Contes et légendes du Périgord, en 199854). Dany a deux fils, qui se prénomment Swann et Mael… Après le temps incertain, le temps enfin retrouvé ? En 1987, Michel Jeury quitte Issigeac pour s’installer à Anduze, parmi les bambous et proche de la famille de Nicole. Ses parents l’ont quitté en 1985 et 1986. Le dernier roman inédit en SF, La croix et la lionne, paraît chez J’ai Lu en 198655 (la trilogie des Mondes Furieux qui sort au Fleuve à partir de 1988 constitue une sorte de “pièce rapportée”, commencée auparavant pour une autre collection56). Il est difficile de résister à l’idée que cette charnière, voire cette fracture, est concomitante à la naissance du troisième Michel Jeury ! Même s’il convient de se garder des “explications” systématiques de l’œuvre par ce qui lui est extérieur (car dans ce cas le subit intérêt du journalier agricole Jeury envers le pouvoir économique et les transnationales à l’époque du Temps incertain deviendrait quelque peu insolite), il n’en demeure pas moins que la coïncidence est troublante. 25 En 1988 paraît Le vrai goût de la vie57 (mais aussi un roman érotique sous le nom de François Colin, Emma deux fois58) Michel Jeury demeure fidèle à son éditeur, Robert Laffont (qui est d’ailleurs devenu une référence en matière de roman du terroir, au travers de “l’école de Brive”), mais quitte soudain les rivages de la Perte en Ruaba, au profit des vallées périgourdines, des Cévennes et des bambous, plus tard de l’industrie de la soie. Cet aspect “soudain” ne l’est évidemment qu’aux yeux de ses lecteurs vaccinés aux “Ailleurs et demain”, puis aux Fleuve Noir. Depuis longtemps, Michel parlait à ceux qui l’approchaient du “grand roman paysan” qu’il souhaitait pouvoir écrire un jour. Je me souviens d’un entretien (demeuré inédit) réalisé à Issigeac en 1977, où il me confiait déjà cet espoir. Il convient également de ne pas omettre Le Crêt de Fontbelle, mise en écriture des souvenirs de ses parents qui sort en 1981 chez Seghers59, et qui peut se lire comme une sorte de préface à tout ce que Michel écrira par la suite. Cette première rafale de romans inscrits avec précision dans le temps et l’espace périgourdin, le cycle des trois titres du Vrai goût de la vie, surprit donc ceux que l’auteur avait accoutumés aux temporalités fuyantes, aux lieux distordus et fragmentés. C’étaient des livres avec un début, un milieu, et une fin ! Et mieux que raconter des histoires, ils incarnaient l’Histoire. 26 Si Michel Jeury n’a jamais développé formellement les éléments biographiques qu’il avait donnés à Gérard Klein pour le Livre d’or (et qui furent réédités avec Soleil chaud poisson des profondeurs en 2008), la raison en est simple : tout ce qui aurait dû charpenter une autobiographie figure, parfois fantasmé, dans les romans qu’il a donnés depuis 1988. Jeury y a tordu ses propres souvenirs à un point tel qu’il avoue aujourd’hui ne plus pouvoir démêler réalité et fiction. (Sur ce point, on n’est donc pas si éloigné des œuvres de SF !) L’enfance dans les campagnes, la guerre, l’école, les petits métiers : voilà la trame de tous ces livres, le plus souvent abondamment repris, en poche ou en édition club — car leur lectorat est solide et fidèle. Au fil des années, l’exploration des réalités de la campagne française par Michel Jeury en a fait un auteur incontournable, de la même manière qu’il est devenu un spécialiste de l’école de la République, écrivant ou préfaçant sur le sujet sans relâche60. L’Année du certif (1995), l’une des plus belles excursions de 194 Michel Jeury dans l’univers de l’école, a reçu le prix Charles-Exbrayat et le prix Cabri d’Or, avant d’être adapté avec succès par France 3 en 1996. (Un vrai beau succès, les autres rapprochements de Jeury et de l’audiovisuel n’ayant jamais été tellement probants, lorsqu’il s’agissait de SF.) Parmi les grands livres du troisième Michel Jeury, il serait impardonnable de ne pas citer Le printemps viendra du ciel, épais volume consacré à la période de la Résistance, ainsi que le diptyque retraçant l’aventure de l’industrie de la soie, dans les Cévennes puis à Lyon : La Vallée de la soie et La Soie et la montagne. De plus en plus fréquemment, les romans de Jeury s’organisant autour de grandes figures féminines : Aline Coline (La Grâce et le venin), Alexandrine (les deux romans de la soie), Angeline (roman homonyme), actives et porteuses d’une vision du monde bien différente de celle des hommes. 27 Désormais, notre auteur se trouve à la tête d’une vingtaine de romans (régionaux, de terroir, autour de la vie rurale, qu’importe au fond l’étiquette) et de trois essais consacrés à l’école républicaine. Il a encore évoqué son enfance dans un récit pour la jeunesse écrit avec sa fille Dany, Le printemps de Thomas (2004)61. Longtemps, pris de l’envie d’un retour à la science-fiction, il s’est demandé comment concilier ce désir avec la poursuite de l’écriture plus classique, comment articuler en somme l’Indéterminé et le terroir. Il se disait écartelé. Apparemment, après quelques nouvelles ressortissant au genre SF (plus d’une dizaine néanmoins, depuis 1994, et sans compter les Contes et légendes du Périgord écrits avec Dany), le grand retour est bel et bien au programme : il faut donc penser que l’écartèlement s’est réduit — ou plutôt que Michel Jeury, comme il nous y a habitués depuis 1973, a fini par donner une solution qui lui soit propre à un problème d’écriture apparemment insoluble ! Il y a des chances, comme il aime à le dire, que la réalité, encore et toujours, sous celle de Michel « laisse quelques plumes ». Cela n’en finit pas de commencer… 28 Michel Jeury, paysan (“païen”, disait Gérard Klein, dans Le Livre d’or) ou utopiste, n’en finit pas de surprendre. Voici près de trente-cinq ans, on pouvait lire dans Les Singes du temps les lignes suivantes : » Quelque part dans le Golfe, le cheikh XXX, président du Cartel persique (…) recevait un mystérieux Français. (…) (C’)était le premier désigné de huit pilotes (pour quatre raids) du plan Harmageddon. Son objectif : Taverny, près de Paris. L’avion : un Concorde qu’un cheikh ou émir du Golfe se ferait voler au dernier moment, de telle sorte que le vol puisse être attribué à un commando révolutionnaire muadibiste. Pas besoin de larguer la bombe : l’appareil s’écraserait sur l’objectif (…) ». Relire ces lignes après septembre 2001 procure une étrange sensation. Reviens en terre de science-fiction avec cette force-là, Michel ! Donne-nous des nouvelles de ton grand lien, de cette conscience universelle, ou de cette intelligence qui vient vers nous au travers des centaines de millions d’années, ou encore de cette manifestation d’un réseau doué de sapience ayant survécu à ses créateurs, ou encore de cette variante de notre propre pensée qui tourne en boucle dans des géométries de Calabi-Yau… 29 Car il y a May, et son monde, qui foncent vers notre horizon d’attente de lecteurs impatients, depuis on ne sait trop quelle transition de phase. Qui est comme une sorte de prologue à ce Grand Lien, lequel pourrait (“si je tiens la rampe”, affirme Michel) s’incarner en un recueil jouant des facettes diverses de l’idée. Serions-nous occupés à boucler un trou de ver littéraire ? Le monde de May serait un monde de changement — tellement présent, nous l’avons vu, depuis le Variana et jusqu’à aujourd’hui. Dans le monde de May, il y a un hôpital qui porte le nom d’un théologien et philosophe du Moyen Âge tardif, Eckhart von Hochheim, mieux connu sous le nom de Maître Eckhart, qui eut 195 des mots avec l’Inquisition… Il y a une maison dans la forêt, des enfants qui apprennent le monde et le changement. Le monde de May se délite : c’est la décohésion. Mais il coexiste avec une infinité d’univers. Ils nous contiennent, et nous les contenons. Sans le changement, ajoute Michel, “la vie ne vaudrait pas d’être vécue”. Et nous autres, lecteurs impatients, nous salivons. Une infinité de merci, Michel ! NOTES 1. COMBALLOT Richard, “Michel Jeury : Aux Dieux du Temps” (entretien), in Bifrost, n o 39, juillet 2005, p. 128–166. 2. JEURY Michel, Le Temps incertain, Paris : Robert Laffont, 2008 (“Ailleurs et demain”). Ainsi que, même éditeur et même collection : Les Singes du temps (2009) et Soleil chaud poisson des profondeurs (2008). Les éditions originales sont respectivement de 1973, 1974 et 1976. 3. JEURY Michel, May le monde, Paris : Robert Laffont, 2010 (“Ailleurs et demain”). 4. JEURY Michel (et COMBALLOT Richard, éd.), La Vallée du temps profond, Lyon : Les Moutons électriques, 2007 (“La Bibliothèque voltaïque”, no 1). 5. Sous le titre général “La Conspiration des trois noms”, le beau site documentaire et créatif d’Ellen Herzfeld et Dominique Martel (“Quarante-Deux, quelques pages sur la science-fiction”) propose pas moins de cent neuf textes de Michel Jeury. URL : http://www.quarante-deux.org/ les_Recits_de_l’espace/Michel_Jeury/ (consulté le 7 juillet 2014). 6. JEURY Michel, Le Sablier vert, Saint Hippolyte du Fort : Le Navire en pleine ville, 2007 (“Sous le vent classiques”). L’édition originale est de 1977. 7. JEURY Michel, Escales en utopie, Paris : Bragelonne, 2010 (“Trésors de la SF”, n o 11). Contient les romans Poney-dragon, L’Univers-ombre et Aux étoiles du destin, ainsi que les nouvelles “Le Cinquième horizon”, “Les Colmateurs” et “La Poudre jaune du temps”, une postface de Richard Comballot (“Michel Jeury, le destin d’une étoile” et un article de Joëlle Wintrebert (“Du Temps incertain au Territoire humain ou le gnosticisme contre le mur de l’avenir”). 8. L’écrivain et historien du droit Ugo Bellagamba, né en 1972, soit l’année précédant la parution du Temps incertain. 9. Qui existe, à l’ URL suivante : https://fr.wikipedia.org/wiki/Michel_Jeury (consulté le 7 juillet 2014). 10. HIGON Albert, Aux étoiles du destin, Paris : Hachette/Gallimard, 1960 (“Le Rayon fantastique”, n o 68) et La Machine du pouvoir, Paris : Hachette/Gallimard, 1960 (“Le Rayon fantastique”, n o 71). C’est ce second roman qui obtint la même année le prix Jules Verne. 11. JEURY Michel, Le Temps incertain, op. cit. Le dit quatrième de couverture est réputé avoir été rédigé par Gérard Klein. 12. JEURY Michel, “Esquisse pour une biographie sommaire”, in KLEIN Gérard (éd.), Le Livre d’or de la science-fiction : Michel Jeury, Paris : Presses-Pocket, 1982 (“Le Livre d’or de la science-fiction”, n o 5133, p. 43–48). 13. Voir l’entretien déjà cité avec Richard Comballot. 14. José Moselli (1882–1941), feuilletoniste principalement pour la maison Offenstadt, fut surnommé “l’écrivain sans livre”, tant sa production ne parut de son vivant quasi qu’en magazine. La Fin d’Illa, l’un de ses romans de SF les plus connus, date de 1925. 196 15. Paul Bérato (1915–1989), plus connu sous ses pseudonymes de Paul Béra ou d’Yves Dermèze, a écrit un grand nombre de romans d’aventure, policiers ou de science-fiction. Il est originaire du Lot-et-Garonne, non loin donc des lieux de jeunesse de Michel Jeury. 16. Marcel Étienne Grancher (1897–1976), journaliste et écrivain, fut l’ami de Mac Orlan et de Carco, écrivit des romans qualifiés de “truculents” et plus tard des polars parodiques. Il servit durant la première guerre mondiale en compagnie de Joseph Jeury. 17. JEURY Michel, Le Diable souriant, Paris : René Julliard, 1957. 18. JEURY Michel, “Mort d’un salaud”, in Anthologie sous la responsabilité de Françoise Mallet- Joris, Nouvelles, Paris : René Julliard, 1958. (no 3.) 19. HIGON Albert, “Le Snant n’est pas la mort”, in Fiction, n o 84, novembre 1960, p. 41–57. 20. JEURY Michel, “La Fête du changement”, in Anthologie sous la responsabilité de Michel Jeury, Utopies 75, Paris : Robert Laffont, 1975 (“Ailleurs et demain”). 21. Voir entre autres BLANC Bernard, Pourquoi j’ai tué Jules Verne, Paris : Stock, 1978 (“Dire”, n o 1). 22. JEURY Michel (éd.), Planète socialiste, Yverdon-les-Bains : Kesselring, 1977 (“Ici et maintenant”, Collectif no 2). 23. JEURY Michel, Le Vrai Goût de la vie, Paris : Robert Laffont, 1988. 24. JEURY Michel, Chronolysis, New York : Macmillan, 1980. 25. VALÉRY Francis, Passeport pour les étoiles, Paris : Gallimard, 2000 (“Folio SF”, n o 30). 26. Pour “Réhabilitation”, in KLEIN Gérard, La loi du talion, Paris : Robert Laffont, 1973, p. 173–199. 27. Op. cit. 28. ANDREVON Jean-Pierre, critique des Singes du temps, in Fiction, no 251, novembre 1954, p. 159– 180. 29. WINTREBERT Joëlle, “Michel Jeury, du temps incertain au territoire humain”, in Univers 18, Paris : J’ai Lu, 1979 (“Science-Fiction”, no 977, p. 123–134 (entretien). 30. JEURY Michel, Les Singes du temps, op. cit. 31. Op. cit. 32. JEURY Michel, Soleil chaud poisson des profondeurs, op. cit. 33. Voir évidemment DICK Philip Kindred, Blade runner (première édition française sous le titre Robot blues, Paris : Champ libre, 1976 : la même année que le roman de Jeury ! — coïncidence, bien entendu…) — ainsi que l’adaptation cinématographique indispensable de Ridley Scott (1982). 34. Dans l’émission “Apostrophes” sur Antenne 2 (France 2, désormais). 35. In Fiction, no 250, octobre 1974, p. 7–43. 36. In Fiction, no 255, mars 1975, p. 101–123. 37. Op. cit. 38. In Anthologie sous la responsabilité de Philippe R. Hupp, Mourir au futur, Paris : Union Générale d’Éditions, 1976 (“10/18”, no 1048, p. 122–153). 39. In Libération, no 1728, 31 août 1979. 40. JEURY Michel, Le Territoire humain, Paris : Robert Laffont, 1979 (“Ailleurs et demain”). Ainsi que, même éditeur et même collection : Les Yeux géants (1980), L’Orbe et la roue (1982) et Le Jeu du monde (1985). 41. MÉHEUST Bertrand, Science-fiction et soucoupes volantes : Une réalité mythico-physique, Paris : Mercure de France, 1978. WATSON Ian, Les Visiteurs du miracle, Paris : Caklmann-Lévy, 1981 (“Dimensions SF”). 42. JEURY Michel, Les Yeux géants, op. cit. 43. TEILHARD DE CHARDIN Pierre, Le Phénomène humain, Paris : Éditions du Seuil, 1955. 44. LECIGNE Bruno, critique des Visiteurs du miracle, in Fiction, n o 321, septembre 1981. 45. Op. cit. 46. LARDRAUD philosophe”). Guy, Fictions scientifiques et science-fiction, Arles : Actes sud, 1988 (“Le Génie du 197 47. HIGON Albert, Les Animaux de justice, Paris : J’ai Lu, 1976 (“Science-Fiction”, n o 640) et Le Jour des voies, Paris : J’ai Lu, 1977 (“Science-Fiction”, no 761). 48. JEURY Michel, Le Sablier vert, Paris : Robert Laffont, 1977 (“L’Âge des étoiles”, n o 5) et Le Monde du lignus, Paris : Robert Laffont, 1978 (“L’Âge des étoiles”, n o 9). 49. Michel, Poney-dragon, Yverdon-les-Bains : Kesselring, 1978 (“Ici et maintenant – JEURY Romans”, no 4). 50. JEURY Michel, L’Univers-ombre, Paris : Encre, 1979 (“L’Utopie tout de suite”, n o 1). 51. JEURY Michel, Les Enfants de Mord, Paris : Presses-Pocket, 1979 (“Science-Fiction”, n o 5053). 52. JEURY Michel, Les Îles de la Lune, Paris : Fleuve Noir, 1979 (“Anticipation”, n o 945). 53. JEURY Michel, Cette Terre, Le Vol du serpent, Les Démons de Jérusalem, Paris : Presses-Pocket, 1981, 1982 et 1985 (“Science-Fiction”, no 5111, 5145 et 5216). 54. JEURY Dany et Michel, Le Chat venu du futur, Paris : Hachette Jeunesse, 1998 (“Vertige SF”, n o 1015) et Contes et légendes du Périgord, Paris : Nathan, 1999 (“Contes et légendes”, n o 15). 55. JEURY Michel, La Croix et la lionne, Paris : J’ai Lu, 1986 (“Science-Fiction”, n o 2035). 56. Le premier volume, Les Mondes furieux, paraît en 1988 chez Patrick Siry (“Science-fiction”, n o 8 et ultime) sous la signature de Michel Jeury, mais est réédité au Fleuve Noir en 1991 (“Anticipation”, no 1840) sous celle de Albert Higon ! 57. Op. cit. 58. COLIN François, Emma deux fois, Paris : Robert Laffont, 1988. 59. JEURY Michel, Le Crêt de Fonbelle : les gens du mont Pilat, Paris : Seghers, 1981 (“Mémoire vive”). 60. Reprendre ici les références bibliographies complètes de tous ces ouvrages deviendrait fastidieux : on en compte au moins vingt-sept. 61. JEURY Dany et Michel, Le Printemps de Thomas, Paris : Nathan, 2004 (“Les romans de la mémoire”, no 10). 198 Quelques cases de bande dessinée 199 Retour à la Terre, ou Jeremiah et la science-fiction prétexte (Les Cahiers de la bande dessinée, 1980) 1 Cela pouvait surprendre. 2 Quoi ? Hermann, dessinateur au talent incontesté mais dont personne n’avait jamais pu imaginer le don de conteur, se lançait dans un récit 100 % de son cru. Aux oubliettes, le temps des scénaristes : auteur complet désormais, affranchi enfin de toute tutelle fût-elle intelligente et bienveillante, Hermann créait de toutes pièces et animait “son” personnage. 3 Stupeur renouvelée dès la première planche parue dans Métal Hurlant : il décidait de s’approprier après tant d’autres le champ de la science-fiction ! Car enfin, comment nommer un genre de récit qui nous plonge en pleine guerre raciale, conflit nucléaire de surcroit, et nous laisse en partage un terrain dévasté où la nature reprend vite ses droits ? Comment, sinon en l’insérant dans cette catégorie bien remplie Outre-Atlantique — comme chez nous d’ailleurs1 — des récits “après”, des temps “post-atomiques”… Sciencefiction donc, sans tambours ni trompettes, loin de Bernard Prince et de Red Dust, pour ne pas signaler Jugurtha. Si loin que cela ? À bien y réfléchir, et avec quelque recul (Jeremiah en est à son troisième épisode déjà), cette bande se raccroche bel et bien à l’œuvre hermannienne (que je dirai “classique”) et qui plus est à son plus beau fleuron : le western, Comanche, les grands espaces, la nature vierge, new frontier, les bouseux sont de retour… 4 Je voudrais montrer ici qu’en fait, sous l’apparence d’un genre à l’opposé de ses préoccupations antérieures, Hermann entreprend de ramasser son œuvre dans une même thématique. La saga de Jeremiah tout comme Comanche, en effet, participe des mêmes amours : le crottin2. Et ce n’est certes pas un hasard si Hermann, ayant liquidé une part de son acquis (Prince), profite pour opérer cette remise en place d’un personnage qui est enfin complètement sien. Car nous verrons que l’œuvre d’Hermann s’unifie : il avait abandonné depuis longtemps l’antiquité et son imagerie (Jugurtha), voilà qu’il remet son préavis à l’époque contemporaine. Et le proche passé — XIXe siècle U.S. — donne la main au (proche ?) futur — U.S. également. Tout cela grâce au même commun dénominateur : 200 le crottin. Autrement dit, la vie dans une nature sauvage, le retour à un état de civilisation dur et sans pitié qui nécessite le colt et le cheval. (Mon amour des chevaux ne peut que tirer son chapeau, si j’ose cette métaphore hardie, face aux chevaux hermanniens.) 5 La part de la science-fiction ? Il est clair que ce n’est pas tellement la description d’un futur qui tente l’auteur, que ce que la démarche lui permet : faire table rase d’un monde qui ne le passionne guère (le nôtre, hé oui…) et repartir à l’aventure sur les traces des valeureux trappeurs à la Robert Redford. Il avoue lui-même que l’un des problèmes rencontrés avec Bernard Prince fut la raréfaction des lieux propices à cette aventure (« la Chine de Kessel, c’est fini. »). Le choix qu’il a fait est loin d’être un cas isolé : l’utilisation du système catastrophiste à des fins de renouveau n’est pas rare3. Cependant, Hermann ne joue pas le démiurge complet : il ne détruit pas tout. Ce n’est pas un nouvel Adam ni une civilisation totalement neuve qu’il veut nous montrer. Sa destruction est très sélective, elle se contente d’oblitérer la civilisation urbaine au profit d’un mode de vie rural et fruste dont on sent chez lui la nostalgie continue. 6 Tentons une rapide analyse, à l’appui de cette thèse, de la manière dont le monde contemporain se voit traité dans la bande moderne d’Hermann : Bernard Prince. Le dessinateur ne fut jamais fort à l’aise dans sa description. Le code choisi pour rendre compte des signes de celui-ci dans le décor est un modernisme de toc utilisant et abusant du design passe-partout : qu’on se rappelle le mobilier et les architectures, en particulier dans certaine résidence de Tonnerre sur Coronado. Ou les intérieurs new-yorkais d’ Aventureà Manhattan. Ou encore la villa d’Objectif Cormoran. D’ailleurs, le plus souvent, Bernard Prince est en situation de fuite par rapport à l’Occident du XXe siècle. On le verra en Afrique (Les pirates du Lokanga), en Asie (Général Satan, La frontière de l’enfer, La forteresse des brumes), en Amérique du Sud (La flamme verte du Conquistador, Guérilla pour un fantôme) ou dans le Grand Nord (Le port des fous)… 7 Lorsqu’il n’y a pas fuite, il y a destruction sauvage par le biais des forces de la nature : le feu (Oasis en flammes, La fournaise des damnés) ou l’ouragan (La loi de l’ouragan). C’est là dire très clairement que l’état actuel de la société, outre son caractère factice, se présente de manière transitoire et fragile. Dès qu’on le peut, on se réfugie en des lieux que celle-ci n’a pas encore atteint, au cœur de la nature vierge, ou bien l’on montre que cette même nature a le pouvoir, quand elle le désire, de réduire à néant le travail de l’homme. Le deus ex machina, c’est toujours la nature. De la forêt équatoriale aux sables d’Arabie, du Pacifique aux étendues glacées du Nord américain, toujours au plus loin des hommes et de leurs œuvres. Certes, Hermann n’est pas seul responsable de cet état de choses : le scénariste est là, et bien là lorsqu’il s’agit de Greg ! Qui nous montre d’ailleurs qu’aussi loin qu’on aille on n’échappe pas aux problèmes humains, et que la complexité des rapports entre les individus4 est peut-être exacerbée loin des villes et de leur consensus. Pourtant, Hermann affirme avoir souvent demandé à Greg certaines interventions des forces naturelles, en particulier les forces destructrices. « (…) Dans ces histoires il y avait souvent une catastrophe naturelle, le feu, des tempêtes… Parce que j’aimais bien cette atmosphère et je le demandais à Greg5 ». Et s’il est une chose certaine à retirer des conversations que Delsemme et moi avons eues avec Hermann, c’est bien que l’époque actuelle le navre au plus haut point. Hermann passéiste ? L’hypothèse est à considérer, chez un homme qui n’est pas à un coup de gueule près envers les “gauchistes”, qui désire des certitudes et à horreur de toute forme de doute. Nous allons voir ce qu’il en est de son amour de la nature. 201 8 « Je suis ardennais » aime-t-il à répéter. C’est une clé. Ce n’est pas la seule. Mais la manière dont il décrit la vie dans les Cantons de l’Est de la Belgique durant son enfance, les travaux des champs, les charrettes, les chevaux, le foin, tout cela montre une nostalgie particulièrement aiguisée d’une région — la campagne ardennaise — et d’un mode de vie rural, et dur, qu’il a abandonnés pour la vie urbaine. Mais le “retour à la terre” n’est pas neutre, et il faudrait déterminer quelle idéologie est véhiculée par cette forme de pensée chez Hermann. Sincères attaches régionalistes ou pétainisme ? Il est un fait certain que l’écologie selon notre dessinateur n’est pas gentillette. Il se rangerait plutôt du côté Konrad Lorenz (struggle for life) que du côté tissage dans les Cévennes… Il faut noter également l’ambiguïté — pour ne pas dire plus — de quelqu’un qui se dit affligé du règne de la violence et qui affirme ne pas pouvoir vivre sans donner sa confiance à autrui, mais qui dépeint pourtant des mondes (passés ou futurs) hantés d’une violence constante. 9 D’ailleurs, revenons à Jeremiah et tentons de décrypter les signes de cette société soidisant future ET américaine. 10 La planche un de La nuit des rapaces (ici, on peut véritablement parler de pré-texte, au sens premier du terme), nous introduit donc à ce monde d’après catastrophe, par le biais d’une description rapide, toute en ellipses, de ladite catastrophe et de ses fondements. Une guerre raciale (WASP — Black Power) déchire les États-Unis, émeutes et guerre civile traditionnelle d’abord, usage d’armements nucléaires ensuite. On peut se demander si à ce stade le conflit est toujours strictement limité aux USA (car dans ce cas, cela dénoterait un choix a priori qui n’évite pas l’incohérence : comment justifier qu’un affrontement nucléaire n’embrase pas le monde entier ?). Si Hermann parle d’un grand chambardement, il n’est pas fort précis quant aux limites qu’il assigne à son retour à zéro. « Dans mon esprit après une catastrophe nucléaire, qui somme toute n’a laissé sur Terre, ou du moins aux États-Unis, puisque je veux en faire un western à l’américaine6. » Je ne pense pas que Jeremiah sorte jamais du cadre géographique de l’Amérique du Nord. Il ne faut évidemment préjuger en aucune manière de l’avenir du récit, mais nous touchons ici à l’un des dangers de tout prétexte : son artificialité. En effet, comment croire que les États-Unis vivent repliés totalement sur eux-mêmes et que la civilisation extérieure n’intervienne jamais ? Sinon parce que, justement, celle-ci n’intéresse pas l’auteur : il s’agit plus que jamais, répétons-le, d’un choix conscient (« je veux faire un western à l’américaine ») et d’un privilège accordé à un type de société qui représente sans doute l’idéal du dessinateur. Car après tout, la civilisation pastorale typée de l’ouest américain du XIXe siècle n’est pas un exemple unique, et si Hermann la monte en épingle c’est bien qu’il entretient avec elle un rapport particulier. D’autre part, le prétexte établi, il faut assurer au récit son minimum de vraisemblable, et donc une cohérence interne. Celle-ci nécessite l’annihilation de tout ce qui est extérieur au décor choisi, l’inexistence de tout ce qui pourrait venir affaiblir la crédibilité du monde où se meuvent les personnages. 11 Il y a évidemment matière à réflexion quant au choix de ce type précis de société : les USA semblent posséder toujours un pouvoir attractif patent (on a encore vu récemment d’exmaoïstes découvrir l’art et la littérature U.S.7 après les avoir vomis durant des années). Les raisons des références américaines d’Hermann ne me paraissent pas ressortir exclusivement de l’idéologie (au contraire d’un Greg, par exemple) : il y a, ici encore, rappel des nostalgies ardennaises. Il faut se souvenir de tous les points de comparaison — toutes proportions gardées — que les Ardennes belges de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe offrent avec l’épopée de l’Ouest. Ainsi cette véritable ruée vers l’or qui secoua le val de l’Amblève et plusieurs rivières environnantes, ainsi ces bandes armées de 202 chauffeurs, réfractaires et proscrits qui ne devaient rien rendre en cruauté aux Loups du Wyoming8… L’Ouest façon Hermann, c’est bien le signe d’un regret des attaches rurales d’un citadin n’aimant guère la ville. Répondre à la question “pourquoi l’ouest américain” demande bien évidemment la convocation de toutes les mythologies que le XXe siècle a déposé en strates successives sur la réalité historique. Mythologies littéraires mais essentiellement cinématographiques, le western n’ayant jamais envahi d’autre moyen d’expression avec autant de force qu’il en mit à conquérir le cinéma. 12 On doit certainement montrer ailleurs dans ce cahier ce que l’écriture d’Hermann doit à la grammaire cinématographique. Deux exemples pour nous en convaincre, tirés de Jeremiah. Au deuxième épisode, alors que Kurdy s’occupe du ravitaillement en eau, cette merveilleuse case baignée de soleil dont l’avant-plan est occupé par une louche accrochée à la fontaine, qui bouge lentement sous le vent. Cette impression d’entendre les chocs successifs du métal contre le métal : combien de fois avons-nous vécu cette situation dans les salles obscures, le cow-boy solitaire qui approche d’un point d’eau apparemment désert ? Second exemple, tenant cette fois du montage “cut” : Kurdy toujours, grignotant une pomme au début du troisième épisode, qui va utiliser le trognon pour attirer une mouche, laquelle servira à son tour d’appât pour le poisson. Il y a une utilisation du zoom parfaitement hyperréaliste. 13 Il est dès lors parfaitement admissible d’avancer que la science-fiction hermanienne se limite à la planche d’introduction du premier récit, analysée plus haut9. Quelques détails signalent évidemment que le monde décrit n’est pas vraiment celui du western traditionnel : les ruines, les uniformes de la milice, le char blindé de celle-ci, le chopper entrevu dans l’épisode en cours. Mais à côté de cela, nombre de signes montrent qu’ici, une fois encore, le langage choisi n’est pas celui propre à la SF. C’est le langage du western le plus classique, avec ses personnages et ses décors archétypaux. En effet, suivant toujours en cela le prétexte “catastrophe”, nous devrions découvrir un monde dévasté : nous retrouvons pourtant les décors traditionnels (forêt, prairie, désert) tels qu’on les attend autour de gens qui se promènent à cheval le colt à la hanche10. Quelle différence entre la nature dans Jeremiah et la nature dans Comanche ? Même les dromadaires du second récit ne sont pas des éléments dépaysants ressortant du futur : ils sont chargés d’un pittoresque, certes, mais bel et bien présent (et passé). Il y eut effectivement introduction de dromadaires aux USA dans le but de favoriser la pénétration dans les zones désertiques. L’expérience ne donna guère les résultats escomptés, mais ces animaux ont dans une certaine mesure fait souche : il existe encore à l’heure actuelle un élevage de dromadaires du côté du Nouveau-Mexique. 14 Tous ces éléments qui, à première vue, portent dans leur spécificité une fonction de dépaysement (et dont la présence est évidemment voulue) ne sont donc pas décrits comme signes de l’époque à laquelle ils sont censés appartenir, mais bien en tant que renvoi à un contexte historique. Même les uniformes de la milice dans Du sable plein les dents sont tout compte fait peu surprenants si l’on se souvient des costumes curieux de certaines armes durant la guerre civile (jusqu’à de pseudo-zouaves tous droits sortis de l’époque napoléonienne). 15 De plus, lorsque Hermann précise sa vision de la SF littéraire11 — hormis le “cas” Lovecraft — c’est Barjavel qu’il convoque, et, plus curieusement, Claude Seignolle ! Mais une fois de plus, ce choix se voit explicité par les attaches rurales. Barjavel, c’est Ravage. Écoutons ce qu’en dit Stan Barets12 : « (…) C’est la narration de la désagrégation sociale qui accompagne la disparition mystérieuse de l’électricité. Derrière l’homme se cache la 203 brute. Progrès et civilisation ne sont que des vernis fragiles. (…) La solution finale du retour à la terre vient tout droit des théories de Pétain ». Ravage date de 1943, et ce retour à la terre là est fort loin de ceux d’Andrevon13. Quant à Seignolle, Hubert Juin nous le montre peignant l’état d’esprit du “terreau de la France”. Et ce qu’Hermann apprécie chez lui, c’est l’irruption de la chose étrange dans un terroir réel. 16 Toujours le terroir. Il faut croire que l’Ardenne belge a marqué Hermann autant que le Périgord Michel Jeury14. 17 Il me semble avoir montré après cette analyse que la SF d’Hermann se voit réduite à la portion congrue. Au contraire d’un Giraud, parti du western subverti (Blueberry) pour explorer les voies les plus modernes de la SF (jusqu’à ce merveilleux Major Fatal), Hermann opère un retour complet sur lui-même et enserre désormais son œuvre entre deux conceptions du western similairement classiques. Que Red Dust combatte les trusts du cuivre (Le doigt du diable) ou que Jeremiah et Kurdy abattent un potentat (La nuit des rapaces), c’est la même société qui est décrite, où l’homme est un loup pour l’homme. 18 Hermann ne nourrit guère d’illusions quant à la nature humaine. Mais son écriture est quasiment behaviouriste : il décrit des comportements et affirme vouloir se garder de toute morale simpliste. En cela, Hermann scénariste se démarque de Greg, et on ne peut que l’en féliciter, malgré son côté Barjavel… NOTES 1. En vrac, Dr Bloodmoney (Dick), Un cantique pour Leibowitz (Miller), ou Les culbuteurs de l’enfer (Zelazny). Sur l’Amérique en proie à la guerre civile raciale, le très fort roman de Wilson Tucker : L’année du soleil calme. En France, deux grands textes : Malevil de Robert Merle et Le monde enfin de Jean-Pierre Andrevon (ce dernier, avec son côté “bucolique”, pourrait sembler proche du monde de Hermann qui retourne à la société rurale, paysanne, proche du sol. On verra pourtant que les références de ce dernier lorgnent davantage vers le pétainisme barjavelien de Ravage. L’écologie n’est pas neutre !). 2. Voir entretien, et notamment : « (…) Je veux conserver cet univers, cet univers crottin malgré tout. Ici, la sophistication, les routes, le monde moderne a disparu. On se retrouve dans un monde de violence, dans un univers western (…) ». 3. De là cette notion de “prétexte” : la catastrophe n’est qu’un moyen de faire table rase, pour repartir à zéro. C’est ce nouveau départ qui mobilise l’auteur, et non la catastrophe elle-même : Celle-ci pourrait être due, à la limite, aussi bien aux habitants de Proxima Centauri qu’aux trompettes de l’Apocalypse, peu importe. 4. Complexité au niveau des problèmes qu’ils se créent, et non dans leurs motivations, toujours très simplistes chez Greg. 5. Voir entretien. 6. Id. 7. Voir le numéro de Tel Quel “Spécial USA” de l’automne 1977. 8. Voir notamment : Marcellin LA GARDE, Le Val d’Amblève, Bomal, Petitpas éd., et Jean-Claude GILLET, Les chercheurs d’or en Ardenne, Tournai, Duculot/ CACEF, “Wallonie, Art et Histoire”. 204 9. À ce stade du moins. Le dessinateur laisse entendre que le “fantastique” pourrait étendre bientôt son emprise, dès le quatrième épisode. Mais cela modifiera-il profondément le substrat du récit ? 10. Jean-Claude Mézières m’avait confié voici plusieurs années (interrogé sur les décors dans Valérian) qu’un western au bord de la mer n’avait jamais été crédible. Comme tout discours bien typé, le western dépend surtout, pour son vraisemblable, du décor récurrent. 11. Voir entretien, une fois de plus. 12. Stan BARETS, Catalogue des âmes et cycles de la SF, Paris, Denoël, “Présence du Futur”, p. 35. 13. Jean-Pierre ANDREVON , Retour à la Terre, trois volumes, Paris, Denoël, “Présence du Futur”. Trois anthologies qu’on peut considérer comme des manifestes de la SF écologique et révolutionnaire. Juste l’opposé de Ravage. 14. Voir Dominique WARFA, “Nous nous battrons avec nos rêves. Essai d’introduction au monde jeuryen”, à paraître dans Espaces-Libres no 7. 205 Broussaille au-delà des apparences ( Bd Strip, 1987) 1 Le deuxième long récit de Broussaille, Les sculpteurs de lumière, est paru dans Spirou en janvier dernier1, soit un peu plus de deux ans après le premier, Les baleines publiques 2. J’avais alors conçu le principe de cet article, destiné à mettre en lumière ce qui me semble soutenir et charpenter l’inspiration de Frank et Bom, qui va sensiblement plus loin qu’une simple intrigue de BD destinée à un jeune public. Dans le même temps, il convenait d’interroger l’étonnante politique du département albums de Dupuis, qui ne paraissait guère pressé d’offrir une carrière en librairie à ce personnage qui a pourtant depuis longtemps fait ses classes dans l’hebdomadaire3. 2 Je reprends aujourd’hui ce projet avec d’autant plus d’intérêt qu’enfin la vénérable maison carolorégienne a débloqué la situation : Les baleines publiques existe maintenant sous forme d’album4. Cette parution, toujours auréolée d’une sorte de reconnaissance implicite et de légitimation — malgré le décalage aberrant qui existe chez Dupuis entre les choix de la rédaction de Spirou et ceux du “patron” des albums5, permet à la presse spécialisée d’évoquer le travail de Frank à sa juste valeur. À ce jour, parmi ceux de la “jeune génération” de Spirou, les exégètes avaient surtout sollicité l’analyse du groupe qui a choisi de se partager entre Dupuis et Glénat (voire de passer définitivement à Grenoble) : Yann et Conrad, Berthet, Cossu, Le Gall, Bercovici, Hardy, Makyo, Hislaire. Frank semblait demeurer dans bon nombre d’esprits destiné exclusivement au public traditionnel et donc assez jeune de chez Dupuis6. Or, grâce aux Baleines publiques, le voici en point de mire de cet outil de référence incontournable que constituent Les Cahiers de la Bande dessinée : l’album est analysé en ouverture du numéro 75, dans la rubrique “l’indispensable” qui tous les deux mois sort du lot un ouvrage particulièrement digne d’estime7. Frank et Bom se retrouvent ainsi en compagnie de Pratt, Saint-Ogan (réédité récemment chez Futuropolis) ou Yslaire et Balac (tiens !). Et ce n’est que justice ! * 3 Comme je le propose en tête de cet article, on peut en effet lire Frank et Bom au-delà du sens premier d’une bonne BD pour adolescents. Déjà, celle-ci ne sent pas sa fabrication maison ni le moule préétabli : l’école de Marcinelle n’y figure qu’au titre de référent, 206 signalée par un certain délié du graphisme — quoique, dès la planche 5, le présentateur télé figurerait tout aussi bien chez Tardi. Ceci posé, d’autres références montrent que le dessinateur et son scénariste (étroitement imbriqués dans la construction du récit ainsi que le signale Frank) ne vivent pas dans la nostalgie du Franquin des années 50, au contraire d’un Seron ou d’autres… En vrac, et sans vouloir jouer au cuistre : Extérieur Nuit (film de Jacques Bral), planche 3 ; Little Nemo et Kate de Cosey, planche 5 ; Alack Sinner 8, planche 6 ; La Ballade de la mer salée9, planche 12 ; Les jours sombres de Hislaire10, planche 23. Et puis, bien évidemment, à la fois dans le style de l’illustration du livre d’Auguste Petit (planche 11), dans l’architecture 1900 du Musée d’Histoire Naturelle et dans le motif du voyage souterrain (planches 33–35) : l’image omniprésente de Jules Verne ! Sans compter que l’obsession des songes maritimes (« … et si la mer revenait ? », planche 11) pourrait faire basculer l’ensemble vers l’indicible des contes de Lovecraft, l’horreur en moins. 4 Ceci dit, le référentiel ne constitue pas la charpente du récit, même s’il l’appuie : certains ont déjà parlé de l’atmosphère (le Bruxelles de Frank, ville triste sans les rêves et ville gaie pour Broussaille) et de l’onirisme (ce fantastique qui naît d’une ouverture aux perceptions les moins rationnelles, d’une aptitude à l’hallucination intégrée au réel — jusqu’à mener à l’incarnation physique du rêve : la baleine). Ce sont bien les deux conditions sans lesquelles le parcours narratif des Baleines publiques ne pourrait pas même exister. Frank et Bom conduisent leur lecteur au long des rues et des rêves par le biais d’éléments de surprise, qu’elle soit graphique ou provienne d’associations nées du scénario. Ainsi de la séquence nocturne et onirique des planches 23 à 26, ou de la luminosité souterraine des planches 35 à 38. 5 Il est évident que les questions universelles tenant au statut du réel et de nos perceptions viennent fonder à la fois l’imaginaire mis en place et la rhétorique qui le structure. Si Broussaille doit nous dire quelque chose par cette ballade fantastico-urbaine, ce sera par l’interrogation des images : toutes les pistes sont en place dès l’ouverture, des mouettes au Museum en passant par la jeune fille dévoreuse de livres et l’imprégnation de l’imaginaire chez Broussaille11. Cette mise en cause du quotidien était présente dès la première histoire (en trois planches) de Broussaille12, mettant en scène un explorateur perdu dans la jungle abandonnée des serres du… Museum ! Le tout nous offre un récit très construit dans son errance apparente, participant d’un art visionnaire éminemment maîtrisé. Il ne suffit évidemment pas de coller l’étiquette “rêve” sur une séquence pour qu’elle devienne automatiquement onirique : elle doit respirer comme telle et s’imbriquer aux autres séquences avec naturel. Tel est le tour de force réussi dans cet album. * 6 Les sculpteurs de lumière prolonge et amplifie la quête. Premier motif : le voyage. Il est symbolique que ce récit s’ouvre sur une séquence de cheval au galop. Broussaille arrive et repart de Dampreval en train (deux vignettes antagonistes et contrariées en planches 3 et 41), et les balades dans la campagne rythment la narration (trois en tout, plus une escapade nocturne). Autre motif : la lumière. Lumière qui soulignait l’apparition de la baleine dans le premier récit (soit la résolution du “mystère”), mais dont les propriétés articulaient également une courte bande, “La chapelle aux chats”13, qui parlait aussi de secret et d’initiation symbolique. Chez Frank, décidément, tout se répond en profondeur et les charpentes narratives se lient inexplicablement. 207 7 Si le réel et les apparences trompeuses nourrissaient Les baleines publiques, il s’agira ici de la connaissance, en ce qu’elle ne se révèle que par épisodes initiatiques ou ésotériques, et se constitue autant de sens caché que d’évidences nues. Frank et Bom vont nous dire combien la recherche de cette connaissance est déformée et n’aboutit parfois qu’au vide chez ceux qui la traquent et se laissent emporter, par exemple par l’orgueil dans le cas de l’oncle René, alors qu’elle se livre naturellement à l’innocent (l’enfant au cochon, guide de Broussaille). C’est là une idée philosophique et symbolique relativement peu usitée, à nouveau, dans la BD dite “pour jeunes”14. 8 1792, quelques “sages” ou “philosophes”, emportés dans la tourmente révolutionnaire, cachent le secret de leurs recherches auprès d’un lac campagnard. Ces recherches, on le verra en conclusion de l’histoire, participent de leur siècle : les Lumières. Les traces menant à ce mystère doivent être décodées, et l’oncle de Broussaille s’y emploie vainement. Pour y parvenir, il faut passer outre les apparences, comme l’enfant pétri de son imaginaire, vivant dans son propre monde, avec ses propres trésors. Or, les apparences sont loin d’être toujours conformes à ce que l’on pense qu’elles recouvrent. L’oncle combat l’implantation d’une usine qui, pense-t-il, va défigurer le site. Mais Broussaille découvre vite qu’elle s’y intègre parfaitement et que les écolos sont satisfaits. C’est en fin de compte un acte irresponsable de terrorisme qui, détruisant l’usine, saccage également le lac15. L’oncle qui cherche rationnellement à décrypter l’énigme ne verra rien. Broussaille et l’enfant auront vu, eux, par hasard, le fantastique phénomène lumineux produit par les cristaux, mais n’y comprennent quasi rien. La symbolique des rayons lumineux exprime-t-elle le passage vers un monde meilleur ? 9 Rien n’est résolu, malgré la beauté du phénomène de réfraction qui rend sa tête à la statue décapitée de St Jean, et ce — évidemment — au solstice d’été, comme si les spiritualistes du XVIIIe siècle avaient conçu l’hologramme. Quel est le réel contenu du message ? Comment les cristaux étaient-ils entretenus ? Faut-il mériter le sens des choses cachées ? La raison n’occulte-t-elle pas trop souvent le rêve ? (Et revoici le lien avec le premier album, comme le personnage de la jeune fille qui passe en planche 43.) 10 Et toujours les références : l’oncle barbu et bedonnant, prénommé René, qui vit à la campagne, n’est autre que René Hausman, bien entendu. Le coin de village de la planche 7 fait furieusement penser à une rue de Solwaster, aux portes des Fagnes. Broussaille compare le site du lac à un tableau d’Arnold Böcklin, et la dernière image, planche 45, semble devoir quelque chose à la composition de L’Île des morts du même peintre 16. Les symboles étudiés par l’oncle paraissent quant à eux tirés du côté de Bachelard (l’eau, le soleil, l’air et les songes !). Mais tout ceci, gratifications du lecteur attentif, n’ôte rien à la pureté du récit, aux superbes graphismes de Frank, dans une forme éblouissante (la nature des planches 10, 16, 21 ou 31, les formes lumineuses des planches 35 à 37). Références, symbolique et graphisme forment un tout irréductible à l’une deses composantes. Broussaille est en train de constituer chez Frank et Bom une œuvre d’une densité exceptionnelle, à découvrir d’urgence. 208 NOTES 1. De l’année 1987. En fait, du no 2542 (30/12/1986) au 2545 (20/1/1987). 2. Paru du no 2432 (22/11/1984) au 2435 (13/12/1984). 3. Première apparition du personnage de Broussaille : une planche dans Spirou n o 2108 (7/9/1978), page 59 — cf. bibliographie de Frank dans Spirou, à paraître ici-même, dans Bd-Strip. 4. FRANK et BOM , Les baleines publiques, Marcinelle : Dupuis, mai 1987, coll. “Broussaille”, n o 1. La couverture dos porte les mentions suivantes : « cette histoire a obtenu le “Prix des Alpages” au Festival de Sierre 85 et le “Grand Prix -Avenir de la BD 85” de la C.B.E.B.D. » et « Ne manquez pas le second album de Broussaille : Les sculpteurs de lumière ». 5. Voir, au-delà de Frank, la gabegie ayant présidé à la publication des “Jeannette Pointu” de Wasterlain. 6. Cf. entre autres “Hislaire, Yann, Le Gall, Cossu et les autres…”, Table ronde des auteurs avec Thierry Groensteen, in Les Cahiers de la Bande dessinée, no 70, juillet-août 1986, p. 75–81 (où “les autres” se limitent à Frank…). 7. In Les Cahiers de la Bande dessinée, no 75, mai-juin 87, p. 4 et 5 — sous les signatures de Thierry Smolderen, Luc Dellisse et Arnaud de la Croix, avec un court entretien non signé (sans doute Thierry Groensteen) en compagnie de Frank. 8. Des Argentins José Munoz (au trait particulièrement influence par Alberto Breccia et Hugo Pratt) et Carlos Sampayo, récits de détective privé (pour simplifier) parus en Italie dans Linus et en France dans Charlie Mensuel puis dans (À Suivre). 9. PRATT Hugo, La Ballade de la mer salée, 1975 (Una ballata del mare salato, 1967–1969). 10. HISLAIRE Bernard, Les Jours sombres, 1982 (Tome deux de la tétralogie Bidouille et Violette). 11. Si un présentateur TV peut se transformer en oiseau, pourquoi pas des bancs de poissons sur les pavés bruxellois et une baleine prisonnière de cavernes lumineuses ? 12. Sans titre, in Spirou no 2139 (12/4/1979), p. 24–26. 13. In Spirou no 2295(8/4/1982), p. 3 à 7, premier scénario de Bom pour Frank. 14. L’ésotérisme et le XVIIIe siècle étaient déjà présents dans une nouvelle de Bom illustrée par Frank qui plaçait Broussaille face à la représentation d’une constellation par un alignement de menhirs (“Carrefour de l’ours”, in Spirou, album+, no 5 (17/3/1983), p. 14 à 16. Tout se tient. 15. Réceptacle du “mystère” tellement recherché, et dès lors définitivement perdu. 16. Suisse allemand (1827–1901), Böcklin participe d’un idéalisme romantique, mais surtout d’un symbolisme, qui est une autre piste de lecture. L’Île des morts, son œuvre la plus célèbre, existe en cinq versions différentes, peintes entre 1880 et 1886. Ce tableau a également inspiré le romancier américain de science-fiction Roger Zelazny (1937–1995) pour son roman éponyme (L’Île des morts, 1971 ; Isle of the Death, 1969). La séquence des illustrations au gré des éditions et rééditions du livre par la maison J’ai Lu est elle-même symbolique : peinture volcanique assez quelconque de Tibor Csernus en 1973 et 1982, interprétation personnelle de Böcklin par Philippe Caza en 1989 et 1993, reproduction enfin de l’une des toiles de Böcklin lui-même en 2001 et 2004. 209 421 détourne l’histoire (Bd Strip, 1988) 1 La série de Maltaite et Desberg1, dont les deux derniers albums seront abordés ici, n’a jusqu’à ce jour pas énormément motivé l’analyse de la critique. Considérée semble-t-il comme BD moyenne pour public moyen, elle participe de cette grande masse de séries qui paraissent imperturbablement et sont lues par le grand nombre sans que quiconque songe à s’y intéresser de près. Pour moi qui considère que la bande dessinée contemporaine mérite une critique digne d’elle, laquelle est encore trop souvent inexistante ou — pour celle qui tente de voir le jour — décriée par le “milieu”, il y a là un phénomène qui ne peut pourtant que la déprécier aux yeux du public. Ne vouloir considérer aujourd’hui qu’une frange de la BD, celle qui fait effectivement avancer le genre, comme digne d’intérêt, me fait songer à ces universitaires qui longtemps n’acceptèrent de la littérature que ses classiques ou ses avant-gardes sans accorder la moindre valeur aux œuvres populaires. Bref, si la critique exigeante — que je défendrai bec et ongles — ne trouve à s’exercer que sur les matériaux pour elle les plus nobles, elle risque un jour ou l’autre de tourner en rond. La BD est un tout, et s’il ne faut pas mélanger fabrications de faiseurs avec œuvres de qualité, il n’en demeure pas moins qu’un grand nombre d’albums dits “moyens” existent et ont du succès, méritant donc un regard autre que condescendant. Et 421 est à mon sens une série qui, au fil des premiers épisodes, a acquis une complexité suffisante pour se situer même quelque part au-dessus de cette moyenne. On ne peut en effet ignorer une évolution notable, tant du point de vue visuel que du scénario, entre les premières ébauches de cet agent secret très convenu et le personnage tel qu’il se présente dans Scotch Malaria2 et Les Enfants de la porte3. De plus, aux yeux du connaisseur ès science-fiction, ce dernier titre ne peut qu’intriguer par la rupture narrative qu’il consacre vis-à-vis de ceux qui l’ont précédé : Les Enfants de la porte ne sont plus exclusivement une histoire d’espionnage, mais basculent dans une SF intégrale, et relativement bien assimilée puis maîtrisée de la part du scénariste. Le récit qui nous est fait consiste en effet en une variation intéressante sur l’un des thèmes les plus forts et les plus déconcertants à la fois : l’histoire alternative. Voyons ce qu’il recouvre en littérature, avant de scruter la manière dont il est mis en scène ici. * 210 2 Pour résumer grossièrement la façon dont la littérature de SF institue la distanciation et l’étrangeté narratives qui fondent une bonne part de son intérêt, on peut avancer qu’elle donne à lire une altérité fondamentale par rapport au monde de référence de son lecteur. D’aucuns, dont je partage en gros l’opinion, professent même qu’il s’agit là de sa caractéristique esthétique principale. L’altérité peut être portée par tous les paramètres du récit, et un tableau pourrait traceràgros traits les thèmes et motifs, mais également les techniques de narration, qui la constituent. Tous les ouvrages qui envisagent la SF sous l’angle thématique ne font pas autre chose qu’attirer l’attention sur les aspects les plus visibles de cette altérité. Ce peut être l’autre en tant qu’individu (l’alien, l’homme d’un autre temps, d’une autre civilisation), ce peut être aussi l’autre monde (univers différents, étrangers, irréductiblesànos lois physiques) ou l’autre temps (futurs éloignés, passés révolus, histoires différentes). La SF estàce jour la vision esthétique la plus réussie de ce qui nous est différent, en même temps qu’une interrogation parfoisépistémologique sur le statut de l’univers lui-même, et du réel perçu. 3 Ce qui nous intéresse présentement sera donc l’altérité présentée comme histoire alternative : un univers qui serait le nôtre SI… Si, bien entendu, quelque chose avait fonctionné différemment quelque part dans le passé, si l’Histoire s’était écrite autrement. La SF toute entière est liée de fort près à l’Histoire, et même à l’idée et à la philosophie de l’Histoire4, mais du point de vue du lecteur ce rapport à l’Histoire n’est jamais aussi clair que lorsque le récit déroule son intrigue dans un temps qui a de toute évidence été manipulé. Le genre porte un nom : uchronie. Étymologiquement, l’uchronie est le récit “d’aucun temps”, comme l’utopie l’est “d’aucun lieu”. Elle est née, vraisemblablement, au début du XIXe siècle, et Charles Renouvier 5 lui donna son nom de baptême en 1857. Le premier grand texte intégralement uchronique est le Napoléon apocryphe ou Histoire de la monarchie universelle de Louis Geoffroy 6, qui décrit comment, de la prise de Moscou en 1812 à sa mort en 1832, Napoléon devient progressivement maître du monde. L’uchronie pure consiste donc en la description d’un monde où l’Histoire se déroula différemment de la nôtre, mais qui se donne pour le seul authentique univers de référence de l’auteur. En fait, deux autres thèmes science-fictifs absorbent chacun une part d’uchronie : il s’agit des distorsions temporelles et des univers parallèles — mais dans ces deux cas, la référence demeure notre propre histoire. Un pirate temporel influence la bataille de Zama et donne la victoire aux Carthaginois sur Scipion (“Delenda est” de Poul Anderson7 ) : un autre univers est créé, mais il dérive du nôtre, et la Patrouille du Temps fera tout pour l’annuler8. Des Croisés fuyant la reconquête musulmane dérivent sur l’océan indien jusqu’à découvrir l’Australie (Les Démons de Jérusalem de Michel Jeury9) : mais ce monde est parallèle au nôtre, qui existe également. Ni les distorsions du Temps ni les mondes contigus ne sont donc de l’uchronie stricto sensu (ils n’existent que par rapport à notre monde), mais ils contiennent forcément des éléments uchroniques, dont le principal est l’événement fondateur à partir duquel tout diverge. 4 L’uchronie pure demeure assez rare en littérature10 (comme ailleurs, le cinéma ne paraissant pas s’y être attaqué vraiment11), mais la SF ne compte plus les mondes divergents. Parfois, il est vrai, le réel se met à diverger à l’intérieur même d’une véritable uchronie : le Sud a gagné la Guerre de Sécession, mais quelqu’un tente de modifier cet événement pour faire gagner le Nord (Autant en emporte le temps de Ward Moore 12) ; Napoléon a bien vaincu la coalition à Waterloo, mais en usant la trame historique on renverse la vapeur (Échec au temps de Marcel Thiry13) ; l’Axe a écrasé les Alliés et les USA sont partagés entre Allemagne et Japon, mais un écrivain publie un livre subversif dans 211 lequel l’inverse s’est produit — cet autre univers n’étant pourtant pas le nôtre (Le Maître du Haut-Château de Philip K. Dick14). Manipuler le temps peut également engendrer des paradoxes, mais nous nous écartons là de notre sujet (je rappellerai simplement le nœud créé par Barjavel dans Le Voyageur imprudent15 : il a tué son ancêtre, donc il n’existe pas, donc il n’a pu tuer son ancêtre, donc il existe, donc il a tué son ancêtre, donc il n’existe pas… à l’infini !). Il est clair quemanipuler l’Histoire (comme, ailleurs, créer des mondes) constitue l’un des actes les plus démiurgiques qui soient — et une bonne introduction à l’étude des forces historiques : trop souvent, l’Histoire détournée ne doit son existence qu’à un personnage providentiel ou un événement fortuit, ce qui est contradictoire avec les théories contemporaines qui montrent l’Histoire dominée par la longue durée et le substrat des forces productives (relire Fernand Braudel et l’école des Annales, après Marx, évidemment !). Je dirai à la décharge des romanciers qu’un récit destiné à capter l’attention du lecteur doit forcément, en partie, fonctionner sur le mode anecdotique et donc présenter des personnages et des événements clés : il serait difficile d’écrire une uchronie marxiste qui ne soit autre chose qu’un traité historique, et non un roman. Cependant, certains auteurs ont compris les véritables enjeux : Robert Silverberg (dans La Porte des mondes16) montre comment la Peste Noire a tellement déchiré le tissu socioéconomique de l’Occident que l’Empire Turc n’a aucun mal à le dominer, alors que — les grandes explorations n’ayant pas eu lieu — les Aztèques dominent, eux, le continent américain (qui ne se nomme pas ainsi). C’est, semble-t-il, plus crédible que cette histoire bien connue de Ray Bradbury (“Uncoup de tonnerre”17) où l’écrasement d’un papillon préhistorique provoque une telle chaîne de causalité que l’élection d’un Président desÉtats-Unis en vient à être modifiée. On peut donc se demander si l’événement fondateur choisi par Desberg et Maltaite dans Les Enfants de la porte est crédible. * 5 Un premier point tout d’abord : ce récit n’est pas une pure uchronie, bien évidemment. On sait que 421 provient de notre monde. Son passage (criticable, on y reviendra) dans un autre univershistorique est bel et bien dû à un traficotage de la trame, bref à ce genre d’intervention que pourchasse chez Anderson la Patrouille du Temps. Rappelons en deux mots le scénario : une géologue anglaise, Diane MacNamara, a été enlevée par des Cubains après avoir découvert au Cameroun une étrange plaquette métallique enfouie là où elle n’aurait pas dû se trouver. 421 est chargé de la ramener et pour ce faire s’engage dans un groupe de mercenaires entraîné en Libye. Aventures tropicales et coups de feu : c’est la matière du premier album, Scotch Malaria. À la fin de celui-ci, 421 est abattu et l’un des mercenaires, Jéricault, lui reprend la plaquette. Au début des Enfants de la porte, 421 est recueilli par une expédition apparemment coloniale, quis’empresse de le vendre comme esclave. Aboutissant dans une plantation puis un harem typiquement arabes, mais peu vraisemblables pour notre XXe siècle, il s’en échappe et se retrouve sur les rives de l’océan indien, d’où il entreprend de remonter vers l’Égypte à bord d’un boutre. Au Caire, des Russes occupent le pays, mais ils font partie de l’armée du Tsar, et les Britanniques y sont inexistants : seules représentations, l’ambassade du Roi de France et le consulat autrichien. Notre agent secret de charme est confronté à une réalité impensable : son univers (le nôtre) s’est transformé ! L’invention du scénariste et celle du dessinateur concourent à créer un monde insolite relativement intéressant, et les vingt premières pages de l’album mènent le lecteur d’étonnement en étonnement. De plus, tout cela paraît absolument cohérent. Desberg a de toute évidence maîtrisé les ficelles de son 212 thème : univers parallèle d’abord, manipulation de la trame temporelle ensuite — puisqu’on apprend rapidement que Jéricault était l’assistant d’un alchimiste turc de ce monde-là, lequel créa une machine à voyager dans le temps dont la plaquette de Diana constitue une partie. Le vieux Turc a modifié quelque chose dans son propre passé, qui a abouti à notre propre univers. Jéricault cherchait la plaquette afin de réintégrer ce monde plein de Russes, de Français et d’Autrichiens, le seul valable pour lui. Well, dirait 421 ! 6 Tout cela est bien emboité, et plus complexe qu’il n’y paraît. En effet, parvenu à la page 29, il faut remettre en cause la première impression (le passage de 421 dans un autre univers à partir du nôtre) : si le vieuxTurc a, par son acte, créé notre monde, alors le sien préexistait et c’est nous, comme l’agent britannique, qui constituons une création a posteriori ! Quand je disais que cette histoire est complexe ! Mais c’est aussi à ce stade que se situe, pour le connaisseur du genre, la principale faiblesse du récit. En effet, dans un récit type de manipulation temporelle, l’événement créé annule l’univers préexistant dans ses composantes matérielles comme pour ceux qui le peuplent. Je m’explique : si Jéricault, en possession de la plaquette, retourne dans le passé et annule l’acte du Turc pour retrouver son monde et son histoire, il annule du même coup l’existence même de l’univers créé par cet acte (le nôtre, toujours !). La création en SF doit obéir à une logique interne, faute de quoi rien ne la distinguerait longtemps du fantastique. Il n’y a aucune raison, au moment du changement de trame, pour que deux individus d’un univers (421 et Diana) passent brutalement dans l’autre : seul le porteur de la plaquette maîtrise le Temps. De même, à l’origine, seul le vieux Turc devait changer d’univers : Jéricault logiquement ne devait pas aboutir dans le nôtre. Il y a donc là une faiblesse du récit, indispensable sans doute à l’action, mais qui n’en demeure pas moins gênante. On ne peut remarquer le changement d’une trame historique que si l’on provient soi-même d’une époque antérieure à la modification : si l’on vit dans le monde contemporain qui est annulé, on est soi-même annulé ! C’est pourquoi, dans les nouvelles de Poul Anderson, la Patrouille du Temps est basée quelque part dans le Crétacé : de cet observatoire lointain les patrouilleurs observent tout le déroulement des causalités. Il est certain que les lecteurs de Spirou puis de l’album 18 n’auront guère pris garde à tout ceci : il faut bien connaître les uchronies et les paradoxes temporels pour s’en apercevoir. Par contre, un autre détail montre la connaissance du scénariste et est, lui, réaliste : il s’agit de l’accumulation de 421, de Diana, d’Anne-Françoise au moment où ils tentent, à la fin de l’histoire, d’empêcher l’action de Jéricault. Si le même individu se rend plusieurs fois au même instant historique, il finit logiquement par y être présent en plusieurs exemplaires (on voit une belle présentation de ce principe dans le roman de Robert Silverberg, Les Temps parallèles19). Enfin, la dernière altération (p. 48) due à la présence d’un petit chien ramené au présent avec nos protagonistes fait indéniablement songer à la nouvelle de Bradbury déjà citée. 7 421, d’agent secret, devient donc ici gendarme temporel, puisqu’il contribue à restaurer l’existence de notre univers. On l’a échappé belle ! On pourrait gloser20sur l’intérêt qu’il y a à préserver une trame historique plutôt qu’une autre, mais le personnage n’est pas dupe : il se demande bien à la fin pourquoi il a choisi de réintégrer le monde de Margaret Thatcher, du sida et des fast-food, alors que dans l’autre il avait découvert tout seul le tombeau de Toutankhamon… * 213 8 La dernière question posée par cette histoire tient dans la nature de l’événement fondateur, manipulé par le vieux Turc, qui aboutit à la divergence historique : 421 et Diana en trouvent trace dans les archives royales. Le scénariste imagine un vizir ottoman qui, comprenant les risques de déliquescence de son empire, entreprend des réformes économiques et militaires qui maintiennent le pouvoir turc : Lépante devient une victoire ottomane et Vienne est conquise. De là, tout découle : moins sûrs d’eux, les princes occidentaux n’agissent pas comme ils l’ont fait pour nous. L’Armada espagnole débarquera en Angleterre, Henri III ne sera pas assassiné, l’Autriche après un affaiblissement postérieur des Turcs se joindra à l’aventure coloniale, la Grande-Bretagne affaiblie par la guerre contre l’Espagne devient une puissance de seconde zone qui retourne à la féodalité et ne connaît pas de révolution industrielle. On aurait pu aller plus loin : et les États-Unis, qui n’ont pas l’air d’exister ? Desberg approfondit son choix en parlant de réformes profondes et d’économie : on sent qu’il a compris qu’il ne suffit pas d’un homme providentiel mais qu’il faut à l’uchronie de solides bases. On perçoit également, dans ses choix d’événements, la connaissance qu’il doit posséder de la tradition uchronique en SF : l’allusion à l’Armada fait songer au très beau roman de Keith Roberts, Pavane21, l’une des plus belles uchronies contemporaines. Au total, si j’avançais au début de cet article combien cet épisode de 421 tranche sur les précédents, par l’introduction de cette thématique SF et le traitement assez réussi des substrats du récit, il tranche également sur les autres BD de SF qui se sont rarement encore attaquées au thème de l’Histoire divergente. Une bonne surprise pour l’amateur et une narration qui fonctionne bien malgré sa petite erreur conceptuelle analysée plus haut : on se demande réellement ce qui retient les critiques à propos de cette série. Le classicisme graphique ? Alors, des dizaines d’albums sont à mettre au pilon. Et d’ailleurs, la tradition de Maltaite, qui est celle de son père, évidemment, et de toute l’école de Marcinelle, se voit ailleurs et pour d’autres dessinateurs portée au pinacle. Ce n’est ni Moebius, ni Mézières, ni Bilal : c’est autre chose, et c’est tout aussi respectable. NOTES 1. MALTAITE Éric (dessin) et DESBERG Stephen (scénario), 421, dix albums chez Dupuis échelonnés de 1983 à 1991. 2. MALTAITE Éric et DESBERG Stephen, Scotch Malaria, 1987. 3. MALTAITE Éric et DESBERG Stephen, Les Enfants de la Porte, 1988. 4. Voir à ce sujet le numéro spécial “Science-fiction et Histoire” de la revue Change (n o 40, mars 1981) dirigé par Daniel Riche et comprenant un nombre important de contributions sur les rapports entre SF et Histoire. 5. RENOUVIER Charles (1815–1903), philosophe français, adversaire de la peine de mort, auteur (entre autres) de l’ouvrage Uchronie. Utopie dans l’Histoire (1857). Son premier exemple d’uchronie consiste à imaginer que la dynastie romaine des Antonins a fini par repousser la nouvelle religion, le christianisme, jusqu’en Orient. 6. GEOFFROY Louis (Louis-Napoléon Geoffroy-Château, 1803–1858), Napoléon et la conquête du monde, 1836, réédité sous le titre Napoléon Apocryphe, Histoire de la conquête du monde et de la monarchie 214 universelle, 1812–1832. Plusieurs fois réédité au XIXe siècle, ce texte est peu à peu tombé dans l’oubli jusqu’au renouveau du genre uchronique au XXe siècle. 7. ANDERSON Poul, “Delenda Est”, in The Magazine of Fantasy and Science Fiction, 1955 (en français, tantôt “L’Autre Univers”, in Fiction, no 32, juillet 1956 [puis dans le recueil La Patrouille du temps, dernière édition 2009], et “Delenda Est” in Histoires de la quatrième dimension, 1983). 8. Pour une analyse de ce cas très particulier de notre thème, je me permets de renvoyer à l’article que j’ai signé ici-même : “Le temps et ses gendarmes”, in Bd-Strip, n o 9, janvier 1987, p. 20–24. 9. JEURY Michel, Les démons de Jérusalem, 1985. 10. [Note de 1988 ] Sur l’uchronie, on lira : anthologie de MILESI et STEPHAN, GUIOT Denis, “Faire de l’uchronie”, in Le Temps, Thionville, Mouvance, 1981 (série “SF et Pouvoir”). “Spécial Uchronie”, Imagine, no 14, automne 1982 (on se procure cette revue québécoise auprès de Stéphane Nicot, BP 3016, 54012 Nancy Cedex). VAN HERP Jacques, L’Histoire imaginaire, Bruxelles, o Recto-Verso, 1984 (coll. “Ides et autres”, n 45). CARRÈRE Emmanuel, Le détroit de Behring, Paris, POL , 1986. NICOT Stéphane et VIAL Éric, “Les seigneurs de l’Histoire”, in Univers 1988, anthologie de Pierre K. REY, Paris, J’ai Lu, 1988 (no 2354). On peut s’abonner à Passe-Temps, le seul fanzine entièrement consacré à l’uchronie que réalise Éric VIAL (15 FF le n o, 4 numéros parus, 40 FF les 4 chez Stéphane Nicot, cf. supra). On lira enfin ces quelques titres : BARBET Pierre, L’Empire du Baphomet, Paris, J’ai Lu, 1977 (no 768). DICK Philip K., Le Maître du Haut-Château, Paris, J’ai Lu, 1974 (no 567). MOORCOCK Michael, Les Aventures uchroniques d’Oswald Bastable, Paris, Opta, 1982. MOORE Ward, Autant en emporte le temps, Paris, Denoël, 1977. ROBERTS Keith, Pavane, Paris, Livre de Poche, 1987 (no 7019). SPINRAD SILVERBERG Robert, La Porte des mondes, Paris, Presses-Pocket, 1982 (n o 5127). Norman, Rêve de fer, Paris, Livre de Poche, 1977 (no 7011). YARBRO Chelsea Quinn, Ariosto furioso, Paris, Denoël, 1981. Et la superbe nouvelle de Jacques Boireau, “Les enfants d’Ibn Khaldoûn”, parue dans Univers no 07 en décembre 1976 (J’ai Lu, no 714), qui présente une uchronie occitane remarquable. [Mise à jour] Il convient évidemment désormais de lire les essais d’Éric Henriet, qui font autorité quant au domaine envisagé : HENRIET Éric, L’Histoire revisitée, Panorama de l’uchronie sous toutes ses formes, 1999 (Rééd. Révisée en 2004 et 2005.). HENRIET Éric, L’Uchronie, 2009. 11. Il existe certes des listes de films réputés uchroniques, sur Wikipédia ou diverses pages web dédiées au cinéma, mais leur définition du domaine se révèle souvent fort extensible, reprenant régulièrement n’importe quel récit où le Temps intervient. On y trouvera ainsi Nimitz, retour vers l’enfer, mais aussi Inglorious Basterds ! 12. MOORE Ward, Autant en emporte le temps, 1976 (Bring the Jubilee, 1955). 13. THIRY Marcel, Échec au temps, 1945. 14. DICK Philip Kindred, Le Maître du Haut-Château, 1970 (The Man in the High Castle, 1962). 15. BARJAVEL René, Le Voyageur imprudent, 1944. 16. SILVERBERG Robert, La Porte des mondes, 1977 (The Gate of Worlds, 1967). 17. BRADBURY Ray, “Un coup de tonnerre”, in Les Pommes d’or du soleil, 1956 (A Sound of Thunder, 1952). J’en profite pour rectifier la seule erreur de l’article de Nicot et Vial cité plus haut : ils attribuent ce texte à Fredric Brown et font du papillon une fleur ! 18. Il existe un certain nombre de différences entre la parution en feuilleton dans Spirou et l’album : cases remontées, ôtées, remplacées, commentaires récrits, dont on ne saisit pas toujours très bien la raison d’être (commentaire de la 6e vignette planche 8, commentaire en haut de la planche 9, 4e vignette modifiée planche 12, 7 e vignette planche 14 supprimée et deux de la planche 15 prenant sa place, nouvelle 1re vignette planche 15, 9 e vignette planche 17 modifiée, texte de la 3e vignette planche 26 modifié, vignettes 3, 4, 5 et 6 planche 27 remplacées, texte modifié à la dernière vignette de la planche 27, costume de Jéricault modifié à partir de la planche 43 — ici c’est logique : il vient de notre temps et ne peut porter de vêtements du sien). 215 19. SILVERBERG Robert, Les Temps parallèles, 1976 (Up the Line, 1969). L’accumulation (de touristes temporels) se produit ici au pied de la colline du Golgotha. 20. Je renvoie à nouveau à mon article de Bd-Strip no 9. 21. ROBERTS Keith, Pavane, 1971 (Pavane, 1966). 216 Des bulles et des aliens, parcours historique dans la bande dessinée de science-fiction française (inédit, 2010) 1. Limites et archéologie du propos 1 Il va être ici question de science-fiction française au sein d’une expression artistique particulière : la bande dessinée. Il convient de situer l’apparition du concept de bande dessinée lorsque des images (représentations graphiques1 jusque là distinctes) commencent à s’enchaîner de manière à former une narration, effaçant les solutions de continuité entre les vignettes. Il est dès lors réducteur, comme certains exégètes persistent à l’affirmer, de refuser le statut de bande dessinée aux récits précédant l’apparition du phylactère, mais disposant de textes placés en “sous-titres”, si leurs vignettes s’inscrivent clairement dans une diégèse. En France, cela conduirait à nier toute “figuration narrative” avant Alain Saint-Ogan ! Nos premières bandes dessinées seront donc formées d’une continuité dessinée accompagnée d’un texte, quelle que soit la forme de ce dernier. Ce malentendu dissipé (ce qui est loin d’être inutile dans les études concernant la bande dessinée !), il convient au plan de la science-fiction, d’établir un résumé de l’évolution des premières œuvres graphiques ayant choisi d’en explorer les mondes, seule approche permettant une mise en situation historique précise du propos. Soit la France (et quelques influences étrangères), la naissance de la bande dessinée et l’apparition d’un intérêt envers ce que nous nommons désormais science-fiction. 2 Si l’on suit Pierre Versins et l’entrée “Bandes dessinées” de sa volumineuse encyclopédie 2, le Genevois Rodolphe Töpffer (1799–18463) n’est pas uniquement le père fondateur du genre artistique “bande dessinée” tout entier, ainsi que son premier théoricien, mais il y introduit dès l’entame un élément de pure science-fiction. En effet, dans l’album Le docteur Festus (1840), « on trouve le premier engin habité à faire le “bond dans l’espace” » 4 . Plus tard dans le même siècle, l’imprimeur Pellerin et les images qui ont fait le renom de la ville d’Épinal n’hésitent pas à explorer la thématique de l’anticipation vernienne : sous- 217 marins, voyage dans la Lune, inventions techniques diverses. Si l’on considère ces éléments historiques bruts, on voit que bande dessinée et science-fiction (même si ce terme, rappelons-le, est alors inconnu stricto sensu) cousinent dès leur apparition : c’est bel et bien le XIXe siècle technicien qui signe cette dernière. 3 Débarque en France le grand précurseur : si Nadar (Gaspard-Félix Tournachon, 1820– 1910, l’incroyable touche-à-tout) a inventé d’un seul coup, en 1849, la bande dessinée française5 avec Mossieu Réac (première publication dans la presse, première bande dessinée adulte, première bande dessinée politique !), l’artiste fondateur pour ce qui nous concerne n’est autre que Christophe (Marie-Louis-Georges Colomb, 1856–1945), l’auteur de La Famille Fenouillard, créé dans Le journal de la jeunesse et repris en album en 1893. L’une au moins de ses créations navigue non loin du merveilleux scientifique : L’idée fixe du savant Cosinus (entre 1893 et 1899, modèle des Champignac et Tournesol à venir…) avec cette invention aussi farfelue que lexicalement débridée, l’ anémélectroreculpédalicoupeventombrosoparacloucycle, ou bicyclette améliorée… On citera encore, proche de la fantasy animalière, Benjamin Rabier (1864–1939), et bien entendu Albert Robida (1848–1926), autre géant, mais qui demeure dans la tradition de l’illustration et ne franchit jamais le pas vers la jeune narration dessinée : vernien souvent plus audacieux que le maître, Robida est incontestablement un anticipateur-né ( Le Vingtième Siècle, 1883, ou La Guerre au XXe siècle, 1887 — tout ouvrage historique sur la science-fiction se devant de citer désormais le téléphonoscope), mais nullement un bédéaste. 4 Les “illustrés” qui surgissent en France au tournant du siècle vont précipiter le mouvement et abriter conjointement bande dessinée naissante et proto-science-fiction. La plupart des éditeurs s’en mêlent : chacun veut sa part du marché. Après Louis Hachette (Mon Journal, 1887), ce sera Armand Colin (Le Journal de la Jeunesse au titre explicite, 1889), Taillandier (L’Illustre National, 1898), la Librairie Arthème Fayard (La Jeunesse illustrée, 1903) ou Gauthier-Langereau (La Semaine de Suzette, 1905 — où, pour rappel, JosephPorphyre Pinchon publie une première histoire de Bécassine). À peine ont-ils créé leur maison d’édition, les frères Offenstadt s’engouffrent dans ce créneau : si L’Épatant (1908) est sans doute le plus connu de ces magazines (il est le support de la création par Louis Forton des Pieds Nickelés), nombre d’autres titres l’accompagnent (Le Petit Illustré, Fillette, Cri-Cri, L’Intrépide…) qui font des Publications Offenstadt le premier éditeur en matière de “presse enfantine”. 5 Si L’Épatant privilégie l’adaptation de textes littéraires (ceux de José Moselli entre autres, comme La Fin d’Illa), on va rapidement trouver ailleurs des œuvres originales telles que Les Aventures extraordinaires de Riquet, Risque-Tout et Rirette de Pierre Joël, entre 1922 et 1927 dans Les Belles images, chez Fayard. Hélas, alors qu’en une dizaine d’années les frères Offenstadt sont en mesure d’offrir à ceux qu’ils publient une fort belle visibilité, cette réussite va pour longtemps cantonner en France la bande dessinée aux supports pour enfants — et au franc mépris des mondes artistique et littéraire. On ne peut que souligner la parenté de ce type de catalogage restrictif avec ce qui survient pour la science-fiction littéraire, qui pâtit en France de sa réduction populaire et des cartonnages typés de la maison Hetzel ! Par ailleurs, techniquement, la bande dessinée française souffre d’un manque chronique d’évolution : tous persistent à montrer des récits dépourvus de ces ballons qui font fureur depuis longtemps outre-Atlantique. 6 Néanmoins, malgré ces limites, nombre d’exégètes notent combien les années précédant la première guerre mondiale sont porteuses d’une grande variété tant de styles et de 218 techniques, que de thématiques. Si la plupart des motifs du roman populaire sont repris tels quels (pauvres orphelins, folklore, aventures, récits de cape et d’épée), en s’adjoignant rapidement les formes du western et de l’histoire récente (l’Empire), l’innovation s’installe lentement mais sûrement — et le monde moderne fait son entrée : toute la technique vernienne en premier lieu, de véritables séries de science-fiction par la suite. Maurice Watt (un pseudonyme ?) dessine en 1912 une désastreuse expédition martienne dans Fillette, Le Fils de la Terre, alors que G-Ri (pseudonyme de Victor Mousselet) revient sur la même planète rouge en 1915 dans Les Belles images avec Dans la Planète Mars, longue exploration qui alterne paysages exotiques et ruines antiques. Mousselet ne s’en tient pas là : on citera comme exemples de ses délires techno-futuristes des titres tels que Au Fond de la mer (1906), Dans l’Infini (1906–1907), Dans les Entrailles de la Terre (1907), Le Savant Diplodocus à travers les Siècles (1912) ou Le Tour du monde en Hydroaéroplane (1913), tant dans Les Belles images que dans La Jeunesse illustrée. 7 Après la désorganisation et la propagande inhérentes à la première guerre mondiale, peu de talents nouveaux se révèlent, semble-t-il. Il convient pourtant de noter quelques auteurs inventifs et originaux, parmi lesquels Félix-Pol Jobbé duval (1879–1961 6). S’il commence à dessiner durant son service militaire en 1900, son style fortement influencé par l’Art Nouveau, riche en formes fracturées et en vignettes reliées par des zébrures, se révèle dans nombre de publications, y compris durant la guerre. Dans notre domaine, il donne en 1929 dans Cri-Cri sans doute sa toute grande réussite : À la conquête de la planète Mars (encore elle…), sur un texte de Paul Darcy (Paul Louis Victor Salmon, 1884–1965), auteur de romans populaires. 2. L’entre deux guerres : de Saint-Ogan à Pellos 8 Pour acter la naissance de la véritable bande dessinée autonome, nantie de toutes ses caractéristiques, il faut l’année 1925 et Alain Saint-Ogan (1895–1974). Même si le premier album “avec des bulles” fut en réalité la série Sam & Sap de Rose Candide (Edmond Tapissier, 1861–1943), publiée chez Delagrave en 1908, Saint-Ogan innove graphiquement et impose ce qui sera le cadre de la bande dessinée moderne. En effet, après la première guerre mondiale et dans les années vingt, on constate un retour inexplicable aux illustrations d’antan, les vignettes abandonnant parfois jusqu’à la succession narrative, alors que la bande dessinée américaine, dans le même temps, connaît une efflorescence certaine et donne des œuvres matures7. La différence (de taille) tient dans leur mode de production et de diffusion : si les illustrés français se destinent explicitement à la jeunesse et se montrent hésitants face à l’innovation, les funnies, comics et autres family strips américains se développent dans la grande presse, celle de William Randolph Hearst et de Joseph Pullitzer : leur lectorat n’est pas encadré comme en France, il est à la fois adulte et familial. 9 Zig et Puce apparaissent le 3 mai 1925 dans Le Dimanche illustré, bientôt flanqués d’Alfred, ce pingouin qui semble être un manchot… Saint-Ogan est un artiste complet, très influencé par le cubisme et l’art déco : la future “ligne claire” naît sans doute avec ses personnages. Rayon science-fiction, on notera des titres tels que Zig et Puce au XXIe siècle (1935), Zig et Puce et l’homme invisible (1949) ou encore Zig et Puce sur Vénus 8. Mais il ne s’en tiendra pas là : en mars 1938, dans Cadet-Revue (dont Saint-Ogan est rédacteur en chef) commence la publication du Rayon mystérieux, une bande cette fois clairement redevable au genre et tout à fait distincte de Zig et Puce9. C’est que le dessinateur n’est pas un 219 ignorant en matière de littérature et de science-fiction : on l’a vu rendre hommage tant à Verne qu’à Herbert George Wells au travers de certains Zig et Puce, et son Rayon mystérieux doit beaucoup aux auteurs de merveilleux scientifique actifs depuis le début du siècle. Le récit met en scène une figure de journaliste (on n’est pas loin de Gaston Leroux non plus) qui se retrouve impliqué dans les liens d’un groupe de savants avec de belliqueux Vénusiens. C’est évidemment le motif de l’enquête qui prime, presse oblige. L’histoire est située dans la France rurale, la guerre demeure une obsession, les sentiments envers l’autre sexe sont présents, de même que le doute de l’être humain face à l’autre, cette inquiétude de l’altérité héritée de Rosny Aîné (souvenons-nous des Xipéhuz). Les plans d’invasion seront évidemment déjoués, entre Terre, Lune et Vénus. Le Rayon mystérieux possède de plus cette étonnante caractéristique d’être la seule œuvre dépourvue du moindre ressort humoristique dans l’œuvre de Saint-Ogan. On voit ici, alors que les modèles américains vont devenir prégnants, l’une des rares bandes de science-fiction française totalement et uniquement enfantée par les motifs de ses équivalents en littérature romanesque. Comment ne pas songer en effet à Rosny Aîné, Maurice Renard, Gustave Le Rouge et ces romanciers populaires tels que Paul d’Ivoi ? 10 Ailleurs en revanche, la misère science-fictive est grande : René Giffey (1884–1965) et Étienne Le Rallic (1891–1968), auteurs doués et grands chantres du réalisme, s’illustrent plutôt au rayon aventures et séries historiques10. Certes, comme l’avance Yves Frémion, « les grands systèmes narratifs se mettent en place » — mais ailleurs : chez Hergé, à la suite de Saint-Ogan11 ! Il faut attendre Pellos pour voir enfin triompher une bande dessinée de science-fiction. 11 René Pellarin (1900–1998), dit Pellos, publie Futuropolis dans Junior en 1937 et 1938. Son style est ainsi qualifié par Versins : « étonnant de réalisme, de dynamisme et de souffle épique »12. Graphiquement, l’œuvre conteste les conventions à peine établies : la planche est bousculée, et avec elle vignettes et parfois sens de lecture. Le montage est nerveux. Pour la première fois, une véritable histoire de science-fiction est transmise sous une forme novatrice où fond et forme se confondent. Il s’agit d’un avenir où la civilisation s’est réfugiée sous terre, d’une société robotisée, soumise à un ordre d’acier : confrontation avec une peuplade de la surface, la nature face aux machines, héros et belle héroïne, combat face à la tyrannie et cataclysme — voici des ingrédients devenus classiques. Pour Pellos et son scénariste Martial Cendres, c’est aussi l’influence assumée du Métropolis de Fritz Lang et le reflet d’une angoisse face à la montée en puissance du nazisme. On peut également songer au roman d’André Valérie, Sur l’autre face du monde (1936). Pellos illustre encore des romans (entre autres La Guerre du feu), caricature les coureurs du Tour de France, et revient à la science-fiction avec Electropolis dans Jean-Pierre (1940), interrompu par la guerre. Reprenant également les Pieds Nickelés de Louis Forton entre 1948 et 1981, il y mêle parfois de la SF comme dans Les Pieds Nickelés sur Bêta 2 (1962). 12 Si Pellos est incontournable dans notre corpus, il convient de s’arrêter un moment auprès de l’immense Calvo (Edmond-François Calvo, 1892–1958), l’auteur de La Bête est morte ! ou de Moustache et Trottinette : en 1941, ce maître du dessin rond et fouillé, où des forêts profondes aux arbres tordus alternent avec des pantalons rapiécés, adapte Les Voyages de Gulliver. 220 3. Comics américains et collaboration 13 Entretemps, la France connaît en matière de bande dessinée la déferlante américaine qui sera le lot de la science-fiction littéraire dans les années cinquante. L’influence des comics se fait sentir dès le début des années vingt, et se systématise en 1928 avec la création par Paul Winkler de l’agence Opera Mundi, qui devient le représentant du très influent King Features Syndicate. Felix The Cat paraît en 1929 dans La Petite Gironde, et Mickey Mouse dans Le Petit Parisien, avant que Winkler ne lui offre son propre support en 1934 : Le Journal de Mickey, sans la moindre bande française. La SPE des frères Offenstadt réplique en créant Junior en 1936, puis L’As en 1937, qui publient à leur tour des bandes américaines. Cette fois, au travers des séries d’outre-Atlantique, une bande dessinée clairement moderne illustre une science-fiction dégagée du merveilleux scientifique. Parmi les nouveaux héros, en effet, nombre de personnages de science-fiction pure — Dick Calkins crée le premier, Buck Rogers, en 1933. Celui-ci sera bien vite rejoint par les Brick Bradford et autres Flash Gordon. Leur arrivée en France fera l’effet d’une bombe. Outre les trois précédents, apparaissent Mandrake le magicien, le Fantôme ou Tarzan, sans compter les bandes de pure aventure mettant en scène aviateurs ou cow-boys. Leur importation via Opera Mundi ou les publications de Cino Del Duca (qui crée Hurrah ! en 1935 ou L’Aventureux en 1936 et acquiert les droits de Tarzan) ne peut que mettre en évidence la faible originalité de la production locale : commencent les difficultés de renouvellement de la bande dessinée française, décidément trop conforme à la tradition esthétique figée qui l’a vue naître. Dans ce contexte, notons la naissance en 1938, chez un éditeur de Marcinelle, banlieue de Charleroi, en Belgique, de l’hebdomadaire Spirou, lequel se montrera bien plus inventif. Survient alors la seconde guerre mondiale… 14 Ici comme ailleurs, celle-ci s’avère source de diverses fractures. Alors qu’en 1941, aux États-Unis, Walt Kelly crée le réjouissant et rafraîchissant Pogo l’opposum, la France se fige pour des années, tout en perdant l’émulation des concurrents d’outre Atlantique. Les bandes américaines importées massivement depuis six années voient leur continuité interrompue et (comme Jacobs en Belgique) quelques dessinateurs se risquent à terminer les récits, puis à les remplacer : René Brantonne (1903–1979, futur illustrateur du Fleuve Noir) fait du Brick Bradford, Auguste Liquois (1902–1969) s’attaque à Tarzan, avant de créer dans le titre collabo Le Téméraire13 la série Vers des mondes inconnus (1943–1944, terminée par Raymond Poïvet), censée remplacer Flash Gordon. Ces bandes de l’occupation n’innovent en rien : il s’agit de copies d’avant-guerre ou de plagiats américains (pour sa série, Liquois n’hésite pas à “emprunter” des décors à Alex Raymond !). Pourtant la science-fiction est bien à l’ordre du jour (même “nouveau”) : dans son essai consacré au Téméraire, Gilles Ragache note combien domine la croyance dans les vertus du progrès et les pouvoirs illimités de la science14. Outre Liquois, citons pour l’exemple, puisque cette bande du Téméraire entre dans notre domaine, La Légende de l’Atlantide qui montre des Atlantes blonds aux yeux bleus ! Hélas, selon l’auteur, ils se sont mêlés aux sémites et aux négroïdes (sic), excepté en Scandinavie et en Allemagne du Nord où ils préservèrent la pureté de leur race (« avec ses qualités de courage, de génie créateur et d’organisation »15 ). Sans commentaires. Dans la droite ligne de la moralisation vichyssoise, des éditeurs sont interdits, a fortiori s’ils s’affirment résistants comme Del Duca. Un titre tel que Benjamin de Jean Nohain est forcé à la collaboration, même si son rédacteur en chef, SaintOgan, tente de l’infléchir en sous-main. Un sourire dans ce monde de brutes : il pourrait 221 sembler curieux de citer ici Fripounet et Marisette, mais les deux héros de René Bonnet (1905–1998, qui signait Herboné), apparus entre 1943 et 1945, et qui vivront jusqu’à nos jours, connaîtront quelques aventures aux titres fort éloignés de la simple bande humoristique : La Fièvre Z ou La troisième soucoupe… Mais alors que divers auteurs se compromettent, d’autres résistent, comme Marijac (Jacques Dumas, 1908–1994), dessinateur depuis 1928 avant de devenir le scénariste de quasi toute la BD des années 1950, ainsi qu’un éditeur d’importance — et ce dès le maquis16. 4. Des Pionniers de l’espérance à Barbarella : irruption de la science-fiction moderne 15 Le fondateur de Coq Hardi (créé dès le 20 novembre 1944, à Clermont-Ferrand puis à Paris) récupérera un Le Rallic, un Liquois, ou encore un Poïvet. Avec Liquois, il donnera son incontestable chef d’œuvre : Guerre à la Terre (1947), récit épique dont le sujet est l’éternelle guerre des mondes, les Martiens et leurs troupes stupides et peu résistantes (des soldats craignant le froid !) envahissant la Terre avec l’aide des Japonais ! Une vision peut-être un peu primaire17, mais les vainqueurs de la guerre sortaient de très mauvaises relations avec ces derniers. Dans une suite dessinée par Dut (Pierre Duteurtre, 1911– 1989), Marijac réhabilitera d’ailleurs les Japonais et, comme croit pouvoir l’affirmer Jacques Sadoul, « annonce la fraternité des peuples »18. En 1945, le parti communiste lance Vaillant, copie conforme du Téméraire, où après ses débuts discutables, Raymond Poïvet (1910–1999) devient l’archétype du dessinateur communiste. Secondé au scénario par Roger Lécureux (1925–1999, qui sera rédacteur en chef du titre et scénariste de Rahan ), il crée Les Pionniers de l’Espérance, chef d’œuvre de l’après-guerre en matière de bande dessinée de science-fiction. Pour l’anecdote, Liquois quant à lui, illustre (1946) une Vie héroïque du Colonel Fabien ! 16 De 1945 à 1973 (Vaillant deviendra entretemps Pif Gadget), Les Pionniers de l’Espérance marqueront indéniablement l’évolution des motifs de science-fiction dans la bande dessinée française. On ne peut que suivre l’opinion d’Yves Frémion : « Pour la première fois, le héros de l’histoire est collectif (deux hommes, deux femmes), de couleurs de peau différentes, et totalement nouveau quant à l’idéologie : très anar par moments, cette BD unique en son genre est superbement narrée, solidement dessinée et ses couleurs sont magnifiques »19. Suggérée semble-t-il par Alexandre Ananoff (auteur de L’Astronautique et inspirateur de la fusée lunaire de Hergé), cette série est en effet pacifiste, cosmopolite, orientée vers le progrès à la fois technique et humain. Les pionniers sont d’abord six, et l’ Espérance, vaisseau conçu pour sauver la Terre d’une menace planétaire, se retrouve bientôt aux prises avec des situations similaires à celles que rencontrera un autre vaisseau, baptisé Enterprise. Les personnages de Maud et Tangha constituent le premier couple du genre, préfigurant Laureline et Valérian. On retrouvera Poïvet aux débuts de Pilote (dès le no 1 !) avec un récit de voyage dans le temps, Mark Trent, et dans les années soixante-dix associé à un représentant de la génération Métal Hurlant, Jean-Pierre Dionnet, aux commandes de Tiriel. N’anticipons pas. 17 Il faut se rappeler combien, malgré tout, la bande dessinée française a pris du retard face à l’explosion des comics américains : on l’a vu, hormis chez Saint-Ogan ou Pellos, les innovations graphiques ont été ignorées ou abandonnées. On s’est retrouvé près d’un retour à la simple illustration, alors que les créateurs d’outre-Atlantique inventaient 222 toute la grammaire et la syntaxe de la bande dessinée moderne. Après les premiers comic strips et family strips, l’aventure et la SF ont investi de plein pied les pages des quotidiens, avant de déferler dans les illustrés d’avant-guerre. La maigre bande dessinée française est alors d’un coup démodée. En 1938, Robert Velter (1909–1991) dit Rob-Vel a certes inventé Spirou — mais de l’autre côté de la frontière belge ! On retiendra néanmoins des épisodes farfelus (et totalement inédits en albums de nos jours), parus en 1943 avant l’interdiction du journal Spirou par les Allemands : Spirou sur la planète Zigomus ou L’homme invisible. 18 À la libération, un énorme creux se crée : les Américains ont disparu durant des années, et les dessinateurs français survivants, à l’exception notable de Poïvet, se donnent beaucoup de mal pour les imiter. La loi du 16 juillet 1949 “sur les publications destinées à la jeunesse” va mettre les séries américaines à genoux20 en arguant de tous les prétextes : ceux qui y voient à juste titre l’alliance “de la faucille et du goupillon”, comme Jacques Sadoul, citent des argumentaires délirants (“Mandrake parce que sa magie était irrationnelle, le Fantôme parce qu’il était masqué […], Luc Bradefer parce que sa fiancée avait trop de poitrine, etc.21”). Toujours est-il qu’un texte destiné à protéger la jeunesse des images de la violence agit comme une véritable exécution pour les bandes américaines. Mais la bande dessinée française n’en profite quasi pas : en premier lieu elle est soumise au même diktat et redoute la censure22, ensuite Spirou est désormais bien là et se voit même accompagné désormais dès 1946 (1948 pour l’édition française) d’un autre météore belge dans le ciel de la bande dessinée francophone : Le Journal de Tintin — les belges occupent le terrain… Survivent Le journal de Mickey, Coq hardi de Marijac, et Vaillant (heureux, PC oblige, de la raréfaction des bandes américaines — mais n’hésitant pas à verser dans l’imitation de Disney, de Hal Foster, d’Alex Raymond). Néanmoins, il serait faux d’imaginer un morne désert jusqu’à la création de Pilote : les quotidiens comme France-Soir (dès 1950) publient des bandes dessinées, le public peut suivre, de nouveaux auteurs travailler. Mais à nouveau, elles seront souvent esthétiquement dépassées : les fameuses bandes verticales de France-Soir, copiées par nombre de quotidiens (y compris en Belgique), proposent toujours des vignettes sous-titrées ! (Et des séries historiques très comme il faut, scénarisées par Alain Decaux ou Juliette Benzoni.) C’est enfin et principalement l’âge d’or des agences de presse : relire des pages de quotidien d’alors, c’est tomber sans cesse sur les logos du King Features ou d’Opera Mundi. 19 Pour ce qui nous occupe, Mon Journal publie Pellos en 1946 : Atomas, sur un scénario de Robert Charroux ! Un Raymond Cazanave (1893–1961) publie Le Mystère de l’atome 1 en Belgique, dans Wrill en 1946. Ce dernier titre semble d’ailleurs avoir fait office de base de repli pour nombre de dessinateurs français : publié à Liège par l’éditeur Gordinne, il accueillit outre Cazanave (et parmi d’autres) Le Rallic, Pinchon ou Marijac. On ne peut passer sous silence Kaza le Martien de Kline : Roger Chevallier (1921– ) publie cette bande inspirée d’Alex Raymond en Belgique dans OK, l’hebdomadaire de la jeunesse (Albert Uderzo y donne Belloy) entre 1946 et 1948 : un savant terrien, sa fille et son assistant font le voyage de Mars. Ils rencontrent Kaza, prince et souverain légitime de la planète, laquelle est sous la coupe du tyran Agold. On reconquiert, on libère, on rencontre différentes races de Martiens… Il y a quand même un petit air de déjà vu. 20 Parmi les auteurs neufs figure Paul Gillon (1926– ). Si l’on relit le Poïvet de Mark Trent, par exemple, on sent chez Gillon une filiation graphique assez évidente, qui se transmettra à quelqu’un tel que Gigi23. Débutant dans Vaillant (1948), passant lui aussi par France-Soir (1959) ou Le journal de Mickey (1961), il sera encore récemment présent chez Dupuis ou chez Glénat. Mais Paul Gillon est surtout l’auteur (avec pour le début Jean-Claude Forest 223 au scénario, un temps sous le pseudonyme de Jean-Claude Valherbe) des Naufragés du temps, gigantesque space-opera tout à la fois réaliste et baroque, aux héros tourmentés. Chris et Valérie sont mis en hibernation dans des capsules confiées au plus profond de l’espace, ultimes recours d’une espèce humaine menacée par la maladie. On les perd, on les retrouve, mais pas ensemble : Chris n’aura de cesse de chercher Valérie, pour inévitablement la reperdre. Entre la scientifique Mara, l’ambiguë et parfois incohérente Quinine, le mafieux Tapir ou le savant déjanté Saravone Léobart, sans compter les Trasses, ces rats aliens intelligents, c’est tout un univers insolite et mortel que peint Gillon. Le parcours de la série est tout aussi heurté : née dans Chouchou en 1964, reprise dans France-Soir en 1974, publiée en albums d’abord par Hachette, puis terminée aux Humanoïdes Associés, sans compter Glénat qui réédite l’intégrale en 2008–2009… Les dix tomes sont devenus l’un des classiques de la science-fiction française en bande dessinée 24. La Survivante (1985 à 1991) est un autre cycle de science-fiction de l’auteur, histoire d’héroïne bien mise en valeur par ses formes, y compris aux yeux de certains robots, dans un monde post-cataclysmique. On peut y voir, comme l’affirmait l’éditeur, une parabole sur la déshumanisation du monde. 21 Le compère de Gillon, Jean-Claude Forest (1930–1998), est un autre débutant de l’aprèsguerre qui donnera une œuvre remarquable. Présent en 1949 dans O.K., il passe lui aussi par Vaillant, dessine un temps Charlot ( !), donne des illustrations à Fiction (dès 1958) et à la collection Le Rayon fantastique. Bien entendu, Forest demeure internationalement connu pour Barbarella (dans V Magazine en 1962 25), qui exporte la libération sexuelle dans l’univers — y compris chez les anges ! Enfin, le caractère épique qui semblait alors une constante du space-opera se voit dynamité à travers l’esthétique pop et se transforme en une sorte de grand jeu qui n’a de sens qu’au travers des désirs du personnage principal. La peu farouche héroïne sera récurrente chez son auteur (quatre albums en ajoutant Les Colères du mange-minute en 1974, Le Semble Lune en 1977 et Le Miroir aux tempêtes en 1982, repris par Daniel Billon), jusqu’à intervenir dans des récits dont elle n’est pas le personnage principal (Mystérieuse : matin, midi et soir, commencée dans Pif Gadget en 1971 — complexe et originale adaptation planétaire de L’Île mystérieuse de Verne, d’une grande liberté narrative et graphique, peut-être l’œuvre majeure de Forest, qui permet en tout cas des décryptages divers — Barbarella y campe un avatar du Capitaine Nemo). Citons également les aventures d’Hypocrite, Bébé Cyanure, le scénario pour Ici Même de Tardi dans (À Suivre), enfin toujours chez Casterman La Jonque fantôme vue de l’orchestre et Enfants c’est l’Hydragon qui passe, récits à la fois graphiquement remarquables et littérairement très écrits. 22 Avec Gillon et Forest, on peut affirmer que la science-fiction moderne a bel et bien pris pied dans la bande dessinée française. Quelques années suffiront pour voir apparaître la série qui tient lieu désormais de référence : Valérian et Laureline. Mais on l’a vu, historiquement jamais la SF ne fut bien loin, y compris dans cette période de l’aprèsguerre pour laquelle Édouard François, qui signe une partie de l’article consacré à la France dans l’Histoire Mondiale de la Bande Dessinée, affirme avoir « recensé (…) soixantequatre bandes de S.F. entre 1944 et 1950 uniquement dues à des dessinateurs français » 26. 5. Petits formats et rébellion : d’Artima à Pilote 23 En 1949, Gillon met le pied à l’étrier au jeune Pierre Dupuis (1929–2004) qui entre aux éditions Vaillant et débute peu après avec des séries d’aventure dans 34 Caméra, autre 224 publication du PC. Dupuis va beaucoup travailler dans le créneau de ce que certains nomment la “BD de kiosque”, entendons les petits formats27 : dès 1950 il donne Aigle noir dans Gong, revue des éditions Élan. Il remplace Gillon sur quelques planches de Fils de Chine dans Vaillant en 1952 et donne également des Oncle Paul à Spirou (trente-cinq récits sur scénarios de Charlier ou Goscinny). Mais il mérite d’être signalé ici pour Les Pirates de l’infini (dans Zorro l’invincible à partir de 1952) et particulièrement Titan (ou Commandant Titan) en 1963–1964 dans le fascicule du même nom, bandes que Glénat rééditera vers 1977. En 1970, pour Ventillard, il crée La Sphère noire dans Le Hérisson, et sera également l’adaptateur français sous forme romancée du fumetto italien Diabolik. Enfin, Kronos sort chez Dargaud au début des années quatre-vingt : post-apocalyptique, vaisseaux spatiaux, mutants, survivants — Dupuis s’est peut-être souvenu de Gillon, mais hélas faiblesses de scénario et enchaînement de combats exécutent trop rapidement ce qui aurait pu ici émerger d’original. Pierre Dupuis fut une sorte de mercenaire du dessin, alternant les commandes pour une encyclopédie en bande dessinée, de la publicité médicale pour Roche ou l’histoire des jeux olympiques pour le CIO. 24 Il serait injuste, alors que nous venons d’aborder les petits formats, de passer sous silence parmi un certain nombre de titres de pure science-fiction les bandes des Niçois Raoul et Robert Giordan28. Le premier surtout (1926– ), après avoir donné dans l’aventure classique avec son frère (Audax, Ardan), se lance dans le récit épique interstellaire : ce sera Météor, les Conquérants de l’Espace, conçu avec l’aide du scénariste Lortac (Robert Collard, 1884– 1973). La maison Artima de Tourcoing, qui inaugure un nouveau format en 1952, accueille dès 1953 le docteur Spencer et ses assistants Spade et Texas : leur vaisseau spatial (la Space Girl) voyage de monde en monde en découvrant de nouvelles formes de vie et d’étranges civilisations, proche des Pionniers de l’Espérance de Poïvet, mais à nouveau tout autant de l’Enterprise de Star Trek ! L’aventure durera jusqu’en 1964, Giordan dessinant encore quelques histoires sans rapport avec son trio favori, jusqu’en 1967. Nombre d’adolescents des années cinquante et soixante ont été nourris par cette série, même si tous ne l’avoueraient pas. Elle était inégale, souvent paternaliste et convenue, quoique ses épisodes tardifs n’hésitent pas à aborder des thématiques plus matures, dénonçant technocratie et vie policée. Mais on se souvient encore de la description souvent baroque des formes de vie exotiques sous le pinceau de Giordan, et tant Druillet que Moebius ou Caza ont exprimé leur dette envers cette série. Il se dit que Raoul Giordan a dû dessiner dans les 5600 planches (rien que pour Météor, à peu près cent-cinquante fascicules de 32 pages !). De nos jours, retiré dans le sud, il peint29 ! On peut pointer un bref retour dans le domaine dessiné avec Space Gordon, publié en 1993 chez Lefrancq, sur scénario d’AndréPaul Duchateau. Giordan fut enfin reconnu “institutionnellement” en 1990, lorsque la Maison d’Ailleurs consacra une exposition aux productions de la maison Artima. Quant à celle-ci, après avoir produit plus de vingt publications mensuelles vers 1955, elle devient en 1961 un département des Presses de la Cité, et s’oriente d’une part vers les adaptations maison (Madame Atomos, Coplan, OSS117…) et d’autre part vers les séries américaines ( Hallucination, Sidéral…) Parmi les petits formats, signalons enfin chez Impéria la création en 1958 d’un super-héros à la française avec Super Boy (rien à voir avec Superman !) de Félix Molinari (1931– ). 25 En 1952, le Français Jacques Martin (1921–2010), immortel créateur d’Alix l’intrépide, crée le journaliste Guy Lefranc (La Grande Menace), personnage très jacobsien dont les aventures comporteront souvent au moins des éléments d’anticipation (on peut effectuer une analyse en parallèle, tant stylistique que scénaristique, des premiers Lefranc et des 225 Blake et Mortimer de Jacobs). Au même moment, à peu de choses près, soit le début des années cinquante, apparaît le petit-fils du créateur des Pieds Nickelés, Louis Forton. Gérald Forton naît à Bruxelles (1931– ), mais accomplit ses études aux Beaux-Arts de Paris. Dès 1950, il signe des récits complets dans 34 Caméra. Il aligne nombre de séries essentiellement d’aventures, mais qui flirtent régulièrement avec des éléments d’anticipation ou de science-fiction (mondes perdus, civilisations disparues…) — tout en illustrant également les aventures de Thierry la Fronde ! S’il est l’un des meilleurs traducteurs visuels, avec son style réaliste et sa patte énergique, de l’univers de Bob Morane (quatorze épisodes à partir de 1962), on ne saurait négliger Kim Devil (1953–1956 dans Spirou, avec Charlier) ou Alain Cardan, “citoyen de l’espace” (1957–1960 dans RisqueTout puis Spirou, avec Yvan Delporte). 26 À ce stade de notre histoire, où publient les auteurs français ? Hormis l’école Vaillant, on voit les petits formats d’Artima et consorts tenir le haut du pavé, si l’on excepte les bandes des quotidiens, et beaucoup de dessinateurs travaillent en Belgique : dans Spirou, Wrill ou Tintin. Mais, au moins par le principal pourvoyeur de ce début des années cinquante, à savoir Dupuis, ils ne sont pas toujours très bien traités — à tel point qu’on peut sans trop s’avancer voir les prémices du renouveau de la bande dessinée française dans une querelle syndicale entre auteurs et éditeur. Le critique belge Hugues Dayez a récemment résumé cet épisode (dans nul autre endroit que… Spirou !30) : « Fatigués de se faire traiter comme des larbins31, Goscinny, Uderzo et Jean-Michel Charlier réuniront en 1955 de nombreux auteurs de BD pour élaborer une charte pour défendre leurs droits d’auteur face aux éditeurs alors tout-puissants. Mais deux signataires de la charte vendront la mèche à Troisfontaines32, qui vire Goscinny sur le champ. Uderzo se souvient : “Troisfontaines adressera à René textuellement cette phrase que je n’oublierai jamais : « Alors qu’Uderzo trouvera toujours du travail, pour toi ce sera fini ! »” On connaît la suite : Goscinny et Uderzo créeront Astérix dans Pilote. Et les frères Dupuis ont manqué de flair comme jamais face à cet illustre tandem de la bande dessinée ! ». Pilote, 1959 : une naissance due à un conflit syndical… Pour notre corpus, Pilote marque le début de l’emballement — tant au sens d’un intérêt manifeste et parfois débridé envers la science-fiction, qu’au sens de l’accélération et du volume qui caractériseront parfois l’apparition des séries. 6. Années soixante : bédéphilie, yéyé et surréalisme 27 L’articulation des années cinquante et soixante ainsi que la période postérieure offrent une certaine difficulté lorsqu’il s’agit de travailler dans l’esprit d’une mise en perspective historique : le recul critique n’apparaît que peu à peu — et la masse d’œuvres à analyser tendrait à faire de l’essai en cours une simple liste de références bibliographiques. On ne prétendra donc pas ici à l’exhaustivité. Outre l’importance de l’apparition de l’hebdomadaire d’Astérix, la multiplication des approches enfin réfléchies de l’objet artistique “bande dessinée” (groupes, clubs, revues critiques — on y reviendra…) offrent au genre un début de respectabilité, et un article important, quoique succinct, du critique suisse Pierre Strinati vient signer dans Fiction en 1961 les noces officielles de la sciencefiction et de la bande dessinée33, en même temps sans doute que les débuts de la “bédéphilie”. 28 Toujours est-il qu’il semble on ne peut plus cohérent de situer en 1959 l’acte de naissance de la bande dessinée moderne : des titres de la mouvance novatrice tels que Chouchou ou V 226 Magazine, déjà cités, naîtront après Pilote, leurs œuvres phares datant de 1962 pour Barbarella et 1964 pour Les Naufragés du temps. Par ailleurs, l’union du dessin et de l’espace-temps qui vient d’être évoquée affiche son évidence au moment où la sciencefiction américaine romanesque déferle grâce à la génération des Vian et Pilotin. Ce n’est évidemment pas un hasard si de grands dessinateurs (on songe à Forest, mais également à Druillet, puis à Auclair) seront tout à la fois partie prenante de la nouvelle bande dessinée et illustrateurs des revues et éditeurs de la jeune science-fiction littéraire. 29 Pilote et Hara-Kiri sont pratiquement contemporains (le second naît en 1960 autour de François Cavanna, Georges Bernier — alias le Professeur Choron — et Fred), et la presse de bande dessinée (on commence à ne plus parler d’“illustrés”) se transforme. Hara-Kiri se montre dès le départ le plus satirique, voire cynique : il sera de suite, en partie pour ces raisons, le support d’une bande dessinée aux préoccupations résolument “adultes”, ainsi que l’un des chaudrons de la pensée dite “de 1968”. Fred (Frédéric Othon Théodore Aristidès, 1931– ) y produit son génial Petit cirque ainsi que le Manu-Manu, Jean Giraud y fait débuter en mai 1963 son avatar Moebius34. 30 Les petits formats se standardisent et vont très rapidement s’assécher pour ce qui est de leur qualité : les créateurs français laissent la place, majoritairement, à des bandes italiennes et espagnoles. En 1968, Vaillant devient Pif-Gadget, annonçant le lent déclin du titre et de son contenu. Pour autant, les tentatives de donner un support à la bande dessinée adulte ne sont pas toutes couronnées de succès : grand précurseur, Chouchou ne dure que quelques mois (novembre 1964 à mai 1965), sous la houlette conjointe de JeanClaude Forest et de Rémo Forlani. Daniel Filipacchi, son éditeur (rappelons que Chouchou est la mascotte de Salut les Copains), le délaisse rapidement, occupé alors par SLC, Les Cahiers du Cinéma ou Jazz-Magazine. Quant à V Magazine, il est plutôt axé “charme”, mêlant récits en images, photos ou romans-feuilletons. L’époque voit aussi, rappelons-le, se structurer l’intérêt alors épars ou mitigé envers la bande dessinée : Forest (encore lui) et ses amis du Club des Bandes Dessinées (CBD) éditent la revue Giff-Wiff, première tentative de publier des études consacrées aux petits mickeys ! Encore très proches du fandom, ces premiers essayistes en connaissent les disputes et les scissions : du CBD naît la SOCERLID, qui édite Phénix et organise en 1967 l’exposition du Musée des Arts Décoratifs, Bande dessinée et figuration narrative. Si ces tentatives demeurent en définitive bien trop proches de la simple hagiographie et bien trop éloignées d’une approche réellement critique et scientifique, elles n’en demeurent pas moins des témoignages évidents du tournant de ces années, qui voient naître une perception différente de la bande dessinée. Celle-ci a délaissé les illustrés d’avant-guerre et commence à se publier directement en albums : Éric Losfeld révèle Philippe Druillet (Lone Sloane : Le Mystère des Abîmes, 1966), publie la Saga de Xam de Nicolas Devil (1967) ou les albums pop art du Belge Guy Pellaert, Les Aventures de Jodelle (1967) et Pravda la survireuse (1968) — tous titres liés à la science-fiction, qui persiste à partager le sort et l’évolution de la bande dessinée. Les congrès, enfin, vont apparaître : Lucca en Italie (1965), puis Toulouse et Angoulême en France. La sciencefiction romanesque attendra les années 70 pour voir apparaître ses conventions. 31 On quittera Chouchou en signalant que c’est ce titre qui offre en 1964–1965 ce qui est sans doute la première œuvre majeure d’un dessinateur jouissif mais controversé, Georges Pichard (1920–2003). Avec Jacques Lob (1932–1990), il crée une histoire de candidatdictateur graphiquement fort influencée par l’Art Nouveau : Ténébrax. Il rêve comme tous les apprentis maîtres du monde de dominer la Terre, mais commence petit : on dominera d’abord le sous-sol parisien à l’aide d’une armée de rats mutants… En 1967, c’est V 227 Magazine qui accueille Blanche Épiphanie, l’un des plus beaux hommages au roman populaire du siècle précédent, dont la science-fiction est également issue : la jeune orpheline, le banquier véreux, et surtout le justicier Défendar équipé de son vélocipède. Toujours avec Lob, Pichard donne Submerman, son “homme de l’Atlantide” sans Patrick Duffy (mais avec le Commandant Goujon !) dans Pilote en 1967–1970, et surtout son Ulysse, immense relecture science-fictionnesque de l’Odyssée respectant Homère quasi à la lettre tout en privilégiant bien entendu les héroïnes bien en formes. Cette belle adaptation est parue tout d’abord en Italie dans Linus, puis en France dans Charlie Mensuel, en 1969–1971. Toute l’œuvre de Pichard est farcie d’éléments de science-fiction, même les bandes de sa part plus spécifiquement érotique, comme la Paulette qu’il crée entre 1970 et 1976 avec un autre Georges, Wolinski (1934– ). 32 Quant à V Magazine, on ne saurait le quitter sans mentionner Robert Gigi (1926–2007), élève de Poïvet, qui en 1965 y lance avec Claude Moliterni (1932–2009) Scarlett Dream, digne émule des héroïnes de l’époque, James Bond Girl plutôt sexy qui évolue dans un univers référencé science-fiction, affrontant savant machiavélique et femme cruelle. La série paraîtra en albums chez Dargaud, et c’est dans Pilote que Gigi donne l’une de ses grandes œuvres sur des scénarios de Lob : la série documentaire sur les OVNI, entre 1969 et 1973 (trois albums : Le dossier des soucoupes volantes, 1972, Ceux venus d’ailleurs, 1973, et OVNI, dimension autre, 1975). Gigi et Moliterni travaillent plusieurs fois ensemble, publiant d’abord en Italie (dans le Corriere dei Piccoli) puis en France (dans Phénix, en albums chez Dargaud) Orion, le laveur de planètes ou Agar, qui connut trois volumes dans un univers plus onirique que technique, malgré ses combats face à un savant fou et ses robots (on songe parfois au Little Nemo de McCay). Le sens de la composition et du décor de Gigi y font merveille, même si le récit ne surprend guère par son originalité. L’œuvre maîtresse de Gigi, hors du domaine ici abordé, demeure Ugaki, aventures d’un ronîn dans un Japon médiéval remarquablement documenté et rendu. 33 Le 28 mars 1965, Vaillant ouvre ses pages à l’absurde et au surréalisme en accueillant Les Aventures potagères du concombre masqué de Nikita Mandryka (1940– ), qui signe alors Kalkus, entre autres pseudonymes. Nous sommes à la frontière du monde, là où on regarde pousser les cailloux et où TNT, l’un des compagnons du cucurbitacé philosophe, se fiance à une nommée Glycérine ! Si les élucubrations langagières du Concombre relèvent d’une tradition bien française, Mandryka ne peut nier combien son délire graphique doit à l’influence de Herriman (Krazy Kat). Symbole peut-être du passage du témoin dans l’univers des supports de bande dessinée, les aventures zen du Concombre passeront de Vaillant à Pilote avec leur auteur, en 1967. Fred, que nous avons croisé dans Hara-Kiri, rejoint également Pilote avec Philémon, dont les premières errances débutent en juillet 1965, dans un univers parallèle, onirique et merveilleux, qui n’est autre que celui des lettres formant sur un atlas les mots “Océan Atlantique” ! Avec l’âne Anatole, Philémon passe d’île en île (de lettre en lettre) au gré de planches inventives qui forment autant de jeux sur les codes visuels et narratifs de la bande dessinée : les quinze albums au long desquels Philémon dérive sont devenus autant de classiques. De Fred, on devrait tout lire — retenons encore Le petit cirque, Magic palace hôtel ou ses scénarios pour Alexis (Dominique Vallet, 1946–1977) comme Timoléon et Stanislas. 34 Sans doute Pilote ne célèbre-t-il pas de suite l’importance de la science-fiction moderne : ses premières années seront celles d’Astérix, de Tanguy et Laverdure, de Barbe-Rouge, d’ Achille Talon ou de Blueberry, sans oublier les Dingodossiers de Marcel Gotlib et René Goscinny (plus tard, dans La Rubrique-à-Brac, Gotlib offrira de délicieuses planches 228 consacrées aux poncifs de la SF classique). Pourtant, en 1965, voici Bob Morane dessiné par Forton35 — et d’office une pincée de voyage dans le temps, puisqu’il s’agit des Chasseurs de dinosaures, rebaptisé La chasse aux dinosaures. Dans Pilote, Forton donnera encore La malédiction de Nosférat en 1967, avant de laisser la main à William Vance. Parmi les auteurs déjà abordés, revenons un instant à ce classique que constitue Raymond Poïvet et à ce Guy Lebleu que lui scénarise Charlier de 1961 à 1966 — on annexera au moins La Cité de la mort, paru en 1965. 7. Time-opera, contestation, apocalypse : de Valérian à Simon du Fleuve 35 1967 constitue évidemment une année charnière : une série de Pilote va exploser le vieux space opera et dynamiter une bande dessinée de science-fiction française au fond très sage (si l’on ne retient que ses éléments science-fictifs, même une bande telle que Barbarella demeure fort classique) ! Les deux auteurs signent d’abord Linus et Mézi. Leur personnage est agent spatio-temporel. Sa base de repli se nomme Galaxity, elle domine la Terre du XXVIIIe siècle. Son nom est Valérian. De suite, il est doté d’une copine énergique et contestataire du nom de Laureline. Et il combat toutes les tyrannies, fussent-elles psychiques. La bande dessinée de science-fiction française possède là sa série de référence, enfin créée par deux connaisseurs du genre (particulièrement de la sciencefiction romanesque chez le scénariste) qui ne vont pas refaire Buck Rogers ou Flash Gordon. Au dessin : Jean-Claude Mézières. À la plume : Pierre Christin. On ne le sait pas le 9 novembre 1967, mais un mythe est né, qui influencera jusqu’au cinéma. 36 Jean-Claude Mézières est né en 1938. Ami de Jean Giraud (1938 également), le jeune Mézières s’inspire aussi de Jijé (les cowboys, axe fondamental de son histoire personnelle). Valérian, agent spatio-temporel (série devenue depuis 2007 Valérian et Laureline ) est son unique série : s’il est actif à plus d’un titre, ce sera en dehors de son œuvre phare. Pierre Christin (1938 encore), ami d’enfance, est docteur en littérature comparée. Outre Valérian, il a scénarisé pour Enki Bilal, Annie Goetzinger, Jacques Tardi, François Boucq ou Vern. Également nouvelliste et romancier, il a enseigné le journalisme à Bordeaux. Ces deux compères se sont remarquablement rencontrés, l’inventivité graphique de Mézières venant admirablement illustrer les préoccupations sociales de Christin : si ce dernier met en avant ici une facette plutôt optimiste, voire utopiste, alors qu’il se montre d’une grande noirceur au travers des récits réalisés avec Bilal, Valérian n’est pas pour autant une série simpliste. Elle ne l’est certainement pas au plan narratif (et ce dès le premier épisode, Les mauvais rêves, qui plonge hardiment au cœur de la translation temporelle — jusqu’à la récente conclusion de la série dans L’Ouvre-temps qui manipule franchement la texture de l’espace-temps), et elle ne l’est pas non plus lorsqu’elle aborde les motifs du pouvoir et de son abus, du statut de la femme, du primat (supposé) de l’économie de marché, de la guerre ou de l’écologie. Toutes choses qui paraissent aller de soi dans une bande dessinée contemporaine responsable, mais qui ne couraient pas les vignettes en 1967… 37 En outre, Mézières et Christin sont ceux qui, avec un succès permanent et malgré une production limitée (trente récits en vingt-trois albums, ceci sur une durée de quarantetrois ans en 2010), ont popularisé la SF, même chez “ceux qui ne l’aiment pas”. Ils ont également modifié les valeurs du space-opera de base : le héros est très peu héroïque, et la 229 narration se montre critique de la société techno-militariste, mais aussi franchement féministe ou écologiste36. Les récits sont partis d’un acquis classique (on songe à Catherine Moore, entre autres pour L’Empire des mille planètes) pour évoluer vers une remise en cause du réel (voir Sur les terres truquées) façon Philip K. Dick, remise en cause qui culmine lorsque les actions des héros précipitent la disparition de leur propre univers de référence. Valérian et Laureline constitue la série mature que la bande dessinée de sciencefiction française attendait, et le lecteur ne s’y trompe pas, qui lui assure un véritable triomphe : il y a décidément un avant et un après Valérian ! 38 Il y a également un avant et un après 1968. Pour Pilote, cette période se traduit par la constitution d’une véritable équipe, aux dépens d’un rédacteur en chef (Goscinny) quelque peu dépassé. Son noyau se constitue autour de créateurs dotés d’une stature solide — et auteurs de science-fiction : Moebius et Druillet. Le début de années soixantedix voit se cristalliser autour d’eux de nombreuses expériences et de nouvelles directions à choisir pour renouveler les codes de la figuration narrative : le plus souvent, les œuvres qui en surgissent sont des œuvres de science-fiction. Aux côtés de Valérian et des OVNI de Lob et Gigi, Claude Auclair décrit un monde post-apocalyptique, Druillet dresse ses baroques architectures cosmiques, l’heroïc fantasy apparaît dans Thorkaël de Loro et de Beketch, on voit passer l’Hypocrite de Forest, Comès débute avec Ergün l’errant, Solé et Dionnet font vivre Jean Cyriaque, Christin initie ses Légendes d’aujourd’hui avec Jacques Tardi, qui revient très vite en offrant l’univers steampunk avant la lettre de Brindavoine, et propose son étonnante variation du style des illustrations Hetzel avec l’album Le Démon des glaces (1974). Apothéose avant l’éclatement : un numéro spécial “science-fiction”, en juin 1975, sous une couverture “monstrueuse” de Bilal. Au sommaire, des récits complets et quelques nouvelles, sous les signatures de Bilal, Solé, Caza, Lesueur, Druillet, Ribera ou Remohi. Bon nombre de ceux-là seront de l’aventure Métal Hurlant. Un autre numéro hors-série “science-fiction” de Pilote paraîtra en avril 1977, rassemblant à peu près les mêmes signatures, ainsi que Lauzier, Puig, Loro ou Fred. 39 Claude Auclair (1943–1990), comme naguère Jean-Claude Forest, Moebius ou Druillet, est passé par les illustrations données aux éditions Opta (entre autres pour Fiction). Giraud/ Moebius le remarque et lui ouvre les pages de l’hebdomadaire de Dargaud en 1970 : c’est Jason Muller, dont Giraud assure le scénario avant de passer la main à Christin. Auclair vole bientôt seul aux commandes, mais la série ne convainc guère Goscinny (un album paraîtra aux Humanoïdes Associés). Après quelques autres travaux avec Greg ou Jacques Acar, c’est dans Tintin que se déploie le talent d’Auclair, avec une autre série postapocalyptique dont le premier volume démarque Jean Giono : Simon du Fleuve. Alors que Jason Muller hésitait à restaurer la civilisation défunte, les aventures de Simon se dirigent plus clairement vers un autre choix, celui de construire autre chose sur les ruines du monde qui a failli. Auclair marche ici dans les mêmes traces qu’un écrivain tel que JeanPierre Andrevon. Même si on a pu lire chez lui de très nettes tendances au mysticisme plutôt qu’une réflexion réaliste, cette propension à l’utopie demeure présente dans l’œuvre ultérieure du dessinateur, que ce soit son approche du monde celte ou sa vision de l’esclavagisme : Claude Auclair fut un pur enfant de 1968 ! On notera enfin chez lui la place particulière offerte à la femme, complexe et originale pour la période d’édition, si on excepte Laureline. Yves Frémion a résumé Claude Auclair en quelques mots : « Une œuvre peu abondante, réfléchie, informée, au graphisme lent et pesé, un auteur discret, paisible, mais important »37. 230 8. Druillet le baroque, Caza le maître des couleurs 40 Philippe Druillet (1944– ) déboule dans la bande dessinée directement par un album : le premier Lone Sloane, Le Mystère des abîmes, paraît dès 1966 chez Éric Losfeld. Vagabond du cosmos, Sloane recherche la Terre, motif assez bateau en science-fiction romanesque. Druillet va en faire un archétype qui n’hésite pas à mélanger les genres (sorcières, démons, dieux déchus : nous ne sommes pas loin de Howard Phillips Lovecraft, que le dessinateur a illustré, non plus que de la Shambleau de Catherine Moore ou du multivers de Michael Moorcock — que Druillet illustrera également, jusqu’à l’intégrer à son propre univers). C’est en 1970, lors de la parution des Six Voyages de Lone Sloane dans Pilote, que l’on perçoit toute l’ambition des œuvres de Philippe Druillet : à travers lui, la bande dessinée est découpée et restructurée, offrant une profusion de planches dont les vignettes elles-mêmes participent des architectures cosmiques qu’elles illustrent. La narration, son style comme ses ressorts, éclate pareillement et l’ensemble verse dans la démesure d’un monde visuel organisé en une vaste mise en scène (Druillet tâtera de la scénographie — voir la série télévisée Les Rois maudits, version 2005). Il ne s’agit plus uniquement de science-fiction, de fantasy, de space-opera. Druillet devient du jour au lendemain l’un des plus grands illustrateurs, certaines de ses planches renonçant totalement à la grille des vignettes familières, comme l’un des grands créateurs d’univers mélangeant les genres. En 1972, Délirius (sur scénario de Lob) sera la dernière histoire un peu classique de Lone Sloane. Désormais, Druillet mise tout le visuel, mélange habilement les genres littéraires (sa version de Salammbô qui lorgne vers Elric le Nécromancien — héros de Moorcock qu’il a illustré en 1971) et, ce qui est sans doute moins artistique et plus commercial, intègre résolument le marché de l’art, à l’image future d’un Bilal. Il faut tout connaître de ses œuvres : on citera encore Vuzz, Yragaël ou la fin des temps (avec Michel Demuth), La Nuit, Gail ou Nosferatu. Il est revenu à Lone Sloane pour un tome intitulé Chaos, en juillet 2000. 41 En feuilletant Pilote, il serait impardonnable de ne pas citer l’étonnant Sergent Laterreur de Touys et Gérald Frydman (belge, né en 1942), au graphisme plutôt pop qui fourmille d’onomatopées et de hurlements semblant prendre vie. Est-ce un hasard ? Tant le dessinateur (Vivian Miessen pour l’état-civil, né en 1940) que le scénariste ont travaillé pour le cinéma d’animation. Miessen travaillera sur des Astérix ainsi que pour Picha, alors que Frydman enchaîne les courts métrages personnels (Scarabus, Agulana) dont l’un, Le cheval de fer, recevra une Palme d’Or en 1984. En 1969, Christian Godard (1932– ), dessinateur et scénariste (La Jungle en folie pour Mic Delinx, Martin Milan, Le Vagabond des limbes pour Ribera), offre dans l’un de ses Norbert & Kari un récit d’enfants organisés en une micro-société excluant les adultes, qui fait immanquablement songer au Seigneur des mouches de William Golding (Le Royaume d’Astap). 42 Gébé (Georges Blondeaux, 1929–2004) a été dessinateur industriel avant de rejoindre les amuseurs décalés de Hara-Kiri puis de Charlie-Hebdo. Auteur de nombreux albums, de romans-photo, de sketches, de chansons, de nouvelles et de romans, il mérite une place ici pour L’an 01, pamphlet post-soixante-huitard radical paru en 1970 (écologie, vie en communauté et amour libre, refus de l’autorité, de la propriété, du travail…) : c’est une utopie par rejet et abandon — le productivisme effréné laissant la place à la maxime « on arrête tout ! » (et c’est pas triste). Il s’agit d’une petite merveille de vie et de drôlerie. En 1973, l’album de Gébé voit émerger une version filmée, co-réalisée par Alain Resnais, 231 Jacques Doillon, Jean Rouch et Gébé lui-même, et qui rassemble l’équipe de Hara-Kiri, mais aussi toute la bande du Splendid et des comédiens bien barrés tels que Daniel Prévost. 43 En 1970, Philippe Cazaumayou, dit Caza (1941– ) publie chez Losfeld une bande très influencée par le psychédélisme et le pop art, au travers d’auteurs tels que Guy Pellaert : Kris Kool. Très rapidement, Caza deviendra une référence en matière d’illustration, surtout pour les lecteurs qui suivent les publications de la maison Opta, et plus tard de J’ai Lu. Ses couvertures pour Abraham Merritt, Catherine Moore ou Leigh Brackett ont marqué les lecteurs de science-fiction. Dans Pilote, il crée ses Scènes de la vie de banlieue, satire de la vie moderne et du décalage des réalités qui dépassent l’entendement du français moyen. Dargaud et les Humanoïdes Associés l’accueillent tout à tour, pour des titres tels que Arkhè, Zodiaque, Mémoire des écumes ou Laïlah. À partir de 1989, les « Humanos » publient Le monde d’Arkadi, sa plus longue série à ce jour, qui décrit une Terre qui ne tourne plus. Arkadi y mène une quête à mi-chemin de la science et de la mythologie. Caza est devenu un maître de la couleur, et le propriétaire d’un style à nul autre pareil. Il a collaboré avec René Laloux pour Gandahar, d’après le roman de JeanPierre Andrevon, et a été le concepteur graphique de l’adaptation par Philippe Leclerc d’un roman de Serge Brussolo, sous le titre Les Enfants de la pluie. Son style s’est remarquablement coulé dans cette histoire de lutte entre les peuples de l’eau et du feu, Les Pyross et les Hydross. Un de ses recueils d’illustrations (1994, La Sirène) s’intitule De métal et de chair, et ce titre résume à merveille ses préoccupations. 9. Giraud/Moebius, Métal Hurlant, la crise des périodiques 44 Lorsque l’on aborde la part science-fiction de Jean Henri Gaston Giraud (1938– ) qui s’abrite ici sous le pseudonyme de Moebius, on ne peut éviter une courte évocation de son autre incarnation, Gir, le dessinateur de l’ouest américain, ancien élève de Jijé et cocréateur de Blueberry. Car c’est bien ce travail (déjà remarquable) qui a offert à Moebius l’extraordinaire virtuosité faisant de lui un auteur tout aussi particulier qu’un Druillet, un Bilal ou un Tardi. Giraud/Moebius voit son talent et son inspiration éclater avec cette nouvelle bande dessinée des années soixante-dix, que nous sommes occupé à évoquer 38. Maître du trait, il se révèle adepte du récit décalé — Moebius n’est pas né pour rien au sein de Hara-Kiri — et offre une suite de petits chefs-d’œuvre avec Le Bandard fou (Éditons du Fromage, 1974), Arzach (1976), John Watercolor et sa redingote qui tue ! (1976), Cauchemar blanc (1977), L’Homme est-il bon ? (1977) ou Les yeux du chat (1978, avec Alejandro Jodorowsky). Peut-être pourrait-on situer le passage du témoin entre Gir et Moebius dans un récit complet de sept planches : La Déviation, une histoire délirante d’un immense baroque graphique, parue dans Pilote en janvier 1973. C’est l’avis de Nicolas Finet : « C’est avec cette histoire que Jean Giraud (…) accomplit sa mue et devient Moebius. Il inaugure un style radicalement différent, caractérisé par la finesse du trait de plume et le jeu entre les hachures et les points, qui semble hérité des graveurs anciens. Cette histoire qui commence dans le quotidien (Les Giraud partent pour l’île de Ré) et dérape dans le fantastique est emblématique aussi de l’ouverture à un nouvel imaginaire »39. 45 Le premier grand choc signé Moebius n’est autre que Arzach, bande sans le moindre dialogue dont le titre même ne cesse de varier. Selon Yves Frémion40, « (Arzach) a été construit au fur et à mesure (…) c’est la narration pure, l’enchaînement des histoires 232 créant l’histoire et non le contraire. Cette manière de placer au premier rang, dans la pratique, la narration, avant le graphisme (comme c’était devenu la manie alors) ou le scénario (comme avant 68) va changer la façon de concevoir les BD. » Moebius rencontre alors Alejandro Jodorowsky (né en 1929) pour une première tentative d’adaptation cinématographique du chef-d’œuvre de Frank Herbert, Dune, tentative qui échouera tout en laissant de somptueux dessins préparatoires. Avec l’écrivain et cinéaste, il crée alors John Difool et la saga de l’Incal (à partir de 1981). L’univers de Jodorowsky est un univers mystique, pas très éloigné de celui qu’ont diffusé les anthropologues tels que Carlos Castaneda. Mais il s’agit aussi d’un univers laïc. Moebius y adhère et va très clairement évoluer vers la méditation, la recherche de la sérénité : il épure encore son trait, travaille des couleurs douces, mais dans le même temps envahit l’affiche, les écrans (Dune, Alien et d’autres), la publicité. Depuis la fin des années quatre-vingt-dix, il enchaîne les expositions, ainsi que les récompenses, tant dans le milieu de la bande dessinée que dans la société civile : il est décoré de l’Ordre des Arts et des Lettres par François Mitterrand dès 1985, et octobre 2010 voit l’inauguration de Moebius-Transe-Forme, rétrospective à la Fondation Cartier. 46 Petite pause avec un auteur assez peu cité car il ne connut guère d’édition en album. Robert Bressy (1924– ) qui a débuté dans l’animation en 1946 avec Paul Grimaud, entre chez Opera Mundi, pour y rester jusqu’en 1983. En 1974 et 1975, il illustre Les Navigateurs de l’infini (et leur suite Les Astronautes) de Rosny Aîné, dans L’Humanité. Il illustrera également La Mort de la Terre du même auteur. 47 En 1975, après un nombre conséquent, en quantité et en qualité, d’œuvres majeures — et nombre d’essais sous forme de feux d’artifices visuels et narratifs dans Pilote –, la bande dessinée de science-fiction française se dote enfin d’un support totalement consacré à son objet. La “fuite des cerveaux” de Pilote a débuté en mai 1972 avec le trio Brétécher, Gotlib et Mandryka, partis créer L’Écho des Savanes. Cette fois, Moebius et Druillet s’associent en décembre 1974 à Jean-Pierre Dionnet (critique, scénariste, co-créateur des “Enfants du Rock” avec Philippe Manœuvre) et Bernard Farkas pour offrir Métal Hurlant à l’amateur de science-fiction qui n’en espérait pas tant ! Sous le label des Humanoïdes Associés, le magazine et ses créateurs bouleversent d’entrée de jeu les aspects les plus familiers du genre — ou plutôt des genres : à la fois de la bande dessinée et de la science-fiction. Impeccablement maquetté par les soins d’Étienne Robial41, résolument axé sur les meilleurs avatars de la modernité, Métal Hurlant allie à son ancrage science-fictif un humour qui révélera nombre de créateurs, ainsi qu’une violence assumée dans sa représentation et un érotisme qui n’est pas encore perçu uniquement comme un argument commercial. Ce qui naît alors dépasse le simple support de bande dessinée : c’est un univers propre, qui enfonce ses fondations dans les œuvres de ses principaux créateurs, mais qui accueillera directement les jeunes dessinateurs parmi les plus inventifs. La présence de Jean-Pierre Dionnet (et très vite de Philippe Manœuvre comme chroniqueur) provoquera bien entendu l’apparition rapide d’un autre axe déterminant, outre la science-fiction : le rock. Le rapprochement n’est pas inédit : voilà des années, en science-fiction, que les revues littéraires d’Opta chroniquent Pink Floyd, David Bowie ou le rock allemand au même titre que le dernier Asimov. Aujourd’hui encore, mais c’est un autre débat, les destinées du rock et de la science-fiction demeurent souvent sinon liées du moins parallèles : pour la période moderne, les racines, les références, voire les systèmes de production symbolique sont comparables. Et les artistes passent sans heurt d’un univers à l’autre. 233 48 Métal Hurlant rassemble un bouquet de talents que seul, sans doute, (À Suivre) pourra concurrencer. Anciens et jeunes auteurs se mêlent et se répondent inextricablement : Alexis, Lob, Gillon, Forest, Pichard, Mézières, Caza, Mandryka, Bilal ou Tardi, mais également Yves Chaland, Serge Clerc, Luc Cornillon, Frank Margerin, Tramber et Jano. Parmi les chroniqueurs, on relève Daniel Riche, Jean-Luc Fromental, Stan Barets, Philippe Manœuvre ou Jacques Goimard. Un écrivain tel que Jodorowsky impose indéniablement son style, avec Moebius puis d’autres dessinateurs (Juan Gimenez pour La Caste des MétasBarons, Zoran Janjetov pour Les Technopères, Cadelo pour La Saga d’Alandor, Arno et Covial pour Les Aventures d’Alef-Thau, Georges Bess pour Juan Solo, François Boucq pour Face de Lune (chez Casterman) ou, plus loin de notre sujet, Bouncer… — on recense plus d’une vingtaine de séries signées de son nom, sans compter des albums isolés) : s’il a eu tendance à tirer à la ligne, si son propos mystico-magique n’est pas toujours très clair — voire, dirons certains, semble parfois hésiter entre affabulation et manipulation –, la qualité d’écriture de Jodorowsky offre en général de beaux récits à ses dessinateurs. On ne saurait citer tous les noms qui charpentèrent Métal Hurlant : Ted Benoît, Jean-Claude Denis, Denis Sire, Jéronaton, Jean-Michel Nicollet, Chantal Montellier, Francis Masse, François Schuiten, Daniel Ceppi ou encore Jean-Claude Pertuzé. Et les autres. Pour tous, il s’agit d’une vision de la science-fiction qui renvoie définitivement aux oubliettes tant le space-opera à la Flash Gordon que l’aventure scientifique vernienne, qui avaient si durablement corseté la bande dessinée de science-fiction française depuis sa naissance. Les nombreux artistes qui passèrent par les espaces ouverts grâce à Métal Hurlant furent la source d’intenses renouvellement et d’innombrables variations narratives, ils furent également ceux qui surent ouvrir leur production sur l’ailleurs : non seulement un ailleurs de la science-fiction elle-même, mais également un ailleurs de la bande dessinée, en l’ouvrant vers toutes les expressions, de la musique rock au cinéma en passant par les grandes références littéraires. Ces années-là sont manifestement celles d’une fusion, d’une symbiose entre différents moyens et choix artistiques42. 49 Les « Humanos » dédoublent leur revue phare avec Ah ! Nana en 1976, puis Métal Aventure dans les années quatre-vingt, sans omettre Casablanca (numéro unique en 1982), Rigolo (1983–1984) ou plus récemment Shogun Mag (2006–2007) pour le manga. Mais on sait désormais que paradoxalement cette période efflorescente en matière de supports constitue une sorte de chant du cygne pour les revues de bande dessinée. La période courant du milieu des années soixante-dix à la fin des années quatre-vingt-dix est riche, mais cette richesse ne résistera pas au remembrement du milieu de l’édition : non seulement les jeunes titres ne vivront parfois que quelques printemps (Ah ! Nana disparaît en 1978), non seulement la plupart ne passent pas le siècle ((À Suivre), Circus), mais les glorieux prédécesseurs (Pilote, Charlie) subissent le même sort. Hormis l’ancêtre Spirou ou l’exception censée confirmer la règle (Fluide Glacial), la plupart des revues de bande dessinée contemporaines ne survivent qu’adossées à des séries événements (Lanfeust Mag) ou ciblées de manière très pointue. Bien entendu, la réorganisation du secteur de l’édition de bande dessinée privilégie depuis longtemps la parution directe en albums, dont l’inflation fut et persiste à être remarquable. Les lois conjointes de Clarke et de Sturgeon s’appliquent ici de manière particulièrement adéquate : la remarque de l’un quant au volume de pulps qu’il était jadis impossible de faire lire à un être humain normalement constitué est parfaite comme description de l’état de l’offre en albums, et l’évidence du postulat énoncé par le second ne peut être mise en doute : 99 % de n’importe quoi est de la… 234 10. Années soixante-dix : Enki Bilal, (À Suivre) et Cyann 50 Ce constat ne doit pas faire oublier combien les vingt-cinq dernières années du XXe siècle auront été remarquablement fécondes. Au moment où naît Métal Hurlant, Régis Loisel (1951– ) et Serge Le Tendre (1946– ) au scénario offrent en 1975 ce qui sera l’une des plus belles réussites de la fantasy française : La Quête de l’oiseau du temps. Même si on a choisi dans le cadre de cette étude de ne pas développer outre mesure la fantasy, la bande de Loisel (tout comme le Peter Pan qu’il donnera de 1990 à 2004) est un chef-d’œuvre incontestable. Elle aurait pu mieux démarrer : Imagine, magazine luxueux dirigé par le scénariste Rodolphe (Rodolphe Daniel Jacquette, 1948– ), tire sa révérence après tout juste trois numéros ! Mais ce n’est qu’un faux départ. Reprise (et redessinée), la série inaugure la nouvelle série de Charlie Mensuel en 1982 : sorcière, humanoïdes, lutins ou animaux étranges, quête au travers d’un pays fantastique, tous les ingrédients du genre sont présents. Invention scénaristique, dynamisme et humour du graphisme : voici un sommet jamais égalé. 51 1975 est évidemment l’année d’Arzach, mais aussi d’une bande atypique signée Max Cabanes (1947– ), Dans les villages, récit de la vie au sein d’un univers parallèle peuplé de géants idiots qu’il faut combattre, les Jôles. À nouveau une quête, celle de la Corniflure suprême, et une théorie de personnages étranges, comme le Réveur de réalité. Une petite merveille. Cabanes donnera encore, outre un superbe Roman de Renard (hélas inachevé) sur un texte de Forest, ses hilarantes Rencontres du 3esale type. Grand retour au space-opera débridé avec Le vagabond des limbes de Julio Ribera (1927– ) et Christian Godard, qui sort en album chez Hachette : Axle Munshine a voulu rêver, ce qui est interdit sur Xylos. Le voilà devenu vagabond des étoiles à bord de son Dauphin d’Argent. Œuvre chevauchant les mythes, dont l’analyse ne peut que convoquer les relents psychanalytiques, cette série grandiose vaut particulièrement pour le personnage de Musky, cet “éternaute” au sexe non défini qui a le pouvoir de ne choisir de vieillir que si quelqu’un lui en donne l’envie. 52 C’est encore en 1975 que paraît chez Dargaud La croisière des oubliés, première des “Légendes d’aujourd’hui” de Pierre Christin dessinée par Enki Bilal. Bilal (né à Belgrade en 1951 d’un père bosniaque et d’une mère slovaque) publie dans Pilote dès 1972, une série de récits courts fortement influencés par l’atmosphère des contes de Howard Phillips Lovecraft. La rencontre de Pierre Christin va révéler toutes les potentialités créatrices du dessinateur, véritable surdoué de sa génération. Seul ou œuvrant avec un scénariste, Bilal est l’homme d’une patte artistique et d’une thématique propres : de L’appel des étoiles (1975) à Animal’z (2009), une évidente unité court au travers de toute l’œuvre, unité qui n’a rien d’artificiel mais résulte d’une étonnante puissance visuelle nourrie d’obsessions récurrentes. Que ce soit dans ses collaborations ou ses grandes fresques personnelles (la trilogie Nikopol, la tétralogie du Monstre), chaque dessin d’Enki Bilal, vignette de bande dessinée, lithographie, travail pour le cinéma (ses propres films ou d’autres) ou illustration pour l’édition, le moindre fragment est mystérieusement relié à tout le reste de cette totalité angoissante que constitue son œuvre. Sa vision de la science-fiction, politique ou mythologique, se nourrit sans trêve de fusions froides et violentes entre la chair, le sang, le métal et la machine. Déshumanisante, cette plongée dans un avenir où l’être humain a définitivement cessé d’être sacré peut glacer et terrifier. Elle est en parfaite adéquation tant avec les meilleures créations littéraires d’une fiction fusionnelle, à laquelle elle ne s’inféode par aucune hiérarchie artistique, qu’avec les réalités multiples 235 et angoissantes qui sont le lot de l’actualité de ce début de XXIe siècle. Après dix ans dans ce siècle, on ne peut être certain que d’une chose : Enki Bilal est celui qui en transmet au mieux, par son art, les tendances profondes et morbides43. 53 Si Métal Hurlant fut incontestablement l’un des principaux chaudrons de la recherche artistique et de la quête d’un sens narratif renouvelé, il est tout aussi évident que le choix de la vénérable maison Casterman de se lancer dans l’aventure de l’édition d’un périodique en février 1978 est tout aussi crucial lorsque paraît le premier numéro de (À Suivre). Si le choix de Jean-Paul Mougin, son rédacteur en chef44, de mettre en avant la notion de “roman graphique” possède alors autant de potentiel commercial que de sens artistique, on ne peut nier la qualité d’une très grande part des œuvres qu’il contribuera ainsi à accoucher. « (À Suivre) sera l’irruption sauvage de la bande dessinée dans la littérature (…) », pouvait-on lire dans un premier éditorial demeuré fameux. Dans la pratique, le résultat de ce postulat sera que les récits dureront ce qu’ils devront durer, sans format préétabli. Le ton est donné avec Ici Même de Tardi et Forest, qui ponctuera toute l’année 1978. Bien entendu, il n’est plus question d’une revue de science-fiction : l’aventure, le polar, l’évocation historique, l’onirisme marqueront durablement le nouveau périodique. Néanmoins, Mougin a recruté parmi ses chroniqueurs des têtes pensantes de la science-fiction française, tels que Rodolphe, Jacques Chambon, Bernard Blanc. Plus tard, Joëlle Wintrebert y assurera des critiques régulières de parutions dans le domaine. Même s’il ne fut qu’un compagnon de route, Philippe Druillet est présent dès avril 1978 (Comédie en un acte : Les Fous). Moebius sera un habitué : il commence par donner en novembre de la même année une illustration aisément identifiable au cahier humoristique de Franquin et Delporte, “Pendant ce temps à Landerneau”. Ted Benoit (1947– ) offre avec son Ray Banana une esthétique héritée des années cinquante et du design de Raymond Loewy, et ses urbanismes d’une Amérique de rêve lorgnent vers une temporalité uchronique (Berceuse électrique paraît en 1980). On ne peut traverser les années (À Suivre) sans évoquer la naissance d’un grand dessinateur, même s’il s’agit dès lors de faire fi des limites françaises : François Schuiten (1956– ) et son frère Luc découvrent les “terres creuses”. Plus tard, avec Benoît Peeters (1956– ), Schuiten pénètre avec l’univers d’Urbicande ce qui sera une œuvre majeure : les Cités Obscures. Soulignons également l’importance d’une bande telle que Le Transperceneige (1983 dans (À Suivre)), épopée ferroviaire et post-atomique en noir et blanc, monde glacé scénarisé par Lob et mis en images par Jean-Marc Rochette (1956– ) après la mort d’Alexis. Les aliens débarquent au cœur du quotidien de la Jehanne d’Arque du délirant F’Murrr (1946– ). JeanClaude Forest en solo donne l’un de ses derniers grands récits : Enfants, c’est l’Hydragon qui passe. Une belle tranche de mystique messianique dans le Chninkel du Polonais Rosinski (1941– ) scénarisé par Jean Van Hamme à la sauce fantasy (avec un gros souvenir d’un énorme monolithe noir !). On croise Adèle Blanc-Sec dont l’univers plein de savants fous prolonge (et finira par se confondre avec) celui de Brindavoine. L’Espagnol Daniel Torrès (1958– ) rejoint l’équipe en 1983 avec Les aventures sidérales de Roco Vargas, vaste meltingpot d’influences assumées allant de la tradition dite franco-belge aux comics américains. Moebius s’installe plus franchement en 1988 avec Les jardins d’Edena et les narrations ramifiées mettant en scène Stel le spationaute. En 1989, un supplément au format comics dévoile au lecteur la version moebiusienne du Surfer d’argent de Stan Lee. Octobre 1991, le Belge Christian Lamquet (1954– ) explore L’Amour hologramme, ambitieuse histoire de contact cosmique vécu par un cosmonaute russe pour lequel la première conséquence est de se retrouver illico au goulag ! Il est dommage que ce récit ait été la seule apparition de 236 Lamquet dans la revue, et qu’il se soit quelque peu dispersé par la suite : selon Nicolas Finet, on tenait là « un style graphique (qui) n’est pas sans évoquer le Paul Gillon des Naufragés du temps »45. François Bourgeon est de retour en mars 1993 sur un scénario de Lacroix (1944– ) : après les architectures navales et le commerce triangulaire, après une version fantasmatique du Moyen-âge, La sOurce et la sOnde est le premier épisode de ce grand cycle ambitieux de science-fiction moderne qu’est le cycle de Cyann, qui traversera jusqu’à aujourd’hui tous les aléas éditoriaux… Bourgeon est au mieux de sa virtuosité graphique et la narration est complexe à souhait. Sur Ohl, où les fièvres pourpres déciment les hommes, ce sont des personnages féminins qui occupent la meilleur part du récit, autour de Cyann Olsimar, héritière d’une grande famille, seule capable de partir en quête du remède au mal. Jonglant avec les codes du space-opera, de l’exploration planétaire à la Jack Vance, tout autant qu’avec les tours et détours des chemins de l’espace-temps, le dessinateur et son scénariste créent une fresque dans laquelle rien n’est gratuit, ni les caractères des héroïnes, ni les plus petits détails des sociétés dépeintes, ni les idéologies ou les superstitions des mondes traversés. Entre exploitation de la crédulité des peuples et société où tout se paie (Marcade), Cyann découvre un univers dangereux et planté d’apparences qui sont autant de faux-semblants. Le cycle de Bourgeon et Lacroix constitue sans doute l’un des derniers grands cycles de sciencefiction en bande dessinée française46. Claude Lacroix n’est pas un novice en matière de science-fiction : comme dessinateur, il a donné de petits bijoux tels que Yann, le migrateur, L’Homme au chapeau mou ou Fariboles sidérales. Le tangage entre œuvres inspirées ou non qui mène lentement (À Suivre) vers sa fin vaudra encore de très grandes rencontres, dont celle du génie de Nicolas de Crécy (1966– ), de la collaboration entre Boucq et Jodorowsky, ou encore (mais nous voilà à l’extrême bord de notre sujet) le Peplum (1996) de Blutch (1967– ), récit de longue haleine qui évoque le Satyricon de Pétrone. En décembre 1997, l’ultime numéro se dénomme Arrêt sur images. Une belle histoire se termine dans les bouleversements de l’édition de bande dessinée contemporaine. 11. Généralisation de la science-fiction 54 Si le nom d’Alex Varenne (1939– ) est désormais essentiellement lié aux idées ainsi qu’à l’expression troublante du libertinage et de l’érotisme, on ne saurait oublier qu’il est apparu en bande dessinée, avec son frère Daniel (1937– ) au scénario, par le biais d’un sombre récit post-atomique paru dans Charlie mensuel en 1979 : Ardeur. Cette entrée sera d’emblée non seulement remarquée mais très largement saluée pour sa qualité et son originalité graphique. On a pu dire que les traits du dessin d’Alex Varenne étaient proches de la dureté, entre ombres et formes anguleuse, de l’expressionisme allemand — particulièrement sa forme cinématographique. L’analyse est juste si elle veut mettre en avant la déchirure et l’angoisse de cet univers dans lequel on erre après une troisième guerre mondiale, en suivant un personnage sans visage, du côté d’un endroit qui s’est appelé Varsovie (Warschau, 1981 en album Le Square — Albin Michel) ou Berlin (Berlin Strasse, 1981, Albin Michel). 55 Philippe Adamov (1956– ) a travaillé comme décorateur avec le cinéaste d’animation René Laloux, entre autres sur des adaptations de Caza. Il apparaît rapidement comme l’un des grands illustrateurs pour l’édition, avant d’être remarqué par Henri Filippini, qui le présente à Patrick Cothias (1948– ) chez Glénat. Le résultat de cette rencontre se nomme Les Eaux de Mortelune (1985) et constitue l’une des séries les plus atypiques de son époque. 237 La scène se situe à Paris, mais un Paris totalement dévasté, l’homme ayant une fois de trop abusé de la nature. C’est à nouveau une histoire d’après le grand cataclysme, un récit dont le graphisme admirable montre un avenir sans eau, où ceux qui savent encore en traiter les réserves détiennent le pouvoir. Dans cette cité déserte, on ne fait que survivre, sous la férule du prince de Mortelune, un despote jouisseur aux tendances barbares, une sorte de baron Harkonnen immortel qui ne songe qu’à posséder la fille du seul boucher de Paris ! Mais un autre puissant contrôle les réserves de pétrole nécessaires au traitement de l’eau. Histoire d’un avenir abominable traitée sur un mode quasi mythologique, la série d’Adamov et Cothias est incontestablement un choc visuel au trait et aux couleurs d’une rare virtuosité. 56 En 1989, paraît dans Pilote ce qui est peut-être la première transcription en bande dessinée, sur le mode de l’anticipation, de la pandémie du SIDA. Béhé (Joseph Griesmar, 1962– ) et son scénariste Toff donnent avec Péché mortel une classique histoire totalitaire (camps, ghettos, traque des malades, milice, intolérance…) qui montrent sous l’optique du drame sidéen les caractéristiques les moins reluisantes de l’être humain : lâche, délateur, adepte forcené du bouc émissaire. Cette France dans laquelle toute allusion à l’activité et au plaisir sexuels est proscrite est une métaphore très claire des tendances répressives de notre propre société. C’est définitivement la fin du XXe siècle et de l’insouciance. 57 On notera quelques autres grandes réussites. 1991 voit une nouvelle adaptation d’un scénario de Jodorowsky, due cette fois à François Boucq (1955– ) : Face de Lune. Dans le genre paranoïaque (le héros est pourchassé mais connaît une vérité que nul ne peut croire), Le lièvre de Mars d’Antonio Parras (1929–2010) et Patrick Cothias (1948– ) est une belle réussite, entre polar et politique-fiction. On ne peut évidemment pas omettre l’immense Chantal Montellier (1947– ), active depuis 1978 et auteur, dans un noir et blanc massif, de plusieurs récits proches en esprit de la “nouvelle science-fiction française” alors triomphante. On épinglera Shelter (1979–1980), concentré des indignations de l’auteur, sans doute le plus politique des dessinateurs français contemporains, au sens militant. Francis Masse (1948– ) possède un style à nul autre pareil, tant dans la technique graphique (aplats, hachures) que dans la typologie de ses personnages, gros nez enveloppés dans d’immenses manteaux. Dès le trait, le nonsense est présent : jamais peutêtre personne n’aura si bien joué avec la traduction apparemment logique (voire scientifique) des délires les plus absurdes, poussés jusqu’à l’humour noir. Le monde de Masse est en soi un monde parallèle, il n’a nul besoin d’en rajouter. Didier Eberoni (1958– ) fut une sorte d’étoile filante dans le monde de la bande dessinée, mais il serait injuste de ne pas citer son Centaure mécanique (1982, avec Rodolphe), histoire étrange de mélange de chairs et de métal. De Rodolphe, notons les très belles (mais uniques) Légendes de l’éclatée avec le dessinateur Michel Rouge (1950– ), excellent artiste réaliste qui donne ici une vision originale de la science-fiction “planétaire”, où des fragments du globe terrestre sont reliés par des voiliers traversant l’espace. Michel Crespin (1955–2001) fut également, comme Auclair dans un sens et Montellier dans un autre, un compagnon des auteurs de la “nouvelle science-fiction française”. Sa science-fiction est politique et rurale à la fois, pleine de violence et de tendresse, promenant son lecteur dans un futur indéfini des Alpes provençales, sans doute après une catastrophe, de toute évidence sous une dictature que certaines combattent le fusil à la main (Marseil, 1979 ou Armalite 16, 1980). Très douces couleurs, très belles figures féminines très féministes. 58 Citons encore quelques éléments. Qui se souvient du fait que la couverture du premier Pilote mensuel, en juin 1974, était un photomontage dû à Mézières ? Qui redira la 238 percolation de la science-fiction dans toute la presse parallèle, les fanzines, des titres comme le Canard Sauvage, avant d’aboutir à Métal Hurlant ? Se rappelle-t-on les séries scénarisées par René Durand (1948– ) : La Terre de la bombe avec Georges Ramaïoli (1945– ), Les dirigeables de l’Amazone avec Patrice Sanahujas (1952–1996), bande qui voyait apparaître le romancier Michel Jeury en personnage de fiction ? 12. Le futur : science-fiction au quotidien 59 Nous pouvons opérer un saut, lequel, au vu de l’objet de cette étude, ne saurait être que quantique ! Et maintenant ? La science-fiction a partout essaimé au sein de la bande dessinée française, même si désormais (comme dans l’édition littéraire47 ?) la fantasy semble lui tailler de larges croupières. Dès lors, la production a gonflé : que retenir de nos auteurs et de leurs œuvres les plus contemporaines ? Il est quasi impossible de tout citer : ne vaut-il pas mieux abandonner la production strictement contemporaine à ses lecteurs avides, tout en sachant qu’elle comporte de belles pépites ? S’il est évident ici que l’on a décidé de demeurer en terre de science-fiction, il faudrait pourtant signaler les œuvres aux marges. Non pas tellement les œuvres de fantasy qui intègrent des moments ou des motifs de SF (Lanfeust des étoiles) que des créateurs singuliers et exigeants qui de toute évidence, sans pour autant céder au genre, se jouent des codes de la représentation sous son aspect purement réaliste : des auteurs majeurs tels que Marcelé, de Crécy… 60 Parmi une pléiade d’auteurs uniques (dans tous les sens du terme : auteurs dont l’imaginaire n’est guère réductible à des schémas anciens, mais également créateurs parfois éphémères), quelques noms : Beb-Deum (1960– ) et ses images décalées, Fred Beltran (1963– ), musicien féru de pin-ups et illustrateur doué (encore un !) des rouages narratifs jodorowskyens (Mégalex), ou encore Lidwine (Dominique Legeard, 1960– ) qui signe avec Le dernier loup d’Oz une histoire graphiquement superbe quoique quelque peu “dense” (hermétique selon certains commentaires). On ne peut non plus éviter de citer Vortex, la série de Stan et Vince (Stanislas Manoukian et Vincent Roucher, nés en 1969) débutée en 1993 chez Delcourt. Cette histoire de voyage temporel qui part dans tous les sens est par ailleurs une bonne occasion de citer le travail d’édition de Guy Delcourt (1958– ) qui fonda sa maison en 1986, après un passage comme rédacteur en chef chez Pilote en 1985. L’histoire de Delcourt, c’est d’abord Cailleteau et Vatine, puis un recueil de chansons de Renaud adaptées en bande dessinée. C’est surtout Le Chant des Stryges (Corbeyran et Guérineau), Sillage (Morvan et Buchet) ou Carmen McCallum (Duval et Gess). C’est la collection “Néopolis”. C’est Jour J, la récente série uchronique. C’est Golden City, La Mandiguerre, Ether Glister ou Travis. 61 Delcourt, c’est encore une œuvre étrange sans doute plus proche d’un vertige fantastique ou d’un Franz Kafka48 traduit graphiquement, un univers dessiné dont les règles changent perpétuellement en influant sur le destin des personnages : Julius Corentin Acquefaques, prisonnier des rêves (cinq tomes, 1990–2004) de Marc-Antoine Mathieu (1959– ). On a également pu voir au travers de Julius, employé du ministère de l’Humour, une évocation du Brazil de Terry Gilliam. Ici, comme dans de grandes œuvres littéraires (Philip K. Dick) ou cinématographiques (Dark City d’Alex Proyas, 1998), les choses ne sont pas ce qu’elles semblent être. Mathieu est un expérimentateur dans l’âme et a réussi avec cette série à tordre le medium bande dessinée lui-même, en jouant de ses codes et de ses limites (la vignette vide, l’album à double-sens, le jeu entre deux et trois dimensions…). 239 62 La bande dessinée de science-fiction française a suivi le même chemin que l’avatar romanesque du genre, a mûri, s’est débarrassée de ses tics de jeunesse et trace son chemin, confiante et mature. Alors, rendez-vous en terres d’exotisme, de faux-semblants, d’anticipation ou de métaphores politiques : retrouvons-nous en compagnie d’Étienne Le Roux (Aménophis IV), d’Olivier Vatine (Aquablue), de Li-An et Jean-David Morvan (Le Cycle de TschaÏ), de Richard Gérineau (Le Chant des Stryges), de Philippe Buchet (Nomad, Sillage), de Denis Bajram (Cryozone, Universal War one), de Ralph Meyer (IAN), de Serge Pellé (Orbital ), de Gess (Carmen McCallum, La Brigade chimérique), de Christophe Quet (Travis), de Leo (oui, Brésilien, mais bon… — Les mondes d’Aldébaran, Kénya) et de beaucoup d’autres… Et en français Et un blog remarquable : BIBLIOGRAPHIE Articles DAYEZ, Hugues. 12 mai 2010. « Les aventures d’un journal. n o 866, 18 novembre 1954, 17e année ». In Spirou. 3761. Marcinelle : Dupuis. Page 31. RAGACHE, Gilles. 2000. « Un illustré sous l’occupation : le Téméraire ». In Revue d’histoire moderne et contemporaine. 2000, 4/2000 (no 47–4). Paris : Belin, p. 747–767. URL : http://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=RHMC_474_0747 [consulté le 21/06/2010]. STRINATI, Pierre. Juillet 1961. « Bandes dessinées et science-fiction. L’âge d’or en France (1934– 1940) ». In Fiction. 92. Paris : Opta, p. 121–125. Ouvrages Europe : revue littéraire mensuelle. Avril 1989, 720, La Bande Dessinée. Paris. Fiction. Juillet 1961. 92. Paris : Opta. Revue d’histoire moderne et contemporaine. 2000, 4/2000 (n o 47–4). Paris : Belin. Spirou. 12 mai 2010. 3761. Marcinelle : Dupuis. BARON -CARVAIS, Annie. 1985. La Bande dessinée. Paris : Presses Universitaires de France. Coll. « Que sais-je ? », 2212. COUPERIE, Pierre (dir.). 1967. Bande dessinée et figuration narrative. Paris : Musée des arts décoratifs / Palais du Louvre. ÉVRARD Dany et ROLAND Michel. 1992. Gordinne, éditeur liégeois : Pionnier de la bande dessinée. [Liège] : Deville Graphic. 240 FILIPPINI Henri, GLÉNAT Jacques, MARTENS Thierry et SADOUL Numa. [1979]. Histoire de la bande dessinée en France et en Belgique, des origines à nos jours. 2e édition. Grenoble : Éditions Glénat, 1984. FINET, Nicolas. 2004. (À Suivre) 1978–1997. Une aventure en bandes dessinées. [Tournai] : Casterman. FRÉMION , Yves. 1982. Les Nouveaux Petits-miquets. Salernes : Le Citron Hallucinogène. FRÉMION , Yves. 1983. L’ABC de la BD. Tournai : Casterman. Coll. « E3 ». FRÉMION , Yves. 1990. Le Guide de la bédé francophone. Paris : Syros/Alternatives. Coll. « Les guides culturels Syros ». GABUT, Jacques. 2001. L’Age d’or de la BD. Paris : Catleya Éditions. GAUMER, Patrick. 2002. La BD. Paris : Larousse. Coll. « Guide Totem ». GROENSTEEN , Thierry. 1985. La Bande dessinée depuis 1975. Paris : MA Éditions. Coll. « Le monde de… », 6. GROENSTEEN , Thierry (dir.). 2000. Maîtres de la bande dessinée européenne. Paris : Bibliothèque nationale de France / Le Seuil. Publié à l’occasion de l’exposition « Maîtres de la bande dessinée européenne », organisée par la Bibliothèque nationale de France en coproduction avec le Centre national de la bande dessinée et de l’image, Paris et Angoulème, 2001. LECIGNE, Bruno. 1981. Avanies et mascarade : L’évolution de la bande dessinée en France dans les années 70. Paris : Futuropolis. MOLITERNI, Claude (dir.). 1989. Histoire mondiale de la bande dessinée. Nouvelle édition. Paris : Pierre Horay Editeur. MOLITERNI Claude et MELLOT Philippe. 1996. Chronologie de la bande dessinée : guide culturel. Paris : Flammarion. Coll. « Tout l’art ». ORY, Pascal. [1979]. Le Petit Nazi illustré. Vie et survie du Téméraire (1943–1944). Paris : Nautilus / Vertige Graphic, 2002. RICHE Daniel et EIZYKMAN Boris. 1976. La Bande dessinée de science-fiction américaine. Paris : Albin Michel. Coll. « Graffiti ». SADOUL, Jacques. 1976. Panorama de la bande dessinée. Paris : J’ai Lu. Coll. « Documents », D5. SADOUL, Numa. 1976. Mister Moebius et docteur Gir. Paris : Albin Michel. Coll. « Graffiti ». VERSINS, Pierre. 1972. Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science fiction. Lausanne : L’Âge d’Homme. WARFA, Dominique. 1984. 79 clins d’œil (À Suivre ) sur la BD… Liège : Groupe Phi / RLOM, 1984. Coll. « Variana », 1. Sites Web http://www.pressibus.org/bd/polis/indexfr.html http://www.danslagueuleduloup.com/BDs_Accueil.HTM http://www.bd-nostalgie.org/ http://www.noosfere.com/mezieres/pages/actu/actu.htm http://lambiek.net/home.htm 241 http://lambiek.net/fr/index.htm http://bdoubliees.com/index.html http://www.bdgest.com/ http://www.bdparadisio.com/index2.htm http://wikipf.net/wiki/index.php/Accueil http://phylacterium.wordpress.com/ NOTES 1. Ou signe iconique. Mais, promis, pas de sémiotique ici ! 2. VERSINS P., Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science fiction, Lausanne : L’Âge d’Homme, 1972, p. 93–98. 3. Dans le cadre de cette étude, toute mention d’un nouvel auteur comportera ses dates de naissance et (s’il échet) de décès. Leur absence sera le signe d’un déficit de données disponibles. 4. Ibid., p. 94. 5. C’est l’opinion argumentée d’Yves Frémion dans son Guide de la Bédé francophone, Paris : Syros/ Alternatives, 1990, p. 17. 6. Il signait effectivement de la sorte, avec une minuscule à Duval. Voir sa notice sur le site web suivant : http://www.bd-nostalgie.org/DIVERS/02_auteurs_Jobb%E9-Duval.htm [Consulté le 26 juillet 2010]. 7. Il est curieux de constater aux USA un mouvement inverse de celui qui mènera en France aux grandes œuvres modernes : celles-ci, outre-Atlantique, apparaissent d’emblée, avant que le genre ne soit cantonné aux comics. Songeons aux Katzenjammer Kids de Dirks, à Winsor McCay, au Krazy Kat de George Herriman… 8. Dans les années soixante, Greg reprend et modernise Zig & Puce, en accord avec Alain SaintOgan, et donne quelques récits pleins d’inventions vaguement science-fictives, comme Le voleur fantôme (1965) ou Prototype Zéro-Zéro (1967). 9. Le Rayon mystérieux sera réédité lorsque l’intérêt critique envers Alain Saint-Ogan en fera dans les années 1960 l’auteur emblématique des années d’avant-guerre : on trouve ainsi cette bande dans Phénix en 1969. Plus récemment encore, la Cité de la Bande Dessinée la réédite à nouveau en 2004. 10. Après la seconde guerre mondiale, René Giffey travaillera avec Maurice Limat — mais sur un Buffalo Bill — et donnera son adaptation des Aventuriers du Ciel (1935) de Nizerolles en 1955 ! 11. FRÉMION Y., Op. cit., p. 36. 12. VERSINS P., Op. cit., p. 666. 13. Lire à propos de la presse d’occupation l’étude de Pascal ORY : Le petit nazi illustré. Vie et survie du Téméraire (1943–1944), Paris : Nautilus / Vertige Graphic, 2002. 14. « À la veille de la guerre pourtant, la frontière entre la science-fiction et le roman d’aventures demeurait floue. Sous l’Occupation, quelques récits se situèrent dans des civilisations imaginaires. Ils reposaient sur des éléments de référence dont un essentiel : la croyance en une possibilité quasi illimitée de “la science” à résoudre tous les problèmes des hommes. Dans cet esprit, Le Téméraire publia régulièrement des rubriques consacrées à la science. Le thème de l’an 2000 y fut abordé et la rédaction prédit que des “automates valets de chambre” aideraient les hommes dans leurs travaux domestiques ou que “le livre parlant” remplacerait les “bouquins poussiéreux” : “Pressez le bouton, il ne vous reste plus qu’à écouter !”, étonnante anticipation de la cassette audio. Un autre ingrédient fréquent est le voyage dans le temps et dans l’espace, qui 242 permet aux héros de s’affranchir du déroulement linéaire de l’Histoire auquel est assujetti le commun des mortels, donc le lecteur. » (RAGACHE G., « Un illustré sous l’occupation : le téméraire », Revue d’histoire moderne et contemporaine 4/2000 [n o 47–4], p. 747–767.) 15. MOLITERNI Cl. et MELLOT Ph., Chronologie de la bande dessinée, Paris : Flammarion, p. 97. 16. Glénat publiera en 1974 ses souvenirs. 17. Quoique, lorsqu’on relit les premiers Buck Danny… 18. SADOUL J., Panorama de la bande dessinée, Paris : J’ai Lu, 1976, p. 75. 19. FRÉMION Y., Op. cit., p. 46. 20. Aux USA au même moment (1948) le psychiatre Fredric Wertham entreprend de développer sa campagne contre les comics : après Dark Legend en 1941 (le cas d’un jeune meurtrier obsédé par le cinéma, la radio et la bande dessinée), il multiplie les interventions publiques et publie The Psychopathology of Comic Books dans l’American Journal of Psychotherapy. Le sommet sera atteint en 1954 avec The Seduction of the Innocents, dénonciation orientée et sans la moindre rigueur scientifique de la violence dans les comics et de leur supposée influence néfaste (“pousse au crime”, comme dans le cas du cinéma), premier pas vers le Comics Code Authority (26/10/1954). Voir à ce sujet JENNEQUIN J.-P., Histoire du comic book. 1. Des origines à 1954, Paris : Vertige Graphic, 2002, p. 147–158. 21. SADOUL J., Op. cit., p. 67. 22. Car c’est bel et bien de cela qu’il s’agit, puisque le ministre de l’Intérieur s’y donne tous pouvoirs d’interdiction et de destruction ! On aurait tort d’y voir le signe d’une époque révolue : la loi existe toujours. On peut trouver facilement le texte législatif consolidé au 11 juillet 2010, qui énonce notamment en son article 2 : « Les publications visées à l’article 1 er ne doivent comporter aucune illustration, aucun récit, aucune chronique, aucune rubrique, aucune insertion présentant sous un jour favorable le banditisme, le mensonge, le vol, la paresse, la lâcheté, la haine, la débauche ou tous actes qualifiés crimes ou délits ou de nature à démoraliser l’enfance ou la jeunesse, ou à inspirer ou entretenir des préjugés ethniques ou sexistes. Elles ne doivent comporter aucune publicité ou annonce pour des publications de nature à démoraliser l’enfance ou la jeunesse ». Sic. Voir : http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do;jsessionid=82C8 DD2AE0 ACD07ADB06C2560ED74877.tpdjo07v_1?cidTexte=JORFTEXT 000000878175&idArticle=&dateTexte=20101022 [consulté le 22 octobre 2010]. 23. Bien entendu cette filiation remonte bien au-delà : il s’agit d’un réalisme virtuose qui doit beaucoup à Alex Raymond, Harold Foster ou Milton Caniff. 24. Pour ce qui est des aventures proches du space opera, avec extraterrestres et ennemis maléfiques, Gillon se situe juste après Les Pionniers…, et juste avant Valérian ! 25. Malgré les atouts de Jane Fonda, il n’est pas indispensable de voir le film de Roger Vadim, même si Forest a lui-même dessiné ses décors. 26. MOLITERNI Cl. (sous la direction de), Histoire Mondiale de la Bande Dessinée, Paris : Pierre Horay Éditeur, 1989, p. 40. 27. Après-guerre, les périodiques grands formats distribués en kiosque se font rares. C’est le début des petits récits complets parmi lesquels une maison telle qu’Artima/Arédit imposera son style. On citera également parmi ces éditeurs Lug, Sagédition, Elvifrance, Elan, Eurédif, SEPP. Voir à ce sujet le site http://wikipf.net/wiki/index.php/Accueil [consulté le 28 juillet 2010]. 28. On y ajoutera des titres et des héros tels que Atome Kid (série catalane d’origine), Ray Comet, Sidéral ou Superboy. 29. Sur Météor, Alain Dartevelle a donné une étude très fouillée, issue d’un travail universitaire réalisé à l’Université Libre de Bruxelles en 1975, et parue peu après en épisodes dans la revue grand format Science fiction Magazine (édition française du britannique Science Fiction Monthly). Une version en est accessible à l’adresse http://meteor.proftnj.com/specific.htm [consulté le 28 juillet 2010]. 243 30. DAYEZ H., « Les aventures d’un journal : no 866, 18 novembre 1954, 17e année », in Spirou, 3761, 12 mai 2010, p. 31. 31. Par Dupuis. 32. Fondateur de l’agence World Press, qui fut un temps le principal fournisseur de bandes réalistes pour Spirou. Georges Troisfontaines fut également le co-créateur de Buck Danny avec Victor Hubinon, avant de laisser le scénario à Charlier ! 33. STRINATI P., « Bandes dessinées et science-fiction. L’âge d’or en France (1934–1940) », in Fiction , 92, juillet 1961, p. 121–125. 34. En bande dessinée du moins : L’homme du XXIe siècle — car ce pseudonyme signe déjà des illustrations de science-fiction. 35. Lequel a déjà dessiné le héros de Henri Vernes dans Femmes d’aujourd’hui, entre autres Bob Morane et l’épée du paladin. Ces autres adaptations paraîtront en albums chez Dargaud. 36. Et on ne peut s’empêcher de songer qu’ils l’ont fait, grâce à la bande dessinée, bien avant la création de la Culture par le romancier britannique Iain M. Banks. 37. FRÉMION Y., Op. cit., p. 113. 38. Voir l’essai/entretien de Numa Sadoul, Mister Moebius et docteur Gir, Paris : Albin Michel, 1976. 39. FINET N., « Les Maîtres des autres mondes », in GROENSTEEN Th . (sous la direction de), Maîtres de la bande dessinée européenne, Paris : Bibliothèque Nationale de France / Seuil, 2000, p. 138. 40. FRÉMION Y., Op. cit., p. 83 41. Fondateur de la maison Futuropolis (un petit bonjour à Pellos !), Robial apposera sa marque tant sur ses propres éditions que sur Métal Hurlant et plus tard (À Suivre). Son génie graphique ne se limitera pas à la bande dessinée, puisqu’il habillera Canal+ en 1984, mais aussi La Sept (ancêtre d’Arte) ou… le PSG ! 42. Lire une belle analyse de l’émergence et de l’importance de Métal Hurlant sur le blog Phylacterium, à l’adresse http://phylacterium.wordpress.com/2010/07/10/science-fiction-etbande-dessinee-annees-1970/ [consulté le 26 juillet 2010]. 43. Voir, outre les titres cités, la série L’État des stocks, publiée de 1986 à 2006. 44. Mougin, qui a débuté à la télévision et est à l’origine proche du milieu artistique, a aussi travaillé pour Pif-Gadget, à l’époque où Forest y donne Mystérieuse…, où Mandryka y anime le Concombre, et où apparaît le “marin élégant” d’un auteur italien complètement inconnu en France : Corto Maltese et Pratt — qui migreront ensuite vers Casterman ! Mougin travaille à L’Écho des Savanes lorsque Pratt le recommande à Casterman pour le poste de rédacteur en chef du projet qui deviendra (À Suivre). 45. FINET N., (À Suivre) 1978–1997. Une aventure en bandes dessinées, Tournai : Casterman, 2004, p. 130. 46. Et il est regrettable qu’il ait failli subir un coup d’arrêt pour des questions de disputes éditoriales… 47. On pourrait sans doute oser des comparaisons qui ne sont évidemment pas raison. Si Bragelonne et son avatar Milady tendent à épuiser (dans tous les sens du terme) le marché de la fantasy (et plus récemment de la “bit-lit”) en langue française, ce qui ne peut que provoquer un glissement de la qualité vers la seule quantité et noyer les perles indéniables parmi les vagues de “grosse fantasy commerciale”, il semble possible de constater qu’en matière de bande dessinée de fantasy, un éditeur toulonnais fier de sa réussite se situe plus ou moins dans la même position, dominante et inondante… Bien entendu, le soleil luit pour tout le monde ! 48. Lire, à l’envers et phonétiquement, le patronyme du "héros"…