À la recherche d’un modèle de justice transitionnelle efficace pour le Soudan du Sud
Aboubacar Dakuyo
Thèse soumise à l’Université d’Ottawa
dans le cadre de l’accomplissement partiel des exigences
du programme de doctorat (Ph.D) en droit
Faculté de droit
Université d’Ottawa
© Aboubacar Dakuyo, Ottawa, Canada, 2021
Dédicace
Aux milliers de victimes des conflits au Soudan du Sud,
À mon père et à ma mère,
À mon épouse,
À ma famille élargie,
À mes ami(e)s de près et de loin qui m’ont soutenu dans ce projet doctoral.
ii
Remerciements
Je tiens tout d'abord à remercier l’Université d’Ottawa qui m’a admis aux études
supérieures en droit en m’accordant la bourse d’admission. Mes études n’auraient sans
doute pas été aisées sans son soutien financier. Mes remerciements vont ensuite tout
particulièrement au Professeur Pacifique Manirakiza, mon directeur de thèse, qui m’a
accompagné depuis mon début au programme doctoral, m’a encouragé et m’a guidé en
des moments difficiles. À chacune de nos rencontres, son enthousiasme et sa confiance
en l’aboutissement de ce projet me donnaient un regain d’énergie. Aussi, ses
commentaires éclairants ainsi que les discussions que nous avions eues m'ont permis
d'approfondir mes réflexions sur ce sujet. Qu’il trouve ici toute ma gratitude !
J’aimerais également remercier sincèrement les membres de mon comité de thèse,
la Professeure Muriel Paradelle et le Professeur Yves LeBouthillier pour leur
accompagnement et leurs commentaires constructifs depuis le début de ces études. Leurs
appels à approfondir des aspects de mes réflexions ont gradement contribué à
l’aboutissement de ce travail. Qu’ils trouvent ici toute ma reconnaissance !
Je tiens aussi à remercier la faculté des études supérieures en droit et
particulièrement Sochetra Nget, la Doyenne adjointe aux études supérieures en droit,
pour son accueil chaleureux au sein de la faculté de droit et les soutiens administratifs et
moraux dont j’ai bénéficié d’elle durant tout le programme doctoral. Qu’elle veille
trouver ici l’expression de toute ma reconnaissance. Aux autres membres du bureau des
études supérieures en droit à savoir Elvira Evangelista, Lise Dazé et Valérie Jasik, je vous
remercie pour vos soutiens administratifs multiformes.
Je remercie aussi particulièrement le Centre de recherche et d’enseignement sur
les droits de la personne (CREDP), son Directeur, le Professeur John Packer, sa
Directrice adjointe, Viviana Fernandez, son Agente des communications, Caroline
Faucher et son Directeur de la clinique des droits de l’homme, Salvador Herencia
Carrasco, pour les soutiens multiformes dont j’ai bénéficié en étant membre du centre.
Mes études ne seraient sans doute pas facilitées sans votre soutien. Veuillez trouver ici
toute ma gratitude !
Mes remerciements vont également à l'ensemble du corps professoral, au
personnel de la bibliothèque Brian Dickson, à la bibliothèque Morisset et à l’association
iii
des étudiants des cycles supérieurs en droit (GSLEDD) pour leur soutien pédagogique et
moral tout au long de cette thèse doctorale.
Je tiens finalement à remercier mon épouse Nadège Sidibé pour ses soutiens
multiformes tout au long de ces études. À mes frères Maître Soumaila Dakuo et
Professeur Awalou Ouédraogo et à leurs épouses respectives Dakuo Aissata W. Hélène
Tamboura et Ouédraogo Bintou, ainsi qu’à mes neveux et nièces Éthan, Shanonne et
Liora, Rianata et Djalilou, je témoigne toute ma reconnaissance pour leur soutien
inconditionnel, moral et effectueux tout au long de ce travail.
iv
Liste des abréviations
AAA
American Anthropological Association
AGP
Accord global de paix
AIR
Autorité chargée des indemnisations et des réparations
ALA
Azania Liberation Army
ALNT
Assemblée législative nationale transitionnelle
APLS
Armée populaire de libération du Soudan
ARCSS
Agreement on the Resolution of the Conflict in the Republic of South
Sudan
BBC
British Broadcasting Corporation
CADHP
Charte africaine des droits de l’Homme et des Peuples
CDF
Civil Defence Forces
CDI :
Commission du droit international
CETC
Chambres extraordinaires au sein des Tribunaux cambodgiens
CEUASS
Commission d’enquête de l’Union Africaine au Soudan du Sud
CIDH
Commission interaméricaine des droits de l’homme
CIJ
Cour internationale de justice
CISS
Constitution Intérimaire du Soudan du Sud
CLN
Conseil de Libération Nationale
CNHPR
Committee on National Healing, Peace and Reconciliation
Commission de vérité et de réconciliation
CPI:
Cour pénale internationale
CPPR
National Platform for Peace and Reconciliation
CPS
Cour pénale spéciale de la République Centrafricaine
CRA
Compensation and Reparation Authority
CTRH
Commission for Truth, Reconciliation and Healing
CTSS
Constitution Transitionnelle du Soudan du Sud
CVRG
Commission de vérité, de réconciliation et de guérison
DESC
Droits économiques sociaux et culturels
DIDP
Droit international des droits de la personne
v
DIH
Droit international humanitaire
DUDH
Déclaration universelle des droits de l’homme
DUP
Democratic Union Party
FDs
Former Detainees
FEDEFAM
Fédération latino-américaine des associations de familles de détenusdisparus
GoNU
Government of Nnational Unity
GoS
Government of Sudan
GoSS
Government of South Sudan
GTDFI
Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires
HCE
Haut Conseil Exécutif
HCSS
Hybrid Court for South Sudan
HLRF
High-level Revitalization Forum
IDH
Indice du développement humain
IDPs
Internal Displaced Persons
IGAD
Autorité intergouvernementale pour le développement
IGAD
Intergovernmental Authority on Development
IPC
Indice de Perception de la Corruption
JRC
Judicial Reform Committee
MPLS
Mouvement populaire de libération du Soudan
MPLS 7
Mouvement populaire de libération du Soudan 7
MPLS-Nasir
Mouvement populaire de libération du Soudan de Nasir
MPLS-Torit
Mouvement populaire de libération du Soudan de Torit
MPLS/O
Mouvement populaire de libération du Soudan de l’opposition
NCP
National Congress Parti
NIF
National Islamique Front
ONG
Organisation non gouvernementale
ONU
Organisation des Nations Unies
OPP
Other Political Parties
PIB
Produit Intérieur Brut
PIDCP
Pacte international relatif aux droits civils et politiques
vi
PIDESC
Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels
PNUD
Programme des Nations Unies pour le développement
PoC
Camps de protection des civils
PRIO
Peace Research Institute Oslo
R-ARCSS
Revitalised Agreement on the Resolution of the Conflict in South
Sudan
R-TGoNU
Revitalised Transitional Government of National Unity
R-TGoNU
Revitalised Transitional Government of National Unity
RCC
Revolutionary Command Council
RCEUASS
Rapport de la Commission d’Enquête de l’Union Africaine au Soudan
du Sud
REMNASA
Revolutionary Movement for National Salvation
SACDNU
Sudan African Closed Districts National Union
SAF
Sudan Armed Forces
SANU
Sudan African National Union
SPLA
Sudan People Liberation Army
SPLM
Soudan People Liberation Movement
SSDF
Sudan Defence Forces
SSLA
Southern Sudan Liberation Army
SSLS
South Sudan Law Society
SSOA
South Sudan Opposition Alliance
SSPT
Troubles mentaux et de syndromes de stress post-traumatique
SSWA
outh Sudan Workers Association
TGoNU
Transitional Government of National Unity
THSS
Tribunal Hybride du Soudan du Sud
TPI
Tribunal pénal international
TPIR
Tribunal pénal international pour le Rwanda
TPIY
Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie
TRC
Truth and Reconciliation Commission
TSI
Tribunal Spécial Irakien
TSL
Tribunal Spécial pour le Liban
vii
TSSL
Tribunal spécial pour la Sierra Leone
UIC
Unité d’intégration conjointe
UNMAS
Service de l’action anti-mine des Nations Unies
UNMISS
United Nations Mission in South Sudan/Mission des Nations Unies au
Soudan du Sud
UPDF
Ugandan People’s Defense Force
viii
Résumé
À la suite des conflits violents qui ont eu lieu au Soudan du Sud à partir du 15 décembre
2013, il se pose la question de savoir comment construire dans le pays une paix durable
tout en rendant justice aux milliers de victimes des conflits? Pour répondre à cette
interrogation, cette thèse doctorale fait recours à la discipline de la justice transitionnelle.
Toutefois, en raison des limites constatées dans la mise en œuvre de ce processus dans de
nombreux pays ces dernières années, la thèse adopte la théorie d’une “approche
transformative de la justice transitionnelle” pour examiner dans quelle mesure le pays
pourrait faire une transition réussie vers la paix durable. Ainsi, l’étude soutient que pour
mieux appréhender les causes des conflits post-décembre 2013, il faut d’abord
comprendre le contexte historique et socio-politique des conflits Nord-Sud au Soudan.
Elle souligne que depuis la période coloniale, la région du Sud a été l’objet violences
structurelles continues se manifestant par l’exploitation économique et politique, le sousdéveloppement, l’extrême centralisation du pouvoir entre les mains d’une minorité, la
marginalisation et l’exclusion du Sud de la gouvernance du Soudan, le non-respect des
accords de paix, l’instrumentalisation de la religion et de l’ethnicité à ses fins politiques,
etc. L’étude révèle que toutes ces violences ont façonné le Soudan du Sud pour donner
lieu – en raison des compétitions pour le contrôle du pouvoir politique et économique
dans le nouvel État – aux violences graves que le pays a connu à partir de décembre
2013. Ensuite, pour la mise en œuvre de l’“approche transformative de la justice
transitionnelle” dans le pays, l’étude soutient qu’en reconceptualisant les mécanismes
ordinaires de la justice transitionnelle, ceux-ci peuvent jouer un rôle important dans la
transformation du contexte conflictuel pour y édifier une paix durable.
ix
Abstract
In the wake of the violent conflicts that have taken place in South Sudan since 15
December 2013, the question arises as how to secure a lasting peace in the country while
dispending justice to the thousands of victims of the conflicts? To answer this question,
this doctoral thesis uses the discipline of transitional justice. However, due to the
limitations in the implementation of this process in many countries in recent years, the
thesis adopts the theory of a “transformative approach to transitional justice” to examine
the extent to which South Sudan could make a successful transition to sustainable peace.
Thus, the study argues that in order to better understand the causes of the post-December
2013 conflicts, it is first necessary to understand the historical and socio-political context
of the North-South conflicts in Sudan. It underlines that since the colonial period, the
Southern region has been subject to continuous structural violence manifested by the
economic and political exploitation and underdevelopment, the extreme centralisation of
power in the hands of a minority, the marginalisation and exclusion of the South from the
governance of Sudan, the non-compliance with peace agreements, and the manipulation
of religion and ethnicity for political ends. The study adds that all of this violence has
shaped South Sudan to give rise – because of the competition for political and economic
power in the new state – to the severe violence that the country experienced from
December 2013 onwards. Second, in terms of implementing the “transformative approach
to transitional justice” in the country, the study argues that by reconceptualising the
regular transitional justice mechanisms, they can play an important role in transforming
the conflict context to build a sustainable peace.
x
TABLE DES MATIÈRES
Dédicace ................................................................................................................................... ii
Remerciements ....................................................................................................................... iii
Liste des abréviations ............................................................................................................. v
Résumé .................................................................................................................................... ix
Abstract.................................................................................................................................... x
Introduction générale ............................................................................................................. 1
Chapitre I. – Le contexte socio-politique et normatif des conflits au Soudan du Sud..... 8
Introduction du chapitre I ..................................................................................................... 9
Section I. – Le contexte socio-politique historique des conflits au Soudan du Sud ....... 10
1.– Les relations conflictuelles entre le Nord et le Sud du Soudan ...................................................... 10
1.1. – L’exploitation coloniale et la domination arabe du Soudan du Sud ...................................... 10
1.2. – Le sous-développement économique du Sud .......................................................................... 17
1.3. – La politique d’islamisation et la rébellion armée du Soudan du Sud .................................... 21
1.4. – Les divisions au sein des populations et parmi les leaders du M/APLS ................................ 25
1.5. – Les négociations pour la paix et la signature de l’AGP ........................................................ 29
2.– Le contexte socio-politique des conflits au Soudan du Sud indépendant....................................... 34
2.1. – L’absence d’unité politique et de structures étatiques garantes de la sécurité ..................... 35
2.2. – La situation économique “kleptocratique” ............................................................................ 38
2.3. – L’évolution de la crise : des tensions politiques à la guerre civile ........................................ 42
2.4. – La cartographie des violences commises durant la guerre civile .......................................... 43
2.4.1. – Les violences commises dans les États de l’Équatoria ................................................................... 44
2.4.2. – Les violences commises dans l’État du Jonglei ............................................................................. 48
2.4.3. – Les violences commises dans l’État de l’Unité .............................................................................. 50
2.4.4. – Les violences commises dans l’État du Haut-Nil ........................................................................... 51
Section II. – Le contexte normatif pluraliste du Soudan du Sud .................................... 53
1.
2.
3.
4.
– L’émergence des normes coutumières du Soudan du Sud .......................................................... 54
– La nature hybride des droits coutumiers du Soudan du Sud ....................................................... 68
– Les conflits entre les droits coutumiers et les droits de la personne ........................................... 70
– La qualification juridique des conflits et des violations commises ............................................. 73
4.1. – La qualification juridique des conflits au Soudan du Sud ................................................... 74
4.2. – La qualification juridique des actes commis dans les conflits ............................................... 77
4.2.1. – Les violations des normes du DIH ................................................................................................. 77
4.2.2. – Les violations des normes du DIDP et du droit national ............................................................... 93
Chapitre II. – Le cadre théorique : l’“approche transformative de la justice
transitionnelle” ................................................................................................................ 97
xi
Introduction du chapitre II .................................................................................................. 98
Section I. – La justice transitionnelle : conception, évolution et limites .......................... 98
Section II. – L’“approche transformative de la justice transitionnelle” ....................... 109
1.– La justice transformative et ses rapports avec la justice transitionnelle ....................................... 110
2.– La légitimité des normes et des institutions comme fondement de la justice transformative ...... 120
3.– Le pluralisme juridique comme fondement de la justice transformative ..................................... 122
Chapitre III. – La mise en œuvre de l’“approche transformative de la justice
transitionnelle” au Soudan du Sud.............................................................................. 125
Introduction du chapitre III .............................................................................................. 126
Section I. – La mise en contexte des mécanismes de justice transitionnelle ................. 126
1.– Le processus historique d’adoption des mécanismes de justice transitionnelle ........................... 127
2.– Les caractéristiques du THSS et de la CVRG .............................................................................. 131
2.1. – Les caractéristiques du THSS .............................................................................................. 131
2.2. – Les caractéristiques de la CVRG ......................................................................................... 137
2.3. – Les relations entre le THSS et la CVRG .............................................................................. 140
3. – Les facteurs explicatifs du choix du THSS.................................................................................. 144
3.1. – Les défaillances du système judiciaire national ................................................................... 145
3.2 – Les tensions entre l’Union africaine et la CPI ...................................................................... 146
3.3 – La préférence actuelle pour le modèle de tribunal hybride .................................................. 151
Section II. – Le rôle du THSS et des tribunaux pénaux nationaux dans la
transformation du soudan du Sud ............................................................................... 153
1. – Le rôle du THSS dans la transformation du Soudan du Sud ....................................................... 153
1.1. – Le rôle de la légitimité du THSS dans la transformation du Soudan du Sud ....................... 154
1.1.1. – Le rôle transformateur de la légitimité internationale du THSS .................................................. 154
1.1.2. – Le rôle transformateur de la légitimité nationale du THSS .......................................................... 155
1.1.2.1. – La situation du tribunal au lieu de commission des crimes .................................................. 155
1.1.2.2. – La composition mixte du THSS ........................................................................................... 156
1.1.2.3. – La prise en compte par le THSS de la diversité culturelle ................................................... 157
1.1.2.3.1. – L’ouverture des enquêtes .............................................................................................. 158
1.1.2.3.2. – Les règles procédurales................................................................................................. 160
1.1.2.3.3. – Le régime de la preuve.................................................................................................. 162
1.1.2.3.4. – Le droit substantiel........................................................................................................ 163
1.1.2.3.5. – La détermination des peines ......................................................................................... 168
1.2 – Le rôle transformateur de la justice pénale du THSS ........................................................... 169
1.2.1. – La nécessité d’un séquençage judicieux entre la justice et la paix ............................................... 170
1.2.2. – La lutte contre l’impunité des crimes par des poursuites stratégiques ......................................... 173
1.2.3. – La contribution du THSS à la transformation démocratique ....................................................... 178
1.3. – La réparation des injustices structurelles et socio-économiques......................................... 182
2.– Le rôle des tribunaux pénaux nationaux dans la transformation du Soudan du Sud .................... 186
2.1. – La nécessité de poursuivre les réformes du système judiciaire national ............................. 186
2.2. – Le rôle transformateur des tribunaux pénaux nationaux ..................................................... 188
xii
2.2.1. – La nécessité d’engager des poursuites pénales contre les violences inter-communautaires ........ 189
2.2.2. – La nécessité d’engager des poursuites pénales contre les violences faites aux femmes .............. 191
2.2.3. – La nécessité d’une participation active du public aux processus de justice pénale...................... 194
Section III. – La justice restauratrice au Soudan du Sud .............................................. 197
1.– Le rôle de la CVRG dans la transformation du Soudan du Sud ................................................... 199
1.1. – Les conditions générales d’adoption et de fonctionnement effectif de la CVRG ................. 199
1.2. – L’établissement d’un registre historique précis (vérité historique) ..................................... 202
1.2.1. – Le régime juridique de la vérité sur les violations des droits de la personne ............................... 202
1.2.2. – La contribution de la vérité à la transformation ........................................................................... 207
1.3. – La réparation des violations commises ................................................................................ 211
1.3.1. – Le régime juridique de la réparation ............................................................................................ 211
1.3.2. – La contribution de la réparation dans la transformation ............................................................... 215
1.3.2.1. – La question des réparations après des conflits de masse ...................................................... 215
1.3.2.2. – La contribution des mesures de réparation individuelle et collective à la transformation du
Soudan du Sud ............................................................................................................................... 218
1.3.2.3. – Le rôle transformatif des mesures de réparation pour les violations des DESC ................ 224
1.3.2.4. – Le rôle transformatif des mesures de réparation pour les violations des droits des femmes
....................................................................................................................................................... 230
1.4. – La réconciliation des populations ........................................................................................ 234
1.5. – La guérison des populations ................................................................................................ 238
1.6. – Les recommandations de réformes et de reddition des comptes .......................................... 241
1.7. – La transformation démocratique du Soudan du Sud ............................................................ 249
2.– Le rôle des systèmes de justice traditionnelle dans la transformation du Soudan du Sud............ 251
2.1. – Les controverses sur les systèmes de justice traditionnelle ................................................. 254
2.1.1. – Les polémiques sur le fonctionnement des juridictions traditionnelles ....................................... 254
2.1.2. – Les débats sur les fondements juridiques des juridictions traditionnelles à répondre aux crimes
internationaux ..................................................................................................................................... 260
2.2. – La contribution des systèmes de justice traditionnelle à la transformation du Soudan du Sud
................................................................................................................................................. 264
2.2.1. – Le fonctionnement des systèmes de justice traditionnelle à travers les “normes transversales” . 264
2.2.2. – La nécessité d’arrimer les systèmes de justice traditionnelle avec les règles fondamentales des
droits de la personne ........................................................................................................................... 270
2.2.3. – Les avantages et les domaines de contribution des systèmes de justice traditionnelle à la
transformation du Soudan du Sud ...................................................................................................... 276
2.2.3.1. – Les avantages des systèmes de justice traditionnelle ........................................................... 277
2.2.3.2. – Les domaines de contribution des systèmes de justice traditionnelle à la transformation du
Soudan du Sud ............................................................................................................................... 280
2.2.3.1.1. – La résolution des conflits inter-communautaires .......................................................... 281
2.2.3.1.2. – La résolution des violences sexuelles faites aux femmes ............................................. 282
2.2.3.1.3. – La résolution des crimes des enfants soldats ................................................................ 284
2.2.3.3. – La contribution à la réconciliation nationale ........................................................................ 286
Conclusion ........................................................................................................................... 288
Bibliographie générale ........................................................................................................ 292
xiii
Introduction générale
Dans les États qui connaissent des transitions politiques marquées par des crimes graves,
la question de la forme de justice la plus appropriée pour répondre aux violations
massives des droits de la personne et de la création des conditions idoines pour que de
telles violences ne se reproduisent plus, constitue une préoccupation de la plus grande
importance. Il en est ainsi du Soudan du Sud qui a connu des conflits violents à partir
de décembre 2013, soit deux années et demie après sa sécession de la République du
Soudan le 9 juillet 2011, à la suite du référendum d’autodétermination qui s’est tenu du 9
au 15 janvier 2011. Cette séparation, organisée conformément à l'Accord global de paix
(AGP) du 9 janvier 20051, a mis fin à plus de quarante années de guerre civile entre, d’un
côté, le pouvoir de Khartoum et de l’autre, le Soudan People Liberation Movement
(SPLM) ou le Mouvement populaire de libération du Soudan (MPLS) et son bras armé, le
Sudan People Liberation Army (SPLA) ou l'Armée populaire de libération du Soudan
(APLS)2. Ce moment historique offrait l’espoir d’une paix durable, non seulement entre
les deux Soudan, mais aussi, à l’intérieur du nouvel État notamment entre les leaders
politiques et militaires qui ont longtemps combattu pour l’indépendance de la région.
Cependant, les conflits internes que connaît depuis le Soudan du Sud se distinguent tant
par le degré de leur intensité que par la complexité de leur ramification. Ils débutent par
des rivalités politiques au sein du MPLS, en particulier, entre le Président Salva Kiir (du
groupe ethnique majoritaire des Dinka) et son vice-Président Riek Machar (du second
groupe ethnique des Nuer). Les tensions se transforment en conflits armés, puis en guerre
civile, avec des affrontements à caractère interethnique entre les partisans des deux
leaders, des combats entre factions rebelles pour des intérêts divers et des violences intercommunautaires reposant sur des griefs historiques 3. Les conflits impliquant le groupe
1
Comprehensive Peace Agreement Between the Government of the Republic of the Sudan and The Sudan People's
Liberation Movement/Sudan People's Liberation Army, 9 janvier 2005, disponible en ligne sur
<http://unmis.unmissions.org/Portals/UNMIS/Documents/General/cpa-en.pdf>, visité le 16 juin 2015 [AGP].
2 Sur le récit historique de ce conflit, consulter, par exemple, Jacques Monnot, Le drame du Sud-Soudan : Chronique
d’une Islamisation forcée, Paris, L’Harmattan, 1994 ; Francis M. Deng, War of Visions: Conflict of Identities in the
Sudan, Washington D.C., The Brooklings Institution, 1995 ; Matthieu LeRiche et Matthieu Arnold, South Sudan :
From Revolution to Independence, London, Hurst & Compagny, 2012; Kuel Maluil Jok, Conflict of National Identity in
Sudan, Frankfurt, Peter Lang Gmbh, 2013.
3 International Crisis Group, South Sudan: A Civil War by Any other Name, Africa Report no 217, 10 avril 2014 aux pp
1-12, disponible en ligne sur <https://d2071andvip0wj.cloudfront.net/south-sudan-a-civil-war-by-any-other-name.pdf>,
consulté le 18 août 2015.
1
armé de Machar ultérieurement dénommé MPLS de l’opposition (MPLS/O) se répandent
dans plusieurs localités du pays telles que l’État de l’Equatoria Central, l’État du Jonglei,
l’État du Haut-Nil, l’État de l’Unité4. Dans la période du 12 au 19 décembre 2013, les
violences ont entraîné des déplacements internes de l'ordre de 1,4 millions de personnes,
alors que 488 500 personnes fuyaient vers les pays voisins 5. Selon le rapport du
Secrétaire général des Nations Unies du 6 mars 2014, le conflit aurait fait plusieurs
milliers de victimes, et aucune des deux parties n'a respecté ni le droit international
humanitaire, ni le droit international des droits de la personne6. Dans un rapport du 29
janvier 2015, l’organisation International Crisis Group soulignait que le nombre de
victimes s’élèverait à tout au moins 50 000 morts7.
La présente thèse a pour objectif de réfléchir sur des solutions adéquates pour
l’édification d’une paix durable à la suite des violations massives des droits de la
personne commises au Soudan du Sud. Pour ce faire, l’étude vise à rechercher, à travers
une démarche diachronique, un modèle de justice transitionnelle efficace pour le
contexte. Depuis sa conceptualisation au moment des révolutions politiques consécutives
à la fin de la Guerre Froide jusqu’à nos jours, la justice transitionnelle a connu des
transformations importantes. Les mécanismes auxquels elle a recours pour sa mise en
œuvre sont le plus souvent tributaires de la synthèse des rapports de force présents tant
sur le plan international que sur le plan interne8. Cette dépendance conjoncturelle fait que
la justice transitionnelle n’a pas de définition unanimement partagée par les auteurs.
Néanmoins, de façon générale, celle-ci peut être appréhendée comme « … the way in
4
Voir Rapport du Secrétaire général sur le Soudan du Sud, au Conseil de sécurité des Nations Unies, S/2014/158, du 6
mars 2014 aux pp 3-6. Selon l’article 161(1) de la Consititution Transitionnelle du Soudan du Sud (CTSS), « [t]he
territory of South Sudan is composed of ten states governed on the basis of decentralization ». De 2011 à 2015, ces
États et leurs capitales étaient subdivisés de la manière suivante : La région du Bahr el Ghazal était formée de l’État du
Bahr el Ghazal du Nord (Aweil); l’État du Bahr el Ghazal Occidental (Wau); l’État des Lacs (Rumbek); de l’État de
Warrap (Kuajok). La région de l’Équatoria était formée de l’État de l’Équatoria Occidental (Yambio); l’Équatoria
Central (Juba); l’Équatoria Oriental (Torit). La région du Grand Haut-Nil était composée de l’État du Haut-Nil
(Malakal); l’État du Jonglei (Bor); l’État de l’Unité (Bentiu).
5 Bureau des Nations Unies pour la Coordination des Affaires Humanitaires (UNOCHA), South Sudan Crisis, Situation
Report
No.
67,
19
décembre
2014
à
la
p
1,
disponible
en
ligne
sur
<https://reliefweb.int/sites/reliefweb.int/files/resources/CrisisSitRep_South_Sudan_19Dec2014.pdf>, consulté le 18
août 2015.
6 Rapport du Secrétaire général sur le Soudan du Sud, supra note 4 au para 28.
7
International Crisis Group, Sudan and South Sudan’s Merging Conflicts, Africa Report No 223, 29 janvier 2015 à la p
i, disponible en ligne sur ˂http://www.crisisgroup.org/~/media/Files/africa/horn-of-africa/south%20sudan/223-sudanand-south-sudan-s-merging-conflicts.pdf˃, consulté le 18 août 2015.
8 Nous développerons ce point plus en détail dans la partie relative à l’évolution historique et conceptuelle de la justice
transitionnelle.
2
which emerging democracies or post-conflict societies deal with the legacy of past human
rights abuses perpetrated or permitted by former authoritarian regimes »9. Des
expériences consécutives à la chute des régimes autoritaires en Amérique latine à la fin
des années 1980 et au début des années 1990, notamment en Argentine, au Chili, au
Guatemala, au Salvador, à celles amorcées à la suite des révolutions populaires dites du
“Printemps arabe”, notamment, en Tunisie, en Égypte, en Libye, en Syrie, au Yémen, au
Bahreïn et au Maroc, la justice transitionnelle est marquée par l’extrême diversité de ses
contextes10. Cependant, deux caractéristiques lui semblent consubstantielles : elle se veut
un processus rétrospectif qui cherche à punir et à réparer les violences du passé, et
prospectif, c’est-à-dire, qui vise à guérir les sociétés meurtries et à édifier un État de droit
démocratique11. Depuis sa conceptualisation jusqu’à ce jour, la justice transitionnelle est
largement dominée par un paradigme légaliste stato-centré12, hérité des procès pénaux
internationaux de Nuremberg et de Tokyo, qui considère les poursuites pénales comme la
9
Alexander Betts, « Should Approaches to Post-conflict justice and Reconciliation be Determined Globally, Nationally
or Locally? », (2005) 17:4 European Journal of Development Research 735 à la p 737. Voir également, David A.
Crocker, « Transitional Justice and International Civil Society », dans Aleksandar Jokic (éd.), War Crimes and
Collective Wrongdoing, Oxford, Blackwell, 2001 à la p 270. Le concept de « post-conflit » dans cette définition est
ambigu. Selon Padraig McAuliffe, Transformative Transitional Justice and the Malleability of Post-conflict States,
Cheltenham (UK), Edward Elgar Publishing Limited, 2017 aux pp 5-10, trois situations peuvent faire l’objet d’une telle
qualification. Il s’agit 1) d’une stabilité négociée entre parties d’un conflit dans lequel il n’y a pas eu de vainqueur ; 2)
d’une situation de victoire d’une partie et 3) de la cessation d’un conflit sans qu’il y ait victoire d’une partie sur une
autre. Dans la présente thèse, lorsqu’il n’est pas expressément fait mention du contexte post-conflictuel du Soudan du
Sud, nous nous référons à des situations consécutives à un conflit de façon générale ou à des situations postérieures à
un régime autoritaire. Dans le contexte du Soudan du Sud, le concept de « post-conflit » se rapporte à la période
consécutive à l’Accord de paix global de 2005 (voir supra note 1). Sur l’étude des accords de paix ouvrant la voie à une
justice transitionnelle, voir, par exemple, Christine Bell, Peace agreement and human rights, Oxford, Oxford
University Press, 2000.
10 Sur la diversité des contextes et des enjeux qui sont au cœur des révolutions populaires du printemps arabe, lire, par
exemple, pour la Tunisie, Bichara Khader, La Tunisie : est-ce l’hirondelle qui annonce le printemps arabe ?, La
Collection CEPESS 2011, en ligne sur ˂http://cms.unige.ch/isdd/IMG/pdf/cahier_tunisie_BR.pdf˃, consulté le 28 août
2015; pour la Libye, Luis Martinez, « Révolution, contestation et insurrection en Libye (1969-2011) », (2012)
Tumultes, n° 38-39 aux pp 173-183; pour la Syrie, Wael Sawah, « Syrie : l’ascension et le déclin du nouvel acteur
politique », (2012) 19 alternatives Sud 93 ; pour le Yémen, Laurent Bonnefoy et Marine Poirier, « La structuration de
la révolution yéménite. Essai d'analyse d'un processus en marche », (2012) 62 :5 Revue française de science politique
895 ; pour le Bahreïn, Claire Beaugrand, « Bahreïn : l’impasse du « printemps de Manama » », (2012) 19 Alternatives
Sud 121 ; pour le Maroc, Abdellah Tourabi et Lamia Zaki, « Maroc : une révolution royale ? », (2011) Mouvements, n°
66 aux pp 98-103.
11 Ruti G. Teitel, Transitional Justice, Oxford, Oxford University Press, 2000 à la p 7.
12 Bien que ce paradigme légaliste soit une réalité frappante, il importe cependant de souligner que le champ de la
justice transitionnelle est aussi étudié par diverses autres disciplines scientifiques dont la psychologie, l’anthropologie,
la sociologie, la science politique, la criminologie et par bien d’autres auteurs issus d’autres disciplines scientifiques,
qui ne se focalisent pas a priori sur le droit, mais plutôt sur des objets d’études propres à leurs disciplines. Sur le statocentrisme du droit en période transitionnelle, voir par exemple Kieran McEvoy, « Beyond Legalism : Towards a
Thicker Understanding of Transitional Justice », (2007) 34:4 Journal of Law and Society 411 aux pp 421-424. Dans
une perspective générale, voir, James C. Scott, Seeing Like State: How Certain Schemes to Improve the Human
Condition Have Failed, New Haven, London, Yale University Press, 1998.
3
principale voie de règlement des crimes du passé 13. Ce faisant, le modèle de justice
rétributive est généralement systématiquement adopté par les États qui sortent de conflits
violents ou d’une dictature comme modèle privilégié de réponse aux violations graves
des droits de la personne. Aujourd’hui, cette approche punitive est conceptualisée comme
faisant partie du cadre normatif de la justice transitionnelle défini par les Nations Unies
en tant que gage du retour à la paix dans les sociétés post-conflictuelles ou sortant d’un
régime autoritaire. Ces normes sont : le droit à la vérité, le droit à la justice, le droit aux
réparations, et le droit aux garanties de non-répétition (réformes normatives et
institutionnelles)14. Cette standardisation de la justice transitionnelle impulsée par le haut,
par des acteurs internationaux tels que, notamment, l’ONU et ses agences spécialisés, les
ONG de défense des droits de la personne telles qu’Amnistie Internationale, Human
Rights Watch, a été présentée par des auteurs comme relevant d’une approche
universaliste des droits de la personne15. L’universalisme est ainsi appréhendé comme la
croyance en des droits de la personne uniformes à travers le monde et reposant sur l’idée
selon laquelle les êtres humains partageraient une même nature humaine et les mêmes
besoins16. Il serait associé à la rationalité occidentale du Siècle des Lumières et
13
À la suite des procès de Nuremberg et de Tokyo, le paradigme légaliste de la justice transitionnelle a été mis en
œuvre à travers des tribunaux internationaux et/ou nationaux, par exemple en ex-Yougoslavie, au Rwanda, au Timor
Leste, au Cambodge, en Sierra Leone etc. Il culmine aujourd’hui par l’adoption de la Cour pénale internationale (CPI)
comme juridiction permanente de la répression des crimes les plus graves comme le génocide, les crimes contre
l’humanité et les crimes de guerre. Voir sur ce point, le Statut de Rome de la Cour pénale internationale, 17 juillet
1998, A/CONF.183/9, (entrée en vigueur le 1er juillet 2002) [Statut de la CPI].
14 Louis Joinet, Rapport au Conseil économique et social des Nations Unies sur la Question de l’impunité des auteurs
des violations des droits de l’homme (civils et politiques), Rapport final révisé, E/CN.4/Sub.2/1997/20/Rev.1, 1997;
Diane Orentlicher, Rapport de l’experte indépendante chargée de mettre à jour l’Ensemble des principes pour la lutte
contre l’impunité, E /CN.4/2005/102/Add.1, 2005; Pablo de Greiff, Rapport du Rapporteur spécial sur la Promotion de
la vérité, de la justice, de la réparation et des garanties de non-répétition, A/HRC/21/46, 9 août 2012; Pablo de Greiff
Rapport du Rapporteur spécial sur la Promotion de la vérité, de la justice, de la réparation et des garanties de nonrépétition, A/67/368, 13 septembre 2012. Voir également les différents manuels du Haut-Commissariat des Nations
Unies sur la justice transitionnelle, à savoir, Haut-Commissariat des Nations Unies sur la justice transitionnelle aux
Droits de l'Homme, Les Instruments de l'État de droit dans les sociétés sortant d'un conflit : les Commissions de vérité,
Nations Unies, HR/PUB/06/1, New York, Genève, 2006 à la p 27, disponible en ligne sur
<http://www.ohchr.org/Documents/Publications/RuleoflawTruthCommissionsfr.pdf>, consulté le 15 avril 20017. The
Office of the High Commissioner for Human Rights series, Rule-of-Law Tools for Post-Conflict States, Vetting: an
operational framework, HR/PUB/06/5, New York, Geneva, 2006, disponible en ligne sur
<http://www.ohchr.org/Documents/Publications/RuleoflawVettingen.pdf>, consulté le 15 avril 2017. The Office of the
United Nations High Commissioner for Human Rights, Rule-of-Law Tools for Post-Conflict States: Amnesties, United
Nations Publications, Sales No. E.09.XIV.1 New York, Geneva, 2009, disponible en ligne sur
<http://www.ohchr.org/Documents/Publications/Amnesties_en.pdf>, consulté le 15 avril 2017. Haut-Commissariat des
Nations Unies aux droits de l'Homme, Promotion et Protection des droits de l’Homme : Étude sur le droit à la vérité,
E/CN.4/2006/91 du 8 février 2006.
15
David A. Crocker, David A. Crocker, « Transitional Justice and International Civil Society: Toward a Normative
Framework », (1998) 5:4 Constellations 492 aux pp 508-514.
16 Lieselotte Viaene and Eva Brems, « Transitional Justice and Cultural Contexts: Learning from the Universality
Debate », (2010) 28:2 Netherlands Quarterly of Human Rights 199 aux pp 204-205.
4
réclamerait une application à l’ensemble des êtres humains 17. Selon Makau Mutua, il est
mis en œuvre à travers la métaphore “sauvages, victimes et sauveurs” dans les relations
Nord-Sud. Les sauvages seraient des “mauvaises cultures” comme certaines pratiques
d’Afrique sub-saharienne qui favorisent les violations des droits de la personne, créant
ainsi des victimes auxquelles les gouvernements occidentaux, les Nations Unies et les
ONG de protection des droits de la personne viennent au secours en tant que sauveurs18.
Une telle approche est critiquée par certains auteurs comme relevant d’un « nouvel
impérialisme »19 juridique ou procédant d’une approche néo-colonialiste20. Que ces
critiques soient fondées ou non, elles soulèvent tout de même la question fondamentale
de savoir si le modèle universaliste de traitement des conflits du passé peut réellement
transformer des sociétés non-occidentales qui ont connu des crimes de masse21, en
instaurant une réconciliation durable au sein des populations opposées par les conflits?
Faisant écho à cette interrogation, des études, ces dernières années, ont contesté
l’approche uniformisatrice de la justice transitionnelle, en dénonçant la marginalisation
des savoirs, des pratiques et des normes des communautés locales dans ces processus22.
En se fondant parfois sur le « relativisme culturel »23, des analystes ont soutenu qu’une
approche locale de la justice transitionnelle serait le meilleur gage d’une paix durable 24 ;
que l’approche consistant en la transplantation des règles globales de la justice
17
Ian Hacking, « Language, Truth and Reason », dans Martin Hollis et Steven Lukes (éd.), Rationality and Relativism,
Oxford, Blackwell, 1982, cité par Alexander Betts, supra note 9 à la p 739.
18 Makau Mutua, « Savages, Victims, and Saviors: The Metaphor of Human Rights », (2001) 42:1 Harvard
International Law Journal 201.
19 Rosa Ehrenreich Brooks, « The New Imperialism: Violence, Norms, and the “Rule of Law” », (2003) 101 Michigan
Law Review 2275.
20 Voir par exemple Stephanie Vieille, « Transitional Justice A Colonizing Field? », (2012) 4 :3 Amsterdam Law
Forum 58. Abdullahi Ahmed An-Na‘im, « Editorial Note: From the Neocolonial ‘Transitional’ to Indigenous
Formations of Justice », (2013) 7 International Journal of Transitional Justice 197. Frédéric Mégret, « La Cour pénale
internationale et néocolonialisme : Au-delà des évidences », 54 :1 (2014) Études internationales 27.
21 Voir Erin Daly, « Transformative Justice : Charting a Path to Reconciliation », (2001) 12:1-2 International Legal
Perspectives 73.
22 Voir, notamment, l’édition spéciale de novembre 2009 de la revue International Journal of Transitional Justice
consacrée à l’approche locale de la justice transitionnelle. Voir aussi, entre autres, Rosalind Shaw, Lars Waldorf, et
Pierre Hazan, Localizing Transitional Justice : Interventions and Priorities After Mass Violence, Standford, Stanford
University Press, 2010.
23 Selon Marie-Bénédicte Dembour, « Plaidoyers pour des droits humains universalistes mais non universels », dans
Nicholas Kasirer, Lynne Castonguay et Jacques Vanderlinden (éds.), Étudier et enseigner le droit : hier, aujourd'hui et
demain - Études offertes à Jacques Vanderlinden, Québec, Éditions Yvon Blais, 2007 à la p 28, « [l]e relativisme
culturel tel que développé par Herskovits peut […] se comprendre comme proposant les trois axiomes suivants : chaque
culture développe ses propres valeurs et façons de faire ; chaque culture doit se comprendre dans ses propres termes ;
chaque culture ne peut faire l’objet d’une évaluation morale par référence à des critères extérieurs à elle ».
24 Patricia Lundy et Mark McGovern, « Whose Justice? Rethinking Transitional Justice from the Bottom Up » (2008)
35:2 Journal of Law and Society 265.
5
transitionnelle dans des sociétés non-occidentales est incapable de traiter efficacement le
passé dans ces contextes en révélant la “vérité” sur les violences, en rendant justice aux
victimes et en garantissant la réconciliation au niveau des communautés locales25. De ce
fait, à l’opposé du modèle de justice rétributive, ces auteurs ont soutenu que les systèmes
de justice restauratrice, qui peuvent se définir comme « … every action that is primarily
oriented towards doing justice by restoring the harm that has been caused by a crime »26,
constitueraient des outils efficaces de médiation entre les acteurs locaux et l’État, dans la
résolution des conflits violents27 ; ou que des mécanismes de justice transitionnelle
adaptés aux besoins des communautés directement affectées par les conflits seraient
perçus comme plus légitimes que les institutions issues de l’approche universaliste 28.
Devant ces débats, Rosemary Nagy souligne qu’aujourd’hui la question n’est plus
vraiment de savoir si quelque chose doit être fait après des violences graves, mais plutôt
comment cela devrait être fait. Il importe, en effet, affirme-t-elle, que la justice
transitionnelle cherche à répondre aux questions préalables de pour quoi, pour qui et pour
quelles finalités cette justice est rendue ? 29
Répondre à ces interrogations pertinentes dans le contexte particulier du Soudan
du Sud est l’objectif visé par la présente étude. Elle a pour ambition de rechercher le
modèle de justice transitionnelle qui serait le plus efficace pour le pays. Autrement dit, il
s’agit de concevoir une approche de justice transitionnelle qui permettrait d’opérer un
changement réel du contexte conflictuel en vue d’édifier une paix durable parmi les
populations. Dans cette perspective, une délimitation de l’objet de cette étude s’impose
avant de présenter la structure suivant laquelle l’analyse sera conduite.
25
Rosemary Nagy, « Centralizing Legal Pluralism? Traditional justice in Transitional contexts », dans Chandra Lekha
Sriram et al., Transitional Justice and Peacebuilding on the Ground: Victims and ex-combatants, London, New York,
Routledge, 2013 à la p 81.
26 Lode Walgrave et Gordon Bazemore, « Reflections on the Future of Restorative Justice for Juveniles », dans
Bazemore G. et Walgrave L. (dir.), Restorative Juvenile Justice: Repairing the Harm by Youth Crime, Monsey (NY),
Criminal Justice Press, 1999 à la p 48.
27 Anna Eriksson, « A Bottom-Up Approach to Transformative Justice in Northern Ireland », (2009) 3 International
Journal of Transitional Justice 301.
28 Jaya Ramji-Nogales, « Designing Bespoke Transitional Justice: A Pluralist Process Approach », (2010) 32 :1
Michigan Journal of International Law 1 à la p 4.
29
Rosemary Nagy, « Transitional Justice as Global Project », (2008) 29:2 Third World Quarterly 275, reproduit dans
une approche plus critique sous le titre « Transitional Justice as Global Project: Critical Reflections », dans Ruth
Buchanan et Peer Zumbansen, (eds.), Law in Transition: Human Rights, Development and Transitional Justice,
Oxford, Hart Publishing, 2014 aux pp 215-226. Dans le même sens, voir aussi, Kieran McEvoy, supra note 12 à la p
417.
6
Il convient tout d’abord de préciser que le Soudan du Sud est le produit d’une
longue histoire de guerre civile caractérisée par des atrocités d’une extrême gravité 30. La
présente étude sur la justice transitionnelle ne cherchera pas à présenter en détail toutes
les violences qui ont eu lieu dans la région depuis la période coloniale jusqu’à son
accession à la souveraineté internationale. Elle se focalisera sur les crimes graves commis
dans le pays après son indépendance tout en recourant au passé lointain du pays pour
indiquer des facteurs historiques qui nécessitent une réponse adéquate pour la réussite de
la justice transitionnelle. Par ailleurs, il importe de souligner que cette thèse est théorique.
En ne se fondant pas sur des recherches ethnographiques, son but est de montrer
théoriquement à quoi ressemblerait la mise en œuvre d’une justice transitionnelle
effective au Soudan du Sud, en présentant notamment les défis qui se poseraient au pays
dans ce processus.
Quant à la structure du travail, l’étude s’attachera, dans un premier temps, à
présenter le contexte socio-politique historique et normatif des conflits au Soudan du
Sud. Ce chapitre nous permettra de situer les violences qui ont eu lieu dans le nouvel État
dans leur contexte historique afin de mieux comprendre les causes profondes qui les
expliquent. Il nous permettra par ailleurs de présenter le contexte d’émergence de
l’architecture normative pluraliste du pays (Chapitre I). Dans un second temps, nous
définirons le cadre théorique qui nous semble le plus adéquat pour la mise en œuvre
effective de la justice transitionnelle au Soudan du Sud. Ce cadre tiendra compte du
contexte historique, politique et normatif du pays pour élaborer une approche théorique
qui répond efficacement aux défis multiples de la justice transitionnelle dans le pays
(Chapitre II). Finalement, dans une troisième partie, notre travail présentera les éléments
structurants de la mise en œuvre d’une justice transitionnelle effective au Soudan du Sud.
À cet égard, nous procèderons à l’application concrète du cadre théorique au contexte
pour déterminer si celui-ci garantit l’effectivité de la justice transitionnelle dans le pays
(Chapitre III).
Sur le récit de cette longue histoire conflictuelle, notamment, avec l’État-mère dont le Soudan du Sud a fait
sécession, consultez par exemple les ouvrages indiqués plus haut, supra note 2.
30
7
Chapitre I. – Le contexte socio-politique et normatif des conflits au Soudan du Sud
8
Introduction du chapitre I
La réalisation d’une justice transitionnelle effective au Soudan du Sud requiert, il nous
semble, d’adopter dans le pays des mesures qui apportent des solutions appropriées aux
causes profondes des violences. De ce fait, la question pertinente qu’il convient de se
poser est de savoir comment expliquer les violences politiques entre les leaders politiques
du M/APLS et les conflits inter-communautaires d’une si grande cruauté commises dans
le pays ? Comme tout phénomène social, il serait prétentieux de notre part de vouloir
présenter l’ensemble des causes et facteurs qui expliquent ces violences dans toute leur
complexité et exhaustivité. Toutefois, nous pensons qu’un examen du passé colonial et
postcolonial du Soudan pourrait nous aider à comprendre les principaux facteurs à
l’origine de l’écheveau socio-politique dans le nouvel État. Ainsi, nous soutiendrons dans
ce chapitre que les violences actuelles peuvent se comprendre tout d’abord par l’état de
rivalités inter-communautaires historiques qui caractérise la région bien avant la
colonialisation, surtout entre les Dinka et les Nuer. En outre, nous affirmerons que les
violences structurelles continues que la région a connues pendant les périodes coloniales
et postcoloniales manifestées par l’esclavage, la domination politique, l’exploitation
socio-économique, culturelle et religieuse ont contribué à l’émergence de mouvements
armés de libération comme principaux moyens de revendication. Malgré les tensions
inter-communautaires, ces groupes armés parviendront à s’unir pour combattre l’ennemi
commun du Nord jusqu’à la sécession de la région du Soudan. Cependant, l’accession de
la région à l’indépendance sans que l’on résolve au préalable les rivalités intercommunautaires et les violences structurelles historiques contribuera à créer un terreau
fertile aux violences. Dans ce contexte, en raison des compétitions pour le contrôle du
pouvoir politique et économique dans le nouvel État, les élites militaires procéderont à
l’instrumentalisation des communautés. Ce qui conduira aux conflits armés violents que
le pays connaîtra à partir du 15 décembre 2013 (Section I).
Par ailleurs, la mise en œuvre d’une justice transitionnelle effective dans le pays
requiert aussi une meilleure compréhension des conditions d’apparition de son
architecture normative actuelle. Celle-ci a été façonnée par les actions de résistance des
populations face aux contextes de domination des périodes coloniales et postcoloniales.
Elle se caractérise tout d’abord par l’émergence, au moment de la colonisation, de «
9
droits coutumiers »31 des communautés locales comme instruments de régulation sociale.
Ensuite, ces normes locales se développeront à la fois en marge et en association avec les
droits coloniaux et postcoloniaux pour former le pluralisme normatif qui caractérise le
Soudan du Sud aujourd’hui. Il conviendra d’exposer ce contexte normatif ainsi que son
incidence sur la mise en œuvre de la justice transitionnelle dans le pays (Section II).
Section I. – Le contexte socio-politique historique des conflits au Soudan du Sud
Le contexte socio-politique historique des conflits au Soudan du Sud porte, d’une part,
sur les relations conflictuelles entre le Nord et le Sud avant l’indépendance du Soudan du
Sud (1); et, d’autre part, sur la situation des conflits qui ont lieu dans le Soudan du Sud
indépendant (2).
1.– Les relations conflictuelles entre le Nord et le Sud du Soudan
L’histoire de la région du Soudan du Sud est jalonnée de successions d’événements au
cours desquels les populations ont été soumises, d’une part, à l’exploitation coloniale et à
la domination arabe (1.1), au sous-développement socio-économique et à l’assimilation
(1.2), à des politiques d’arabisation et d’islamisation (1.3), et d’autre part, en raison des
divergences politiques et des contraintes socio-économiques, aux divisions au sein du
leadership de l’ALPS et à l’exacerbation des tensions inter-communautaires (1.4). Ces
processus historiques nous semblent constituer en grande partie les causes profondes qui
expliquent l’état de conflictualité consécutive à l’indépendance de la région.
1.1. – L’exploitation coloniale et la domination arabe du Soudan du Sud
Le Soudan – appelé en arabe Bilad al-Sudan, c’est-à-dire, la « Terre des Noirs » –, a
pendant longtemps été en proie à des conflits internes violents entre les régions Nord et
Sud dont les origines remontent à très loin dans l’histoire32. Au XVIIe siècle, le Nord du
31
Bien que les « droits coutumiers » existassent bien avant la colonisation, nous considérons que ces droits de nature
mixte, tels que nous les connaissons aujourd’hui, ont émergé au moment de la colonisation et leur hybridation s’est
ensuite poursuivie sous les différents régimes postcoloniaux. Nos développements porteront sur cette question dans la
section à venir consacrée à l’émergence des normes coutumières au Soudan du Sud.
32
Sur l’étude de la période précoloniale, on peut se référer, entre autres, à l’ouvrage de A. J. Arkell, A History of the
Sudan: From the Earliest Times to 1821, Westport (Connecticut), Greenwood Press Publishers, 1955; Peter Malcolm
Holt et M. W. Daly, The History of Sudan: From the Coming of Islam to the Present Day, Boulder, Colorado,
Westview Press, 1961 aux pp 1-43. On peut aussi mentionner Mandour El Mahdi qui souligne l’entrée de la civilisation
Égyptienne au Soudan à partir de 1580 à 1100 avant J.C. Il soutient que le Pharaon Aahmes, après avoir réunifié
10
Soudan entre en contact avec les civilisations de l'Ancienne Égypte, du Christianisme,
des Méroé et du monde arabo-musulman. Une arabisation et une islamisation véloce
caractérise ainsi le Nord, tandis que le Sud reste dominé par une diversité ethnoculturelle
et linguistique, de même que par l'absence d'une unité politique organisée 33. La
conception de l’arabisme comme une culture supérieure pousse plusieurs Soudanais noirs
du Nord à se convertir à l’Islam dans le but d’obtenir le respect dans leur communauté 34.
De ce fait, l’arabisme se présentait plus au Nord comme une culture qu’une idéologie
reliée à la race35. Pour Mahmood Mamdani, il constitue une identité politique, puisqu’il
découle de l’appartenance de l’individu à une communauté politique 36. Durant cette
période, le Sud du Soudan était séparé du Nord par de vastes marécages appelés Sudd et
se caractérisait à la fois par un climat chaud et humide, et par de nombreuses maladies
qui ont constitué pendant longtemps des obstacles naturels à la pénétration étrangère dans
la région37. Le peu d’Arabes qui pénétrait le Sud, n’entendaient pas arabiser ou islamiser
les Sud-Soudanais, car cela les aurait émancipés du dar al-harb (terre de guerre) et les
aurait consacré en dar al-Islam (terre d’Islam), en les excluant, ce faisant, de la
soumission à l’esclavage38.
L’influence des Arabes au Soudan prend un accent tout particulier à partir des
années 1820-1821 notamment lorsque l’administration turco-égyptienne mène au Nord
du Soudan une expédition dirigée par un vice-Roi d’Égypte, Muhammad Ali Pasha39.
l’Égypte sous la dix-huitième dynastie reconquit les anciennes possessions égyptiennes et s’étendit jusqu’au Soudan.
Le Nord du Soudan devint alors une province égyptienne gouvernée par le Fils du Roi. Voir sur ce point, Mandour El
Mahdi, A Short History of the Sudan, London, Oxford University Press, 1965 aux pp 9-11. On peut par ailleurs signaler
la présence au Xe siècle du royaume nubien d’Alwa comme le plus important royaume chrétien du Dongola. Son
effondrement après 1208 donne lieu à des razzias esclavagistes dans le Sud. Après 1250, les bonnes relations entre les
rois nubiens des États Alwan et les Mamluks d’Égypte contribuent à la prospérité du commerce des esclaves dans la
région. Voir sur ce point, Stephanie Beswick, Sudan’s Blood’s Memory: The Legacy of War, Ethnicity, and Slavery in
Early South Sudan, Rochester (New York), University of Rochester Press, 2004 à la p 30.
33 Lam Akol, Southern Sudan: colonialism, Resistance and Autonomy, Eritrea, The Red Sea Press, 2007 aux pp 1-2.
34 Francis M. Deng, supra note 2 à la p 35.
35
Lam Akol, supra note 33 à la p 1. Voir également Heather J. Sharkey, « Arab Identity and Ideology in Sudan: The
Politics of Language, Ethnicity, and Race », (2007) 107:426 African Affairs 21.
36 Mahmood Mamdani, Saviors and Survivors: Darfur, Politics, and the War on Terror, New York, Pantheon Books,
2009.
37 Scopas S. Poggo, The First Sudanese Civil War: Africans, Arabs, and Israelis in the Southern Sudan, 1955-1972,
New Yok, Palgrave Macmillan, 2009 à la p 2.
38 Francis M. Deng, supra note 2 à la p 10.
39 Comme le souligne Peter Malcolm Holt, A Modern History of the Sudan: From the Funj Sultanate to the Present
Day, London, Weidenfeld and Nicolson, 1961 à la p 37, le qualificatif le plus approprié de l’occupation du Soudan est
de parler d’une « administration Turco-Égyptienne ». On ne peut parler ni de conquête égyptienne ni de conquête
ottomane. En effet, l’expédition a été planifiée en Égypte par un gouvernement d’une province ottomane de l’Égypte
sous contrôle de certains membres de l’élite ottomane ayant des relations avec les populations arabophones d’Égypte.
En outre, alors que l’expédition a été menée par Muhammad Ali de sa propre initiative, les provinces soudanaises
11
Cette incursion pouvait s’expliquer par deux objectifs : il était à la fois politique et
économique. D’une part, le vice-Roi voulait se débarrasser définitivement de ses
adversaires politiques fugitifs, les Mamluks, qu’il avait renversé des années auparavant
avant de prendre le pouvoir en Égypte. Les Mamluks avaient établi leur al‘Urdi (camp),
aussi connu du nom de Nouveau Dongola, sur les rives du Nil à la frontière Sud entre le
Berberistan et les domaines du Funj. D’autre part, Muhammad Ali voulait tirer profit du
commerce des esclaves et des gisements d’or du Soudan 40. La traite des esclaves avait
permis à l’Égypte en tant que puissance régionale d’avoir dans son armée 30 000 esclaves
pour la seule période de 1822 à 1823 41. Dans les années 1830, des missions de commerce
commanditées par l’Égypte sont envoyées au Soudan du Sud au moment où des
colporteurs fortunés du Nord, les jallaba, s’étaient déjà établis parmi les Shilluk et dans
le Bahr al-Ghazal dans un contexte d’essor du commerce de l’ivoire 42.
En raison des grands profits liés à l’exploitation des animaux ainsi que du
commerce des esclaves, les premiers bateaux à vapeur de l’administration turcoégyptienne parviennent à briser l’isolation du Soudan du Sud en 184143. Cette période se
caractérise, cependant, par des luttes régulières des Sud-Soudanais contre l’occupation de
leurs terres et leur soumission forcée à l’esclavage44. Les razzias (ou rezzous) d’esclaves,
très souvent menées dans la violence, étaient organisées par des réseaux de marchands
arabes, généralement de connivence avec des ressortissants du Sud 45. L’interdiction faite
par la Sharia de soumettre des Musulmans à l’esclavage, explique les expéditions arabes
dans le Soudan du Sud, notamment, dans les régions du Kordofan, du Darfour et du Nil
Bleu, à la recherche spécifiquement d’esclaves africains Noirs46. Les esclaves provenant
du Soudan du Sud étaient si nombreux au Nord que le terme abid (signifiant esclave en
Arabe) était synonyme de Sud-Soudanais47. L’administration turco-égyptienne était par
conquises étaient gérées par l’élite ottomane qui dirigeait l’Égypte.
40 Peter Malcolm Holt, supra, note 39 aux pp 35-37.
41 Richard Hill, Egypt in the Sudan 1820-1881, London, Oxford University Press, 1959 à la p 25, cité par Øystein H.
Rolandsen et M. W. Daly, A History of South Sudan: from Slavery to Independence, Cambridge, Cambridge University
Press, 2016 à la p 12.
42 Øystein H. Rolandsen et M. W. Daly, supra note 41 à la p 13.
43 Scopas S. Poggo, supra note 37 à la p 21.
44
Bona Malwal, Sudan and South Sudan: from One to Two, St Antony’s Series, Oxford, Palgrave MacMillan, 2015 à la
p 16.
45 Douglas H. Johnson, South Sudan: A New History for a Nation, Ohio, Ohio University Press, 2016 à la p 58.
46 Øystein H. Rolandsen et M. W. Daly, supra note 41 à la p 10.
47 Lam Akol, supra note 33 à la p 4.
12
essence un régime d’exploitation. Elle avait le monopole du commerce des esclaves et
prélevait des taxes sur les populations et les marchands de la région 48. Depuis ces
moments, les Sud-Soudanais considéraient les mahométans du Nord comme des voleurs
de leurs biens, de leurs femmes et de leurs enfants49.
En août 1881, un mouvement islamique révolutionnaire dite Mahdiste
(messianique islamique) débute au Soudan avec à sa tête, Muhammad Ahmad ibn al
Sayyid abd Allah. Celui-ci se proclame le Mahdi d’Allah du monde entier et lance un
mouvement djihadiste contre l’administration turco-égyptienne50. Après avoir conquis les
régions d’El Obeid, la capitale de l’Ouest du Soudan, le centre et l’Est, les Mahdistes
entreprennent leur marche sur Khartoum. Ils doivent alors combattre non seulement les
Ottomans et les Égyptiens, mais aussi les Britanniques devenus maîtres de l’Égypte 51. En
1885, le Mahdi et ses partisans font tomber Khartoum et mettent fin au régime des
Turques au Soudan. Ils proclament le Soudan, un État Mahdiste théocratique 52. Malgré
l’existence des tribus au Soudan, le Mahdi parvient à les unifier sous l’idéologie
islamique53. Cependant, les Mahdistes n’auront que très peu d’influence au Soudan du
Sud. Ils ne gouvernaient la région que par des incursions 54, et n’y étaient en réalité
intéressés que par la main-d’œuvre, l’ivoire, les céréales et le bétail qui s’y trouvaient 55.
Bien que la grande majorité des Sud-Soudanais ne se convertissent guère à l’Islam, ils
admiraient cependant que les Mahdistes constituaient une force de libération contre les
envahisseurs étrangers turco-égyptiens 56. Les Mahdistes réussissent à repousser les
Égyptiens qui parviennent à se maintenir uniquement à Dongola au Nord, Suakin à l’Est
et dans la province de l’Équatoria au Sud 57. Après le décès du Mahdi en juin 1885, des
divergences naissent, d’une part, entre les tribus de la vallée du Nil et ceux de l’Ouest du
48
Øystein H. Rolandsen et M. W. Daly, supra note 41 à la p 16.
Jacques Monnot, supra note 2 à la p 12.
50
Mandour El Mahdi, supra note 32 aux pp 88-89.
51 Bien que la Grande Bretagne, puissance occupante de l’Égypte ne fût pas intéressée par le Soudan, elle permit
néanmoins au nouveau Khédive d’Égypte Muhammad Tawfiq de restaurer son autonomie en élevant une armée pour
combattre les Mahdistes du Soudan. Cette armée essuiera une cuisante défaite par les Ansar et les Jihadiyya du Mahdi à
Shaykan au Sud d’Obeid. Voir sur ce point, Peter Malcolm Holt and M. W. Daly, supra note 32 aux pp 91-98.
52 Scopas S. Poggo, supra note 37 à la p 22.
53 Peter Malcolm Holt, supra note 39 aux pp 35-37.
54 M. W. Daly, « Broken Bridge and Empty Basket: The Political and Economic Background of the Sudanese Civil
War », dans M. W. Daly et Ahmad Alawad Sikainga, Civil War in the Sudan, London, New York, British Academic
Press, 1993 à la p 4.
55 Øystein H. Rolandsen et M. W. Daly, supra note 41 à la p 26.
56 Francis M. Deng, supra note 2 à la p 11.
57 Ibid à la p 101.
49
13
Soudan, et d’autre part, entre les Ashraf et les Khalifa du Mahdi58. Ces derniers
parviennent à dominer le Soudan jusqu’à la bataille d’Omdurman en 1896 lors de
laquelle ils sont vaincus par les troupes de l’alliance anglo-égyptienne, commandées par
Kitchener59. Dans le même temps, alors que la Mission Marchande de la France, en
provenance du Congo, s’employait à occuper le bassin du Nil, elle entre en confrontation
avec Kitchener à Fachoda en juillet 1898. Il en résulte un incident diplomatique qui se
conclut par l’humiliation de la France et le contrôle total, par les Britanniques, du bassin
du Nil y compris le Soudan du Sud60.
Après cet épisode qui a permis d’éviter la guerre entre des puissances
européennes, Lord Salisbury décide de mettre en œuvre au Soudan une administration
commune avec l’Égypte au lieu de la seule administration britannique 61. Les deux parties
signent en 1899 un Accord d’administration conjointe du Soudan dénommé
Condominium anglo-égyptien62. L’Accord octroie formellement la souveraineté du
Soudan à la Grande Bretagne et à l’Égypte, mais dans la pratique, la Grande Bretagne
détient le plein contrôle du territoire 63. Elle exerçait son administration sur le Soudan
tandis que l’Égypte se contentait de la reconnaissance officielle du régime colonial
conjoint et de son accès permanent aux eaux du Nil 64. C’est dans ce contexte que Lord
Cromer, le Consul général britannique en Égypte, s’oppose à la présence égyptienne au
Soudan du Sud. Il considère la région comme une « large tracts of useless territory which
it would be difficult and costly to administer properly »65. Les Britanniques subdivisent le
Soudan en différentes provinces dirigées chacune par un gouverneur. Ils érigent toute la
région du Sud en une seule circonscription administrative jusqu’en 1901, date à laquelle
la province du Bahr al-Ghazal est créée. Le reste de la région du Sud appelé Fachoda est
58
Mandour El Mahdi, supra note 32 à la p 104.
Peter Malcolm Holt, supra note 39 aux pp 106-108.
60 Øystein H. Rolandsen et M. W. Daly, supra note 41 à la p 33.
61 Lam Akol, supra note 33 à la p 5.
62 Sur les considérations qui ont prévalu à la signature du Condominium anglo-égyptien, voir par exemple Peter
Malcolm Holt, supra note 39 aux pp 111-126. Voir également, Anne-Claire de Gayffier-Bonneville, « La rivalité angloégyptienne au Soudan : les enjeux de la décolonisation », (2008) Relations internationales no 133, 71.
63
Mandour El Mahdi, supra note 32 à la p 121.
64 Bona Malwal, supra note 44 à la p 16.
65 Lilian Passmore Sanderson et Neville Sanderson, Education, Religion and Politics in Southern Sudan, 1899-1964,
Londres, Ithaca Press, 1981 à la p 14, cité par Lam Akol, supra note 33 à la p 5.
59
14
plus tard renommé le Haut-Nil en 190466. Durant cette année, les Britanniques
parviennent à nettoyer le Sudd, ouvrant définitivement la région à leur occupation 67.
Au moment de l’occupation coloniale, le Soudan du Sud était une région
régulièrement en proie à des conflits violents entre des tribus rivaux68. Les principaux
peuples qui y habitaient classés suivant des critères de similitude linguistique et culturelle
sont : au centre, les Dinka, Nuer, Shilluk, Acholi; à l’est, les peuples parlant le latuho, le
bari et le muri-didinga-taposa; et à l’ouest, les peuples constitués des Bongo-DakaBagirmi, des Madi-Moru et de ceux parlant l’Azandé69. Parmi ces peuples, les nilotiques
Dinka et les Nuer ont été particulièrement dépeints depuis le XIX e siècle comme ayant
toujours été en conflits continus 70. Leur rivalité historique a même été décrite par
l’anthropologue britannique Evans-Pritchard comme étant au cœur de l’organisation
politique des Nuer71. Dans la même veine, John Young présente cette animosité
historique en ces termes:
The Nuer looked down on the Dinka and their military skills, while the Dinka considered
themselves to be culturally superior and “men of men”72 […]. In the Nuer language the
Dinka are called jeing, which can be translated as “slave,” and is due to their claimed
submission to various powers and their employment by the Nuer as farm laborers (the
Nuer call themselves naath, or human being)73.
Cependant, du fait de leur ressemblance sur les plans culturel et linguistique74,
voire même de leur provenance d’un ancêtre d’origine commun 75, il demeure un mystère
que les Nuer aient historiquement chassé les Dinka hors de leurs territoires, pris plusieurs
66
Øystein H. Rolandsen et M. W. Daly, supra note 41 à la p 34.
Robert O. Collins, A History of Modern Sudan, Cambridge, Cambridge University Press, 2008 à la p 35.
68 Robert Collins et Richard Herzog, « Early British Administration in the Southern Soudan », (1961) 11:1 Journal of
African History 119 à la p 120.
69 Paul W. Gore, « Notes sur l’ethnicité et les relations ethniques au Soudan », (1993) Égypte/Monde Arabe, n o 15-16,
Première série, Les crises soudanaises des années 80 à la p 5, mis en ligne le 08 juillet 2008,
<http://ema.revues.org/1105>, consulté le 21 juin 2017.
70 Douglas H. Johnson, « Tribal Boundaries and Border Wars: Nuer-Dinka Relations in the Sobat and Zaraf Valleys, c.
1860-1976 », (1982) 23 Journal of African History 183.
71 Edward Evan Evans-Pritchard, The Nuer: A Description of the Modes of Livelihood and Political Institutions of a
Nilotic People, Oxford, Clarendon Press, 1940 aux pp 122-123.
72 Ibid, cité dans Brian Adeba, Making Sense of the White Army’s Return in South Sudan, CSG Paper No. 1, Kitchener,
Centre for Security Governance, 2015.
73 John Young, Popular Struggles and Elite Co-optation: The Nuer White Army in South Sudan’s Civil War, Geneva,
Switzerland, Small Arms Survey, 2016 à la p 21.
74 Certaines études soutiennent même que les Nuer sont originellement des Dinka. Voir sur ce point par exemple Peter
J. Newcomer, « The Nuer Are Dinka: An Essay on Origins and Environmental Determinism », (1972) 7:1 Man New
Series 5; H. C. Jackson, « The Nuer of the Upper Nile Province » (Part I), (1923) 6 Sudan Note Records 59 à la p 70;
Edward Evan Evans-Pritchard, « Ethnological Survey of the Sudan », dans J. A. de C. Hamilton (éd.), The AngloEgyptian Sudan from within, London, Faber & Faber, 1935 à la p 89.
75 Robert O. Collins, The Southern Sudan in Historical Perspective, London, New York, Routledge, 2006 à la p 9.
67
15
de leurs femmes et bétails, et aient absorbé plusieurs d’entre eux au sein de la société
Nuer76.
L’administration britannique s’établit effectivement dans la région du Soudan du
Sud à partir de 1909. Bien qu’elle ne veuille pas s’ingérer dans les coutumes africaines,
elle y intervient néanmoins en premier lieu pour empêcher certaines pratiques comme les
conflits intertribaux, l’esclavage à Bahr al-Ghazal, les punitions sous forme de mutilation
dont par exemple le bengye (cérémonie consistant à avaler la boisson issue des racines de
l’arbre Toppa – la consommation fait vomir l’innocent, tandis qu’elle fait mourir le
coupable)77. En ce qui concerne les conflits intertribaux, ils étaient fortement meurtriers
et se caractérisaient généralement par leur historicité en impliquant, le plus souvent, des
ancêtres des parties 78. Le régime colonial prend la décision de mettre fin à cette
rationalité, en décrétant en avril 1909 l’annulation de tous les conflits, en particulier,
entre les Nuer et les Dinka avant 1908, comme le relate le récit historique : « On all
present we impressed the necessity of forgetting old feuds, which would not be
considered any more by the Government » 79.
Durant la première décennie de l’administration coloniale du Sud, les
Britanniques adoptent une approche de « pacification » des communautés ethniques,
c’est-à-dire, en imposant par la force des armes, la loi et l’ordre, et en adoptant
officieusement une « Politique du Sud » qui se caractérise par une administration
indigène (Native administration)80. En plus, ils adoptent la Closed Districts Ordinance
(zones fermées) qui empêche les agents publics, les marchands (les jallaba), la police et
les soldats du Nord de pénétrer les régions du Sud sans autorisation du gouvernement
colonial établi à Khartoum81. À partir de 1910, le Gouverneur général Sir Reginald
Wingate du Soudan entreprend le retrait de la région du Sud des officiers égyptiens et
soudanais musulmans nordistes, en les remplaçant par le corps de l’Équatoria, les «
Equats », constitués exclusivement de recrues sud-soudanaises parlant l’anglais et
76 P. P. Howell, A Manuel of Nuer Law, Being an Account of Customary Law, its Evolution and Development in the
Courts Established by the Sudan Government, African Ethnographic Studies of the 20th Century, Vol 37, London, New
York, Routledge, 2018 à la p 7.
77 Robert Collins et Richard Herzog, supra note 68 aux pp 128-132.
78
Ibid à la p 122.
79
Voir Sudan Intelligence Report, 177, App. C, « Report on the Administrative Boundaries Between the Twi Dinkas
and the Nuers », cité par ibid.
80 Lam Akol, supra note 33 aux pp 21-25.
81 Scopas S. Poggo, supra note 37 à la p 22.
16
encouragés à se convertir au Christianisme et à s’habiller comme des occidentaux 82. Dans
la même période, le Soudan du Sud est ouvert aux missionnaires catholiques romains,
anglicans et presbytériens qui évangélisent les Sud-Soudanais et contribuent à forger en
eux le sentiment qu'ils sont différents des populations du Nord83. En outre, l’éducation est
laissée aux mains des missionnaires qui accomplissent, ce faisant, deux aspects de la «
Politique du Sud », à savoir, l’enseignement de la langue anglaise et la religion
chrétienne84. Lors de la Conférence de la Langue de 1928, le gouvernement britannique
réitère sa position contre l’adoption de l’Arabe comme la lingua franca du Soudan. Il
recommande plutôt six groupes de langue comme véhicule d’éducation et de
développement : ce sont le Nuer, le Dinka, le Bari, le Latuka, le Shilluk, et le Zande85. La
« Politique du Sud » est formellement adoptée par le gouvernement colonial du Soudan
en 193086. Elle vise à restreindre au Soudan du Sud les influences de la langue arabe et de
la religion musulmane à travers une réduction significative du nombre des Arabes, et en
promouvant l’anglais et les langues vernaculaires afin de mettre en œuvre une
administration
indigène87.
En
favorisant
ainsi
l’émergence
de
communautés
ethnopolitiques arabes et islamiques au Nord et en les distinguant des communautés
“ethnicisées” du Sud, le régime indirect britannique contribuera à façonner les identités
nationales pendant la période postcoloniale 88. Dans la même période, les Britanniques
adoptent au Soudan du Sud une politique économique qui contribuera à accroître
davantage son sous-développement.
1.2. – Le sous-développement économique du Sud
Pendant la période coloniale, alors que les Britanniques se servent des fonds égyptiens
pour exécuter des programmes de développement au Soudan du Nord, ils ne réalisent
presque rien au Sud 89. Ils imposent cependant aux populations du Sud plusieurs
82
Robert O. Collins, supra note 67 à la p 35.
Jacques Monnot, supra note 2 à la p 13.
84 Lam Akol, supra note 33 aux pp 21-22.
85 Lam Akol, supra note 33 à la p 22. L’auteur cite Lilian Passmore Sanderson et Neville Sanderson, supra note 65 à la
p 160; Robert O. Collins, Shadows in the Grass: Britain in the Southern Sudan, 1918-156, New Haven, Yale
University Press, 1983 aux pp 217-219.
86
M. W. Daly, supra note 54 à la p 8.
87
Douglas H. Johnson, supra note 45 à la p 109.
88 Amir Idris, « Unpacking South Sudan’s Political Violence: History, Identity, and Citizenship », dans Amir Idris
(éd.), South Sudan Post-Independence Dilemmas, London et New York, Routledge, 2018, à la p 7.
89 Scopas S. Poggo, supra note 37 à la p 22. Voir aussi, M. W. Daly, supra note 54 à la p 5.
83
17
contraintes: les travaux forcés, la confiscation des biens, la restriction des libertés
individuelles et collectives et la prescription de taxes sans tenir compte des facultés
contributives 90. Les taxes, payables en nature soit en bétail, en céréales, ou en travail,
engendraient de grandes résistances de la part des groupes ethniques, dont en particulier,
les Dinka et les Nuer91. Cette politique coloniale contribue à affaiblir l’économie du
Soudan du Sud92. Au milieu des années 1930, l’administration britannique dépensait cinq
fois moins dans les écoles du Sud qu’elle ne le faisait pour les écoles du Nord 93. Ainsi,
durant les années 1940, les administrateurs locaux du Sud devenaient de plus en plus
critiques quant au manque de projet de développement dans leur région 94. En effet, il s’y
posait plusieurs défis structurels dont un déficit important d’unités administratives,
d’infrastructures de développement socio-économiques et d’élites bien formées à même
d’assurer la gouvernance locale95. Ces problèmes structurels continueront à affecter le
Soudan du Sud jusqu’à ce jour, et expliqueront en grande partie l’état de développement
économique et de gouvernance désastreuse qui prévaut encore dans le jeune État 96.
Toutefois, en ce qui concerne l’impact de la « Politique du Sud » sur le développement
socio-économique du Soudan du Sud, il demeure controversé. Alors que plusieurs auteurs
soutiennent qu’il a largement contribué au sous-développement social et économique de
la région97, M. W. Daly, par exemple, affirme que bien qu’elle ait été amorcée, la
politique n’a jamais été effectivement mise en œuvre, puisque les mesures de restriction
éducatives et plusieurs autres réformes n’ont point été accomplies, et qu’en plus, la
politique a été complètement abandonnée vers la fin de la Seconde Guerre mondiale 98. En
tout état de cause, au moment des négociations pour l’indépendance du Soudan, le Sud se
90
Jacques Monnot, supra note 2 à la p 14.
Øystein H. Rolandsen et M. W. Daly, supra note 41 à la p 36.
92 M. W. Daly, Empire on the Nile, Cambridge, Cambridge University Press, 1986 à la p 417, cité par Lam Akol, supra
note 33 à la p 24.
93 Øystein H. Rolandsen et M. W. Daly, supra note 41 à la p 53.
94 Douglas H. Johnson, supra note 45 à la p 114.
95 Douglas H. Johnson, The Root Causes of Sudan’s Civil Wars, Bloomington, Indiana University Press, 2003 aux pp
16-19.
96
Øystein H. Rolandsen et M. W. Daly, supra note 41 à la p 32.
97
Voir par exemple David Nailo N. Mayo, « The British Southern Policy in Sudan: An Inquiry into the Closed District
Ordinances (1914-1946) », (1994) 1:2 Northeast African Studies 165; Linda de Hoyos, « Britain's 1930s apartheid
policy in southern Sudan », (1995) 22:24 Executive Intelligence Review 47.
98 M. W. Daly, supra note 54 à la p 8.
91
18
trouvait énormément en retard par rapport au Nord. La première organisation active de la
région, la South Sudan Workers Association (SSWA), voit le jour tardivement en 194699.
Comme le souligne Jacques Mannot, lors de la Conférence de Juba en 1947 sur
l’avenir du Soudan, les représentants du Sud, en particulier certains membres du SSWA,
ont clairement exprimé leur inquiétude quant à la domination des Nordistes. Ils ont
soutenu qu’ils ne pourraient faire partie d’un “seul Soudan” indépendant et être traité sur
le même pied que les Nordistes que s’ils obtenaient la garantie que leur particularité
sociale et économique serait prise en considération. Cependant, bien que les
recommandations de la Conférence reconnaissent l’état de sous-développement du Sud,
la proposition des Sudistes d’adopter un système étatique de type fédéral est rejetée par
les Nordistes car considéré trop onéreux 100. En fait, l’élite dirigeante de Khartoum voulait
coûte que coûte préserver l’unité du Soudan, en empêchant la continuation de la politique
de division mise en œuvre par la colonisation 101. En mars 1951, une Commission de
Modification de la Constitution est mise en place pour discuter des étapes à suivre pour
l’adoption d’un gouvernement autonome. Elle était composée de plusieurs ressortissants
du Nord et d’un seul Sud-Soudanais, Buth Diu Thung. Lors de la réunion, Thung
demande la forme étatique du fédéralisme au Soudan. Mais sa proposition est rejetée. En
protestation, il se retire des travaux de la Commission102.
En février 1953, à la suite d'un accord entre Khartoum et les Égyptiens, le pays
obtient l’autorisation de former son propre gouvernement. Les représentants du Sud n'ont
pas été cependant associés à ces négociations au motif qu'ils n'ont pas de parti politique
officiel103. Ce qui conduit les Sudistes à l’adoption de leur parti, le Parti Libéral, en
1954104. En février 1954, une commission est mise en place pour procéder à la «
soudanisation » des administrations civiles coloniales en prélude à l’indépendance du
Soudan105. Elle était composée exclusivement de Nord-Soudanais, et n’intégrait pas les
Sud-Soudanais106. Il en résulte le contrôle par le gouvernement du Nord des provinces
99
Douglas H. Johnson, supra note 45 à la p 122.
Jacques Monnot, supra note 2 à la p 16-18.
101 Francis M. Deng, supra note 2 à la p 12.
102
Scopas S. Poggo, supra note 37 à la p 32.
103
Lam Akol, supra note 33 à la p 44.
104 Jacques Monnot, supra note 2 à la p 19.
105 Beshir Mohammed Said, The Sudan: Crossroads of Africa, London, The Bodley Head, 1965 à la p 73.
106 Bona Malwal, supra note 44 à la p 153.
100
19
méridionales dont l'administration était naguère assurée par les Britanniques et
l’introduction de l'Arabe comme la langue officielle du Soudan en dépit des diversités
ethniques et culturelles du Sud107.
En juillet 1955, les “Equats” stationnés à Torit reçoivent l’ordre de se rendre à
Khartoum pour les festivités de l’indépendance. Ces policiers craignant qu’ils ne
s’agissent d’un coup pour les éliminer, refusent d’embarquer dans le véhicule affrété par
Khartoum. Ils s’en prennent aux officiers nordistes de Torit et les affrontements se
propagent à Malakal, à Wau et à d’autres localités. Les morts s’élèveront à 336 dont 261
Nordistes 75 Sudistes108. En représailles, le gouvernement de Khartoum qualifie
l’incident de mutinerie et expédie des troupes de soldats à Juba qui procèdent à
l’exécution de nombreux policiers et civils du Sud, détruisent les stocks de vivres et
brûlent de nombreux villages 109. Les troupes du Nord entreprennent en outre d’occuper
tous les postes de police jadis occupés par les Sudistes. Certains “Equats” sont
emprisonnés, d’autres parviennent à s’enfuir dans la brousse, entrainant, de ce fait, le
démantèlement total du corps à partir d’octobre 1955 110.
Les Sud-Soudanais ont ainsi très peu bénéficié du processus de “soudanisation”.
Leur situation économique était très précaire. De 1955 à 1956, le revenu journalier par
habitant au Soudan central (Khartoum) était estimé à 28 Livres Soudanaises (environ
0,78 CAD), alors qu’il était à 12 Livres (environ 0,33 CAD) au Soudan du Sud111. Ce qui
indiquait combien les disparités étaient grandes entre le centre et la périphérie du Sud.
Dans ces contextes, les Sud-Soudanais considéraient que leur histoire était une succession
d’asservissement et estimaient que sous le régime de Khartoum, la seule chose qui avait
véritablement changé était qu’ils étaient désormais sous la domination de nouveaux
maîtres112. Pour Douglas H. Johnson, la période législative qui débute à la Conférence de
Juba en 1947 et se poursuit jusqu’aux années 1950 a été une occasion manquée pour le
107
Zygmunt L. Ostrowski, Le Soudan à l'aube de la paix: le combat de John Garang, Paris, l'Harmattan, 2005 à la p
14.
108
M. W. Daly, Imperial Sudan : The Anglo-Egyptian Condominium 1934-56, Cambridge, Cambridge University
Press, 1991 à la p 386 ; Lilian Passmore Sanderson et Neville Sanderson, supra note 65 à la p 58.
109 Anne Mosely Lesch, The Sudan – Contested National Identities, Bloomington, Indiana University Press, 1998 à la p
36. Voir aussi, Scopas S. Poggo, supra note 37 à la p 53.
110
Scopas S. Poggo, supra note 37 à la p 53.
111 B. Yongo-Bure, « The Underdevelopment of the Southern Sudan Since Independance », dans M. W. Daly et Ahmad
Alawad Sikainga, supra note 54 à la p 51.
112 Beshir Mohammed Said, supra note 105 à la p 82.
20
Soudan de construire son unité politique sur de nouvelles bases. Il renchérit qu’en
refusant de tenir compte de la situation particulière du Soudan du Sud, Khartoum ne
donnait à la région aucune autre alternative que la séparation 113. Le manque de volonté
politique de la part de Khartoum de tenir compte des préoccupations culturelles,
religieuses, socio-économique du Sud et surtout sa politique d’islamisation dans la région
poussera ainsi le Soudan du Sud à recourir à la rébellion armée dans le but d’obtenir son
droit à l’autodétermination.
1.3. – La politique d’islamisation et la rébellion armée du Soudan du Sud
Le Soudan devient un État souverain le 1er janvier 1956114. Cette année marque
également le début de la première guerre civile dans le pays 115. En effet, les premières
années de son accession à la souveraineté internationale se caractérisent par une
instabilité politique. En raison des problématiques liées à la gestion du Sud, les militaires
prennent le pouvoir deux ans après l’indépendance. Le général Ibrahim Abboud instaure
un régime militaire de 1958 à 1964. Il mène une répression brutale au Sud et s’emploie à
détruire tout ce qui fait la particularité de la région, c’est-à-dire, sa culture, sa religion et
sa langue116. Il conduit une politique d’islamisation et d’arabisation qui impose l’Islam
aux écoles du Sud, réprime et expulse les missionnaires chrétiens 117. En conséquence, les
relations entre le Nord et le Sud se détériorent dramatiquement. Les contestations et les
réactions brutales de Khartoum poussent plusieurs leaders politiques du Sud à prendre le
maquis ou à partir en exil. Plusieurs d’entre eux se retrouvent à Brazzaville où ils créent
en 1962 la Sudan African Closed Districts National Union (SACDNU) qui devient en
1963, Sudan African National Union (SANU)118. En 1963, les exilés décident de la
création d’un mouvement rebelle du Sud et proposent les deux noms suivants : Southern
Sudan Liberation Army (SSLA) et Azania Liberation Army (ALA). Après des
discussions, ils décident d’adopter l’appellation “Anya-Nya”, un nom issu du mot Mahdi,
Inyi-nya ou Anya-nya qui signifie le poison mortel d’un serpent rare de la région 119. Le
113
Douglas H. Johnson, supra note 45 aux pp 124-125.
Mandour El Mahdi, supra note 32 à la p 151.
115
Jacques Monnot, supra note 2 à la p 22 et suivant.
116
Lam Akol, supra note 33 à la p 75.
117 Scopas S. Poggo, supra note 37 aux pp 91-111.
118 Jacques Monnot, supra note 2 à la p 25.
119 Lam Akol, supra note 33 à la p 81. Voir également Robert O. Collins, supra note 67 à la p 80.
114
21
groupe s’organise en guérilleros et s’engage dans des offensives armées contre le
gouvernement de Khartoum. Il avait en général un large soutien au sein de la population
civile120. En revanche, Khartoum conduit des opérations punitives qui se caractérisent par
des massacres, des détentions arbitraires, des tortures en Equatoria, au Bahr Al-Ghazal,
dans le Haut-Nil, à Juba, à Wau et à Malakal121. L’objectif recherché par la SANU était
l’autodétermination de la région du Sud 122. Pour ce faire, elle mène à travers le groupe
Anya-Nya une des guerres civiles intestines les plus longues et les plus dévastatrices de
l’Afrique du XXe siècle. Tel que mentionné au paravant, cette guerre est la conséquence
de violences structurelles historiques se caractérisant par une marginalité au fondement
racial, ethnique, religieux, culturel, économique et politique qui remontent depuis le
régime turco-égyptien du Soudan de 1821123.
Pendant que Khartoum était en conflit avec le Sud, en mai 1969, Jaafar
Muhammad Nimeiri prend le pouvoir à Khartoum à la suite d’un coup d’État. La guerre
civile menée par Anya-Nya contre Khartoum se poursuit encore quelques années et se
termine en 1972 par les Accords d'Addis-Abeba qui offrent une autonomie politique aux
provinces du Sud124. Ces Accords, adoptés essentiellement dans le but de mettre fin à la
guerre, n’étaient toutefois pas à l’avantage du Sud, puisqu’ils ne prévoyaient pas
d’autonomie économique pour la région 125. À partir de 1973, Nimeiri intervient
régulièrement dans les élections régionales du Sud, notamment dans les décisions se
rapportant à la désignation du président du Haut Conseil Exécutif (HCE). Il sème des
divisions dans le Commandement Militaire du Sud en jouant sur les complaintes des
populations de l’Équatoria du fait que les Dinka seraient trop nombreux dans
l’administration régionale. Il encourage ainsi Lagu (un général Equatorien) à demander à
l’Assemblée régionale la subdivision du Sud en trois régions, l’Equatoria, le Haut-Nil et
le Bahr al-Ghazal. Mais l’Assemblée refuse au motif que cela serait contraire à la Loi sur
l’autonomie gouvernementale et à la Constitution 126. Le 15 juillet 1976, après avoir
échappé à un coup d’État qu’il a considéré comme fomenté par la Libye de Kadhafi, le
120
Bona Malwal, supra note 44 à la p 32.
Scopas S. Poggo, supra note 37 aux pp 64-89.
122
Douglas H. Johnson, supra note 95 à la p 31.
123
Scopas S. Poggo, supra note 37 à la p 1.
124 Zygmunt L. Ostrowski, supra note 107 aux pp 14-15.
125 Bona Malwal, supra note 44 à la p 114.
126 Ann Mosely Lesch, supra note 109 à la p 50.
121
22
régime marxiste d’Éthiopie et Moscou, Nimeiri signe une alliance militaire avec l’Égypte
et l’Arabie Saoudite127. Il amorce en 1980 une politique nationale d’islamisation qui se
caractérise par l’unification sous le droit islamique des juridictions de droit civil et de
celles appliquant la Sharia128. En outre, par l’Ordre Républicain no 1 du 5 juin 1983, il
abroge les Accords d’Addis-Abeba et dissout le gouvernement régional du Sud 129. Cela
entraine la rupture des dix années de paix dans les relations Nord-Sud. De plus, la
question de l’union du Soudan avec le monde arabo-musulman a toujours été un sujet de
préoccupation pour le Sud en raison de sa particularité historique, culturelle et religieuse.
En septembre 1983, avec le soutien des Frères musulmans d’Égypte, le président fait
adopter des Lois qui imposent la Sharia au Soudan (Les Lois de septembre), et procède
formellement à la subdivision du Sud en trois régions toutes dépourvues des pouvoirs
conférés par les Accords d'Addis-Abeba130. Il adopte des codes commercial et pénal qui
consacrent les règles élaborées par le comité du guide spirituel Cheikh el-Tourabi chargé
de la réforme du droit. Le droit pénal en particulier punissait, selon les Hudud131, les
infractions comme le meurtre, le vol, la consommation d’alcool, l’adultère, la
prostitution132. La subdivision du Sud par Nimeiri s’expliquait aussi, en partie, par la
découverte du pétrole au Sud, notamment près de Bentiu, vers le milieu des années
1970133. Le régime prenait ainsi des mesures pour ne pas partager avec la région ni le
pouvoir ni les ressources du pays, dont en particulier le pétrole 134. Cette politique sera
une des raisons de conflits avec les Sud-Soudanais qui considéraient que les exploitations
pétrolières faites dans leur région ne profitaient qu'au Nord et que Khartoum ne leur
127
Jacques Monnot, supra note 2 1994 à la p 36.
Ann Mosely Lesch, supra note 109 à la p 55.
129 Robert O. Collins, supra note 67 à la p 139.
130
Douglas H. Johnson, supra note 95 aux pp 56-57.
131 Les Hudud (pluriel de Hadd) sont des infractions du droit islamique qui sont considérées comme des crimes contre
Allah dont les punitions sont prévues dans le Coran et les Sunna. Les tribunaux islamiques n’auraient aucun pouvoir
discrétionnaire quant aux peines applicables à ces crimes. Ces crimes portent sur la fornication punie par 100 coups de
fouet; l’adultère punie par la mort par lapidation; le vol puni par la coupure de la main; la consommation d’alcool punie
par 80 coups de fouet; le meurtre volontaire ou involontaire et les blessures corporelles punies selon le principe « œil
pour œil, dent pour dent » ou par la compensation; le banditisme de grand chemin puni soit par l’amputation ou par
l’exécution. Voir sur ces points, Etim E. Okon, « Hudud Punishments in Islamic Criminal Law », (2014) 10:14
European Scientific Journal 227.
132
Ann Mosely Lesch, supra note 109 à la p 55.
133 Elke Grawert and Christine Andrä, Oil Investment and Conflict in Upper Nile State, South Sudan, Bonn
International center for Conversion, Brief no 48, 2013 à la p 17.
134 Bona Malwal, supra note 44 à la p 114.
128
23
garantissait pas le droit au développement comme prévu par les accords d'AddisAbeba135.
En réaction au manque de volonté de prendre en compte les préoccupations du
Sud et, particulièrement, la mise en œuvre par Khartoum d’une politique d’islamisation
du Soudan, des mutineries successives éclatent au Sud. La mutinerie de Bor du 16 mai
1983 marque le début de la deuxième guerre civile 136. En raison de leur opposition à leur
transfert au Nord, la garnison constituée essentiellement d’anciens rebelles Anya-Nya est
sévèrement réprimée par l’armée soudanaise. Plusieurs des mutins s’enfuient en Éthiopie
où ils s’établissent à Itang, Bonga et Dimma. Ils s’organisent par la suite en un groupe
rebelle dénommé Anya-Nya II. Ce groupe se joint plus tard à d’autres déserteurs des
Forces armées soudanaises pour créer le Mouvement/l’Armée populaire de libération du
Soudan (M/APLS)137 dont l'objectif est l'édification d'un Nouveau Soudan, c’est-à-dire,
un État démocratique et pluraliste qui tient compte de la diversité culturelle, religieuse et
des disparités socio-économiques au Soudan 138. Cette deuxième guerre civile est conduite
sous le leadership du Colonel John Garang 139. Cet officier de l’armée soudanaise, était
présent à Bor et préparait de façon sous-terraine la révolte du 18 août en célébration de la
mutinerie de Torit de 1955140. Au lieu de négocier avec le Sud, Nimeiri entreprend la
stratégie du diviser pour régner. Il soutient des groupes armés locaux du Sud pour qu’ils
affrontent les soldats de l’APLS. Par exemple, à l’Ouest du Bahr al-Ghazal, le
gouvernement soudanais arme des groupes d’autodéfense des communautés Ferti, Arabes
Baggara de Rizeiga et de Misseriya du Sud du Darfour et de Kordofan qui seront
reconnus plus tard pour leur brutalité à l’égard des populations civiles 141. L’APLS inflige
des défaites régulières à l’armée soudanaise et aux groupes armés qui lui sont alliés. En
représailles, l’armée soudanaise s’en prend aux populations du Sud. C’est ainsi que par
exemple, en mai et en octobre 1983, des populations, respectivement, de la région de
Waat et de Bentiu dans la province du Haut-Nil sont prises pour cibles par des soldats de
l’armée soudanaise. Il en résulte la mort d’un nombre important de civils, parmi lesquels
135
Lam Akol, supra note 33 aux pp 168-177.
Øystein H. Rolandsen et M. W. Daly, supra note 41 à la p 105.
137
Douglas H. Johnson, supra note 45 à la p 141.
138
Francis M. Deng, supra note 2 aux pp 12-13.
139 Zygmunt L. Ostrowski, supra note 107 à la p 20.
140 Øystein H. Rolandsen et M. W. Daly, supra note 41 à la p 106.
141 Ibid.
136
24
des femmes et des enfants 142. En outre, en plus des conflits intenses, la famine causée par
des facteurs naturels et son utilisation par Khartoum comme arme de guerre, engendre
une véritable catastrophe humanitaire au Soudan 143. Face à la particularité des massacres
commis contre les populations du Soudan du Sud à travers la politique d’islamisation
forcée adoptée par Khartoum, Jacques Mannot soutient que ces actes relèvent du crime de
génocide144. Les conflits au Soudan du Sud auront ainsi des conséquences désastreuses
sur les populations civiles. Elles seront non seulement en proie aux représailles
meurtrières de Khartoum en raison de leur lien supposé avec l’APLS, mais en outre, le
mouvement rebelle utilisera les communautés locales les unes contre les autres en
fonction de ses stratégies. Ce contexte nébuleux engendrera de fortes divisions à la fois
au sein des populations du Sud et parmi les leaders du M/APLS
1.4. – Les divisions au sein des populations et parmi les leaders du M/APLS
Dans la guerre de l’APLS contre Khartoum, Rolandsen et Daly soutiennent que durant la
période 1984-1988, les stratégies d’expansion du groupe s’organisaient en trois niveaux
d’opération. Il s’infiltrait dans une localité et recrutait les populations locales qu’il
envoyait en Éthiopie pour être formées. Après leur formation, les recrues revenaient pour
prendre le contrôle des postes gouvernementaux de leur localité. En dernier lieu, un
nombre important de recrues était réquisitionné pour prendre possession des grandes
villes. Ainsi, le MPLS réussit en 1985 à s’établir au-delà du Sud dans les régions du
Haut-Nil et du Bahr al-Ghazal. Le mouvement s’étend à Boma, à l’Est vers la frontière de
l’Éthiopie et dans les Monts Nouba du Kordofan145. L’approche du mouvement consistait
à mobiliser les chefs traditionnels et les communautés locales à participer à ses
opérations146. En 1985, le régime Nimeiri est renversé par un régime parlementaire
coalisé par les partis du Umma, du Democratic Union Party (DUP) et de la National
Islamique Front (NIF), et dirigé par le Premier ministre Sadiq al-Mahdi. Chacun de ces
partis demeurait attaché, dans une certaine mesure, à l’idée d’une Constitution islamique
142
Jacques Monnot, supra note 2 à la p 45.
Francis M. Deng, supra note 2 à la p 13.
144 Jacques Mannot, Le génocide du Sud-Soudan, Paris, L’Harmattan, 1999.
145 Øystein H. Rolandsen et M. W. Daly, supra note 41 à la p 106.
146 Ibid aux pp 108-109.
143
25
et refusait de discuter avec le MPLS sur la proposition d’un Nouveau Soudan 147. Dans ce
contexte de conflit généralisé, à partir du début de l’année 1986, la guerre civile n’était
plus seulement une affaire Nord-Sud, ni une affaire Musulman-Chrétien, ni encore moins
une affaire Arabo-Africaine148. En effet, le commerce des esclaves du XIXe siècle, les
migrations économiques des populations du Sud vers le Nord pour éviter la famine et la
guerre civile, ont contribué à brouiller les anciens clivages 149. Ceux-ci s’estompaient pour
donner lieu à plusieurs poches d’antagonismes au Soudan. L’APLS combattait dans
différentes régions voisines du Sud en recrutant au sein des populations locales. Ces
stratégies entrainaient une militarisation des communautés locales et, ce faisant,
engendraient de profondes divisions au sein des populations 150. Pendant ces périodes, des
divergences apparaissent au sein du leadership du MPLS quant à sa vision du groupe.
Dans le contexte de tension sur l’islamisation du Soudan, une faction islamique
radicale prend le pouvoir le 30 juin 1989, avec à sa tête le général Omar Hassan Ahmed
al-Bashir. Il adopte une politique religieuse qui influence fortement les différentes
composantes de la société soudanaise, allant même jusqu’à créer des divisions au Sud et
en particulier sein du MPLS151. Ce faisant, la guerre civile au Soudan qui est souvent
présentée comme une opposition Nord-Sud, intègre une autre dimension : il s’agit de la
présence de rivalités et de conflits internes réguliers à l’APLS qui entraîneront la mort de
milliers de personnes parmi les Sud-Soudanais152. Au sein du mouvement rebelle, des
jeunes Anya-Nya comme John Garang, Kerubino Salva Kiir Mayardit, William Nyuon
Bany et Kerubino Kuanyin Bol qui étaient présents à la mutinerie de Torit (MPLS-Torit)
soutiennent le projet de la création du “Nouveau Soudan” fondé sur un gouvernement
unique, tandis que les anciens Anya-Nya comme Samuel Gai Tut et Akwot Atem,
défendent une vision sécessionniste du Soudan du Sud153. Dans les années 1987-1988,
Kerubino Kuanyin Bol essaye d’obtenir l’aide du régime Mengistu pour renverser John
Garang, mais c’est lui-même qui est finalement arrêté et emprisonné par l’APLS 154. En
147
Douglas H. Johnson, supra note 45 à la p 143.
Ibid à la p 142.
149 M. W. Daly, supra note 54 à la p 2.
150
Øystein H. Rolandsen et M. W. Daly, supra note 41 à la p 115.
151
Francis M. Deng, supra note 2 à la p 13.
152 Scopas S. Poggo, supra note 37 à la p 1. Voir également, Robert O. Collins, supra note 67 à la p 250.
153 Douglas H. Johnson, supra note 45 à la p 142.
154 Douglas H. Johnson, supra note 95 à la p 92.
148
26
1991, l’autorité de John Garang sur le M/APLS est considérablement contestée à Nasir
vers la frontière de l’Éthiopie par les commandants Riek Machar, Lam Akol et Gordon
Kong Chuol. La faction de Nasir (MPLS-Nasir) déclare être en faveur de l’indépendance
du Sud au lieu d’une réforme du Soudan 155. Pour ce faire, elle considère que l’APLS
devrait faire sécession du Soudan et laisser le NIF créer un État musulman homogène au
Nord156. De ce fait, Akol entreprend de persuader Machar, le commandant de la garnison
de Nasir, de renverser Garang afin de poursuivre la vision indépendantiste du
mouvement. Dans la “Déclaration de Nasir” du 8 août 1991, la faction soutient avoir
démis Garang de ses fonctions en raison de sa position anti-sécessionniste, sa gestion
autocratique du M/APLS, sa mise en prison des officiers qui s’opposent à lui, et son
recrutement de jeunes dans les rangs de l’APLS 157. Le factionnalisme s’intensifie encore
davantage quand Riek Machar s’engage aux côtés des Nuer (sa communauté ethnique
d’origine) dans une guerre civile visant à prendre le contrôle de la région occidentale des
champs pétrolifères du Haut-Nil158. Soutenu par des groupes d’autodéfence de la
communauté Nuer connus sous le nom de l’“Armée Blanche” (White Army), Machar
mène des attaques à Bor et à Kongor qui font un nombre important de victimes et plus de
100 000 réfugiés 159. Ces combats vont entraîner l’un des pires conflits violents entre
populations civiles suivant des lignes ethniques160. En effet, sur le fond des rivalités intercommunautaires historiques, les Dinka de Bor dans le Jonglei, particulièrement visés par
les violences à caractère ethnique, font l’objet de massacres qui s’élèvent à plus de 5 000
morts en un seul jour161. Cependant, si ces conflits – connus comme des violences SudSud de la deuxième guerre civile (1983-2005) – ont été présentés comme opposant
principalement les Dinka et les Nuer, il faut aussi noter qu’en plus de l’opposition de ces
deux groupes, les conflits ont également eu lieu entre différentes milices de la
communauté Nuer 162. Devant ces tensions, John Garang entame des tractations dans le
but de mettre fin aux dissidences. À l’issue des négociations, le MPLS-Torit et le MPLS155
Øystein H. Rolandsen et M. W. Daly, supra note 41 à la p 120.
Ann Mosely Lesch, supra note 109 à la p 157.
157 Ibid à la p 157. Voir aussi, Øystein H. Rolandsen et M. W. Daly, supra note 41 à la p 121.
158 Douglas H. Johnson, supra note 45 à la p 145.
159
Øystein H. Rolandsen et M. W. Daly, supra note 41 à la p 122.
160
International Crisis Group, supra note 3 à la p 5.
161 Bona Malwal, supra note 44 à la p 159.
162 Ingrid Marie Breidlid et Michael J. Arensen, Anyone who can carry a gun can go: The Role of White Army in the
current conflict in South Sudan, Peace Research Institute Oslo (PRIO), 2014 à la p 3.
156
27
Nasir se réconcilient, toutefois sans que des excuses sérieuses ne soient formulées à
l’endroit de la communauté Dinka de Bor décimée 163. Comme le souligne Douglas H.
Johnson, la volonté de mettre fin aux divisions au sein du MPLS suivait un modèle
similaire à la plupart des mouvements de libération africains. Le leadership à la tête du
mouvement repose le plus souvent sur la force militaire que sur la cohésion entre les
membres. Les dissensions sont supprimées sans qu’on apporte des solutions aux causes
profondes des antagonismes164. La question de la domination des Dinka, particulièrement
ceux de Jonglei, a été avancée comme une des causes des divisions au sein du MPLS 165.
Mais, Rolandsen et Daly relativisent en soulignant que la mobilisation ethnique n’est que
la résultante des contestations essentiellement politiques qui existaient au sein du
M/APLS166. Dans ce contexte, la vision unitaire et pluraliste du Soudan s’érodait
davantage quand des groupes rebelles émergeaient au Sud dans les régions non arabes du
Nouba, du Darfour, du Kordofan du Sud et du Nil Bleu pour contester l’autorité du
gouvernement de Khartoum167. Ces rivalités s’ajoutaient aux divisions déjà existantes au
sein du MPLS et des populations pour complexifier davantage les conflits au Soudan. La
stratégie de Khartoum – héritée de l’administration coloniale – consistant à diviser le Sud
pour pouvoir le vaincre va entraîner la région dans des conflits internes qui feront environ
2.5 millions de morts 168.
Le MPLS commence à s’unifier à partir de 1994 lorsque Garang et Machar
signent un accord de courte durée à Washington en 1993169. Mais c’est surtout à partir de
1996 que John Garang réussit à unir le M/APLS sous son leadership. Il entame durant la
saison sèche des offensives contre les troupes de Khartoum. En janvier 1997, la 13ème
division de l’APLS lance l’opération Black Fox et prend les postes de Kurmuk, Qaissan
et bien d’autres dans la région sud du Nil Bleu. Le gouvernement mobilise des troupes
qui réussissent dans un premier temps à reprendre Kurmuk, Meban et Chali. Mais elles
163
Bona Malwal, supra note 44 à la p 160.
Douglas H. Johnson, supra note 95 à la p 91.
165 Øystein H. Rolandsen et M. W. Daly, supra note 41 aux pp 124-125.
166 Ibid à la p 124.
167
Francis M. Deng, supra note 2 à la p 13.
168
Andrew S. Natsios, Lords of the Tribes: The Roots of the Conflict in South Sudan, Foreign Affairs, July 9, 2015,
disponible en ligne sur <https://www.foreignaffairs.com/articles/sudan/2015-07-09/lords-tribes>, consulté le 19
novembre 2018.
169 Ann Mosely Lesch, supra note 109 aux pp 163-166.
164
28
sont ensuite sévèrement battues par l’APLS qui décime environ 2000 soldats du Nord170.
Les conflits infligent des défaites successives à Khartoum qui l’obligent à envisager des
négociations de paix avec le M/APLS.
1.5. – Les négociations pour la paix et la signature de l’AGP
Une des questions épineuses entre Khartoum et la région du Sud demeurait l’application
du droit islamique au Soudan. Devant le coût très élevé d’assimiler le Sud par la force, le
Revolutionary Command Council (RCC) de Bashir et le M/APLS entreprennent de se
rencontrer pour discuter de la politique de Khartoum en matière religieuse et culturelle
ainsi que des préoccupations notamment économiques du Sud. Des rencontres sont
organisées à Addis-Abeba en août 1989, puis à Nairobi en décembre 1989. Au sortir de la
deuxième rencontre, bien que les parties étaient en désaccord sur le plan de l’application
du droit islamique, elles conviennent de poursuivre les discutions. La deuxième rencontre
présidée par l’ex-Président américain Jimmy Carter a eu lieu à Nairobi en décembre
1989. Le gouvernement soudanais soumet, en prélude à une Conférence constitutionnelle,
un plan de paix reposant sur un système étatique fédéral dans lequel les régions nonmusulmanes pourraient être exemptées de certains aspects du Hudud171. Mais Akol, le
négociateur du M/APLS soutient plutôt l’annulation de la Charia, la restauration des
libertés publiques et la formation d’un gouvernement d’unité nationale 172.
Après plusieurs rencontres à Abuja au Nigeria qui aboutissent à un échec,
l’Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD) 173 engage des
consultations de paix entre les parties à partir de 1993. Ces négociations trainent jusqu’en
2001 quand suite aux attentats du 11 septembre, l’administration Bush décide de les
soutenir en vue d’aboutir à la paix au Soudan 174. Le soutien des États-Unis à John Garang
à partir de 2002 pour unifier les différentes tribus du Sud a été une des raisons qui ont
poussé Khartoum à la table des négociations 175. Les tractations entre le gouvernement de
Khartoum et le M/APLS se sont tenues dans plusieurs villes du Kenya et se sont conclues
170
Robert O. Collins, supra note 67 aux pp 245-260.
Ann Mosely Lesch, supra note 109, 1998 aux pp 170-171.
172
Ibid à la p 171.
173
Il s’agissait en son temps de l’Autorité intergouvernementale sur la sécheresse et le développement (IGADD) créée
en 1986 et devenue en 1996 l’Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD).
174 Douglas H. Johnson, supra note 45 aux pp 145-146.
175 Andrew S. Natsios, supra note 168.
171
29
par la signature, entre les parties, de Six protocoles qui forment l'Accord global de paix
(AGP), le 9 janvier 2005. Ces protocoles portent successivement sur le Cadre général des
principes directeurs de Machakos du 20 juillet 2002; l’Accord sur les questions
sécuritaires du 25 septembre 2003; l’Accord sur le partage des richesses du 7 janvier
2004; le Protocole sur le partage du pouvoir du 26 mai 2004; le Protocole sur la
résolution des conflits dans les États de Kordofan du Sud/des Monts Nouba et du Nile
Bleu du 26 mai 2004; et enfin, le Protocole sur la résolution des conflits dans la zone
contestée des régions Nord et du Sud d'Abyei du 26 mai 2004176. L'Accord prévoit aussi
une autonomie accrue aux régions du Sud pendant une période de six mois à l'issue de
laquelle un référendum d'autodétermination serait organisé 177. L’AGP est signé
cependant dans un contexte de divisions accrues au Soudan du Sud. Il intervient au
moment où des douzaines de milices tribales sont financées et armées par Khartoum pour
attaquer l’APLS178.
Lorsque la période intérimaire instaurée par l’AGP a commencé le 9 juillet 2005,
elle visait deux objectifs : il s’agissait, dans un premier temps, de mettre fin à la longue
guerre civile entre le Nord et le Sud, et dans un second temps, à travers l’inclusion du
droit à l’autodétermination, de pousser le gouvernement du Soudan (GoS) à engager des
réformes démocratiques en vue de l’émergence du “Nouveau Soudan” fondé sur la
diversité culturelle et politique179. Ainsi, durant cette période, l’AGP enjoignait le GoS et
l’APLS à « rendre l’unité attractive » au Soudan180. Ce faisant, la politique adoptée par le
parti au pouvoir au Soudan, la National Congress Parti (NCP) consistait à reporter toute
discussion sur les modalités pratiques de la sécession à l’après-référendum181. En outre,
l’AGP n’avait pas prévu de mécanismes de reddition des comptes, ni de réparation des
des violations graves des droits de la personne subies par les populations du Sud tout au
long des années de guerre civile. En raison de ce silence, il a cautionné une amnistie de
fait par rapport aux nombreux crimes commis et, du même coup, fait le lit à un climat
d’impunité qui s’installera progressivement dans la région 182. Dans ce contexte, quelques
176
Voir AGP, supra note 1.
Ibid à la p 8, notamment au para 2.5.
178
Andrew S. Natsios, supra note 168.
179
Amir Idris, supra note 88 aux pp 5-6.
180 Voir AGP, supra note 1 le chapeau à la p xii.
181 Øystein H. Rolandsen et M. W. Daly, supra note 41 à la p 115.
182 Noha Ibrahim, « Post CPA: Restructuring and Enhancing the Sudanese Judiciary as a Means of Preserving Peace »,
177
30
semaines après avoir prêté serment en vertu de l’AGP en tant que tout premier VicePrésident du Soudan et Chef du gouvernement autonome du Soudan du Sud (GoSS), John
Garang trouve la mort lorsque l’hélicoptère qui le transportait s’écrase le 30 juillet
2005183. Sa mort met fin à la tendance au sein de l’APLS en faveur de l’unité du Soudan
puisque le nouveau leader Salva Kiir et d’autres leaders politiques du Sud étaient plutôt
en faveur de l’indépendance184. Après la mort de Garang, Salva Kiir entreprend de
résoudre les divisions au sein de l’APLS et d’intégrer plusieurs services de sécurité ainsi
que la Sudan Defence Forces (SSDF) – composé de milliers de combattants Nuer – dans
l’APLS pour constituer une “grande tente”, c’est-à-dire, un corps unifié en préparation du
référendum d’autodétermination à venir 185. Il a continué les années suivantes à incorporer
d’autres groupes armés dans l’APLS à travers une “politique d’amnistie”186. Ainsi, dans
la Déclaration de Juba de janvier 2006, Salva Kiir octroie l’amnistie à tous les groupes
armés pour leurs activités liées aux conflits, en contrepartie de leur engagement et loyauté
envers l’APLS187. Mais ces mesures n’ont jamais pu réussir à intégrer ces milices dans
l’APLS et à assurer leur subordination à la hiérarchie militaire, en dépit du soutien
militaire technique des États-Unies et de la Grande Bretagne188. De plus, la chute du prix
du pétrole de 50% en 2014 a engendré des réductions de budgets et des suppressions
d’emplois qui entameront davantage les loyautés au sein de l’APLS189.
La période intérimaire sera, ce faisant, caractérisée par de grandes tensions. En
particulier, à la frontière entre les deux Soudan, à Abyei notamment, les populations
étaient partagées entre les deux parties. Les Dinka Ngok étaient en majorité en faveur du
rattachement de la région au Soudan du Sud, alors que les populations nomades
Misseriya étaient pour le Soudan 190. Ces situations nécessitèrent une force d’interposition
des Nations Unies en attendant une solution politique191. En 2008, des conflits éclatent
(2007) 40:4 Verfassung und Recht in Übersee / Law and Politics in Africa, Asia and LatinAmerica 471 à la p 492.
183 Matthew LeRiche et Mathieu Arnold, South Sudan: From Revolution to Independence, London, Hurst & Company,
2012 à la p 162.
184 Lovise Aalen, « Making Unity Unattractive: The Conflicting Aims of Sudan's Comprehensive Peace Agreement »,
(2013) 15:2 Civil Wars 173 à la p 183.
185 International Crisis Group, supra note 3 à la p 6.
186 Ibid.
187 Lesley Anne Warner, « The Disintegration of the Military Integration Process in South Sudan (2006–2013) »,
(2016) 5(1):1 Stability: International Journal of Security & Development 1 à la p 1.
188
Andrew S. Natsios, supra note 168.
189 Ibid.
190 Øystein H. Rolandsen et M. W. Daly, supra note 41 à la p 152.
191 Ibid.
31
entre les forces armées soudanaises (SAF), l’APLS, les soldats de l’Unité d’intégration
conjointe (UIC) des deux Soudan et les milices locales192. Après la cessation des
hostilités à la suite d’un accord, les deux parties acceptent comme « final et contraignant
» le rapport de la Commission sur la frontière Abyei, selon les recommandations du
Protocole d’Abyei193. Mais il est dénoncé par le NCP. Les deux parties soumettent
l’affaire à la Cour permanente d’arbitrage et s’engagent à accepter sa décision qui allait
être rendue en 2009. Toutefois, les membres du SAF s’opposent au processus de
démarcation194. Les 20-21 mai 2011, ils envahissent Abyei, causent la mort de plus 100
personnes et entraînent un déplacement de population estimé à 100 000195. Au mois de
juin, des conflits éclatent dans les Monts Nouba sans que les soldats de l’APLS et les
forces étrangères ne s’impliquent pour ne pas mettre en péril le processus
d’indépendance196. Au mois de septembre, des conflits éclatent à propos du statut futur
des anciens soldats de l’APLS dans le Nil Bleu. Les affrontements dans la ville de
Damazin se dégénèrent en une véritable guerre qui mobilisa les sections locales de
l’APLS de Kordofan du Sud, du Nil Bleu, connues sous la dénomination de l’APLS du
Nord, et entrainèrent plus de 200 000 personnes dans des camps de réfugiés 197.
Au regard des tensions liées à la mise en œuvre de l’AGP, on peut déduire que la
période intérimaire a été une véritable occasion manquée pour opérer une transformation
politique substantielle du Soudan. Au lieu de saisir l’opportunité pour opérer des
réformes structurelles profondes au sein de l’État, le GoS a opté pour une continuité de la
gouvernance répressive héritée de la colonisation. Mais il faut comprendre que les
lacunes de l’accord s’expliquent par les conditions dans lesquelles il a été adopté. Il
n’était ni le résultat d’une volonté délibérée des acteurs, ni l’aboutissement d’une victoire
militaire d’une partie sur une autre, mais plutôt le produit d’un ensemble de variables : la
fatigue de la guerre, l’équilibre incertaine des forces entre les parties, les capacités de
négociation et le cadre de médiation accompagnant le processus198. Le grand défi de
192
Ibid aux pp 146-147.
Ibid. Voire aussi AGP, supra note 1 au para 5.3 à la p 68.
194 Douglas H. Johnson, supra note 45, à la p 164.
195
Paul F. Harley et Ronald Bland (éds)., South Sudan: Challenges and Opportunities for Africa’s New Nation, New
York, Nova Science Publishers, Inc., 2012 aux pp 6-7.
196 Øystein H. Rolandsen et M. W. Daly, supra note 41 à la p 152.
197 Ibid.
198 Ibid à la p 139.
193
32
l’AGP demeurait toutefois de répondre aux causes profondes des conflits au Soudan pour
éviter qu’il soit violé comme les accords du passé. Ces causes qui sont principalement
structurelles se rapportent à l’extrême centralisation du pouvoir entre les mains d’une
minorité, la marginalisation et l’exclusion des régions rurales du Soudan dans la
gouvernance du pays, le non-respect des accords de paix et l’instrumentalisation de la
religion et de l’ethnicité à ses fins politiques199. Pour répondre à ces facteurs structurels,
les mécanismes adoptés par l’AGP étaient en eux-mêmes source de conflits. Par exemple,
en procédant au partage des pouvoirs et des richesses entre les parties signataires de
l’accord tout en excluant les populations du Darfour, du Kordofan du Sud, d’Abyei et du
Nil Bleu, des négociations de paix, l’AGP compromettait en même temps, l’unité, la paix
durable et la démocratie au Soudan 200. En effet, ces régions exclues partageaient les
mêmes revendications politiques que le Soudan du Sud en voie de sécession201. Ce
faisant, même si l’AGP a réussi à mettre fin à la longue guerre civile Nord-Sud, il a
échoué d’apporter des solutions appropriées aux défis structurels du Soudan postcolonial
qui portaient sur une racialisation de l’État au Nord et une ethnicisation des communautés
locales du Sud202. En outre, l’AGP a privilégié une approche de paix libérale au lieu de
chercher à apporter des réponses adéquates aux violences structurelles historiques dont
les régions rurales ont fait l’objet depuis la période coloniale 203. Ces facteurs
expliqueront, en grande partie, les tensions au Soudan du Sud. Avant l’indépendance de
la région, plusieurs factions importantes avaient des plans pour renverser Salva Kiir
qu’ils considéraient comme n’étant pas compétent pour diriger la région, et surtout, pour
gérer les millions de dollars de revenus du pétrole qui entraient dans les caisses de la
région204.
À la fin de la période intérimaire de six ans, selon les termes de l’AGP, le Soudan
du Sud organise du 9 au 15 janvier 2011 un référendum d’autodétermination pour
demander l’avis de sa population si elle confirme l’unité du Soudan ou préfère la
199
Luka Biong Deng, « The Sudan Comprehensive Peace Agreement: Will It Be Sustained », (2005) 7:3 Civil War 244
à la p 245.
200 Lovise Aalen, supra note 184 à la p 174.
201 Amir Idris, supra note 88 à la p 7.
202
Ibid.
203
Voir Rapport de la Commission d’Enquête de l’Union Africaine sur le Soudan du Sud, 15 octobre 2014, disponible
en ligne sur <http://www.peaceau.org/uploads/ceuass.rapport.final.pdf> à la p 21, [RCEUASS], consulté le 2 novembre
2018.
204 Andrew S. Natsios, supra note 168.
33
sécession de la région 205. Les populations du Soudan du Sud votent à 98,83% en faveur
de leur séparation du Nord, donnant ainsi à la région l’accès à la souveraineté
internationale en tant qu’État indépendant le 9 juillet 2011206. Cette séparation du Nord
donnait l’espoir que le Soudan du Sud connaitrait finalement la paix et la stabilité après
près d’un demi-siècle de guerre civile avec le Nord. Mais en même temps, l’accession de
la région au statut d’État en dépit des nombreux défis structurels dus aux années de
marginalisations notamment politiques, économiques et socio-culturelles, poussait à se
demander si le pays disposait des capacités institutionnelles nécessaires pour assurer la
sécurité de sa population et la protection des droits de la personne les plus fondamentaux.
En outre, la séparation du Soudan du Sud du Soudan du Nord, était-elle la solution pour
que la région retrouve finalement la paix? Deux années après s’être séparé de
“l’oppresseur”, le Soudan du Sud ne connaîtra pas pour autant la paix et la stabilité. Les
tensions internes suscitées par de nombreux défis structurels, politiques et sociaux
internes au pays le feront basculer dans la guerre civile. Le contexte socio-politique des
conflits dans le nouvel État indépendant est étroitement lié à l’histoire conflictuelle de la
région depuis les périodes coloniales. Il convient de présenter ses principaux éléments
structurants.
2.– Le contexte socio-politique des conflits au Soudan du Sud indépendant
Le contexte socio-politique des conflits au Soudan du Sud indépendant se définit par la
continuation des tensions politiques au sein de l’APLS, des griefs historiques intercommunautaires remontant à la période coloniale et exacerbées par les régimes politiques
successifs du Soudan. L’accession de la région à l’indépendance sans que l’on apporte au
préalable des solutions adéquates à ces tensions, en particulier aux divisions
interethniques qui en ont résulté, a contribué à créer des conditions favorables aux
conflits 207. Dans ces conditions, les crises politiques et militaires longtemps existantes au
sein du M/APLS se sont prolongées pendant les deux premières années et ont culminées
avec le déclenchement des affrontements armés à partir de décembre 2013. Ainsi, la mise
L’AGP, supra note 1 à la p 4 au para 2.5.
Voir sur ce point Le Monde Afrique, « Sud-Soudan : les résultats officiels donnent 98,83% de “oui” à la sécession »,
en ligne sur <http://www.lemonde.fr/afrique/article/2011/02/07/sud-soudan-les-resultats-officiels-donnent-98-83-deoui-a-la-secession_1476563_3212.html>, visité le 24 mars 2018. Voir la reconnaissance de l’indépendance par les
Nations Unies dans la Résolution S/RES/1996, adoptée par le Conseil de sécurité à sa 6576e séance, le 8 juillet 2011.
207 Human Rights Watch, South Sudan’s New War: Abuses by Government and Opposition Forces, 2014 à la p 16.
205
206
34
en œuvre d’un modèle de la justice transitionnelle effectif dans le pays nécessite de
mettre en lumière les facteurs structurels et socio-ethniques qui ont rendu possibles ces
conflits. Il s’agit de l’absence d’une unité politique et des structures étatiques garant de la
sécurité des biens et des personnes (2.1); de la situation économique et financière
catastrophique du pays (2.2.); de l’évolution des tensions politiques vers des
affrontements armés, puis vers la guerre civile (2.3); et finalement, de la commission
d’atrocités de masse dans le pays (2.4).
2.1. – L’absence d’unité politique et de structures étatiques garantes de la
sécurité
Comme nous l’avons montré précédemment, les régimes coloniaux qui se sont succédé
au Soudan du Sud ont fortement contribué à transformer les structures normatives et les
liens communautaires du pays 208. En outre, l’approche de l’administration coloniale
britannique consistant à ne pas investir économiquement dans la région, a maintenu les
populations locales dans un état de sous-développement permanent209. En plus de cet
héritage colonial, les années de guerre civile, et particulièrement celles de 1955-1972, ont
participé à la destruction des institutions de développement 210 – qui pouvaient servir de
fondement à la construction d’un État stable. Dans ces conditions, la mort de John
Garang quelques temps après la signature de l’AGP s’est présenté comme une perte
majeure qui a significativement compromis l’unité politique du Soudan du Sud 211. Avec
la mort du leader, les tensions politiques qui existaient depuis longtemps au sein du
M/APLS remontent à la surface entre les principaux leaders du mouvement, à savoir,
Salva Kiir, Riek Machar, et un groupe de leaders proches de Garang 212. En outre,
l’incapacité du GoSS à faire des réformes qui transforment le mouvement de guérilla
qu’est le M/APLS en un parti politique, exacerbe les tensions et les rivalités au sein du
groupe213.
208
Cherry Leonardi, « Violence, Sacrifice and Chiefship in Central Equatoria, Southern Sudan », (2007) 77:4 Africa
535.
209 Douglas H. Johnson, supra note 95 aux pp 16-19.
210 B. Yongo-Bure, supra note 111 à la p 65.
211
Amir Idris, supra note 88 à la p 6.
212
Øystein H. Rolandsen et M. W. Daly, supra note 41 à la p 154.
213 United Nations Development Programme, Business Case Assessment for Accelerating Development Investments in
Famine Response and Prevention: Case Study South Sudan, UNDP, 2017, disponible en ligne sur <https://www.urbanresponse.org/system/files/content/resource/files/main/UNDP_FamineStudy_SouthSudan_2017.pdf>, consulté le 28
35
Les crises apparaissent lorsque le M/APLS devait élire son président qui serait
presqu’automatiquement son candidat aux élections présidentielles qui se tiendraient en
2015. Dans ce contexte de paralysie du Bureau Politique du Conseil de Libération
Nationale (CLN), Riek Machar soutient que Salva Kiir ne devrait pas se présenter aux
élections présidentielles, mais plutôt prendre sa retraite après avoir assuré l’intérim à la
tête du M/APLS à la suite de la mort de Garang. Salva Kiir et ses soutiens ne
l’entendaient pas de cette oreille et comptaient bien représenter le mouvement aux
élections 214. En outre, en raison des incertitudes de la période intérimaire relatives à la
reprise probable des conflits avec le GoS, Salva Kiir n’a pas pu réformer l’APLS en une
véritable armée professionnelle215. De plus, après la Déclaration de Juba de 2006, bien
qu’il existât un projet de réforme du M/APLS et d’adoption d’une garde présidentielle
multiethnique, Salva Kiir n’a point soutenu le projet pour des raisons de sécurité 216. Il
choisît ses propres gardes de sécurité et de même firent les leaders Riek Machar et
Paulino Matip217. Ainsi, après l’accession de la région à la souveraineté internationale, de
nombreux défis se présentaient au jeune État. Le projet d’élaboration d’une Constitution
permanente donnait lieu à de nombreuses tensions politiques, des groupes armés variés
continuaient à défier l’autorité gouvernementale, la situation économique du pays était
préoccupante218.
Compte tenu de ces conditions, le GoSS ne détenait pas le monopole de la
violence légitime. La militarisation du Soudan du Sud allait de pair avec l’insécurité à
l’intérieur du pays. Dans une région où le seul lien qui unissait les groupes ethniques
divers était leur opposition commune à la colonisation et à l’oppression du Nord, les
rivalités entre ces groupes allaient vite commencer à remonter à la surface après
l’indépendance219. Des conflits interethniques se produisaient dans plusieurs localités du
pays. Ces conflits résultant de griefs historiques et de traumatismes dus à la longue guerre
janvier 2019 à la p 9. International crisis Group, Politics and Transition in the New South Sudan, Africa Report No 172,
4 avril 2011 aux pp 12-13.
214 Ibid à la p 155.
215 Douglas H. Johnson, supra note 45 aux pp 173-174.
216 Hilde F. Johnson, South Sudan The Untold Story: From Independence to Civil War, London, New York, I.B. Tauris,
2016 à la p 228.
217
Ibid.
218 Matthew LeRiche et Mathieu Arnold, supra note 183 à la p 141.
219 Jok Maduk Jok, Diversity, Unity, and Nation-Building in South Sudan, Special Report, n° 287, Washington DC,
United States Institute of Peace, 2011.
36
civile, des rebellions armées de milices reposant sur les communautés ethniques, ont
sérieusement déstabilisé le pays 220. De plus, alors que les Sud-Soudanais espéraient qu’en
raison de la paix ainsi que des revenus du pétrole, le GoSS leur fournirait des services de
bases, les déceptions se transformeront en complainte. Le GoSS était critiqué pour la
corruption, le tribalisme, le népotisme à tous les niveaux du gouvernement, les retards de
payement des salaires dans la fonction publique, les attitudes prédatrices des forces de
sécurité221. Le fait que Salva Kiir était occupé à résoudre les tensions politiques au sein
du M/APLS, a eu des répercussions sur la construction de l’identité nationale, de
structures étatiques solides et de l’économie du Soudan du Sud 222. Avant le début de la
guerre civile, un haut fonctionnaire du MPLS soulignait les éléments précurseurs des
conflits en ces termes :
Ainsi, il existe cette situation [d’insécurité] provenant des faiblesses au sein de l’APLS et
de la prolifération d’armes] et vous avez aussi des institutions très faibles, la police,
l’armée, le judiciaire. Il existe tant de cas que l’on ne voit pas ; les communautés voient
des criminels circuler en toute liberté, elles décident de s’arroger la loi, voilà où nous en
sommes. Je vous dis cela parce que dans toutes ces régions, la communauté internationale
collabore étroitement avec le gouvernement ; ils savent exactement où se trouvent les
faiblesses, les problèmes. Ils ont investi certains lieux et ont abandonné d’autres, arguant
que ce n’était pas leur responsabilité. Mais nous l’avons vue venir [la crise]223.
Le Soudan du Sud se présentait dès lors comme un “État fragile”. Ce concept se
réfère aux États qui conjuguent des impératifs de développement dans le système
économique contemporain caractérisé par la globalisation avec une situation de conflit
important à même de constituer une menace à la sécurité internationale 224. Le concept
d’“État fragile” peut être assimilé au concept voisin d’“État failli” ou “défaillant” (failed
state). Ce dernier renvoie non pas « à une simple “faillite” financière mais à un “échec”
(failure en anglais) étatique plus massif qui s’apparente […] à un véritable effondrement
(collapse) »225. Toutefois, au-delà de l’ambiguïté intrinsèque à ces concepts, ils ne
peuvent rendre compte de toute la complexité de la situation du Soudan du Sud. En effet,
dans son opinion séparée du RCEUASS, Mahmood Mamdani soulignait que « [t]o think
220
Human Rights Watch, supra note 207 à la p 16.
International crisis Group, supra note 3 aux pp 1-13.
222
Matthew LeRiche et Mathieu Arnold, supra note 183 aux pp 146-147.
223
RCEUASS, supra note 203 au para 55.
224 Jean-Denis Mouton, « “État fragile”, une notion de droit international? », (2012) Civitas Europas No 28, 5 à la p 7.
225 François Gaulme, « « États faillis », « États fragiles » : concepts jumelés d'une nouvelle réflexion mondiale »,
(2011) Politique étrangère No 1, 17 à la p 19.
221
37
of South Sudan as a failed state is to overlook the simple fact that the very political
foundation for the existence of a state – a political compact – has yet to be forged, either
within the elite or between the communities that comprise South Sudan »226. Cet état de
défaillance accrue du Soudan du Sud bien avant même qu’il ne devienne juridiquement
un État a été décrite par des commentateurs comme caractéristique d’une “pre-failed
state”227. Dans ces conditions, certains analystes prédisaient même la future
désintégration du pays 228. C’est dire combien le Soudan du Sud était caractérisé par une
situation institutionnelle désastreuse qui posait avec acuité la question de la construction
étatique. Dans cette perspective, l’ex-Représentant du Secrétaire général des Nations
Unies au Soudan du Sud, Hilde Johnson, soutenait que le Soudan du Sud est un “pays
sans État”. Elle précisait que du fait de la diversité des communautés ethniques et surtout
de leur méconnaissance du mode d’organisation étatique, la construction de l’État et de la
nation demeure problématique. En outre, elle soulignait que contrairement à d’autres
pays africains qui ont hérité des institutions postcoloniales fonctionnelles après leur
indépendance, le Soudan du Sud se trouve gouverné par des administrations militaires
opérant sur la base de la corruption et du népotisme 229. Par ailleurs, ces situations se
déroulent dans un contexte économique et financier très précaire qu’il convient de
présenter.
2.2. – La situation économique “kleptocratique”
Bien que le Soudan du Sud soit très riche en ressources naturelles, en bonne pluviométrie,
en forêts, en terres fertiles et en eau, ceux-ci ont été longtemps sous-exploités en raison
des décennies de conflits et du manque d’investissements dans des projets socioéconomiques et de développement 230. Avec la signature de l’AGP, il a été convenu que
2% des revenus du pétrole seraient alloués aux régions ou États producteurs 231. Après le
paiement de ces régions ou États, 50% des revenus nets iraient au GoSS et les 50%
226
Mahmood Mamdani, African Union Commission of Inquiry on South Sudan: A Separate Opinion, 2014, disponible
en ligne sur <http://www.peaceau.org/uploads/auciss.separate.opinion.pdf> au para 93, consulté le 2 novembre 2018.
227 Voir en particulier Mehari Taddele Maru, « Potential Causes and Consequences of South Sudan becoming a ‘Failed
State’ », dans Marauhn Thilo et Elliesie Hatem (éds.), Legal Transformation in Northern Africa and South Sudan, The
Netherlands, Eleven International Publishing, 2015 à la p 171.
228
Center for Strategic and International Studies (CSIS), « Negotiating Sudan’s North-South Future », CSIS,
Washington, DC, 2010, cité par Jok Maduk Jok, supra note 219 à la p 2.
229 Hilde F. Johnson, supra note 216 à la p 16.
230 United Nations Development Programme, supra note 213 à la p 4.
231 AGP, supra note 1 Article 5.5.
38
restant iraient au GoS à partir du début de la Période Pré-Intérimaire232. En outre, 50%
des revenus non pétroliers collectés au Soudan du Sud devaient aussi revenir au GoSS
pour faire face aux coûts du développement durant la Période Intérimaire 233. Avant le
début des conflits, 98% des revenus gouvernementaux provenaient de la production du
pétrole234. Cependant, malgré les revenus liés à l’exploitation du pétrole, la plupart des
dispositions de l’AGP n’ont pas été respectées ni par le GoS, ni par les compagnies
pétrolières et ni par le GoSS lui-même235. Néanmoins, alors que selon Salva Kiir, les
revenus annuels du pétrole qui entraient dans les caisses de l’État s’élevaient en moyenne
à un milliard de dollars US236, selon un haut-responsable de la MINUSS, ils s’élevaient à
3,6 milliards de dollars US237. La réception de ces fonds importants semblait présager un
futur meilleur pour le jeune État. Mais la mauvaise gestion de l’argent du pétrole va
plutôt contribuer à précipiter le pays dans le gouffre.
Dans son allocution le jour de l’indépendance du Soudan du Sud, le Président
Salva Kiir concédait que le plus grand défi de la période de l’AGP était la corruption
généralisée des agents publics238. Selon Hilde Johnson, la corruption au sein de l’APLS
n’est pas une chose nouvelle. Elle a pris racine pendant les années de guerre civile quand
le mouvement devait trouver ses propres moyens pour se financer239. Après la signature
de l’AGP, faire partir de l’APLS était particulièrement lucratif. Les administrations
dirigées par les anciens rebelles étaient vues par les populations comme des institutions
d’enrichissement personnel des officiers 240. La corruption dans le pays atteignait des
proportions impressionnantes. En 2006, Transparence international classait le Soudan
cinquième parmi les pays les plus corrompus du monde et le deuxième en Afrique241. En
2012, alors que les observateurs externes se demandaient pourquoi le Soudan du Sud
demeurait toujours si pauvre malgré les milliards de dollars qu’il recevait des revenus du
232
Ibid Article 5.6.
Ibid Article 7.3.
234 International Crisis Group, supra note 3 à la p 15.
235 Elke Grawert and Christine Andrä, supra note 133 à la p 22.
236 Leben Nelson Moro, Still Waiting for the Bonanza: The Oil Business in South Sudan after 2005, South African
Institute of International Affairs, Occasional Papers, No156, 2003 à la p 8.
237 Bereketeab Redie, « Les défis de la construction de l'État au Sud-Soudan », (2013) 2:246 Afrique Contemporaine 35
à la p 46.
238
Leben Nelson Moro, supra note 236 à la p 8.
239
Hilde F. Johnson, supra note 216 à la p 229.
240 Leben Nelson Moro, supra note 236 à la p 8.
241
Transparency International, Corruption Perception Index 2006, disponible en ligne sur
<https://www.transparency.org/files/content/pressrelease/CPI_2006_presskit_eng.pd>, consulté le 9 février 2019.
233
39
pétrole, une réponse, on ne peut plus claire, venait du Président Salva Kiir lui-même.
Dans une lettre envoyée à 75 officiels de l’État, il demandait à ce qu’ils remboursent
quatre milliards de dollars US volés et déposés dans des banques étrangères 242. Il
s’insurgeait contre le mode de gouvernance kleptocratique adopté par les anciens
libérateurs du Soudan du Sud en ces termes : « [w]e fought for freedom, justice, and
equlity. Many of our friends died to achieve these objectives. When we got to power, we
forgot what we fought for and began to enrich ourselves at the expense of our people » 243.
Le Rapport du département d’État des Etats-Unis de 2012 confirmait cela lorsqu’il
soulignait que « [c]orruption was endemic in all branches of government and was
compounded by poor record keeping, lax accounting procedures, absence of procurement
laws, and the pending status of corrective legislation »244. Dans ces conditions, il n’est
pas étonnant que l’indice du développement humain (IDH) du pays à ce jour soit de
l’ordre de 0,388 soit parmi les plus faibles au monde, avec une espérance de vie de 57,3
ans245. De la population du Soudan du Sud qui était estimée en 2008 à 8,26 millions
d’habitants, 50,6 % vivaient en dessous du seuil de la pauvreté (1,25 $US/jour) dont 24,4
% de la population urbaine et 55,4 % de la population rurale 246. Seulement 55% de la
population avait accès à l’eau potable247. La mortalité infantile très élevée était de l’ordre
de 102 sur 1000 naissances248. Le taux d’analphabétisme était de 84% chez les femmes et
70% chez les hommes 249.
The Globe and Mail, « South Sudan’s $4-billion query answered: Oil revenue stolen by corrupt officials », 5 juin
2012, disponible en ligne sur <https://www.theglobeandmail.com/news/world/worldview/south-sudans-4-billion-queryanswered-oil-revenue-stolen-by-corrupt-officials/article4231805/>, consulté le 9 février 2019.
243 Cité par Leben Nelson Moro, supra note 236 à la p 5.
244 United States Department of State, Bureau of Democracy, Human Rights and Labor Country Reports on Human
Rights Practices for 2012, South Sudan 2012 Human Rights Report, <https://acjr.org.za/resource-centre/us-departmentof-state-human-rights-report-south-sudan-2012>, consulté le 9 février 2019.
245 Human Development Report, Human Development Indicators, South Sudan, disponible en ligne sur
<http://hdr.undp.org/en/countries/profiles/SSD>, consulté le 9 février 2019.
246 Southern Sudan Commission for Census, Statistic and Evaluation (SSCCSE), Poverty in Southern Sudan: Estimates
from
NBHS
2009,
Juba,
SSCCSE,
2010,
disponible
en
ligne
sur
<https://www.yumpu.com/xx/document/read/37070927/poverty-in-southern-sudan-estimates-from-the-nbhs-2009>,
consulté le 9 février 2019. Voir aussi Leben Nelson Moro, supra note 236 à la p 9.
247 Southern Sudan Commission for Census, Statistic and Evaluation (SSCCSE), National Baseline Household Survey
2009, Juba, SSCCSE, 2009. Leben Nelson Moro, supra note 236 à la p 9.
248
Southern Sudan Commission for Census, Statistic and Evaluation (SSCCSE), Sudan Household Heath Survey
Report, South Sudan, 2006, Juba, SSCCSE, 2007. Leben Nelson Moro, supra note 236 à la p 9.
249 UN Women, Country Programme Ducument 2011-2013, Juba, UN Women, 2011 à la p 3. Leben Nelson Moro,
supra note 236 à la p 9.
242
40
Dans ces conditions de corruption et de grande pauvreté, la dépendance du pays
principalement du pétrole le mettait dans une situation financière vulnérable 250. Quelques
temps plus tard, le GoSS a commencé à se plaindre que le gouvernement d’unité
nationale (GoNU) et la Commission nationale du pétrole ne lui fournissaient pas les
chiffres et les documents associés à la production du pétrole. Il se mit alors à suspecter le
GoS de ne pas être honnête sur la quantité exacte du pétrole produit 251. Ces remontrances
contribuent à accroître les tensions entre les deux parties. En son temps, le Ministre
fédéral de l’énergie et des mines du Soudan, Ali Ahmed Osman, soulignait que le Soudan
du Sud a besoin de coopération avec le Nord plus que le Nord, puisque les infrastructures
et les ressources humaines nécessaires pour le traitement et l’exportation du produit se
trouvent au Nord252. Il prédisait en outre que même si la production totale de pétrole par
le Soudan s’élevait à 470 000 barils par jour, au nombre desquels seulement 115 000
étaient produits au Nord, d’ici l’année 2012, la production du Nord atteindrait les 325 000
barils par jour253. Ceci montrait à quel point l’économie pétrolière des deux pays était
dépendante l’une de l’autre et était potentiellement source de conflit. Entre temps, le
GoSS est allé jusqu’à refuser le partage du pétrole de moitié prévu par l’AGP et exigea à
ce qu’il paye seulement le Nord pour l’utilisation de ses infrastructures pétrolières.
Khartoum accepta l’idée, mais refusa le prix de moins d’un dollar par baril et proposa en
lieu et place le prix de trente-six dollars par baril254. Cela entraina les violents conflits
précédemment évoqués qui ont eu lieu à Abyei en mai 2011 255. Dans ce contexte, la
décision du GoSS de 2012 de ne plus exporter le pétrole vers le Soudan va entraîner le
pays dans un manque à gagner considérable 256. Pour faire face à la situation, des plans
alternatifs ont été étudiés. C’est le cas par exemple de la pose de la première pierre le 15
novembre 2012 pour la construction de la raffinerie de Thiangrial dans le Haut-Nil qui
devait s’achever dans les dix mois qui suivent; en mars 2013, la signature d’accord entre
le GoSS et les gouvernements de l’Éthiopie et de Djibouti pour le transport du brut
jusqu’à Douraleh au Djibouti, et du projet de la construction des pipelines jusqu’aux ports
250
International Crisis Group, supra note 3 à la p 16.
Elke Grawert and Christine Andrä, supra note 133 à la p 22.
252
Leben Nelson Moro, supra note 236 à la p 11.
253
Ibid.
254 Ibid.
255 Paul F. Harley et Ronald Bland (éds)., supra note 195 aux pp 6-7.
256 International Crisis Group, supra note 3 à la p 16.
251
41
de Djibouti et du Kenya257. Les prêts contractés par le GoSS dans des conditions non
transparentes et l’ouverture des pipelines pétroliers en 2013 ne permettront pas un regain
de stabilité financière pour le jeune État 258. L’arrêt des productions pétrolières donne un
coup dur à l’économie exsangue du pays. Ainsi, alors que de source non officielle, la
Banque Mondiale présageait un effondrement de l’économie dans les mois qui suivraient,
le pays s’en sort plutôt avec une forte inflation et la chute de la valeur de la monnaie
locale face au dollar américain 259. Pour ne pas être en défaut de payement, le GoSS
adopte une politique d’austérité économique. Il procède à des coupures dans les dépenses
publiques et augmente les taxes. C’est surtout la réduction de 50% des allocations de
logements et la suppression des indemnités liées à des emplois spécifiques à partir de
juillet 2012 qui frappa de plein fouet les travailleurs du secteur public 260. Cela entraina
des grèves dans les administrations publiques notamment dans les hôpitaux par exemple à
Wau et au Bahr el Ghazal Occidental 261. Ces conditions de pauvreté et de vulnérabilité
importantes des populations créent des terreaux fertiles aux conflits 262. La volonté de
l’élite politico-militaire de contrôler les richesses du jeune État donne lieu à des rivalités
politiques au sein du M/APLS qui se transformeront progressivement en affrontements
armés, puis en guerre civile.
2.3. – L’évolution de la crise : des tensions politiques à la guerre civile
Les divisions politiques longtemps présentes au sein du M/APLS et amplifiées après la
mort de John Garang, se sont accrues dans le jeune État. Riek Machar qui est un Nuer de
l’État de l’Unité avait exprimé son ambition présidentielle depuis 2008, puis l’a proclamé
publiquement au mois de juillet 2013 263. Suivant cette annonce, le président Salva Kiir,
qui est un Dinka de l’État de Warrap, l’a démis de ses fonctions de vice-président avec
l’ensemble du personnel de son cabinet264. Le remaniement a été perçu par les citoyens
sud-soudanais et par de nombreux analystes comme une réforme positive qui permettrait
257
Leben Nelson Moro, supra note 236 à la p 18.
International Crisis Group, supra note 3 à la p 16.
259 Leben Nelson Moro, supra note 236 à la p 14.
260 Ibid.
261
Ibid.
262
Voir par exemple Frances Stewart (ed.), Horizontal Inequalities and Conflict: Understanding Group Violence in
Multiethnic Societies, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2016.
263 Human Rights Watch, supra note 207 à la p 16.
264 Ibid à la p 16.
258
42
d’économiser les ressources afin de les affecter aux services et aux infrastructures 265. Les
tensions politiques entre les deux leaders se sont particulièrement accrues lorsque le CLN
devait se réunir pour discuter des modalités d’élection aux postes de responsabilité 266.
Depuis sa création en 1983, le MPLS n’a pourtant jamais pu établir un processus
démocratique de choix de ses leaders 267. Le 6 décembre 2013, Riek Machar organise une
conférence de presse au cours de laquelle il accuse Salva Kiir d’avoir une attitude
dictatoriale et de prendre de façon unilatérale les décisions sur la gestion des affaires de
l’État268. Dans une réponse du 8 décembre, le nouveau vice-président du MPLS et viceprésident du Soudan du Sud, James Wani Igga, lui répond que ces accusations sont
inexactes et l’appelle à éviter toute rébellion 269. Plus tard, dans son discours sur la
question, Salva Kiir compare les tensions politiques au sein du gouvernement à la crise
au sein du M/APLS en 1991 lors de laquelle Riek Machar fit une tentative de coup qui
entraina la division du mouvement270. Le factionnalisme au sein du M/APLS s’était
poursuivi jusqu’en 2001, donnant lieu à des violences inter-communautaires qui firent de
nombreuses victimes au Soudan du Sud271. C’est dans cette même ligne que les tensions
politiques et les divisions subséquentes au sein du M/APLS vont entraîner le pays dans
une guerre civile dévastatrice de 2013 à 2018. Il convient de présenter l’état des
violences.
2.4. – La cartographie des violences commises durant la guerre civile
Les atrocités qui ont été commises durant la guerre civile au Soudan du Sud sont si
nombreuses et éparpillées sur l’ensemble des dix États (voir la carte ci-bas) qui
composaient le Soudan du Sud que nous ne pouvons les présenter toutes de façon
exhaustive dans cette thèse. Nous allons ce faisant exposer seulement les violences les
plus documentées qui sont principalement de deux natures. Il y a, d’une part, les
violences qui sont purement politiques car elles sont liées soit aux deux principaux
265
South Sudan Human Rights Commission (SSHRC), Interim Report on South Sudan Internal Conflict: December 15,
2013
–
March
15,
2014,
disponible
en
ligne
sur
<https://www.sudantribune.com/IMG/pdf/rreport_on_conflicts_in_south_sudan.pdf> à la p 2, consulté le 7 novembre
2018.
266 Human Rights Watch, supra note 207 à la p 16.
267
International Crisis Group, supra note 3 à la p 4.
268
Rapport du Secrétaire général sur le Soudan du Sud, supra note 4 à la p 1.
269 Ibid.
270 Human Rights Watch, supra note 207 à la p 17.
271 Voir par exemple Øystein H. Rolandsen et M. W. Daly, supra note 41 aux pp 120-132.
43
leaders politiques que sont Salva Kiir et Riek Machar ou soit à d’autres groupes luttant
pour des motifs politiques. D’autre part, il y a les conflits inter-communautaires qui ne
sont pas fondamentalement politiques mais qui sont très souvent instrumentalisés par les
politiciens. Dans une présentation qui ne peut être que partielle, nous mettrons
particulièrement l’accent sur le caractère collectif et interethnique des affrontements.
Cela nous aidera à mieux comprendre l’ampleur et la nature des violations commises
dans les conflits. Pour ce faire, nous allons présenter successivement les atrocités
perpétrées dans les États de l’Équatoria (2.4.1), dans l’État du Jonglei (2.4.2), dans l’État
de l’Unité (2.4.3) et dans l’État du Haut-Nil (2.4.4).
2.4.1. – Les violences commises dans les États de l’Équatoria
Le 15 décembre 2013 dans la soirée, après une réunion du CLN à Juba dans l’Équatoria
centrale, des affrontements armés ont eu lieu entre les soldats Dinka et Nuer de la garde
présidentielle dite de la “division Tigre” pour le contrôle du dépôt de munitions du
44
quartier général de l’armée à Giyada 272. Le lendemain, les conflits se sont déplacés dans
la caserne de l’APLS de Bilpam et dans son armoirie située à New Site. Les partisans de
Salva Kiir ont vaincu ceux de Riek Machar et les a ensuite pourchassés dans les quartiers
environnants de la ville273. Dans les quartiers de Gudele, New Site, Khor William,
Munuki 107, Mangaten, Eden, Lologo et Mia Saba, les soldats Dinka ont recherché les
civils Nuer dans les résidences pour les tuer274. Les soldats Dinka et autres forces de
sécurité gouvernementales ont ainsi ciblés les civils suivant leur appartenance
ethnique275. Les hommes Nuer particulièrement visés ont été tués massivement, faits
l’objet de détentions arbitraires, de traitements inhumains et de tortures 276. Ils étaient
identifiés par les scarifications du visage ou par la langue. Si la personne interrogée
parlait la langue Nuer ou était incapable de répondre dans la langue Dinka, elle était
exécutée277. Dans certains cas, les soldats Dinka identifiaient les familles Nuer après
avoir discuté avec les Dinka des quartiers 278. Des témoins ont souligné que les Nuer
étaient parfois sommés de sortir de leur résidence en laissant les femmes à l’intérieur.
Ceux qui résistaient étaient tués et ceux qui sortaient étaient liés ensemble par leurs
vêtements. Ils devaient ensuite lever les mains en signe d’abandon et marcher pendant
que des membres de la communauté Dinka les insultaient 279. Plusieurs Nuer ont été
torturés par les forces de sécurité Dinka en leur demandant des informations sur le lieu où
se cache Riek Machar et en les menaçant sur les ambitions présidentielles de ce
dernier280. Certains auraient été tuées dans les postes de polices, et d’autres auraient
trouvées la mort après avoir été asphyxiées dans des conteneurs 281. Des jeunes de la garde
présidentielle de Salva Kiir connus sous le nom de “Luri Boys” – environ un millier de
berger Dinka recrutés en 2012 et 2013 sans formation militaire appropriée – auraient
272
Human Rights Watch, supra note 207 à la p 23.
United Nations Mission in the Republic of South Sudan (UNMISS), Conflict in South Sudan: A Human Rights
Report,
8
mai
2014,
disponible
en
ligne
sur
<https://unmiss.unmissions.org/sites/default/files/unmiss_conflict_in_south_sudan_-_a_human_rights_report.pdf> à la
p 17, [A Human Rights Report], consulté le 7 novembre 2018.
274 RCEUASS, supra note 203 aux pp 131-132. Voir aussi Human Rights Watch, supra note 207 aux pp 32-42.
275 South Sudan Law Society et United Nations Development Plan, Search for a New Beginning: Perceptions of Truth,
Justice, Reconciliation and Healing in South Sudan, UNDP South Sudan, 2015 à la p 2.
276 Human Rights Watch, supra note 207 aux pp 18, 23 et 26.
277
A Human Rights Report, supra note 273 aux pp 18-19.
278
Ibid à la p 21.
279 Ibid à la p 21.
280 Human Rights Watch, supra note 207 à la p 27.
281 RCEUASS, supra note 203 à la p 132.
273
45
participé aux massacres des civils Nuer 282. Le recrutement de ces jeunes de sa propre
province du Bahr el-Ghazal dès le début de l’indépendance témoignait du fait que Salva
Kiir craignait en permanence un coup d’État 283. Les massacres de Juba ont causé à la
communauté Nuer un traumatisme d’une ampleur telle que plusieurs se sont sentis ciblés
par des opérations de nature génocidaire284.
Dans cette ligne de pensée, dans une conférence de presse du 16 décembre, Salva
Kiir soutient que les conflits de la veille étaient liés à une tentative de coup d’État dirigée
par Riek Machar 285. Machar qui avait fui la capitale déclarait plus tard qu’il n’était pas
impliqué dans les violences, mais annonçait plutôt être le leader d’une opposition armée
qui sera dénommée M/APLS de l’opposition (M/APLS-O)286. Pour Machar, les violences
du 15 décembre n’étaient pas un coup d’État, mais s’expliquaient par le fait que Salva
Kiir et un petit groupe de Dinka de Warrap et de Bahr el Ghazal avaient utilisé les
affrontements comme prétexte pour arrêter leurs rivaux politiques et autoriser la garde
présidentielle, l’APLS, la sécurité nationale et la police à commettre des atrocités contre
les Nuer de Juba287.
Selon le RCEUASS, le nombre de civils Nuer et de soldats tués durant les trois
premiers jours (15-18 décembre) est difficile à quantifier. Il s’élèverait à plus de 600
selon la Commission des droits de l’homme du Soudan du Sud, tandis que les rapports
des communautés exilés allèguent entre 15 000 et 20 000 Nuer tués288. Ce nombre
important de victimes s’expliquerait par le fait que le GoSS n’aurait pas pris les mesures
qu’il faut, ne serait-ce qu’à travers par exemple des déclarations publiques, pour arrêter
les attaques des forces de sécurité contre les populations civiles 289. Dans ce contexte, la
nouvelle des attaques contre les civils Nuer de la capitale se répand rapidement dans les
autres États du Soudan du Sud, entraînant la défection de plusieurs leaders Nuer du
M/APLS pour joindre l’opposition, contribuant, ce faisant, à amorcer la guerre civile
282Human
Rights Watch, supra note 207 à la p 26.
Andrew S. Natsios, supra note 168.
284 Love Calissendorff, Johan Brosché et Ralph Sundberg, « Dehumanization Amidst Massacres: An Examination of
Dinka-Nuer Intergroup Attitudes in South Sudan », (2019) 25:1 Journal of Peace Psychology 37 à la p 39. Voir aussi
John Young, supra note 73 aux pp 27-30.
285
Conseil de sécurité des Nations Unies, supra note 268 à la p 2.
286
International Crisis Group, supra note 3 à la p 1.
287 Ibid.
288 RCEUASS, supra note 203 à la p 131.
289 Human Rights Watch, supra note 207 à la p 28.
283
46
dans le pays 290. Des actes de vengeance des communautés Nuer contre les Dinka ont ainsi
eu lieu dans plusieurs États. Les partisans de Salva Kiir comme ceux de Riek Machar
commettront des actes de pillage et de vengeance ethnique inter-communautaire291. Ainsi,
bien que les conflits étaient à l’origine principalement politiques, l’ethnicité contribuera
largement à envenimer les violences, de sorte que les deux facteurs sont parfois difficiles
à distinguer292. Les conflits se métastasent en oppositions entre différentes factions, et se
fondent sur des motifs divers dont des tensions locales, des griefs inter-communautaires
historiques et des compétitions sur les ressources naturelles du pays 293.
Ainsi, dans les États de l’Équatoria, il n’y a pas qu’un seul conflit, mais plutôt
plusieurs poches de tensions souvent préexistantes et maintenant aggravées par la guerre
se déroulant au niveau national 294. Avec le début de la guerre civile, dans un premier
temps, la pénétration des gardiens de bétails dans l’Équatoria occidentale a entrainé des
tensions avec les agriculteurs locaux. Dans un second temps, la domination des Dinka
dans l’APLS particulièrement après la défection des leaders Nuer du mouvement a
changé les relations entre l’armée et les communautés de l’Équatoria occidentale 295. Par
exemple, dans les régions de Mundri et de Wonduruba, les leaders du M/APLS-O Wesley
Welebi et Kenyi Loruba combattaient non pas en tant que groupe rebelle, mais dans le
but de protéger les gardiens des bétails de leur communauté296. De même, la création du
Revolutionary Movement for National Salvation (REMNASA) en 2015 par Losuba
Ludoru Won’go après sa défection de l’APLS a contribué à amener Juba à considérer les
populations de l’Équatoria occidentale non plus comme des “neutres” mais comme des
“rebelles”297. Les tensions entre les communautés agriculteurs et pasteurs se sont accrues
dans la région lorsque les premiers considéraient que l’APLS soutenait les pasteurs
Dinka. Les conflits n’ont point été cependant d’envergure jusqu’à l’attaque majeure
290
Ibid à la p 23.
Ibid à la p 11.
292 International Crisis Group, supra note 3 à la p 1.
293 United Nations Development Programme, supra note 213 à la p 4.
294
International Crisis Group, South Sudan’s South: Conflict in the Equatorias, Africa Report No 236, 25 mai 2016 à la
p 13.
295 Ibid.
296 Ibid.
297 Ibid.
291
47
opérée par les Arrow Boys – un group ne faisant pas partie du M/APLS-O – sur la ville de
Yambio en septembre 2015 298.
2.4.2. – Les violences commises dans l’État du Jonglei
En raison des attaques contre les Nuer de Juba, le général de la 8e division de l’APLS de
Bor, capitale du Jonglei, Peter Gadet, fait défection avec plusieurs soldats pour se mettre
du côté de l’opposition, et prennent contrôle de la ville 299. Des milliers de jeunes Nuer
prennent les armes pour intégrer une milice communautaire Nuer dénommée l’“Armée
blanche” et se battre du côté du M/APLS-O300. Historiquement, l’“Armée blanche” a
émergé comme une force de combat durant la seconde guerre civile au Soudan (19832005)301. Il est un groupe informel de Nuer dont le rôle traditionnel est de protéger leur
communauté contre le pacage ou le vol de bétail 302. Selon Breidlid et Arensen 303,
l’“Armée blanche” et les jeunes Nuer sont habituellement en relation avec des leaders
spirituels qui jouent un rôle important dans la communauté et dans la culture Nuer. Un de
ces chefs spirituels influents a été Ngunden. Ses prophéties du XIX e siècle influencent
encore considérablement les Nuer qui considèrent que la guerre civile post-décembre
2013 est l’accomplissement d’une de ses prophéties. Ils soulignent que les jeunes
combattants ont recours aux leaders spirituels influents pendant les conflits pour recevoir
des bénédictions et des visions du futur à travers des sacrifices de taureaux. Le leader
spirituel actuel le plus influent serait le prophète Dak Kueth. Il aurait joué un rôle
important durant le conflit entre les Lou Nuer et les Murle de la période postérieure à
l’AGP. Selon des jeunes Lou Nuer, Dak Kueth les aurait protégés durant les combats et
les aurait informés d’attaques avant qu’elles aient lieu304.
Au regard des tueries des Nuer à Juba, l’objectif premier de l’“Armée blanche”
n’était pas de se battre pour les projets politiques de Riek Machar, mais plutôt de venger
298
Ibid.
Conseil de sécurité des Nations Unies, supra note 268 à la p 5.
300 Human Rights Watch, supra note 207 à la p 20.
301 International Crisis Group, South Sudan: Jonglei - “We Have Always Been at War”, Africa Report No 221, 22
décembre 2014 à la p 15.
302 RCEUASS, supra note 203 à la p 166. Nos développements porteront davantage sur ce groupe dans la section
relative à la qualification juridique des actes commis dans les conflits.
303
Ingrid Marie Breidlid et Michael J. Arensen, supra note 162 à la p 7.
304
Le rôle des leaders spirituels dans les conflits armés en Afrique a posé des problèmes juridiques importants
notamment dans le processus de justice post-conflictuelle de la Sierra Leone. Nous analyserons ces questions en ce qui
concerne le Soudan du Sud dans le chapitre 4 relatif à la mise en œuvre de l’approche transformative de la justice
transitionnelle dans ce pays.
299
48
la mort des membres de leurs communautés, d’enlever Salva Kiir du pouvoir, et de
“protéger” les Nuer dans les camps de réfugiés des Nations Unies305. Toutefois, Riek
Machar a déclaré avoir le soutien de Dak Kueth et d’autres leaders spirituels Nuer pour
affermir son pouvoir et s’assurer de la participation des jeunes Nuer à des combats en sa
faveur306. Le 19 décembre, l’“Armée blanche” occupe la ville de Bor et se livre à des
atrocités contre la population civile, indépendamment de leur nationalité, mais en ciblant
principalement les Dinka307. Dans la première semaine de janvier, des combats d’une
intensité jamais connue à Bor ont opposés les soldats gouvernementaux soutenus par
l’Ugandan People’s Defense Force (UPDF). Au mois de février, le Service de l’action
anti-mine des Nations Unies (UNMAS) a découvert dans le Sud de Bor des bombes à
fragmentation utilisées soit par les forces du GoSS ou soit par l’UPDF308. Plus de 2000
personnes en majorité des femmes et des enfants ont été tuées à Bor, certains dans une
église, d’autres sur leurs lits d’hôpital, et des femmes ont été violées 309.
Au-delà de la guerre civile qui a commencé au mois de décembre 2013, le Jonglei
a particulièrement toujours été en guerre. En effet, en raison de la recurrence des conflits,
il semble que cette zone frontalière n’a jamais été concernée par l’AGP. Pendant près de
deux siècles, les principaux groupes du Jonglei à savoir les Dinka, les Nuer et les Murle
ont menés des raids de betails, de femmes et d’enfants, de même que des conflits
politiques310. Ces violences s’expliquent par des griefs historiques non résolus, des actes
de vengeance, la possession de nombreux bétails par l’élite politique et les révoltes contre
le gouvernement en raison des faibles structures d’administration locale 311. Alors que les
raids de bétails se fondent sur les normes sociales liées au besoin des hommes d’en
posséder afin de pouvoir se marier, les conflits inter-communautaires sont nourris par les
compétitions politiques au niveau national et sont soutenus par les politiciens 312. Les
affrontements donnent souvent lieu à des tueries, des enlèvements de femmes et
d’enfants, et à des violences sexuelles 313. Les pratiques de raids réciproques sur les
305
International Crisis Group, supra note 3 à la p 15.
Ingrid Marie Breidlid et Michael J. Arensen, supra note 162 à la p 8.
307 South Sudan Human Rights Commission, supra note 265 à la p 5.
308 Human Rights Watch, supra note 207 à la p 46.
309
South Sudan Human Rights Commission, supra note 265 à la p 5. Voir aussi RCEUASS, supra note 203 à la p 168.
310
International Crisis Group, supra note 3 à la p 4.
311 Ibid à la p 5.
312 Ibid.
313 Ibid.
306
49
femmes et les enfants sont souvent encouragées par des femmes, à travers des chants de
louange et la préparation de repas spéciaux pour les “braves” hommes qui prennent part à
ces opérations, et par l’humiliation de ceux qui n’y participent pas 314. Dans ce contexte,
l’octroi d’armes et de munitions par la police locale et l’APLS à chacune des
communautés ethniques contribue à accroître davantage les violences intercommunautaires315.
2.4.3. – Les violences commises dans l’État de l’Unité
Le 18 décembre, après son retour de Juba, le gouverneur Monytuiel informa les
responsables de la région que plusieurs Nuer avaient été tués, mais appela les Nuer au
calme et à ne pas se venger 316. Le même jour et deux jours durant, les soldats Nuer et des
jeunes ont pillé et brulé la deuxième ville de Rubkona et les combats se déportèrent sur
les sites pétroliers 317. Le 21 décembre, le chef de la 4e division de l’APLS à Bentiu se
rallie au M/APLS-O avec une grande partie des soldats en s’autoproclamant gouverneur
de la région318. Le 10 janvier, l’APLS reprend le contrôle de la ville après de violents
combats 319. Les conflits ont d’abord eu lieu entre les Nuer et les travailleurs Dinka des
champs pétrolifères, et se sont par la suite propagés à travers toute la région 320. Les
combats se sont poursuivis jusqu’à la frontière du Nord. Au Kordofan du Sud, le
commandant Nuer de Jaw, le général brigadier Steven Bol rejoint le M/APLS-O321. Les
soldats Dinka tuent quelques 200 collègues Nuer à Pariang et Jaw322. Les combats se
poursuivent à Yida, à Ajuong, et dans les camps de réfugiés de Thok où les soldats Dinka
éxécutent leurs collègues Nuer et des civils, y compris un humanitaire 323. Des femmes
ont aussi été violées à l’intérieur et à l’extérieur des zones controlées par le
gouvernement. Elles étaient systématiquement violées quand elles sortaient pour aller
chercher de la nourriture, parfois, par des combattants de leur propre communauté,
314
Ibid aux pp 5-6.
Ibid.
316 International Crisis group, supra note 7 à la p 10.
317 Ibid.
318 Conseil de sécurité des Nations Unies, supra note 268 à la p 5.
319
Ibid.
320
International Crisis group, supra note 7 à la p 10.
321 Ibid.
322 Ibid.
323 Ibid aux pp 10-11.
315
50
plusieurs sont tuées, certaines se sont suicidées, et d’autres ont choisi de fuir 324. Les
forces gouvernementales mènent des attaques contre les villes et les villages en les
brûlant, obligeant ainsi les populations à fuir 325. Dans le comté de Leer, la Commission
d’enquête de l’Union Africaine au Soudan du Sud (CEUASS) a entendu des témoignages
de civils tués, de maisons incendiées, de bétails massacrés, de violences sexuelles et de la
tuerie d’enfants et d’adolescents 326. Le M/APLS-O reprend cependant la ville de Bentiu
les 14-15 avril 2014 après avoir attaqué la ville et tué au moins 200 civils qui s’étaient
réfugiés dans une mosquée et à l’hopital, et utilisé la Radio Bentiu pour inciter à des
tueries à caractère ethnique 327. À partir du 17 avril, 236 000 civils s’étaient déplacés dans
l’État de l’Unité et 22 500 civils cherchaient des réfuges dans les camps de protection des
civils (PoC) de l’UNMISS à Bentiu328. Les civils ont fait l’objet de massacres
généralisés, de mauvais traitements, de pillages et de destructions de leurs biens à Bentiu,
à Rubkona et dans les comtés du Sud329. L’intensité des violences dans la ville était telle
qu’elle avait fait dire aux Nations Unies que celles-ci « changeaient le jeu » dans le
conflit au Soudan du Sud330. Au mois de juin 2014, BBC soulignait l’intensité des
atrocités en informant que des jeunes filles ont été sexuellement abusées dans leurs
maisons par des soldats de l’APLS avant d’être brulées vives 331.
2.4.4. – Les violences commises dans l’État du Haut-Nil
L’“Armée Blanche” a attaqué la ville de Malakal, la capitale du Haut-Nil, le 25
décembre332. La ville est prise par le M/APLS-O ce même jour, puis reprise par l’APLS
le 27 décembre, retombée entre les mains du M/APLS-O le 14 janvier et reprise à
nouveau par l’APLS le 20 janvier333. En raison de l’intensité des combats dans la capitale
Malakal, la majeure partie des infrastructures ont été détruites 334. Les soldats des deux
324
International Crisis group, supra note 7 à la p 11.
Human Rights Watch, supra note 207 à la p 57.
326 RCEUASS, supra note 203 à la p 188.
327 Human Rights Watch, supra note 207 à la p 57.
328 A Human Rights Report, supra note 273 à la p 40.
329 Ibid.
330 Cité par Ingrid Marie Breidlid et Michael J. Arensen, supra note 162 à la p 8.
331 British Broadcasting Corporation (BBC), South Sudan conflict: Army 'raped and torched girls', 30 juin 2014,
disponible en ligne sur <https://www.bbc.com/news/world-africa-33326869>, consulté le 19 novembre 2018. Voir
aussi, Andrew S. Natsios, supra note 168.
332 Human Rights Watch, supra note 207 à la p 20.
333 Rapport du Secrétaire général sur le Soudan du Sud, supra note 4 à la p 6.
334 RCEUASS, supra note 203 à la p 203.
325
51
parties ont procédé à des fouilles dans les maisons faisant des détentions arbitraires et
tuant de nombreux civils sur la base de leur appartenance ethnique 335. En plus des
violences entre les Dinka et les Nuer, d’autres communautés ont aussi été ciblées dont les
Shilluk, le troisième groupe ethnique d’importance du pays 336. Les tueries à caractère
ethnique des membres d’autres communautés se faisaient en fonction des alliances
existantes notamment avec les Dinka ou avec les Nuer 337. Dans d’autres localités dont le
comté de Baliet, les populations civiles ont été ciblées et ont fait l’objet de nombreuses
massacres 338. Entre le 30 décembre 2013 et le 3 janvier 2014, les Nations Unies
estimaient que 218 corps ont été enterrés dans un seul cimétière tandis que Human Rights
Watch a été informé par des travailleurs humanitaires locaux qu’ils ont collectés environ
500 corps au début du mois de janvier 339.
Le 14 janvier, les combattants de l’“Armée Blanche” de l’opposition ont procédé
à des portes à portes exigeant de l’argent, de la nourriture, des téléphones portables ou
d’autres biens aux résidents principalement non Nuer, mais incluant quelques Nuer 340.
Plusieurs personnes ont été tuées durant ces opérations de vols 341. Entre le 14 et le 15
janvier, les forces de l’opposition ont forcé les portes de la cathédrale Catholique
Romaine Saint Joseph où 3000 à 4000 personnes s’étaient réfugiées. Ils ont tué les civils
d’orgine ethnique Shilluk et ont pris l’argent des personnes déplacées (IDPs)342. À partir
du 20 janvier et les semaines suivantes, il a été réporté à Human Rights Watch que les
soldats du gouvernement ont arrêté et exécuté plusieurs jeunes hommes Nuer en âge de
combattre343. Selon le rapport de la mission des Nations Unies au Soudan du Sud
(UNMISS), aucun des parties au combat n’a respecté l’inviolabilité des églises. À
l’Église Presbytérienne où plus de 4000 personnes s’étaient réfugiées, les forces de
l’opposition dont l’“Armée Blanche” ont tiré de façon indiscriminée sur la foule, tuant
environ 30 personnes d’origine principalement Shilluk. À l’Église Christ the King, des
témoins ont rapporté qu’un groupe de soldats de l’opposition ont pris des femmes et les
335
Human Rights Watch, supra note 207 à la p 69.
RCEUASS, supra note 203 à la p 203.
337 Andrew S. Natsios, supra note 168.
338 RCEUASS, supra note 203 à la p 204.
339
Human Rights Watch, supra note 207 à la p 70.
340
Ibid.
341 Ibid.
342 A Human Rights Report, supra note 273 à la p 36.
343 Human Rights Watch, supra note 207 à la p 71.
336
52
ont abusés sexuellement. À l’Hôpital d’Enseignement de Malakal où s’étaient réfugiés
environ 3000 personnes, des temoins ont indiqué que les forces de l’opposition sont
entrées dans l’hôpital et ont emporté l’argent, les téléphones des personnes réfugiées et
plusieurs matériels hospitaliers. Selon des informations, les patients Nuer ont été mis à
part et détenus, et les autres ont été autorisés à quitter l’hôpital. Plusieurs des personnes
restées, notamment les membres des communautés Dinka et Shilluk, ont été tuées 344.
Après avoir exposé l’état des violences commises dans les conflits au Soudan du
Sud, il nous semble à présent important d’exposer le contexte normatif sud-soudanais
afin d’explorer les voies et moyens qu’il offre pour réparer les conséquences des
atrocités. Ainsi, étant donné la coexistence de plusieurs foyers normatifs dans le pays,
nous indiquerons que son architecture normative est essentiellement pluraliste. Cette
présentation nous permettra de découvrir les normes qui régissent le pays, en particulier,
leurs conditions d’apparition et leurs caractéristiques propres, et de déterminer dans
quelle mesure elles peuvent être mobilisées pour la mise en œuvre effective de la justice
transitionnelle.
Section II. – Le contexte normatif pluraliste du Soudan du Sud
Le contexte normatif du Soudan du Sud se caractérise tout d’abord par la présence de
normes coutumières locales qui servent d’instruments de premier recours dans la
résolution des différends sociaux. Dans le but de mettre en œuvre une justice
transitionnelle effective dans le pays, il nous semble nécessaire d’étudier comment ces
normes sont apparues dans l’histoire de la région, leur nature propre et les finalités
qu’elles visent. Pour ce faire, nous montrerons dans un premier temps, l’émergence de
ces normes, au moment de la colonisation, au sein des communautés locales et les
modifications substantielles qu’elles ont par la suite progressivement subi durant les
régimes postocoloniaux successifs du Soudan (1). En outre, les conditions historiques du
Soudan du Sud marquées par des politiques de domination culturelle et religieuse,
l’exploitation socioéconomique, ainsi que les longues années de guerres civiles qui en ont
résulté ont contribué à altérer les normes coutumières et à leur attribuer une nature
fondamentalement hybride (2). De plus, en raison de leurs caractéristiques particulières,
344
A Human Rights Report, supra note 273 aux pp 36-37.
53
ces normes entrent en contradiction avec certaines règles du droit étatique formel, en
particulier, les droits de la personne (3). Finalement, l’architecture normative du Soudan
du Sud prend aussi en compte les normes du droit international applicables au jeune État,
plus particulièrement, celles qui régissent les conflits armés et le droit national (4).
1. – L’émergence des normes coutumières du Soudan du Sud
Les sociétés d’Afrique précoloniales étaient régies par des normes fondées sur les
traditions et coutumes des communautés locales345. Ces normes étaient intimément liées à
la croyance animiste et impliquait à la fois des « forces du visible » et des « forces de
l’invisible »346. Il en était ainsi du Soudan du Sud précolonial qui était une région
occupée principalement par les nilotiques Nuer et Dinka, et administrée par des normes
traditionnelles et coutumières étroitement connectées au surnaturel347. Le contact du
Soudan avec la civilisation islamique à la suite de l’invasion du territoire en 1820-1821
par l’administration turco-égyptienne dirigée par Muhammad Ali Pasha 348, entame les
débuts de la mutation des répertoires normatifs de la société soudanaise. Les pratiques
sociales, coutumières et traditionnelles commencent à connaître l’influence de l’Islam. En
effet, en 1881, le régime Mahdiste qui émerge du pays impose l’Islam comme religion
malgré la diversité des tribus et des cultures 349. Toutefois, en dépit de l’adoption de la
sharia par l’administration turco-égyptienne et par les Mahdistes, les régions rurales du
Nord restent régies par des droits coutumiers qui prétendent réfléter les principes de
l’islam alors qu’ils sont essentiellement indigènes 350. Quant aux régions du Soudan du
Sud, elles restent hors du contrôle de ces deux régimes et sont gouvernées par les normes
coutumières fondées sur des principes moraux, éthiques et religieux 351.
L’administration du Soudan par le régime anglo-égyptien à partir de 1896,
constitue un tournant important dans le processus de transformation des normes locales.
Muna Ndulo, « African Customary Law, Customs and Women’s Rights », (2011) 18:1 Indiana Journal of Global
Legal Studies 87 à la p 94.
346 Joseph John-Nambo, « Quelques héritages de la justice coloniale en Afrique noire », (2002) 2:51-52 Droit et société
325 à la p 329.
347 Robert Collins et Richard Herzog, supra note 68 à la p 120.
348 Voir Peter Malcolm Holt, supra note 39 à la p 37.
349
Ibid aux pp 35-37.
350
Francis M. Deng, « Customary Law in the Cross Fire of Sudan’s War of Identies », dans Deborah H. Isser, (éd),
Customary Justice and the Rule of Law in War-Torn Societies, United States Institute of Peace Press, Washington,
D.C., 2011 à la p 287.
351 Ibid.
345
54
Les Britanniques adoptent une approche d’apaisement à l’égard des Musulmans du Nord
en leur permettant d’être régis par une sharia moins rigide352. Ils mettent en œuvre deux
systèmes juridiques à Khartoum. D’une part, il y a la division civile dirigée par un juge
en chef dont les domaines de compétence sont le droit privé portant notamment sur les
contrats, les délits, la propriété et le commerce, et le droit public se référant
essentiellement aux crimes. D’autre part, il y a la division de la sharia dirigée par le
Grand Qadi (juge islamique) qui a compétence sur les affaires relevant du droit de la
famille dont surtout le mariage, le divorce, l’héritage 353. Dans le but de paraître une
autorité bienveillante et de se construire une légitimité parmi les Soudanais,
l’administration coloniale britanniques privilégient le Qanoon al-maheliyya (“le droit de
la localité”) en permettant aux régions rurales d’être régies par les normes traditionnelles
pour autant qu’elles ne soient pas « répugnantes à la justice, à l’equité et à la bonne
conscience »354, autrement dit, au droit européen 355. Cette “clause d’incompatibilité”
considérait comme valides seuls les droits coutumiers conformes « à la justice, à la
moralité ou à l’ordre »356 selon l’entendement britannique. Par ailleurs, malgré sa volonté
d’appliquer le système juridique de la Common Law sur tout le territoire du Soudan, la
Grande Bretagne opte de laisser les droits traditionnels africains se développer “sous
surveillance” au Soudan du Sud 357. Considérant les chefs tribaux et les anciens locaux
comme de concurrents potentiels, le régime colonial cherche à obtenir leur accord en les
intégrant dans le processus d’administration coloniale 358. Il procède à la restauration de
certaines familles dirigeantes et des pouvoirs locaux qui avaient été détruits pendant la
352
Ibid.
Martin Chanock, « The Colonial Path to the Rule of Law, 1898-1956 », dans Mark Fathi Massoud, Law’s Fragile
State: Colonial, Authoritarian, and Humanitarian Legacies in Sudan, Cambridge, New York, Cambridge University
Press, 2013 à la p 57.
354 Richard Robert, « Law, Crime, and Punishment in Colonial Africa », dans John Parker et Richard Reid (éds.), The
Oxford Handbook of Modern African History, Oxford, Oxford University Press, 2013 à la p 173.
355 Leila Chirayath, Caroline Serge et Michael Woolcock, « Customary Law and Policy Reform: Engaging with the
Plurality of Justice Systems », (2006) Background Paper for the World Development Report à la p 9. Une clause
similaire était appliquée par la France, la Belgique, le Portugal. Voir Nagy Rosemary, « Traditional Justice and Legal
Pluralism in Transitional Context: The Case of Rwanda's Gacaca Courts », dans Joanna R. Quinn (éd.),
Reconciliation(s): Transitional Justice in Postconflict Societies, Montreal, McGill-Queen's University Press, 2009 à la
p 89.
356 Mahmood Mamdani, Citoyens et Sujet. L’Afrique contemporaine et l’héritage du colonialisme tardif, Paris,
Khartala, 2004 aux pp 166-167.
357
Mohamed Fadlalla, Customary Laws in the Southern Sudan: Customary Laws of Dinka and Nuer, New York,
Bloomington, iUniverse, Inc, 2009 à la p xiv.
358 Martin Chanock, supra note 353 à la p 68. Voir aussi Peter Woodward, Sudan 1898-1989: The Unstable State,
Boulder, CO: L. Rienner, 1990 à la p 30.
353
55
révolution madhiste et à la nomination de leaders locaux connus sous les noms de sheikhs
(au Nord), de omdas, de sultans ou de chefs (au Sud)359.
En 1900, le régime colonial adopte l’Ordonnance de Justice Civile. Celle-ci
dispose en son article 3 que les affaires civiles portent sur la succession, l’héritage, la
volonté, les legs, les dons, le mariage, le divorce, les relations familiales et le waqf (la
fudicie islamique). La règle soutient également que lorsque les parties en cause sont des
Musulmans, la sharia s’applique sauf si une coutume en décide autrement. Cette Section
semblait ainsi mettre les droits coutumiers et traditionnels au-dessus du droit
islamique360. En 1902, l’adoption de l’Ordonnance des Tribunaux de droit Mahométan
subdivise l’organe judiciaire de la sharia en deux branches dont l’une administrative et
l’autre judiciaire361. L’Ordonnance accorde cependant une grande autonomie au Grand
Qadi de prendre des décisions, sous réserve de l’accord du Gouverneur général colonial,
sur la procédure, la composition et la compétence des Tribunaux de droit Mahométan362.
Au Soudan du Sud, les tribus qui avaient une organisation politique centralisée et
hiérarchisée sont les Zande, les Shiluk et les Anyak 363. Dans les autres tribus nilotiques,
les rois (ou prêtres) ne disposaient pas du monopole de la violence. Bien qu’ils
disposassent parfois d’armées, celles-ci n’étaient pas les seules forces militaires des
royaumes. Plusieurs groupes d’auto-défense y existaient364. Du fait de ces structures
sociales, lorsque l’administration britannique parvient à dégager les vastes marécages qui
séparait le Soudan du Sud du Nord et à pénétrer la région en 1904, elle ne trouve point
chez les Nuer des institutions judiciaires formelles de résolution des différends et
d’exécution des décisions coutumières 365. En effet, leur procédure n’était pas de nature à
359
John Ryle et al., The Sudan Handbook, London, James Currey, 2011 à la p 38.
Albel Rahman Ibrahim ElKhalifa, Development and Future of English Law and Islamic Law in the Sudan, DCL
Thesis, McGill, 1988 la p 192. Voir aussi, Francis M. Deng, supra note 350 à la p 305.
361 Albel Rahman Ibrahim ElKhalifa, supra note 360 à la p 192.
362
Aleu Akechak Jok, Robert A. Leitch et Carrie Vanderwint, « A Study of Customary Law in Contemporary Southern
Sudan », World Vision International and the South Sudan Secretariat of Legal and Constitutional Affairs, 2004 à la p
14.
363 Manuel for Traditional Authorities on Customary Law in South Sudan, UN Women, UNDP, Jannuary 2010 (revised
December
2013)
à
la
p
23,
disponible
en
ligne
sur
<http://www.undp.org/content/dam/southsudan/library/Reports/Manual%20for%20Traditional%20Authorities%20on%
20Customary%20Law%20in%20South%20Sudan%20(1).pdf>, consulté le 2 décembre 2018.
364 Simon Simonse, « Human Rights and Cultural Values in Relief Operations in Wartorn South Sudan », A discussion
paper produced by Lajour Consultancy, Commissioned by Operation Lifeline Sudan, Nairobi, 12 janvier, 1995 à la p 6,
disponible en ligne sur <http://southsudanhumanitarianproject.com/wp-content/uploads/sites/21/formidable/SimonseUnknown-Human-Rights-and-Cultural-Values-in-Relief-Operations-in-Wartorn-South-Sudan.pdf>, consulté le 2
décembre 2018.
365 P. P. Howell, supra note 76 à la p 22.
360
56
prononcer la culpabilité ou l’innocence ou encore à infliger des punitions dissuasives,
mais elle reposait plutôt sur un arbitrage fondé sur des principes d’obligations sociales
sanctionnées par un ordre spirituel 366. Le “droit” Nuer n’était pas organisé comme dans
les sociétés occidentales en tant que « contrainte émanant d’un pouvoir organisé
spécialement à cette fin » 367. Les Nuer s’exprimaient en termes de “droit” appelé cuong et
en termes de “tort” appelé duer qui pouvait conduire au “péché” appelé nueer. Entrait
dans le nueer, le concept de thek qui pouvait être traduit par totem368. En raison de leur
appartenance au lignage ou à la communauté, les Nuer considéraient qu’ils avaient à la
fois des droits et des obligations envers leurs membres. Du fait que la sécurité de chaque
membre et du groupe dépendait du groupe et de ses alliés, les droits individuels étaient
étroitement liés à ceux de la communauté, de sorte que les deux étaient difficilement
séparables 369. Les responsabilités étaient rarement individuelles, mais collective à la
commununauté et les sanctions des torts ou duer étaient conduites à travers la vengence
ou l’usage de la force370, ou encore à travers des sanctions sociales et sprituelles comme
la malédiction prononcée à l’encontre des personnes fautives 371.
De façon similaire, la justice chez les Dinka était fondée sur les concepts de cieng
et de dheng. Le cieng faisait référence à l’idée d’entretenir de bonnes relations
interpersonnelles, en traitant autrui avec bienveillance, générosité, hospitalité et
gentillesse. Par sa conduite, une personne pouvait atteindre le statut de dheng qui signifie
noble, grâce, élégance, charme 372. Le système normatif des Dinka ne faisait pas de
distinction entre le droit, les coutumes et la moral. Les sanctions des violations du cieng
et du dheng reposaient sur la réprobation sociale, la punition divine et des ancêtres plutôt
que sur la force373. De plus, il n’existait pas chez les Dinka ce qu’on pourrait appeler un
droit criminel, mais plutôt des règles coutumières qui portent sur la réparation 374. En
366
Douglas H. Johnson, « Judicial Regulation and Administrative Control: Customary Law and the Nuer, 1898-1954 »,
(1986) 27 Journal of African History 59 à la p 59.
367 Norbert Roulant, Aux confins du droit : anthropologie juridique de la modernité, Paris, Odile Jacob, 1991 à la p
137.
368 Edward Evan Evans-Pritchard, Nuer Religion, Oxford, Clarendon Press, 1956 aux pp 177-180.
369 Simon Simonse, supra note 364 à la p 7.
370 P. P. Howell, supra note 76 à la p 23.
371 Douglas H. Johnson, supra note 366 à la p 59.
372
William Twining, « Francis Deng on Dinka Culture and Human Rights », (2013) 46:2 Verfassung und Recht in
Übersee / Law and Politics in Africa, Asia and Latin America 197 à la p 205.
373 Ibid aux pp 205-206.
374 S. F. Beswick, « Non-Acceptance of Islam in the Southern Sudan: The Case of the Dinka from the Pre-Colonial
Period to Independence (1956) », (1994) 1: 2-3 Northeast African Studies, New Series 19 à la p 25.
57
raison de la similitude entre les normes coutumières Nuer et Dinka qui reposaient sur le
payement de compensation en cas d’homicide par exemple, il était admis que le “droit
Dinka” pouvait être appliqué à la gestion des communautés Nuer 375.
Il y avait deux sortes de clans dans les sociétés nilotiques. Le premier clan était
minoritaire mais occupait une position importante en raison des fonctions religieuses et
spirituelles qu’il accomplissait. Le second clan était majoritaire et était constitué des
guerriers376. Chez les Dinka, la fonction religieuse ou spirituelle était assurée par le clan
des chefs spirituels appelés bany-bith ou les “maîtres de la lance de pêche”377, et les
roturiers, les kic, qui n’occupaient aucune fonction religieuse ou politique 378. La fonction
du maître de la lance était de prier pour la communauté surtout lorsqu’elle va en guerre et
dans les situations de conflit au sein du groupe, de procéder à la médiation entre les
parties. Il était un leader dont les pouvoirs résidaient non pas dans la coercition, mais
plutôt dans la persuasion. Un maître de la lance qui avait d’importants pouvoirs spirituels
avait une grande réputation et était régulièrement consulté 379. Chez les Nuer, le terme
“chefs” qui a été utilisé par les Européens pour désigner le kuaar, peut être aussi traduit
par “prêtre”. Le kuaar twac ou prêtre de la “peau de léopard” ou gwan twac ou
possesseur de la “peau de léopard” ou encore kuaar muon ou prêtre de la terre se référait
aux personnes distinctes des roturiers (dwek) qui étaient investies des fonctions
religieuses ou spirituelles 380. Ces chefs spirituels avaient l’autorité morale et spirituelle
pour contraindre les parties en conflit d’accepter leur solution. Pour ce faire, lorsqu’il y
avait un différends, le kuaar twac conduisait les prestations de serment entre les parties,
procédait à des sacrifices et organisait la médiation pour parvenir à une solution qui
pouvait reposer sur la compensation ou sur la restitution 381. Par exemple, lorsqu’une
personne commettait un homicide, le kuaar twac devait accomplir des actes rituels pour
apaiser l’esprit du défunt, proposer le payement d’une compensation du sang (cut) afin
375
Douglas H. Johnson, supra note 366 à la p 63.
LaVerle Berry (éd), Sudan a Country of Study, Federal Research Division, Library of Congress, 5th edition,
Washington, DC., 2015 à la p 112.
377 Cette appellation fait référence à la fonction rituélique de l’instrument chez les nilotiques Dinka.
378 Stephanie Beswick, supra note 32 à la p 182.
379
LaVerle Berry (éd), supra note 376 à la p 112.
380
Edward Evan Evans-Pritchard, supra note 368 aux pp 290-291.
381 Samson S. Wassara, Traditional Mechanisms of Conflict Resolution in Southern Sudan, Berlin, Berghof Foundation
for Peace Support, 2007 à la p 8, disponible en ligne sur <https://docs.southsudanngoforum.org/node/233>, consulté le
14 mars 2020.
376
58
d’empêcher des actes de vengence meurtriers de se produire dans la communauté 382.
Edward Evan Evans-Pritchard ajoute que les compensations se faisaient par des vaches,
le don d’une femme et des sacrifices pour éviter la vengeance 383.
À partir de 1920, la mise en oeuvre de la “politique du Sud” par le régime
colonial se traduit par l’adoption d’une administration indirecte indigène (Native
administration)384. Cette politique régulièrement associée au Gouverneur général colonial
en poste au Nigeria, Lord Lugard, reposait sur l’idée qu’une meilleure administration des
colonies britanniques doit se fonder sur la reconnaissance officielle, la conservation et le
recours aux normes locales et aux “autorités indigènes” qui les incarnent 385. Pour ce faire,
l’administration coloniale britannique entreprend l’intégration des droits coutumiers
locaux du Sud dans la gouvernance coloniale386. Elle s’appuie sur les structures
coutumières et quand celles-ci font défaut, elle nomme des chefs en lieu et place 387. Le
régime colonial indirect a ainsi accru les pouvoirs des élites locales en renforçant tantôt
les distinctions ethniques et en regroupant tantôt certains groupes pour une meilleure
administration388. Elle s’est par exemple servie du caractère mutable de l’ethnicité pour
créer des communautés en alléguant leur appartenance à un ancêtre commun389. Les chefs
jouissaient d’un pouvoir juridictionnel limité, parfois de nature pénale, créant un système
dualiste dans l’administration de la justice 390. De plus, pour mieux mettre en œuvre
l’administration indirecte, les Britanniques adoptent la Closed Districts Ordinance (zones
fermées) qui donne le pouvoir aux gouverneurs généraux d'empêcher les échanges
commerciaux et culturels entre notamment le Nord et le Sud du Soudan391. Cette
politique contribue à l’essor des normes coutumières au Soudan du Sud392. En 1931,
382
Andrew Novak, « Capital Punishment in Precolonial Africa: The Authenticity Challenge », (2018) 50:1 The Journal
of Legal Pluralism and Unofficial Law 71 à la p 81. Voir également Edward Evan Evans-Pritchard, supra note 368 aux
pp 293-303.
383 Edward Evan Evans-Pritchard, supra note 71 aux pp 155-156.
384 Lam Akol, supra note 33 aux pp 21-25.
385 Antony Nicolas Allott, « What is to Be Done with African Customary Law? The Experience of Problems and
Reforms in Anglophone Africa from 1950 », (1984) 28:56 Journal of African Law 56 à la p 58.
386 L. Amede Obiora, « Reconsidering African Customary Law », (1993) XVII : 3 Legal Studies Forum 217 à la p 225.
387 Antony Nicolas Allott, supra note 385 à la p 58.
388 John Ryle et al., supra note 359 à la p 38.
389
Ibid.
390
Frédéric Mégret, supra note 20 à la p 41.
391 Éric Denis, « Inégalités régionales et rébellion au Soudan », (2007) Outre-Terre, no 20, 151 à la p 160. Voir aussi,
LaVerle Berry (éd), supra note 376 à la p 111.
392 David Nailo N. Mayo, supra note 97.
59
l’administration coloniale adopte l'Ordonnance des Tribunaux de Chefs de 1931393. Cette
loi reconnaît officiellement les juridictions de “droits coutumiers”, quoique ceux-ci
fussent déjà reconnus par l'Ordonnance de Justice Civile de 1929394. Mais les juridictions
de droits coutumiers connaîssent progressivement des changements tant dans leur nature
que dans leurs caractéristiques propres. Par exemple, les cours indigènes adoptent
graduellement le modèle juridictionnel britannique, en instituant des greffiers pour
prendre des notes, en enregistrant leurs décisions et en les justifiant devant d’autres
instances, en adoptant la procédure écrite pour convoquer les parties et les témoins, et en
choisissant leur personnel sur la base de leur qualification et non pas en raison de leur
position dans les structures coutumières395. En outre, au lieu de laisser libre-cours à des
actes de vengence meurtrières à la suite d’un homicide par exemple, le régime colonial
autorise que la famille de l’accusé paye une Dia (mot arabe qui signifie la “compensation
de sang”) à la famille victime comme cela était de pratique dans les sociétés
musulmanes 396.
Les “droits coutumiers”, comme le souligne Martin Chanock, ne sont donc pas
des produits de la survivance d’un passé lointain de l’Afrique, mais plutôt le résultat de
relations coloniales conflictuelles relatives au foncier, au travail et à la propriété 397. Ils
résultent des relations de pouvoirs entre les chefs coutumiers ou traditionnels et le marché
économique capitaliste de l’administration indirecte des colonies 398. Ainsi, bien que la
clause de répugnance ait permis aux administrateurs coloniaux de supprimer certaines
normes coutumières contraires à la morale occidentale, elle n’était pas la principale cause
des mutations de ces normes. La modification des normes coutumières s’explique en
grande partie par l’agencéité des populations indigènes dans le contexte de leur
introduction au système économique libéral avec des enjeux liés aux activités
393
Voir Alexander P. Danne, « Customary and Indigenous Law in Transitional Post-Conflict States: A South Sudanese
Case Study », (2004) 30:2 Monash University Law Review 199.
394 Aleu Akechak Jok, Robert A. Leitch et Carrie Vanderwint, supra note 362 à la p 14.
395 Antony Nicolas Allott, supra note 385 à la p 58.
396 Sir Donald Hawley, « Law in the Sudan under the Anglo-Egyptian Condominium », Durham Sudan Historical
Records Conference, Durham University, April 14–16, 1982. Archive du Sudan, Durham University, HAW 43/6/45 à
la p 40. Voir aussi Martin Chanock, supra note 353 à la p 69.
397
Martin Chanock, Law, Custom, and Social Order: The Experience in Malawi and Zambia, Heinemann, New York,
Cambridge University Press, 1985 à la p 4 et s.
398 Sally Engle Merry, « Legal Pluralism and Legal Culture: Mapping the Terrain », dans Brian Z. Tamanaha, Caroline
Sage et Michael Woolcock (éds.), Legal Pluralism and Development, Cambridge, Cambridge University Press, 2012 à
la p 68.
60
génératrices de revenus, à la proprité foncière, à l’éducation et à la vie de familiale399. Ce
sont ces conditions qui ont largement contribué à dénaturer, à effriter et à transformer les
droits coutumiers et traditionnels qui existaient avant la colonisation. Ce qui a fait dire à
Engle Merry que « les droits coutumiers n’ont pas été trouvés, mais qu’ils ont été
fabriqués »400. En effet, les régimes juridiques de la période coloniale étaient étroitement
liés à la distinction faite entre l’“ethnicité” et la “race”401. Le terme ethnie (ethnos) qui
était utilisé dans l'Antiquité pour désigner les peuples païens est utilisé durant la période
coloniale pour définir les populations conquises 402. Le concept se référait ainsi à des
peuples se distinguant par une langue commune, une culture partagée, et d'autres
éléments présentant une certaine stabilité à l'égard des autres groupes 403. Pour ce qui
concerne le concept de “race”, il était appliqué aux non-indigènes, c’est-à-dire, aux
Blancs, aux Asiatiques et aux Arabes. Ainsi, les populations de race étaient toutes
assujetties à un seul régime juridique, le droit civil, tandis que les ethnies relevaient de
différents droits coutumiers 404.
Les répartitions ethniques ou tribales dans les sociétés africaines sont donc de
pures inventions des régimes coloniaux pour satisfaire leurs stratégies de domination 405.
Dans ce sens, Mahmood Mamdani soutient que des identités culturelles librement
choisies ont bien existé avant la colonisation, mais que ce qu’il faut mettre en cause, c’est
d’avoir fait de celles-ci – à travers le concept de l’ethnie – des identités juridiques et
399
Antony Nicolas Allott, supra note 385 à la p 59.
Sally Engle Merry, « From Law and Colonialism to Law and Globalization », (2003) 28:2 Law & Social Enquiry
569 à la p 572 (Notre traduction).
401 Mahmood Mamdani, « Beyond Settler and Native as Political Identities: Overcoming the Political Legacy of
Colonialism », (2001) 43:4 Comparative Studies in Society and History 651 à la p 654.
402 Raymond Verdier, « En deçà et au-delà de la modernité juridique », dans Andrée Lajoie et al., Théories et
émergence du droit : pluralisme, surdétermination et effectivité, Éditions Thémis, Montréal (Québec), 1998 à la p 53.
403 Serge Paulin Akono Evang, « Contribution à une science africaine de l'ethnie à partir de l'expérience camerounaise
», (2014) Droit et société no 56, 157 à la p 159. Deux principales approches essayent d’expliquer la formation des
ethnies en Afrique. Il y a, d’une part, de l’approche primordialiste qui considère que l’identité ethnique est un
phénomène naturel très ancien lié à la naissance, et, d’autre part, l’approche constructiviste qui appréhende l’ethnicité
comme un objet socialement construit par les individus en fonction de leurs intérêts notamment économiques et
politiques. Voir sur ce point Melchisedek Chétima, « On ne nait pas ethnique, on le devient ! », (2017) 112 Anthropos
179 à la p 179. Voir aussi de façon générale François G. Richard et Kevin C. MacDonald (éds.), Ethnic Ambiguity and
the African Past: Materiality, History, and the Shaping of Cultural Identities, London, Routledge, 2015.
404 Mahmood Mamdani, « Race et ethnicité dans le contexte africain. Traduit de l’anglais par Thierry Labica », (2005)
Actuel Marx, no 38, 65 aux pp 65-66.
405
Voir, par exemple, David D. Laitin, « Hegemony and Religious Conflict: British Imperial Control and Polical
Cleavages in Yorubaland », dans Peter B. Evans, Dietrich Rueschemeyer et Theda Skocpol (éds.), Bringing the State
Back In, New York, Cambridge University Press, 1985 aux pp 285-316; Mahmood Mamdani, supra note 404; Leroy
Vail, The Creation of Tribalism in South Africa, Los Angeles, University of California Press, 1989.
400
61
politiques non plus volontairement choisies, mais imposées 406. Pour d’autres auteurs, les
ethnies ou les tribus résultent plutôt de la résistance des peuples africains face à
l’oppression coloniale407. Dans tous les cas, seuls les indigènes (natifs locaux) étaient
répartis en groupes ethniques et seuls ceux-ci possédaient des droits coutumiers408. Les
juridictions coutumières tranchaient les litiges locaux portant notamment sur la famille à
travers les normes coutumières et religieuses 409. De façon générale, trois ordres juridiques
conféraient aux droits coutumiers leur légitimité et leur caractère obligatoire. Il s'agit de
l'ordre juridique parental qui organisait les relations d'autorité dans une lignée donnée,
ainsi que les questions de filiation, de mariage, de succession et d'héritage; l'ordre
juridique territorial qui règlementait l'usage de la terre pour les communautés résidentes;
et enfin, l'ordre juridique religieux qui régissait les rapports entre les différents groupes et
le monde invisible formé par les ancêtres et les esprits locaux 410. L’application de ces
normes n’était pas toujours objective dans la mesure où les hommes qui les interprétaient
privilégiaient généralement leurs propres intérêts 411. Il convient dès lors de ne point
idéaliser ou “romancer” les mécanismes traditionnels de justice, car même si les normes
qui les sous-tendaient étaient habituellement mises en œuvre au nom de la communauté,
elles ne l’étaient pas toujours à l’avantage de toute la communauté 412. Elles cachaient des
relations de pouvoir inégales en faveur des hommes et promouvaient un système social
patriarcal préjudiciable aux droits des femmes et des enfants.
Entre 1953 et 1956, l’administration britannique décide d’intégrer les cours
indigènes dans le système judiciaire formel et d’accorder aux justiciables la possibilité
d’interjeter appel devant les juridictions formelles de l’État413. Après l’indépendance du
Soudan en 1956, malgré l’abrogation formelle du régime de l’administration indigène par
Jaafar Nimeiri en 1971, des éléments du régime indirect dont les fonctions des chefs et
des omdas ont continué et ont plus tard été restauré par les gouvernements du Nord et du
406
Mahmood Mamdani, supra note 404 à la p 69.
Voir, par exemple, Georges Balandier, Sociologie actuelle de l’Afrique noire. Dynamique des changements sociaux
en Afrique centrale, Paris, Presses universitaires de France, 1955.
408 Mahmood Mamdani, supra note 401 à la p 654.
409 Brian Z. Tamanaha, supra note 398 à la p 38.
410 Raymond Verdier, « Problématique des droits de l'homme dans les droits traditionnels d'Afrique noire », (1983) 5
Droit et cultures 97 à la p 100.
411
Fareda Banda, « Global Standards: Local Values », (2003) 17 International Journal of Law, Policy and the Family 1,
à la p 8, cité par Nagy Rosemary, Nagy Rosemary, supra note 355 à la p 90.
412 Brian Z Tamanaha, supra note 398 à la p 39.
413 Antony Nicolas Allott, supra note 385 à la p 58.
407
62
Sud414. En 1977, bien qu’elle perpétue le modèle colonial d’administration indirecte, la
Loi des Tribunaux locaux des Peuples est adoptée puis révisée en 1981 en abrogeant
l'Ordonnance des Tribunaux de Chefs de 1931 et l’Ordonnance des Tribunaux indigènes
de 1932. Cette nouvelle loi réaffirme la reconnaissance des droits coutumiers au Soudan
du Sud et son Article 11(1) organise la composition des tribunaux locaux comme suite :
un président, un vice-président et un nombre important de membres nommés par le juge
en chef415. Toutefois, la plupart des juges de niveaux supérieurs tels que le président et le
vice-président sont des leaders héréditaires dont la légitimité se fonde sur leur position au
sein de leur communauté416.
Les politiques d’islamisation et d’arabisation des régimes successifs de Khartoum
contribueront à l’édification de la religion et de la culture arabe au Nord, tandis qu’au
Sud, les résistances des Sud-Soudanais à leur assimilation, fait des normes coutumières
locales héritées de l’administration indirecte, des normes de premier recours dans la
gestion des affaires sociales 417. Aujourd’hui, les Sud-Soudanais revendiquent les droits
coutumiers comme constituant l’identité culturelle pour laquelle, ils ont combattu
pendant des décennies les régimes politiques de Karthoum. À ce titre, le premier Chef de
la justice du Soudan du Sud de la période post-AGP, Ambrose Riiny Thiik, affirmait que
« customary law is a manifestation of our customs, social norms, beliefs and practices. It
embodies much of what we have fought for these past twenty years. It is self-evident that
customary law will underpin our society, its legal institutions and laws for the future » 418.
À la faveur de l’AGP, la Constitution Intérimaire du Soudan du Sud (CISS) de 2005, la
Loi sur l’administration locale (Local Government Act, 2009) et la CTSS de 2011
reconnaissent toutes, les droits coutumiers locaux et subséquemment la pluralité des
ordres juridiques qui caractérise le Soudan du Sud419. Le système juridique, administratif
et politique du régime colonial britannique a ainsi contribué à accentuer la multiplicité et
la complexité juridique qui est propre au Soudan de la période postcoloniale.
414
Aleu Akechak Jok, Robert A. Leitch et Carrie Vanderwint, supra note 362 à la p 14.
Francis M. Deng, supra note 350, aux pp 305-306.
416 Ibid à la p 306.
417 Francis M. Deng, supra note 2 à la p 9.
418
Beny Gideon Mador, « Human Rights in the administration of justice in South Sudan - challenges and
recommendations
»,
28
novembre
2012,
disponible
en
ligne
sur
<http://www.sudantribune.com/spip.php?article44672>, consulté le 8 décembre 2018.
419 Voir, notamment, les Sections 12, 19, 22, 97 et 98 de la Local Government Act 2009 ; les Articles 174 et 175 de la
CISS de 2005 et les Articles 5, 166 et 167 de la CTSS de 2011.
415
63
L’ordonnancement juridique du pays repose sur trois niveaux de droit : le droit islamique,
la Common Law britannique et les droits coutumiers des différents groupes ethniques 420.
Mais dans la pratique, au Soudan du Sud, le droit islamique fait partie des droits
coutumiers et sert à résoudre les litiges impliquant des Sud-Soudanais musulmans 421.
En Afrique sub-saharienne, de façon générale, contrairement à la philosophie
juridique occidentale qui repose sur l’autonomie individuelle et la reconnaissance de
droits individuels 422, les droits coutumiers sont généralement des droits d’abord collectifs
avant d’être individuels 423. Le groupe reconnaît des droits à l'individu, tout en le
soumettant à des devoirs corrélatifs. Par exemple, la liberté d'expression, limitée par
l'obligation de modération et de bienséance vis-à-vis des aînés 424. La légitimité de ces
droits repose sur leur transmission intergénérationnelle et de leur qualité de
représentation de l’identité et de la culture des peuples africains 425. Dans ces contextes de
pluralisme juridique, l'individu se trouve dans une « situation d'indétermination des
solutions »426 qui lui donne une pluralité d’avenues dans sa recherche de justice. Il est
ainsi l’arbitre privilégié entre des répertoires normatifs concurrents et peut se référer soit
au droit formel de l’État, soit aux normes coutumières de sa communauté d’appartenance,
en procédant à travers une sorte de “foire aux normes” selon ses intérêts.
Le Soudan du Sud compte aujourd’hui plus d’une cinquantaine de tribus ayant
chacun ses propres droits coutumiers 427. Ces groupes ethniques se répartissent comme
suite : les Dinka (35,8%), les Nuer (15,6%), les Shilluk, les Bari, les Kakwa, les Murle,
les Mandari, les Didinga, les Ndogo, les Bviri, les Lndi, les Anuak etc. 428 La Loi sur
l’administration locale de 2009 accorde aux juridictions coutumières seulement une
420
Alexander P. Danne, supra note 393 à la p 203. Sur cet héritage juridique colonial, de façon générale, voir Ali A.
Mazrui, The Africans : A Triple Heritage, Boston, MA, Little Brown & Co., 1986.
421 Aleu Akechak Jok, Robert A. Leitch et Carrie Vanderwint, supra note 362 aux pp 11-12.
422 P.C. Nwakeze, « A Critique of Olufemi Taiwo’s Criticism of Legal Positivism and African Legal Tradition »,
(1987) 27:1 International Philosophical Quarterly 101 à la p 103.
423 J. H. Driberg, « Primitive Law in Eastern Africa » (1928) 1:1 Journal of International African Institute 63 à la p 65.
424 Mutoy Mubiala, « Charte africaine des droits de l'homme et des peuples et cultures africaines » (1999) 12:2 Revue
québécoise de droit internationale 197 à la p 200
425 Muna Ndulo, supra note 345 à la p 94.
426
Jacques Vanderlinden, « Villes africaines et pluralisme juridiques » (1998) Journal of Legal Pluralism n o 42, 245
aux pp 248-249.
427 Francis M. Deng, supra note 350 à la p 317.
428
Central
Intelligence
Agency,
«
South
Sudan
»,
disponible
en
ligne
sur
<https://www.cia.gov/library/publications/the-world-factbook/geos/print_od.html>, consulté le 27 novembre 2018.
64
compétence pour des litiges de nature coutumière. Elle dispose en son Article 98(1)(2)
que:
(1) The Customary Law Courts shall have judicial competence to adjudicate on
customary disputes and make judgments in accordance with the customs, traditions,
norms and ethics of the communities.
(2) A Customary Law Court shall not have the competence to adjudicate on criminal
cases except those criminal cases with a customary interface referred to it by a competent
Statutory Court429.
Au regard de cette disposition, en principe, les juridictions coutumières n’ont pas
une compétence pénale à moins que les affaires qu’elles jugent aient une “interface
coutumière” et qui leur soient déférées par une juridiction de droit formel430. Toutefois,
du fait que les tribunaux étatiques n’ont pas été établis dans plusieurs comtés, les
instances coutumières sont devenues pratiquement des juridictions de première instance
dans les litiges civil et criminel dans les régions rurales 431. Ce faisant, de nos jours, plus
de 90% des litiges sociaux sont soumis aux juridictions coutumières 432. Elles appliquent
les droits coutumiers sur les matières civiles suivantes:
•
•
•
•
•
•
•
Le mariage; y compris la portée de l'union, les mariages successifs, la procréation, la
cohabitation sexuelle, les frais de mariage et les cérémonies;
L'adultère, y compris des sanctions;
Le divorce, y compris les critères de nullité du mariage, les questions de consentement et
la dot;
La garde des enfants, y compris le choix de la loi dans le partage de la propriété;
La propriété, y compris le transfert de propriété, la délimitation, les successions
testamentaire et l'héritage, le droit foncier, biens personnels, le droit sur les ressources (y
compris les minéraux, l'eau et les animaux) et la perte du titre;
Les obligations sociales, y compris les contrats, la responsabilité délictuelle pour
homicide et la responsabilité pour les blessures causées par les animaux;
Les lois de procédure, y compris les principes fondamentaux de la gestion des affaires
coutumière433.
Les matières criminelles qui sont portées devant les juridictions coutumières sont,
entre autres, les violences basées sur le genre comme le viol, les violences domestiques
429
Voir Government of South Sudan, Local Government Act, 2009, Section 98.
David K. Deng, « Challenge of Accountability: An Assessment of Dispute Resolution Processes in Rural South
Sudan », South Sudan Law Society, Pact, 2013 à la p 21, disponible en ligne sur
<http://southsudanhumanitarianproject.com/wp-content/uploads/sites/21/formidable/Challenges-ofAccountability_FINAL-May-16-copy.pdf>, consulté le 10 juillet 2019.
431
Ibid. Voir aussi International Commission of Jurists, supra note 442.
432 Van Custsem Chantal et Galand Renaud, Equal Acess to Justice in South Sudan: Assessment Report, Bruxelles,
Avocats Sans Frontières, RCN Justice & Démocratie, 2007, à la p 11.
433 Aleu Akechak Jok, Robert A. Leitch et Carrie Vanderwint, supra note 362 à la p 13.
430
65
ou de la part d’une personne étrangère, et les homicides434. En ce qui concerne
l’application des normes coutumières, le seul critère qui les rend contraignantes est la
satisfaction du test de la “raisonnabilité”. Comme sous le régime indirect, les tribunaux
du Soudan ont soutenu qu’une coutume est “raisonnable” lorsqu’elle est conforme à la «
justice, à l’équité et à la bonne conscience » 435. Le problème que pose un tel critère est
qu’il rend la justice coutumière totalement tributaire de la subjectivité des juges
coutumiers ou des juridictions formelles 436. Mais cela peut être aussi considéré comme un
atout qui fait que la justice coutumière est flexible et peut s’adapter à toutes les
circonstances.
Avec l’entrée en vigueur de la Constitution Transitionnelle du Soudan du Sud
(CTSS), l’architecture juridictionnelle du pays se présente de la manière suivante : au
niveau des juridictions de droit étatique formel, au sommet se trouve la Cour suprême en
tant que la plus haute juridiction de la hiérarchie judiciaire. Ensuite, on a les Cours
d’appel et les Hautes Cours dont une au niveau de chacun des dix États qui composent le
pays. Enfin, on a les Cours de comté et d’autres Cours dont l’établissement seraient juger
nécessaire en accord avec la CTSS et la loi437. La Cour suprême est présidée par un juge
en chef qui est responsable de l’administration et de la supervision de toutes les Cours 438.
Il peut émettre des circulaires judiciaires, des mandats d’établissement et des directives
aux Cours pour une bonne administration de la justice439. La Cour suprême est le gardien
de la CTSS et des Consitutions des autres États du pays440. Elle est compétente, inter alia,
pour interpréter les dispositions constitutionnelles à la demande du Président, du
gouvernement du Soudan du Sud et des gouvernements des autres États du pays, et de
chacune des deux chambres législatives nationales; pour trancher en dernier ressort les
litiges en vertu du droit national ou étatique, y compris le droit formel et les droits
coutumiers441. La Cour suprême est située à Juba la capitale; les trois branches de la Cour
d’appel (Cours régionaux d’appel) sont situées dans les villes de Juba, Malakal et
434
Tiernan Mennen, « Lessons from Yambio: Legal Pluralism and Customary Justice Reform in Southern Sudan »,
(2010) 2 Hague Journal on the Rule of Law 218. International Commission of Jurists, supra note 442 à la p 23.
435 Aleu Akechak Jok, Robert A. Leitch et Carrie Vanderwint, supra note 362 à la p 12.
436 Ibid.
437
CTSS Article 124.
438
Ibid Article 127(1)(a).
439 Ibid Article 127(1)(b).
440 Ibid Article 128(1).
441 Ibid Article 128(2).
66
Rumbek; les dix branches de la Haute Cour sont situées dans les capitales des différents
États du pays442. En ce qui concerne les Cours de Comté, selon la South Sudan Law and
Society, en mars 2013, seulement très peu d’entre elles fonctionnaient et dans plusieurs
comtés, il n’existait pas de Cour de comté 443. Au niveau des juridictions de droits
coutumiers, la CTSS soutient que « [t]he institution, status and role of Traditional
Authority, according to customary law, are recognised under this Constitution […]. The
courts shall apply customary law subject to this Constitution and the law » 444. Ainsi,
comme la plupart des pays africains postcoloniaux 445, le Soudan du Sud se caractérise par
la coexistence de plusieurs répertoires normatifs qui régissent la vie sociale446. Ces
situations dans lesquelles plusieurs ordres juridiques coexistent dans un même champ
social sont qualifiées de “pluralisme juridique” 447. Le pluralisme juridique a d’abord
émergé comme une théorie descriptive des sociétés non-occidentales avant de devenir un
concept normatif d’analyse du droit et de la légalité dans le monde contemporain 448. À
travers ses recherches, John Griffiths, a fait la distinction entre le “pluralisme juridique
fort” et le “pluralisme juridique faible”. Pour lui, le pluralisme serait fort dans des
situations où il existerait des ordres juridiques indépendants les uns des autres et qui ne
sont pas reliés à l’État. En revanche, le pluralisme juridique serait faible lorsqu’il
existerait plusieurs ordres normatifs subordonnés à la reconnaissance du droit étatique 449.
Sally Engle Merry, de son côté, fait la différence entre le “pluralisme juridique classique”
et le “nouveau pluralisme juridique”. Le “pluralisme juridique classique” serait associé
aux sociétés coloniales et se manifesterait par des interactions complexes entre le droit
indigène et le droit européen. Ce type de pluralisme se poursuivrait également dans les
442
International Commission of Jurists, supra note 442 à la p 21.
David K. Deng, supra note 430 à la p 18.
444 CTSS, supra note 437 Article 166 (1) et 166 (3).
445 Sur le pluralisme juridique en Afrique, de façon générale, voir par exemple, Jean-Pierre Magnant, « Le droit et la
coutume dans l’Afrique contemporaine » 48 (2004) Droit et cultures, mis en ligne le 9 mars 2010, disponible en ligne
sur <http://droitcultures.revue.org/1775>, consulté le 10 janvier 2015 ; Semahagn G. Abebe, « The Relevance of
African Culture in Building Modern Institutions and the Quest for Legal Pluralism » 57 (2013) Saint Louis University
School of Law 429.
446 Le Soudan du Sud se caractérise par la coexistence de l’ordre juridique étatique avec divers ordres normatifs
coutumiers. Voir à ce titre, The Interim Constitution of Southern Sudan, 2005, Article 5, disponible en ligne sur
<http://www.refworld.org/pdfid/4ba74c4a2.pdf>, visité le 19 juin 2015 ; CTSS Article 5.
447 Sally Engle Merry, « Legal Pluralism », (1988) 22:5 Law & Society Review 869 à la p 870.
448
Berihun Adugna Gebeye, « The Janus Face of Legal Pluralism for the Rule of Law Promotion in sub-Saharan Africa
», ((2019) 53:2 Revue Canadienne des études africaines 337 à la p 338. Voir aussi David Kennedy, « One, Two, Three,
Many Legal Orders: Legal Pluralism and the Cosmopolitan Dream », (2007) 31:3 New York University Review of Law
& Social Change 641.
449 John Griffiths, « What is Legal Pluralism », (1986) 24 Journal of Legal Pluralism & Unofficial Law 1 à la p 5.
443
67
sociétés postcoloniales. A contrario, le “nouveau pluralisme juridique” se produirait dans
les sociétés non coloniales comme les pays industrialisés d’Europe et les États-Unis450.
Woodman R. Gordon, dans son analyse sur le pluralisme juridique, fait la distinction
entre le “pluralisme juridique profond” dans lequel le droit étatique coexisterait avec
d’autres foyers juridiques non étatiques, et le “pluralisme juridique étatique” dans lequel
il existe un pluralisme réel circonscrit à l’intérieur du droit étatique 451. Du fait de la
reconnaissance constitutionnelle des droits coutumiers en plus du droit formel étatique 452,
le contexte du Soudan du Sud se caractérise alors par un “pluralisme juridique faible” ou
un “pluralisme juridique classique” ou encore un “pluralisme juridique étatique”.
En raison de ce pluralism juridique, la Loi d’administration locale de 2009
dispose que « [t]here shall be established Customary Law Courts as follows: (a) “C”
Courts; (b) “B” Courts or Regional Courts; (c) “A” Courts or Executive Chief’s Courts;
and (d) Town Bench Courts » 453. Les Cours “C” sont situées au niveau des comtés
(juridictions de niveau supérieur des villes), les Cours “B” ou régionales sont situées dans
les Payam (juridictions de niveau intermédaire des villages), les Cours “A” sont situées
au niveau des Boma, c’est-à-dire, des subdivisions des Payam (juridictions de premier
degré), et les Town Bench Courts sont Cours spéciales des grandes villes454. Nonobstant
la place importante qu’occupe les droits coutumiers au Soudan du Sud, il convient de
souligner que ces normes ne sont pas totalement “traditionnelles” et séparées du droit
formel de l’État.
2. – La nature hybride des droits coutumiers du Soudan du Sud
Le contexte colonial de l’émergence des droits coutumiers au Soudan du Sud a contribué
à accentuer l’effritement et la transformation de ces normes. Au Soudan du Sud, en
particulier, les droits coutumiers actuellement en vigueur ont été si transformés et
450
Sally Engle Merry, supra note 447 aux pp 872-874.
Woodman R. Gordon, « How State Courts Create Customary Law in Ghana et Nigeria », dans Morse W. Bradford
et Woodman R. Gordon, Indigenous Law and the State, Dordrecht, Foris, 1988 aux pp 181-220. Du même auteur, «
Ideological Combat and Social Observation: Recent Debate about Legal Pluralism », (1998) 42 Journal of Legal
Pluralism 21 à la p 34.
452 Voir les Articles 174 et 175 de la CISS de 2005 et les Articles 5, 166 et 167 de la CTSS de 2011.
453
Local Government Act Article 97 (1).
454
International Commission of Jurists, « South Sudan: Court structure », 16 juin 2014, disponible en ligne sur
<https://www.icj.org/cijlcountryprofiles/south-sudan/south-sudan-introduction/south-sudan-court-structure/>, consulté
le 7 juin 2019. Voir aussi Cherry Leonardi et al. Local Justice in Southern Sudan, Washington DC., United States
Institute of Peace, 2010 aux pp 22-25.
451
68
associés aux normes coloniales et postcoloniales qu’il faudrait désormais les concevoir
comme étant essentiellement hybrides. Comme le soulignent Leonardi et autres, même
dans les zones rurales les plus reculées du pays, on ne pourrait trouver des normes
totalement traditionnelles ou coutumières qui reposent exclusivement sur la restauration
de l’harmonie entre des parties en conflit455. C’est donc dire que les normes dites
“coutumières” ou “traditionnelles” au Soudan du Sud ne sont pas en réalité fondées
uniquement sur les coutumes ou les traditions locales. Par exemple, comme nous l’avons
montré précédemmment, quoique des leaders aient existé dans les différentes
communuautés locales, la notion de chef et les fonctions qui lui sont dévolues sont une
pure création du régime colonial indirect456. Celui-ci a notamment choisi des chefs
dépourvus de toute légitimité au sein de leurs communautés et diminué les pouvoirs
d’autres chefs pour servir ses fins d’exploitation coloniale457. À travers la structure
hiérarchique dans laquelle les chefs se trouvaient en bas de l’échelle pour éxécuter les
ordres des supérieurs coloniaux 458, le système colonial a concouru à une modification
substantielle des normes précoloniales 459. En outre, pendant les périodes de guerre civile
au Soudan, la notion de chef et les mécanismes coutumiers ont connu de nouvelles
mutations. Les chefs des tribunaux locaux ont été forcés à servir d’intermédiaires au
recrutement des soldats parmi les communautés locales et à ravitailler les groupes armés
notamment en nourriture460. Dans ces conditions, nombre de chefs qui ont résisté aux
ordres ont été tués, d’autres ont fui et d’autres encore ont été obligés de s’enrôler dans les
groupes armés pour mieux répondre aux impératifs militaires461. Ces situations ont
contribué à éroder la légitimité des chefs, puisque leur position n’était plus fondée sur les
règles traditionnelles de dévolution de l’autorité coutumière, mais sur leur qualité
d’intermédiaire courageux entre l’APLS et les populations locales 462. Au regard de ces
455
Cherry Leonardi et al., supra note 454 à la p 27.
Ibid à la p 23.
457 Robert Collins et Richard Herzog, supra note 68 aux pp 129-130.
458 Katharina Diehl, Ruben Madol Arol et Simone Malz, « South Sudan : Linking the Chiefs’ Judicial Authority and the
Statutory Court System », dans Mattias Kötter et al., Non-State Justice Institutions and the Law: Decision-Making at
the Interface of Tradition, Religion and the State, Hampshire et New Yok, Palgrave Macmillan, 2015 à la p 57.
459 Raymond Verdier, supra note 410 à la p 99.
460 Katharina Diehl, Ruben Madol Arol et Simone Malz, supra note 458 à la p 59.
461
Barbara Unger et Olivier Wils, Systemic Conflict Transformation and Inclusive Governance in Southern Sudan,
Belin, Study Prepared for the Berghof Foundation for Peace Support, 2007, cité par Katharina Diehl, Ruben Madol
Arol et Simone Malz, supra note 458 à la p 59. Voir aussi Peter Hakim Justin et Han van Dijk, « Land Reform and
Conflict in South Sudan: Evidence from Yei River County », (2017) 52:2 Africa Spectrum 3 à la p 12.
462 Cherry Leonardi, supra note 208.
456
69
mutations des normes coutumières qui est caractérisées par leur hybridité, il serait plus
approprié de les appréhender comme étant “informels”463 par rapport au droit formel de
l’État du Soudan du Sud. Toutefois, dans le contexte de militarisation accrue du Soudan
du Sud, en l’absence de structures étatiques crédibles de gouvernance, les chefs
traditionnels occupent toujours une place importante au sein des communautés 464. Ils
demeurent le premier recours en matière de résolution des conflits communautaires 465. Le
pluralisme juridique étatique du pays ne signifie donc pas la coexistence de foyers
normatifs distincts, mais plutôt mélangés qui s'entrelacent et se fécondent
réciproquement466. Par ailleurs, si l’on ne peut nier que les normes coutumières occupent
une place importante au Soudan du Sud, on ne doit pas non plus ignorer qu’ils posent des
défis réels en ce qui concerne les droits de la personne.
3. – Les conflits entre les droits coutumiers et les droits de la personne
L’architecture normative du Soudan du Sud est le lieu de conflits internormatifs entre
plusieurs ordres dont particulièrement entre les droits coutumiers et le droit formel de
l’État. Un des points de conflit apparaît par exemple en matière criminelle. Le droit pénal
sud-soudanais est fondé sur le modèle juridique de la Common Law britannique, alors
qu'une des particularités des droits coutumiers est l'absence de distinction entre le civil et
le pénal467. Des matières qui font appel à ces deux branches de droit sont régies par une
seule et même procédure coutumière, contrairement au droit formel de l’État qui leur
attribue des procédures différentes. C’est le cas par exemple lorsque survient un meurtre.
En droit traditionnel, la réconciliation entre le perpétrateur du crime et la famille de la
victime est obtenue généralement par le payement d'une compensation appelée Dia dont
la valeur dépend des droits coutumiers en cause. Chez les Dinka, les dommages – appelés
apuk – sont payés suivant le statut social de la victime et les circonstances du meurtre,
Voir Adam Kochanski, « The “Local Turn” in Transitional Justice: Curb the Enthousiasm », (2018) 0 International
Studies Review 1 à la p 3.
464 Tiernan Mennen, supra note 434 à la p 239, cité par Katharina Diehl, Ruben Madol Arol et Simone Malz, supra
note 458 à la p 60.
465
Marina Santschi, « Traditional Authorities, Local Justice and Local Conflict Resolution Mechanism in South Sudan
», dans Sara Hellmüller, et Martina Santschi (éds.), Is Local Beautiful? Peacebuilding between International
Interventions and Locally Led Initiatives, Heidelberg et New Yok, Springer, Swiss Peace, 2014 à la p 46.
466 Cherry Leonardi et al., supra note 454 à la p 17.
467 Aleu Akechak Jok, Robert A. Leitch et Carrie Vanderwint, supra note 362 à la p 16.
463
70
mais ils s’élèvent normalement à trente vaches pour un homicide 468. Le payement de la
Dia peut aussi se faire par le versement d'un certain montant d'argent ou par le don de
jeunes filles à la famille victime 469. C’est ce qui est dénommé la “compensation de sang”.
Le but visé par cette forme de résolution des différends n'est pas la punition de l'individu
au sens de la tradition juridique occidental, mais plutôt d'aboutir à un compromis
considéré par les parties comme équitable et conduisant à la restauration de l'unité et de
l'harmonie sociale mises à mal 470. Ce système de justice entre toutefois en porte-à-faux
par rapport à la justice pénale qui est par essence fondée sur la rétribution et la punition
de l'individu coupable471. La compensation de sang est reconnue par le Code pénal de
2008 qui permet cette forme de réparation si les parents proches du défunt en décident
ainsi472. L’un des avantages de la compensation est qu'elle permet d'éviter la vengeance
des communautés victimes 473. Toutefois, si une telle pratique pose une question éthique à
savoir si l’on peut véritablement “compenser” le meurtre d’une personne, elle choque
encore davantage la conscience quand elle a tendance à favoriser les plus riches. C'est
cette préoccupation que soulevait une décision de la Haute Cour du Soudan dans une
affaire qui remonte à 1983. À la suite d’un différend relatif au foncier dans le comté de
Tonj entre des Luo et des Konjok – des sous-tribus Dinka –, des affrontements entre les
deux communautés ont fait 114 morts en deux jours. L'affaire a été jugée sur le
fondement des droits coutumiers et s'est réglée par le payement de Dia aux familles
victimes. Non satisfaites, les victimes ont porté le litige devant la Haute Cour qui a
considéré que cette pratique coutumière encourage les familles les plus riches à des actes
de violence en toute impunité, puisqu’elles savent qu'elles ont les moyens de se payer les
Dia. La Cour a en conséquence rejugé l'affaire en tenant compte du droit étatique et a
468
Ibid à la p 40.
Ibid à la p 22.
470 Francis Deng, supra note 350 à la p 317.
471 Martina Santschi, supra note 465 à la p 48.
472 L’Article 206 du The Penal Code Act, 2008, dispose que « Murder. Whoever causes the death of another person —
(a) with the intention of causing death; or (b) knowing that death would be the probable and not only a likely
consequence of the act or of any bodily injury which the act was intended to cause, commits the offence of murder, and
upon conviction be sentenced to death or imprisonment for life, and may also be liable to a fine; provided that, if the
nearest relatives of the deceased opt for customary blood compensation, the Court may award it in lieu of death
sentence with imprisonment for a term not exceeding ten years ».
473 Marina Santschi, supra note 465 à la p 47.
469
71
imposé en sus des compensations, des peines d'emprisonnement, des amendes et des
expropriations de terres 474.
Un autre aspect des droits coutumiers en porte-à-faux par rapport au droit formel
est la pratique du lévirat475. Cette coutume considère qu'une femme reste mariée à son
défunt mari et ne peut se remarier à moins d'obtenir le divorce de ce dernier. Comme le
mort ne peut donner le divorce, les frères ou les oncles du défunt mari héritent de sa
femme et lui font des enfants qui continueront à porter le nom du mari décédé. Par
ailleurs, les hommes qui meurent sans avoir d'enfants, sont représentés par leur frère ou
leur oncle pour marier une femme en leur nom, à travers les procédures de “mariages
fantômes” et ainsi assurer la pérennité de leur progéniture. Les enfants portent dans ce
cas le nom du défunt mari476.
La pratique de la dot est aussi fortement ancrée dans les droits coutumiers du
Soudan du Sud. Elle consiste, de la part de l'homme, à offrir un montant important
d'argent, ou des vaches à la famille de sa future femme. Pour H. J. Légier, la dot constitue
un cadeau qui est fait à la famille de la future épouse pour exprimer sa gratitude pour le
départ de la femme de sa famille d'origine vers une nouvelle famille 477. En revanche, pour
Francis Deng, le problème est que le prix à payer pour obtenir une femme fait
généralement de celle-ci, une fois mariée, presqu'un titre de propriété 478. En outre, le
mariage étant une opportunité d'enrichissement, il n'est pas inhabituel de voir une famille
donner sa fille en mariage à un richissime prétendant sans son consentement 479. C’est le
cas par exemple d’Agnès Keji, une fille de treize ans qui a été proposée par sa famille en
mariage à un vieux de soixante-dix ans sans son consentement. Quand elle a refusé, son
frère l’a sévèrement blessé par sa machette pour l’y contraindre. En effet, il avait besoin
de vaches pour pouvoir marier la fille qu’il voulait 480. Dans ces mariages traditionnels,
474
Cité par Aleu Akechak Jok, Robert A. Leitch et Carrie Vanderwint, supra note 362 à la p 50.
Ibid à la p 33.
476 Ibid.
477 H. J. Légier, Les traditions africaines et les droits de l'homme, Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la
science et la culture, Division des droits de l'homme et de la paix, 1977 à la p 6, disponible en ligne sur
<http://unesdoc.unesco.org/images/0004/000467/046730FB.pdf>, coonsulté le 29 novembre 2018.
478 Francis Deng, supra note 350 à la p 314.
479
Chan Reec Madut, « customary law from the perspective of human rights », [document non publié] à la p 4, cité par
Francis Deng, supra note 350 à la p 315.
480 Robyn Dixon, « Child brides sold for cows: The price of being a girl in South Sudan », 29 juillet 2016, en ligne sur
<https://www.latimes.com/world/africa/la-fg-south-sudan-child-marriage-snap-story.html>, consulté le 29 novembre
2018.
475
72
les divorces sont très souvent difficiles à obtenir, même quand il s'agit de situations de
violence conjugale avérée481.
Par ailleurs, en matière de droit foncier, les coutumes du Soudan du Sud ont des
caractéristiques communes, malgré leur grande diversité. Les femmes n'ont pas
directement accès à la terre. Elles peuvent seulement en user à travers un parent male 482.
Ces pratiques suscitent des critiques à l'égard des normes coutumières discriminatoires à
l'égard des femmes, des jeunes et des groupes minoritaires 483. En outre, dans certaines
régions du Soudan du Sud comme au Nord de Bahr al-Ghazal par exemple, les femmes
ne peuvent participer aux débats devant les juridictions coutumières au même titre que les
hommes484. Ces normes coutumières violent ainsi plusieurs instruments internationaux de
protection des droits de la personne applicables au pays 485. En plus de ces normes, la
situation conflictuelle du Soudan du Sud se trouve aussi régie par des règles de droit
international humanitaire et coutumier. Dans le but de présenter ces règles, il convient
tout d’abord de procéder à la qualification juridique des conflits et des violations.
4. – La qualification juridique des conflits et des violations commises
Les actes commis dans la guerre civile au Soudan du Sud violent à la fois le droit
international humanitaire (DIH), le droit international des droits de la personne (DIDP) et
le droit national du pays. Nous procéderons tout d’abord à la qualification juridique des
conflits qui ont eu lieu dans le pays (4.1), avant de présenter la nature juridique des actes
perpétrés en droit international (4.2).
481
Francis Deng, supra note 350 à la p 315.
Nadarajah Shanmugaratnam, « Post-War Development and the Land Question in South Sudan », Paper presented at
the International Symposium on Resources Under Stress oragnised by the Afrasian Centre for Peace and Development,
Ryukoku University, Kyoto Japan, 23-24 February 2008 à la p 7, disponible en ligne sur
<http://southsudanhumanitarianproject.com/wp-content/uploads/sites/21/formidable/Shanmugaratnam-2008-Post-WarDevelopment-and-the-Land-Question-in-South-Sudan-1-annotated.pdf>, consulté le 30 novembre 2018.
483 Martina Santschi, supra note 465 à la p 48.
484 Ibid à la p 48.
485 Voir entre autres, la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes,
adoptée le 18 décembre 1979, GA Rés. 34/180, 34 UN GAOR Supp. (No. 46), UN Doc. A/34/46 (1980) UNTS 13,
entrée en vigueur le 3 septembre 1981; la Convention relative aux droits de l'enfant, Rés. A. G. 44/25, Annexe, 20
novembre 1989, (entrée en vigueur le 2 septembre 1990); le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux
et culturels, (1976) 943 R.T.N.U. 13 (entrée en vigueur le 23 mars 1976); le Pacte international relatif aux droits civils
et politiques, 16 décembre 1966, 999 R.T.N.U. 171 (entrée en vigueur le 23 mars 1976).
482
73
4.1. – La qualification juridique des conflits au Soudan du Sud
Les quatres Conventions de Genève du 12 août 1949486 reconnaissent deux sortes de
conflits : les conflits armés internationaux et les conflits armés non-internationaux. Tout
d’abord, il convient de définir ce qu’on entend par “conflit armé”. Selon la Chambre
d’appel du TPIY, dans sa décision du 2 octobre 1995, « un conflit armé existe chaque fois
qu'il y a recours à la force armée entre États ou un conflit armé prolongé entre les
autorités gouvernementales et des groupes armés organisés ou entre de tels groupes au
sein d'un État »487. Quant au conflit armé international, selon l’article 2 commun aux
Conventions de Genève, il concerne des « cas de guerre déclarée ou de tout autre conflit
armé surgissant entre deux ou plusieurs des Hautes Parties contractantes, même si l’état
de guerre n’est pas reconnu par l’une d’elles » 488. La jurisprudence internationale a établi,
dans l’Arrêt Tadić, qu’« [i]l est indéniable qu’un conflit armé est de caractère
international s'il oppose deux ou plusieurs États »489. Pour ce qui est du conflit armé noninternational, il a lieu seulement « sur le territoire de l’une des Hautes Parties
contractantes » 490. Selon le Protocole additionnel aux Conventions de Genève relatif à la
protection des victimes des conflits armés non-internationaux (ci-après : Protocole
additionnel II), les conflits armés non-internationaux :
se déroulent sur le territoire d'une Haute Partie contractante entre ses forces armées et des
forces armées dissidentes ou des groupes armés organisés qui, sous la conduite d'un
commandement responsable, exercent sur une partie de son territoire un contrôle tel qu'il
486 Convention (I) de Genève pour l'amélioration du sort des blessés et des malades dans les forces armées en
campagne, 12 août 1949 ouvert à signature le 12 août 1949, 6 U.S.T. 3114, T.I.A.S No. 3362, 75 U.N.T.S 31 (entrée en
vigueur le 21 octobre 1950). Convention (II) de Genève pour l'amélioration du sort des blessés, des malades et des
naufragés des forces armées sur mer, 12 août 1949, ouvert à signature le 12 août 1949, 6 U.S.T. 3217, T.I.A.S No.
3363, 75 U.N.T.S 85 (entrée en vigueur le 21 octobre 1950). Convention (III) de Genève relative au traitement des
prisonniers de guerre, 12 août 1949, ouvert à signature le 12 août 1949, 6 U.N.T.S 3316, T.IA.S, No. 3364, 75
U.N.T.S. 135 (entrée en vigueur le 21 octobre 1950). Convention (IV) de Genève relative à la protection des personnes
civiles en temps de guerre, 12 août 1949, ouvert à signature le 12 août 1949, 6 U.S.T. 3516, T.I.A.S No. 3365, 75
U.N.T.S 287 (entrée en vigueur le 21 octobre 1950).
487 Procureur c. Dusko Tadić, allias “Dule”, Arrêt relatif à l'appel de la défense concernant l'exception préjudicielle
d'incompétence, TPIY, (Chambre d’appel, Jugement du 2 octobre 1995) aux para 70. Cette définition est reprise et
établie par la jurisprudence du T.P.I.Y. Voir par exemple, Procureur c. Ljube Boškoski et Johan Tarčulovski, IT-04-82A, T.P.I.Y, (Chambre d’appel, arrêt du 19 mai 2010) au para 21 ; Procureur c. Dario Kordić et Mario Čerkez, IT-9514/2-A, T.P.I.Y, (Chambre d’appel, arrêt du 17 décembre 2004) au para 336 ; Procureur c. Kunarac et al., IT-96-23 &
IT-96-23/1-A, T.P.I.Y, (Chambre d’Appel jugement du 12 juin 2002) aux para 56. La C.P.I a aussi entériné cette
définition dans nombre de ses décisions initiales. Voir, par exemple, Le Procureur c. Lubanga Dyilo, Chambre de
première instance I, jugement No ICC-01/04-01/06 du 14 mars 2012 aux para 531 et s ; Le Procureur c. Jean-Pierre
Bemba, Chambre préliminaire II, décision N° ICC‐01/05‐01/08 du 15 juin 2009 aux para 229 et s.
488 Article 2 commun aux quatre Conventions de Genève, supra note 486.
489 Procureur c. Dusko Tadić, IT-94-1A, T.P.I.Y, (Chambre d’appel, Arrêt du 15 juillet 1999) au para 84.
490 Article 3 commun aux quatre Conventions de Genève, supra note 486.
74
leur permette de mener des opérations militaires continues et concertées et d'appliquer le
présent Protocole491.
Dans cette même veine, l’Arrêt Tadić souligne qu’il existe un conflit armé noninternational lorsqu’il y a « un conflit armé prolongé entre les autorités gouvernementales
et des groupes armés organisés ou entre de tels groupes au sein d'un État » 492. Les deux
conditions de « conflit armé prolongé » et de « groupes armés organisés » sont
cumulatives et servent « au minimum, uniquement aux fins de distinguer un conflit armé
du banditisme, d’insurrections inorganisées et de courtes durée ou d’activités terroristes,
qui ne relèvent pas du droit international humanitaire »493. Toutefois, il convient de noter
que le Statut de la CPI ainsi que la jurisprudence de la Cour ont consacré une nouvelle
évolution quant aux critères qui définissent les conflits armés non-internationaux. Dans
l’affaire Thomas Lubanga Dyilo du 14 mars 2012,
la Chambre de première instance fait observer que l’article 8-2-f du Statut [de la CPI]
exige seulement l’existence d’un conflit opposant « de manière prolongée » des « groupes
armés organisés ». À la différence du Protocole additionnel II, il n’exige pas que les
groupes armés « exercent sur une partie d[u] territoire un contrôle tel qu’il leur permette
de mener des opérations militaires continues et concertées ». Il n’est donc pas nécessaire
que l’Accusation établisse que les groupes armés en cause exerçaient un contrôle sur une
partie du territoire de l’État concerné. En outre, l’article 8-2-f n’incorpore pas l’exigence
que les groupes armés organisés soient « sous la conduite d’un commandement
responsable », telle qu’énoncée à l’article 1-1 du Protocole additionnel II. Au lieu de cela,
les « groupes armés organisés » doivent présenter un degré d’organisation suffisant pour
leur permettre de mener un conflit armé prolongé 494.
En raison de cette jurisprudence, il n’est donc pas nécessaire que le groupe armé
contrôle une partie du territoire et soit « sous la conduite d’un commandement
responsable » pour satisfaire aux conditions d’un conflit armé non-international. La
distinction entre conflit armé international et conflit armé non-international est
importante en raison du droit applicable. En effet, si le DIH s’applique dans son entièreté
aux conflits armés internationaux, seules quelques règles s’appliquent aux conflits noninternationaux495. Au regard de cette définition, les conflits qui se sont déroulé au Soudan
491
Article premier du Protocole additionnel aux conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des
victimes des conflits armés non-internationaux, June 8, 1977, 1125 U.N.T.S. 609 [Protocole additionnel II].
492 Procureur c. Dusko Tadić, allias “Dule”, Arrêt relatif à l'appel de la défense concernant l'exception préjudicielle
d'incompétence, T.P.I.Y, (Chambre d’appel, Jugement du 2 octobre 1995) aux para 70.
493
Procureur c. Dusko Tadić, IT-94-1A, T.P.I.Y, (Chambre d’appel, Arrêt du 15 juillet 1999) au para 562 ; Chambre
Africaine Extraordinaire d’Assises, Ministère Public c. Hussein Habré, Jugement du 30 mai 2016 au para 1634.
494 Procureur c. Thomas Lubanga Dyilo, CPI, Chambre de première instance I, Jugement N° : ICC-01/04-01/06, au
para 536.
495 Voir Eric David, Principes de droit des conflits armés, Bruxelles, Bruylant, 4e édition, 2008 à la p 114.
75
du Sud à partir de décembre 2013 ont eu lieu principalement sur son territoire et ont
opposé essentiellement l’APLS au M/APLS-O. De ce fait, ils sont des conflits armés noninternationationaux. La CEUASS est aussi parvenue à cette conclusion après son enquête
dans le pays lorsqu’elle a affirmé que la guerre civile était « un conflit armé noninternational entre les forces armées du Soudan du Sud et les forces armées de
l’opposition »496. Toutefois, le qualificatif de “conflit armé non-international” en tant que
catégorie juridique ne doit pas être appréhendé comme ne pouvant pas inclure une
dimension internationale. En effet, lorsqu’on observe les acteurs impliqués dans le conflit
armé, on s’aperçoit de l’implication d’autres États. Il s’agit tout d’abord de l’intervention
militaire de l’Ouganda aux côtés de l’APLS. Les troupes ougandaises de l’UPDF sont
venues en appui à l’APLS dans les combats contre le M/APLS-O notamment à Juba et à
Bor dans l’État du Jonglei497. On peut se demander si cette intervention avait pour but de
répondre aux appels au cessez-le-feu lancés par l’Union Africaine, les Nations Unies et
l’IGAD ou si elle avait pour motivation réelle de venir en aide à un allié en détresse. En
tout état de cause, l’implication de l’Ouganda a permis à l’APLS d’éviter la prise de Juba
par les troupes du M/APLS-O. Comme l’affirme l’ambassadeur de l’Ouganda au Soudan
du Sud: « if it weren’t for the UPDF deployment, there wouldn’t be talks in Addis; there
would be urban warfare for the control of Juba »498. Cependant, si le soutien de
l’Ouganda à l’APLS par des soldats au sol et par son armée de l’air a ainsi permis de
repouser les forces de l’opposition sur plusieurs fronts, il a aussi contribué à pousser
davantage Khartoum à venir en aide au M/APLS-O. Un officiel soudanais soulignait
l’animosité entre Khartoum et Kampala en affirmant que l’Ouganda était « the main
reason why Sudan could be involved alongside SPLM-IO »499. Dans ce sens,
l’organisation Conflict Armament Research soutenait dans son rapport de juin 2015 que
le Soudan livrait régulièrement des armes et des munitions au M/APLS-O500. Dans la
même veine plusieurs rapports du Centre de recherche Suisse Small Arms Survey
496
RCEUASS, supra note 203 au para 376.
International Crisis Group, supra note 3 aux pp 22-23.
498 Ibid à la p 23.
499
International Crisis group, supra note 7 à la p 21.
500
Conflict Armament Research, Weapons and ammunition airdropped to SPLA-iO Forces in South Sudan, juin 2015,
disponible
en
ligne
sur
<http://www.conflictarm.com/wpcontent/uploads/2015/06/Weapons_and_ammunition_airdropped_to_SPLA-iO_forces_in_South_Sudan.pdf>, visité le
21 novembre 2018.
497
76
documentait l’appui de Khartoum en armes et en argent aux milices et leaders locaux qui
se rebellaient contre le GoSS501.
Au regard de cette dimension internationale, le conflit armé au Soudan du Sud
pourrait être qualifié de “conflit armé internationalisé”. Mais ce qualificatif n’est pas une
catégorie juridique en droit international. Aussi, pour soutenir que ce n’est pas toute
intervention d’un État étranger qui entraîne l’internationalisation d’un conflit,
la
Chambre d’appel du TPIY a statué, dans l’affaire Tadić, que « [p]our imputer la
responsabilité d’actes commis par des groupes militaires ou paramilitaires à un État, il
faut établir que ce dernier exerce un contrôle global sur le groupe, non seulement en
l’équipant et le finançant, mais également en coordonnant ou en prêtant son concours à la
planification d’ensemble de ses activités militaires »502. Étant donné qu’un tel contrôle
global n’est pas établi au Soudan du Sud, on doit se résoudre à considérer le conflit
comme étant non-international. Une telle dénomination emporte cependant des
conséquences juridiques dans le domaine du DIH.
4.2. – La qualification juridique des actes commis dans les conflits
Les actes qui ont été perpétrés dans les conflits au Soudan du Sud se rapportent tout
d’abord aux violations des normes du DIH en tant que lex specialis applicable aux
conflits armés non-internationaux (4.2.1). Ensuite, ces actes portent sur la violation des
normes du DIDP et du droit national du Soudan du Sud (4.2.2).
4.2.1. – Les violations des normes du DIH
Les normes du DIH qui régissent les conflits au Soudan du Sud sont les normes du droit
international coutumier et du DIH se rapportant aux conflits armés non-internationaux.
Le Soudan du Sud est partie depuis 2013 aux quatre Conventions de Genève de 1949 503.
De ce fait, une des normes du DIH applicable aux conflits armés non-internationaux, et
501
Cité par Andrew S. Natsios, supra note 168.
Procureur c. Dusko Tadić, IT-94-1A, T.P.I.Y, (Chambre d’appel, Arrêt du 15 juillet 1999) au para 131. Voir aussi
Chambre Africaine Extraordinaire d’Assises, Ministère Public c. Hussein Habré, Jugement du 30 mai 2016 au para
1627.
503
Voir RCEUASS, supra note 203 au para 11. Ces instruments juridiques ont été ratifiés le 25 janvier 2013. Voir à ce
titre, International Committee of the Red Cross, « Treaties, States Parties and commentaries », disponible en ligne sur
<https://ihl-databases.icrc.org/applic/ihl/ihl.nsf/vwTreatiesByCountrySelected.xsp?xp_countrySelected=SS&nv=4>,
consulté le 19 novembre 2018.
502
77
donc opposable au Soudan du Sud, est l’article 3 commun aux quatre Conventions de
Genève. Cet article dispose que :
En cas de conflit armé ne présentant pas un caractère international et surgissant sur le
territoire de l’une des Hautes Parties contractantes, chacune des Parties au conflit sera
tenue d’appliquer au moins les dispositions suivantes:
1) Les personnes qui ne participent pas directement aux hostilités, y compris les membres de
forces armées qui ont déposé les armes et les personnes qui ont été mises hors de combat
par maladie, blessure, détention, ou pour toute autre cause, seront, en toutes
circonstances, traitées avec humanité, sans aucune distinction de caractère défavorable
basée sur la race, la couleur, la religion ou la croyance, le sexe, la naissance ou la fortune,
ou tout autre critère analogue.
À cet effet, sont et demeurent prohibées, en tout temps et en tout lieu, à l’égard des
personnes mentionnées ci-dessus:
a) Les atteintes portées à la vie et à l’intégrité corporelle, notamment le meurtre sous toutes
ses formes, les mutilations, les traitements cruels, tortures et supplices;
b) les prises d’otages;
c) les atteintes à la dignité des personnes, notamment les traitements humiliants et
dégradants;
d) les condamnations prononcées et les exécutions effectuées sans un jugement préalable,
rendu par un tribunal régulièrement constitué, assorti des garanties judiciaires reconnues
comme indispensables par les peuples civilisés.
2) Les blessés et malades seront recueillis et soignés.
Un organisme humanitaire impartial, tel que le Comité international de la Croix-Rouge,
pourra offrir ses services aux Parties au conflit.
Les Parties au conflit s’efforceront, d’autre part, de mettre en vigueur, par voie d’accords
spéciaux tout ou partie des autres dispositions de la présente Convention.
L’application des dispositions qui précèdent n’aura pas d’effet sur le statut juridique des
Parties au conflit.
En plus de l’article 3 commun, il convient d’examiner si le Protocole additionnel
II est applicable dans le contexte du Soudan du Sud. Pour ce faire, analysons l’Article 1
du Protocole qui définit son champ d’application ratione materia. Cet Article dipose
que le protocole est applicable aux conflits armés non-internationaux :
504
1.
[…] qui se déroulent sur le territoire d’une Haute Partie contractante entre ses forces
armées et des forces armées dissidentes ou des groupes armés organisés qui, sous la
conduite d’un commandement responsable, exercent sur une partie de son territoire un
contrôle tel qu’il leur permette de mener des opérations militaires continues et concertées
et d’appliquer le présent Protocole.
2.
Le présent Protocole ne s’applique pas aux situations de tensions internes, de troubles
intérieurs, comme les émeutes, les actes isolés et sporadiques de violence et autres actes
analogues, qui ne sont pas considérés comme des conflits armés504.
Article premier du Protocole additionnel II, supra note 491.
78
Au regard de cette disposition, quelle est l’interprétation du seuil pour
l’application du Protocole II au Soudan du Sud? Tout d’abord, selon l’Article, pour que le
Protocole additionnel II s’applique, il faudrait que le conflit interne oppose l’État et « des
forces armées dissidentes ou des groupes armés qui, sous la conduite d’un
commandement responsable, exercent sur une partie de son territoire un contrôle tel qu’il
leur permette de mener des opérations militaires continues et concertées ». Au regard de
l’état des violences précédemment présenté, il apparaît clairement que les combattants de
Riek Machar ont contrôlé des parties du territoire du Soudan du Sud. Toutefois, la
situation des conflits a montré que bien que Riek Machar soit le leader politique du
M/APLS-O, il ne commande pas totalement une grande partie des forces rebelles. En
effet, comme le souligne International Crisis Group, le M/APLS-O n’est pas un corps
unifié. Il émerge des divisions longtemps existantes au sein du M/APLS. De ce fait, la
chaine de commandement de Riek Machar sur les leaders des différentes unités de
l’opposition est faible505. La création du “MPLS 7” par les anciens partisans de John
Garang en tant que groupe multiethnique après qu’ils eurent été emprisonnés et libérés
par Salva Kiir, montre bien la complexité et le caractère disparate de l’opposition 506. En
outre, dans la plupart des régions du Soudan du Sud, les communautés locales armées
entrent régulièrement en conflit, non pas dans le cadre de la crise politique qui oppose
Salva Kiir et Riek Machar, mais pour défendre des intérêts locaux qui reposent sur des
griefs historiques non réglés ou sur des différends fonciers 507.
De plus, en ce qui concerne l’“Armée Blanche” qui est l’un des principaux
groupes armés de soutien à Riek Machar, des recherches effectuées par la Peace
Research Institute Oslo (PRIO) montre que celle-ci n’est pas une force unifiée. Elle est
formée de différents groupes organisés pour défendre leurs communautés Nuer. Les
jeunes sont initiés pour faire partie du groupe à partir de dix ans dans certaines régions,
alors que des hommes de la quarantaine font aussi partie du groupe 508. Les structures de
mobilisation qui existaient depuis des générations ont été cependant transformées par
l’économie politique de la seconde guerre civile et de la période post-AGP 509. Dans ce
505
International Crisis Group, supra note 3 à la p 8.
Ibid à la p 13.
507 Ibid à la p 8.
508 Ingrid Marie Breidlid et Michael J. Arensen, supra note 162 aux pp 4-6.
509 Ibid.
506
79
contexte, les leaders Nuer ont mobilisé et armé l’“Armée Blanche” à travers
l’instrumentalisation de l’identité et de la communauté, contribuant, ce faisant, à
l’accroissement de la militarisation et du morcèlement des communautés Nuer 510. Chaque
groupe de l’“Armée Blanche” est dirigé par un leader (kuaar burnam) choisi par les
membres. La chaine de commandement et la coordination du groupe est très efficiente
dans cette structure communautaire 511. Toutefois, bien que l’“Armée Blanche” coopère
avec les forces de l’opposition (M/APLS-O) connues aussi sous le nom de l’“Armée
Noire” (“Black Army”), elles ont des chaines de commandement différentes 512. L’“Armée
Blanche” possède ses propres armes et est mobilisable très rapidement pour combattre
sous les ordres du kuaar burnam513. Elle n’est donc une armée que par le nom. Comme le
soutient Mohamed Babiker, les membres ne sont pas soldats mais des civils qui possèdent
des armes. La différence se trouve dans la discipline et dans la motivation, souligne-til514.
Au regard de la structure des groupes armés ci-dessus présentés et leurs
motivations diverses dans les conflits, on peut soutenir que le commandement de Riek
Machar sur ces forces est faible. Le témoignage donné à la CEUASS par le gouverneur
de l’État du Jonglei confirme cet état de fait :
Les membres de l’“Armée blanche” ne sont pas des soldats, ils sont des personnes
mobilisées de leurs propres maisons avec leurs propres fusils. Riek a commis une erreur,
vous ne pouvez mobiliser des personnes qui ne sont sous aucun commandement, parce
que vous ne pouvez les contrôler. Le commandement de l’“Armée blanche” ne s’appelle
pas un commandement. Ils s’organisent quand ils sont dans leurs propres maisons. Ils ne
tombent sous aucun commandement comme les soldats. Quand ils sont en action, ils ont
un chef. Chaque clan a son chef. Quand ils sont en combat, ils ne tombent pas sous un
commandement unique515.
Au regard de ces faits, peut-on en conclure que le Protocole additionnel II ne
serait pas applicable au Soudan du Sud ? Tout d’abord il convient de noter que la
question de l’interprétation du seuil pour l’application du Protocole a donné lieu à des
510
Ibid.
Ibid.
512 Ibid.
513
Ibid.
514
Mohamed Babiker, « South Sudan’s hybride court: The challenge of redressing victims of international crimes »,
dans Steven C. Roach et Derrick K. Hudson (éds.), The Challenge of Governance in South Sudan: Corruption,
Peacebuilding, and Foreign Intervention, Routledge, 2019 à la p 153.
515 RCEUASS, supra note 203 au para 516. Voir aussi Ibid à la p 153.
511
80
divergences de vues lors de la Conférence diplomatique sur la réaffirmation et le
développement du droit international humanitaire applicable dans les conflits armés
Genève (1974- 1977)516. Mais, il est clairement établi que le Protocole s’applique à des
situations de conflits armés dont le degré d’intensité dépasse celui de l’Article 3
commun517. Ainsi, en ce qui concerne le commandement, la position du Comité
international de la Croix Rouge soutenait que même s’il implique un certain degré
d’organisation, il ne nécessite pas une organisation hiérarchique comme dans une armée
régulière. Il signifie simplement la capacité d’entreprendre des opérations continues et
d’imposer une certaine discipline518. En outre, un commandement total des groupes armés
n’est pas nécessaire, il suffit qu’il y ait une certaine stabilité dans le contrôle d’une partie
du territoire519. De ce fait, le caractère disparate des groupes armés et le peu de
commandement que Rieck Machar avait sur eux ne sont donc pas suffisants pour exclure
l’applicabilité du Protocole additionnel II. Un autre critère de l’Article 1(1) qui pourrait
être le plus important est celui de la capacité à mener des « opérations militaires
continues et concertées ». En déterminant l’applicabilité du Protocole dans la situation du
Rwanda, le TPIR, a souligné dans l’affaire Akajesu que :
[l]es forces armées opposées au gouvernement doivent agir sous la conduite d’un
commandement responsable, ce qui suppose un degré d’organisation au sein du groupe
armé ou des forces armées dissidentes. Ce degré d’organisation doit être de nature à
permettre au groupe armé ou aux forces dissidentes de planifier et de mener des
opérations concertées, et d’imposer la discipline au nom d’une autorité de facto. En outre,
ces forces armées doivent être capables de contrôler une partie suffisante du territoire
pour mener des opérations militaires continues et concertées et d’appliquer le Protocole
additionnel II. Par définition, les opérations doivent être continues et planifiées. Le
territoire sous leur contrôle est d’ordinaire celui qui a échappé au contrôle des forces
gouvernementales520.
Ces propos indiquent que pour satisfaire le critère des « opérations militaires
continues et concertées », un certain niveau élevé d’intensité des hostilités est nécessaire.
516
Voir sur la question Official Records of the Diplomatic Conference on the Reaffirmation and Development of
International Humanitarian Law Applicable in Armed Conflicts, Geneva (1974–1977); vols. 1–14; Berne, Federal
Political Department, 1978. Pour une analyse des points de vue, voir Anthony Cullen, The Concept of NonInternational Armed Conflict in International Humanitarian Law, Cambridge, Cambridge University Press, 2010 aux
pp 62-114.
517 Anthony Cullen, supra note 516 à la p 102.
518
International Committee of the Red Cross, Commentary on the Geneva Conventions I, II, III, IV of 12 August 1949,
vols. 1–4, Geneva, ICRC, 1995 à la p 1352 au para 4463.
519 Ibid aux pp 1352-1353 au para 4467.
520 Procureur c. Akajesu, ICTR-96-4-T, T.P.I.R, (Chambre de première instance, Jugement du 2 septembre 1998) au
para 626.
81
Des « opérations militaires continues et concertées » excluent ainsi la situation des
conflits armés de faible intensité521. Étant donné que les conflits qui se sont déroulés au
Soudan du Sud ont connu une intensité telle qu’ils étaient une “guerre civile” 522, on peut
conclure qu’en plus de l’Article 3 commun, le Protocole additionnel II s’applique dans ce
contexte. Le rapport du Secrétaire Général des Nations Unies sur les règles humanitaires
minimales va dans ce sens lorsqu’il soutient que le « double critère [défini à l’Article
1(1)(2)] semblerait limiter l'application du Protocole II aux situations de guerre civile ou
de quasi-guerre civile et il est certain que peu de gouvernements sont disposés à admettre
que le Protocole s'applique dans des situations moins graves »523. Il convient toutefois de
souligner que bien que l’application de la disposition de l’Article 1(1) du Protocole n’est
pas une question discrétionnaire laissée à la volonté des parties aux conflits, les
conditions qui y sont définies peuvent donner lieu à diverses interprétations524. Les États
refusent généralement l’applicabilité du Protocole dans des conflits internes, car cela
signifierait implicitement qu’ils ont perdu le contrôle effectif d’une partie du territoire
national525. Mais, en évaluant l’applicabilité du Protocole additionnel II, il est essentiel de
garder à l’esprit son objectif qui est « d'assurer une meilleure protection aux victimes […]
[des] conflits armés » 526. Étant donné le grand nombre des victimes des conflits postdécembre 2013 au Soudan du Sud, le but du Protocole justifie davantage son applicabilité
à ce contexte. Ceci s’inscrit dans la même veine que la conclusion de la CEUASS selon
laquelle le contexte du Soudan du Sud satisfait les conditions d’application du Protocole
additionnel II527.
Ainsi, au regard des violences qui ont eu lieu dans le pays à partir du 15 décembre
2013, plusieurs crimes internationaux tels que le génocide, les crimes contre l’humanité,
les crimes de guerre et d’autres violations graves de l’Article 3 commun du Protocole
additionnel II pourraient avoir été perpétrés. Pour ce qui est du crime de génocide, selon
521
Anthony Cullen, supra note 516 à la p 105.
Voir par exemple, International Crisis Group, supra note 3.
523 Commission des droits de l’homme, Règles humanitaires minimales : Rapport analytique soumis par le Secrétaire
général en application de la résolution 1997/21 de la Commission des droits de l'homme, Rés. 1997/21, UN Doc.
E/CN.4/1998/87, 5 Janvier 1998 au para 79.
524 Anthony Cullen, supra note 516 à la p 105. Voir par exemple Mohamed Babiker, supra note 514 à la p 153, qui
soutient que la seule disposition du DIH positif qui s’applique au contexte du Soudan du Sud est l’article 3 commun
aux quatre Conventions de Genève.
525 Anthony Cullen, supra note 516 à la p 105 à la p 110.
526 Voir Protocole additionnel II, supra note 491, au préambule. Voir aussi Ibid à la p 112.
527 RCEUASS, supra note 203 au para 377.
522
82
l’article II de la Convention sur la prévention et la répression du crime de génocide du 9
décembre 1948, un acte est punissable sous ce qualificatif lorsqu’il est « commis dans
l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou
religieux, comme tel » 528. Au vu de cette définition, la jurisprudence en matière pénale
internationale soutient que pour que le génocide soit commis, la réunion de deux
éléments constitutifs est requise : il faut, d’une part, un élément matériel ou objectif ou
actus reus qui prend la forme : a) d’un meurtre; b) d’une atteinte grave à l’intégrité
physique ou mentale; c) de la soumission intentionnelle d’un groupe à des conditions
d’existence devant entraîner sa destruction physique; d) de mesures visant à entraver les
naissances au sein du groupe; ou e) du transfert forcé d’enfants du groupe à un autre
groupe. Le Projet de Statut du THSS ajoute un autre élément matériel à savoir des actes
de viol ou toute autre forme de violence sexuelle 529. Ceci traduit une évolution positive
intervenue depuis l’affaire Akayesu qui a élevé le viol au rang des actes génocidaires dans
le contexte du Rwanda530. D’autre part, il faut un élément subjectif ou mens rea qui se
manifeste par l’intention de détruire en tout ou en partie un groupe national, ethnique,
racial ou religieux, comme tel531. Cette intention est un dol criminel aggravé ou dol
spécial : elle suppose que l’auteur ait intentionnellement voulu que les actes prohibés
entraînent la destruction, en tout ou en partie, du groupe comme tel, et ait compris que ses
actes pourraient conduire à la destruction, en tout ou en partie, du groupe comme tel 532.
Cette intention fait en sorte que l'auteur du crime vise sa victime en se fondant
spécialement sur son appartenance au groupe 533. Selon la jurisprudence internationale,
528
Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, 9 décembre 1948,78 R.T.N.U. 277, R.T. Cano
1949 no 27 (entrée en vigueur le 12 janvier 1951), article II. Statut de la C.P.I, supra note 13, Article 6. Voir aussi
l’Article 2 du Projet de Statut du THSS.
529 Projet de Statut du THSS, Article 2 qui dispose que : « For the purposes of this Statute, “genocide” means any of the
following acts committed with intent to destroy, in whole or in part, a national, ethnical, racial or religious group, as
such: a) Killing members of the group; b) Causing serious bodily or mental harm to members of the group; c)
Deliberately inflicting on the group conditions of life calculated to bring about its physical destruction in whole or in
part; d) Imposing measures intended to prevent births within the group; e) Forcibly transferring children of the group to
another group; and f) Acts of rape or any other form of sexual violence ».
530 Procureur c. Akajesu, ICTR-96-4-T, T.P.I.R, (Chambre de première instance, Jugement du 2 septembre 1998) aux
para 690-734.
531 Procureur c. Radislav Krstić, IT-98-33, T.P.I.Y, (Chambre de première instance, Jugement du 2 août 2001) aux para
542-544.
532 Rapport de la Commission Internationale d'enquête sur le Darfour au Secrétariat général des Nations Unies du 25
janvier 2005, UN Doc. S/2005/60 [Rapport sur le Darfour] au para 491. Procureur c. Jelisić IT-95-10-A, T.P.I.Y,
(Chambre d'appel, Jugement du 5 juillet 2001) au para 49.
533Procureur c. Niyitegeka, ICTR-96-14-A, T.P.I.R, (Chambre d'appel, Jugement du 9 juillet 2004) au para 47 et s.
Procureur c. Akajesu, ICTR-96-4-T, T.P.I.R, (Chambre de première instance, Jugement du 2 septembre 1998) aux para
521 et s.
83
l'intention de détruire le groupe en partie, doit se comprendre comme l'intention de
détruire un nombre considérable d'individus 534 ou une partie substantielle du groupe535.
Pour le TPIY, « [l]a partie du groupe visée sera considérée substantielle soit parce qu’elle
concerne une forte proportion du groupe en question, soit parce qu’elle cherche à
atteindre les membres les plus représentatifs de la communauté visée » 536. L'intention
génocidaire peut ainsi porter sur les membres d'un groupe large vivant dans une place
déterminée537. Il n'est pas non plus nécessaire que l'auteur ait planifié au préalable son
acte, il suffit que l'intention destructrice soit présente au moment de l'exécution de l'acte
criminel538. En théorie, le génocide peut être constaté sur la base d'un acte ponctuel 539. On
peut aussi retenir comme preuve de l'intention, l'attitude calomnieuse de l'auteur par
rapport au groupe victime, le projet de créer un État ethniquement homogène, le viol
systématique des femmes appartenant au groupe visé, l'existence d'un plan ou d'une
politique systématiquement dirigée contre le groupe540. Au regard de ces éléments, le
crime de génocide a-t-il été commis dans les conflits au Soudan du Sud?
Pour répondre à cette question, il convient d’analyser les éléments constitutifs du
crime de génocide. Tout d’abord, la question se pose de savoir si les communautés
ethniques victimes d’attaques et de meurtres constituent objectivement, comme l’a adopté
le TPIR dans le contexte du Rwanda 541, des groupes protégés au sens de la Convention
534Procureur
c. Kayishema et Ruzindana, ICTR-95-1-T, T.P.I.R., (Chambre de première instance, Jugement du 21 mai
1999) au para 97.
535Voir Rapport sur le Darfour, supra note 532 au para 492. Procureur c. Jelisić, IT-95-10, T.P.I.Y, (Chambre de
première instance, Jugement du 14 décembre 1999) au para 82 ; Procureur c. Bagilishema, ICTR-95-1A-T, T.P.I.R,
(Chambre de première instance, Jugement du 7 juin 2001) au para 64. Pour Benjamin Whitaker, Revised and Updated
Report on the Question of the Prevention and Punishment of the Crime of Genocide, E/CN.4/Sub.2/1985/6 (1985) au
para 29, l'expression "en partie" renvoie à « une proportion raisonnablement forte du groupe ou une fraction
représentative du groupe, telle que ses dirigeants ».
536 Procureur c. Jelisić, IT-95-10, T.P.I.Y, (Chambre de première instance, Jugement du 14 décembre 1999) au para 82.
537Procureur c. Jelisić, IT-95-10, T.P.I.Y, (Chambre de première instance, Jugement du 14 décembre 1999) au para 83.
Procureur c. Krstić IT-98-33-T, (Chambre de première instance, Jugement du 2 août 2001) au para 590. Pour un point
de vue critique, on peut consulter Claus Kress, « The Crime of Genocide under International Law », (2006) 6
International Criminal Law Review 461 aux pp 489 et s.
538Procureur c. Krstić IT-98-33-T, T.P.I.Y, (Chambre de première instance, Jugement du 2 août 2001) au para 572. Un
point de vue contraire a été toutefois adopté entre autres dans Procureur c. Kayishema et Ruzindana, ICTR-95-1-T,
T.P.I.R, (Chambre de première instance, Jugement du 21 mai 1999) au para 91.
539 Vincent Chetail, « La banalité du mal de Dachau au Darfour : Réflexion sur l’évolution du concept de génocide
depuis 1945 », (2007) 131 Relations internationales 49 à la p 54.
540 Anne-Marie La Rosa, Juridictions pénales internationales, la procédure et la preuve, Paris, PUF, 2003 à la p 415.
541 Dans Procureur c. Akajesu, ICTR-96-4-T, T.P.I.R, (Chambre de première instance, Jugement du 2 septembre 1998)
au para 513, le Tribunal a défini le groupe ethnique comme « un groupe dont les membres partagent une langue ou une
culture commune ». En outre, dans l’affaire au Le Procureur c. Clément Kayishema et Obed Ruzindana, ICTR-95-1T,
TPIR (Chambre de première instance II, Jugement du 21 mai 1999) au para 98, le Tribunal a soutenu que « [u]n groupe
ethnique se définit comme un groupe dont les membres ont en un commun une langue et une culture ; ou un groupe qui
se distingue comme tel (auto-identification) ; ou un groupe reconnu comme tel par d’autres, y compris les auteurs des
84
sur le génocide? Les communautés Nuer et Dinka qui se sont attaquées réciproquement
sont considérées par des auteurs comme constituant originellement le même groupe
ethnique542. Ils se ressemblent sur les plans culturels et linguistiques et auraient
historiquement le même ancêtre 543. En outre, les mariages entre les membres de ces
communautés sont courants544. Mais même si les deux communautés sont des éléveurs de
bétails, elles ont cependant une différence principale qui réside dans le fait que les lignées
des Nuer sont segmentaires et pyramidales tandis que les alliances chez les Dinka sont
des agrégats temporaires et changeant sans la hiérarchie des Nuer 545. Toutefois, au-delà
de ces critères objectifs qui indiquent une origine commune et une ressemblance entre les
deux groupes, à l’image de la jurisprudence du TPIY dans le contexte de l’exYougoslavie546, peut-on subjectivement les considérer comme des groupes distincts? Il
faut souligner qu’au fil du temps, les Nuer et les Dinka se sont perçus comme étant
distincts. Les tensions et rivalités historiques entre les deux communautés 547 et la
polarisation politique autour de Salva Kiir et Rieck Machar ont contribué à la formation
d’identités distinctes entre les deux communautés. Pour ces raisons, on peut soutenir
qu’elles constituent des groupes protégés au sens de la Convention sur le génocide.
Comme il a été démontré ci-dessus, les éléments matériels pouvant constituer
l’actus reus du crime de génocide existent dans le contexte des conflits au Soudan du
Sud. Il s’agit en l’occurrence des attaques systémiques contre les membres de ces
communautés, les meurtres, les viols, les déplacements forcés, etc. La question difficile
comme dans toute situation où on soupçonne un génocide c’est d’en établir l’élément
crimes (identification par des tiers) ».
542 Voir, entre autres, Peter J. Newcomer, supra note 74; H. C. Jackson, supra note 74 à la p 70; Edward Evan EvansPritchard, Ethnological Survey of the Sudan, dans J. A. de C. Hamilton (éd.), The Anglo-Egyptian Sudan from within,
London, Faber & Faber, 1935 à la p 89.
543 Robert O. Collins, supra note 75 à la p 9.
544 P. P. Howell, supra note 76 à la p 7.
545
Maurice Glickman, « The Nuer and the Dinka: A Further Note », (1972) 7:4 Man New Series 586; Aidan Southall, «
Nuer and Dinka Are People: Ecology, Ethnicity and Logical Possibility », (1976) 11:4 Man New Series 463.
546 Par exemple, dans l’affaire Procureur c. Jelisić, IT-95-10, T.P.I.Y, (Chambre de première instance, Jugement du 14
décembre 1999) au para 70, le Tribunal soulignait que « [s]i la détermination objective d’un groupe religieux est encore
possible, tenter aujourd’hui de définir un groupe national, ethnique ou racial à partir de critères objectifs et
scientifiquement non contestables serait un exercice à la fois périlleux et dont le résultat ne correspondrait pas
nécessairement à la perception des personnes concernées par cette catégorisation ». En outre, dans l’affaire le
Prosecutor c. Brđanin, IT-99-36-T, T.P.I.Y, (Chambre de première instance II, Jugement du 1er September 2004) au
para 683, le T.P.I.Y déclarait que « [c]onformément à la jurisprudence du Tribunal, on peut identifier le groupe visé en
ayant recours au critère subjectif de la stigmatisation du groupe, notamment par les auteurs du crime, du fait de la
perception qu’ils ont de ses traits nationaux, ethniques, raciaux ou religieux. La victime peut elle-même, dans certains
cas, se considérer comme appartenant audit groupe »
547 Paul W. Gore, supra note 69 à la p 5. Douglas H. Johnson, supra note 70.
85
moral. Caractérisé par un dolus specialis, le génocide est en effet un crime assez difficile
à démontrer548. Il se présente dès lors comme une véritable « prova diabolica »549 devant
les juridictions pénales internationales. De ce fait, ces juridictions ont considéré les «
plans » ou les « politiques » comme étant le plus important indicateur de la commission
du crime de génocide. Ainsi, dans l’affaire Procureur c. Jelisić, le TPIY soutenait que «
lorsqu’il s’agit d’établir une intention spécifique, l’existence d’un plan ou d’une politique
peut, dans la plupart des cas, avoir son importance. Les éléments de preuve peuvent ne
pas exclure ou peuvent même établir cette existence, laquelle peut, à son tour, aider à
prouver le crime »550. De ce fait, sans plan génocidaire, les affaires devant les juridictions
pénales internationales, comme l’affaire Jelisić par exemple, ont très souvent échoué 551.
Pour prouver l’intention génocidaire, les tribunaux pénaux internationaux ad hoc ont pris
en compte des circonstances spécifiques telles que le nombre de victimes, le choix des
victimes en raison de leur appartenance au groupe cible 552, la planification, les actes et les
propos tenus par les auteurs des crimes553, et la destruction de certains objets symboliques
tels que les institutions culturelles, les monuments, les sites religieux et les maisons 554.
Toutefois, le Statut de la CPI ainsi que la jurisprudence de la Cour ont consacré une
évolution substantielle quant au plan ou à la politique génocidaire requis pour conclure à
l’existence de l’élément intentionnel nécessaire à la constitution du crime de génocide.
Dans dans Al Bachir du 4 mars 2009, la majorité des juges ont souligné que :
la définition du crime de génocide énoncée à l’article 6 du Statut est la même que celle
qui est exposée à l’article II de la Convention sur le génocide et que les Éléments des
crimes la développent, notamment en exigeant un élément contextuel [à savoir une
politique ou un plan génocidaire]555.
548 Cour pénale internationale, Chambre préliminaire I, Situation au Darfour (Soudan) affaire le Procureur c. Omar
Hassan Ahmad Al Bashir (« Omar Al Bashir »), No ICC‐02/05‐01/09, 4 mars 2009 au para 147 et s.
549
Terme emprunté à Anne-Marie La Rosa, supra note 538 à la p 415.
550 Procureur c. Jelisić IT-95-10-A, T.P.I.Y., (Chambre d'appel, Jugement du 5 juillet 2001) au para 48. Voir aussi
Procureur c. Krstić IT-98-33-T, (Chambre de première instance, Jugement du 2 août 2001) au para 572 ; Procureur c.
Clement Kayishema et Obed Ruzindana, IT-95-1-A, T.P.I.R., (Chambre d’appel, Jugement du 1er juin 2001) au para
138 et s.
551 Procureur c. Jelisić IT-95-10-A, T.P.I.Y., (Chambre d'appel, Jugement du 5 juillet 2001) au para 48 et s. Voir aussi
Nina H.B. Jørgensen, « The Definition of Genocide, Joining the Dots in the Light of Recent Practice », (2001)
International criminal Law Review 285 à la p 297 et s.
552
Procureur c. Jelisić IT-95-10-A, T.P.I.Y., (Chambre d'appel, Jugement du 5 juillet 2001) au para 47 et s.
553
Procureur c. Popović IT-05-88-T, (Chambre de première instance II, Jugement du 10 juin 2010) au para 1175 et s.
554 Procureur c. Krstić IT-98-33-A, T.P.I.Y., (Chambre d’Appel, Arrêt du 19 avril 2004) au para 33 et s.
555 Cour pénale internationale, Chambre préliminaire I, Situation au Darfour (Soudan) affaire le Procureur c. Omar
Hassan Ahmad Al Bashir (« Omar Al Bashir »), No ICC‐02/05‐01/09, 4 mars 2009 au para 121.
86
Dans le cas du Soudan du Sud qui nous concerne, certains des actes commis et
relevés ci-dessus pourraient dénoter une intention génocidaire. C’est par exemple le fait
de massacrer sélectivement les Nuer après avoir ciblé leurs domiciles dans les quartiers
de Juba. Toutefois, d’autres éléments tendent à nier cette intention génocidaire. Il s’agit
du fait que dans les États de l’Équatoria, les Nuer étaient sommés de sortir de leur
résidence en laissant les femmes à l’intérieur. C’est seulement ceux qui résistaient qui
étaient tués, tandis que ceux qui sortaient étaient liés ensemble par leurs vêtements. Ils
devaient ensuite lever les mains en signe d’abandon et marcher pendant qu’ils sont
insultés par les membres de la communauté Dinka556. En outre, lorsque les forces de
sécurité Dinka de Salva Kiir torturaient les Nuer, elles leur demandaient des informations
sur le lieu où se cache Riek Machar, en les menaçant sur les ambitions présidentielles de
ce dernier557. Tout ceci semble indiquer que l’intention première n’était pas de détruire en
tout ou en partie les Nuer de Juba, mais de les humilier et surtout d’empêcher qu’ils
soutiennent les projets politiques de Machar. De plus, lors des actes de vengeance de
l’“Armée blanche” à Bor dans l’État du Jonglei, le 19 décembre, celle-ci a attaqué la
population civile, indépendamment des nationalités, mais en ciblant principalement les
Dinka558. Ces attaques généralisées semblent indiquer que l’objectif de l’“Armée
blanche” était de se venger des Dinka et de leurs alliés sans nécessairement avoir
l’intention de les détruire en tout ou en partie. Un autre élément qui tend à soutenir
l’absence d’intention génocidaire de la part des forces gouvernementales est que dans
l’État de l’Unité, par exemple, elles ont mené des attaques contre les villes et les villages
en les brulant et obligeant les populations à fuir 559. C’est dire donc que les civils qui
survivaient aux attaques n’étaient pas purement et simplement exécutées afin d’éliminer
les communautés qui y étaient présentes.
En conclusion, nonobstant la présence de certains éléments objectifs du crime de
génocide dans les conflits du Soudan du Sud, en raison des développements précédents,
nous ne sommes pas à mesure d’affirmer que les forces gouvernementales ou les groupes
rebelles alliés à Machar avaient un plan ou une politique génocidaire de destruction en
556
A Human Rights Report, supra note 273 à la p 21.
Human Rights Watch, supra note 207 à la p 27.
558 South Sudan Human Rights Commission, supra note 265 à la p 5.
559 Human Rights Watch, supra note 207 à la p 57.
557
87
tout ou en partie des groupes ethniques ciblés. C’est aussi la conclusion à laquelle la
CEUASS a abouti560. Néanmoins, il est souhaitable qu’une entité beaucoup plus outillée
et habilitée à le faire comme le futur THSS s’y penche de manière plus approfondie afin
de nous éclairer davantage sur la question. Ce souci se trouve en outre justifié par le fait
que certaines personalités soit craignaient déjà le risque de génocide soit simplement
affirment qu’il a été consommé. Ainsi, dans sa visite au Soudan du Sud en novembre
2016, le Rapporteur Spécial des Nations sur la prévention du crime de génocide
soulignait que « I am dismayed to report that what I have seen and heard here has
confirmed my concerns that there is a strong risk of violence escalating along ethnic
lines, with the potential for genocide »561. De plus, dans un article de presse du 12 avril
2017, la Secrétaire d’État britannique pour le développement international, Priti Patel,
soulignait que « [t]he killings and other atrocities going on in South Sudan amount to a
genocide […] It is tribal, it is absolutely tribal, so on that basis it is genocide » 562.
Les crimes contre l’humanité se rapportent à des actes comme le meurtre,
l’extermination, la déportation ou le transfert forcé, la disparition forcée, la torture,
commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute
population civile563. C’est dire donc que les crimes contre l’humanité sont constitués
lorsqu’un des éléments matériels définis à l’Article 3 du Projet de Statut du THSS ou
l’Article 7(1) du Statut de la CPI est commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou
systématique lancée contre toute population civile. Cet élément contextuel ainsi que les
éléments matériels font parti de l’élément mental des crimes contre l’humanité564.
L’expression « population civile » renvoie à tout groupe humain « indépendamment de
toute condition de nationalité́ , d’appartenance ethnique ou d’autres attributs distinctifs
»565. Celle-ci est protégée tant en temps de paix qu’en temps de conflit armé566. Le critère
La CEUASS est parvenue à la conclusion qu’elle « n’a pas de motifs raisonnables de croire que le génocide a été
commis au cours du conflit qui a éclaté le 15 décembre 2013 ». Voir sur ce point RCEUASS, supra note 203 au para
805.
561 Adama Dieng, « Risk of ‘outright ethnic war’ and genocide in South Sudan, UN envoy warns », disponible en ligne
sur
<https://news.un.org/en/story/2016/11/545172-risk-outright-ethnic-war-and-genocide-south-sudan-un-envoywarns>, consulté le 23 novembre 2018.
562 Voir Elias Biryabarema, « UK says killings in South Sudan conflict amount to genocide », Reuters, 12 avril 2017,
disponible en ligne sur <https://www.reuters.com/article/us-southsudan-war/uk-says-killings-in-south-sudan-conflictamount-to-genocide-idUSKBN17E2TF>, consulté le 5 décembre 2018.
563
Projet de Statut du THSS Article 3. Voir aussi le Statut de la C.P.I, supra note 13 Article 7(1).
564 Gerhard Werle et Florian Jessberger, Principles of International Criminal Law, Oxford, Oxford University Press,
Troisième édition, 2014 à la p 333.
565 Procureur c. Germain Katanga et Mathieu Ngudjolo Chui, C.P.I, Chambre préliminaire I, Jugement N° : ICC‐
560
88
de l’« attaque généralisée » décrit un élément quantitatif dans la cible visée par la
violence567. Le critère de l’« attaque systématique » se réfère à la nature qualitative de la
violence, c’est-à-dire, au fait que les actes accomplis ont requis un certain degré
d’organisation et de planification 568. Du fait qu’ils sont dirigés contre les populations
civiles en mettant en cause leur humanité, les crimes contre l’humanité affectent non pas
seulement la victime individuelle immmédiate mais aussi la communauté internationale
dans son entièreté569.
L’article 7(2)(a) du Statut de la CPI requiert que l’attaque généralisée ou
systématique contre la population civile soit conduite « en application ou dans la pousuite
de la politique d’un État ou d’une organisation ayant pour but une telle attaque » 570. La
CEUASS s’est située dans cette veine en soutenant qu’un des critères principaux des
crimes contre l’humanité en droit international est qu’ils doivent être accomplis «
conformément à la politique d’un État ou d’une organisation » 571. Cependant, s’il faut
reconnaître que les commentaires de la Commission du droit international (CDI) sur le
Projet de Code de 1996572 et les Tribunaux pénaux internationaux ad hoc573 exigeaient
l’existence d’un « plan » ou d’une « politique » pour que le crime contre l’humanité soit
01/04‐01/07 du 30 septembre 2008 au para 399.
566 Gerhard Werle et Florian Jessberger, supra note 564 à la p 335.
567 Murielle Delmas-Marty, « Violence and Massacres – Towards a Criminal Law of Inhumanity », 7 (2009) Journal of
International Criminal Justice 5 à la p 6.
568 Helmut Satzger, International and European Criminal Law, München, Oxford, C.H. Beck, Hart, Nomos, 2012, § 14
au para 35. Gerhard Werle et Florian Jessberger, supra note 564 à la p 340.
569 Procureur c. Dranzen Erdemovic, T.P.I.Y, (Chambre d’Appel, Arrêt du 7 octobre 1997), Opinion individuelle
présentée conjointement par Madame le Juge McDonald et Monsieur le Juge Vohrah au para 21.
570 Voir aussi Cour pénale internationale, Chambre préliminaire II, Procureur c. Ruto et al. Jugement N° : ICC-01/0901/11 du 23 janvier 2012, au para 163, dans lequel la Cour a souligné qu’au regard des « articles 7-1 et 7-2-a du Statut
et sur la base des Éléments des crimes, tous les crimes contre l’humanité doivent réunir les éléments contextuels
suivants : i) une attaque a été lancée contre la population civile ; ii) l’attaque en question était généralisée ou
systématique ; et iii) l’attaque a été menée en application ou dans la poursuite de la politique d’un État ou d’une
organisation ayant pour but une telle attaque ». La Cour a affirmé par ailleurs, au para 210, « qu’une attaque «
planifiée, dirigée ou organisée », par opposition à une attaque « constituée d’actes [...] spontanés ou isolés », satisfait à
la condition attachée à l’existence d’une politique. La mise en œuvre d’une politique peut prendre la forme d’une
abstention délibérée d’agir, par laquelle on entend consciemment encourager une telle attaque ». Pour une analyse
critique de ce critère, voir, par exemple, Machtel Boot, Genocide, Crimes Against Humanity, War Crimes, Antwerp,
Belgium Intersentia Publishers, 2002 aux pp 481 et s ; Phylilis Hwang, « Defining Crimes Against Humanity in the
Rome Statute of the International Criminal Court », 22 (1998) Fordham International Law Journal 457 aux pp 502 et s.
571 RCEUASS, supra note 203 au para 378.
572 Projet de Code de 1996, Commentaire sur l’Article 18 au para 3 qui explique que « les actes inhumains doivent
avoir été commis d'une manière systématique, c'est-à-dire en application d'un plan ou d'une politique préconçus ». Voir
Gerhard Werle et Florian Jessberger, supra note 564 à la p 341.
573
Procureur c. Akajesu, ICTR-96-4-T, T.P.I.R, (Chambre de première instance, Jugement du 2 septembre 1998) au
para 580 soulignait que « there must however be some kind of preconceived plan or policy ». Procureur c. Tadić, IT94-1-T, T.P.I.Y, (Chambre de première instance, Jugement du 7 mai 1997) au para 648 qui affirmait qu’il devrait y
avoir a « pattern or methodological plan ».
89
constitué, la Chambre d’appel du TPIY a abandonné ce critère dans l’affaire Kunarac et
al lorsqu’elle a affirmé que « [c]ontrairement à ce qu’en disent les Appelants, il n’est pas
nécessaire que l’attaque ou les actes des accusés soient le fruit d’une « politique » ou
d’un « plan » quelconque », et que « [r]ien, dans le Statut ou le droit international
coutumier tel qu’il existait à l’époque des faits allégués, n’exige la preuve de l’existence
d’un plan ou d’une politique visant à la perpétration de ces crimes » 574. Depuis lors, la
jurisprudence des Tribunaux pénaux internationaux ad hoc a confirmé ce critère, tout en
précisant que les plans et les politiques peuvent être considérés pour rendre compte du
caractère généralisé ou systématique des attaques 575. C’est probablement à la lumière de
cette évolution juriusprudentielle que l’on peut remarquer que l’Article 3 du Projet de
Statut du THSS ne mentionne pas la « politique » ou le « plan » dans sa définition des
crimes contre l’humanité, faussant ainsi la compagnie au Statut de Rome dont il s’est
pourtant largement inspiré outre mesure. Au regard des éléments constitutifs des crimes
contre l’humanité, peut-on conclure que ces crimes ont été commis au Soudan du Sud?
Nous soutenons que si on se fonde sur la jurisprudence de la CPI, les attaques massives
généralisées et systématiques contre les populations civiles en raison de leur
appartenance ethnique notamment dans les villes de Juba, de Bor, de Rubkona, de
Malakal et dans de nombreux villages 576 remplissent les conditions des crimes contre
l’humanité. Ces attaques et meutres ont été planifiées puis exécutées méthodiquement.
Procureur c. Kunarac et al., IT-96-23 & IT-96-23/1-A, T.P.I.Y, (Chambre d’Appel jugement du 12 juin 2002) au
para 98.
575 Voir, par exemple, Procureur c. Krstić IT-98-33-A, T.P.I.Y, (Chambre d’Appel, Arrêt du 19 avril 2004) au para
225 : « [d]e même, la Chambre d’appel a rejeté l’argument selon lequel les crimes contre l’humanité (et donc
l’extermination) exigeraient la preuve de l’existence d’un plan ou d’une politique visant à la perpétration de ces crimes.
L’existence d’un tel plan ou d’une telle politique peut avoir son importance pour prouver que l’attaque dirigée contre
une population civile était généralisée ou systématique, mais elle ne saurait être considérée comme un élément
constitutif d’un crime contre l’humanité » ; Procureur c. Blaškić, IT-95-14-A, T.P.I.Y, (Chambre d’Appel, Arrêt du 29
juillet 2004) au para 100 : « [d]e l’avis de la Chambre d’appel, l’existence d’un plan ou d’une politique peut avoir
valeur de preuve, mais elle ne saurait être un élément juridique du crime. La Chambre d’appel reviendra sur ce point
plus loin » ; Procureur c. Momčilo Perišić, IT-04-81-T, T.P.I.Y, (Chambre de première instance I, Jugement du 6
septembre 2011) au para 86 : « [i]l est de jurisprudence constante qu’il n’est pas nécessaire de prouver l’existence d’un
plan » ; Procureur c. Laurent Semanza, ICTR-97-20-A, T.P.I.R, (Chambre d’Appel, Arrêt du 20 mai 2005) au para
269 : « [c]ontrairement aux arguments de l'appelant, le Procureur n'était pas tenu d'établir l’existence d'une politique à
un haut niveau contre les Tutsis : bien que l'existence d'une politique ou d'un projet puisse permettre d'établir que
l'attaque était dirigée contre une population civile et qu'elle était généralisée et systématique, elle ne constitue pas un
élément juridique indépendant » ; Procureur c. Sylvestre Gacumbitsi, ICTR-01-64-A, T.P.I.R, (Chambre d’Appel,
Arrêt du 7 juillet 2006) au para 84 : « l'existence d'une politique ou d'un plan peut être pertinente au regard de la
preuve, mais ne saurait être considérée en soi comme un élément constitutif distinct du crime contre l’humanité ».
576
Voir, par exemple, Human Rights Watch, supra note 207 à la p 27 et s. Rapport du Secrétaire général sur le Soudan
du Sud, supra note 4 ; United Nations Mission in South Sudan (UNMISS), A State of Human Rights in the Protracted
Conflict
in
South
Sudan,
disponible
en
ligne
sur
<https://www.ohchr.org/Documents/Countries/SS/UNMISS_HRD4December2015.pdf>, visité le 8 novembre 2018.
574
90
Par ailleurs, à Juba comme dans d’autres localités, les déplacements forcés des
communautés ethniques ont été décrites par certains analystes comme relevant du
“nettoyage ethnique”577. Selon la Cour internationale de justice (CIJ), le “nettoyage
ethnique” consiste à « rendre une zone ethniquement homogène en utilisant la force ou
l’intimidation pour faire disparaître de la zone en question, des personnes appartenant à
des groupes déterminés »578. Le “nettoyage ethnique” entendu comme « déportation ou
transfert forcé de population » constitue, selon le Projet de Statut du THSS, un crime
contre l’humanité579.
Pour ce qui concerne les crimes de guerre, le Statut de la CPI les organise en
différentes catégories 580. Il y a, d’abord, les « infractions graves aux Conventions de
Genève du 12 août 1949 »581; ensuite, « [l]es autres violations graves des lois et coutumes
applicables aux conflits armés internationaux »582; « les violations graves de l’article 3
commun aux quatre conventions de Genève du 12 août 1949 »583, et enfin, « [l]es autres
violations graves des lois et coutumes applicables aux conflits armés ne présentant pas un
caractère international » 584. Toutefois, dans le contexte particulier du Soudan du Sud, le
Projet de Statut du THSS considère que les “crimes de guerre” se rapportent seulement
aux violations de l’Article 3 commun aux Conventions de Genève et au Protocole
additionnel II585. L’infraction de crime de guerre est donc fonction du type de normes de
DIH qui ont été violées. Selon le Statut de Rome de la CPI, ces catégories de crimes
doivent être accomplies « dans le cadre d’un plan ou d’une politique ou lorsqu’ils font
577
Tom Miles et Ed Cropley, « Ethnic cleansing going on in South Sudan: U.N. commission », 1er décembre 2016, en
ligne
sur
<https://www.reuters.com/article/us-southsudan-un/ethnic-cleansing-going-on-in-south-sudan-u-ncommission-idUSKBN13Q4SU>, consulté 5 décembre 2018. Andrew S. Natsios, supra note 168.
578 Voir l’arrêt de la Cour internationale de Justice (ci-après C.I.J.), sur l’Application de la convention pour la
prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil
2007, [ci-après : Arrêt sur le génocide] au para 190.
579
Article 3(d) du Projet de Statut du THSS. Voir aussi le Statut de la C.P.I, supra note 13 Article 7(1)(d).
580 Gerhard Werle et Florian Jessberger, supra note 564 à la p 409.
581 Statut de la CPI, supra note 13 Article 8(2)(a).
582 Ibid Article 8(2)(b).
583 Ibid Article 8(2)(c).
584 Ibid Article 8(2)(e).
585 Voir l’Article 4 du Projet de Statut du THSS. Il mentionne quelques uns de ces actes comme suite : a) Violence to
life, health and physical or mental well-being of persons, in particular murder as well as cruel treatment such as torture,
mutilation or any form of corporal punishment; b) Collective punishments; c) Taking of hostages; d) Acts of terrorism;
e) Outrages upon personal dignity, in particular humiliating and degrading treatment, rape, enforced prostitution and
any form of indecent assault; f) Pillage; g) The passing of sentences and the carrying out of executions without
previous judgement pronounced by a regularly constituted court, affording all the judicial guarantees for fair trial under
African regional instruments and general international law; h) Threats to commit any of the foregoing acts.
91
partie d’une série de crimes analogues commis sur une grande échelle »586. Mais le Projet
de Statut du THSS n’évoque pas cette condition. La caractérique principale des crimes de
guerre est qu’ils visent à protéger les droits individuels fondamentaux pendant les conflits
armés, comme le droit à la dignité, le droit à la vie et le droit à l’intégrité physique 587. À
ce titre, le droit international humanitaire interdit certains moyens et méthodes de guerre
car ceux-ci causent des souffrances inutiles à la fois aux populations civiles et aux
combattants comme par exemple l’interdiction des mines antipersonnelles, des armes à
laser aveuglant588. Au regard de ces caractéristiques des crimes de guerre, peut-on
soutenir que ceux-ci ont été commis dans les conflits au Soudan du Sud? Nous répondons
par l’affirmative. Les éléments crimes sous-jacents définis à l’Article 4 du Projet de
Statut du THSS, comme les meutres, les traitement inhumains et cruels, les mutilations,
les punitions collectives, les violences sexuelles, les exécutions sans procès, les pillages
ont été commis dans les conflits qui ont eu lieu au Soudan du Sud.
Par ailleurs, ayant qualifié le conflit au Soudan du Sud de conflit armé noninternational, nous avons soutenu que les normes du DIH qui s’appliquent dans ce
contexte sont l’Articles 3 commun aux quatres Conventions de Genève de 1949 et le
Protocole Additionnel II. Il faut noter cependant que jusqu’en mars 1993, dans un
commentaire du Statut du TPIY, le Comité international de la Croix rouge indiquait que
le concept de crimes de guerre était limité seulement aux conflits armés internationaux 589.
Ceci ne concernait pas la punition du génocide et des crimes contre l’humanité puisque
ces crimes ne nécessitaient pas leur connexion à un conflit armé international 590. C’est
seulement en 1994, qu’avec la création du TPIR, la communauté internationale a étendu
la criminalisation des violations du DIH aux conflits internes 591. Ainsi, l’Article 4 du
Statut du TPIR accordait à la juridiction la compétence sur les violations de l’Article 3
commun of Conventions de Genève et du Protocole Additionnel II592. Cette disposition a
586
Statut de la C.P.I, supra note 13 Article 8(1)(2)(a).
Gerhard Werle et Florian Jessberger, supra note 564 à la p 409.
588 Voir sur ces questions Theodore Meron, « The Humanization of Humanitarian Law », (2000) 94 American Journal
of International Law 239.
589 Cité dans Theordore Meron, « International Criminalization of Internal Atrocities », (1995) 89 American Journal of
International Law 554 à la p 559. Voir aussi Gerhard Werle et Florian Jessberger, supra note 564 à la p 406.
590
Gerhard Werle et Florian Jessberger, supra note 564 à la p 406.
591
Voir Rosemary Abi-Saab, « Humanitarian Law and Internal Conflicts: The Evolution of Legal concern », dans
A.J.M. Delissen et G.J. Tanja (éds), Humanitarian Law of Armed Conflict, Dordrecht, M. Nijhoff, 1991 à la p 209.
592 Statut du Tribunal pénal international pour le Rwanda, résolution du Conseil de sécurité 955 du 8 novembre 1994,
UN Doc. S/RES/955 (1994) [Statut du TPIR] Article 4.
587
92
marqué un tournant important dans la répression internationale des crimes commis dans
les conflits internes. La décision de la Chambre d’Appel dans l’affaire Tadić du 2 octobre
1995 va confirmer ce changement de paradigme. Dans cette décision, le TPIY soutenait
que les règles du DIH s’appliquant dans les conflits armés internationaux telles que
l’interdiction de certaines armes s’étendaient aussi, au regard du droit international,
coutumier aux conflits internes 593. Il précisait en outre que les actes qui sont inhumains et
prohibés dans les conflits armés internationaux ne peuvent être considérés comme
permises dans les guerres civiles 594. Il soulignait encore que les violations du DIH
applicables aux conflits armés non-internationaux peuvent être criminelles au regard du
droit international coutumier 595. Depuis cette jurisprudence, les violations de l’article 3
commun et du Protocole Additionnelle II peuvent être qualifiées de crimes de guerre 596.
De plus, ces violations sont aussi consacrées dans le Statut de Rome de la CPI comme
étant des crimes de guerre 597. Après avoir présenté les normes du DIH qui ont été
enfreintes dans les conflits au Soudan du Sud, nous allons à présent examiner les
violations des normes du DIDP et du droit national qui y ont été réalisées.
4.2.2. – Les violations des normes du DIDP et du droit national
Le Soudan du Sud n’a pas ratifié les principaux instruments de protection des droits de la
personne que sont le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), le
Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) et la
Charte africaine des droits de l’Homme et des Peuples (CADHP)598. De ce fait, aucun de
Procureur c. Dusko Tadić, allias “Dule”, Arrêt relatif à l'appel de la défense concernant l'exception préjudicielle
d'incompétence, T.P.I.Y, (Chambre d’appel, Jugement du 2 octobre 1995) aux para 120.
594 Ibid au para 119.
595 Ibid au para 128 et s.
596 Sandesh Sivakumaran, The Law of Non- International Armed Conflict, Oxford, Oxford University Press, 2012 aux
pp 477-478.
597
Voir Statut de Rome de la C.P.I, supra note 13 Article 8(2).
598 Le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, supra note 485 le Pacte international
relatif aux droits civils et politiques, supra note 485 ; la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples, adoptée
le 27 juin 1981, OUA. Doc. CAB/LEG/67/3 Rev. 5 (entrée en vigueur : 21 octobre 1986). Par ailleurs, du fait que le
Soudan du Sud est un État qui est issu de sa sécession de la République du Soudan, il convient de répondre brièvement
à la question de savoir si les traités ratifiés par l’État-mère avant le 9 juillet 2011 demeurent toujours applicables au
nouvel État. Pour ce faire, il faut tout d’abord distinguer la succession de la continuation d’États. En effet, en cas de
continuation, due par exemple à un changement de gouvernement, l'État est considéré comme une entité juridique
persévérant dans son être (même si certains de ses éléments constitutifs pourraient avoir changé). Par contre, la
succession d'États s'entend de la substitution d'un État à un autre, ce qui implique un “changement de la personnalité
juridique de l'État”, donc une certaine discontinuité. La Convention de Vienne sur la succession d'États en matière de
traités, 1946 RTNU. 3, adoptée le 23 août 1978 et entrée en vigueur en 1996, définit l’État successeur en son Article
2(1)(f) comme un État « dont le territoire, immédiatement avant la date de la succession d’Etats, était un territoire
593
93
ces instruments juridiques n’est formellement contraignant pour l’État. Toutefois, le
jeune État a ratifié quelques autres instruments dont la Convention contre la torture et
autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ainsi que son Protocole
facultatif le 30 avril 2015; la Convention sur l’élimination de toutes les formes de
discrimination à l’égard des femmes le 30 avril 2015 ; la Convention relative aux droits
de l’enfant le 23 janvier 2015, ainsi que le Protocole facultatif concernant l’implication
d’enfants dans les conflits armés le 27 septembre 2018 et le Protocole sur la vente
d’enfants, la prostitution des enfants et la pornographie mettant en scène des enfants le
27 septembre 2018599. Ces conventions et protocoles sont obligatoires pour le pays
seulement à partir de leur date de ratification. Par ailleurs, certaines normes des droits de
la personne sont contraignantes pour les États, qu’ils les aient ou non ratifiées. C’est le
cas de l’essentiel des dispositions de la Déclaration Universelle des droits de l’Homme
(DUDH) dont en particulier le droit à la vie (Article 3), le droit à ne pas être soumis à
l’esclavage (Article 4), le droit à ne pas être soumis à la torture ou à des peines ou
traitements inhumains ou dégradants (Article 5), le droit à l’égalité devant la loi (Article
7), le droit à ne pas être soumis à une arrestation ou à une détention arbitraire (Article 9),
qui ont acquis le statut de normes de droit international coutumier 600. Ces dipositions
dépendant dont l’État prédécesseur avait la responsabilité des relations internationales ». Les règles qui régissent la
succession d’États en droit international sont toutefois controversées. Le débat doctrinal sur la question a donné lieu a
deux principales théories : Il s'agit notamment de la théorie de la continuité universelle des traités et de la théorie de la
tabula rasa. La position dominante est cependant que, du fait du volontarisme en matière d’adhésion aux traités
internationaux, le nouvel État débutera sa vie internationale libre des engagements internationaux contractés par l’Étatmère (voir sur ce point Abiy Chelkeba Worku, « State Succession in International Transboundary Water Obligations :
South Sudan and the Nile Water Agreements », (2016) 10:1 Mizan Law Review 100, à la p 110). L'article 16 de la
Convention de Vienne de 1978 semble s’inscrire dans cette optique lorsqu’il dispose qu’« [u]n Etat nouvellement
indépendant n’est pas tenu de maintenir un traité en vigueur ni d’y devenir partie du seul fait qu’à la date de la
succession d’Etats le traité était en vigueur à l’égard du territoire auquel se rapporte la succession d’Etats ». Au regard
de cette disposition, nous soutenons que les traités relatifs au DIH, au DIDP et au DPI signés par la République du
Soudan avant l’indépendance du Soudan du Sud ne sont pas applicables à ce dernier.
599 Voir United Nations Human Rights Office of the High Commissioner, « View the ratification status by country or
by
treaty
»,
disponible
en
ligne
sur
<https://tbinternet.ohchr.org/_layouts/TreatyBodyExternal/Treaty.aspx?CountryID=215&Lang=en>, consulté le 20
novembre 2018: la Convention contre la torture et autres peines et traitements inhumains ou dégradants, G.A. Res.
39/46, 39 U.N. GAOR Supp. (No. 51) at 197, U.N. Doc. A/39/51 (1985) (entrée en vigueur le 26 juin 1987); la
Convention sur l'élimination de toutes formes de discrimination à l’égard des femmes, G.A. Res. 34/180, U.N. Doc.
Res/34/180 (1980) (entrée en vigueur le 3 septembre 1981); la Convention sur les droits de l'enfant, G.A. Res. 44/25,
Article 21(d), U.N. Doc. A/44/49, 20 novembre 20, 1989 (entrée en vigueur le 2 septembre 1990); le Protocole
facultatif concernant l’implication d’enfants dans les conflits armés, 2173 RTNU 222, Doc. A/RES/54/263, 25 mai
2000, (entrée en vigueur le 12 février 2002); Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l'enfant,
concernant la vente d'enfants, la prostitution des enfants et la pornographie mettant en scène des enfants, 2171 RTNU
227, Doc. A/RES/54/263, 25 mai 2000, (entrée en vigueur le 18 janvier 2002).
600 Déclaration universelle des droits de l'Homme, Rés AG 217 (III) A, Doc off AG NU, 3è sess, supp no 13, Doc NU
A/810 (1948). Sur le caractère de norme de droit international coutumier, voir A Human Rights Report, supra note 273
à la p 11. Voir aussi, Hurst Hannum, « The Statut of the Universal Declaration of Human Rights in National and
94
s’appliquent au Soudan du Sud non seulement en raison de leur nature coutumière, mais
aussi au regard de l’obligation qui pèse sur les membres des Nations Unies de
promouvoir le respect des droits de la personne 601. De plus, lorsque certaines ou toutes
ces violations ont eu lieu dans certaines conditions particulières ou avec une mens rea
requise, elles peuvent aussi constituer des crimes contre l’humanité voire le génocide 602.
Par ailleurs, la Penal Code Act de 2008, la Sudan Peoples’ Liberation Act de 2009 et la
Constitution Transitionnelle du Soudan du Sud (CTSS) de 2011 assurent aussi aux
citoyens la protection de certains droits considérés comme fondamentaux. Il s’agit par
exemple du droit à la vie, du droit à la dignité, du droit à l’égalité et à la nondiscrimination, du droit à la liberté et à la sécurité personnelle, du droit contre
l’arrestation et la détention arbitraires, du droit à un procès équitable et du droit à une
protection égale par la loi603. En outre, selon le Code de procédure pénale de 2008, toute
personne a droit à un procès juste, équitable et rapide, et est présumée innoncente jusqu’à
ce que sa culpabilité soit établie ; elle ne doit pas être soumise à des traitements
inhumains et doit être indemnisée en cas d’atteinte à sa personne604. Pourtant, au regard
de l’état des violences précédemment présenté, la violation de plusieurs de ces normes
durant les conflits a été abondamment documentée. Par exemple, à la suite de
l’éclatement des conflits à Juba le 15 décembre 2013, les soldats de la garde
présidentielle de Salva Kiir, en particulier, les “Luri Boys” ont procédé, dans les
différents quartiers, à des arrestations arbitraires de Nuer en majorité des hommes, à des
exécutions extrajudiciaires, à des pillages, à des actes de violences sexuelles 605. Les actes
de vengeance qui en ont suivi de la part des Nuer dans les autres villes et villages du pays
International Law », (1995/1996) 25 Georgia Journal of International and Comparative Law 287. Voir aussi
RCEUASS, supra note 203 au para 374.
601 Voir les Articles 55 et 56 de la Charte des Nations Unies, 26 juin 1945, 1 R.T.N.U. 993 (entrée en vigueur le 24
octobre 1945).
602 Voir nos développements précédents sur les violations des normes du droit international humanitaire.
603 Voir par, exemple, le droit à la vie, à la dignité et à l’intégrité physique (Article 11 de la CTSS de 2011) ; le droit à
la liberté (Article 12 de la CTSS de 2011) ; le droit à ne pas être soumis à l’esclavage (Article 13 de la CTSS de 2011) ;
le droit à l’égalité devant la loi (Article 14 de la CTSS de 2011) ; le droit à ne pas être soumis à la toture (Article 18 de
la CTSS de 2011) ; le droit à la légalité des peines (Article 6 du Code pénal de 2008) ; le respect des droits
fondamentaux de la personne par l’APLS (Article 6 de la South Sudan’s Peoples’ Liberation Act de 2009)..
604
Code of Criminal Procedure Act (2008), par exemple, le droit à la présomption d’innocence, à un procès équitable et
rapide (Articles 6); le droit à ne pas faire l’objet de traitement contraire à la dignité humaine (Article 93).
605 Voir, par exemple, Human Rights Watch, supra note 207 à la p 27 et s. Rapport du Secrétaire général sur le Soudan
du Sud, supra note 4.
95
ont donné lieu à différents actes de violence sur les populations civiles, dont des pillages,
des violences sexuelles, des tortures, des meurtres, des viols606.
Au regard des développements de ce chapitre, il apparaît que le Soudan du Sud a
historiquement été marqué, d’une part, par des violences structurelles caractérisées par
des politiques de domination culturelle et religieuse, d’exploitations socio-économiques
et de marginalisation régionale et, d’autre part, par une architecture normative pluraliste
qui a émergé pendant la période coloniale et s’est développée durant la période
postcoloniale. En raison de ce contexte, la question se pose de savoir, quel est le modèle
de justice le plus efficace pour construire la paix durable dans le pays? Pour répondre à
cette interrogation, nous proposons de recourir au cadre théorique de la justice
transitionnelle pour analyser le pays. Toutefois, de sa conceptualisation à ce jour, la
justice transitionnelle a connu des évolutions significatives au regard des limites
inhérentes à ces mécanismes. Ces développements ont conduit la discipline à rechercher,
dans les sociétés post-conflictuelles, les outils conceptuels adéquats qui facilitent la
“transformation” des structures qui ont rendu possibles les violences. C’est dans cette
optique que nous proposons dans le chapitre suivant d’adopter, aux fins de notre analyse,
le cadre théorique dénommé “approche transformative de la justice transitionnelle”.
606
United Nations Mission in South Sudan (UNMISS), Special Report: Attack on Bentiu, Unity State, 29 October 2014,
disponible
en
ligne
sur
<https://reliefweb.int/sites/reliefweb.int/files/resources/UNMISS%20HRD%20%20Attack%20on%20Bentiu%20October%202014.pdf>, visité le 8 novembre 2018 ; South Sudan Human Rights
Commission (SSHRC), Interim Report on South Sudan Internal Conflict: December 15, 2013 – March 15, 2014,
disponible en ligne sur <https://www.sudantribune.com/IMG/pdf/rreport_on_conflicts_in_south_sudan.pdf> à la p 2,
consulté le 7 novembre 2018. A Human Rights Report, supra note 273.
96
Chapitre II. – Le cadre théorique : l’“approche transformative de la justice
transitionnelle”
97
Introduction du chapitre II
La justice transitionnelle est un cadre théorique et pratique à travers lequel les États qui
sortent de conflits violents ou d’un régime autoritaire, cherchent à répondre à leurs
héritages de violations graves des droits de la personne. Depuis sa conception à ce jour,
elle a fait l’objet d’évolutions importantes. L’objectif de ce chapitre est, tout d’abord, de
présenter l’émergence de la discipline, ses principaux mécanismes et leurs limites dans la
résolution des défis qui se posent aux sociétés post-conflictuelles. Ensuite, le chapitre
soutient qu’au regard des limites de la discipline, une “approche transformative de la
justice transitionnelle” possèderait les outils conceptuels adéquats pour mieux répondre
aux violences structurelles historiques qui sont à la racine des conflits au Soudan du Sud.
Dès lors, les développements de ce chapitre chercheront à répondre aux questions
suivantes : quel est le contenu de cette approche de la justice transitionnelle? À quoi fait
référence l’élément transformatif dans cette conception de la justice transitionnelle?
Pour répondre à ces questionnements, nous choisissons de subdiviser ce chapitre
en deux sections. Dans la première, nous présenterons, tout d’abord, l’évolution et les
limites de la justice transitionnelle depuis sa conception à ce jour, en soulignant les
facteurs qui justifient la nouvelle conceptualisation qui s’opère au sein de la discipline
(Section I). Ensuite, dans la deuxième section, nos développements consisteront en la
présentation des éléments structurant de l’“approche transformative de la justice
transitionnelle”. Nous soulignerons en quoi cette approche répond aux lacunes constatées
ces dernières années dans la mise en œuvre de la justice transitionnelle, et pourquoi elle
nous semble être le modèle de justice transitionnelle le plus efficace pour traiter les
violences du contexte particulier du Soudan du Sud (Section II).
Section I. – La justice transitionnelle : conception, évolution et limites
La justice transitionnelle est apparue vers la fin des années 1980 lors des transitions
démocratiques dénommée de la “troisième vague” dans les pays de l’Europe de l’Est, de
l’Amérique latine et d’Afrique607. Contrairement aux affrontements armés des trois
607
Voir Samuel P. Huntington, The Third Wave : Democratization in the Late Twentieth Century, Norman, London,
University of Oklahoma Press, 1991; Fionnuala Ní Aoláin et Colm Campbell, « The Paradox of Transition in
Conflicted Democracies », (2005) 27:1 Human Rights Quarterly 172 ; Paige Arthur, « How “Transitions” Reshaped
98
derniers siècles qui étaient pour la plupart inter-étatiques, la majorité des conflits armés
de la période consécutive à la fin de la Guerre Froide et depuis se caractérisent par leur
nature intra-étatique et civile608. Les diverses causes qui expliquent ces violences sont
notamment l’ethnicité, la religion, les inégalités sociales, l’exploitation des ressources
naturelles ou la volonté d’un changement de régime politique 609. Ces conflits internes se
manifestent couramment par des guerres de proximité et opposent très souvent différents
groupes ou communautés voisines qui vont devoir réapprendre à vivre ensemble une fois
les crises terminées. Du coup, ces situations obligent à repenser l’idée de la justice à
mettre en œuvre après les conflits. Le modèle rétributif de justice pénale mis en œuvre
par exemple à Nuremberg et à Tokyo n’apparaissant pas comme étant à lui seul capable
de répondre efficacement aux défis multiples qui se posent à ces contextes nouveaux.
C’est ainsi que les années 1990 se présentent véritablement comme les “années de
formation” de la justice transitionnelle 610. Elle est conceptualisée pour la toute première
fois par Ruti G. Teitel en 1991 pour décrire les transformations politiques qui ont cours
dans les États en transition vers la démocratie 611. Mais c’est sans doute l’ouvrage collectif
édité en 1995 en trois volumes par Neil J. Kritz intitulé, Transitional Justice : How
Emerging Democracies Reckon with Former Regimes 612 qui contribue à l’expansion du
concept de “justice transitionnelle”. Toutefois, d’un point de vue anachronique, l’idée qui
sous-tend la justice transitionnelle, selon laquelle il est nécessaire aux communautés
politiques de traiter les violences graves de leur passé pour que celles-ci ne se
reproduisent plus, remonte à bien loin dans l’histoire 613.
Human Rights : A Conceptual History of Transitional Justice », (2009) 31 Human Rights Quarterly 321; Bronwyn
Anne Leebaw, « The Irreconcilable Goals of Transitional Justice », (2008) 30:1 Human Rights Quarterly 95.
608 Voir par exemple Muzaffer Ercan Yilmaz, « Intra-State Conflicts in the Post-Cold War Era », (2007) 24:4
International Journal on World Peace 11.
609 Voir par exemple James D. Fearon David D. Laitin, « Ethnicity, Insurgency, and Civil War », (2003) 97:1 American
Political Science Review 75; David T. Mason, « Globalization, Democratization, and the Prospects for Civil War in the
New Millennium », (2003) 5:4 International Studies Review 19; Bethany Lacina, « From Side Show to Centre Stage:
Civil Conflict after the Cold War », (2004) 35:2 Security Dialogue 191.
610 Dustin N. Sharp, Rethinking Transitional Justice for the Twenty-First Century: Beyond the End of History,
Cambridge University Press, 2018 à la p 27.
611 Lire les propos de l’auteure dans la note éditoriale de la revue International Journal of Transitional Justice de mars
2008, Ruti Teitel, « Editorial Note-Transitional Justice Globalized » (2008) 2 International Journal of Transitional
Justice 1 à la p 1.
612 Neil J. Kritz, Transitional Justice: How Emerging Democracies Reckon with Former Regimes, Vol I, II et III,
Washington DC, United States Institute of Peace Press, 1995.
613
Cette idée peut être située à la fin de la Deuxième Guerre mondiale (voir par exemple Ruti G. Teitel, « Transitional
Justice Genealogy », (2003) 16 Harvard Human Rights Law Journal 69, qui place l’origine de la discipline aux procès
de Nuremberg); en Europe antique (voir par exemple John Elster, Closing the Books: Transitional Justice in Historical
Perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, qui fait remonter la pratique en 411 avant J.C., puis en
99
Dans les années 1990, la pratique a pris son essor avec la création par le Conseil
de sécurité des Nations Unies de mécanismes juridiques ad hoc pour répondre aux
violations graves du droit international humanitaire commises dans les conflits en exYougoslavie et au Rwanda, avec respectivement la création du Tribunal pénal
international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) en 1993614 et du Tribunal pénal international
pour le Rwanda (TPIR) en 1994 615. En 1998, bien que la Cour pénale internationale
(CPI)616 ait été initialement envisagée pour répondre à des conflits armés inter-étatiques,
elle est finalement adoptée pour répondre également à l’impunité des crimes dans des
conflits intra-étatiques et, ce faisant, elle est devenue directement associée au discours sur
la justice transitionnelle617. Puis, la discipline est entrée dans une sorte de phase de
latence avant de réapparaître au-devant de la scène internationale à la suite des
révolutions populaires dites du “Printemps arabe” à partir de décembre 2010 618. Elle est
aujourd’hui un sujet largement débattu dans les cénacles internationaux de réflexion sur
la paix dans les sociétés conflictuelles et post-conflictuelles, mobilisant des politiciens,
des intellectuels, des bailleurs de fonds, des ONG de protection des droits de la personne,
pour réfléchir à des solutions appropriées de justice et de réparation dans ces contextes.
Lorsque la justice transitionnelle émerge vers la fin de la Guerre Froide, elle
apparaît dans un contexte international où les États qui traverssent des convulsions
politiques sont perçus comme expérimentant des processus de démocratisation alors
appréhendés comme un paradigme universel619. Dans ce contexte, la justice
transitionnelle est conceptualisée comme un moyen pour assurer une transition des pays
post-conflictuels ou sortant d’une dictature vers des démocraties de type libéral
404-403 avant J.C. à Athènes, lorsque la démocratie – entendue comme « le gouvernement du peuple » – fut renversée
par une oligarchie – comprise comme « le gouvernement d’un petit nombre » – suivi de la défaite des oligarques et du
rétablissement de la démocratie ; en Afrique antique, par exemple après la guerre entre le roi hittite Mouwattali II
(environ 1290-1272 avant J.C.) et l’Empire égyptien du Pharaon Ramsès II (1279-1213 avant J.C.), lors de laquelle les
deux empires s’affrontèrent à Kadesh dans un conflit considéré comme le plus important de l’Antiquité et qui se
termina par la signature d’un traité de paix (voir Christian Jacq, Ramsès : la Bataille de Kadesh, Paris, Robert Laffont,
1996; Schafik Allam, « Le Traité Égypto-hittite de paix et d’alliance entre les rois Ramsès II et Khattouchili III
(d’après l’inscription hiéroglyphique au temple de Karnak) », (2011) 4 Journal of Egyptian History 1).
614 Statut du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, résolution du Conseil de sécurité 827 du 25 mai 1993,
UN Doc. S/RES/827 (1993) [Statut du TPIY].
615 Statut du TPIR, supra note 592.
616
Statut de la CPI, supra note 13.
617
Christine Bell, « Transitional Justice, Interdisciplinary and the State of the "Field" or "Non-Field" », (2009) 3: 1
International Journal of Transitional Justice 5 à la p 8.
618 Pour une analyse du Printemps arabe, voir supra les auteurs de la note 10.
619 Thomas Carothers, « The End of the Transition Paradigm », (2002) 13:1 Journal of Democracy 5 à la p 6.
100
occidental620. Ce fondement normatif qui lui est originellement associé contribue à
façonner le type de justice qui est produit par ses principaux mécanismes621 qui sont les
poursuites pénales, les dispositifs de recherche de la vérité, d’octroi de réparation et de
mise en œuvre de réformes institutionnelles (guaranties de non-répétition)622. La justice
transitionnelle se présente ainsi comme « inherently short-term, legalistic and corrective
»623. Ce trait caractéristique se manifeste par le réductionisme dont fait montre la
discipline en se focalisant sur les violences physiques, et plus spécifiquement, sur les
violations des droits civils et politiques, tout en marginalisant les droits économiques,
sociaux et culturels624. L’objectif visé par la punition des auteurs des crimes est de rendre
“justice” aux victimes, lutter contre l’impunité, réaffirmer les valeurs sociétales, favoriser
la réconciliation et dissuader la perpétration de crimes futurs 625. Le besoin de connaître la
“vérité” sur les crimes perpétrés conduit à l’adoption des toutes premières Commissions
de vérité et de réconciliation (CVR) en Amérique latine. Ces mécanismes se définissent
comme des « bodies set up to investigate a past history of violations of human rights in a
particular country – which can include violations by the military or other government
forces or by armed opposition forces »626. Ils visent à intégrer le désir de vérité, de
réparation et de réconciliation dans la conception de la justice pour parvenir à la paix
sociale. Adoptées initialement en Argentine, les CVR sont par la suite utilisées
notamment au Salvador 627, en Uruguay, en Bolivie, au Zimbabwe, en Ouganda, en tant
que forum de catharsis collective des victimes des conflits 628.
620
Paige Arthur, supra note 607 aux pp 325-326. Voir aussi Dustin N. Sharp, « Addressing Dilemmas of the Global
and the Local in Transitional Justice », (2014) 29 Emory International Law Review 71 à la p 78.
621 Dustin N. Sharp, « Interrogating the Peripheries: The Preoccupations of Fourth Generation Transitional Justice »,
(2013) 26 Harvard Human Rights Journal 149 à la p 149.
622 Clara Sandoval Villalba, Transitional Justice: Key Concepts, Processes and Challenges, Essex, Institute for
Democraty & Conflict Resolution, 2011 aux pp 3-10; United Nations, « Guidance Note of the Secretary-General:
United
Nations
Approaches
to
Transitional
Justice
»,
2010,
disponible
en
ligne
sur
<https://www.un.org/ruleoflaw/files/TJ_Guidance_Note_March_2010FINAL.pdf>, [Guidance Note of the SecretaryGeneral] consulté le 23 juin 2017; Pablo De Greiff, « Articulating the Links between Transitional Justice and
Development: Justice and Social Integration », dans Pablo de Greiff et Roger Duthie, (éds), Transitional Justice and
Development: Making Connections, New York, Social Science Research Council, 2009 aux pp 56-57.
623 Lars Waldorf, « Anticipating the Past: Transitional Justice and Socio-Economic Wrongs », (2012) 21:2 Social and
Legal Studies 171 à la p 179.
624 Voir Dustin N. Sharp, « Addressing Economic Violence in Times of Transition: Toward a Positive-Peace Paradigm
for Transitional Justice », (2012) 35 Fordham International Law Journal 780; Paige Arthur, supra note 607 à la p 326.
625 Dáire McGill, « Different Violence, Different Justice? Taking Structural Violence Seriously in Post-Conflict and
Transitional Justice Process », (2017) 6:1 State Crime 79 à la p 83; Padraig MacAuliffe, « Transitional Justice and the
Rule of Law: The Perfect Couple or Awkward Bedfellows? », (2010) 2:2 Hague Journal on the Rule of Law 127.
626 Priscilla B. Hayner, « Fifteen Truth Commissions - 1974 to 1994: A Comparative Study », (1994) 16:4 Human
Rights Quarterly 597 à la p 600.
627 Thomas Buergenthal, « The United Nations Truth Commission for El Salvador », (1994) 27 Vanderbilt Journal of
101
Toutefois, contrairement aux poursuites pénales de Nuremberg et de Tokyo au
cours desquelles les alliés victorieux de la guerre ont pu imposer une justice pénale, la
période post-Guerre Froide se caractérise généralement par l'absence, à proprement
parler, de vainqueurs et de vaincus, entrainant des contingences politiques qui rendent les
poursuites pénales difficiles et justifient le recours aux lois d'amnistie 629. Alors
qu’historiquement, ces mesures d’exemption de peines étaient conçues en Amérique
latine comme de véritables symboles de liberté individuelle mobilisant les masses en
faveur des prisonniers politiques 630, elles sont utilisées par des dictateurs comme outils
d'autoprotection631. Des régimes répressifs en Amérique latine, en particulier, font du
pardon ou de l'amnistie, la condition de leur abandon du pouvoir632. Devant cette
transformation de l’amnistie en une sorte de “prime à l’impunité”, des groupes de
victimes s’organisent pour réclamer justice. C’est le cas par exemple, dans les années
1980, du mouvement des Mères de la place de Mai et de la Fédération latino-américaine
des associations de familles de détenus-disparus (FEDEFAM)633. Dans ces contextes où
la mise en œuvre d’une justice pénale punitive à la Nuremberg revêtait un caractère
hautement déstabilisant, il se met en place des marchandages entre les membres de l’élite
civile et militaire pour des transitions négociées. Dans d’autres contextes, l’état du droit
ne se prêtait pas à des procès équitables. La mise en œuvre d’une justice pénale soulevait
d’épineuses questions juridiques (dont par exemple le principe Nullem crimen sine lege
nulla poena sine lege) en raison de l’inexistence d’un droit incriminant les actes commis
ou à cause de la présence d’un droit légalisant les violences passées 634. En Uruguay par
exemple, les poursuites posaient d’épineuses questions juridiques car le régime militaire
Transitional Law 497.
628 Voir Priscilla B. Hayner, supra note 626.
629
Sandrine Lefranc, « Les commissions de vérité : une alternative au droit ? », (2008) 56 Droit et Cultures 129, mis en
ligne le 09 février 2009, disponible en ligne sur <http://droitcultures.revues.org/335> à la p 3 consulté le 05 avril 2017.
630 Sur ce point, on peut citer, dans les années 70, les Comités pour l’amnistie au Brésil, le Secrétariat international des
juristes pour l’amnistie en Uruguay (SIJAU) et le Secrétariat pour l’amnistie et la démocratie au Paraguay (SIJADEP).
631 Ruffin Viclère Mabiala, La Justice dans les pays en situation de Post-conflit : la justice transitionnelle, Paris,
l'Harmattan, 2009 à la p 99.
632 Alexander Laban Hinton, Transitional Justice: Global Mechanism and Local Realities after Genocide and Mass
Violence, New Brunswick, New Jersey, London, Rutgers university Press, 2010 à la p 3.
633
Rapport de l’experte indépendante chargée de mettre à jour l’Ensemble des principes pour la lutte contre
l’impunité, Diane Orentlicher, supra note 14 à la p 3.
634 Ce fut le cas par exemple en Afrique du Sud sous le régime appliquant la politique de l'Apartheid. Lire sur ce point,
Alex Boraine, « Truth and Reconciliation in South Africa: The Third Way », dans Robert I. Rotberg et Dennis
Thompson (éd.), Truth v. Justice, Princetone, Princetone University Press, 2000 aux pp 141-157.
102
avait légalisé certains de ses actes de répression 635. Dans ces situations, les acteurs
politiques ont le plus souvent mis au-devant de la scène nationale et internationale la
dichotomie de la justice et de la paix, forçant ce faisant des prises de position en faveur
d’une realpolitik de la paix636. En outre, au moment de l’avènement des premiers régimes
démocratiques, certains crimes comme les “disparitions forcées” ne correspondaient
généralement à aucune qualification juridique dans les différents codes pénaux des pays
de l’Amérique latine637. De ce fait, au lieu de privilégier une approche essentiellement
punitive de la justice, la justice transitionnelle post-Guerre Froide a plutôt adopté une
conception élargie de la justice. Se trouvant face à des dilemmes moraux, juridiques et
politiques sur la réponse à apporter aux crimes en ces périodes délicates de flux
politique638, la justice transitionnelle s’est généralement caractérisée par des “compromis
politiques” afin de favoriser la construction de la nation639.
Même si c’est en Amérique latine où les premières CVR ont d'abord été
largement mises en œuvre, c’est surtout la Truth and Reconciliation Commission (TRC)
de l'Afrique du Sud qui contribue à la promotion de ce dispositif devenu l’emblème de la
justice transitionnelle. Adoptée en 1991 pour faire la lumière sur les crimes commis
durant le régime d'apartheid (entre 1960 et 1994), la TRC avait pour missions : de faire la
vérité sur les crimes, d'octroyer des réparations aux victimes des violations graves des
droits de la personne et d'accorder une amnistie conditionnelle aux responsables de
crimes politiques qui accepteraient d’en faire l’aveu640. En tant que lieu d’échange entre
bourreaux et victimes, la TRC sud-africaine se présentait comme un forum d’application
de la démocratie libérale641. Elle incarnait aussi un nouveau modèle de justice fondée sur
635
Sandrine Lefranc, supra note 629 à la p 5.
Cherif M. Bassiouni (éd.), Post-Conflict Justice, Ardsley, New York, Transnational Publishers, 2002 aux pp xv-xvi.
637 Sandrine Lefranc, supra note 629 à la p 5. Toutefois, ces crimes étaient qualifiés en droit international. Voir
notamment la résolution 666 (XIII-0/83) « Annual Report of the Inter-American Commission on Human Righs », 18
novembre 1983, dans Rapport annuel de la Commission interaméricaine, OEA/Ser.L/V/II.63, 24 septembre 1984.
Cette qualification fut reprise dans la plupart des instruments internationaux relatifs aux disparitions forcées. Consulter
sur ce point, la Déclaration de l'A.G.N.U. pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées,
résolution 47/133 (1992) ; la résolution 666 (XIII-0/83) de l’Assemblée générale de l’OEA ; le Projet des crimes de la
C.D.I. de 1996 adopté par l'A.G.N.U. en 1996 sans modifications en tant que "Code des crimes contre la paix et la
sécurité de l'humanité" des Nations Unies, Annuaire de la Commission du droit international, 1996, vol. II (deuxième
partie). Voir aussi, le Rapport du Comité ad hoc sur l'établissement d'une Cour pénale internationale, 50è Sess., U.N.
GAOR, 50th Sess., Supp. No. 22, U.N. Doc. A/50/22 (1995) Article 3 au para 1.
638
Chandra Lekha Sriram, « Justice as Peace? Liberal Peacebuilding and Strategies of Transitional Justice », (2007)
21:4 Global Society 579 aux pp 582-583.
639 Ruti G. Teitel, supra note 613 à la p 71.
640 Martha Minow, Between Vengeance and Forgiveness, Boston, Beacon Press, 1998 à la p 53.
641 Stéphane Leman-Langlois, « La vérité réparatrice dans la commission de vérité et de réconciliation d'Afrique du sud
636
103
la reconnaissance des souffrances endurées par les victimes 642. Toutefois, à la suite des
travaux de la TRC, même si les idées de pardon et de réconciliation ont fortement
imprégné la vie des citoyens, l’institution a largement été incapable d’apporter des
réponses adéquates aux inégalités sociales et économiques profondes qui structurent la
société sud-africaine643.
Après les années d’expérience de la justice transitionnelle dans des contextes
divers, il est de constat que sa “boîte à outils”, principalement répartie en mécanismes de
justice rétributive et de justice restauratrice, n’arrive pas généralement à répondre
efficacement à la complexité des besoins de justice et de réconciliation qui caractérise les
sociétés qui sortent d’un épisode de conflits violents ou de crimes de masses 644. Au fait,
ce qui est mis en cause, ce n’est pas l’importance du droit codifié comme instrument de
justice et de réaffirmation des valeurs sociétales lors des processus de transition
politique645, mais c’est surtout, son incapacité à résoudre les causes profondes très
souvent structurelles qui expliquent en grande partie les conflits 646. À cet effet, Mark
Drumbl souligne, à l’instar d’autres auteurs 647, l’inefficacité des mécanismes notamment
rétributifs de la justice transitionnelle à contribuer efficacement dans les contextes de
crimes de masse à la réconciliation des parties opposées 648. Le modèle de la justice
rétributive ferait preuve d’une grande simplification des sociétés post-conflictuelles, en
ne tenant pas significativement compte de la complexité des facteurs culturels, politiques
et socio-économiques souvent en jeu dans les violences 649. Dans ce sens, Rama Mani
soutient que la justice transitionnelle perdra de sa crédibilité dans les sociétés post-
», (2006) Les cahiers de la justice no 1 209 à la p 211.
642 Sur la reconnaissance comme forme de justice, voire par exemple Nancy Fraser, Justice Interruptus : Critical
Reflections on the “Postsocialist” Condition, New York, Routledge, 1997 aux pp 11-39.
643 Voir par exemple Lætitia Bucaille, « Vérité et réconciliation en Afrique du Sud : une mutation politique et sociale »,
(2007) 2 Politique étrangère 313.
644
Wendy Lambourne, « Transformative Justice, Reconciliation and Peacebuilding », (2009) 3 International Journal of
Transitional Justice 28, reproduit dans Susanne Buckley-Zistel et al., Transitional Justice Theories, Routledge, New
York, 2014 à la p 20.
645 Kieran McEvoy, supra note 12 à la p 413.
646 Padraig McAuliffe, « Structural Causes of Conflict and the Superficiality of Transition », dans Claudio Corradetti,
Nir Eisikovits et Jack Volpe Rotondi (éds.), Theorizing Transitional Justice, Farnham, Ashgate, 2015 à p 93 et s.
647 Rama Mani, « Rebuilding an Inclusive Political Community After War », (2005) 36:4 Security Dialogue 511 aux pp
514-517 ; Kora Andrieu, La justice transitionnelle: de l’Afrique du Sud au Rwanda, Barcelone, Gallimard, Coll. Folio,
2012 aux pp 87-111 et aux pp 168-194; Martha Minow, supra note 640 aux pp 25-51.
648
Mark Drumbl, « Restorative Justice and Collective Responsibility: Lessons for and from the Rwanda Genocide »,
(2002) 5:1 Contemporary Justice Review 5 à la p 16.
649 Dustin N. Sharp, « Introduction: Addressing Economic Violence in Time of Transition », dans Dustin N. Sharp
(éd.), Justice and Economic Violence in Transition, New York, Springer Series in Transitional Justice, 2014 à la p 3.
104
conflictuelles marquées par la pauvreté, si les praticiens du domaine ne prennent pas en
compte les questions d’injustice sociale, d’inégalité économique, de marginalisation, de
discrimination, de corruption et d’exploitation illégale/abusive des ressources minières et
naturelles 650. En outre, en procédant à une individualisation des responsabilités, la justice
pénale rétributive ignore habituellement la complexité étiologique des sociétés qui ont
vécu des crimes de masse et les responsabilités souvent collectives sous-jacentes 651.
En ce qui concerne les mécanismes non judiciaires représentés principalement par
les CVR, alors qu’elles sont censées constituer des lieux de participation directe des
communautés locales victimes des conflits, ces dernières sont parfois exclues de ces
mécanismes 652. Quant à la vérité, non seulement ces dispositifs échouent généralement à
la révéler entièrement et à conduire à une véritable réconciliation comme par exemple en
Afrique du Sud653, dans certains contextes de crimes de masse, sa recherche est
simplement abandonnée pour ne pas raviver les douleurs du passé, comme ce fut le cas
par exemple au Maroc et au Mozambique 654. Si dans certains cas, les CVR sont
parvenues à impulser une certaine réconciliation, elles sont critiquées du fait qu’elles
partagent plusieurs aspects des procédures juridiques des procès pénaux : témoignage,
collecte des preuves, principe du contradictoire 655. Qui plus est, il a été aussi démontré
que les CVR ont fréquemment échoué à mener des investigations approfondies sur les
causes économiques des violences et à expliquer les violences structurelles à la racine des
conflits 656. Une des raisons de cet échec est que les CVR ont tendance à concevoir leur
mandat de façon restrictive en se limitant aux seules violations des droits civils et
politiques657. Matthew Mullen souligne ce point lorsqu’il affirme que les CVR sont
650
Rama Mani, « Editorial: Dilemmas of Expanding Transitional Justice, or Forging the Nexus Between Transitional
Justice and Development », (2008) 2 International Journal of Transitional Justice 253 aux pp 253-264, cité par Lars
Waldorf, supra note 623 à la p 172.
651 Mark Drumbl, « Sclerosis Retributive Justice and the Rwandan Genocide », (2000) 2:3 Punishment & Society 287 à
la p 295.
652 Rama Mani, supra note 647.
653 Lœticia Bucaille, « La Commission Vérité et Réconciliation : vers une nouvelle Afrique du Sud ? », (2012) 4:88
Revue International Stratégique 91.
654 Voir sur ce point Priscilla B. Hayner, « International Guidelines for the Creation and Operation of Truth
Commission: A Preliminary Proposal » (1996) 59 Law & Contemporary Problems 173 aux pp 176-178.
655 Krista K. Thomason, « Transitional Justice as Structural Justice », dans Claudio Corradetti, Nir Eisikovits et Jack
Volpe Rotondi (éds.), supra note 646 à la p 72.
656
Zinaida Miller, « Effects of invisibility: In Search of the ‘Economic’ in Transitional Justice », (2008) 2 International
Journal of Transitional Justice 266 aux pp 276-278. Ismael Muvingi, « Sitting on Powder Kegs: Socioeconomic Rights
in Transitional Societies », (2009) 3:2 The International Journal of Transitional Justice 163.
657 Lisa J. Laplante, « Transitional Justice and Peace Building: Diagnosing and Addressing the Socioeconomic Roots of
Violence throught a Human Rights Framework », (2008) 2 International Journal of Transitional Justice 331 à la p 335.
105
incapables de résoudre les violences structurelles compte tenu de leur concentration
principalement sur les individus, les actions et les politiques658. De plus, dans bien de
contextes, les populations considèrent que les mécanismes de justice transitionnelle mis
en œuvre ne leur appartiennent pas, puisqu’ils sont administrés par des spécialistes
nationaux et internationaux dans un langage technique qui ne leur est pas accessible 659.
Pour toutes ces raisons, les CVR ont très souvent du mal à apporter des transformations
importantes dans les sociétés post-conflictuelles et à y impulser une véritable
réconciliation.
En raison de l’incapacité de la justice transitionnelle à fournir une justice
effective, une vérité qui libère réellement les victimes, des mesures de réparations et de
réformes institutionnelles adéquates, et une réconciliation véritable des populations
divisées dans les sociétés post-conflictuelles, la pratique a commencé à connaître, au
début du XXIe siècle, des turbulences au niveau de ses principes, concepts et objectifs
cardinaux. La discipline se caractérise par ce que Jacques Darrida appelle une “instabilité
sémantique”660. En effet, elle est marquée, d'une part, par son expansion verticale, c'est-àdire, la multiplication des acteurs qui interviennent dans le domaine, et des secteurs dans
lesquels elle est déployée, et d'autre part, son expansion horizontale, consistant en son
extension au-delà des situations originelles de transitions paradigmatiques, c’est-à-dire,
des flux politiques d’une dictature vers la démocratie ou du passage d’un conflit violent
vers la paix (négative) 661. Dans cette veine, Naomi Roth-Arriaza soutient que le concept
de la justice transitionnelle est devenu a « “bit slippery” », puisqu’on ne peut plus
déterminer avec certitude la finalité poursuivie par la transition 662. Elle intègre désormais
658
Matthew Mullen, « Reassessing the Focus of Transitional Justice: The Need to Move Structural and Cultural
Violence to the Centre », (2015) 28:3 Cambridge Review of International Affairs 462 à la p 469.
659 Voir par exemple, Timothy Longman, Phuong Pham et Harvey M. Weinstein, « Connecting Justice to Human
Experience: Attitudes Toward Accountability and Reconciliation in Rwanda », dans Eric Stover et Harvey M.
Weinstein (éds.), My Neighbor, My Enemy: Justice and Community in the Aftermath of Mass Atrocity, Cambridge,
Cambridge University Press, 2004; John Hagan et Sanja Kutnjak Ivkovic, « War Crimes, Democracy, and the Rule of
Law in Belgrade, the Former Yugoslavia and Beyond », (2006) 605 Annals of the American Academy of Political and
Social Science 130; Jose E. Alvarez, « Crimes of State/Crimes of Hate: Lessons from Rwanda », (1999) 24 Yale
Journal of International Law 365.
660 L’expression originelle de l’auteur est, « semantic instability ». Voir Jacques Darrida, « Autoimmunity : Real and
Symbolic Suicides » dans Giovanna Borradori (éd.), Philiosophy in a time of terror: Dialogues with Jürgen Habermas
and Jacques Darrida, Chicago, London, University of Chicago Press, 2003 à la p 105, cité par Catherine Turner, «
Deconstructing Transitional Justice », (2013) 24 Law Critique 193 à la p 203.
661
Stephen Winter, « Towards a Unified Theory of Transitional Justice », (2013) International Journal of Transitional
Justice 224 à la p 227.
662 Naomi Roth-Arriaza, « The New Landscape of Transitional Justice », dans Naomi Roth-Arriaza et Javier
Mariezcurrena (éds.), Transitional Justice in the Twenty-First Century: Beyond Truth versus Justice, Cambridge, New
106
des situations de transition non-démocratiques, des transitions d'un conflit violent vers la
paix, des contextes dans lesquels il n'y a point de transition politique 663, des situations qui
pourraient être qualifiées d’“injustice transitionnelle”664, ou encore des contextes dans
lesquelles il serait simplement question de revendications socio-économiques en lien, ce
faisant, avec le développement665.
Dans l’objectif de remédier aux lacunes de la justice transitionnelle dont
notamment sa marginalisation des questions socioéconomiques et de favoriser une paix
durable, des auteurs ont adopté des approches dites holistiques pour analyser les sociétés
post-conflictuelles. Celles-ci soutiennent l’idée d’une conception large de la justice
comprenant une justice à la fois rétrospective, c'est-à-dire, visant à réparer les torts du
passé, et prospective, c’est-à-dire, consistant à construire un environnement de paix
durable666. Pour ce faire, ces approches adoptent généralement des mesures à la fois
punitives, restauratrices, socio-économiques, distributives et politiques en faveur des
victimes au sens large des conflits667. Laurel E. Fletcher et Harvey M. Weinstein ont dans
ce sens élaboré un “modèle écologique” qui vise à examiner les situations conflictuelles
pour mieux identifier des solutions appropriées pour la réparation sociale 668. Par ailleurs,
d’autres auteurs ont élaboré une nouvelle conception de la justice transitionnelle en
l’inscrivant dans le cadre plus global des processus de consolidation de la paix 669 qui est
défini par les Nations Unies comme un ensemble de programmes et de dispositifs qui
affecte la politique, le développement, l’aide humanitaire et les droits de l’homme, et qui
vise à empêcher le commencement, le retour ou la poursuite des conflits armés 670.
York, Cambridge University Press, 2006 à la p 1.
663 Thomas Obel Hansen, « The vertical and horizontal expansion of transitional justice », dans Susanne Buckley-Zistel
et al., supra note 644 aux pp 105-106.
664 Cyanne Loyle et Christian Davenport, « Transitional Injustice: Subverting Justice in Transition and Postconflict
Societies », (2016) 15 Journal of Human Rights 126.
665
Roger Duthie, « Toward a Development-sensitive Approach to Transitional Justice », (2008) 2 International Journal
of Transitional Justice 292. Voir par exemple, le cas des revendications contre la corruption durant les révolutions du
Printemps arabe, Kora Andrieu, « Dealing with a “New” Grievance: Should Anticorruption Be Part of the Transitional
Justice Agenda », (2012) 11 Journal of Human Rights 537; Pablo de Greiff et Roger Duthie, (éds), supra note 622.
666 Jeremy Webber, « Forms of Transitional Justice », dans Melissa S. Williams, Nagy Rosemary, et John Elster,
Transitional Justice, New York, London, New York University Press, 2014.
667 Wendy Lambourne, supra note 644 aux pp 19-39.
668 Laurel E. Fletcher et Harvey M. Weinstein, « Violence and Social Repair: Rethinking the Contribution of Justice to
Reconciliation », (2002) 24 Human Rights Quarterly 573. Voir aussi Eric Stover et Harvey M. Weinstein, (éds), supra
note 659.
669 Voir par exemple Lisa J. Laplante, supra note 657; Chandra Lekha Sriram et al., (éds), supra note 25.
670 Conseil de sécurité des Nations Unies, « Déclaration du Président du Conseil de sécurité », S/PRST/2001/5, 20
février 2001 à la p 1.
107
Pourtant du fait de l’enracinement des deux disciplines dans les valeurs idéologicoinstitutionnelles du libéralisme politique, elles partagent les mêmes critiques qui sont
généralement leur administration par le haut (“top down”), leur stato-centrisme et leur
marginalisation des normes, priorités et agencéités locales671. Ce qui a conduit des
analystes à porter leurs réflexions sur le rôle que les pratiques, les valeurs et les normes
des communautés locales peut jouer dans les processus de justice transitionnelle afin de
favoriser la paix durable672.
Toutefois, la volonté d'expansion continue de la justice transitionnelle pour
prendre en compte des problématiques nouvelles inquiète des auteurs. Frédéric Mégret,
par exemple, considère la “justice transitionnelle” comme une “expression attrapetout”673. Abondant dans le même sens, Naomi Roht-Arriaza met en garde en soulignant
qu’« élargir le domaine de ce que nous entendons par justice transitionnelle pour la
construction d’une société juste et paisible, peut requérir tellement d’efforts que la
discipline devient sans valeur analytique » 674. James McAdams, de son côté, soutient que
le problème de la justice transitionnelle est que plusieurs auteurs l’appréhendent comme
“objectif” alors qu’elle devrait plutôt être conceptualisée comme un “processus”. Cette
dernière conception permettrait ainsi d’éviter les déceptions liées à la pratique de la
discipline, en considérant que bien que les résultats escomptés soient incertains, les
efforts réalisés dans le traitement du passé révêtent en eux-mêmes une importance
capitale675. Dans ce contexte de tension au sein de la discipline, Christine Bell observe
que la justice transitionnelle a atteint un “moment paradoxal” en tant que champ d'étude
et qu’elle doit impérativement définir clairement ses frontières676. D’autres auteurs ont
tenté de remplacer l’expression “justice transitionnelle” par celle de “justice postconflictuelle”, mais ils n'ont pas été suivis par la majorité des analystes 677. Si une telle
réticence peut s'expliquer par la souplesse du concept à s’adapter aux contingences
671
Voir notamment Dustin N. Sharp, « Beyond the Post-Conflict Checklist: Linking Peacebuilding and Transitional
Justice Through the Lens of Critique », (2013) 14 Chicago Journal of international Law 165.
672 Voir notamment les auteurs mentionnés en supra note 22.
673 L’auteur parle de « catch-all expression of “transitional Justice” ». Voir Frédéric Mégret, « The Politics of
International Criminal Justice », (2002) 13 European Journal of International Law 1261 à la p 1262.
674 Naomi Roht-Arriaza, supra note 659 à la p 2, [notre traduction].
675
A. James McAdams, « Transitional Justice: The Issue that Won’t Go Away », (2011) 5 The International Journal of
Transitional Justice 304 à la p 312.
676 Christine Bell, supra note 614 à la p 13.
677 Voir par exemple, Cherif M. Bassiouni, « Introduction », dans Cherif M. Bassiouni (éd.), supra note 633 aux pp xvxx.
108
locales et internationales des sociétés post-conflictuelles, les limites manifestées ces
dernières années dans la discipline ont posé la nécessité de nouvelles analyses pour
qu’elle puisse répondre efficacement aux causes profondes des conflits et assurer une
paix durable.
À cet effet, récemment, des auteurs ont poussé davantage la réflexion en mettant
en relation le concept de “justice transitionnelle” avec celui de “justice transformative”.
En nous inscrivant dans la suite de leurs études, nous allons procéder à l’élaboration
d’une théorie que nous considérons plus adéquate à analyser les crimes graves qui ont été
commis dans les conflits au Soudan du Sud. Cette théorie prendra en compte la
complexité des causes des conflits, la diversité des acteurs et des foyers normatifs en
présence dans le pays. En sciences sociales, on entend par théorie, des « conceptions
logiquement reliées entre elles, et d’une portée non pas universelle mais volontairement
limitée [...] qui partent d’un maître-schéma conceptuel d’où l’on espère tirer un grand
nombre de régularités du comportement social accessibles à l’observateur » 678. Une
théorie n’a donc pas la prétention à expliquer tous les phénomènes sociaux. Elle vise
simplement à mettre en lumière certains aspects de la réalité sociale. Pablo de Greiff
souligne qu’une théorie éclaire sur la légitimité ou non des connaissances que la politique
et l’histoire semblent nous imposer679. Ainsi, nos développements porteront sur
l’“approche transformative de la justice transitionnelle” avec de nouveaux outils
conceptuels pour qu’elle puisse répondre aux limites rencontrées par la justice
transitionnelle dans le passé. La section suivante s’attachera à définir les éléments
structurant de cette approche.
Section II. – L’“approche transformative de la justice transitionnelle”
Au regard des limites constatées ces dernières années dans la discipline de la justice
transitionnelle, des analystes ont proposé qu’elle soit reconceptualisée pour mieux
répondre aux défis qui se posent aux sociétés qui sortent de conflits violents. Le cadre
théorique que nous proposons pour notre étude sur le Soudan du Sud dénommée
“approche transformative de la justice transitionnelle” répond à ce besoin et se structure
678
Robert K. Merton, Éléments de théorie et de méthode sociologique, Paris, Armand Colin, 1997 aux pp 9-10.
Pablo de Greiff, « Theorizing Transitional Justice », dans Melissa S. Williams, Nagy Rosemary et John Elster, supra
note 663 à la p 61.
679
109
en trois volets. Dans un premier temps, elle met en relation la notion de “justice
transformative” avec celle de la “justice transitionnelle” (1). Ensuite, elle soutient que les
acteurs et les parties prenantes au processus de justice transitionnelle doivent s’engager
pleinement dans le fonctionnement des mécanismes adoptés en se soumettant aux
principes et règles que ces derniers véhiculent. Autrement dit, il faudrait qu’ils
considèrent ces dispositifs comme étant légitimes. Dans cette optique, nous procéderons à
une conceptualisation de la légitimité des institutions et des normes en période
transitionnelle et transformationnelle (2). En outre, l’approche affirmera que la réalisation
d’une telle légitimité au Soudan du Sud requiert le recours à la théorie du pluralisme
juridique qui caractérise l’architecture normative du pays. Nous présenterons les
avantages de cette théorie dans la mise en œuvre de l’“approche transformative de la
justice transitionnelle” (3).
1.– La justice transformative et ses rapports avec la justice transitionnelle
La justice transformative est à l’origine apparue dans les études sur la justice restauratrice
alors appréhendée comme alternative à la justice pénale classique en matière de violences
interpersonnelles reposant sur la masculinité ou sur des structures masculinistes 680. Elle
est à ce titre étroitement liée au concept de “transformation de conflit” défini par John
Paul Lederach comme « […] creating constructive change processes that reduce violence,
increase justice in direct interaction and social structures, and respond to real-life
problems in human relationships »681. Transposée dans le domaine des études postconflictuelles dans les États, la justice transformative est conceptualisée comme
cherchant à dépasser la justice transitionnelle en élargissant les mesures habituellement
mobilisées pour rendre justice à la sortie d’un conflit armé violent682. Comme le
Jelke Boesten et Polly Wilding, « Transformative Gender Justice: Setting an Agenda », (2015) 51 Women’s Studies
International Forum 75 à la p 77. Les auteurs citent John Braithwaite, « Restorative justice: Assessing optimistic and
pessimistic accounts », (1999) 25 Crime and Justice 1; John Braithwaite et Kathleen Daly, « Masculinities, violence
and communitarian control » dans Tim Newburn et E. A Stanko (eds.), Just boys doing business: Men, masculinity and
crime, London, Routledge, 1994; Dona K. Coker, « Transformative justice: Anti-subordination process in cases of
domestic violence » dans Heather Strang and John Braithwaite (éds.), Restorative justice and family violence,
Cambridge, Cambridge University Press, 2002 aux pp 128–152.
681
John Paul Lederach, « Conflict Transformation », dans Guy Burgess et Heidi Burgess (éd.), Beyond Intractability,
Boulder, CO: Conflict Information Consortium, 2003 à la p 14.
682 Matthew Evans, « Structural Violence, Socioeconomic Rights, and Transformative Justice », (2016) 15 Journal of
Human Rights 1 à la p 5.
680
110
soulignent Paul Gready et Simon Robins683, le concept est utilisé différemment par les
auteurs comme ayant pour finalité, soit la consolidation de la paix 684, soit la
réconciliation et la dissuasion685, soit la justice restauratrice686. C’est dire que l’objectif
poursuivi par la justice transformative n’est pas une simple transition, mais d’utiliser tous
les outils nécessaires pour parvenir à une transformation effective du contexte conflictuel.
Dans cette perspective, Erin Daly soutient que bien que la “transition” et la
“transformation” sont des termes très souvent utilisés de façon interchangeable687, il
faudrait les distinguer688. Pour l’auteur:
[t]ransition suggests movement from one thing to another – from oppression to liberation,
from oligarchy to democracy, from lawlessness to due process, from injustice to justice.
Transformation, however, suggests that the thing that is moving from one place to another
is itself changing as it proceeds through the transition; it can be thought of as radical
change689.
C’est dire qu’alors que la “transition” viserait essentiellement une mobilité sociale d’un
point à un autre, la “transformation” s’intéresserait à un changement profond de tout le
corps social. La justice transformative va donc au-delà du traitement superficiel des
symptômes des conflits pour s’attaquer aux causes profondes qui les sous-tendent. Elle
procède d’une approche substantielle qui cherche à soigner à leurs racines les maux à
l’origine des conflits, en cherchant notamment à répondre adéquatement aux violences
structurelles pour contruire une paix durable. Dans ses études sur les conflits et la paix,
Johan Galtung fait la distinction entre trois niveaux de violence : la violence directe, la
violence structurelle et la violence culturelle. Selon l’auteur, la violence directe est un
acte de violence commis par un acteur, elle est « évènementielle ». Elle porte atteinte à
l’intégrité physique des personnes. La violence structurelle n’est pas perpétrée par un
acteur mais résulte de la souffrance causée par les structures existantes, elle est un «
processus », elle est « conjoncturelle ». Enfin, la violence culturelle se rapporte aux
aspects symboliques d’une société qui justifient les violences structurelles ; elle se
683
Paul Gready et Simon Robins, « From Transitional to Transformative Justice: A New Agenda for Practice », (2014)
8 International Journal of Transitional Justice 339 à la p 350.
684 Voir Wendy Lambourne, supra note 644. Wendy Lambourne et Vivianna Rodriguez Carreon, « Engendering
Transitional Justice: A Transformative Approach to Building Peace and Attaining Human Rights », (2015) 17:1 Human
Rights Review 71.
685
Erin Daly, supra note 21.
686
Anna Eriksson, supra note 27.
687 Voir par exemple Ruti Teitel, supra note 11 aux pp 4-6.
688 Erin Daly, supra note 21 à la p 74.
689 Ibid.
111
caractérise par sa « permanence » 690. Pour Galtung, alors qu’on pourrait clairement
retracer l’auteur d’une violence directe, il n’existerait pas directement une personne
responsable des violences structurelles. Celles-ci sont enchâssées dans les structures
sociales et se manifestent par des inégalités de pouvoirs et de chances dans la vie691. Les
violences structurelles et les violences culturelles vont généralement de pair. C’est la
combinaison des deux qui crée un environnement favorable à la déshumanisation et, plus
tard, à la cruauté692. Pour Paul Farmer, la violence structurelle relève d’une “machinerie
sociale de l’oppression” qui est constitutive d’une société et qui se manifeste par des
inégalités sociales et de genre 693. Cette situation d’“injustice sociale” est décrite par la
politologue Iris Marion Young à travers son concept d’“injustice structuelle”. Pour elle,
les injustices structurelles apparaissent
[…] when social processes put large groups of persons under systematic threat of
domination or deprivation of the means to develop and exercise their capacities, at the
same time that these processes enable others to dominate or to have a wide range of
opportunities for developing and exercising capacities available to them. Structural
injustice is a kind of moral wrong distinct from the wrongful action of an individual agent
or the repressive policies of the state. Structural injustice occurs as a consequence of
many individuals and institutions acting to pursue their particular goals and interests, for
the most part within the limits of accepted rules and norms694.
Les injustices structurelles se manifestent donc dans la vie de tous les jours à
travers des structures sociales et peuvent inclure la violence de groupes armés, la violence
des trafiquants d’armes et de drogues, la prédation des ressources naturelles et minières,
la violence politique et économique d’un groupe sur d’autres groupes sur la base de leur
ethnicité, genre, religion ou condition sociale, les violences contre certaines personnes sur
le fondement des normes coutumières, des valeurs et des pratiques locales. Par ailleurs,
des études ont démontré des corrélations entre la violence publique et la violence privée
695,
entre la violence politique et la violence domestique696. C’est dire donc qu’il existe
690
Johan Galtung, « Cultural Violence », (1990) 27:3 Journal of Peace Research 291.
Johan Galtung, « Violence, Peace, and Peace Research », (1969) 6:3 Journal of Peace 167 aux pp 170-171.
692 Matthew Mullen, supra note 658 à la p 465.
693 Paul Farme, « An Anthropology of Structural Violence », (2004) 45:3 Current Anthropology 305 à la p 307.
694 Iris Marion Young, Responsibility for Justice, Oxford, Oxford University Press, 2011 à la p 52, cité par Krista K.
Thomason, supra note 655 à la p 74.
695
Voir Polly Wilding, « 'New Violence': Silencing Women's Experiences in the "Favelas" of Brazil », (2010) 42:4
Journal of Latin American Studies 719; Mo Hume, « The Myths of Violence: Gender, Conflict, and Community in El
Salvador », (2008) 35 Latin American Perspectives 59.
696 Jelke Boesten, « Analyzing Rape Regimes at the Interface of War and Peace in Peru », (2010) 4:1 The International
Journal of Transitional Justice 110.
691
112
une relation de causalité entre les violences structurelles et les violences directes. Parmi
les facteurs déclencheurs des conflits, nombre d’auteurs ont souligné le rôle déterminant
des variables socio-économiques697. Ils ont soutenu que pour que la justice transitionnelle
puisse garantir une paix durable, elle doit mettre au centre de ses préoccupations la
recherche de solutions adéquates pour une justice redistributive effective dans les sociétés
post-conflictuelles 698. Pourtant, les mécanismes de justice transitionnelle ne sont pas
généralement outillés pour répondre aux injustices structurelles qui sont à l’origine des
crimes de masse699 en raison de leur circonscription à des espaces temporels courts et leur
focalisation sur la réparation des violences directes700. Quand ils traitent des questions
économiques,
ces
mécanismes
se
préoccupent
habituellement
des
mesures
d’indemnisation et de restitution à adopter en faveur des victimes immédiates des
violations701. Ils ne visent ainsi que ce que Galtung appelle la “paix négative”, c’est-àdire, l’absence de violence directe et personnelle. Pourtant, après des crimes de masse,
pour s’assurer que les atrocités ne se reproduisent plus dans l’avenir, il faudrait surtout
entreprendre la construction d’une “paix positive”, autrement dit, un environnement dans
lequel les violences structurelles ou systémiques et les inégalités socio-économiques et
politiques sont elles aussi éradiquées 702. Au regard de ces limites de la justice
transitionnelle, il apparait nécessaire de reconceptualiser les mécanismes sur lesquels elle
se fonde pour qu’ils puissent répondre efficacement aux impératifs de transformation
sociale.
C’est dans ce contexte qu’intervient la “justice transformative”. Elle cherche à
apporter des réponses appropriées aux structures d’inégalités sociales et économiques 703
et qui violent particulièrement les droits des femmes et autres groupes vulnérables ou
697
Voir, entre autres, Amanda Cahill-Ripley, « Foregrounding Socio-economic Rights in Transitional Justice: Realising
Justice for Violations of Economic and Social Rights », (2014) 32:2 Netherlands Quarterly of Human Rights 183 à la p
185; Shedrack C. Agbakwa, « A Path Least Taken: Economic and Social Rights and the Prospect of Conflict
Prevention and Peacebuilding in Africa », (2003) 47:1 Journal of African Law 38.
698 Voir par exemple Lisa Laplante, supra note 657; Zinaida Miller, supra note 656; Louise Arbour, « Economic and
Social Justice for Societies in Transition », (2007) 40:1 New York University Journal of International Law and Politics
1; Pablo de Greiff et Roger Duthie (éds.), supra note 622.
699 Krista K. Thomason, supra note 655 aux pp 73-74.
700 Catherine Turner, supra note 660 à la p 206.
701
Zinaida Miller, supra note 656 à la p 278.
702
Johan Galtung, supra note 691 aux pp 183-185.
703 Jelke Boesten et Polly Wilding, supra note 680. Niamh Reilly, « Seeking Gender Justice in Post-Conflict
Transitions: Towards a Transformative Women’s Human Rights approach », (2007) 3:2 International Journal of Law in
Context, 155.
113
marginalisés dans les contextes pre-conflictuels, conflictuels et post-conflictuels 704. Elle
n’est pas seulement centrée sur les victimes, mais vise également à répondre aux besoins
des auteurs de crimes et des ex-combattants afin d’assurer une transformation effective
des conflits705. La justice transformative serait ainsi une approche qui reconstruit les
normes et les institutions qui sont sources d’injustice et de violence dans une société 706.
Elle peut dès lors être appréhendée comme un ensemble de mesures inclusives d’une
grande légitimité sociale qui visent une transformation normative et sociale profonde du
contexte conflictuel à travers des réponses adéquates aux crimes commis, aux inégalités
socio-économiques et aux injustices structurelles qui sont à la racine des conflits.
La reconceptualisation de la “justice transformative” soulève cependant des
questions. Elle amène à se demander si ce concept signifie l'apparition d’un sous-champ
au sein de la justice transitionelle ou plutôt une complète scission707. Pour Padraig
McAuliffe, la discipline de la justice transitionnelle se trouve indubitablement à un
“tournant transformatif” où elle ne peut plus se limiter à ses traitements légers mais doit
rechercher des solutions adéquates aux facteurs structurels qui ont rendu les violences
possibles708. À ce titre, comme nous l’avons souligné, il existe plusieurs approches de la
justice transformative. Nous proposons de présenter les principales approches adoptées
par les auteurs et indiquerons laquelle réflète le cadre théorique que nous choisissons
pour cette thèse ainsi que les raisons qui justifient ce choix. Tout d’abord, Wendy
Lambourne conceptualise son approche à travers une inscription de la justice
transitionnelle dans le cadre global de la consolidation de la paix. Pour elle, la justice
transformative est reliée à quatre éléments qui sont : 1) la responsabilité ou la justice
légale; 2) la justice psychologique qui inclut la vérité et la guérison; 3) la justice
socioéconomique; et 4) la justice politique. Elle ajoute que cette approche incorpore six
principes qui s’appliquent à l’ensemble des quatres éléments à savoir : 1) des mesures
symboliques et ritueliques; 2) prospectives; 3) participatives et de renforcement des
704 Wendy Lambourne et Vivianna Rodriguez Carreon, supra note 684. Fionnuala Ní Aoláin, « Advancing Feminist
Positioning in the Field of Transitional Justice », (2012) 6:2 International Journal of Transitional Justice 205.
705 Voir par exemple Rebecca Friedman, « Implementing Transformative Justice: Survivors and ex-Combatants at the
Comisión de la Verdad y Reconciliatión in Peru », (2018) 41:4 Ethnic and Racial Studies 701.
706
Jaya Ramji-Nogales, supra note 28 à la p 3.
707 Voir Lauren Marie Balasco, « Locating Transformative Justice: Prism or Schism in Transitional Justice », (2018) 12
The International Journal of Transitional Justice 368.
708 Padraig McAuliffe, supra note 9 à la p 285.
114
capacités; 4) de transformation structurelle et de réforme institutionnelle; 5) de
transformation des relations et de réconciliation; 6) holistique, intégrées et globales (voir
Figure 1)709. C’est dire que l’approche de Lambourne confond les mécanismes de la
justice transformative à ceux de la justice transitionnelle tout en les distinguant par un
élargissement substantiel à la fois des instruments mobilisés et des objectifs visés.
Toutefois, Lambourne, elle-même, reconnaît le risque que son approche soit trop large à
mettre en œuvre dans les contextes transitionnels. Mais, elle soutient que son but est de
montrer la complexité des défis et des besoins des personnes en période post-conflictuelle
afin d’éviter les analyses simplistes avec des formules toutes faites710.
Elements or aspects of transformative justice
Principles of transformative justice
1 accountability, or legal justice, that reconciles
1 symbolic and ritual, as well as substantive aspects of
retributive and restorative justice (rectificatory justice,
justice
restores public order and the rule of law, remove culture
2 prospective (future oriented, long term) as well as
of impunity)
present (including procedural) and historical justice
2 ‘truth’ and healing, or psychological justice:
(dealing with the past)
knowledge and acknowledgment (factual/forensic truth,
3 local ownership and capacity-building
personal/narrative truth, social/dialogical truth,
4 structural transformation and institutional reform
healing/restorative truth)
5 relationship transformation and reconciliation
3 socioeconomic justice (reparation, restitution,
6 holistic, intergrated and comprehensive
compensation, distributive justice)
4 political justice (political reform, governance,
democratisation)
Figure 1. Transformative justice
Souce: Wendy Lambourne, supra note 373, à la p 33.
Une autre conception de la justice transformative est élaborée par Paul Gready et
Simon Robins. Les deux auteurs considèrent que la justice transformative ne vise pas à
remplacer la justice transitionnelle, mais plutôt à déplacer son centre de gravité du
juridique vers le social et le politique, de l’État et des instutions vers les communautés 711.
La justice transformative est ainsi conçue non pas comme le résultat d’une imposition par
le haut, mais plutôt comme un processus émergeant de la vie et des besoins des
709
Wendy Lambourne, supra note 644 aux pp 19-35.
Ibid à la p 37.
711 Paul Gready et Simon Robins, supra note 683 à la p 340.
710
115
populations locales712. Ils définissent la justice transformative en tant que «
transformative change that emphasizes local agency and resources, the prioritisation of
process rather than preconceived outcomes and the challenging of unequal and
intersecting power relationships and structures of exclusion at both the local and the
global level »713. Ils ajoutent que les outils de la justice transformative ne se limitent pas
aux procès et aux CVR, mais incluent des politiques qui se répercutent dans la vie des
acteurs politiques, sociaux et économiques 714. Autrement dit, dans ce modèle, la justice
transitionnelle et la justice transformative se confondent. Mais, la particularité de la
dernière est qu’elle chercherait à reformer et au besoin à élargir les mécanismes de la
première pour parvenir au résultat escompté de transformation sociale. Pour ce faire, les
deux auteurs expliquent l’inadéquation de la justice transitionnelle à assurer une
transformation effective des sociétés post-conflictuelles par ce qu’ils appellent les «
foundational limitations » de la discipline. Selon eux, ces handicaps se rapportent à
l’idéologie de la paix libérale et au stato-centrisme dans lesquels la pratique s’opère.
L’idéologie de la paix libérale privilégierait la protection des droits civils et politiques et
l’édification d’institutions favorables à l’économie néolibérale, tout en marginalisant les
besoins socio-économiques et culturels des populations affectées par les conflits, tandis
que le stato-centrisme se manifesterait par des processus de justice transitionnelle
totalement dominés par des acteurs internationaux et mis en œuvre à travers les
institutions de l’État715.
Par ailleurs, une autre conception de la justice transformative est élaborée par
Matthew Evans en la distinguant de la justice transitionnelle. Pour lui, la justice
transformative ne vise ni à améliorer ni à étendre les outils classiques de la justice
transitionnelle puisque ceux-ci ont démontré leur incapacité à impulser les
transformations structurelles et socio-économiques nécessaires 716. Selon l’auteur, pour
que la justice transformative soit pertinente, il faudrait qu’elle se déroule en déhors du
cadre légaliste et élitiste de la justice transitionnelle, et qu’elle se focalise sur la recherche
712
Ibid.
Ibid à la p 340.
714 Ibid.
715 Ibid aux pp 341-343.
716 Matthew Evans, supra note 682 à la p 7.
713
116
de réponses adéquates aux injustices socio-économiques et aux violences structurelles 717.
Aussi, ajoute-t-il, bien que la justice transitionnelle et la justice transformative reposent
sur des mécanismes distincts, elles ont le même point de départ dans la période postconflictuelle. Toutefois, l’auteur reconnaît que la justice transitionnelle peut avoir un
aspect transformatif (voir Figure 2)718. En somme, contrairement à Lambourne, Gready
et Robins qui adoptent une approche holiste, l’approche d’Evans se veut différentielle
dans la mesure où elle appréhende la justice transformative comme un champ séparé et
autonome par rapport à la justice transitionnelle.
Transitional
Justice
. Truth
commissions
. Trials and
amnesties
. Focused on
"bodily integrity"
civil and political
rights"
. Short term,
change "at the top"
Transformative
Justice
. Economic
component
. Addresses
structural
violence
. Focused on
socioeconomic
rights and
inequality
. Longer term,
"radical change
throughout
society"
Transformative aspects of transitional justice
Figure 2. Relationship between transformative justice and transitional justice.
Source: Matthew Evans, « Structural Violence, Socioeconomic Rights, and Transformative Justice »,
(2016) 15 Journal of Human Rights 1, à la p 8.
Le dernier modèle de justice transformative que nous présentons est celui proposé
par Erin Daly. Pour l’auteur, la « nature des injustices » dans les régimes révolus est
souvent telle que la justice retributive ne peut y répondre. Elle souligne que dans ces
contextes, le besoin de justice pourrait être ressenti non pas seulement au niveau
individuel, mais aussi à travers toute la société719. Selon elle, la forme de la justice à
mettre en œuvre dans les sociétés post-conflictuelles doit donc dépendre de la nature des
717
Ibid aux pp 7-9.
Ibid à la p 9.
719 Erin Daly, supra note 21 à la p 79.
718
117
injustices présentes au moment de la transition 720. Ces injustices peuvent porter sur des
inégalités socio-économiques, des divisions de nature religieuse ou raciale, des manques
de besoins élémentaires comme le logement adéquat, l’éducation, la santé etc. 721 De ce
fait, Daly considère que la justice transformative doit avoir deux objectifs reliés qui sont
la réconciliation et la dissuation 722. Par la réconciliation, elle entend que les populations
doivent apprendre à vivre ensemble et par la dissuasion, qu’elles continuent de le faire
dans le futur de sorte que le pays connaisse une paix continue723. Matthew Evans trouve
qu’une telle conceptualisation de la justice transformative n’est pas satisfaisante. Selon
lui, d’une part, cette approche confondrait les buts de la justice transformative avec ceux
de la justice transitionnelle, et d’autre part, pour lui, l’approche serait vouée à l’échec
puisque la justice transitionnelle est décriée du fait de son incapacité à assurer la
réconciliation724. Au regard des conceptions ci-dessus présentées de la justice
transformative, quelle approche réflète notre “approche transformative de la justice
transitionnelle”?
Notre approche part de l’idée du caractère unique et exceptionnel de toute période
de transition politique. En raison des violences structurelles profondes dans la société qui
sont le plus souvent à l’origine des violences physiques graves, la période transitionnelle
post-conflictuelle pourrait être appréhendée comme un moment crucial pour réimaginer
le vivre-ensemble harmonieux. La période de transition pourrait se présenter comme une
fenêtre d’opportunité à utiliser par les acteurs politiques ou militaires et la société tout
entière pour une véritable introspection. Celle-ci pourrait viser à poser les fondements
solides d’une transformation sociale profonde pour que les violences du passé ne se
reproduisent plus dans l’avenir. De ce fait, notre “approche transformative de la justice
transitionnelle” se rapproche plus de celle proposée par Wendy Lambourne, Paul Gready
et Simons Robins. En effet, considérant que la transition doit être perçue comme un
continuum politique725, elle doit donner lieu à la mobilisation de tous les outils
nécessaires pour assurer une véritable transformation du contexte conflictuel. Par
720
Ibid à la p 80.
Ibid à la p 79.
722
Ibid aux pp 84-95.
723
Ibid à la p 84.
724 Matthew Evans, supra note 682 à la p 6.
725 Voir Eric A. Posner et Adrian Vermeule, « Transitional Justice as Ordinary Justice », (2003-2004) 117 Harvard.
Law Review 762 à la p 763.
721
118
conséquent, contrairement à Padraig MacAuliffe qui suggère de ne pas être trop
ambitieux avec la justice transformative 726, nous préconisons le contraire. La période
transitionnelle pourrait être le lieu où les bonnes bases de la transformation socioéconomique et politique sont posées pour qu’elles se poursuivent dans l’avenir. Nous
comprenons cependant la position de Lars Wardorf lorsqu’il affirme que la conception
originelle de la justice transitionnelle est qu’elle était une affaire de courte durée, et que,
ce faisant, les questions de réformes économiques étaient laissées aux régimes suivants
après que la période transitionnelle ait produit un ordre constitutionnel plus
démocratique727. Il est vrai que la justice transitionnelle a depuis son origine été plus
préoccupée par le présent, – en témoigne les mandats des CVR et des procès qui couvrent
généralement seulement une courte période temps – et, de ce fait, s’intéressent moins aux
injustices structurelles historiques 728. Nous pensons toutefois que la justice transitionnelle
doit changer cette façon de procéder si elle espère aboutir à des résultats probants de paix
positive. Bien que cette démarche paraît, a priori, étendre davantage le domaine de la
justice transitionnelle en hypothéquant potentiellement la réalisation de ses objectifs
originels 729, elle a pour but de surmonter les défaillances constatées ces dernières années
dans la mise en œuvre de cette théorie, afin de construire un environnement de paix
durable. En tout état de cause, l’objectif de notre approche “transformative de la justice
transitionnelle” ne vise pas à résoudre, en un laps de temps plus ou moins court, toutes les
violences structurelles que le Soudan du Sud a connues depuis les nombreuses années de
son histoire conflictuelle. Un tel projet ne serait pas pratiquement possible. Plusieurs
injustices structurelles notamment socio-économiques, éducatives et sanitaires devront
certainement être poursuivies sur le long terme à travers des projets de développement730.
Mais dans l’immédiat, une “approche transformative de la justice transitionnelle” est
possible lorsqu’elle vise à amorcer un processus de transformation réelle des principales
sources de violence dans la société, à travers un engagement soutenu de l’ensemble de la
société. Cependant, dans le contexte particulier du Soudan du Sud, une telle approche
726
Voir par exemple Padraig McAuliffe, supra note 9 à la p xiv.
Lars Waldorf, supra note 623 à la p 173.
728
Jennifer Balint, Julie Evans et Nesam McMillan, « Rethinking Transitional Justice, Redressing Indigenous Harm: A
New Conceptual Approach », (2014) 8 The International Journal of Transitional Justice 194 à la p 201.
729 Voir, par exemple, Lars Waldorf, supra note 623.
730 Ibid.
727
119
doit nécessairement se fonder sur la légitimité des normes et des institutions qui seront
adoptées dans le pays pour faire face aux actes de violences graves qui y ont été commis.
2.– La légitimité des normes et des institutions comme fondement de la justice
transformative
Dans le but de favoriser une transformation effective de la société post-conflictuelle du
Soudan du Sud, l’“approche transformative de la justice transitionnelle” vise à répondre
au déficit de légitimité expérimenté dans le passé dans le fonctionnement des mécanismes
locaux et internationaux de la justice transitionnelle731. Nonobstant la complexité et les
ambiguïtés qui sont inhérentes à la notion de légitimité 732, on peut l’utiliser pour
concevoir des mécanismes de justice transitionnelle transformatifs. En effet, des
mécanismes de justice transitionnelle légitimes seront plus facilement appropriés et
acceptés par les parties prenantes, et permettraient, ce faisant, une véritable
transformation sociale du contexte post-conflictuel. Dans cette veine, David A. Strauss
soutient que lorsqu’une institution, une norme ou une décision n’est pas légitime, celle-ci
peut facilement faire l’objet de défiance, voire de désobéissance. Il renchérit que c’est
également affirmer que les recommandations que l’institution émettent ne sont pas
valides, sont fausses, illégales voire immorales 733. Selon Ian Hurd, « [l]egitimacy
contributes to compliance by providing an internal reason for an actor to follow a rule.
When an actor believes a rule is legitimate, compliance is no longer motivated by the
simple fear of retribution, or by a calculation of self-interest, but instead by an internal
sense of moral obligation »734. La légitimité peut dès lors être appréhendée, « en raison
inverse de la contrainte » 735. La légitimité est donc nécessaire au Soudan du Sud pour que
les populations acceptent les normes et les mécanismes de justice transitionnelle pour que
ceux-ci puissent contribuer à une véritable transformation de la société.
731
Par Engstrom, « Transitional Justice and Ongoing Conflict », dans Chandra Lekha Sriram et al., supra note 25 à la p
49. Pour des exemple en ex-Yougoslavie et au Rwanda, voir, entre autres, Kora Andrieu, supra note 647 aux pp 87-95
et aux pp 168-173.
732 Voir sur ce point, par exemple, Brigitte Bouquet, « La complexité de la légitimité », (2014) 8 Vie Sociale 13 ;
Richard H. Fallon, Jr., « Legitimacy and the Constitution », 118:6 (2005) Harvard Law Review 1787 aux pp 1791 et s.
Jeanne Becquart-Leclercq, « Légitimité et pouvoir local », (1977) 27:2 Revue française de science politique 228 aux pp
228-229.
733
David A. Strauss, « Reply: Legitimacy and Obedience », 118:6 (2005) Harvard Law Review 1854 à la p 1854.
734
Ian Hurd, « Legitimacy and Authority in International Politics », (1999) 53:2 International Organization 379 à la p
387.
735 Mattei Dogan, « La légitimité politique : nouveaux critères, anachronisme des théories classiques », (2010) 196
Revue internationales des sciences sociales 21 à la p 22.
120
Max Weber fut probablement un des premiers auteurs à théoriser la légitimité. Il
attribue trois fondements à ce concept. La légitimité traditionnelle, c’est-à-dire celle qui
repose sur les valeurs sociales dont le respect est enraciné en l’homme; la légitimité
rationnelle, c’est-à-dire, celle qui découle d’une loi ou de la validité d’une norme, et la
légitimité charismatique, c’est-à-dire, celle fondée sur les qualités et valeurs personnelles
d’un individu736. On peut établir une certaine équivalence entre ces trois types de légimité
et les trois types de légitimité élaborés par Richard H. Fallon qui sont : la légitimité
sociologique, la légitimité juridique et la légitimité morale. Pour Fallon, une légitimité est
juridique lorsqu’elle se fonde sur des normes juridiques. Elle est de nature sociologique,
lorsqu’elle est acceptée comme devant être respectée ou obéie par la société. La légitimité
est morale lorsqu’elle repose sur des motifs d’ordre moral, qu’il s’agisse d’une loi ou
d’une institution737. En outre, il faut noter que la légitimité des normes et des institutions
ne signifie pas leur acceptation par toutes les parties prenantes 738. En raison de la
diversité des acteurs et de leurs intérêts propres, en contexte transitionnel en particulier, il
faudrait situer la légitimité sur « une échelle imaginaire allant d’un maximum à un
minimum de légitimité, de l’approbation massive à un consentement plus ou moins
réservé pour finir avec un rejet en bonne et due forme. C’est là, et là seulement que l’on
peut vraiment parler d’illégitimité »739. Pour Lipset, cet état de crise de la légitimité
apparaît généralement pendant les périodes de transition vers une nouvelle structure
sociale, plus particulièrement, lorsque les grandes institutions sont menacées pendant une
période de changement structurel, ou lorsque des groupes dominants n’ont plus accès au
système politique, ou du moins, dès qu’ils expriment des revendications politiques 740.
L’“approche transformative de la justice transitionnelle” soutient donc que les
normes et les mécanismes de justice transitionnelle au Soudan du Sud se fondent sur les
formes de légitimité élaborées par Weber et H. Fallon pour qu’ils puissent contribuer à la
transformation du contexte post-conflictuel. Pour ce faire, il faudrait que le processus de
justice transitionnelle prenne en compte la diversité des répertoires normatifs en vigueur
736
Max Weber, Le savant et le politique, Paris, Presses Électroniques de France, 2013 à la p 36.
Richard H. Fallon, Jr., supra note 732 aux pp 1790-1791.
738
Voir sur ce sujet, par exemple, Jean Rouvier, Du pouvoir dans la République romaine, réalité et légitimité, étude sur
le consensus, Paris, Nouvelles éditions latines, 1963.
739 Mattei Dogan, supra note 735 à la p 21.
740 Seymour Martin Lipset, Political Man, New York, Anchor Books, 1963 à la p 65.
737
121
dans le pays, tout en cherchant aussi à transformer les normes qui sont contraires aux
droits fondamentaux de la personne.
3.– Le pluralisme juridique comme fondement de la justice transformative
Le pluralisme juridique est pertinent à la mise en œuvre de notre “approche
transformative de la justice transitionnelle” au Soudan du Sud, dans la mesure où, celuici, quelle que soit sa dénomination, se positionne contre l’approche positiviste du droit 741.
Il envisage le droit, non pas comme un système figé mais plutôt comme un processus
dynamique dans lequel participe une pluralité d’acteurs locaux, étatiques et
internationaux742. Le pluralisme juridique se dissocie donc d’une conception étroite (thin)
de la légalité pour en adopter une qui se veut large (thick)743. Cette légalité n’est pas
conçue exclusivement en termes purement juridiques (droit positif), pour ne pas
privilégier l’élite dirigeante744, mais elle prend en compte l’ensemble des acteurs dans le
processus de production normative. Le normatif fait ici référence de façon générale et
abstraite à la norma, autrement dit, à ce qui sert d’« instrument de référence », qui
constitue un « modèle à suivre », ou encore ce qui doit ou devrait être745. Le pluralisme
juridique considère de ce fait que les agents sociaux sont des acteurs à part entière de
l’élaboration des normes juridiques 746. Il considère que le droit étatique n’est pas un
système clos et autonome, mais qu’il est ouvert à des normativités infra et supraétatiques, donnant lieu à des relations de pouvoir inégales faites de domination et de
résistance747. Aussi, le pluralisme juridique accepte-t-il la théorie de l'inter-normativité en
741
Sur le positivisme juridique ou jus positivum, voir notamment Gény François, Science et technique en droit privé
positif, 4 vol., Paris, Sirey, 1913 ; H.L.A. Hart, « Positivism and the separation of the law and morals », (1958) 71:4
Havard law review 593 ; H.L.A Hart, The concept of law, Oxford, Oxford University Press, 1961 ; Hans Kelsen,
Théorie pure du droit, Traduction Française par Eisenmann, Charles de la 2è éd., de la Reine Reschslehre, Paris, Dalloz
1962 ; Christian Atias, Épistémologie juridique, Coll. Droit fondamental, Paris, Presses universitaires de France, 1985 ;
Amselek, Paul, « Lois juridiques et lois scientifiques », (1987) 6 Droits ; Uberto Scarpelli, Qu’est-ce que le positivisme
juridique?, Paris, Bruxelles, Librairie générales de Droit et de Jurisprudence, Bruylant, 1996.
742 Jaya Ramji-Nogales, supra note 28 à la p 67. Voir plus généralement Sally Falk Moore, Law as Process: An
Anthropological Approach, Piscataway, New Jersey, Transaction Publishers, 1978.
743 Pour une distinction entre conception étroite (thin) et large (thick) de la légalité, voir par exemple, Kieran McEvoy,
supra note 12 à la p 414.
744 Christine Bell, Colm Campbell et Fionnula Ní Aoláin, « Transitional Justice: (Re)conceptualising the Field »,
(2007) 3:2 International Journal of Law and Context 81 à la p 83.
745
Catherine Thibierge, « Au Cœur de la norme : le tracé et la mesure. Pour une distinction entre normes et règles de
droit », (2008) 51 Archives de philosophie du droit 341 aux pp 344-345.
746 Roderick A. Macdonald, « L’hypothèse du pluralisme juridique dans les sociétés démocratiques avancées », (2002)
33 Revue de droit l'université de Sherbrooke 133.
747 Nagy Rosemary, supra note 355 à la p 105.
122
référence à l'étude « de la dynamique des interfaces des systèmes normatifs » 748. En
d’autres termes, il admet des échanges tant harmonieux que conflictuels entre différents
répertoires normatifs 749. Le pluralisme juridique n’appréhende donc pas la justice
transitionnelle en tant qu’exclusivement une norme globale émergente750. Il l'analyse
dans une perspective inter-normative qui prend en compte les niveaux global, national et
local d’élaboration du droit. En se fondant sur le pluralisme juridique, l’“approche
transformative de la justice transitionnelle” se veut cependant prudente, en évitant toute
essentialisation du local. En reconnaissant que le droit est fondé sur des rapports de
pouvoirs inégaux, elle prend en compte le fait que les mécanismes locaux de la justice
transitionnelle peuvent faire l’objet de luttes politiques et par conséquent donner lieu à
des contestations sur leur légitimité.
La pertinence de la théorie du pluralisme juridique comme fondement de
l“approche transformative de la justice transitionnelle” s’explique par ailleurs par sa
vocation à admettre une pluralité de conceptions de la justice. Dans cette perspective,
l’approche admet le cadre normatif de la justice transitionnelle élaboré par exemple par
David A. Crocker, à savoir, la nécessité de déterminer les objectifs du processus, la
recherche de la vérité, la création d’un espace d’expression pour les victimes et leur
indemnisation, l’exigence de reddition des comptes et la punition des auteurs,
l’édification de l’État de droit, la mise en œuvre de réformes institutionnelles en vue du
développement et des mesures de promotion de la réconciliation 751. Pour ce faire,
l’approche soutient l'idée d’une « justice relative », c’est-à-dire, qui est dépendante des
contingences du contexte socio-politique752. En outre, en tant que processus inclusif,
l’“approche transformative de la justice transitionnelle” va au-delà de la focalisation
habituelle de la justice transitionnelle sur les principaux auteurs et les “victimes directes”
des crimes. Elle cherche à impliquer l’ensemble des populations (“victimes indirectes”)
Guy Rocher, « Les ‘phénomènes d’internormativité’ : faits et obstacles », dans Belley, Jean-Guy, (dir.), Le droit
soluble : contributions québécoises à l’étude de l’internormativité, Paris, LGDJ, 1996 à la p 28.
749 Sur l’internormativité, voir, par exemple, Jean Carbonnier, « Les phénomènes d’inter-normativité », dans B. M.
Blegvad, C. M. Campbell et C. J. Schuyt, European Yearbook in Law and Sociology, The Hague, Martinus Nijhoff
Publishers, 1977 aux pp 42-52. Sur les conflits internormatifs, voir par exemple Paul Schiff Berman, « Global Legal
Pluralism », (2007) 80 Southern California Law Review 1155.
750
Rosemary Nagy, supra note 29 aux pp 215-226.
751
David A. Crocker, « Reckoning with Past Wrongs: A Normative Framework », (1999) 13:1 Ethics and International
Affairs 43.
752 Hans Kelsen, Qu'est-ce que la justice ? Parue en 1953 chez Franz Deuticke à Vienne, Traduit de l'Allemand par
Pauline Le More et Jimmy Plourde, Genève, Éditions Markus Haller, 2012.
748
123
dans le processus de transformation normative et sociale du contexte conflictuel753. Elle
vise à faire en sorte que les victimes à la fois directes et indirectes des violences sentent
que justice leur a été rendue754. Dans cet objectif, elle rompt avec les conceptions de
“justice distante” des populations locales telles que celles centrées sur l’État politique
et/ou mises en œuvre par la communauté internationale755. Elle vise ainsi à instaurer une
paix qui touche « la vie de tous les jours » des citoyens ordinaires, autrement dit, une
“paix populaire”756. C’est dire donc que l’“approche transformative de la justice
transitionnelle” fait appel à un ensemble d’instruments judiciaires et non judiciaires qui
se veulent complémentaires plutôt que hiérarchiques 757. Après avoir présenté les éléments
structurant de l’“approche transformative de la justice transitionnelle”, le chapitre suivant
s’attachera à démontrer la mise en œuvre concrète de cette approche au Soudan du Sud.
753
Rama Mani, supra note 647.
Naomi Cahn, « Beyond Retribution and Impunity: Responding to War Crimes of Sexual Violence », (2005) 1
Stanford Journal of Civil Rights and Civil Liberties 217 à la p 269.
755
Paul Gready, « Reconceptualising Transitional Justice: Embedded and Distanced Justice », (2005) 5 Conflict,
Security and Development 2, cité par Kieran McEvoy, supra note 12 à la p 425.
756 David Roberts, « Post-Conflict Peacebuilding, Liberal Irrelevance and the Locus of Legitimacy », (2011) 18:4
International Peacekeeping 410.
757 Joya Ramji-Nogales, supra note 28 à la p 4.
754
124
Chapitre III. – La mise en œuvre de l’“approche transformative de la justice
transitionnelle” au Soudan du Sud
125
Introduction du chapitre III
Au regard du contexte socio-politique et normatif des conflits précédemment présenté, à
quoi ressemblerait la mise en œuvre de l’“approche transformative de la justice
transitionnelle” au Soudan du Sud? Répondre à cette question est l’objectif du présent
chapitre. Pour ce faire, nous allons démontrer que cette approche théorique comporte des
outils conceptuels qui aideraient à surmonter les lacunes de la justice transitionnelle dans
sa réponse aux violences structurelles qui sous-tendent les conflits. Au Soudan du Sud, en
particulier, l’approche nous permettra de reconceptualiser les mécanismes de la justice
transitionnelle pour qu’ils puissent répondre aux structures d’inégalité et aux injustices
sociales et économiques qui sont à la racine des violences physiques.
Dans le but de mettre en œuvre cette approche, nous procéderons tout d’abord à
une mise en contexte descriptive des dispositifs de justice transitionnelle adoptés par le
R-ARCSS pour le Soudan du Sud (Section I). Ensuite, nous entrerons dans le fond de
notre analyse en étudiant le rôle, d’une part, du Tribunal hybride pour le Soudan du Sud
(THSS) et, d’autre part, des juridictions pénales nationales, dans la transformation du
pays (Section II). En troisième lieu, nos développements porteront sur le rôle que
peuvent jouer les mécanismes de justice restauratrice qui sont, d’une part, la Commission
de vérité, de réconciliation et de guérison (CVRG), et d’autre part, les systèmes de justice
traditionnelle, dans la transformation du pays (Section III). Nous soutiendrons que
chacun de ces mécanismes peut contribuer à une véritable transformation du pays et nous
exposerons les arguments qui soutiennent cette position.
Section I. – La mise en contexte des mécanismes de justice transitionnelle
Dans cette mise en contexte, nous étudierons tout d’abord le processus historique
d’adoption des mécanismes de justice transitionnelle au Soudan du Sud (1) ; ensuite, nous
analyserons les caractéristiques des deux principaux mécanismes que sont le THSS et la
CVRG (2) ; et enfin, nous étudierons quelques facteurs qui ont présidé au choix du THSS
en particulier comme mécanisme transitionnel de justice pénale pour le contexte du
Soudan du Sud (3).
126
1.– Le processus historique d’adoption des mécanismes de justice transitionnelle
L’idée d’adopter des mécanismes de justice transitionnelle au Soudan du Sud, et en
particulier, de poursuivre les crimes graves qui ont été commis durant la guerre civile
post-décembre 2013, remonte à la 411e réunion du Conseil de paix et de sécurité de
l’Union africaine (CPSUA) siégeant au niveau des Chefs d’État et de gouvernement de
l’Union africaine (UA) tenue à Banjul en Gambie le 30 décembre 2013 758. Lors de cette
rencontre, le Conseil a demandé à la Présidente de la Commission de l’Union africaine
d’établir, en consultation avec la Présidente de la Commission africaine des droits de
l’homme et des peuples et d’autres organes pertinents de l’Union africaine, la CEUASS
pour enquêter sur les violations graves des droits de la personne et d’autres abus perpétrés
au Soudan du Sud, de faire des recommandations sur les voies et moyens pour assurer la
reddition des comptes, la réconciliation et la guérison au sein de toutes les communautés
locales759. Les termes de référence de la mission présentés dans la Note conceptuelle de
la CEUASS se rapportaient notamment à mener des investigations pour déterminer les
causes profondes des conflits, l’étendue, la nature et les circonstances des violations des
droits de la personne commises à partir du 15 décembre 2013760. La CEUASS a interprété
ce mandat comme devant être articulé suivant quatre axes qui sont : la guérison, la
réconciliation, la réddition des comptes et les réformes institutionnelles 761. C’est dans ce
contexte que, pour la première fois, la société civile du Soudan du Sud a évoqué l’idée
d’adopter un tribunal hybride pour juger les crimes graves qui ont été commis dans le
pays762. Pour obtenir le soutien politique des États-Unis dans la création d’un tel tribunal,
758
Peace and Security Council 411th Meeting at the Level of Head of State and Government, « Communiqué »,
PSC/AHG/COMM.1(CDXI) Rev.1, 31 décembre 2013.
759 Ibid au para 8.
760 De façon détaillée, la Note conceptuelle donnait mandat à la CEUASS de « a) établir les causes immédiates et sousjacentes du conflit ; b) enquêter sur les violations des droits de l’homme et d’autres violences commises par toutes les
parties au cours du conflit à partir du 15 décembre 2013; c) établir les faits et circonstances qui auraient entouré et qui
constituent ces violations et tout crime qui aurait été perpétré ; d) compiler les informations fondées sur ces enquêtes et
contribuer ainsi à identifier les auteurs de ces violations et de ces violences afin que ceux qui en sont responsables
répondent de leurs actes (reddition de comptes) ; e) compiler des informations sur les institutions et les processus, ou
leur inexistence, qui auraient aidé ou aggravé le conflit, entraînant des violations des droits de l’homme et d’autres
violences ; f) examiner les moyens de faire avancer le pays en termes d’unité, de coopération et de développement
durable ; g) présenter au CPSUA un rapport écrit complèt de la situation générale au Soudan du Sud dans un délai
maximum de trois (3) mois à partir du début de ses activités ; h) formuler des recommandations fondées sur les
enquêtes […] ». Voir sur ce point, RCEUASS, supra note 203 au para 3.
761
RCEUASS, supra note 203 au para 4.
762 David Deng et Elizabeth Deng, South Sudan Talks Must Make Provision for Justice and Reconciliation, African
Arguments, 8 janvier 2014, disponible en ligne sur <http://africanarguments.org/2014/01/08/an-integrated-response-tojusticeand-reconciliation-in-south-sudan-by-david-deng-and-elizabeth-deng/>, consulté le 8 juin 2019.
127
des organisations non gouvernementales (ONG) ont fait des plaidoyers auprès du
gouvernement américain 763. Sur ces entrefaites, plus de 50 membres du Congrès
américains, y compris les co-présidents des caucus du Congrès sur le Soudan et le
Soudan du Sud, ont écrit une lettre au Secrétaire d’État d’alors, John Kerry, pour qu’il
demande au gouvernement des États-Unis de soutenir l’établissement d’un tribunal
hybride au Soudan du Sud 764. À la suite de ces actions diplomatiques, en mai 2014,
lorsque la Mission des Nations Unies au Soudan du Sud (MINUSS) a publié son rapport
sur les violations des droits de la personne perpétrées dans le pays, elle a recommandé la
création d’un tribunal hybride comme mécanisme de reddition des comptes 765. Quelques
temps après sa visite du Soudan du Sud, l’ancien Secrétaire général des Nations Unies,
Ban Ki-moon, dans une séance d’information au Conseil de sécurité, a recommandé la
mise en place d’un tribunal hybride dans le pays 766. Dans cette foulée, le 15 mai 2014, la
CEUASS indiquait dans une déclaration de presse qu’elle « […] is leaning towards the
creation of a hybrid court along the lines of the Extraordinary African Chambers in
Senegal (Hissène Habré Tribunal) » 767.
Finalement, dans son rapport du 15 octobre 2014, la Commission recommandait
qu’un « mécanisme juridique mené et approprié par l’Afrique et doté de ressources
africaines, sous l’égide de l’Union africaine et soutenu par la communauté internationale,
en particulier les Nations Unies » soit adopté pour poursuivre les personnes qui portent «
763
David K. Deng, Special Court for Serious Crimes (SCSC): A Proposal for Justice and Accountability in South
Sudan, South Sudan Law Society, Working Paper, May 2014, disponible en ligne sur <https://www.cmi.no/file/2760SSLS-SCSC-Proposal-for-a-Hybrid-Court.pdf>, consulté le 8 juin 2019. L’auteur se réfère au rapport présenté par John
Prendergast, « “Peace Must Come Soon”, A Field Dispatch from South Sudan », The Enough Project, 19 Février 2014,
disponible en ligne sur <http://www.enoughproject.org/files/South-Sudan-Dispatch-Peace-Must-Come-Soon.pdf>,
consulté le 8 juin 2019.
764 Dans la Lettre du Congrès des États Unis addressee à John Kerry, le 20 mars 2014, disponible en ligne sur
<http://lee.house.gov/imo/media/doc/South%20Sudan%20letter%20to%20Kerry-%20March%2020.pdf>, consulté le 8
juin 2019, les members du Congrès américain soutiennent que : « [W]e encourage the Office of Global Criminal Justice
and Bureau of Democracy, Human Rights and Labor to work with the Government of South Sudan to consider the
establishment of an independent hybrid or mixed special court with both international and domestic representation for
South Sudan. Doing so would help hold perpetrators of grave human rights abuses accountable, while respecting South
Sudanese sovereign legal authority and building indigenous capacity in the judiciary sector ». Voir également David K.
Deng, supra note 763.
765 A Human Rights Report, supra note 273.
766 Eye Radio, « Ki-moon Recommends a Hybrid Court to Tackle Rights Violations in RSS », 13 mai 2014, disponible
en ligne sur <http://eyeradio.org/ki-moon-recommends-establishment-special-court-tackle-rights-violations-rss/>,
consulté le 8 juin 2019.
767 Reliefweb, « The Commission of Inquiry on South Sudan undertakes consultations in Nairobi », 15 mai 2014,
disponible en ligne sur <https://reliefweb.int/report/south-sudan/commission-inquiry-south-sudan-undertakesconsultations-nairobi>, consulté le 8 juin 2019.
128
la plus grande responsabilité au plus haut niveau »768. Dans ce contexte, sous le
leadership de l’IGAD, les négociations pour la résolution des conflits ont abouti à la
signature, par les protagonistes des conflits et les parties prenantes, d’un accord de paix,
dénommé Agreement on the Resolution of the Conflict in the Republic of South Sudan
(ARCSS) à Addis-Abeba, en Éthiopie, le 17 août 2015769. Toutefois, compte tenu des
violations de cet accord, et particulièrement de la reprise des combats en juillet 2016,
l’IGAD a initié un Forum de haut niveau sur la revitalisation (High-level Revitalization
Forum (HLRF)) de l’accord dont le mandat était « to restore permanent ceasefire, to full
implementation of the Peace Agreement and to develop a revised and realistic timeline
and implementation schedule towards a democratic election at the end of the transition
period »770. Au regard de ce mandat, plusieurs dispositions de l’ARCSS devaient être
révisées puisqu’elles étaient devenues caduques. Ainsi, de nouvelles négociations ont été
engagées par le HLRF pour parvenir à un nouvel accord. Ces tractations ont abouti à la
signature entre les différents acteurs des conflits et les parties prenantes du Revitalised
Agreement on the Resolution of the Conflict in South Sudan (R-ARCSS), le 12 septembre
2018771. L’accord modifie substantiellement les Chapitre I et II de l’ARCSS portant
respectivement sur le Government transitionnel d’unité nationale (Transitional
Government of National Unity (TGoNU)) et les Arrangements de cessez-le-feu et de
sécurité
transitionnelle
(Permanent
Ceasefire
and
Transitional
Security
Arrangements)772. Le R-ARCSS établit aussi un Gouvernement transitionnel d’unité
nationale revitalisé (Revitalised Transitional Government of National Unity (R-TGoNU))
dont le siège est fixé à Juba pour diriger la période transitionnelle 773. Il redéfinit les
modalités de partage du pouvoir entre les protagonistes des conflits dans le but de
768
RCEUASS, supra note 203 au para 1148.
Agreement on the Resolution of the Conflict in the Republic of South Sudan, Addis Ababa, Ethiopia, 17 August
2015,
disponible
en
ligne
sur
<https://unmiss.unmissions.org/sites/default/files/final_proposed_compromise_agreement_for_south_sudan_conflict.pd
f>, consulté le 24 août 2016, [ci-après: ARCSS].
770 Intergovernmental Authority on Development (IGAD), « Communiqué of the 31st Extra-Ordinary Summit of IGAD
Assembly of Heads of State and Government on South Sudan », IGAD, June 12, 2017, disponible en ligne sur:
<https://igad.int/communique/1575-communique-of-the-31st-extra-ordinary-summit-of-igad-assembly-of-heads-ofstate-and -government-on-south-sudan>, visité le 12 février 2019.
771
Revitalised Agreement on the Resolution of the Conflict in South Sudan, 12 September 2018, disponible en ligne sur
<https://www.dropbox.com/s/6dn3477q3f5472d/R-ARCSS.2018-i.pdf?dl=0>, consulté le 23 janvier 2019, [ci-après: RARCSS].
772 Ibid.
773 Ibid Chapitre I Articles 1.1.1. à 1.1.3.
769
129
favoriser la cessation des hostilités et le retour de la paix dans le pays. L’accord prévoit
dans son Chapitre V des mécanismes de justice transitionnelle, à savoir, une Commission
de vérité, de réconciliation et de guérison (CVRG) (Commission for Truth, Reconciliation
and Healing (CTRH))774, un Tribunal hybride pour le Soudan du Sud (THSS) (Hybrid
Court for South Sudan (HCSS))775 et une Autorité chargée des indemnisations et des
réparations (AIR) (Compensation and Reparation Authority (CRA))776. Ces dispositifs
visent à traiter le passé douloureux du Soudan du Sud afin de le conduire vers un futur
apaisé.
Selon le R-ARCSS, après une période pré-transitionnelle de huit (8) mois ou 240
jours, la période transitionnelle débute pour une durée de trente six (36) mois 777. Soixante
(60) jours avant la fin de la période transitionnelle, le RTGoNU devra organiser des
élections en vue de mettre en place un gouvernement démocratiquement élu 778. Les
responsabilités au sein de l’exécutif du RTGoNU devront être partagées entre le
gouvernement transitionnel d’unité nationale (Transitional Government of National Unité
(TGoNU)), l’APLS-O, l’Alliance de l’opposition du Soudan du Sud (South Sudan
Opposition Alliance (SSOA)), les Anciens détenus (Former Detainees (FDs)) et les
Autres partis politiques (Other Political Parties (OPP))779. Le RTGoNU a pour mandat,
entre autres, de mettre en œuvre l’accord et de veuiller à restaurer la paix durable, la
sécurité et la stabilité du pays 780. Il assurera aussi, en coordination avec les Nations Unies
et d’autres agences internationales, la protection, le retour volontaire, le rapatriement
dans la dignité, la réhabilitation, le réétablissement et la réintégration des persones
déplacées (IDPs)781. Le RTGoNU devra aussi mettre en œuvre un processus d’adoption
d’une Constitution permanente et s’assurer de son succès d’ici la fin de la période
transitionnelle782. Toutefois, il est à noter qu’il y a eu des retards dans l’adoption des
mécanismes de justice transitionnelle en raison de désaccords entre les acteurs des
conflits. De ce fait, le RTGoNU qui devrait être mis en place, selon le R-ARCSS, au mois
774
Ibid Chapitre V Article 5.2.
Ibid Article 5.3.
776 Ibid Article 5.4.
777 Ibid Chapitre I Article 1.1.2.
778
Ibid aux Articles 1.1.4. à 1.1.5.
779
Ibid Articles 1.1.6 et 1.3.1.
780 Ibid Article 1.2.2.
781 Ibid Article 1.2.3.
782 Ibid Article 1.2.5.
775
130
de mai 2019 a été finalement formé le 22 février 2020. Ce retard va sans doute avoir des
répercutions sur l’adoption des autres mécanismes. Mais, en général, le processus
transitionnel est en cours au Soudan du Sud. Dans les lignes qui suivent, nous proposons
d’anlyser les caractéristiques des principaux mécanismes de justice transitionnelles que
sont le THSS et la CVRG.
2.– Les caractéristiques du THSS et de la CVRG
Cette étude consistera à présenter, tout d’abord, les caractéristiques du THSS (2.1),
ensuite celles de la CVRG (2.2), et enfin, les relations établies par le R-ARCSS entre les
deux institutions (2.3).
2.1. – Les caractéristiques du THSS
Au-delà de sa dénomination de “tribunal hybride”, le THSS doit-il être classé dans la
catégorie des tribunaux pénaux hybrides ou internationalisés ou doit-il être rangé dans la
catégorie de juridiction nationale dotée d’une compétence spéciale comme certains
auteurs l’ont sugéré pour le Tribunal spécial Irakien et les Chambres bosniaques de
crimes de guerre783 ? Pour répondre à cette interrogation, il importe de se référer au droit
qui régit ces tribunaux et au besoin à la doctrine. Depuis leur apparition, une des
caractéristiques principales des tribunaux hybrides est le métissage qu’ils font du droit
international et du droit national784. En effet, leur composition, les règles procédurales et
substantielles qu’ils appliquent relèvent à la fois du droit international et du droit
national785. Devant ces juridictions, les juges appliquent le droit national qui a été
réformé pour être en conformité avec les normes du droit international 786. Dans le
contexte du Soudan du Sud, le fondement juridique de l’adoption du THSS provient du
mandat donné à la Commission de l’Union africaine par le R-ARCSS, d’établir la
783
Voir Spiga Valentina, « Non-retroactivity of Criminal Law : A New Chapter in the Hussène Habré Saga » (2011)
9:1 Journal of International criminal justice 5 à la p 20; Raymond Ouigou Savadogo, « Les Chambres africaines
extraordinaires au sein des tribunaux sénégalais », (2014) 45:1 Études internationales 105 à la p 112.
784 Photini Pazartzis, « Tribunaux pénaux internationalisés : une nouvelle approche de la justice pénale (inter)nationale
? », 49 (2003) Annuaire français de droit international 641 à la p 652.
785
Anne-Charlotte Martineau, Les juridictions pénales internationalisées : un modèle de justice hybride ? Paris,
Pédone, 2007.
786 Laura A. Dickinson, « The Promise of Hybrid Courts », (2003) 97:2 The American Journal of International Law 295
à la p 295.
131
juridiction, en accord avec le R-TGoNU787, pour répondre aux crimes graves qui ont été
perpétrés dans le pays. Pour ce faire, selon Human Rights Watch, un mémorandum
d’accord sur l’adoption du Statut du tribunal a été transmis par l’Union africaine au
gouvernement du Soudan du Sud et est en attente d’être signé 788. Au regard du retard
qu’accuse le Soudan du Sud à signer l’accord, Amnesty International a demandé à
l’Union africaine d’établir un délai clair à l’issue duquel si l’accord n’est toujours pas
signé que l’organisation régionale l’adopte de façon unilatérale 789. Que le THSS soit
adopté par accord bilatéral entre l’État du Soudan du Sud et l’Union africaine ou de façon
unilatérale par l’Union africaine, la question se pose de savoir quelle serait sa nature
juridique en droit international. Il convient tout d’abord de noter qu’en droit international
il existait jusqu’à récemment seulement deux catégories de tribunaux qui sont les
tribunaux pénaux nationaux et les tribunaux pénaux internationaux 790. On peut d’ores et
déjà affirmer que le THSS ne serait pas une juridiction pénale internationale à l’image de
la CPI qui a été créée par un traité multilatéral791. Il ne serait pas non plus un tribunal
pénal international ad hoc comme le TPIY 792 et le TPIR793 qui ont été créés de façon
unilatérale par des résolutions du Conseil de Sécurité des Nations Unies agissant suivant
le mandat que lui confère le Chapitre VII de la Charte des Nations Unies. Toutefois, ces
deux dernières décennies ont vu naître dans la pratique internationale un autre type de
juridiction pénale. Il s’agit des tribunaux dits internationalisés, mixtes ou hybrides. Le
qualificatif “hybride” renvoit le plus souvent à la composition du tribunal, à sa
compétence matérielle et à son droit applicable794. Ces tribunaux sont généralement créés
“sur mesure” dans l’objectif premier de répondre aux besoins d’un contexte particulier 795.
Ils sont conçus pour conjuguer les avantages que possèdent à la fois la justice pénale
787
R-ARCSS, supra note 771 Chapitre V Aricle 5.3.1.1.
Human Rights Wathch, « South Sudan: Stop Delays on Hybrid Court Four Years into Conflict, Rampant Abuse »,
14 décembre 2017, disponible en ligne sur <https://www.hrw.org/news/2017/12/14/south-sudan-stop-delays-hybridcourt>, consulté le 8 avril 2020.
789 Amnesty International, « South Sudan: Justice for war crimes must not be delayed any longer », 8 novembre 2019,
disponible en ligne sur <https://www.amnesty.org/download/Documents/AFR6513672019ENGLISH.PDF>, consulté
le 8 avril 2020.
790 Voir Roger O’Keef, International criminal Justice, Oxford, Oxford University Press, 2015 aux pp 86-87.
791 Dans un raisonnement similaire, mais concernant les Chambres africaines extraordinaires au sein des juridictions
sénégalaises, voir Raymond Ouigou Savadogo, supra note 780 aux pp 113-114.
792
Voir Statut du TPIY, supra note 614.
793 Voir Statut du TPIR, supra note 592.
794 Ibid.
795 Anne-Charlotte Martineau, supra note 785 aux pp 11-67.
788
132
nationale et la justice pénale internationale796. Mais il faut noter que les tribunaux
hybrides sont si divers dans leur composition et droit applicable qu’il est parfois difficile
de savoir s’ils tendent plus vers un tribunal national ou vers un tribunal international ou
encore s’ils sont tout simplement de nature sui generis. Aussi, au regard de leur
contextualité, les tribunaux hybrides n’ont pas de définition juridique précise et le
qualificatif “hybride” semble de plus en plus simplement formuler une expression
“attrape-tout” pour décrire des juridictions qui ne sont précisément ni nationales ni
internationales 797. Nonobstant leur nature juridique indéterminée, dans la doctrine, Sarah
Williams a élaboré six critères cumulatifs qui permettraient de distinguer des tribunaux
hybrides: 1) le tribunal exerce une fonction judiciaire de nature pénale ; 2) le caractère
temporel ou transitoire de l’institution (ou du moins de sa composante internationale) ; 3)
il doit y avoir au moins la possibilité d’une participation de juges internationaux aux
côtés des juges nationaux ou de l’implication internationale dans certains organes du
tribunal ; 4) l’assistance internationale dans le financement du tribunal (même si ce
critère à lui seul n’internationalise pas une institution nationale ; 5) un mélange entre le
droit national et international dans la compétence matérielle du tribunal ; 6) l’implication
d’une entité autre que l’État affecté, telle que les Nations Unies, une organisation
régionale ou un ou plusieurs autres États798.
Au regard du premier critère, le tribunal doit exercer une fonction juridictionnelle
de nature pénale. À ce titre, nous nous réfèrerons à la fois au R-ARCSS qui, en tant
qu’accord de paix, apparaît exceptionnellement détaillé sur les caractéristiques du
tribunal et au Projet de Statut du THSS. Le R-ARCSS précise que la compétence ratione
materiae du tribunal porte sur le génocide, les crimes contre l’humanité, les crimes de
guerre et les autres crimes graves du droit international relevant des lois du Soudan du
Sud dont en particulier les crimes basés sur le genre et les violences sexuelles 799. Quant
au Projet de Statut du THSS, il dispose en son Article 1(1) que « [t]he Hybrid Court shall
have the power to investigate and prosecute persons responsible for serious violations of
Sarah M.H. Nouwen, « ‘Hybrid Courts’ The Hybrid Category of a New Type of International Crimes Courts »,
(2006) 2:2 Utrecht Law Review 1990 à la p 190.
797
Ibid à la p 193.
798 Sarah Williams, Hybrid and Internationalised Criminal Tribunals: Selected Jurisdictional Issues, London, Hart
Publishing, 2012 à la p 249.
799 R-ARCSS, supra note 771 Chapitre V Article 5.3.2.1.4.
796
133
international law and or the laws of South Sudan committed in the territory of South
Sudan since 15 December 2013 through the end of the Transitional Period […] », et en
son Article 1(2) que « [t]he Hybrid Court shall have jurisdiction with respect to the
following crimes: a) Genocide; b) Crimes Against Humanity; c) War Crimes; and d)
Other serious crimes under international law and relevant laws of South Sudan, including
gender-based crimes and sexual violence »800. Ainsi, étant donné que la fonction
juridictionnelle du THSS est de poursuivre spécifiquement des crimes internationaux et
nationaux, on peut en déduire qu’il est une juridiction de nature pénale.
Pour le deuxième critère, le tribunal doit être temporel ou transitoire. À cet effet,
seulement le R-ARCSS précise que le tribunal s’assurera de laisser un héritage permanent
au Soudan du Sud à la fin de son mandat 801. Le Projet de Statut du THSS n’évoque pas la
durée du mandat de l’institution. Toutefois, en s’en tenant au R-ARCSS, on peut
aisément comprendre que le THSS sera institué seulement de façon ad hoc pour juger les
crimes entrant dans son mandat. Sa compétence ratione temporis n’est donc pas illimitée,
mais dépendra de l’épuisement des affaires qu’elle aura à juger sur la période de sa
compétence. Cependant, en disposant que le Tribunal est compétent seulement pour les
crimes commis du 15 décembre 2013 à la fin de la période transitionnelle, on peut se
demander pourquoi une telle limitation de sa compétence temporelle, alors que l’on sait
que plusieurs atrocités, pour lesquelles justice n’a point été rendue 802, ont eu lieu au
Soudan du Sud durant plus d’un demi-siècle ? La première explication à cette
délimitation temporelle nous semble être d’ordre politique. Elle tiendrait à la relation
dialectique consubstantielle entre le droit et la politique803. Plus particulièrement, elle se
justifie par la volonté de la communauté internationale et de l’Union africaine, en
particulier, de ne pas fouiller loin dans le passé lointain au risque de devoir juger les
crimes impliquant le Soudan, voire même la Grande Bretagne. Ce qui pourrait
compromettre le processus de paix engagé dans la région. La deuxième explication est
d’ordre technique. Elle tiendrait à la difficulté que pourrait avoir le THSS à rassembler
800
Projet de Statut du THSS Article 1(1)(2).
R-ARCSS, supra note 771 Chapitre V Aricle 5.3.5.6.
802
Amanda Lucey et Liezelle Kumalo, How the AU Can Promote Transitional Justice in South Sudan, Institute for
Security Studies, Peace Research Institute Oslo, East Africa Report 14, 2017 à la p 3.
803 Voir Aboubacar Dakuyo, « Insurrection populaire et justice transitionnelle au Burkina Faso : entre dyanamique «
révolutionnaire » et réalisme politique », (2019) 38:2 Politique et Société 27 à la p 31.
801
134
les éléments de preuve nécessaires à la poursuite des crimes qui ont été perpétrés par
exemple durant la colonisation ou lors la première ou la deuxième guerre civile. Mais de
telles
poursuites
ne
seraient
pas
totalement
impossibles.
Elles
dépendent
fondamentalement de la volonté des acteurs politiques et de l’Union africaine en
particulier dans la situation d’espèce.
Le troisième critère porte sur la composition internationale du tribunal. À cet
égard, le R-ARCSS soutient que, que ce soit en première instance ou en appel, la
composition du tribunal doit être faite en majorité de juges ressortissant d’États africains
autres que le Soudan du Sud ; et qu’il appartient aux membres d’élire leur président 804.
De plus, les procureurs et le conseil de la défense du tribunal doivent être composés de
personnels des États africains autres que le Soudan du Sud, sans préjudice cependant du
droit des accusés de choisir leurs propres conseils de défense en plus ou en remplacement
du personnel de service du tribunal 805. Le greffier du THSS doit aussi être choisi parmi
les États africains autres que le Soudan du Sud 806. En outre, les juges, les procureurs, les
conseils de défense et le greffier doivent être nommés par le président de la Commission
de l’Union africaine807. Cette procédure de sélection s’applique tant aux juges du Soudan
du Sud qu’aux juges des autres pays africains 808. Ceci montre que les juges qui siègeront
au THSS ne seront pas que des Sud-Soudanais. Ils seront associés à des juges d’autres
pays mais exclusivement africains. Quant au Projet de Statut du THSS, il dispose en son
Article 14(2) que « [a] Trial Chamber shall be composed of three judges, one of whom
shall be a national of South Sudan and the remainder shall be from member states of the
African Union (“Member States”). Any additional trial chambers shall be composed in
the same manner », et dans son Article 14(3) que « [t]he Appeals Chamber shall be
composed of five judges, two of whom shall be nationals of South Sudan, and the
remainder from other Member States »809. C’est dire donc que l’Union africaine a choisi
de faire du THSS, à l’image des Chambres africaines extraordinaires au sein des
juridictions sénégalaises810, une juridiction purement africaine dans sa composition.
804
R-ARCSS, supra note 771 Chapitre V Article 5.3.3.2.
Ibid Article 5.3.3.3.
806
Ibid Article 5.3.3.4.
807
Ibid Article 5.3.3.5.
808 Ibid.
809 Projet de Statut du THSS Article 14(2)(3).
810 Aux termes de l’article 11 du Statut des Chambres africaines extraordinaires du Sénégal, sur les vingt juges dont
805
135
Mais, cela n’enlève pas pour autant au THSS sa nature de juridiction pénale
internationalisée, même si cette internationalité n’est en réalité qu’une régionalité.
Le quatrième critère est relatif à l’assistance internationale dans le financement du
tribunal. À ce niveau, même si le R-ARCSS ne mentionne pas expressis verbis le recours
à des donateurs externes du Soudan du Sud pour assurer le fonctionnement du tribunal,
on peut raisonnablement soutenir que le fait qu’il soit établi par la Commission de
l’Union africaine811 sous-entend qu’au moins l’organisation contribuera à son budget de
financement, et en plus ou à défaut, sollicitera d’autres contributions internationales.
Quant au cinquième critère, c’est-à-dire que sa compétence matérielle soit un
mélange entre le droit national et international, il se trouve tout d’abord satisfait par
l’affirmation du R-ARCSS selon laquelle le THSS a pour mandat d’« enquêter et, le cas
échéant, poursuivre les individus qui portent la responsabilité de violations du droit
international et/ou du droit soudanais applicable à partir du 15 décembre 2013 jusqu’à la
fin de la période transitionnelle » 812. En outre, comme mentionné précédemment, le
Projet de Statut du THSS aussi dispose en son Article 1(1) que « [t]he Hybrid Court shall
have the power to investigate and prosecute persons responsible for serious violations of
international law and or the laws of South Sudan committed in the territory of South
Sudan since 15 December 2013 through the end of the Transitional Period […] »813. Cela
montre que le corpus juris applicable du tribunal conjuguera bien le droit national et le
droit international.
Finalement, le sixième critère portant sur la nécessité de l’implication d’entités
autres que l’État affecté se trouve satisfait par le fait que le THSS sera adopté par la
Commission de l’Union africaine, avec le soutien des Nations Unies 814.
Au regard de la satisfaction des six critères proposés par Sarah Williams, on peut
soutenir que le THSS relèvera de la catégorie des tribunaux internationalisés, mixtes ou
sept suppléants que comptent les Chambres, seulement, les deux juges qui sont respectivement le président de la
Chambre africaine d’assises de la Cour d’appel de Dakar et le président de la Chambre d’assises d’appel sont des
nationaux d’autres États membres de l’Union africaine. Tous les autres juges des deux Chambres sont de nationalité
sénégalaise.
811
Voir R-ARCSS, supra note 771 Chapitre V Aricle 5.3.1.1.
812 Ibid Aricle 5.3.1.1.
813 Projet de Statut du THSS Article 1(1).
814 Voir R-ARCSS, supra note 771 Chapitre V Aricle 5.3.1.1.
136
hybrides. Une fois ainsi établies ces caractéristiques du THSS, il nous faut aussi analyser
les attributs de la Commission de vérité, de réconciliation et de guérison (CVRG).
2.2. – Les caractéristiques de la CVRG
Pour ce qui sont des caractéristiques de la CVRG, à défaut d’avoir le texte législatif
d’adoption de l’institution, nous nous limiterons au R-ARCSS. Selon ce dernier, « [t]he
RTGoNU shall establish the CTRH as a critical part of the peacebuilding process in
South Sudan, to spearhead efforts to address the legacy of conflicts, promote peace,
national reconciliation and healing »815. La CVRG a par conséquent un triple objectif: la
paix, la réconciliation nationale et la guérison des populations du Soudan du Sud. Pour
parvenir à ces fins, le R-ARCSS définit le mandat de la CVRG en ces termes :
the CTRH shall inquire into all aspects of human rights violations and abuses, breaches of
the rule of law and excessive abuses of power, committed against all persons in South
Sudan by State, non-State actors, and or their agents and allies. In particular, the CTRH
shall inquire into the circumstances, surrounding the aforementioned and any other
connected or incidental matters. Such inquiry shall investigate, document and report on
the course and causes of conflict and identify or review cut-off timeframes for the
operations of the CTRH, as may be determined by legislation, this Agreement or both. In
that regard, the CTRH shall recommend processes for the full enjoyment by victims of
the rights to remedy, including by suggesting measures for reparations and
compensation816.
Au regard de cette disposition, la CVRG apparaît comme une institution quasijudiciaire dont la compétence matérielle est large. Elle porte sur la documentation de
toutes les violations des droits de la personne commises non seulement par l’État du
Soudan du Sud mais aussi par des entités non étatiques, ainsi que les circonstances et les
causes des conflits. Aussi, la disposition donne la possiblité de réviser la compétence
temporelle de la CVRG par voie de législation, ce qui lui permettra de s’adapter aux
réalités qui se présenteront à elle dans l’exercice de ses fonctions. Le mandat de la CVRG
doit en outre aboutir à des recommmandations concrètes qui offrent aux victimes des
recours effectifs et des mesures de réparation et d’indemnisation. Qui plus est, le RARCSS précise que les fonctions de la CVRG sont d’« [e]stablish an accurate and
impartial historical record of human rights violations, breaches of the rule of law and
excessive abuses of power, committed by State and non-state actors from the date of the
815
816
R-ARCSS, supra note 771 Chapitre V Article 5.2.1.1.
Ibid Article 5.2.2.1.
137
signing of the Agreement to July 2005 »817. En situant la compétence temporelle de la
CVRG à partir de juillet 2005, c’est-à-dire, à partir du début de la période intérimaire
instaurée par l’AGP jusqu’en 2018, cela signifie que pour les crimes graves commis
durant la guerre civile post-décembre 2013, le THSS et la CVRG s’intéresseront aux
mêmes faits818. Cela veut dire aussi qu’il sera nécessaire de coordonner les relations entre
les deux institutions durant cette période.
En ce qui concerne les caractéristiques particulières de la CVRG, selon le RARCSS, l’institution doit tout d’abord être adoptée par législation promulguée pas plus
de trois mois après la formation du TGoNU et doit commencer ses travaux pas plus d’un
mois après819. Une telle procédure d’adoption distingue la CVRG des autres dispositifs de
paix et de reconciliation mis en place dans le passé dans le pays, dont par exemple,
l’adoption par décret présidentiel en 2013 du Committee on National Healing, Peace and
Reconciliation (CNHPR)820. L’adoption de la CVRG par législation pourrait
théoriquement donner à l’institution une plus grande indépendance vis-à-vis du pouvoir
politique et, partant, plus de légimité821. En outre, alors que la grande majorité des CVR
du passé étaient entièrement nationales 822, le R-ARCSS fait de la CVRG un mécanisme
hybride823. Elle devra être composée de sept commissaires dont quatre devront être des
nationaux du Soudan du Sud parmi lesquels deux devront être des femmes. Les trois
autres commissaires devront être des nationaux d’autres pays africains parmi lesquels au
moins un doit être une femme. L’institution devra être présidée par un Sud-Soudanais et
avoir comme vice-président un non-Sud-Soudanais824. Pour ce faire, l’exécutif du RTGoNU devra nommer quatres commissaires de nationalité sud-soudanaise et les
présenter à l’Assemblée législative nationale transitionnelle (ALNT) pour recueillir son
approbation. Ensuite, l’exécutif de la R-TGoNU, en consultation avec la Commission de
l’Union africaine et du Secrétaire général des Nations Unies devra nommer trois
817
Ibid Article 5.2.2.3.1.
David K. Deng et Rens Willems, « Observations on the Mandate of South Sudan’s Commission on Truth,
Reconciliation and Healing (CTRH) », South Sudan Law Society, University for Peace, Pax, April 2016, disponible en
ligne sur <http://www.upeace.nl/cp/uploads/hipe_content/Observations-on-the-CTRH-Mandate---Policy-Brief.pdf>,
consulté le 17 juillet 2019.
819 R-ARCSS, supra note 771 Chapitre V Article 5.2.1.2.
820
Voir David K. Deng et Rens Willems, supra note 818.
821
Ibid.
822 Voir Priscilla B. Hayner, supra note 626.
823 Voir sur ce point David K. Deng et Rens Willems, supra note 818.
824 R-ARCSS, supra note 771 Chapitre V Article 5.2.3.2.
818
138
commissaires issus des autres pays africains et présenter la liste à l’ALNT pour obtenir
son approbation825. Le R-ARCSS dispose aussi que dans le but de promouvoir la paix et
la réconciliation, le CNHPR de 2013 et la National Platform for Peace and
Reconciliation (NPPR) adoptée en 2014, devront transférer leurs dossiers à la CVRG
dans les quinze jours qui suivent son installation 826.
La CVRG devra produire des rapports trimestriels d’activité pour informer le
TGoNU sur ses progrès dans l’accomplissement de son mandat. Elle doit également
prendre des dispositions pour informer les populations sur ses activités, en organisant des
séances de sensibilisation envers les jeunes et les femmes en particulier 827. Elle devra
délivrer son rapport final d’activités trois mois avant la fin de la période transitionnelle 828.
De ce fait, étant donné que la période transitionnelle aura une durée de trente six (36)
mois829, on peut en déduire que la durée du mandat de la CVRG sera de 29 mois, soit
deux ans cinq mois. Un tel délai parait court au regard de l’ampleur des atrocités
commises au Soudan du Sud. En comparaison, la TRC du Libéria a été adoptée en février
2006 et son rapport a été rendu public en juin 2009, soit en une durée de trois ans et
quatre mois; la TRC de la Sierra Leone a été adoptée en février 2000 et son rapport a été
soumis au président Ahmed Tijan Kabbah en octobre 2004, soit en une durée de quatre
ans et neuf mois ; la TRC de l’Afrique du Sud a été établie en juillet 1995 et son rapport a
été présenté au président Nelson Mandela en octobre 1998, soit en une durée de trois ans
et quatre mois 830. Selon Deng et Willem, en raison de l’insécurité au Soudan du Sud et
des difficultés logistiques qui pourraient se poser, la CVRG aura probablement besoin
d’un délai de trois à cinq ans pour accomplir son mandat. Ils soutiennent en outre, qu’un
délai plus long que cinq ans pourrait cependant rendre peu pertinentes les
recommandantions qui seraient formulées par la Commission 831.
Par ailleurs, le R-ARCSS établit une relation entre la CVRG et les juridictions
traditionnelles. Il précise que pour la détermination des recours pour les victimes et les
825
Ibid Article 5.2.3.3.
Ibid Article 5.2.1.4.
827 Ibid Article 5.2.2.4.
828
Ibid Article 5.2.2.5.
829
Ibid Chapitre I Article 1.1.2.
830 Priscilla B. Hayner, Unspeakable Truths: Transitional Justice and the Challenge of Truth Commissions, New York,
London, Routledge, 2e édition, 2011.
831 David K. Deng et Rens Willems, supra note 818.
826
139
mesures de réparation et d’indemnisation, la CVRG peut se fonder sur les pratiques, les
processus et les mécanismes traditionnels lorsque cela est nécessaire 832. L’accord va en
outre plus loin en soulignant qu’une des fonctions de la CVRG sera de, « where
appropriate, supervise proceeding of traditional dispute resolution, reconciliation, and
healing mechanisms ». Il ajoute que la CVRG devra « [i]n this regard, and without
prejudice to traditional justice mechanisms, develop standard operating procedures for
the latter, in accordance with the principles of natural justice » 833. Au regard de ces
dispositions, le R-ARCSS semble non seulement mettre la CVRG au dessus des
mécanismes de justice traditionnelle du Soudan du Sud, mais aussi faire de celle-ci
l’organe de coordination de leurs activités. Nous analyserons cette question plus tard dans
la section sur le rôle transformatif de la CVRG. En attendant, examinons les relations que
le R-ARCSS établit entre le THSS et la CVRG.
2.3. – Les relations entre le THSS et la CVRG
Dans les sociétés post-conflictuelles, les Commissions de vérité et les tribunaux mis en
place pour répondre aux crimes commis sont généralement intéressées par les mêmes
évènements, les mêmes victimes, les mêmes témoins, les mêmes auteurs présumés et les
mêmes preuves 834. Dans le contexte du Soudan du Sud, le R-ARCSS souligne que le
THSS, la CVRG et l’AIR « shall independently promote the common objective of
facilitating truth, reconciliation and healing, compensation and reparation in South Sudan
»835. Toutefois, en dépit de cet objectif commun entre le THSS et la CVRG, il faut noter
que ce sont des institutions de nature différente. Le THSS est une institution judiciaire
qui vise l’engagement de la responsabilité pénale des personnes suspectées d’avoir
commis des violations du droit international et du droit sud-soudanais applicable à partir
de décembre 2013 836. A contrario, la CVRG pourrait être considérée comme une
institution quasi-judiciaire dont le rôle est « to spearhead efforts to address the legacy of
conflicts, promote peace, national reconciliation and healing » 837. Mais malgré leurs
832
R-ARCSS, supra note 771 Chapitre V Article 5.2.1.5.
Ibid Article 5.2.2.3.9.
834
Voir Elizabeth M. Evenson, « Truth and Justice in Sierra Leone: Coordination between Commission and Court »,
(2004) 104:3 Columbia Law Review 730 à la p 744.
835 R-ARCSS, supra note 771 Chapitre V Article 5.1.3.
836 Ibid Article 5.3.1.1.
837 Ibid Article 5.2.1.1.
833
140
mandats qui partagent les mêmes objectifs, le R-ARCSS n’établit pas une relation
juridique claire entre les deux institutions. Quant au Projet de Statut du THSS, il se borne
seulement à souligner que « [t]he Hybrid Court may, subject to the interests of justice,
refer to the Commission on Truth, Reconciliation and Healing any matter which is not of
sufficient gravity to warrant prosecution before the Hybrid Court and which has not been
or will not be referred to a national jurisdiction » 838. De ce fait, plusieurs approches
pourraient être envisagées pour encadrer cette relation.
Il y a d’abord l’approche selon laquelle les deux institutions ont une relation
coordonnée. Un premier exemple de cette situation a été constaté en Afrique du Sud à la
fin du régime de l’apartheid. En effet, bien que le pays n’ait pas adopté de tribunal pénal
spécial pour poursuivre les crimes commis, les poursuites devant les juridictions
nationales étaient étroitement liées à la recherche de vérité devant la TRC. La prise en
considération d’une affaire par le Comité des amnisties de la TRC avait un effet suspensif
sur les poursuites civiles ou pénales pour les mêmes infractions, et toute amnistie
accordée par le Comité exemptait le bénéficiaire de toute poursuite civile ou pénale 839.
L’amnistie était ainsi conçue comme un incitatif qui permettait aux personnes qui avaient
commis des infractions à motivation politique d’avouer leurs forfaits au Comité des
amnisties afin de ne pas être poursuivies pour ces violations 840. Dans ce contexte, la
vérité était prioritaire sur les poursuites pénales puisque ces dernières étaient conçues
juste comme une menace en vue d’obtenir des confessions 841. Un autre exemple est le
Timor oriental où la Commission de vérité et de réconciliation devait déférer au bureau
du Procureur Général les situations de violations graves des droits des personnes et lui
faire des recommandations quant à des poursuites à entreprendre842. Contrairement à
l’Afrique du Sud, les poursuites étaient prioritaires dans ce contexte 843. Ce faisant,
aucune personne ne pouvait être obligée à témoigner devant la Commission sans son
838
Projet de Statut du THSS, Article 10(4).
Voir Afrique du Sud, Promotion of National Unity and Reconciliation Act, No 34, 1995, Sections 19(6) et 20(7)(a),
disponible en ligne sur <http://www.justice.gov.za/legislation/acts/1995-034.pdf>, consulté le 26 juin 2019. Voir aussi
Alison Bisset, Truth Commissions and Criminal Courts, Cambridge, Cambridge University Press, 2012 à la p 75.
840 Martha Minow, supra note 640 à la p 53.
841
Alison Bisset, supra note 839 à la p 77.
842
Voir United Nations Transitional Administration Administration in East Timor (UNTAET), Regulation No 2001/10
on the Establishment of a Commission for Reception, Truth and Reconciliation in East Timor, UNTAET/REG/2001/10,
13 juillet 2001, Section 3.1(e).
843 Alison Bisset, supra note 839 à la p 85.
839
141
consentement en s’auto-incriminant ou en incriminant les membres de sa famille 844. En
conséquence, la Commission était relativement faible du fait qu’elle n’avait pas le
pouvoir d’obtenir les informations dont elle avait besoin845.
Une autre approche de gestion des relations entre une Commission de vérité et un
tribunal est l’absence de coordination entre les deux institutions. Ce qui semble être le cas
entre la CVRG et le THSS au regard du Projet de Statut du THSS. Un exemple de cette
situation est la relation entre le TSSL et la Truth and Reconciliation Commission (TRC)
de la Sierra Leone. Cette Commission résulte de l’Accord de paix de Lomé signé entre le
gouvernement de la Sierra Leone et le Front révolutionnaire Uni en 1999 846. Du fait
qu’elle a été créée ultérieurement en raison de la reprise des combats, la TRC de la Sierra
Leone et le TSSL ont été établis de façon indépendante 847 et leur relation n’a pas été
formellement clarifiée848. Cela a créé des difficultés quant au partage d’informations, la
protection des témoins, le partage des ressources et les procédures d’enquête 849. En effet,
la TRC avait le pouvoir de convoquer ou de sommer toute personne à comparaître850.
Cependant, en vertu de son Statut, le TSSL avait la primauté sur toutes les juridictions
sierra-léonaises 851. Le TSSL a interprété son Statut comme étant au-dessus de toutes les
institutions de la Sierra Leone et en conséquence au dessus de la TRC. Il déclarait que :
the Special Court, which has an overriding duty to try those accused of bearing greatest
responsibility for the war, was not in prospect when the TRC was given statutory form. In
consequence, the provisions of the TRC Act do not envisage that indictees may testify to
it or any basis upon which they might do so. The Special Court was given, by Article 8 of
its Statute, a primacy over the national courts of Sierra Leone (and, by implication, over
national bodies like the TRC). It has an overriding duty to prosecute those alleged to bear
the greatest responsibility for the war, with which duty the Government bound itself to
co-operate. There was nothing in the Court's Agreement or Statute which required the
844
Voir United Nations Transitional Administration Administration in East Timor (UNTAET), supra note 839 Section
17(1)(2)(3)(4)(5).
845 Alison Bisset, supra note 839 à la p 86.
846 Peace Agreement between the Government of Sierra Leone and the Revolutionary United Front of Sierra Leone,
Lomé, Togo, 7 juillet 1999.
847 Alison Bisset, supra note 839 aux pp 90-91.
848 Voir William A. Schabas et Shane Darcy (éds.), Truth Commissions and Courts: The Tension Between Criminal
Justice and the Search for Truth, Dordrecht, The Netherlands, 2004 aux pp 3-54.
849 Elizabeth M. Evenson, supra note 834 aux pp 732-733. Voir aussi William A. Schabas, « The Relationship between
Truth Commissions and International Courts: The Case of Sierra Leone », (2003) 25 Human Rights Quarterly 1035.
850
Sierra Leone, Truth and Reconciliation Commission Act 2000, Section 8.1(g).
851 Statut du TSSL, adopté par accord du 16 janvier 2002 est annexé au Rapport de la mission de planification en vue de
la création d’un Tribunal spécial pour la Sierra Leone, transmis par la Lettre datée du 6 mars 2002, adressée au
Président du Conseil de sécurité par le Secrétaire général, S/2002/246, 8 mars 2002 [Statut du TSSL] Article 8(2).
142
Court to compromise its justice mission by deferring to local courts or national
institutions852.
Ce faisant, la population était confuse quant à la relation entre les deux
institutions853. L’affaire Samuel Hinga Norman a mis en lumière les difficultés d’une
telle absence de coordination. Dans cette affaire, la TRC a voulu auditionner des
personnes inculpées devant le TSSL en toute confidentialité 854. En réponse à cette
demande, le TSSL a voulu en profiter pour obtenir des informations qui pourraient lui
être utiles dans ses poursuites futures. Dans le but de respecter les procédures d’équité, la
TSSL a adopté une directive qui stipule que l’audition des inculpés devait se faire par des
juristes, de façon enregistrée et transcrite, et mise à la disposition de n’importe quelle
partie à la demande du juge qui préside le tribunal 855. La TRC a réprouvé une telle
directive en la considérant méprisant à l’égard de ses auditions qui doivent être
confidentielles 856. Sur ces entrefaites, elle a changé de méthode en décidant plutôt
d’auditionner publiquement Samuel Hinga Norman, l’ancien leader des Forces de
défense civile. Cette démarche a donné lieu à un procès devant la Chambre d’appel du
TSSL, à l’issue duquel la requête de la TRC a été déboutée 857. Cette affaire est illustrative
des tensions qui peuvent survenir entre une Commission de vérité et un tribunal si leur
relation n’est pas clairement définie ex ante. Pour éviter ces conflits potentiels et surtout
pour faire en sorte que les deux institutions ne soient pas pour l’une et l’autre un obstacle
852
Voir TSSL, Prosecutor v. Samuel Hinga Norman (Case No. SCSL-2003-08-PT-122), Decision on Appeal by the
Truth and Reconciliation Commission for Sierra Leone and Chief Samuel Hinga Norman JP against the Decision of his
lordship, Mr Justice Bankole Thompson Delivered on 30 November 2003 to Deny the TRC’s Request to Hold a Public
Hearing with Chief Samuel Hinga Norman JP, 28 novembre 2003 au para 4.
853 Alison Bisset, supra note 839 aux pp 90-91. Voir aussi Marieke Wierda, Priscilla Hayner et Paul van Zyl, Exploring
the Relationship Between the Special Court and The Truth and Reconciliation Commission of Sierra Leone, The
International Center for Transitional Justice, New York, 24 juin 2002; Elizabeth M. Evenson, supra note 834; Abdul
Tejan-Cole, « The Complementary and Conflicting Relationship Between the Special Court for Sierra Leone and the
Truth and Reconciliation Commission », (2003) 6 Yale Human Rights and Development Law Journal 139.
854 Voir la lettre du 9 septembre 2003 de la TRC au greffier du Tribunal spécial, Robin Vincent, cité dans TRC, Witness
to Truth : The Report of the Sierra Leone Truth and Reconciliation Commission, Chapter 6, 2004, disponible en ligne
sur
<http://www.sierraleonetrc.org/index.php/view-the-final-report/download-table-of-contents/volume-threeb/item/witness-to-the-truth-volume-three-b-chapter-5-2>, consulté le 26 juin 2019, au para 87. Voir aussi Alison Bisset,
supra note 839 à la p 93.
855 Voir TSSL, Practice Direction on the procedure following a request by a State, The Truth and Reconciliation
commission, or other legitimate authority to take a statement from a person in custody of the Special Court for Sierra
Leone,
adopté
le
9
septembre
2002,
disponible
en
ligne
sur
<http://www.rscsl.org/Documents/PRACTICE_DIRECTION_Request_for_Statement.pdf>, consulté le 26 juin 2019.
Voir aussi également Alison Bisset, supra note 839 à la p 93.
856
Alison Bisset, supra note 839 aux pp 93-94.
857 TSSL, Prosecutor v. Samuel Hinga Norman (Case No. SCSL-2003-08-PT-101), Decision on the Request by the the
Truth and Reconciliation Commission of Sierra Leone to Conduct a public Hearing with Samuel Hinga Norman, 29
octobre 2003.
143
dans l’accomplissement de leurs missions respectives, il nous semble nécessaire que des
mesures soient prises bien avant le début de leurs activités afin de coordonner leur
relation.
Pour ce faire, des canaux de communication pourraient être établis entre le bureau
du procureur et la Commission de vérité pour étudier ces questions 858. En examinant le
mandat de la CVRG, le R-ARCSS précise que « [w]ithout prejudice to the administration
of and access to justice, the CTRH shall inquire into all aspects of human rights
violations »859. Par cette disposition, on pourrait déduire que le R-ARCSS considère
l’exécution de la mission de la CVRG comme devant se faire en complète coopération et
surtout en subordination au THSS dans le but de ne pas entraver le processus de la justice
pénale. Toutefois, pour que les deux institutions puissent contribuer pleinement à la
transformation du Soudan du Sud, elles pourraient fonctionner de façon autonomes car
elles ne sont pas de même nature, n’ont ni les mêmes mandats ni les mêmes méthodes de
travail. Ainsi, le fait que le R-ARCSS précise que le THSS aura la primauté sur tous les
tribunaux nationaux du Soudan du Sud860, ne doit donc pas être interprété comme lui
donnant préséance sur la CVRG. En tout état de cause, il sera plus utile que dans la
foulée de l’adoption de la législation qui devra régir le THSS et la CVRG que des
dispositions soient prévues pour mieux coordonner la relation entre les deux instutitions.
Cela éviterait des conflits comme ce fut le cas en Sierra Leone. Après avoir défini les
spécificités juridiques des mécanismes de justice transitionnelle, il convient à présent
d’examiner quelques facteurs qui ont présidé au choix du THSS en particulier.
3. – Les facteurs explicatifs du choix du THSS
Plusieurs facteurs peuvent expliquer le choix des négociateurs du R-ARCSS pour
l’adoption du THSS comme juridiction pénale transitionnelle pour le Soudan du Sud.
Ceux-ci sont d’abord endogènes car ils se rapportent à l’incapacité des juridictions
nationales, en leur état actuel, à mener à bien des poursuites de crimes internationaux
(3.1) ; ensuite, il y a des facteurs exogènes qui portent sur les tensions actuelles entre
l’Union africaine et la Cour pénale internationale (3.2) ; enfin, il existe des facteurs
Voir Haut-Commissariat des Nations-Unis, Les instruments de l’État de droit dans les sociétés sortant d’un conflit :
Les Commissions de vérité, supra note 14 à la p 27.
859 R-ARCSS, supra note 771 Chapitre V Article 5.2.2.1.
860 Ibid Article 5.3.2.2.
858
144
conjoncturels relatifs à la préférence actuelle de la communauté internationale pour le
modèle de tribunal hybride au lieu de tribunal international ad hoc (3.3). L’analyse de
chacun de ces facteurs pourrait faire l’objet de longs développements. Mais, pour les
besoins de l’objectif principal de ce chapitre qui vise à démontrer le rôle transformatif des
mécanismes de justice transitionnelle, nous allons seulement présenter ces facteurs de
façon succincte.
3.1. – Les défaillances du système judiciaire national
Selon le rapport du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, au Soudan du Sud,
« [t]he justice institutions are under-funded and are characterized by a lack of financial
and material resources, poor or non-existent infrastructure, particularly outside of urban
centres, a lack of transportation and a living wage » 861. Plusieurs facteurs expliquent cet
état de faiblesse du système judiciaire du pays. Il y a d’abord les longues années de
marginalisation politique et économique, et les guerres civiles que la région a connues
depuis la période coloniale jusqu’à sa sécession du Soudan. L’AGP de 2005 avait
cependant donné l’espoir de voir l’érection de quelques institutions au Soudan du Sud.
Mais la guerre civile qui a commencé en décembre 2013, a non seulement presque
totalement détruit le peu d’institutions qui existaient dans la région, mais en plus, elle a
installé une crise de confiance profonde entre celles-ci et les populations locales 862. En
effet, en dépit des garanties constitutionnelles 863, l’indépendance de l’appareil judiciaire
n’est pas encore effective dans le pays. Les pouvoirs exécutifs et militaires
s’immisceraient régulièrement dans le fonctionnement de la justice 864. L’appareil
judiciaire du nouvel État n’est pas en mesure de garantir la protection des victimes de
violations des droits de la personne, d’accorder de l’aide juridique aux défendeurs qui ne
peuvent pas se payer un avocat et de garantir un procès juste et équitable 865. En outre, la
justice connaîtrait d’autres défaillances comme des détentions abitraires et abusives,
l’utilisation non appropriée des recours civils et des sanctions pénales par les autorités
861
Human Rights Council, Report of the Commission on Human Rights in South Sudan, Thirty-seventh session,
A/HRC/37/CRP.2, 6 March 2018 au para 667.
862
RCEUASS, supra note 203 au para 988. Voir aussi Amanda Lucey et Liezelle Kumalo, supra note 802 à la p 5.
863
CTSS Articles 123(2) ; 125(1)(2).
864 RCEUASS, supra note 203 au para 281.
865 Human Rights Council, Report of the Commission on Human Rights in South Sudan, Thirty-seventh session,
A/HRC/37/CRP.2, 23 February 2018 au para 669.
145
traditionnelles, l’absence de défense juridique pour toutes les personnes accusées
d’infraction capitale et la protection des femmes et des jeunes filles contre les violences
sexuelles866.
Sur le plan du droit substantif, au moment de l’indépendance du Soudan du Sud,
le pays avait choisi de quitter le système juridique soudanais dominé par la sharia pour
adopter celui de la Common Law. De ce fait, la plupart des juges de Comté qui ne
s’exprimaient qu’en arabe et n’appliquaient que le droit islamique devait désormais
rendre justice en anglais et dans la tradition juridique de la Common Law. Ce faisant, il
prendra beaucoup de temps au système judiciaire du jeune État pour s’adapter à ce
changement867. En outre, la situation de pluralité des ordres normatifs et des systèmes
judicaires qui caractérise le pays pose de sérieux défis quant à l’accès à la justice,
particulièrement pour les femmes et les enfants868. En raison de la technicité et de la
complexité qui caractérise les crimes internationaux, leur poursuite requiert une certaine
expertise qui n’est pas encore disponible au sein des juridictions pénales nationales du
pays. Dans ces conditions, il aurait fallu attendre au préalable que soient réalisés des
réformes substantielles et des renforcements de capacité au sein du système judiciaire
national avant de procéder aux poursuites pénales des crimes internationaux. Les
négociateurs du R-ARCSS ne pouvaient manifestement pas attendre ces réformes qui
pourraient prendre du temps, et ce faisant, pourraient compromettre la recherche des
preuves nécessaires aux inculpations. Il fallait donc rapidement adopter un autre
mécanisme. Le choix du THSS s’explique par ce contexte. Mais, celui-ci n’est pas le seul
élément explicatif. Des facteurs exogènes liés aux tensions entre l’Union africaine et le
système de justice pénale internationale tel qu’incarné par la Cour pénale internationale
ont largement aussi pesé dans la balance en faveur de l’adoption du THSS.
3.2 – Les tensions entre l’Union africaine et la CPI
Le choix du THSS comme mécanisme de poursuite et de justice des crimes qui ont été
commis au Soudan du Sud s’explique également par des facteurs exogènes. Ceux-ci
866
David K. Deng, supra note 430 à la p 14.
Human Rights Council, Report of the Commission on Human Rights in South Sudan, Thirty-seventh session,
A/HRC/37/CRP.2, 23 February 2018 au para 668.
868
Justice Africa, « Justice in Practice: South Sudan », 2015, disponible en ligne sur
<https://blogs.lse.ac.uk/jsrp/files/2015/05/FINAL_JA-SouthSudanSpring2015.pdf>, consulté le 4 juin 2019. Voir aussi
Ibid aux paras 679-681.
867
146
portent notamment sur les relations tendues entre l’Union africaine et le système de
justice pénale internationale depuis une vingtaine d’années. En effet, ces tensions
remontent à 2000 lorsque la Belgique lance un mandat d'arrêt contre le ministre des
affaires étrangères de la République Démocratique du Congo Abdoulaye Yerodia
Ndombasi pour des crimes constituant des violations graves du droit international
humanitaire. Cette affaire qui a été portée devant la Cour internationale de justice (CIJ)869
a commencé à susciter des inquiétudes en Afrique sur la question de l’immunité des
officiels de l’État870. De plus, en 2008, le Chef de protocole du Président Kagame du
Rwanda est arrêté en Allemagne à la suite d’un mandat d'arrêt lancé contre elle par la
France en raison de sa responsabilité présumée dans les tirs sur l'avion du Président
Habyarimana – un incident qui a conduit au génocide rwandais de 1994 871. En plus, il
convient de signaler que l’Espagne avait émis plusieurs mandats d’arrêt contre une
quarantaine de responsables politiques et militaires rwandais, y compris le Président
Kagame872. Cette situation déplut à Kagame qui la porta devant le l’Assemblée générale
des Nations Unies, en avertissant contre le risque de « chaos juridique » qui surviendrait
du fait que des États se considérant puissants font un usage abusif du principe de la
compétence universelle à l’égard d’autres États considérés faibles 873. Réagissant à ces
évènements, l’Union africaine soutient que les dirigeants africains font effectivement
l’objet d’une application abusive de la compétence universelle par des États non africains
et que cela « est une violation flagrante de la souveraineté et de l'intégrité territoriale de
ces États »874. En conséquence, elle demande à ses États membres de ne pas exécuter ces
mandats d’arrêt875.
869
Mandat d'arrêt du 11 avril 2000 (République démocratique du Congo c. Belgique), arrêt, CIJ, Recueil 2002 à la p 3.
Voir Max du Plessis, Tiyanjana Maluwa et Annie O’Reilly, Africa and the International Criminal Court, disponible
en
ligne:
˂http://www.chathamhouse.org/sites/default/files/public/Research/International%20Law/0713pp_iccafrica.pdf ˃, 2013,
visité le 29 mai 2019 à la p 3.
871 Le Figaro, « Paris fait arrêter une proche du président rwandais », disponible en ligne sur
<http://www.lefigaro.fr/international/2008/11/10/01003-20081110ARTFIG00422-paris-fait-arreter-une-proche-dupresident-rwandais-.php>, consulté le 29 mai 2019.
872 Stéphanie Maupas, « Un juge espagnol émet 40 mandats d'arrêt contre les chefs de l'armée rwandaise », publié en
ligne le 07 février 2008 dans Le Monde Afrique sur <https://www.lemonde.fr/afrique/article/2008/02/07/un-jugeespagnol-emet-40-mandats-d-arret-contre-les-chefs-de-l-armee-rwandaise_1008523_3212.html>, visité le 29 mai 2019.
873
United nations, General Assembly, Official Records, Sixty-third session, 6th plenary meeting, A/63/PV.6, 23
September 2008 à la p 6. Voir aussi Max du Plessis, Tiyanjana Maluwa et Annie O’Reilly, supra note 867.
874 Assembly/AU/Dec.199 (XI), Décision sur le rapport relatif à l'utilisation abusive du principe de compétence
universelle – Doc. Assembly/AU/14(XI), 30 juin-1er juillet 2008.
875 Ibid.
870
147
La goutte d’eau qui a fait déborder le vase est intervenue lorsque la CPI a lancé un
mandat d’arrêt pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre contre l’ex-Président du
Soudan M. Oumar el Béchir, le 4 mars 2009, pour son rôle présumé dans les conflits qui
ont eu lieu au Darfour à partir de 2003 876, à la suite du renvoi de la situation devant la
Cour par le Conseil de sécurité des Nations Unies 877. Considérant que ce mandat
compromettrait ses démarches de paix au Darfour, l’Union africaine saisit le Conseil de
sécurité pour obtenir la suspension du mandat pour une période d’une année comme le
prévoit l’article 16 du Statut de la CPI878. N’ayant pas obtenu gain de cause, et se
considérant victime d’un traitement différencié et discriminatoire de la part des pays
occidentaux, l’Union africaine a commencé à s’attaquer vertement au système de justice
pénale internationale en le fustigeant d’être biaisé à l’égard du continent africain 879. Elle
réitère sa décision demandant aux États africains de ne pas coopérer avec la CPI et rejète
temporairement la demande de la Cour d’ouvrir un bureau d’attache au siège de
l’organisation à Addis-Abeba en Éthiopie880. Pour Jean Ping, alors Président de la
Commission de l’Union africaine, « la justice internationale ne semble appliquer les
règles de la lutte contre l’impunité qu’en Afrique, comme si rien ne se passait ailleurs en
Irak, à Gaza, en Colombie ou dans le Caucase » 881. Dans ce contexte, les relations entre la
CPI et les États africains se détériorent davantage lorsque le Procureur de la Cour fait
usage de ses pouvoirs proprio motu pour enquêter sur la situation des violences postconflictuelles au Kenya en considérant comme présumés auteurs, Uhuru Kenyatta et
876 Cour pénale internationale, Chambre préliminaire I, Situation au Darfour (Soudan) affaire le Procureur c. Omar
Hassan Ahmad Al Bashir (« Omar Al Bashir »), No ICC‐02/05‐01/09, 4 mars 2009. Toutefois, en 2010, le Procureur de
la CPI interjeta appel sur le mandat d’arrêt de 2009 et le génocide fut ajouter aux chefs d’accusation, voire Cour pénale
internationale, Chambre préliminaire I, Situation au Darfour (Soudan) affaire le Procureur c. Omar Hassan Ahmad Al
Bashir, No ICC‐02/05‐01/09, 12 juillet 2010.
877 Conseil de sécurité des Nations Unies, S/RES/1593 (2005) du 31 mars 2005.
878 En évoquant les modalités de « sursis à enquêter ou à poursuivre », l’Article 16 du Statut de la C.P.I, supra note 13,
dispose que « [a]ucune enquête ni aucune poursuite ne peuvent être engagées ni menées en vertu du présent Statut
pendant les douze mois qui suivent la date à laquelle le Conseil de sécurité a fait une demande en ce sens à la Cour dans
une résolution adoptée en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies ; la demande peut être renouvelée par le
Conseil dans les mêmes conditions ».
879 Pour comprendre davantage sur cette question, voir par exemple Charles C. Jalloh, Dapo Akande et Max du Plessis,
« Assessing the African Union Concerns about Article 16 of the Rome Statute of the International Criminal Court » 4
(2011) African Journal of Legal Studies 5 ; Kamari Maxine Clarke et Sarah-Jane Koulen, « The Legal Politics of the
Article 16 Decision: The International Criminal Court, the UN Security Council and Ontologies of a Contemporary
Compromise », 7 (2014) African Journal of Legal Studies 297.
880
Assembly/AU/Dec.296(XV), Decision sur la mise en œuvre de la decision Assembly/AU/Dec.270 (XIV) relative à la
deuxieme reunion ministerielle sur le Statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI), Doc.
Assembly/AU/10(XV), 25-27 juillet 2010.
881 Propos rapportés par Pacifique Manirakiza, « L'Afrique et le système de justice pénale internationale » (2009) 3
African Journal of Legal Studies 21 aux pp 32-33.
148
William Ruto, alors respectivement vice-Premier Ministre et Ministre de l’éducation. À
la suite de ces poursuites, le Kenya a demandé un sommet extraordinaire de l’Union
africaine pour discuter de l’avenir de la relation entre l’Afrique et la CPI882. À l’issue du
sommet, les Chefs d’État et de gouvernement de l’Union africaine ont décidé «
qu’aucune poursuite ne doit être engagée devant un tribunal international contre un chef
d’État ou de gouvernement en exercice ou toute autre personne agissant ou habilitée à
agir en cette qualité durant son mandat »883. Après cette décision, les critiques de leaders
africains envers la CPI ont continué de plus belle, allant même jusqu’à qualifier la Cour
d’institution néo-colonialiste au service de l’Occident884. Toutefois, l’Union africaine a
souligné que ses réprobations de la CPI ne doivent pas être interprétées comme une
opposition à la justice, mais plutôt comme la reconnaissance qu’une imposition de la
justice sans la prise en compte des préoccupations légitimes de l’Afrique pourrait bien
desservir la justice885. Ces situations pourraient avoir contribué à ce que l’Union africaine
ne demande pas au Conseil de sécurité de déférer la situation du Soudan du Sud à la CPI.
Après ces évènements, l’organisation régionale a plutôt entamé un processus
législatif qui a abouti à l’adoption du projet de Protocole de Malabo sur le Statut de la
Cour africaine de justice et des droits de l’Homme886. Celle-ci résulte de la fusion de
deux juridictions de l’Union africaine qui sont la Cour africaine des droits de l’homme et
des peuples 887 et la Cour de justice de l’Union africaine888. La nouvelle Cour envisagée
882
Gerhard Werle et Florian Jessberger, supra note 564 à la p 24.
Décision sur les relations entre l'Afrique et la Cour pénale internationale (CPI)
Ext/Assembly/AU/Dec.1(Oct.2013), 12 octobre 2013. Voir aussi Gerhard Werle et Florian Jessberger, supra note 561
aux pp 24-25.
884 Pour en savoir plus sur ce point, voir par exemple Patryk I. Labuda, « The International Criminal Court and
Perceptions of Sovereignty, Colonialism and Pan-African Solidarity » (2013-2014) 20 African Yearbook of
International Law 289.
885 African Union Panel of the Wise, Peace, justice, and reconciliation in Africa: opportunities and challenges in the
fight against impunity, The African Union Series, International Peace Institute (IPI), February 2013,
<https://reliefweb.int/sites/reliefweb.int/files/resources/ipi_e_pub_peacejusticeafrica.pdf>, consulté le 7 juin 2019.
886
Protocole sur les amendements au Protocole relatif au Statut de la Cour africaine de justice et des droits de
l’homme, adopté lors de la Vingt-troisième session ordinaire de l’Assemblée de l’Union africaine, 26-27 juin 2014,
Malabo, Guinée Équatoriale, Décision sur les projets d’instruments juridiques, Doc. Assembly/AU/8(XXIII), [ci-après :
Protocole de Malabo relatif au Statut de la Cour africaine de justice et des droits de l’homme].
887 Elle est compétente pour juger les requêtes alléguant de violations de la Charte africaine des droits de l’homme et
des peuples supra note 598. En vertu du Protocole relatif à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples
portant création d’une Cour africaine des droits de l’homme et des peuples [Protocole sur la Cour africaine], adoptée
le 10 juin 1998, AU Doc. AU/LEG/MIN/AFCHPR/PROT.1 rev. 2 (1997), entré en vigueur le 25 janvier 2004, la Cour
reçoit des plaintes provenant des États parties. Toutefois, pour que des requêtes soient reçues de la part des individus et
des ONG, il faudrait que l’État qui accepte la compétence de la Cour fasse une déclaration autorisant l’acceptation de
telles requêtes (Protocole sur la Cour africaine, Articles 5(3) & 34(6)).
888 La Cour de justice de l’Union africaine fonctionne (CJUA) à l’image de la Cour internationale de justice. Voir sur
ce point Abdoul Kader Bitié, « L’africanisation de la justice pénale internationale : entre motivations politiques et
883
149
aura une compétence qui s’étend aux poursuites des crimes internationaux et
transnationaux. Elle se présente ainsi comme la toute première juridiction pénale
régionale compétente pour juger les crimes internationaux et d’autres crimes graves
commis sur le continent africain 889. Ce projet s’inscrit dans le cadre de la politique
d’“africanisation de la justice pénale internationale”890, c’est-à-dire, de l’idée que “les
crimes commis en Afrique soient jugés seulement en Afrique” dont une des étapes
importantes a été engagée par les procès de l’ancien Président tchadien Hussène Habré
devant les juridictions sénégalaises. C’est dans ce contexte que s’inscrivent les
négociations sur l’adoption d’un tribunal hybride pour répondre aux crimes graves qui
ont été commis dans la guerre civile au Soudan du Sud. À la question de savoir pourquoi
avoir adopté ce type de tribunal alors que les parties prenantes et les négociateurs auraient
pu tout simplement déférer la situation devant la Cour africaine de justice et des droits de
l’homme, la réponse est que le Statut créant cette Cour n’est pas encore en vigueur. Le
protocole et le Statut de la Cour entreront en vigueur 30 jours après le dépôt des
instruments de ratification de 15 États membres 891. En septembre 2020, 15 États avaient
signé le Protocole portant amendements au Protocole portant Statut de la Cour africaine
de justice et des droits de l’homme et aucun État ne l’avait ratifié892. Il nous semble en
outre que les négociateurs du R-ARCSS aient préféré adopter le modèle de tribunal
hybride au Soudan du Sud pour des raisons liées à la préférence actuelle de la
communauté internationale pour ce type de juridiction pénale. Il convient de présenter
brièvement les facteurs qui expliquent ce choix.
juridiques », (2017) Revue québécoise de droit international 143 à la p 161. La CJUA est compétente pour juger des
litiges qui opposent les États parties au Protocole de la Cour de justice de l’Union africaine, Doc off UA (2003),
adopté par la 2è session ordinaire de la Conférence de l’Union africaine à Maputo, le 11 juillet 2003, entrée en vigueur
le 11 février 2009. Voir en particulier les Articles 18 et 19.
889 Pacifique Manirakiza, « Complementarity between the International Criminal Law Section and Human Rights
Mechanisms in Africa », dans Charles C. Jalloh, Kamari M. Clarke et Vincent O. Nmehielle (éds.), The African Court
of Justice and Human and Peoples’ Rights in Context: development and challenges, Cambridge, Cambridge University
Press, 2019 aux pp 989-990.
890 Voir sur ce point Abdoul Kader Bitié, supra note 888.
891 Voir Union africaine, Protocole portant sur le statut de la cour africaine de justice et des droits de l’homme, adopté
par la onzieme session ordinaire de la conférence tenue le 1er juillet 2008 à Sharm El-Sheikh (Égypte), Doc off UA
(2008), Article 9 du Chapitre III intitulé « Dispositions finales ».
892 Union africaine, « Liste des pays qui ont signé, ratifié/adhéré le Protocole portant amendements au Protocole portant
Statut de la Cour Africaine de Justice et des Droits de l'Homme », 6 février 2019, disponible en ligne sur
<https://au.int/sites/default/files/treaties/36398-slPROTOCOL%20ON%20AMENDMENTS%20TO%20THE%20PROTOCOL%20ON%20THE%20STATUTE%20OF
%20THE%20AFRICAN%20COURT%20OF%20JUSTICE%20AND%20HUMAN%20RIGHTS.pdf>, consulté le 7
juin 2019.
150
3.3 – La préférence actuelle pour le modèle de tribunal hybride
Depuis ces deux dernières décennies, nonobstant la contribution importante des tribunaux
pénaux internationaux ad hoc comme le TPIY et le TPIR dans la répression des crimes
internationaux893, la tendance est à la préférance des tribunaux pénaux internationalisés
ou “hybrides”. Ainsi, les juridictions hybrides qui ont été créées à ce jour sont : les Panels
spéciaux pour les crimes graves commis du Timor oriental (2000)894; les Panels de la
Résolution 64 du Kosovo (2000)895; les Chambres extraordinaires au sein des Tribunaux
cambodgiens (CETC) (2001) 896; le Tribunal Spécial Irakien (TSI) (2003) 897; le Tribunal
spécial pour la Sierra Leone (TSSL) (2002) 898; la Chambre pour les crimes de guerre du
Tribunal d’État de Bosnie-Herzégovine (2004)899; le Tribunal Spécial pour le Liban
(TSL) (2009)900; les Chambres africaines extraordinaires du Sénégal (2013)901; la Cour
pénale spéciale (CPS) de la République Centrafricaine (2015)902. En plus des
caractéristiques précédemment indiquées qui définissent la nature “hybride” de ces
Voir sur ce point David Cohen, « “Hybrid” Justice in East Timor, Sierra Leone, and Cambodia: “Lessons Learned”
and Prospects for the Future », (2007) 43:1 Stanford Journal of International Law 1 aux pp 1-6.
894 Voir United Nations Transitional Administration in East Timor (UNTAED), Regulation No 2000/15,
UNTAET/REG/2000/15 du 6 June 2000, [ci-après: UNTAED, Résolution No 2000/15], disponible en ligne sur
<https://www.legal-tools.org/doc/c082f8/pdf/>, consulté le 12 juin 2019.
895 Voir United Nations Interim Administration in Kosovo (UNMIK), Regulation No 2000/64, UNMIK/REG/2000/64
du 15 décembre 2000, [ci-après: UNMIK, Résolution No 2000/64]. La resolution est disponible sur
<http://www.unmikonline.org/regulations/2000/re2000_64.htm>, consulté le 11 juin 2019.
896 Voir General Assembly of the United Nations, Resolution A/RES/57/228 B du 22 Mai 2003.
897 Voir Autorité Provisoire de la Coalition (APC), Ordre Numéro 48 du 10 décembre 2003.
898 Statut du TSSL supra note 851.
899 Le paquet de lois portant sur la structure des Chambres pour crimes de guerre du Tribual d’État de BosnieHerzégovine (CCGTBH), les attributions du bureau du procureur et le transfert des affaires du T.P.I.Y vers les
Chambres ont été adoptées entre novembre et décembre 2004 (Voir Law on Amendments to the Law on the Court of
Bosnia & Herzegovina, Official Gazette of Bosnia & Herzegovina 35/04; Transfer of Cases from the International
Criminal Tribunal for the Former Yugoslavia to the Prosecutor's Office of Bosnia & Herzegovina and the use of
Evidence Collected by the International Criminal Tribunal for the Former Yugoslavia in Proceedings Before the Court
of Bosnia & Herzegovina, Official Gazette of Bosnia & Herzegovina 61/04; Law on Amendments to the Law on the
Prosecutor's Office of Bosnia & Herzegovina, Official Gazette of Bosnia & Herzegovina 35/04; Law on Amendments to
the Law on the Prosecutor's Office of Bosnia & Herzegovina, Official Gazette of Bosnia & Herzegovina 61/04).
900 Conseil de sécurité des Nations Unies, Résolution 1757, avec en annexe, l’Accord entre l’Organisation des Nations
Unies et la République libanaise sur la création d’un Tribunal spécial pour le Liban, S/RES/1757 (2007), 30 mai 2007,
[Statut du TSL].
901 Voir Accord entre l’Union africaine et la République du Sénégal sur la création de Chambres africaines
extraordinaires au sein des juridictions sénégalaises, 22 août 2012, avec en annexe, le Statut des Chambres africaines
extraordinaires au sein des juridictions sénégalaises pour la poursuite des crimes internationaux commis au Tchad
durant la période du 7 juin 1982 au 1er décembre 1990, [ci-après : Statut des Chambres africaines extraordinaires au
sein des juridictions sénégalaises], disponible en ligne sur <https://ordredesavocats.sn/accord-entre-le-gouvernementde-la-republique-du-senegal-et-lunion-africaine-sur-la-creation-de-chambres-africaines-extraordinaires-au-sein-desjuridictions-senegalaises/>, consulté le 15 juin 2019 ; République du Sénégal, Loi n° 2012-29 du 28 décembre 2012
modifiant l’Article premier de la loi n° 84-19 du 2 février 1984 fixant l’organisation judiciaire, 29 décembre 2012,
Journal Officielle N° 6712 du samedi 9 Février 2013.
902 Voir Cour Constitutionnelle de Transition, Décision sur le contrôle de constitutionnalité de la loi organique portant
création, organisation et fonctionnement de la Cour pénale spéciale, 6/15/CCT, 20 Mai 2015.
893
151
tribunaux, il faut ajouter que ces juridictions ont généralement pour objectif de « marry
the best of two worlds – the expertise of the international community with the legitimacy
of local actors »903. Aussi, contrairement aux TPI qui se distnguent par leurs coûts
exhorbitants, les tribunaux hybrides se caractérisent par leur coût relativement faible904.
En outre, le recours au THSS au Soudan du Sud semble également vouloir résoudre des
difficultés à deux niveaux. Au niveau national, comme nous l’avons montré, il n’existe
pas d’appareil judiciaire performant à même de mener à bien des procès pénaux
internationaux. Au niveau régional, il nous semble qu’en raison des tensions qui existent
entre l’Union africaine et la la CPI, et du fait du rôle controversé joué par le Conseil de
sécurité des Nations Unies dans le système de justice pénale internationale, les
négociateurs du R-ARCSS auraient préféré une juridiction hybride pour répondre aux
crimes commis dans le pays. Par ailleurs, d’autres facteurs en faveur du choix des
tribunaux hybrides se rapportent à leurs avantages particuliers. Même s’il n’y a pas
encore d’études empiriques suffisantes qui soutiennent la préférance des communautés
locales pour ces juridictions 905, un premier avantage du recours à ces tribunaux est qu’ils
sont généralement situés au locus commissi delicti, c’est-à-dire, au lieu où les faits
répréhensibles ont été accomplis 906. Cela fut le cas dans presque tous les exemples de
tribunaux hybrides mentionnés plus haut, à l’exception seulement du Tribunal spécial
pour le Liban qui est situé à la Haye et des Chambres africaines extraordinaires au sein
des juridictions sénégalaises qui ont été créées spécifiquement pour juger les crimes
commis par Hissène Habré lorsqu’il était président du Tchad. Les juridictions hybrides
exposent ainsi directement aux populations les crimes commis et les personnes qui en
sont les auteurs 907. Cela permet de porter le blâme sur les coupables et d’amorcer ce
faisant un processus de guérison et de réconciliation parmi les populations908.
903
James Cockayne, « The Fraying Shoestring: Rethinking Hybrid War Crimes Tribunals », (2005) 28 Fordham
International Law Journal 616 à la p 619.
904 À titre comparatif, les budgets annuels approximatifs du TPIY et du TPIR étaient respectivement de $173.7 millions
et de $133.7 millions alors que le budget total du Tribunal spécial pour la Sierra Leone était de $89 millions. Voir sur
ce point Lindsey Raub, « Positioning Hybrid Tribunals in International Criminal Justice », (2009) 41 New York
Uinversity Journal of International Law and Politics 1013. Voir aussi David K. Deng, supra note 763 à la p 4.
905 Elizabeth M. Bruch, « Hybrid Courts: Examining Hybridity Through A Post-Colonial Lens », (2010) 28:1 Boston
University International Law Journal 1 à la p 2.
906
Lindsey Raub, supra note 904 à la p 1042.
907
Antonio Cassese, « The Role of Internationalized Courts and Tribunals in the Fight Against International
Criminality », dans Cesare Romano, Andre Nollkaemper et Jann K. Kleffner (eds.), Internationalized Criminal Courts:
Sierra Leone, East Timor, Kosovo, and Cambodia, Oxford, Oxford University Press, 2004 à la p 6.
908 Lindsey Raub, supra note 904 à la p 1042.
152
En outre, les juridictions hybrides, de par leur emplacement in situ, créent des
conditions d’enracinement de l’État de droit et de la démocratie à travers les formations
qu’elles peuvent offrir aux personnels de ces juridictions, comme ce fut le cas par
exemple au Timor Est, au Cambodge et au Sierra Leone909. Pour ces raisons, les
tribunaux hybrides, en général, et le THSS, en particulier, seraient préférables à la CPI.
En effet, du fait que cette dernière juridiction soit située à la Haye, les tribunaux hybrides,
en raison de leur emplacement en général in situ, favoriseraient davantage le
renforcement des capacités de l’État à poursuivre les crimes internationaux selon les
normes du droit international. Par ailleurs, à travers le personnel local qui leur est associé,
les juridictions hybrides peuvent rendre la justice en tenant compte de la culture locale,
de la langue et des normes coutumières du contexte910. Ainsi, en raison du meilleur
équilibre qu’ils peuvent établir entre le relativisme culturel et l’universalisme des droits
de la personne, les tribunaux hybrides seraient nettement préférables aux tribunaux
internationaux ad hoc911. Après avoir exposé les raisons qui justifient la préférence
actuelle du modèle de tribunal hybride, nous allons maintenant présenter le rôle du THSS
et des tribunaux pénaux nationaux dans la transformation du Soudan du Sud.
Section II. – Le rôle du THSS et des tribunaux pénaux nationaux dans la
transformation du soudan du Sud
Dans cette section, nous étudierons successivement le rôle du THSS (1) ainsi que le rôle
des tribunaux pénaux nationaux (2) dans la transformation du Soudan du Sud.
1. – Le rôle du THSS dans la transformation du Soudan du Sud
Nous analyserons le rôle transformateur du THSS, tout d’abord, par rapport à la
légitimité de la juridiction (1.1) ; ensuite, au regard des poursuites qu’il va entreprendre
(1.2), et finalement, quant à son rôle dans la réparation des injustices structurelles et
socio-économiques commises durant les longues années de conflits (1.3).
909
Antonio Cassese, supra note 907 à la p 6.
Lindsey Raub, supra note 904 aux pp 1042-1043. Voir aussi Markus Benzing et Morten Bergsmo, « Some Tentative
Remarks on the Relationship Between Internationalized Criminal Jurisdictions and the International Criminal Court »,
dans Cesare Romano, Andre Nollkaemper et Jann K. Kleffner (eds.), Internationalized Criminal Courts: Sierra Leone,
East Timor, Kosovo, and Cambodia, Oxford, Oxford University Press, 2004 à la p 409.
911 Ida L. Bostian, « Cultural relativism in International War Crimes Prosecutions: The International Criminal Tribunal
for Rwanda », (2005-2006) 12 ILSA Journal of International & Comparative Law 1 à la p 34.
910
153
1.1. – Le rôle de la légitimité du THSS dans la transformation du Soudan du Sud
Le rôle transformateur de la légitmité du THSS sera analysé, tout d’abord, au niveau
international (1.1.1.) et, ensuite, au niveau national (1.1.2).
1.1.1. – Le rôle transformateur de la légitimité internationale du THSS
Les expériences passées ont montré que l’adoption des tribunaux internationaux ou
hybrides par les Nations Unies leur offre une légitimité internationale 912. Dans le contexte
du Soudan du Sud, le THSS est une juridiction mixte qui sera créée avec l’accord de
l’Union africaine. Malgré cette nature régionale, la juridiction maintiendrait tout de
même une légitimité internationale au regard de la coopération étroite entre l’organisation
régionale et les Nations Unies à travers l’implication constante du Conseil des droits de
l’homme des Nations Unies dans le processus. Cette collaboration est effective depuis le
début des conflits au Soudan du Sud en 2013 jusqu’à l’adoption du THSS par le RARCSS comme juridiction pénale spéciale pour répondre aux crimes internationaux
commis dans le pays913. De plus, les Nations Unies font régulièrement pression sur le
gouvernement du Soudan du Sud pour qu’il signe avec l’Union africaine le mémorandum
d’accord sur la création du tribunal914. Le soutien international dont bénéficie ainsi le
THSS du fait du caractère abject et infamant des crimes qu’il vise à punir contribuera à la
transformation du Soudan du Sud. Il indiquera que les crimes commis ne concernent pas
seulement le Soudan du Sud, mais affectent toute la communauté internationale dans la
mesure où leurs auteurs sont des humani hostis generis. Toutefois, il faut reconnaître que
la légitimité internationale du THSS, quoiqu’importante, ne peut avoir que des effets
modestes sur le terrain. La légitimité du THSS au plan national est surtout ce qui pourrait
avoir un grand impact sur la transformation du pays.
Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme, Les instruments de l’État de droit dans les sociétés
sortant d’un conflit : Poursuites du parquet, Nations Unies, New York, Genève, HR/PUB/06/4, 2006 aux pp 34-35.
913
Voir par exemple, Human Rights Council, Report of the Commission on Human Rights in South Sudan, Thirtyseventh session, A/HRC/37/CRP.2, 23 February 2018.
914 Voir Akira Tomlinson, « UN urges South Sudan government to create a hybrid court for war crimes », 19 septembre
2019, disponible en ligne sur <https://www.jurist.org/news/2018/09/un-urges-south-sudan-government-to-create-ahybrid-court-for-war-crimes/>, consulté le 11 juillet 2019.
912
154
1.1.2. – Le rôle transformateur de la légitimité nationale du THSS
Au niveau national, nous considérons que trois facteurs peuvent concourrir à la légitimité
du THSS : il s’agit de la situation du tribunal au locus commissi delicti (1.1.2.1), de la
composition mixte du tribunal (1.1.2.2), et de la prise en compte par le THSS de la
diversité culturelle (1.1.2.3).
1.1.2.1. – La situation du tribunal au lieu de commission des crimes
La situation éventuelle du THSS au lieu où les infractions ont été commises, c’est-à-dire,
au Soudan du Sud, pourrait contribuer, à plus d’un titre, à sa légitimité et, ce faisant, à sa
capacité de contribuer à la transformation du pays. Tout d’abord, les expériences du
TPIY et du TPIR ont montré que lorsque le tribunal international est situé en dehors du
pays où les crimes ont été commis, sa légitimité peut être contestée. À ce titre, l’ancien
Ambassadeur amércain des crimes de guerre, nommé par l’administration Bush pour
participer aux poursuites contre Akayesu, Pierre-Richard Prosper, soulignait que de son
expérience les tribunaux pénaux internationaux de l’ex-Yougoslavie et du Rwanda étaient
trop éloignés des lieux de commission des crimes et qu’ils posaient des problèmes de
légitimité915. De même, l’ancien président du TPIY, Theodor Meron, soulignait que « war
crimes trials in the area where crimes have been committed have the greatest resonance
because they would then take place close to the victims, close to the people, and not
thousands of miles away »916. La présence du tribunal au lieu de commission des crimes
permettrait ainsi de renforcer son acceptation par les populations locales 917. En outre,
dans le contexte des crimes de masse caractérisé par une large participation ou complicité
des agents étatiques, les tribunaux étatiques peuvent manquer de volonté à poursuivre les
représentants de l’État impliqués dans les crimes 918. Comme l’a souligné Cassese, la
présence du tribunal in situ pourrait contribuer à l’édification de l’État de droit et au
915
Propos rapportés par Andrew England, « UN Tribunal Struggles to Be Model of International Justice in Remote
African Town », Associated Press, 4 mai 4, 2002, disponible sur
<http://www.globalpolicy.org/intljustice/tribunals/rwanda/2002/0504remote.htm>, consulté le 24 juillet 2019, cité par
Etelle R. Higonnet, « Restructuring Hybrid Courts: Local Empowerment and National Criminal Justice Reform »,
(2006) 23:2 Arizona Journal of International & Comparative Law 347 à la p 371.
916
Interview du président du TPIY, Theodor Meron, par B92, à Belgrade en Serbie, 2003, disponible en ligne sur
<http://www.b92.net/intervju/eng/2003/meron.php>, consulté le 24 juillet 2019, cité par Etelle R. Higonnet, supra note
912 à la p 371.
917 Laura A. Dickinson, supra note 786 à la p 302.
918 Antonio Cassese, supra note 907 à la p 4.
155
renforcement des capacités du personnel des juridictions locales 919. Par exemple, au
moment de la mise en place du TSSL, le Conseil de sécurité soulignait ce fait en
affirmant qu’« une coopération internationale [était] (…) nécessaire d’urgence pour aider
au renforcement du système judiciaire de ce pays »920. Au Kosovo par exemple, les juges
internationaux des Panels de la Résolution 64 ont apporté de la crédibilité aux procès et
plusieurs juges locaux ont bénéficié de l’expertise de leurs collègues internationaux 921.
De plus, les poursuites permettent plus facilement de confronter les auteurs et les témoins
des crimes en favorisant une catharsis des victimes et de la société entière922 à travers la
vérité judiciaire quoique celle-ci soit quelque peu limitée à révéler la vérité historique des
conflits 923. Après avoir présenté la contribution de la situation du THSS au lieu où les
infractions ont été commises à la transformation du pays, nous allons examiner le rôle
que pourrait jouer la composition mixte du tribunal.
1.1.2.2. – La composition mixte du THSS
La composition mixte du THSS pourrait contribuer à la transformation du pays à travers
le renforcement des capacités des juridictions nationales 924. En effet, l’opportunité pour
les juges et autres juristes sud-soudanais de travailler aux côtés de juristes internationaux
plus expérimentés et pouvant servir de mentors pourrait être très bénéfique pour
l’appareil judiciaire du pays. Elle permettrait de développer l’expertise des juridictions
nationales, contribuant à long terme à l’édification du système juridique du pays, bien
après la cessation de ses activités 925. La composition mixte du tribunal pourrait accroître
aussi la perception de sa légitimité sociologique et de son indépendance. Par exemple, au
Kosovo et Timor Oriental, l’addition de juges et de procureurs internationaux aux juges
nationaux pour la poursuite des violations graves des droits de la personne a accru la
légitimité du processus judiciaire en permettant des consultations entre ces juges pour une
919
Ibid à la p 6.
Conseil de sécurité des Nations Unies, U.N. Doc. S/RES/1315, adoptée par le Conseil de sécurité́ à sa 4186e séance,
le 14 août 2000, au préambule.
921 Tom Perriello et Marieke Wierda, Lessons from the Deployment of International Judges and Prosecutors in Kosovo,
International
Center
for
Transitional
Justice,
March
2006,
disponible
en
ligne
sur
<https://www.ictj.org/sites/default/files/ICTJ-FormerYugoslavia-Courts-Study-2006-English_0.pdf >, consulté le 22
avril 2020.
922
Ibid à la p 6.
923
Priscilla B. Hayner, supra note 830 à la p 108. Voir aussi Martti Koskenniemi, « Between Impunity and Show Trials
», (2002) Max Planck Yearbook of United Nations Law 6 aux pp 1-35.
924 Etelle R. Higonnet, supra note 915 à la p 367.
925 Lindsey Raub, supra note 904 à la p 1043.
920
156
bonne administration de la justice926. En outre, au Kosovo, la présence des juges
internationaux a permi d’accroître l’indépendance de la justice et la perception des
populations par rapport à ses procédures. En effet, les tentatives initiales de justice
avaient échoué du fait du manque de soutien des Serbes. Les juges serbes avaient refusé
de coopérer avec la justice et les verdicts étaient considérés par la population serbe
comme étant ethniquement colorés. En revanche, les juridictions hybrides ont connu un
soutien considérable auprès de la population serbe927. En plus du rôle transformateur de la
composition mixte du THSS, il convient de noter que la prise en compte par le tribunal de
la diversité culturelle pourrait aussi jouer un rôle important dans sa fonction
transformative.
1.1.2.3. – La prise en compte par le THSS de la diversité culturelle
La prise en compte de la diversité culturelle pourrait favoriser la légitimité du tribunal et
ce faisant constituer une source de transformation du Soudan du Sud. En effet, pour que
la justice pénale internationale soit acceptée et appropriée par les communautés locales
affectées par les crimes, une option serait qu’elle soit traduite et rendue dans le langage et
dans la culture qu’elles comprennent 928. Il est important qu’à la fin du processus de
justice pénale internationale, que les populations perçoivent que justice a été
effectivement rendue et qu’elle n’a pas été une justice étrangère ou une imposition à
connotation impérialiste ou néocolonialiste. Ainsi, la justice pénale internationale
pourrait se présenter comme une interface qui permet des fertilisations croisées entre le
local et l’international929. À ce titre, José Alvares soutient qu’il arrive souvent que les
populations préfèrent leurs normes et institutions locales que la justice internationale
mise en œuvre par les Nations Unies930. Il affirme cet état de fait dans le contexte des
poursuites pénales consécutives au génocide des Tutsis du Rwanda, en ces termes :
926
Ibid à la p 306.
Voir Organisation for Security and Co-operation in Europe Mission in Kosovo, Department of Human Rights and
the Rule of Law, Legal Systems Monitoring Section, Report 9 On the Administration of Justice, March 2002,
disponible en ligne sur <https://www.osce.org/kosovo/12561?download=true>, consulté le 24 juillet 2019.
928
Etelle R. Higonnet, supra note 912 à la p 360.
929
Antoine Garapon, « Three Challenges for International Criminal Justice », (2004) 2 Journal of International
Criminal Justice 716 à la p 716.
930 Jose E. Alvares, « Crimes of States/Crimes of Hate: Lessons from Rwanda », (1999) 24 Yale Journal of
International Law 365 à la p 403.
927
157
To many surviving family members of the victims of the Rwandan genocide, it matters a
great deal whether an alleged perpetrator of mass atrocity is paraded before the local
press, judged in a local courtroom in a language that they can understand, subjected to
local procedures, and given a sentence that accords with local sentiments, including
perhaps the death penalty931.
Les juridictions mixtes se présentent ainsi comme des fora adéquats où, à travers
un processus de dialogue internormatif, les acteurs internationaux peuvent prêter une
oreille attentive aux normes et aux approches locales de justice, et de même, les acteurs
locaux peuvent apprendre des normes internationales de justice pénale 932. En effet, bien
que le Projet de Statut du THSS ne mentionne pas expressément les normes coutumières
locales comme faisant partie du corpus juris du tribunal, la prise en considération de ces
normes semble être envisagée dans certaines dispositions du Projet de Statut. On pourrait
considérer au moins cinq niveaux dans lesquels le THSS pourrait prendre en compte les
normes locales dans sa procédure. Il s’agit de l’ouverture des enquêtes (1.1.2.3.1), des
règles procédurales (1.1.2.3.2), du régime de la preuve (1.1.2.3.3), du droit substantiel
applicable (1.1.2.3.4) et de la détermination des peines (1.1.2.3.5).
1.1.2.3.1. – L’ouverture des enquêtes
La prise en compte de la diversité culturelle par le THSS peut être envisagée dès
l’ouverture des enquêtes. Nous allons examiner cela d’abord dans le droit applicable
devant la CPI avant d’en tirer des conséquences pour le THSS. La question s’est posée
devant cette juridiction à savoir si en raison des « intérêts de la justice », le Procureur
pourrait décider de ne pas ouvrir des enquêtes sur des crimes internationaux. Le Statut de
la CPI ne définit pas ce qu’on entend par les « intérêts de la justice », mais il donne des
critères sur lesquels le Procureur devrait se fonder pour décider de ne pas enquêter. Ainsi,
l’Article 53(1)(c) du Statut de la CPI dispose que :
[l]e Procureur, après avoir évalué les renseignements portés à sa connaissance, ouvre une
enquête, à moins qu’il ne conclue qu’il n’y a pas de base raisonnable pour poursuivre en
vertu du présent Statut. Pour rendre sa décision, le Procureur examine : […] s’il y a des
raisons sérieuses de penser, compte tenu de la gravité du crime et des intérêts des
victimes, qu’une enquête ne servirait pas les intérêts de la justice 933.
931
Ibid aux pp 403-404.
Laura A. Dickinson, « The Relationship Between Hybrid Courts and International Courts: The Case of Kosovo »,
(2002) 37 New England Law Review 1059 à la p 1070.
933 Article 53(1)(c) du Statut de Rome de la C.P.I, supra note 13. Cette phrase apparaît dans plusieurs Articles du Statut
932
158
Des auteurs ont essayé de donner une interprétation à la notion des « intérêts de la
justice ». Darryl Robinson et Carten Stahn ont souligné que la notion pourrait être
considérée comme large pour inclure des mécanismes restaurateurs comme les
Commissions de vérité934. Cependant pour les organisations de défense des droits de la
personne, la meilleure interprétation devrait être restrictive. Ainsi, pour Amnestie
internationale, en l'absence d'une justification convaincante et en gardant à l'esprit le
préambule du Statut de Rome, les « intérêts de la justice » sont toujours servis lorsque les
crimes tombant sous la juridiction de la Cour sont poursuivis 935. Dans le même sens,
Human Rights Watch soutient que seule une lecture étroite est conforme avec l'objet et le
but du Statut de Rome936. Dans ce contexte, le Bureau du Procureur de la CPI a publié
une note d’orientation politique en 2007 937 dans laquelle il a précisé qu’il relève tout
d’abord de la responsabilité des États parties à son Statut de poursuivre les crimes
internationaux relevant de sa compétence à titre complémentaire, mais qu’il pourrait
prendre en compte d’autres facteurs avant d’ouvrir des enquêtes comme la gravité du
crime, l'intérêt des victimes, les circonstances particulières de l'accusé et bien d'autres
considérations938. Ces situations qui pourraient inclure les Commission de vérité et les
systèmes de justice traditionnelle.
Dans la même veine, le Projet de Statut du THSS évoque aussi la notion des «
intérêts de la justice » sans toutefois les définir. Il precise aussi les conditions que le
de Rome de la CPI, supra note 13 dont les Articles 55(2)(c), 65(4), et 67(1)(d) ainsi que dans les Règles de procédure
et de preuve 69, 73, 82, 100, 136 et 185. Voir aussi, CPI, Bureau du Procureur, Policy Paper, « The interest of Justice »,
September 2007, disponible en ligne sur <http://www.icc-cpi.int/nr/rdonlyres/772c95c9-f54d-4321-bf0973422bb23528/143640/iccotpinterestsofjustice.pdf>, consulté le 1 juin 2020.
934 Darryl Robinson, « Serving the Interest of Justice: Amnesties, Truth Commissions and International Criminal Court
», (2003) 14:3 European Journal of International Law 481 aux pp 495-498. Voir aussi Carten Stahn, «
Complementarity, amnesties and alternative forms of justice: some interpretative guidelines for the International
Criminal Court », (2005) 3 Journal of International Criminal Justice 695 aux pp 697-698; Jessica Gavron, « Amnisties
in light of developmnts in international law and the establishment of the International Criminal Court », (2002) 51
International and Comparative Law Quarterly 91.
935Amnesty International, « Open letter to the Chief Prosecutor of the International Criminal Court: Comments on the
concept
of
the
interests
of
justice
»,
17
June
2005,
disponible
en
ligne
sur
<https://www.amnesty.org/download/Documents/84000/ior400232005en.pdf>, consulté le 1er juin 2020.
936Human Rights Watch, « Policy paper: the meaning of ‘‘the interests of justice’’ in Article 53 of the Rome Statute »,
June 2005, aux pp 4–6, disponible en ligne sur <http://hrw.org/campaigns/icc/docs/ij070505.pdf>, consulté le 1er juin
2020.
937
Voir Bureau du Procureur de la CPI, « Policy Paper », « The interest of Justice », September 2007, disponible en
ligne sur
<http://www.icc-cpi.int/nr/rdonlyres/772c95c9-f54d-4321-bf0973422bb23528/143640/iccotpinterestsofjustice.pdf>, consulté le 1er juin 2020.
938 Ibid.
159
Procureur du Tribunal pourrait prendre en considération pour ne pas ouvrir des enquêtes
au regard des « intérêts de la justice ». Le Projet de Statut dispose que :
The Hybrid Court may, subject to the interests of justice, refer to the Commission on
Truth, Reconciliation and Healing any matter which is not of sufficient gravity to warrant
prosecution before the Hybrid Court and which has not been or will not be referred to a
national jurisdiction939.
In carrying out the investigation and prosecution of cases, the Prosecutor shall take into
account the gravity of the crime, the leadership or other position formally or informally
held by the suspect or accused, the interests of victims and witnesses, as well as the nature
of the crime the suspect or accused has committed in particular sexual and gender based
violence and violence against children940.
Ces deux dispositions nous semblent exprimer un droit applicable devant le THSS
qui est ouvert à la diversité culturelle et juridictionnelle. De ce fait, nous soutenons, dans
une approche prospective, que si le Procureur du THSS tient compte des affaires
pendantes devant la CVRG et devant les systèmes de justice traditionnelle pour ne pas
ouvrir certaines enquêtes lorsque cela est conforme aux « intérêts des victimes » qui
doivent être compris dans les « intérêts de la justice », cela contribuerait davantage à la
légitimité du THSS et, partant, à la transformation du pays. En effet, la reconnaissance
par la juridiction, de la CVRG et des systèmes de justice traditionnelle comme formes de
justice valable, participerait à accroître sa propre légitimité et, ce faisant, à l’acceptation
de la part des populations du rôle qui lui est dévolu d’assurer la répression des crimes
graves commis dans le pays. Après l’ouverture des enquêtes, examinons la prise en
compte par le THSS de la diversité culturelle au niveau des règles procédurales.
1.1.2.3.2. – Les règles procédurales
Sur le plan des règles procédurales, la question de la diversité culturelle s’est tout d’abord
posée devant les juridictions pénales internationales ad hoc lorsque des témoins étaient
confrontés à des barrières linguistiques durant la procédure pénale. Nous nous servirons
de l’expérience du TPIR pour analyser le contexte du Soudan du Sud. Devant cette
juridiction, il s’est posé des défis culturels quant à la possiblité accordée aux accusés, aux
témoins ou aux conseils de défense de s’exprimer dans la langue de leur choix 941. Il était
939
Projet de Statut du THSS Article 10(4).
Ibid Article 18(7).
941 Voir Article 3 du Règlement de procédure et de preuve du TPIY et du TPIR.
940
160
quelques fois difficile pour le tribunal de saisir le sens réel de certaines expressions
utilisées par les témoins dans la langue locale, le Kinyarwanda. Dans l’affaire Akayesu,
par exemple, le tribunal a souligné qu’il y avait des difficultés d’« interprétation du
kinyarwanda en langues française et anglaise » et que cela soulevait des « facteurs
d’ordre culturel de nature à empêcher de cerner les éléments de preuve produits » 942. Par
exemple, les « termes gusambanya, kurungora, kuryamana et gufata ku ngufu ont été
utilisés indifféremment par les témoins et traduits par les interprètes par “viol” » 943. Le
tribunal a accordé à ces questions culturelles une attention particulière dans la mesure où
elles étaient importantes pour une interprétation juste des termes utilisés afin de garantir
un procès juste et équitable. En outre, en raison de la culture rwandaise de l’oralité, les
témoins avaient du mal à lire les cartes, à interpréter des films et des représentations
graphiques pour déterminer les lieux ou décrire les situations avec exactitude944.
Dans le contexte du Soudan du Sud, la prise en compte de l’usage par les accusés
et les témoins des expressions culturelles comme les termes linguistiques et les normes
coutumières ou traditionnelles locales pour décrire les faits lors des procédures devant le
THSS contribuerait à accroître davantage la légitimité de la juridiction et, partant, à
l’acceptation de ses décisions par les populations locales. En effet, à l’exception de faux
témoignages, les personnes qui se présentent devant le tribunal doivent être confiantes
qu’elles peuvent expliquer les faits et les circonstances dans lesquelles ils ont eu lieu
selon leur culture et en particulier dans leur langue, et que ceux-ci seront considérés tout
de même comme valides par les juges. Une telle approche permettrait au THSS de jouer
plus efficacement son rôle à la fois de dire le droit et d’éduquer les Sud-Soudanais sur le
respect des droits de la personne. Par ailleurs, un autre domaine dans lequel la prise en
compte des normes locales aurait aussi des effets positifs dans la transformation du
Soudan du Sud concerne le régime de la preuve.
942
Tribunal pénal international, Procureur c. Jean Paul Akayesu, ICTR-96-4-T, T.P.I.R, (Chambre de première
instance I, Jugement du 2 septembre 1998) au para 130.
943 Ibid au para 152.
944 L. Aleni, « Diversité culturelle et tribunaux pénaux internationaux », (2010) Revue de droit international et de droit
comparé, no 3, 289 à la p 295.
161
1.1.2.3.3. – Le régime de la preuve
Au niveau du régime de la preuve, le THSS peut aussi s’inspirer de l’expérience des
tribunaux pénaux internationaux ad hoc. Il s’est posé devant ces juridictions la question
de savoir si le ouï-dire ou la preuve indirecte, c’est-à-dire, les témoignages de faits pour
lesquels le témoin n’avait pas personnellement assisté, mais qui lui ont été rapportés par
une autre personne, pouvait être considérés comme une preuve probante. Devant le TPIY,
dans l’affaire Blaškić, le tribunal soutenu qu’elle était
d’avis que la recevabilité des preuves indirectes ne saurait souffrir d’aucune prohibition
de principe, la procédure étant conduite devant des juges professionnels disposant de
l’aptitude nécessaire pour entendre d’abord des éléments de preuve indirects, les évaluer
ensuite pour se prononcer quant à leur pertinence et à leur valeur probante 945.
Cette question s’est par la suite posée devant le TPIR avec une importance
particulière en raison du contexte culturel du Rwanda, en particulier, quant à la façon de
rapporter les faits ou de se les approprier. Le tribunal soulignait que « la plupart des
Rwandais vivent dans une tradition orale, dans laquelle l’individu rapporte les faits tels
qu’il les perçoit, peu importe qu’il ait été le témoin occulaire ou qu’il les tienne d’un tiers
», et que « [c]ela étant, la Chambre n’a pas tiré de conclusions négatives quant à la
crédibilité des témoins du simple fait de leur réticence et de ce qu’ils avaient parfois
répondu par détour aux questions qui leur avaient été posées » 946. Si le TPIR n’a pas ainsi
écarté la preuve indirecte de la façon de rapporter comme ayant une valeur probante, il
faudrait noter cependant que cela ne s’expliquait pas seulement par une question
culturelle. Elle se justifiait aussi en raison du contexte, notamment, par la nature et
l’ampleur des crimes commis. En effet, du fait que la majorité des victimes avaient été
tuées et que plusieurs avaient dû s’enfuir ou se cacher, la preuve directe était difficile à
apporter lorsque les auteurs des crimes refusaient de les avouer. Le THSS devrait prendre
en compte éventuellement des situations semblables dans le contexte du Soudan du Sud
pour une meilleure administration de la justice qui contribue davantage à sa légitimité et à
Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, Décision sur la requête de la défense portant opposition de
principe à la recevabilité des témoignages par ouï-dire sans conditions quant à leur fondement et à leur fiabilité, Le
Procureur c. Blaškić, IT-95-14-T, T.P.I.Y, (Chambre de première instance I, Jugement du 21 janvier 1998) au para 10.
946
Tribunal pénal international, Procureur c. Jean Paul Akayesu, ICTR-96-4-T, T.P.I.R, (Chambre de première
instance I, Jugement du 2 septembre 1998) aux para 155-156. Voir aussi sur la même question Tribunal pénal
international pour le Rwanda, jugement et sentence, Le Procureur c. Kajelijeli, ICTR-98-44A-T, T.P.I.R, (Chambre de
première instance II, Jugement du 1er décembre 2003) aux para 34 et suivant. L. Aleni, supra note 944 à la p 298.
945
162
une véritable transformation du pays. Qu’en est-il cependant de la prise en compte de la
diversité culturelle au niveau du droit substantiel du THSS ?
1.1.2.3.4. – Le droit substantiel
Contrairement aux règles procédurales et au régime de la preuve dans lesquels la
diversité culturelle peut être prise en considération, celle-ci n’est pas encore acquise au
niveau du droit substantiel dans la mesure où ce dernier est adopté pour la plupart du
temps par des conventions auxquelles les États souscrivent librement 947. Toutefois, nous
allons présenter deux situations dans lesquelles le droit substantif en lien avec la diversité
culturelle fait débat. Ces situations ont une résonnance particulière avec le Soudan du Sud
du fait du contexte des conflits. Le premier concerne le recrutement des enfants soldats
dans la guerre civile post-décembre 2013 dont le nombre est estimé à 19 000 selon le
rapport annuel 2017-2018 de l’ONG Child Soldiers International948. Tout d’abord, sur le
plan normatif, au niveau national, la CTSS de 2011 et la Loi sur l’enfant de 2008
disposent que l’enfant est une personne qui a moins de dix-huit ans 949. En outre, la CTSS
dispose que « [e]very child has the right (…) not to be subjected to exploitative practices
or abuse, nor to be required to serve in the army », et la Loi sur l’enfant affirme que «
[t]he minimum age for conscription or voluntary recruitment into armed forces or groups
shall be eighteen years » 950. Cette dernière loi définit aussi les sanctions qu’encourent les
personnes qui enrôlent les enfants dans les groupes armés en précisant que les coupables
peuvent être « sentenced to imprisonment for a term not exceeding ten years or with a
fine or with both » 951. Au niveau international, le droit international humanitaire et le
droit international coutumier qui lient le Soudan du Sud prohibent le recrutement des
947
Bing Bing Jia, « Multiculturalism and the Development of the System of International Criminal Law », dans Sienho
Yee and Jacques-Yvan Morin, (eds.), Multiculturalism and International Law: Essays in Honour of Edward
McWhinney, Martinus Nijhoff, Leiden, 2009 aux pp 645-646. Voir aussi L. Aleni, supra note 944 à la p 300.
948
Child Soldiers International, « Annual Report 2017-2018 », 2018, disponible en ligne sur
<https://reliefweb.int/sites/reliefweb.int/files/resources/CSI_annual_report_2018.pdf>, consulté le 8 juillet 2019.
949 CTSS Article 17. Loi sur l’enfant, 2008, Article 5.
950 CTSS Article 17. Loi sur l’enfant, 2008, Article 31(1).
951 Loi sur l’enfant, 2008, Article 32. Il faudrait, toutefois, noter que le droit national sur les enfants présente aussi
quelques ambiguïtés. Par exemple, l’Article 25 de la Loi sur l’enfant considère que l’âge minimum pour un enfant
d’acquérir un emploi rémunéré est de quatorze ans. Il énumère les travaux prohibés pour les enfants parmi lesquels se
trouve toute « herding which jeopardizes the interest of the child » (Loi sur l’enfant, 2008, Article 25). Pourtant,
l’élévage des troupeau sous la responsabilité d’enfants est l’une des principales activités économiques des
communautés locales du Soudan du Sud, particulièrement, celles des régions hostiles à l’agriculture (voir Marisa O.
Ensor, « Participation under Fire: Dilemmas of Reintegrating Child Soldiers Involved in Soudan Sudan’s Armed
Conflict », (2013) 3:2 Global Studies of Childhood 153 à la p 156). Dans ces situations, les enfants qui paissent du
bétail sont en violation de la Loi sur l’enfant.
163
enfants de moins de quinze ans dans les groupes armés étatiques et non-étatiques 952. Le
pays a aussi adhéré à d’autres normes de droit international conventionnel relatives aux
droit de la personne qui prohibent la participation des enfants de moins de dix-huit ans
dans les conflits armés 953. Quant au Projet de Statut du THSS, il exclut de la compétence
de la juridiction les enfants de moins de dix-huit ans954. Ainsi, le concept d’enfant est
défini selon le droit international humanitaire comme une personne de moins de quinze
ans; et selon le droit international des droits de la personne, comme une personne de
moins de dix-huit ans955. En ce qui concerne l’implication des enfant dans les conflits
armés, le Statut de Rome de la CPI fait la distinction entre la conscription et
l’enrôlement956. La conscription criminalise le recrutement forcé des enfants, tandis que
l’enrôlement incrimine la participation volontaire des enfants dans les groupes armés 957.
Une des raisons de la distinction des deux termes par les négociateurs du Statut de Rome
semblait être la volonté d’affirmer clairement que la contrainte n’est pas un élément
952
Voir notamment le Protocol additionnel II, supra note 491 Article 4(3)(c) qui dispose que « les enfants de moins de
quinze ans ne devront pas être recrutés dans les forces ou groupes armés, ni autorisés à prendre part aux hostilités ». Le
droit international coutumier aussi considère comme un crime le recrutement des enfants de moins de quinze ans dans
les groupes armés. Voir sur ce point les Règles 136 et 137 dans Jean-Marie Henckaerts et Louise Doswald-Beck, Droit
international humanitaire coutumier, Volume I : Règles, Bruxelles, Bruylant, CICR, 2006 aux pp 636-644. En outre,
même si le Soudan du Sud n’est pas partie au Statut de la CPI, supra note 13, celui-ci prohibe « [l]e fait de procéder à
la conscription ou à l'enrôlement d'enfants de moins de 15 ans dans les forces armées nationales ou de les faire
participer activement à des hostilités » (Article 8(2)(b)(xxvi) et 8(2)(e)(vii)). Par ailleurs, plusieurs résolutions du
Conseil de sécurité des Nations Unies dont les Resolutions 1261 (1999), 1314 (2000) 1379 (2001), 1460 (2003), 1539
(2004), 1612 (2005), 1882 (2009), et 1998 (2011) condamnent aussi la participation des enfants dans les groupes
armés.
953Il s’agit par exemple de la Convention relative aux droits de l’enfant (CDE) adoptée et ouverte à la signature,
ratification et adhésion par l'Assemblée générale dans sa résolution 44/25 du 20 novembre 1989, entrée en vigueur le 2
septembre 1990, disponible en ligne sur <https://www.ohchr.org/fr/professionalinterest/pages/crc.aspx>, consulté le 8
juillet 2019 et du Protocole facultatif à la Convention relatives aux droits de l’enfant concernant l’implication
d’enfants
dans
les
conflits
armés,
disponible
en
ligne
sur
<https://www.ohchr.org/FR/ProfessionalInterest/Pages/OPACCRC.aspx> consulté le 8 juillet 2019 auquel le pays a
adhéré le 20 novembre 2013. Toutefois, l’instrument d’adhésion à la CDE a été déposé au bureau du Secrétaire général
des Nations Unies en avril 2015 et le protocole n’a toujours pas été déposé en date de novembre 2015 (voir Human
Rights Watch, « “We Can Die Too” Recruitment and Use of Child Soldiers in South Sudan », 2015 à la p 25,
disponible en ligne sur <https://reliefweb.int/sites/reliefweb.int/files/resources/southsudan1215_4.pdf>, consulté le 8
juillet 2019). Cette convention dispose en son Article 38 que « [l]es États parties prennent toutes les mesures possibles
dans la pratique pour veiller à ce que les personnes n'ayant pas atteint l'âge de quinze ans ne participent pas directement
aux hostilités ». Le protocole facultatif stipule en son Article 1 que « [l]es États Parties prennent toutes les mesures
possibles pour veiller à ce que les membres de leurs forces armées qui n'ont pas atteint l'âge de 18 ans ne participent
pas directement aux hostilités » (voir Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l'enfant, concernant
l'implication d'enfants dans les conflits armés, supra note 950 Article 1).
954 Selon l’Article 9 du Projet de Statut du THSS, « [t]he Hybrid Court shall have no jurisdiction over any person who
was under the age of 18 years at the time of the alleged commission of a crime ».
955 Ingrid Roestenburg-Morgan, « Child Soldiers: Cultural Challenges », (2011) Culture and Human Rights, disponible
en ligne sur <http://culture-human-rights.blogspot.com/2011/07/child-soldiers-cultural-challenges.html>, consulté le 8
juillet 2019.
956 Statut de Rome de la CPI, supra note 13 Article 8(2)(b)(xxvi).
957 Voir Le Procureur c. Lubanga Dyilo, CPI (Chambre de première instance I, jugement du 14 mars 2012), N o ICC01/04-01/06 aux para 607-608.
164
nécessaire dans la constitution du crime958. Cependant, la criminalisation du recrutement
volontaire ou forcé des enfants soulève des questions entre le droit à la protection de
l’enfant et son droit à l’autonomie, c’est-à-dire, sa liberté de participer à des conflits
armés. Sur ce point, deux normes de la Convention relative aux droits de l’enfant sont
potentiellement conflictuelles. Il s’agit, d’une part, de l’“intérêt supérieur de l’enfant”
(Article 3) qui est le principe cardinal de la Convention et, d’autre part, le droit de
l’enfant d’exprimer librement son opinion sur toute question qui l’intéresse (Article 12).
Au regard de ces dispositions, il convient de souligner que la restriction imposée par le
droit international sur l’âge minimum de recrutement des enfants entre en conflit avec
leurs droits dont notamment la liberté d’association et d’expression959. La question
devient plus complexe, en Afrique de façon générale, et au Soudan du Sud de façon
singulière quand la satisfaction des besoins économiques, le manque d’éducation, la
nécessité de défendre leur communauté sont des facteurs qui justifient le choix des
enfants de s'engager dans les conflits 960. En outre, l’implication des enfants dans les
conflits armés au Soudan a longtemps été une réalité sociale, que ce soit dans les guerres
contre Khartoum que dans les conflits inter-communautaires du Sud961.
Dans ces conditions, certains auteurs ont considéré que les personnes qui ont
enrôlé des enfants dans les groupes armés peuvent utiliser la défense culturelle pour
obtenir des juges que leurs actes soient constitutifs de motif d’exonération de la sanction
pénale962. La question a été soulevée particulièrement dans le jugement en appel devant le
TSSL dans l’affaire Fofana and Kondewa. Lors de ce procès, le juge Winter a soutenu
958
Gerhard Werle et Florian Jessberger, supra note 564 à la p 464.
Voir la Convention relative aux droits de l’enfant, supra note 953 Article 13(1) qui dispose que « [l]'enfant a droit à
la liberté d'expression. […] » ; Article 15(1) qui dispose que « 1. Les Etats parties reconnaissent les droits de l'enfant à
la liberté d'association et à la liberté de réunion pacifique ». Voir également Geraldine Van Bueren, « The International
Legal Protection of Children in Armed Conflicts » (1994) 43:4 The International and Comparative Law Quarterly 809 à
la p 816.
960
E. Mark Cummings et al., « Children and Political Violence from a Social Ecological Perspective: Implications from
Research on Children and Families in Northern Ireland », (2009) 2:1 Clinical Child Family Psychology Review 16; Ed
Cairns, Children and political violence, Oxford, Blackwell, 1996.
961 Voir, par exemple, Ingrid Marie Breidlid et Michael J. Arensen, supra note 162; Christine Ryan, Children of War:
Child Soldiers as Victims and Participants in the Sudan, London, New York, I.B. Tauris, 2012; Marisa O. Ensor, supra
note 951 à la p 157; Marisa O. Ensor « Child Soldiers and Youth Citizens in South Sudan's Armed Conflict », (2012)
24:3 Peace Review 276; International Labor Office, Wounded Childhood: The Use of Childern in Armed Conflict in
Central Africa, Genève, International Labor Office, 2003.
962
Fabián O. Raimondo, « For Further Research on the Relationship between Cultural Diversity and International
Criminal Law », (2011) 11 International Criminal Law Review 299 à la p 310. Voir aussi Ingrid Roestenburg-Morgan,
supra note 955; SCSL, Prosecutor v. Samuel Hinga Norman - Dissenting Opinion of Justice Robertson (SCSL-04-14AR72(E)) [2004] SCSL 117, 31 May 2004. Susan Shepler, Childhood Deployed: Remaking Child Soldiers in Sierra
Leone, New York et London, New York University Press, 2014.
959
165
que le TSSL n’étant pas un tribunal étatique, il ne pouvait pas accepter des facteurs
culturels comme motifs de défense valables 963. Toutefois, bien qu’il ne semble pas encore
exister une reconnaissance de la “défense culturelle” en vertu du droit international
coutumier, cette question mériterait une attention particulière de la part du THSS. En
effet, nous pensons que la question de l’implication des enfants dans des groupes armés
en Afrique sub-saharienne doit faire l’objet d’un examen spécial si l’on veut que la
justice pénale internationale bénéficie d’une plus grande légitimité au niveau national.
Ingrid Roestenburg-Morgan pose bien la question de savoir comment peut-on faire dans
ces situations pour poursuivre des auteurs de crimes si ces crimes ne sont pas perçus
comme tels dans le contexte socio-culturel? Ou comment prouver l’élément
psychologique ou mental du crime (mens rea) si celui-ci n’existait pas au moment de sa
commission?964. À notre avis, ces questions sont pertinentes lorsqu’il s’agit de poursuivre
et de punir les personnes responsables d’avoir enrôlé des enfants dans des groupes armés.
Dans ces conditions, pour que la justice pénale internationale soit acceptée par les
populations locales et participe à la construction de la paix, il faudrait qu’elle procède
d’une approche équilibrée entre la protection des enfants et leur autonomie au regard du
contexte dans lequel la conflictualité a longtemps été une norme 965. Pour ce faire, le
THSS pourrait prendre en considération le contexte social, économique et culturel qui a
favorisé la participation des enfants dans les groupes armés en le considérant comme une
circonstance atténuante constitutive de motifs d’exonération des peines qui seraient
infligées aux personnes coupables d’enrôlement des enfants dans les groupes armés966.
La deuxième situation de tension entre la diversité culturelle et la justice pénale
internationale porte sur la responsabilité du commandant ou du supérieur sur ses troupes
lorsque celles-ci commettent des crimes internationaux. Selon la doctrine, ce
commandement doit être de jure ou de facto pour entraîner la responsabilité du
supérieur967. En outre, pour que le supérieur soit tenu pénalement responsable, il faudrait
963 SCSL, Prosecutor v. Fofana and Kondewa, Appeals Chamber (SCSL-04-14-A), Partially Dissenting Opinion of
Judge Renate Winter, 28 May 2008 au para 4. Voir aussi Fabián O. Raimondo, supra note 962 à la p 310.
964
Ingrid Roestenburg-Morgan, supra note 955.
965
Marisa O. Ensor, supra note 951 à la p 160.
966 Ingrid Roestenburg-Morgan, supra note 955.
967 Ilias Bantekas, « The Contemporary Law of Superior Responsibility » (1999) 93:3 The American Journal of
International Law 573. Voir aussi Fabián O. Raimondo, supra note 958 à la p 312.
166
qu’il soit capable de prévenir ou de réprimer les actes criminels de ses subordonnés 968.
Autrement dit, le supérieur doit avoir un contrôle effectif sur ses soldats969. L’affaire
Civil Defence Forces (CDF) devant le TSSL a mis en exergue une situation de diversité
culturelle en matière de responsabilité d’un commandant sur des soldats. Nous pensons
que le THSS pourrait s’inspirer de cette affaire dans ses procès futurs. En effet, dans
l’affaire, il était question de savoir si Kondewa, en tant que chef spirituel chargé des
cérémonies d’initiation des Kamajors pour qu’ils soient blindés contre des balles, pouvait
être tenu pour responsable des crimes commis par ces derniers sur le fondement de
l’Article 6(3) du Statut du TSSL970. La Chambre de première instance n’a pas voulu
s’engager dans le rapport que peut entretenir les pouvoirs mystiques de Kondewa avec le
droit pénal international. Elle a plutôt conclu que Kondewa n’a aucune relation de
supérieur-subordonné avec les Kamajors impliqués dans les crimes commis; et que bien
qu’il « possessed command over all the Kamajors from every part of the country, this
was, however, limited to the Kamajors’ belief in mystical powers which Kondewa
allegedly possessed ». De ce fait, en soutenant que “[t]his evidence is inconclusive,
however, to establish beyond reasonable doubt that Kondewa had an effective control
over the Kamajors, in a sense that he had the material ability to prevent or punish them
for their criminal acts », le TSSL conclut en l’absence de la responsabilité pénale de
Kondewa pour le fait des Kamajors 971. Cette affaire qui met en évidence la relation entre
un chef spirituel et des soldats, peut être mise en parallèle avec les prophètes et autres
leaders spirituels comme Dak Kueth qui initient les membres de l’“Armée blanche” au
Soudan du Sud en vue de les préparer pour les combats. Peut-on tenir compte du pouvoir
mystique qu’ils exercent sur les combattants pour soutenir une responsabilité du
supérieur? Si le raisonnement du TSSL qui a exclu la responsabilité de Kondewa semble
968
Fabián O. Raimondo, supra note 962 à la p 312.
Voir Arrêt sur le génocide, supra note 578 au para 401. Voir aussi Darryl Robinson, « How Command
Responsibility Got So Complicated: A Culpability Contradiction, Its Obfuscation, and a Simple Solution », (2012) 13
Melbourne Journal of International Law 1; United States of America v. Yamashita, (1948) 4 LRTWC 1 aux pp 36-37,
dans re Yamashita, 327 US 1(1945).
970 L’Article 6(3) du Statut du TSSL, supra note 851 dispose que « [l]e fait que l’un quelconque des actes [de crimes
contre l’humanité, de violations de l’article 3 Commun aux Conventions de Genève et du Protocole Additionnel II, et
des autres violations graves du droit international humanitaire ] a été commis par un subordonné ne dégage pas son
supérieur de sa responsabilité pénale s’il savait ou avait des raisons de savoir que le subordonné s’apprêtait à
commettre cet acte ou l’avait fait et que le supérieur n’a pas pris les mesures nécessaires et raisonnables pour empêcher
que ledit acte ne soit commis ou en punir les auteurs ».
971 SCSL, Prosecutor v. Fofana and Kondewa, Trial Chamber (Case No. SCSL-04-14-T), Judgement of 2 August 2007
aux para 853-855.
969
167
avoir été motivé par une question de preuve972, pour certains auteurs, l’affaire aurait dû
faire l’objet d’une analyse approfondie du fait qu’en Afrique, de façon générale, des
chefs spirituels sont parfois impliqués dans des crimes internationaux 973. Pour René
Provost, ces situations poseraient des questions de philosophie juridique qu’il faudrait
dépasser si on veut que toutes les personnes qui ont joué un rôle actif dans la commission
des crimes internationaux puissent subir des punitions appropriées. Il critique l’approche
de la Chambre de première instance dans l’affaire CDF, en soulignant que la distinction
entre le droit et les faits est une caractéristique de la pensée juridique occidentale. Il
soutient en outre que les pouvoirs mystiques sont réels en Afrique, et que, ce faisant, la
justice pénale internationale devrait en tenir compte pour mieux opérer une
“vernacularisation” de la justice qui la rendrait plus proche de la réalité 974. En s’inscrivant
dans cette veine, la prise en compte par le THSS, de pratiques culturelles et occultes
comme le rôle joué par les prophètes et autres leaders religieux dans les conflits,
permettrait, il nous semble, à la justice pénale de mieux contribuer à la transformation du
contexte conflictuel du pays. Dans le même sens, la prise en compte de la diversité
culturelle dans la détermination des peines pourrait aussi être un facteur de changement
social dans le contexte d’instablité socio-politique du pays.
1.1.2.3.5. – La détermination des peines
Au regard de la disposition selon laquelle « [t]he Hybrid Court shall have the power to
investigate and prosecute persons responsible for serious violations of international law
and or the laws of South Sudan »975, on pourrait déduire que puisque le droit sudsoudanais inclut formellement les normes coutumières locales, le THSS pourrait admettre
la possibilité de dialogue entre ces normes et le droit international. En outre, on pourrait
aussi considérer la disposition du Projet de Statut du THSS selon laquelle « [i]n
determining the terms of imprisonment for the crimes provided for in this Statute, the
Trial Chamber shall, as appropriate, have recourse to African state and international
practice regarding prison sentences and where deemed necessary to the practice of the
972
Ibid.
Voir Tim Kelsall, Culture Under Cross-Examination: International Justice and the Special Court for Sierra Leone,
New York, Cambridge University Press, 2009 à la p 143 et s; Fabián O. Raimondo, supra note 962 à la p 313.
974 René Provost, « Magic and modernity in Tintin au Congo (1930) and the Sierra Leone Special Court », (2012) 16
Law Text Culture 183 aux pp 190-211.
975 Projet de Statut du THSS Article 1(1), (nos italiques).
973
168
national courts of South Sudan »976. À cet égard, étant donné que dans la pratique des
tribunaux sud-soudanais de droit formel, il n’y a pas une distinction ferme entre la
rétribution et la restauration 977, on peut penser que les juges africains du THSS pourraient
être créatifs en tenant compte des normes coutumières locales en matière de
détermination de la peine. Ils pourraient, par exemple, en s’inspirant de la coutume au
Soudan du Sud, soit imposer de façon cumulative aux coupables des compensations d’un
certain nombre de vaches à donner aux victimes et des peines d’emprisonnement de
courte durée ou soit décider seulement de mesures de compensation. En effet, dans la
culture du Soudan du Sud, en général, et chez les Dinka, en particulier, les vaches ont une
grande valeur symbolique. Le fait d’en posséder est non seulement un symbole de
richesse, mais bien plus, pour les hommes, ils servent à payer la dote de mariage pour
assurer la continuité de la procréation 978. Si cette norme coutumière locale est prise en
considération, elle favoriserait une meilleure adhésion des populations aux décisions du
THSS. Par ailleurs, au-delà du rôle transformateur de sa légitimité, le THSS pourrait
aussi contribuer substantiellement à la transformation du Soudan du Sud à travers la
poursuite des crimes graves commis dans le pays.
1.2 – Le rôle transformateur de la justice pénale du THSS
Pour que la justice pénale du THSS puisse contribuer à la transformation du contexte
conflictuel du Soudan du Sud, il est, tout d’abord, nécessaire qu’elle soit mise en œuvre à
travers un séquençage judicieux entre la paix et la justice (1.2.1) ; ensuite, elle pourrait
engager ses poursuites pénales de façon stratégique de sorte à répondre fermement à
l’impunité des crimes dans le pays (1.2.2). En outre, le THSS pourrait inscrire son travail
dans l’objectif de contribuer significativement à la transformation démocratique du pays
(1.2.3). Finalement, le THSS pourrait chercher à réparer, au-delà des violations des droits
civils et politiques, les injustices structurelles et socio-économiques longtemps présentes
dans la région (1.2.4).
976
Ibid Article 27(1), (nos italiques).
Francis M. Deng, supra note 350 aux pp 302-304.
978 William Twining, supra note 372 à la p 206.
977
169
1.2.1. – La nécessité d’un séquençage judicieux entre la justice et la paix
Dans les pays qui sortent de période de conflits violents marqués par des atrocités de
masse, comme le Soudan du Sud, il y a généralement un dilemme entre, d’une part, le
besoin d’assurer la stabilité du pays et, d’autre part, l’exigence de reddition des comptes
pour les violations commises. Dans ces contextes, les débats entre universitaires et ONG
de protection des droits de l’homme ont généralement porté sur la question à savoir s’il
faut sacrifier ou différer la justice pénale à cause de la paix ou si les deux pourraient être
mises en œuvre simultanément même si elles pourraient être déstabilisantes. En effet,
certains disent qu’« il n’y a pas de paix durable sans justice », alors que d’autres
affirment qu’« il n’y a pas de justice durable sans paix »979. Le retard qu’accuse le GoSS
pour signer le mémorandum d’accord sur le Statut du THSS nous semble s’inscrire dans
cette dynamique complexe. De ce fait, le choix du meilleur moment pour mettre en œuvre
un tribunal hybride dépend non seulement du contexte politique, social et culturel du
pays, mais aussi des rapports de force résultant des interactions croisées entre le local, le
national et l’international. Devant la complexité d’une telle situation, Lafontaine et
Tachou-Sipowo soulignent que ce qui est certain dans les sociétés sortant de conflits
violents, c’est que « le progrès de la justice pénale internationale est de manière frappante
symétrique à la prise en compte de leurs intérêts de sécurité nationale, ceci tant comme
paix durable que comme paix immédiate » 980. Dans ce contexte, il convient de souligner
que le gouvernement du Soudan du Sud a signé un contrat avec le groupe de lobby
américain Gainful Solutions Inc. pour qu’il l’aide à convaincre l’administration
américaine de retarder et finalement bloquer la mise en place du THSS 981. Mais dans une
déclaration de presse du 7 mai 2019, Gainful Solutions Inc. affirmait que le contrat
précédent avec le gouvernement du Soudan du Sud avait été résilié et remplacé par un
979
Voir sur ce point Fannie Lafontaine et Alain-Guy Tachou-Sipowo, « Le débat paix/justice après 10 ans de Cour
pénale internationale : une réévaluation à la lumière de la stratégie de poursuite limitée aux plus hauts responsables »,
(2013)
Revue de droit pénal et comparé
1 à la p 7, disponible en ligne sur
<https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=2536709>, consulté le 18 juillet 2019.
980 Ibid.
981 Voir le site internet de Human Rights Watch qui renvoie au document du contrat signé entre le gouvernement du
Soudan du Sud et le groupe de lobby américain Gainful Solutions Inc., Elise Keppler, « South Sudan’s Cynical Bid to
Block War Crimes Court African Union Should Step Up on Justice », 30 avril 2019, disponible en ligne sur
<https://www.hrw.org/news/2019/04/30/south-sudans-cynical-bid-block-war-crimes-court>, consulté le 17 juillet 2019.
Selon The EastAfrican, le gouvernement du Soudan du Sud aurait payé la somme de 3,7 millions de dollars US pour ce
contrat. Lire sur ce point Fred Oluoch, « Justice close as South Sudan Hybrid Court gets AU nod », 6 juillet 2019,
disponible en ligne sur <https://www.theeastafrican.co.ke/news/ea/Justice-close-as-south-sudan-hybrid-court-gets-aunod/4552908-5185550-xc16e7/index.html>, consulté le 18 juillet 2019.
170
nouveau du fait que le travail demandé n’y était pas clairement défini. Il ajoutait que le
Président Salva Kiir a réitéré dans le nouveau contrat son engagement à la paix, à la
justice, à la transparence, à l’unité et à la sécurité des populations du Soudan du Sud 982.
Dans ce contexte qui semble montrer un manque de volonté réelle de la part du
gouvernement du Soudan du Sud d’adopter THSS, l’Union Africaine aurait affirmé son
engagement pour la création du THSS, à travers la signature par le Bureau du Conseiller
juridique de l’Union africaine d’un projet de formation du tribunal au Soudan du Sud 983.
En raison des pressions continues de l’organisation continentale, finalement, le 29 janvier
2021, le gouvernement du Soudan du Sud annonçait avoir donné son approbation pour
l’établissement du tribunal984. Si une telle décision a été bien accueillie par le Président
de la Commission de l’Union Africaine Mr. Moussa Faki Mahamat 985, la communauté
internationale reste toujours dans l’attente de voir l’adoption concrète du tribunal pour
qu’il puisse poursuivre et punir les crimes graves qui ont été commis dans le pays.
Dans les sociétés post-conflictuelles comme le Soudan du Sud, la pratique de la
justice transitionnelle repose non seulement sur la nécessité de traiter le passé violent afin
d’éviter qu’il ne se reproduise plus, mais aussi, d’édifier un État de droit et des
institutions démocratiques. Que ce processus émerge d’un consensus national ou qu’il
soit imposé par la communauté internationale, il est de constat que chaque expérience de
justice transitionnelle est unique en soi et qu’il n’existe pas de solution applicable
universellement. Au Soudan du Sud, en particulier, étant donné le maintien aux affaires
des élites politico-militaires du MPLS en vertu du R-ARCSS986, en dépit de l’état des
violences du régime pré-conflictuel, il pourrait être difficile qu’ils soutiennent dans
982
Gainful Solutions inc, « Press Release on Contract with the Government of South Sudan », 7 mai 2019, disponible
en ligne sur <https://efile.fara.gov/docs/6667-Informational-Materials-20190507-2.pdf>, consulté le 17 juillet 2019.
983 Propos rapporté par Fred Oluoch, supra note 981.
984 Benjamin Takpiny, « South Sudan approves establishment of Hybrid Court », disponible en ligne sur
<https://www.aa.com.tr/en/africa/south-sudan-approves-establishment-of-hybrid-court/2127899>, consulté le 15 février
2021.
985 Voir African Union, « Statement by H.E. Mr. Moussa Faki Mahamat, Chairperson of the African Union
Commission, on African Union Hybrid Court of South Sudan », disponible en ligne sur <https://au.int/es/node/39911>,
consulté le 15 février 2021.
986 Selon le R-ARCSS, supra note 771 l’exécutif du R-TGoNU est être composé d’un Président, d’un Premier vicePrésident et de quatre autres vice-Présidents (Article 1.5.1.). L’ensemble appelé la « Présidence » sera composé comme
suite : Salva Kiir assume le poste de Président de la République du Soudan du Sud (RSS) (Article 1.5.1.1.), le président
de l’APLS-O, le Dr Riek Machar, occupe le poste de Premier vice-Président (Article 1.5.1.2.). Pendant la période
transitionnelle, les quatres vice-Présidents seront nommés comme suite : un vice-Président nommé par le TGoNU, un
vice-Président nommé par l’Alliance de l’opposition du Soudan du Sud (South Sudan Opposition Alliance (SSOA)), un
autre vice-Président nommé par le TGoNU et un vice-Président nommé par les les Anciens détenus (Former Detainees
(FDs)) qui doit être une femme (Article 1.5.2.).
171
l’immédiat l’idée de rendre compte de leurs méfaits. C’est pourquoi, il nous paraît
important que la communauté internationale s’implique significativement dans le
processus pour la mise en œuvre de mécanismes transformateurs dans le pays. Dans cette
optique, il faut noter que lorsque la justice pénale internationale ou, en particulier, le
tribunal hybride est adopté longtemps après la cessation des conflits, il pourrait n’avoir
qu’un faible effet sur la transformation du contexte. C’est ce qu’ont révélé des études sur
les tribunaux hybrides que sont les Chambres extraordinaires au sein des Tribunaux
cambodgiens et la Chambre pour les crimes de guerre du Tribunal d’État de BosnieHerzégovine. En adoptant ces tribunaux quinze années après la fin des conflits dans ces
pays987, ces juridictions n’ont eu qu’un impact limité sur la consolidation de la paix 988.
Au regard de ces risques, Joanna Quinn soutient que la “fenêtre d’opportunité” qui
permet aux décideurs politiques de répondre efficacement aux méfaits du passé par des
programmes de réformes, d’assainissement des institutions, des procédures judiciaires est
courte d’une année et peut aller jusqu’à cinq ans, période après laquelle les
transformations peuvent être difficiles à mettre en œuvre989. Ce faisant, pour l’adoption
du THSS, la communauté internationale pourrait faire pression sur les acteurs politiques
et militaires pour mettre en œuvre la justice pénale sans pour autant compromettre la
paix. Les négociations peuvent viser à prioriser d’abord la paix tout en cherchant le
moment idéal pour mettre en œuvre la justice pénale. Celles-ci peuvent être
accompagnées de mesures de pression politiques ou économiques qui indiquent aux
différents acteurs l’importance de la justice pour l’édification d’un État de droit et la
consolidation de la démocratie.
Le retard dans l’adoption des tribunaux hybrides apparaît comme un des problèmes généraux de ces juridictions. En
effet, comme nous l’avons souligné, si un des attraits des tribunaux hybrides réside dans le fait qu’ils sont moins
onéreux comparativement aux TPI, il apparaît cependant très souvent difficile à ces tribunaux de réunir les fonds
nécessaires pour leur établissement et fonctionnement. L’exemple du TSSL est illustratif à ce sujet. En effet, au regard
des expériences des TPI, la majorité des États membres des Nations Unies ne voulaient plus que le budget de
fonctionnement des juridictions hybrides soit inscrit sur le budget régulier de l’Assemblée générale (voir Pazartzis
Photini, « Tribunaux pénaux internationalisés : une nouvelle approche de la justice pénale (inter)nationale ? », (2003)
49 Annuaire français de droit international 641, à la p 656). Ce faisant, le Conseil de sécurité dans sa résolution 1315
n’a envisagé que des contributions volontaires des États pour le fonctionnement du TSSL. C’est cette approche qui a
été adoptée dans l’accord du 16 janvier 2002 qui a créé le TSSL (voir Statut du TSSL, supra note 851 Article 6). Ainsi,
alors que le TSSL devait entrer en vigueur, selon la mission de planification, à la fin mai 2002, les juges ont pris
fonction le 2 décembre 2002 et émis leurs premiers actes d’accusation en mars 2003.
988
Voir Chandra Lekha Sriram, Olga Martin-Ortega et Johanna Herman, « Justice Delayed? Internationalised Criminal
Tribunals and Peace-Building in Lebanon, Bosnia and Cambodia », (2011) 11:3 Conflict, Security & Development
335.
989 Joanna Quinn, « Haiti’s Failed Truth Commission: Lessons in Transitional Justice », (2009) 8:3 Journal of Human
Rights 265.
987
172
Par ailleurs, Antonio Cassese définit les conditions nécessaires pour le
fonctionnement effectif d’un tribunal hybride. Pour lui, il faut tout d’abord qu’il y ait un
appareil judiciaire national totalement ou partiellement fonctionnel sur lequel le tribunal
peut compter en raison notamment de l’expertise nationale dont il a besoin; ensuite, il
doit y avoir le besoin d’apaiser les revendications nationalistes des populations, surtout
lorsque les gouvernants considèrent que l’administration de la justice relève de la
souveraineté étatique990. Au regard de ces conditions, il est nécessaire de s’assurer au
préalable non seulement de la disponibilité de juges sud-soudanais compétents qui
n’étaient pas complices des violences du passé, mais aussi, le gouvernement en place doit
être disposé à collaborer étroitement avec le tribunal. Pour que ces conditions soient
réunies, un échelonnement raisonnable de la justice pénale du THSS pourrait être
nécessaire. À ce titre, la flexibilité des tribunaux hybrides est généralement un de leurs
plus grands atouts. En effet, le gouvernement local et la communauté internationale
peuvent travailler ensemble pour mettre en œuvre une justice légitime qui répond
véritablement aux besoins des populations locales 991. Une fois que le THSS parviendra à
être adopté, pour qu’il puisse contribuer substantiellement à la transformation du pays, il
faudrait que ses poursuites pénales soient stratégiques de manière à avoir un impact réel
sur la lutte contre l’impunité des crimes dans le pays.
1.2.2. – La lutte contre l’impunité des crimes par des poursuites stratégiques
La justice pénale internationale ou internationalisée est nécessaire dans les sociétés postconflictuelles dans la mesure où elle s’inscrit dans un processus de moralisation de toute
la société internationale en véhiculant le message que certains crimes sont si graves qu’ils
sont totalement indamissibles. Faisant échos aux procès de Nuremberg et de Tokyo
consécutifs à la Deuxième Guerre mondiale, le caractère abject de ces crimes a été
affirmé par la communauté internationale à la sortie de la Guerre Froide, à travers
l’adoption des Tribunaux pénaux internationaux ad hoc de l’ex-Yougoslavie et du
Rwanda, et des tribunaux pénaux hybrides précédemment mentionnés pour réprimer les
crimes internationaux. Cette volonté de lutter contre l’impunité des crimes graves s’est
davantage matérialisée par l’adoption du Statut de Rome instituant la CPI comme
990
991
Antonio Cassese, supra note 907 à la p 5.
Lindsey Raub, supra note 904 à la p 1043.
173
juridiction internationale permanente à vocation universelle dont le rôle est d’assurer la
répression de ces crimes. Son préambule attire l’attention de tous les États que « des
crimes d’une telle gravité, menacent la paix, la sécurité et le bien-être du monde » et que,
par conséquent, ils ne doivent pas être laissés impunis992. Selon le rapport de l’experte
indépendante chargée de mettre à jour l’Ensemble des principes pour la lutte contre
l’impunité, Diane Orentlicher:
[l]’impunité se définit par l’absence, en droit ou en fait, de la mise en cause de la
responsabilité pénale des auteurs de violations, ainsi que de leur responsabilité civile,
administrative ou disciplinaire, en ce qu’ils échappent à toute enquête tendant à permettre
leur mise en accusation, leur arrestation, leur jugement et, s’ils sont reconnus coupables,
leur condamnation à des peines appropriées, y compris à réparer le préjudice subi par
leurs victimes993.
En décidant, par exemple, de saisir la CPI le 31 mars 2005 des crimes de masse commis
au Darfour, malgré les divergences parmi ses membres 994, le Conseil de sécurité
indiquait, par-là, sa volonté de lutter contre l’impunité de ces crimes qui choquent la
conscience humaine. L’idée qui sous-tend la justice pénale internationale ou
internationalisée se trouve ainsi exprimée par le principe énoncé par Hegel en 1821 à
savoir « fiat justitia ne pereat mundus (que justice soit faite sinon le monde périra) » 995.
En d’autres termes, la lutte contre l’impunité des crimes graves relève étroitement du
droit à la vie – droit qui est « suspendu à l’accès à un juge » 996 – pour sanctionner les
personnes qui en portent atteinte. C’est à ce titre que David A. Crocker affirmait que «
[e]thically defensible treatment of past wrongs requires that those individuals and groups
responsible for past crimes be held accountable and receive appropriate sanctions or
punishment »997. Ruti Teitel abondait dans la même veine en affirmant que « [t]rials offer
a transitional mechanism for normative transformation to express public condemnation of
992
Statut de la CPI, supra note 13 au préambule.
Rapport de l’experte indépendante chargé de mettre à jour l’Ensemble des principes pour la lutte contre l’impunité,
Diane Orentlicher, supra note 4 à la p 6.
994 Les pays qui se sont abstenus sont l’Algérie, le Brésil, la Chine et les États-Unis. Les deux derniers ont toutefois
renoncé à l’utilisation de leur droit de véto. Voir ONU Info, « Soudan : le Conseil de sécurité saisit la Cour pénale
internationale de la situation
au Darfour
», 1
avril
2005, disponible
en ligne
sur
<https://news.un.org/fr/story/2005/04/70682>, consulté le 30 juin 2019.
995Voir Assemblée générale et Conseil de sécurité des Nations Unies, Rapport du tribunal international chargé de
poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur
le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991, A/49/342, S/1994/1007, 29 août 1994 au para 18.
996 Olivier Beauvallet, « La lutte contre l'impunité : concept et enjeux modernes de la promesse démocratique », (2017)
Les Cahiers de la Justice no 1, 15 à la p 24.
997 David A. Crocker, supra note 751 à la p 53.
993
174
aspects of the past, as well as public legitimation of the new rule of law »998. La Chambre
de première instance du TPIY soutenait « qu’« [i]l est juste que l’auteur de l’infraction
soit puni non seulement parce qu’il a enfreint la loi (punitur quia peccatur), mais
également pour que personne ne soit plus tentée de l’enfreindre (punitur ne peccatur) » et
qu’elle « considère que la peine a deux fonctions importantes, le châtiment et la
dissuasion »999. En outre, lors des procès du génocide des Tutsis du Rwanda, le TPIR
soulignait que les poursuites « dissuade for ever others who may be tempted in the future
to perpetrate such atrocities » 1000. Dans la même ligne de pensée, des auteurs ont soutenu
que l’engagement des poursuites pénales déconseille à la fois les individus, les groupes et
les leaders à commettre des crimes en créant une culture de reddition des comptes 1001.
D’autres auteurs ont affirmé que les poursuites pénales auraient au moins une « utilité
symbolique » du fait qu’« on punit pour renforcer l’efficacité de la norme, raffermir un
interdit, renforcer la conscience collective » 1002. Les poursuites permettraient donc
d’édifier un État de droit surtout lorsque celles-ci ne sont pas expéditives ou simplement
des simulacres, mais qu’elles s’inscrivent sur le long terme et se fondent sur le respect
des règles fondamentales de procédure 1003. Elles favoriseraient également la prévention
des violations futures des normes du droit international 1004.
Il est donc du devoir de chaque État membre de la communauté internationale, et
du Soudan du Sud en particulier, de veiller à mettre fin à l’impunité des crimes
graves1005. Comme nous l’avons déjà mentionné, le Soudan du Sud a été historiquement
998
Ruti Teitel, « Transitional Jurisprudence: The Role of Law in Political Transformation », (1997) 106 Yale Law
Journal 2009 à la p 2037.
999 Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie, Chambre de première instance, Le Procureur c. Anto Furundžija (IT-9517/1-T), TPIY, (Chambre de première instance, Jugement du 10 décembre 1998) au para 288.
1000 Prosecutor v. Rutaganda (Case No. ICTR-96-3-T), T.P.I.R, (Chambre de première instance I, Jugement du 6
décembre 1999) au para 456.
1001 Padraig McAuliffe, supra note 9 aux pp 139-140. Voir aussi Hunjoon Kim and Kathryn Sikkink, « Explaining the
Deterrence Effect of Human Rights Prosecutions for Transitional Countries », (2010) 54:4 International Studies
Quarterly 939. Payam Akhavan, « Beyond Impunity: Can International Criminal Justice Prevent Future Atrocities? »,
(2001) 95 American Journal of International Law 7; Jan Klabbers, « Just Revenge? The Deterrence Argument in
International Criminal Law », (2001) 12 Finnish Yearbook of International Law 249.
1002 Diane Bernard, « Un (possible) apport africain à la justice internationale pénale », (2014) 45:1 Études
internationales 51 à la p 58.
1003 Elisabeth Andersen, « Transitional Justice and the Rule of Law: Lessons from the Field », (2015) 47 Case Western
Reserve Journal of International Law 305 à la p 309.
1004 Voir par exemple Principes de la coopération internationale en ce qui concerne le dépistage, l'arrestation,
l'extradition et le châtiment des individus coupables de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité, adoptés le 3
décembre 1973, Rés. de l’AG 3074, 28 UN GAOR Supp. (No.30) au para 78, Doc. ONU A/9030/(1973).
1005 C’est dans ce sens que la Commission des droits de l’homme des Nations Unies soulignait dans sa Résolution
2004/72 que : « Reaffirming the duty of all States to put an end to impunity and to prosecute, in accordance with their
obligations under international law, those responsible for all violations of human rights and international humanitarian
175
une région habitée par des communautés ethnoculturelles qui ont été en proie à des
conflits violents depuis la période précoloniale1006. Au regard de cet état de violences
historiques, les violations graves des droits de la personnes commises surtout pendant la
première et la seconde guerre civile auraient dû donner lieu à des redditions de compte,
au moment de l’AGP, pour ne pas favoriser l’édification d’une culture d’impunité dans la
région1007. Cependant, l’absence de sanction des auteurs des crimes a contribué à
entretenir le climat de violence qui a culminé aux atrocités que le pays a connues dans la
guerre civile qui a commencé en décembre 2013. Celle-ci a été caractérisée non
seulement par la participation des plus hauts leaders du gouvernement comme de
l’opposition aux violences, mais aussi par l’implication des populations locales 1008. Ce
faisant, bien que dans une perspective primordialiste, on pourrait soutenir que les
violences générales dans la région prennent leur source dans les rivalités tribales
d’origine précoloniale1009, comme nous l’avons souligné, la guerre civile post-décembre
2013 est avant tout politique et s’explique essentiellement par le contexte d’impunité
dans lequel des seigneurs de guerre et des prédateurs économiques se rivalisent la
suprématie dans un État en formation. Au regard de cette situation, lors des interviews de
la Commission d’enquête de l’Union africaine dans le nouvel État, « [t]ous les groupes
rencontrés ont souligné la nécessité de rendre des comptes pour les atrocités commises,
en particulier compte tenu de l’impunité à la suite de l’APG [Accord de paix global] 1010
»1011. En outre, des sondages effectués par la South Sudan Law Society (SSLS) en
law that constitute crimes, including genocide, crimes against humanity and war crimes, in order to promote
accountability, respect for international law and justice for the victims, deter the commission of such crimes and fulfil
the responsibility of States to protect all persons from such crimes ». Voir Office of the High Commissioner for Human
Rights, Impunity, Commission on Human Rights Resolution 2004/72. Voir chap. XVII.- E/2004/23 – E/CN.4/2004/127,
April 21, 2004.
1006 Voir par exemple Stephanie Beswick, supra note 32; Douglas H. Johnson, supra note 70.
1007 Voir la section précédente intitulé « Les négociations pour la paix et la signature de l’AGP ».
1008
Voir Conseil de sécurité des Nations Unies, Letter dated 22 January 2016 from the Panel of Experts on South
Sudan established pursuant to Security Council resolution 2206 (2015) addressed to the President of the Security
Council, S/2016/70 du 22 janvier 2016 qui souligne que « there is clear and convincing evidence that most of the acts
of violence committed during the war, including the targeting of civilians and violations of international humanitarian
law and international human rights law, have been directed by or undertaken with the knowledge of senior individuals
at the highest levels of the Government and within the opposition », cité par Rens Williams et David K. Deng,
Perceptions of Transitional Justice in South Sudan, South Sudan Law Society, University for Peace, Pax, Juba, 2016 à
la p 7, disponible en ligne sur <http://www.upeace.nl/cp/uploads/hipe_content/Perceptions-of-Transitional-Justice-inSouth-Sudan---Final-Report.pdf>, consulté le 30 juin 2019.
1009
Voir de façon générale par exemple Jack Paine, « Ethnic Violence in Africa: Destructive Legacies of Pre-Colonial
States », (2019) 73 International Organization 645.
1010 L’Accord de paix global (APG) est équivalent à l’Accord global de paix (AGP). Voir supra note 1.
1011 RCEUASS, supra note 203 au para 832.
176
collaboration avec le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD),
entre octobre 2014 et avril 2015, sur 1525 personnes dans onze localités des dix États du
pays, y compris Abyei, ont montré que 93% des répondants étaient en faveur des
poursuites pénales1012. Ces sondages ont ainsi clairement révélé qu’une importante partie
de la population du Soudan du Sud est favorable aux poursuites pénales contre les
personnes responsables des pires crimes commis dans le pays.
Pour contribuer à la transformation du Soudan du Sud, le THSS doit engager ses
poursuites de façon stratégique en visant les personnes responsables de crimes de sorte à
avoir un grand impact sur la lutte contre l’impunité des crimes dans le pays. Pour ce faire,
bien que ni le R-ARCSS, ni le Projet de Statut du THSS n’indiquent explicitement que le
tribunal visera les personnes qui portent “la plus grande responsabilité” des crimes
commis1013, le Projet de Statut affirme clairement que « [t]he Hybrid Court shall have no
jurisdiction over any person who was under the age of 18 years at the time of the alleged
commission of a crime »1014. C’est dire donc que le THSS se focaliserait uniquement sur
les personnes majeures responsables des crimes commis dans le pays. En outre, du fait
que son droit applicable exclut expressément l’immunité, la position officielle, l’amnistie
ou le pardon dont pourraient bénéficier des accusés1015, nous pensons que le tribunal
devrait viser à punir les “plus grands responsables” des crimes perpétrés. Cela enverra un
message important aux élites du pays que s’ils commettent des crimes, ils en payeront les
conséquences. Cela contribuera à lutter contre l’impunité des crimes dans la région. En
plus de cet avantage, les poursuites pénales du THSS peuvent aussi favoriser la
transformation démocratique du pays. Nous analyserons cette question dans la section
1012
South Sudan Law Society, Search for a New Beginning: Perception Survey on Truth, Justice, Reconciliation and
Healing in South Sudan, South Sudan Law Society, South Sudan Law Society, UNDP, 2005 à la p vi.
1013 Selon l’Article 5.3.1.1. du R-ARCSS, supra note 771 « [t]he Court shall be established by the African Union
Commission to investigate and where necessary prosecute individuals bearing responsibility for violation of
international law and/or applicable South Soudanese law committed from 15th December 2013 through the end of the
Transitional Period ». Selon l’Article 1 du Projet de Statut du THSS, « [t]he Hybrid Court shall have the power to
investigate and prosecute persons responsible for serious violations of international law and or the laws of South Sudan
committed in the territory of South Sudan since 15 December 2013 through the end of the Transitional Period ».
1014 Article 9 du Projet de Statut du THSS. En revanche, le le droit applicable du TSSL permettait au tribunal de juger
les personnes âgées entre 15 et 18 ans au moment de la commission des infractions (Article 4 du Statut du TSSL, supra
note 851). Toutefois, le tribunal n’a poursuivi aucun enfant soldat. Voir sur ce point Lindsey Raub, supra note 901 à la
p 1037.
1015
L’Article 8(3) du Projet du Statut du THSS dispose que « [i]mmunities or special procedural rules which may
attach to the official capacity of a person, whether under national or international law, shall not bar the Court from
exercising its jurisdiction over such a person ». L’Article 13 du Projet du Statut du THSS dispose que « [a]n amnesty or
pardon granted to any person falling within the jurisdiction of the Hybrid Court in respect of crimes referred to in this
Statute and any statutes of limitation shall not be a bar to prosecution ».
177
suivante.
1.2.3. – La contribution du THSS à la transformation démocratique
Comme nous l’avons précédemment mentionné, au moment de sa conceptualisation à la
fin de la Guerre Froide, la justice transitionnelle était appréhendée comme un ensemble
de dispositifs dont l’objectif était de faciliter la transition des pays qui sortaient de
conflits violents ou d’une dictature vers des régimes démocratiques fondés sur l’État de
droit et les droits de la personne 1016. Aujourd’hui, même si on constate que plusieurs
expériences passées de justice transitionnelle n’ont pas abouti à des démocraties, il n’en
demeure pas moins qu’un tel régime politique reste généralement le but visé ou plutôt le
plus désiré1017. De ce fait, pour mieux appréhender comment le THSS pourrait contribuer
à la transformation démocratique au Soudan du Sud, il est nécessaire de comprendre au
préalable ce qu’on entend par “démocratie” ou tout au moins les facteurs qui participent à
sa consolidation. À ce titre, il faut noter que la démocratie est un concept atone, en ce
sens qu’il comporte une pluralité d’interprétations et qu’il n’existe pas d’accord sur les
facteurs qui font que certains États réussissent à la consolider, alors que d’autres n’y
parviennent pas 1018. Ainsi, au nombre des diverses compréhensions possibles de la
démocratie1019, ce concept peut être défini de façon minimaliste comme « un régime
politique caractérisé par le suffrage adulte universel, la tenue d’élections périodiques,
libres, compétitives et équitables, l’existence de plusieurs partis politiques et de plusieurs
1016
Paige Arthur, supra note 607 aux pp 325-326. Voir aussi Dustin N. Sharp, supra note 620 à la p 78.
Nour Benghellab, « Des mythes aux réalités de la justice transitionnelle : catharsis thérapeutique, (re)constructions
nationales et légitimation politique », (2016) XIII Champ pénal/Penal field 1 à la p 11; Noémie Turgls, « La justice
transitionnelle, un concept discuté », (2015) Les Cahiers de la Justice n° 3, 333 à la p 333; Christian Nadeau, « Conflits
de reconnaissance et justice transitionnelle », (2009) 28:3 Politique et Sociétés 191 à la p 191.
1018 Valérie Arnould, « Transitional Justice and Democracy in Uganda: Between Impetus and Instrumentalization »,
(2015) 9:3 Journal of Eastern African Studies 354 à la p 355.
1019 Pour une revue de quelques compréhensions de la démocratie, voir par exemple Gerardo L. Munck, « What is
Democracy ? A Reconceptualization of the Quality of Democracy », (2014) Democratization 1, qui appréhende que la
démocratie comme la synthèse de la liberté politique et de l’égalité politique; Dankwart A. Rustow, « Transitions to
Democracy: Toward a Dynamic Model », (1970) 2: 3 Comparative Politics 337, qui définit trois phases à l’émergence
des régimes démocratiques : 1) la phase préparatoire caractérisée par l’émergence d’une nouvelle élite; 2) la décision
de la formation d’un nouveau système politique; et 3) la stabilisation de nouvelles institutions; Martin Seymour Lipset,
Political Man, Anchor Books, New York, 1963 à la p 64 qui définit deux conditions préalables à la démocratie. La
première est institutionnelle ou précédurale et se caractérise par l’élaboration d’une Constitution, la formation d’une
élite politique capable de prendre des décisions importantes de gestion du pouvoir. La seconde condition est sociétale
ou susbtantielle et se rapporte à la situation économique et à la légitimité du système politique. Dans la même ligne que
Lipset, Robert A. Dahl, Polyarchy : Participation and Opposition, New Haven & London, Yale University Press, 1971
à p 3 et s considère aussi les dimensions institutionnelles et sociétales comme préalables à la démocratie.
1017
178
sources d’information »1020. Quant à ce qu’on pourrait qualifier de “démocratie de qualité
intermédiaire”, Terry Lynn Karl considère qu’elle se réfère à « a set of institutions that
permits the entire adult population to act as citizens by choosing their leading decision
makers in competitive, fair, and regularly scheduled elections which are held in the
context of the rule of law, guarantees for political freedom, and limited military
prerogatives »1021. Par ailleurs, en se fondant sur les critères de procédure, de contenu et
de résultat de la démocratie, Leonardo Morlino a décrit ce qu’on pourrait qualifier de
“démocratie de qualité” ou de “bonne démocratie”, comme la démocratie dont « la
structure institutionnelle stable assure la liberté et l’égalité des citoyens grâce au
fonctionnement légitime et correct de ses institutions et de ses mécanismes » 1022. Il
faudrait noter également que les études sur la démocratie font aussi la distinction entre
des types de démocratie selon leur durabilité (les démocraties fragiles, les nouvelles
démocraties, les démocraties établies) et selon leur politique économique et sociale (les
démocraties libérales, les démocraties socialistes) 1023. Mais, ce qui est sûr, que ce soit la
“démocratie de qualité intermédiaire” ou la “démocratie de qualité”, le respect de l’“État
de droit” est au cœur de ces régimes politiques1024. L’“État de droit” peut être défini
comme « un principe de gouvernance en vertu duquel l’ensemble des individus [et] des
institutions […] ont à répondre de l’observation de lois promulguées publiquement […]
et compatibles avec les règles et normes internationales en matière de droits de l’homme
»1025. Au regard de ces définitions, étant donné que les dirigeants pré-conflictuels du
Soudan du Sud n’ont pas été établis à la suite d’élections générales, on ne peut considérer
le régime comme étant une démocratie. De ce fait, nous considérons que pour que le
THSS puisse contribuer à la transformation démocratique du pays, il faudrait qu’il ait un
1020 Leonardo Morlino, « Légitimité et qualité de démocratie », (2010) Revue internationale des sciences sociales, n o
196, 41 à la p 42. Voir aussi Robert A. Dahl, supra note 1019.
1021 Terry Lynn Karl, « Dilemmas of Democratization in Latin America », (1990) 23:1 Comparative Politics 1 à la p 2.
1022 Leonardo Morlino, supra note 1020 à la p 43.
1023 Elin Skaar, Camila Gianella et Trine Eide, « Towards a Framework for Impact Assessment », dans Elin Skaar,
Camila Gianella et Trine Eide, (éds.), After Violence, Transitional Justice, Peace, and Democratie, Oxon, New York,
Routledge, 2015 à la p 33.
1024
Nous considérons l’État de droit comme indicateur de la “qualité de la démocratie”, en nous fondant sur l’étude de
Valérie Arnould, supra note 1018 à la p 357, qui élabore trois critères de la démocratie. Il s’agit de l’existence d’un
État de droit, de la subordination des forces de sécurité aux civils, et de la participation égalitaire des citoyens à la vie
politique.
1025 Olivier Beauvallet, supra note 996 à la p 27.
179
impact sur l’État de droit. Pour ce faire, nous utiliserons les instruments de mesures de
(de)légitimation, de réforme et d’autonomisation des institutions étatiques 1026.
Les procès du THSS pourraient contribuer à la (de)légitimation des agents et
instutions de l’État. Les procès pénaux internationaux consécutifs à la Deuxième Guerre
mondiale ont mis en lumière la relation de causalité entre les procès et la (de)légitimation
de certains agents de l’État. À l’ouverture des procès de Nuremberg, le Procureur Robert
H. Jackson soulignait que « [w]e must never forget that the record on which we judge
these defendants today is the record on which history will judge us tomorrow. To pass
these defendants a poisoned chalice is to put it to our own lips as well » 1027. Jackson
persuadait ainsi les puissances victorieuses de la guerre du fait qu’une simple exécution
des criminels nazis par vengeance les desservirait eux-mêmes, alors que l’organisation de
procès “justes et équitables”1028 légitimerait non seulement leur propre intervention dans
la guerre1029, mais en plus, elle contribuerait à la transformation de l’Allemagne en un
État de droit démocratique1030. En effet, du fait de l’égalité qu’il exprime entre le
souverain et les sujets, le rejet de l’impunité des crimes est l’un des principaux attributs
du régime démocratique1031. En poursuivant, par exemple, les plus grands responsables
des crimes internationaux comme, d’une part, l’influent leader nationaliste serbe
Momcilo Krajisnik et le Président serbe de la Bosnie, Radovan Karadzic, par le TPIY ;
l’architecte du plan d’extermination des Tutsi, Théoneste Bogosora et le premier ministre
du gouvernement intérimaire rwandais de 1994, Jean Kambanda, par le TPIR et, d’autre
part, le Président irakien Saddam Hussein par le TSI, l’ancien Président Charles Taylor
par le TSSL ou l’ancien Président Hussène Habré par les Chambres africaines
1026
Valérie Arnould, supra note 1018 à la p 357.
Office of the United States Chief of Counsel for Prosecution of Axis Criminality, Nazi Conspiracy and Agression,
Vol I, Washington, The United States Government Printing Office, 1946 à la p 116.
1028 Ces procès ont néanmoins fait l’objet de plusieurs critiques comme étant une “justice des vainqueurs” et n’étant pas
été justes et équitables. Sur ce point, voir par exemple Yuma Totani, The Tokyo War Crimes Trial: The Pursuit of
Justice in the Wake of World War II, Cambridge, Mass, Harvard University Press, 2009; Guénaël Mettraux (éd),
Perspectives on the Nuremberg Trial, Oxford, Oxford University Press, 2008; Neil Boister and Robert Cryer, The
Tokyo International Military Tribunal: A Reappraisal, Oxford, Oxford University Press, 2008; Gary Jonathan Bass,
Stay the Hand of Vengeance. The Politics of War Crimes Tribunals, Princeton, Princeton University Press, 2000 aux pp
147-205; Herbert Wechsler, « The Issues of the Nuremberg Trial », (1947) 62:1 Political Science Quarterly 11;
Charles E. Wyzanski, « Nuremberg: A Fair Trial? A Dangerous Precedent », (1946) The Atlantic, disponible en
ligne
sur
<https://www.theatlantic.com/magazine/archive/1946/04/nuremberg-a-fair-trial-a-dangerousprecedent/306492/>, consulté le 26 avril 2020.
1029
Ruti G. Teitel, supra note 613 à la p 73.
1030 Voir par exemple Sanya Romeike, Transitional Justice in Germany after 1945 and after 1990, Occasional Paper
No. 1, International Nuremberg Principles Academy, Nuremberg 2016.
1031 Olivier Beauvallet, supra note 996 à la p 16.
1027
180
extraordinaires au sein des juridictions sénégalaises, la justice pénale internationale ou
hybride est parvenue à mettre derrière les barreaux des personnes qui étaient jadis
considérées comme toutes puissantes et intouchables. Cette justice contribue ainsi
doublement au projet de démocratisation des États qui sortent de conflits violents : elle
soustrait de la vie politique les criminels qui violent les droits les plus fondamentaux de
leurs concitoyens en les mettant derrière les barreaux, et lancent un message clair à leurs
subordonnées qu’ils doivent dorénavant réfléchir par deux fois avant d’obéir aux ordres
d’exécuter des actes incontestablement immoraux1032. La justice pénale internationale ou
hybride permet, ce faisant, de délégitimer certains leaders du régime violent précédent et
en légitimer d’autres en vue de l’émergence d’un nouveau régime démocratique 1033. La
délégitimation peut se faire aussi en nommant et en humiliant les prédateurs politiques et
économiques à la suite du procès pénal1034. La capacité de légitimation et de
délégitimation de la justice pénale internationale ou hybride pourrait aussi favoriser
l’alternance au pouvoir d’État et la stabilité politique dans la société postconflictuelle1035.
Les poursuites pénales du THSS peuvent aussi contribuer à la transformation
démocratique
du
Soudan
du
Sud
à
travers
les
réformes
institutionnelles,
constitutionnelles et législatives qu’elles peuvent induire dans le pays. Elles peuvent par
exemple exposer certaines causes profondes des violences et ensuite rendre indispensable
notamment le démantèlement de certains groupes et institutions abusifs, la création de
structures de surveillance des droits de la personne, la réforme des services de sécurité
militaire et de la police et la garantie de l’indépendance de la justice1036.
Finalement, les poursuites pénales du THSS peuvent aussi contribuer à la
transformation démocratique à travers l’autonomisation qu’elles peuvent inférer à
certaines institutions étatiques. Elles peuvent, par exemple, non seulement, mettre en
exergue l’exclusion ou la marginalisation historique de certains groupes ou minorités
1032
Cécile Aptel, « Justice pénale internationale : entre raison d'État et État de droit », (2007) Revue internationale et
stratégique no 67, 71 aux pp 75-76.
1033 Anja Mihr (éd.), Transitional Justice: Between Criminal Justice, Atonement and Democracy, Utrecht, Universiteit
Utrecht, SIM Special 37, 2012 à la p 17.
1034
Valérie Arnould, supra note 1018 à la p 358.
1035
Olivier Beauvallet, supra note 996 à la p 19.
1036 Valerie Arnould Chandra Lekha Sriram, « Pathways of Impact: How Transitional Justice Affects Democratic
Institution-Building », (2014) Impact of Transitional Justice Measures on Democratic Institutions-building Policy
Paper 1.
181
ethniques, politiques ou religieuses pour qu’ils soient soutenus par les institutions
étatiques en vue de leur participation pleine à la vie démocratique, mais aussi déceler des
relations de pouvoir inégalitaires au sein de certaines institutions et rendre nécessaires des
réformes 1037. Après avoir présenté les contributions du THSS à la transformation
démocratique du Soudan du Sud, il faut noter que de tels apports seront insuffisants s’ils
ne sont pas associés à d’autres mesures1038. C’est pourquoi, un autre facteur de
contribution à la transformation sociétale du pays est que la justice pénale associe à ses
peines des mesures de réparation des injustices structurelles et socio-économiques du
pays.
1.3. – La réparation des injustices structurelles et socio-économiques
Comme nous l’avons souligné précédemment,
la justice transitionnelle s’est
historiquement focalisée sur les réparations des violations des droits civils et politiques,
alors que les réponses aux violences structurelles et les violations des droits économiques
et sociaux ont été généralement invisibles dans ses dispositifs1039. Par exemple, dans les
années 1980 et 1990, dans les pays de l’Amérique latine comme l’Argentine, le Salvador,
l’Uruguay et le Chile, et en Afrique du Sud, la justice transitionnelle s’est largement
focalisée sur les violations des droits civils et politiques, en marginalisant les violations
des droits économiques et sociaux1040. Ceci s’explique par le fait que les violences
structurelles ou systémiques ne sont pas généralement causées par des actions directes
des individus mais sont attribuables aux structures sociales et étatiques. Elles sont
légitimées par des représentations, des normes ou des aspects symboliques qui sont
qualifiées de violences culturelles 1041. Les violences structurelles s’expriment aussi par
des relations de pouvoirs inégaux qui désavantagent certains membres de la société en les
privant des mêmes chances que les autres et en les empêchant de satisfaire leurs besoins
1037
Valérie Arnould, supra note 1018 à la p 359.
Matthew Mullen, supra note 658 à la p 468.
1039
Voir Zinaida Miller, supra note 656; Louise Arbour, supra note 698; Dáire McGill, supra note 625.
1040 Dustin N. Sharp, supra note 671 aux pp 169-170.
1041 Voir John Galtung, Peace by Peaceful means, London, Sage, 1996 à la p 31, cité par Matthew Mullen, supra note
658 aux pp 464-465.
1038
182
de base1042. C’est le cas par exemple de la situation d’inégalité sociale, raciale,
économique et politique en Afrique du Sud pendant le régime de l’Apartheid 1043.
Au Soudan du Sud, en particulier, les violences structurelles se rapportent
notamment au colonialisme, à l’exploitation socio-économique, à la guerre, à la
domination politique, religieuse et culturelle, au sous-développement, à la pauvreté, au
patriarcat, au tribalisme. Ces violences structurelles empêchent la pleine réalisation des
droits fondamentaux de la personne1044. Alors que les violences culturelles et structurelles
sont de nature invisible comparativement aux violences physiques (tortures, meurtres,
viol, etc.), elles produisent pourtant de la vulnérabilité, de la déshumanisation et sont
parfois la cause profonde des crimes de masse. Ce sont ces violences structurelles qui
engendrent les tensions et rendent possible l’éruption des conflits de masse. La structure
ou le système nourri par la culture du milieu détermine ainsi les actions des agents. Il
existe donc une relation dialectique entre les violences culturelles, structurelles et
physiques car elles se légitiment mutuellement 1045. En ce qui concerne les violences
socio-économiques, elles se manifestent par exemple, au Soudan du Sud, par la
gouvernance patrimonialiste, “kleptocratique” et tribaliste des ressources du pays par le
M/APLS pendant la période intérimaire jusqu’à la guerre civile. Elles portent aussi sur la
corruption, la gabegie1046, et l’utilisation des revenus du pétrole à des fins
d’enrichissement personnel des membres du M/APLS1047. Qui plus est, elles se rapportent
à des situations de dépossession des propriétés foncières des plus faibles dont les femmes
en particulier 1048. C’est cette situation de prédation des ressources par les dirigeants du
M/APLS qui a, en partie, contribué à l’implication des populations civiles dont surtout les
jeunes, dans les conflits, suivant les lignes ethniques, et qui a poussé le Soudan du Sud
dans le précipice. Le pays est classé parmi les États ayant le niveau de développement
humain le plus faible au monde1049.
1042
Padraig McAuliffe, supra note 646 à la p 93.
Voir par exemple Mavis B. Mhlauli, End Salani et Rosinah Mokotedi, « Understanding Apartheid in South Africa
Through the Racial Contract », (2015) 5:4 International Journal of Asian Social Science 203.
1044 Jolle Demmers, Theories of Violent Conflict: An Introduction, London, New York, Routledge, 2012 à la p 59.
1045
Ibid à la p 63.
1046
Hilde F. Johnson, supra note 216 à la p 229.
1047 Leben Nelson Moro, supra note 236 à la p 8.
1048 Martina Santschi, supra note 465 à la p 48.
1049 Human Development Report, supra note 245.
1043
183
Bien que l’objectif premier de la justice pénale internationale en général et du
THSS en particulier ne soit pas d’apporter des réponses aux violences structurelles et
socio-économiques, il pourrait constituer indirectement un outil efficace de répression de
ces crimes qui contribuera à la transformation structurelle du Soudan du Sud. Pour ce
faire, comme nous l’avons mentionné précédemment, il faudrait que le tribunal soit
stratégique dans ses poursuites. Il pourrait, par exemple, viser plusieurs objectifs à la fois
comme poursuivre des auteurs présumés de crimes graves qui sont en même temps
impliqués dans des affaires de corruption et de détournement des deniers publics. De ce
fait, le tribunal pourrait, à la suite de ces procès pénaux, non seulement condamner ces
auteurs à des peines d’emprisonnement, mais aussi ordonner la saisie des propriétés et
autres biens mals acquis ou acquis par suite d’activités criminelles et les retourner à leurs
vrais propriétaires ou à l’État comme le prévoit l’Article 28(3)(4) du Projet de Statut du
THSS1050 et l’Article 5.3.5.2 du R-ARCSS1051. Nous pensons aussi que bien que le Projet
de Statut du THSS ne mentionne pas, expressis verbis, la compétence du tribunal en
matière de trafics, de crimes économiques et de corruption, contrairement, par exemple,
aux Panels de la Résolution 64 du Kosovo1052 et des Chambres pour crimes de guerre du
Tribual d’État de Bosnie-Herzégovine1053, le tribunal pourrait se fonder sur l’Article 2(d)
qui lui donne compétence sur « [o]ther serious crimes under international law and
relevant laws of South Sudan, including gender-based crimes and sexual violence »1054.
Le THSS pourrait ainsi s’inspirer, d’une part, des panels hybrides des juridictions de base
du Kosovo qui ont statué, en 2015, sur 559 affaires de corruption impliquant 1239
personnes parmi lesquelles 28 ont été condamnées à la prison et 20 à payer une
amende1055;
et, d’autre part, des Chambres pour crimes de guerre de la Bosnie-
Selon l’Article 28(3)(4) du Projet de Statut du THSS : « 3. In addition to imprisonment, the Trial Chamber may
order the forfeiture of the property, proceeds and any assets acquired unlawfully or by criminal conduct, and their
return to their rightful owner or to the State of South Sudan without prejudice to the right of bona fide third parties.
4. The Trial Chamber may make an order directly against a convicted person specifying appropriate reparations to, or
in respect of victims, including restitution, compensation and rehabilitation ».
1051 Le R-ARCSS, supra note 771 au Chapitre V à l’Article 5.3.5.2 soutient que le THSS « may order the forfeiture of
the property, proceeds and any assets acquired unlawfully or by criminal conduct, and their return to their rightful
owner or to the state of South Sudan ».
1052 Voir UNMIK, Résolution No 2000/64, supra note 895.
1053 Voir Law on the Prosecutor’s Office of Bosnia and Herzegovina, Article 3.
1054
L’Article 2 du Projet de Statut du THSS dispose que: « The Hybrid Court shall have jurisdiction with respect to the
following crimes: a) Genocide; b) Crimes Against Humanity; c) War Crimes; and d) Other serious crimes under
international law and relevant laws of South Sudan, including gender-based crimes and sexual violence ».
1055 Ehat Miftaraj et Betim Musliu, « Fighting Corruption in Kosovo: Priority in Paper », Kosovo Law Institute,
Pristina, December 2015, disponible en ligne sur <https://kli-ks.org/wp-content/uploads/2015/12/2.-Fighting1050
184
Herzégovine qui, en 2019, ont jugé 189 affaires de corruption durant l’année 2018 parmi
lesquelles 111 affaires ont donné lieu à des condamnations 1056. Les affaires de crimes
économiques impliquant les multinationales pourraient aussi être déférées devant la
future Cour africaine de justice et des droits de l’homme lorsqu’elle entrera en vigueur au
regard de l’Article 46C du Protocole instituant la Cour qui dispose que « la Cour a
compétence sur les personnes morales, à l’exception des États » 1057.
Par ailleurs, selon l’Article 29(1) du Projet de Statut du THSS, le tribunal pourrait
ordonner des « reparations to victims, individually or collectively, whether or not they
participated in the proceedings before the Hybrid Court ». Nous pensons que le tribunal
pourrait faire une interprétation large de cette disposition pour ordonner, en plus de
condamnations pénales, de vastes mesures de réparation des droits économiques et
sociaux en faveur des victimes des violences. L’Article 29(2) du Projet de Statut précise
que les réparations peuvent comprendre la restitution, la compensation et la
réhabilitation. Il ne faudrait pas que ces réparations soient purement symboliques. Il
faudrait que ces mesures aient un impact fort sur les populations et contribuent à
dissuader les personnes au pouvoir à commettre des actions similaires dans l’avenir et, ce
faisant, qu’elles participent effectivement à la transformation structurelle du Soudan du
Sud. En tout état de cause, même s’il est certain que le THSS n’arrivera pas à poursuivre
la grande majorité des auteurs des crimes commis au Soudan du Sud, en engageant des
poursuites stratégiques, il pourrait avoir un effet significatif sur la transformation
structurelle du pays. Mais le THSS n’est qu’une juridiction spéciale à durée limitée. En
principe, il revient en grande partie aux tribunaux nationaux du pays de jouer un rôle
important dans la répression des crimes de droit commun et des crimes internationaux
afin de contribuer à une transformation susbtantielle du Soudan du Sud.
Corruption-in-Kosovo-Priority-in-letter1.pdf>, consulté le 21 juillet 2019.
1056 Organization for security and Co-operation in Europe (OSCE) Mission to Bosnia and Herzegovina, « Assessing
Needs of Judicial Response to Corruption Through Monitoring of Criminal Cases (ARC): Trial Monitoring of
Corruption Cases in BIH: Second Assessment », OSCE, 2019, disponible en ligne sur <https://www.osce.org/missionto-bosnia-and-herzegovina/417527?download=true>, consulté le 21 juillet 2019.
1057 Pour une analyse des implications et des contraintes d’une telle compétence, voir notamment Amissi Melchiade
Manirabona, « La compétence de la future Cour pénale africaine à l’égard des personnes morales : propositions en vue
du renforcement de régime inédit », (2017) 55 Annuaire canadien de droit international 293.
185
2.– Le rôle des tribunaux pénaux nationaux dans la transformation du Soudan du
Sud
Les tribunaux nationaux peuvent contribuer considérablement à la transformation du
Soudan du Sud. Pour ce faire, le gouvernement doit, tout d’abord, poursuivre les
programmes de réforme et de renforcement des capacités du secteur de la justice (2.1).
Ensuite, en tant que juridictions de premier ordre chargées du respect de la primauté du
droit dans le pays, les tribunaux nationaux doivent punir sans tarder les crimes de droit
commun dont surtout les violences sexuelles faites aux femmes ainsi que les violences
inter-communautaires qui visent à perpétuer le cycle de la violence (2.2).
2.1. – La nécessité de poursuivre les réformes du système judiciaire national
De tous les types de juridictions qui sont généralement habilités à répondre aux crimes
internationaux, il est établi que le meilleur modèle demeure les tribunaux pénaux
nationaux1058. En effet, il appartient d’abord prioritairement aux États dans lesquels les
crimes internationaux ont été commis de remplir leurs obligations internationales en
poursuivant ces crimes devant leurs juridictions compétentes. En outre, du fait que ces
juridictions sont généralement situées sur le lieu des crimes, elles ont facilement accès
aux preuves, aux victimes et aux présumés auteurs des crimes. Cela rend plus aisée leur
mission d’assurer la poursuite pénale des crimes. Qui plus est, les juridictions nationales
peuvent aussi avoir directement un impact significatif dans la vie des citoyens dans la
mesure où elles sont dirigées par des nationaux qui connaissent bien le contexte dans
lequel les crimes ont été commis. Toutefois, les juridictions du Soudan du Sud ne
pourront jouer effectivement ces rôles et contribuer à la transformation du contexte
conflictuel du pays que lorsque des réformes significatives du système judiciaire sont
adoptées pour résoudre les défaillances précédemment soulignées dans ce secteur1059.
Dans cette optique, les autorités politiques ont adopté un Projet de stratégie
nationale de développement (2018-2021) qui considère le secteur de la justice comme un
de ses axes prioritaires d’intervention1060. Ce plan donne l’espoir que le renforcement des
1058
Antonio Cassese, supra note 907 à la p 4.
Voir section précédente intitulée « La faiblesse du système judiciaire national ».
1060 Gouvernement du Soudan du Sud, Consolidate Peace and Stabilize the Economy, Republic of South Sudan
National Development Strategy (2018-2021), 12 avril 2018, disponible en ligne sur <http://grss-mof.org/wpcontent/uploads/2018/11/NDS-4-Print-Sept-5-2018.pdf>, consulté le 6 juin 2019.
1059
186
capacités des juridictions nationales sera effectif afin qu’elles soient capables de relever
le défi de la justice dans le pays. On comprend dès lors pourquoi l’ARCSS soulignait que
« [t]here shall be reforms of the Judiciary that shall include but not be limited to the
review of the Judiciary Act during the Transition. Notwithstanding, efforts shall be made
to build the capacity of the judicial personnel and infrastructure » 1061. Autrement dit,
l’accord soulignait la nécessité d’entreprendre certaines réformes indispensables au
domaine de la justice pour assurer son effectivité et son efficacité. À cet égard, il mettait
le doigt sur une des principales faiblesses du système de justice national du Soudan du
Sud en précisant que « [t]he Judiciary of South Sudan shall be independent and subscribe
to the principle of separation of powers and the supremacy of the rule of law with the
TCRSS, 2011 »1062. Toutefois, l’ARCSS semblait laisser l’initiative et les modalités de
ces réformes au TGoNU. Le R-ARCSS va ainsi plus loin que l’ARCSS dans sa prise en
compte de la nécessité des réformes. Contrairement à l’approche de l’ARCSS, les
négociateurs du R-ARCSS instituent un Comité chargé de la réforme judiciaire (Judicial
Reform Committee (JRC)) qui doit être créé par le R-TGoNU. Son mandat consiste à
faire des recommandations au R-TGoNU quant aux réformes à entreprendre durant la
période transitionnelle1063. En examinant les défaillances du système national de justice,
on peut soutenir que pour que les réformes envisagées soient efficaces et
transformatrices, elles doivent nécessairement comprendre notamment1064 :
•
Le renforcement des capacités de la justice par le développement du droit et le
recrutement de personnel qualifié afin de permettre une meilleure poursuite des
crimes dont, en particulier, les violences sexuelles et sexistes.
•
Le financement adéquat du secteur de la justice en vue de sa dotation en
infrastructure et en matériel afin de la rendre opérationnelle non seulement dans
les centres urbains, mais aussi dans les zones rurales. Pour ce faire, on pourrait
adopter des mesures incitatives en vue de retenir les juges dans ces zones ou créer
des tribunaux spéciaux et de juges mobiles pour résoudre en particulier les
1061
ARCSS, supra note 769 Article 12.2.
Ibid Article 12.1.
1063
R-ARCSS, supra note 771 Article 1.17.3.
1064
Ces propositions de réformes s’inspirent également des recommandations faites par le RCEUASS, supra note 203
aux para 1092 à 1101; par David K. Deng, supra note 430; Rens Williams et David K. Deng, supra note 1008 aux pp
44-47.
1062
187
situations de violences inter-communautaires résultant par exemple des raids de
troupeaux, des questions foncières, d’enlèvement des femmes etc.
•
La garantie du droit des victimes et des défendeurs à la justice à travers l’octroi
d’aide juridique aux personnes qui ne peuvent se payer un avocat afin de leur
assurer un procès juste et équitable.
•
La garantie de l’indépendance de la justice en évitant les immixtions de l’exécutif
et des militaires dans le processus judiciaire. Cela peut se faire à travers la
nomination, la sanction et la révocation des juges suivant une procédure
transparente fondée sur des critères clairement prédéfinis.
•
La mise en œuvre de politiques qui interdisent les détentions arbitraires et
abusives et l’usage inapproproprié des recours civils et pénaux par les
mécanismes traditionnels de justice.
•
L’organisation de formations de la langue anglaise pour le personnel judiciaire
afin de favoriser la transition rapide du personnel judiciaire de la langue de travail
de l’Arabe de Juba et le système juridique du droit islamique vers l’adoption de la
Common Law.
•
L’organisation du pluralisme juridique à travers, par exemple, la création d’un
lien entre les tribunaux de droits coutumiers et les tribunaux de droit formel de
première instance. Cela permettrait un meilleur accès à la justice surtout pour les
personnes vulnérables comme les femmes et les enfants et permettrait d’arrimer
adéquatement les droits coutumiers avec les droits de la personne et les principes
constitutionnels.
Si ces réformes sont mises en œuvre, elles doteront certainement les juridictions
nationales du Soudan du Sud des capacités nécessaires à la poursuite des crimes graves
commis dans le pays. Elles pourront, ce faisant, largement contribuer à une
transformation substantielle du contexte conflictuel du pays.
2.2. – Le rôle transformateur des tribunaux pénaux nationaux
Les tribunaux nationaux du Soudan du Sud peuvent jouer un rôle important dans la
transformation du pays, en mettant fin à la culture de l’impunité des crimes. Pour ce faire,
selon la Section consultative sur l’État de droit de la Mission des Nations Unies au
188
Soudan du Sud, au plan formel, il existerait déjà un cadre juridique adéquat pour la
poursuite des crimes de droit commun dont par exemple ceux relatifs aux violences faites
aux femmes et aux enfants1065. Toutefois, dans la pratique, divers problèmes apparaissent
dans le fonctionnement de la justice. De ce fait, les réformes en cours permettront à l’État
de se doter de juridictions compétentes et effectives capables de mettre en œuvre les
obligations internationales de l’État en matière de poursuite non seulement des crimes de
droit commun, mais aussi des crimes internationaux perpétrés dans les conflits. En ce qui
concerne les crimes de droit commun, nous allons souligner particulièrement deux types
de violences physiques en raison de leur nature historique et structurelle. Il s’agit de la
nécessité d’engager des pousuites pénales ciblées pour réprimer particulièrement les
instigateurs de violences inter-communautaires (2.2.1) et les auteurs de violences faites
aux femmes (2.2.2), en s’assurant d’une participation effective du public aux processus
de la justice pénale (2.2.3).
2.2.1. – La nécessité d’engager des poursuites pénales contre les violences
inter-communautaires
Au Soudan du Sud, les violences inter-communautaires sont généralement de plusieurs
ordres. Elles peuvent être des conflits intertribaux, comme les violences entre les Buya et
les Didinga à Budi ou entre les Lou Nuer, les Dinka Bor et les Murle à Jonglei ; des
conflits intersectionnels comme les violences entre les Lou Nuer d’Akobo et les Jikani
Nuer de Nasir ; des conflits interclaniques comme les violences parmi les Dinka Abaliang
de Rink ou encore les conflits parmi les sous-groupes des Lango d’Ikotos1066. Dans le
Jonglei, en particulier, des conflits qui remontent à des siècles concernent les Dinka, les
Nuer et les Murle et se rapportent non seulement aux raids de bétails, de femmes et
d’enfants, mais aussi à des rivalités de nature politique1067. Les divisions au sein du
MPLA en 1991 entre Garang et la faction dirigée par Riek Machar et l’accès aux armes
1065
Voir Human Rights Council, Report of the Commission on Human Rights in South Sudan, Thirty-seventh session,
A/HRC/37/CRP.2, 23 February 2018 au para 668.
1066
David K. Deng, supra note 430.
1067
International Crisis Group, supra note 301 à la p 4. Voir aussi Gabriel Giet Jal, History of South Sudan’s Jikany
Nuer Ethnic Group 1500-1920, Nairobi, Africawide Network, 2013; Douglas H. Johnson, Nuer Prophets: A History of
Prophecy from the Upper Nile in the Nineteenth and Twentieth Centuries, Oxford, New York, Clarendon Press of
Oxford University Press, 1994.
189
modernes ont exacerbé les violences à la fois politiques et inter-communautaires 1068.
Selon David K. Deng, en raison de ces violences inter-communautaires, ces dernières
années, plusieurs milliers de civils, y compris des femmes et des enfants ont été tués ou
enlevés et leurs propriétés détruites dans le Jonglei et un peu partout dans le pays.
Pourtant, souligne Deng, le système de justice étatique n’est pas encore en mesure de
punir les auteurs de ces crimes, car ils sont le plus souvent protégés par des groupes
armés ou réussissent à s’échapper en traversant les frontières administratives ou
internationales 1069. En outre, comme nous l’avons déjà souligné, les griefs historiques
sont aussi sources de violences inter-communautaires récurrentes1070. Pour mettre fin à
ces conflits, précise Deng, le gouvernement procède habituellement par une approche
holistique qui conjugue les amnisties générales, les conférences de paix et de
réconciliation, les solutions militaires de désarmement forcé de certains groupes armés et
les procédures judiciaires mises en œuvre à travers le pays sous forme de tribunaux
spéciaux ou de juges mobiles. Toutefois, l’auteur souligne que ces mesures n’ont jamais
été adoptées pour répondre aux violences qui impliquent des agents du gouvernement, et,
ce faisant, elles ne sont pas consistantes en termes de reddition des comptes et demeurent
très peu durables 1071. Dans ce contexte, bien que le Président Salva Kiir ait reconnu le
rôle catalysant des acteurs politiques dans ces conflits, ces personnes bénéficient d’une
totale impunité1072. Ainsi, alors que les mécanismes de justice traditionnelle auraient pu
jouer un rôle dans la résolution de ces conflits, dans la plupart des situations, les parties
appartiennent à des communautés différentes et ne sont pas enclines à accepter les
compensations coutumières 1073. En outre, tandis que des panels de chefs traditionnels
existent dans les zones urbaines pour résoudre des différends impliquant différents
groupes ethniques, ces types de mécanismes n’existent pas dans les zones rurales pour
résoudre des conflits inter-communautaires de grande envergure 1074. Dans ces conditions,
l’environnement d’impunité qui prévaut crée un cercle vicieux de vengences qui
1068
International Crisis Group Report, supra note 3 à la p 5.
David K. Deng, supra note 430.
1070 International Crisis Group Report, supra note 4 aux pp 5-8.
1071
David K. Deng, supra note 430.
1072
United Nations Mission in South Sudan (UNMISS), « Incidents of Inter-Communal Violence in Jonglei », June
2012 à la p 28, disponible en ligne sur <https://www.refworld.org/docid/4feac8632.html>, consulté le 10 juillet 2019.
1073 David K. Deng, supra note 430.
1074 Ibid.
1069
190
perpétuent les violences 1075. Il est par conséquent nécessaire que le GoSS soutienne
fortement les juridictions nationales pour qu’elles poursuivent les auteurs de ces
violences inter-communautaires et surtout les agents étatiques qui les entretiennent à des
fins politiques. Ceci contribuera à briser le climat d’impunité qui prévaut dans la région
et à dissuader la continuation de ces crimes dans l’avenir. En plus de ces conflits, les
juridictions nationales du Soudan du Sud doivent aussi être dôtées de moyens nécessaires
pour poursuivre les violences faites en particulier aux femmes.
2.2.2. – La nécessité d’engager des poursuites pénales contre les violences
faites aux femmes
Dans des enquêtes conduites par le Fonds des Nations Unies pour la population
(FNUAP), entre octobre et novembre 2015 sur quatre sites de protection des civils à Juba,
il ressortait que 72% des femmes avaient été victimes de viols et autres violences
sexuelles de la part des soldats ou des membres de la police depuis le début des conflits.
En outre, 75% avaient été forcées à regarder d’autres femmes être violées 1076. En janvier
2017, un rapport des Nations Unies soulignait que les violences sexuelles qui ont été
perpétrées à Juba en juillet 2016 ont été commises par des soldats de l’APLS, de l’APLSO et des groupes armés qui leur sont alliés dont les membres des Services nationaux de
sécurité et de la police1077. Selon le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, les
violences sexuelles et sexistes sont un trait charactéristique principal des conflits au
Soudan du Sud utilisées par toutes les parties comme stratégie de guerre en vue de semer
la terreur1078. Le Conseil a documenté plusieurs cas de viols individuels et collectifs
perpétrés devant les enfants des victimes et des cas de mutilation sexuelle, de mariage
1075
Ibid.
Conseil des droits de l’homme, Rapport de la Commission sur les droits de l’homme au Soudan du Sud, Trentequatrième session, 27 février-24 mars 2017, A/HRC/34/63, 6 mars 2017 au para 35.
1077 OHCHR et UNMISS, « Violations and abuses of international human rights law and violations of international
humanitarian rights law in the context of the fighting in Juba », South Sudan, in July 2016, January 2017, disponible en
ligne sur <https://www.ohchr.org /Documents/Countries/SS/ReportJuba16Jan2017.pdf>, consulté le 12 juillet 2019.
1078 Human Rights Council, Report of the Commission on Human Rights in South Sudan, Fortieth session,
A/HRC/40/69, 12 mars 2019 au para 38. L’organisation mondiale de la santé définit la violence sexuelle de façon
extensive comme « [t]out acte sexuel, tentative pour obtenir un acte sexuel, commentaire ou avances de nature sexuelle,
ou actes visant à un trafic ou autrement dirigés contre la sexualité́ d’une personne en utilisant la coercition, commis par
une personne indépendamment de sa relation avec la victime, dans tout contexte, y compris, mais sans s’y limiter, le
foyer et le travail ». Voir Organisation mondiale de la santé, Rapport mondiale sur la violence et la santé, Genève,
Organisation mondiale de la santé, 2002 à la p 165.
1076
191
forcé, et d’enlèvements de femmes, de femmes âgées, de filles et de garçons 1079. Selon un
rapport de l’ONG Care Emergencies, les violences sexuelles et sexistes se fondent sur
des normes sociales discriminatoires et des relations de pouvoirs inégalitaires entre les
hommes et les femmes 1080. L’ONG ajoute que le viol et les agressions sexuelles sont
utilisés dans les conflits comme moyens pour intimider, humilier, déplacer et traumatiser
les communautés 1081.
En dépit de ce contexte de violations graves des droits de la personne, et des
femmes en particulier, les autorités du Soudan du Sud n’ont pas encore réussi à mettre sur
pied un système judiciaire effectif qui garantit aux populations l’accès à la justice 1082.
L’affaire The Terrain démontre que des pressions internationales sont nécessaires dans le
pays pour que des poursuites pénales soient engagées contre les soldats de l’APLS. Cette
affaire remonte au 11 juillet 2016, après l’échec de l’ARCSS, lorsque les soldats de Salva
Kiir et les partisans de Riek Machar se sont engagés dans des affrontements armés à Juba.
Dans la foulée de ces combats, les soldats de Kiir ont attaqué les locaux de l’hôtel The
Terrain, y ont torturé les occupants, violé collectivement au moins cinq femmes
travailleuses humanitaires et tué un journaliste local1083. À la suite de ces évènements, le
gouvernement Kiir a d’abord manifesté un manque de volonté à poursuivre les soldats
présumés auteurs de ces crimes. Mais à la suite de pressions internationales, dont
notamment de la part des États-Unis1084, le Président a fini par mettre en place une Cour
martiale pour juger et punir les responsables de ces crimes. Selon le récit rapporté par
Human Rights Watch, les procès ont commencé à la fin du mois de mai 2017 avec douze
1079
Human Rights Council, Report of the Commission on Human Rights in South Sudan, Fortieth session,
A/HRC/40/69, 12 mars 2019 au para 38.
1080 Care Emergencies, ‘The Girl Has No Rights’: Gender-Based Violence in South Sudan, Juba, 2014 à la p 3,
disponible
en
ligne
sur
<https://insights.careinternational.org.uk/media/k2/attachments/CARE_The_Girl_Has_No_Rights_GBV_in_South_Su
dan.pdf >, consulté le 12 juillet 2019.
1081 Ibid.
1082 South Sudan Law Society, The Nuhanovic Foundation, Law Legal Action Worldwide, « Accountability for Sexual
Violence Committed by Armed Men in South Sudan », Juba, 2016 aux pp 11-12, disponible en ligne sur
<https://reliefweb.int/sites/reliefweb.int/files/resources/Legal-Action-Worldwide-Report-on-Accountability-for-SexualViolence-Committed-by-Armed-Men-in-South-Sudan.pdf >, consulté le 12 juillet 2019.
1083 Voir The Guardian, « South Sudan soldiers jailed for murder and rape in hotel attack », disponible en ligne sur
<https://www.theguardian.com/world/2018/sep/06/south-sudan-soldiers-jailed-for-and-in-hotel-attack>, consulté le 10
juillet 2019.
1084
Voir Flora McCrone, « War Crimes and Punishment: The Terrain Compound Attack and Military Accountability in
South
Sudan,
2016–18
»,
(2019)
HSBA
Briefing
Paper,
disponible
en
ligne
sur
<http://www.smallarmssurveysudan.org/fileadmin/docs/briefing-papers/HSBA-BP-Terrain.pdf>, consulté le 6 mai
2020.
192
soldats de rang inférieur accusés du meurtre du journaliste sud-soudanais John Gatluak,
de viol, de harcèlement sexuel, de vol d’armes, de vol, de pillage, d’intrusion criminelle
dans une propriété privée et de violation d’ordres militaires 1085. Selon Amnesty
International, à l’issue de ces procès, deux soldats ont été jugés coupables du meurtre du
journaliste et condamnés à la prison à vie; trois autres ont été trouvés coupables de viol et
de harcèlement sexuel et un a été jugé coupable de viol et de vol d’armes. Ces derniers
ont été condamnés à des peines allant de sept à quatorze années de prison 1086. Quant aux
mesures de réparation, Sasha Ingber rapporte que la Cour a aussi ordonné au
gouvernement de payer $4000 à chacune des victimes de viol; $2,2 millions pour le
propriétaire de l’hôtel pour la destruction de sa propriété et 51 vaches à la famille du
journaliste tué1087. Toutefois, l’avocat représentant les victimes du viol, Denis Dumos,
n’a pas été satisfait par ces condamnations. Il les a trouvé « very embarrassing and […]
an insult to the victim » 1088. On peut aisément percevoir dans cette décision le plus de
valeur que le tribunal a accordé aux biens matériels qu’aux droits à la vie et à l’intégrité
physique. Cependant, pour le Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies, ces
condamnations constituent des premiers pas vers la reddition des comptes dans le
contexte du Soudan du Sud caractérisé par la culture de l’impunité 1089. Si ces procès qui
ont finalement eu lieu sont hautement louables, ils lancent un signal alarmant quant à la
volonté du gouvernement de mettre fin à l’impunité des crimes dans le pays. Ces procès
indiquent ainsi la nécessité de pressions fortes sur les autorités du pays pour qu’elles
s’investissent activement dans la répression des crimes. Pour Amnesty International, le
Soudan du Sud doit absolument continuer dans le bon sens en adoptant le THSS, qui est
déjà beaucoup en retard, pour poursuivre les crimes internationaux commis dans la guerre
1085
Propos rapportés par Human Rights Council, Report of the Commission on Human Rights in South Sudan, Thirtyseventh session, A/HRC/37/CRP.2, 6 March 2018 au para 682.
1086 Décision rapportée par Amesty International, « South Sudan: Sentencing of soldiers for killing journalist and raping
aid workers a step forward for justice », 6 septembre 2018, disponible en ligne sur
<https://www.amnesty.org/en/latest/news/2018/09/south-sudan-sentencing-of-soldiers-for-killing-journalist-andraping-aid-workers-a-step-forward-for-justice/>, consulté le 10 juillet 2019.
1087 Sasha Ingber, « South Sudan Soldiers Convicted of Raping Aid Workers and Killing a Journalist », 6 septembre
2018, disponible en ligne sur <https://www.npr.org/2018/09/06/645215324/south-sudan-soldiers-convicted-of-rapingaid-workers-and-killing-a-journalist>, consulté le 10 juillet 2019.
1088
Denis Dumos, « South Sudan soldiers sentenced to jail for murder, rape in 2016 hotel raid », 6 septembre 2018,
disponible en ligne sur <https://www.reuters.com/article/us-southsudan-security/south-sudan-soldiers-sentenced-to-jailfor-murder-rape-in-2016-hotel-raid-idUSKCN1LM0XK>, consulté le 10 juillet 2019.
1089 Human Rights Council, Report of the Commission on Human Rights in South Sudan, Thirty-seventh session,
A/HRC/37/CRP.2, 6 March 2018 au para 683.
193
civile post-décembre 20131090. Si la justice pénale est absolument nécessaire pour le pays,
elle ne peut toutefois atteindre les objectifs de transformation sociale escomptés sans une
participation active du public aux processus.
2.2.3. – La nécessité d’une participation active du public aux processus de
justice pénale
La justice transitionnelle a très souvent été critiquée du fait de son stato-centrisme, de ne
pas suffisamment prendre en compte les réalités sociales locales, les besoins des
survivants des conflits, les initiatives et les savoirs locaux dans le processus de la
justice1091. Bien que les Commissions de vérité et les systèmes de justice traditionnelle
soient habituellement considérés comme plus centrés sur la population et laissant plus de
place aux victimes et aux témoins des violences que les procès pénaux, ces derniers
doivent aussi être marqués par une participation active du public à leur procédure pour
aboutir à une véritable transformation sociale. En effet, dans le processus de justice
pénale, les procès qui visent à établir les responsabilités des crimes commis ont tendance
généralement à se focaliser sur les auteurs des violations. Ce qui a parfois donné lieu à
une re-victimisation des victimes et des témoins lorsqu’ils racontent leurs récits à des
juges et à des avocats qui ne sont intéressés d’entendre que des portions qui les aideront à
réussir les poursuites 1092. De ce fait, au cours de ces dernières années, la justice
transitionnelle a soulevé des questions quant à l’appropriation locale du processus par les
populations qui ont le plus souffert des conflits 1093. À ce titre, dans le Rapport du 23 août
2004 du Secrétaire général des Nations Unies sur le Rétablissement de l’État de droit et
administration de la justice pendant la période de transition dans les sociétés en proie à
un conflit ou sortant d’un conflit, il précisait que « aucune initiative en matière
d’administration de la justice pendant une période de transition n’a de chances d’aboutir
1090
Amesty International, supra note 1086.
Voir, par exemple, Mijke deWaardt et Sanne Weber, « Beyond Victims’ Mere Presence: An Empirical Analysis of
Victim Participation in Transitional Justice in Colombia », (2019) 11 Journal of Human Rights Practice 209; Kieran
McEvoy and Kirsten McConnachie, « Victims and Transitional Justice: Voice, Agency and Blame », (2013) 22:4
Social & Legal Studies 489; Simon Robins, « An Empirical Approach to Post-Conflict Legitimacy: Victims’ Needs and
the Everyday », (2013) 7:1 Journal of Intervention and Statebuilding 45; Patricia Lundy and Mark McGovern, « The
Role of Community in Participatory Transitional Justice », dans Kieran McEvoy et Lorna McGregor (éds), Transitional
Justice from Below: Grassroots Activism and the Struggle for Change, Oxford, Hart Publishing, 2008 aux pp 99–120.
1092 Mijke deWaardt et Sanne Weber, supra note 1091 à la p 212.
1093 Timoty Donais, « Empowerment or Imposition? Dilemmas of Local Ownership in Post-Conflict Peacebuilding
Processes », (2009) 34:1 Peace and Change 3.
1091
194
durablement si elle est imposée de l’extérieur ». Il ajoutait en outre qu’« il est essentiel de
s’appuyer sur une participation réelle du public, en associant à ces efforts les membres
des professions juridiques, les pouvoirs publics, les femmes, les minorités, les groupes
affectés et la société civile » 1094. De plus, selon le Guide du Secrétaire général des
Nations Unies sur la justice transitionnelle de 2010, la participation des populations aux
processus de justice transitionnelle est essentielle car elle « reveals the needs of
communities affected by conflict or repressive rule, allowing States to craft an
appropriate context-specific transitional justice programme » 1095. Dans cette ligne, notre
“approche transformative de la justice transitionnelle” considère impérative l’implication
des communautés locales dans le processus de justice pénale au Soudan du Sud.
La participation des populations dans ce processus s’explique par le fait qu’une
justice plus proche des masses aura un impact plus fort sur leur éducation quant aux
droits de la personne, à la dignité humaine et à la lutte contre l’impunité des crimes. Dans
cette perspective, une première approche serait en premier lieu la consultation des
populations par rapport aux processus de justice pénale. En tant qu’approche basée sur les
droits de la personne, la consultation suppose la participation des populations aux projets
de traitement des violences du passé en ayant pour objectif leur émancipation1096. La
participation est ainsi utilisée comme un instrument qui favorise l’agencéité des
populations en leur permettant de s’exprimer sur les mécanismes de la transition. Dans
les sociétés post-conflictuelles, comme le Soudan du Sud, la participation des
populations, en tant que victimes directes ou indirectes, permettrait notamment la
transformation de leur personnalité pour qu’elles puissent penser et agir en toute
autonomie1097. La participation exprime ainsi une nouvelle forme de gouvernance qui
reconfigure la relation entre les citoyens et les institutions de l’État, de sorte que les
premiers deviennent des acteurs de la transformation des secondes1098. La consultation et
Rapport du Secrétaire général des Nations Unies au Conseil de sécurité sur le Rétablissement de l’état de droit et
administration de la justice pendant la période de transition dans les sociétés en proie à un conflit ou sortant d’un
conflit, S/2004/616 du 23 août 2004 au para 17.
1095 Guidance Note of the Secretary-General, supra note 622.
1096 Simon Robins et Erik Wilson, « Participatory Methodologies with Victims: An Emancipatory Approach to
Transitional Justice Research », (2015) 30:2 Canadian Journal of Law and Society / Revue Canadienne Droit et Société
219 aux pp 221-222.
1097 Tshepo Madlingozi, « On Transitional Justice Entrepreneurs and the Production of Victims », (2010) 2:2 Journal of
Human Rights Practice 208 à la p 209.
1098 Andrea Cornwall, « Locating Citizen Participation », (2002) IDS Bulletin 33, no 2.
1094
195
la participation permettraient donc à la masse une production démocratique de savoirs
capable de défier les réponses prescriptives externes aux violences et les relations de
pouvoir exclusives en matière d’administration de la justice en période postconflictuelle1099. Toutefois, il faut noter que malgré le fait que les communautés locales
soient aussi régies par des relations de pouvoir qui s’opèrent suivant des lignes ethniques,
de race et de genre, on peut soutenir que du fait que leurs décisions soient prises dans les
communautés, elles peuvent réfléter les vues et les intérêts de la majorité 1100
Concrètement, la participation des populations aux procès pénaux peut se faire en
amenant la justice auprès des populations qui ont été victimes des violences. Elle peut se
faire soit en organisant les procès en plein air dans les villages ou dans les unités
administratives du Soudan du Sud comme cela a été fait par les juridictions
traditionnelles gacaca du Rwanda. Les populations étaient appelées à participer à la
résolution des crimes qui ont été commis dans leurs localités, non pas simplement à titre
d’observatrices passives, mais surtout en tant que participantes ayant droit à la parole au
même titre que les plaignants et les accusés1101. Au Soudan du Sud, une telle justice
participative permettrait aux populations de se prononcer sur les crimes qui ont eu lieu
dans leur communauté, de confronter les arguments des accusés et ainsi contribuer
activement à l’administration de la justice. Cela pourrait inculquer à la population la
culture du droit et, ce faisant, contribuer à la transformation de la société sud-soudanaise.
Une autre possibilité de participation des populations dans les procès pénaux au
Soudan du Sud pourrait être sous forme d’un système de jury. Comme cela se fait dans
plusieurs pays comme, le Canada1102 par exemple, le système de jury permet à des
membres de la population de participer à un procès pénal portant sur des crimes relevant
d’une certaine gravité1103. Le rôle du jury consiste, dans ces situations, à déterminer la
culpabilité ou la non-culpabilité ou encore la responsabilité pénale d’un accusé. Le jury
participe de ce fait pleinement au procès pénal, écoute les arguments à charge et à
1099
Simon Robins et Erik Wilson, supra note 1096 à la p 221.
Mijke deWaardt et Sanne Weber, supra note 1091 à la p 213.
1101 Murielle Paradelle et Hélène Dumont, « L’emprunt à la culture, un atout dans le jugement du crime de génocide ?
Étude de cas à partir des juridictions traditionnelles gacaca saisies du génocide des Tutsis du Rwanda », (2006) 39:2
Criminologie 97 à la p 104.
1102
Voir l’Article 471 du Code criminel du Canada qui dispose que « Sauf disposition expressément contraire à la loi,
tout prevenu inculpé d’un acte criminel doit être jugé par un tribunal composé d’un juge et d’un jury ».
1103 Pacifique Manirakiza, « Les juridictions traditionnelles et la justice pénale internationales », (2003) 41 Canadian
Yearbook of International Law 51 à la p 73.
1100
196
décharge des accusés afin de pouvoir se prononcer sur leur culpabilité ou leur innocence.
La mise en œuvre de ce système au Soudan du Sud permettrait aux populations de
contribuer à l’administration de la justice, et partant, à être actrices de la transformation
de la culture de l’impunité des crimes dans le pays. Par ailleurs, en plus du rôle que le
THSS et les tribunaux pénaux nationaux peut jouer dans la transformation du Soudan du
Sud, nous soutenons que l’“approche transformative de la justice transitionnelle” ne peut
être pleinement efficace dans le pays que si les systèmes de justice restauratrice sont
fortement impliqués dans le processus.
Section III. – La justice restauratrice au Soudan du Sud
En tant que champ de recherche, la justice restauratrice a historiquement émergé au début
des années 1970 dans la discipline de la criminologie et plus spécifiquement dans le
domaine de la délinquance juvénile. À l’origine, elle faisait partie des mécanismes
alternatifs de résolution des conflits mis en œuvre, notamment en Amérique du Nord.
Elle se rapportait alors à « une procédure judiciaire qui substitue au rapport asymétrique
entre le délinquant et le juge, un face-à-face entre délinquant et victime, le cas échéant en
présence de membres de la “communauté” »1104. La justice restauratrice ou réparatrice a
été plus tard appréhendée comme une autre façon de rendre justice. Elle n’a toutefois pas
une définition unique mais se rapporte à une diversité de pratiques en fonction des
contextes dans le but de réparer les situations conflictuelles1105. Par exemple, Tony
Marshall considère que « [r]estorative justice is a process whereby parties with a stake in
a specific offence collectively resolve how to deal with the aftermath of the offence and
its implications for the future »1106. En analysant cette définition, Andrew Ashworth
affirme qu’elle comporte des caractéristiques qui sont essentielles à tout processus de
justice restauratrice, à savoir : le processus, les parties prenantes et le résultat
1104
Sandrine Lefranc, supra note 629 à la p 9.
Voir par exemple Kathleen Daly, « Restorative Justice: The Real Story », (2002) 4:1 Punishment and Society 55 à
la p 57. Brenda E. Morrison et Dorothy Vaandering, « Restorative Justice: Pedagogy, Praxis, and Discipline », (2012)
11:2 Journal of School Violence 138 aux pp 140-141. Joanna Shaplant et al., « Situating Restorative Justice Inside
Criminal Justice », (2006) 10:4 Theoretical Criminology 505 à la p 506.
1106 Tony F. Marshall, Restorative Justice: An Overview, Occasional Paper, London, Home Office Research
Development
and
Statistics
Directorate,
1999
à
la
p
5,
disponible
en
ligne
sur
<http://www.antoniocasella.eu/restorative/Marshall_1999-b.pdf>, consulté le 5 août 2019.
1105
197
escompté1107. Cependant, Walgrave et Bazemore ne sont pas d’un tel avis. Ils considèrent
qu’une telle approche est limitée et ne prend pas assez en compte l’essence même de la
justice restauratrice. Ils l’appréhendent ce faisant comme « … every action that is
primarily oriented towards doing justice by restoring the harm that has been caused by a
crime »1108. La justice restauratrice se présente dès lors, dans sa conception occidentale, «
comme une nouvelle manière de faire justice, remettant en question l’ancienne façon de
définir et de traiter le crime »1109. Ainsi, Walgrave soutient que la justice restauratrice ne
conçoit le fait dommageable ni comme une violation de la règle de droit qui nécessite la
justice rétributive, ni comme une réponse aux besoins du coupable qui requiert une
justice réhabilitative1110. Quant à Kathleen Daly, elle affirme qu’en réalité la justice
restauratrice n’est ni l’opposé de la justice rétributive, ni une forme pré-moderne de
justice représentée par la justice coutumière ou traditionnelle, ni une approche féministe
de la justice en comparaison avec la justice pénale qui serait masculine, enfin, ni
forcément une approche de justice qui engendre des transformations significatives dans la
vie des personnes1111. Une telle pluralité de conceptions de la justice restautrice montre
que celle-ci est utilisée de différentes façons en fonction des contextes. Quoiqu’il en soit,
Morrison et Vaandaring considèrent que la justice restauratrice se focalise
fondamentalement non pas sur la sanction des infractions, mais plutôt sur la réparation
des relations sociales 1112. Dans cette perspective, nous analyserons dans les lignes qui
suivent le rôle que différents mécanismes de justice restaurative pourraient jouer dans la
transformation du Soudan du Sud. Il s’agit, d’une part, de la Commission de vérité, de
réconciliation et de guérison (CVRG) (1) et, d’autre part, des systèmes de justice
traditionnelle (2).
1107
Andrew Ashworth, « Responsibilities, Rights and Restorative Justice », (2002) 45 British Journal of Criminology
578 à la p 578.
1108 Lode Walgrave et Gordon Bazemore, supra note 26 à la p 48.
1109 Véronique Strimelle, « La justice restaurative : une innovation du pénal ? », Champ pénal/Penal field, Séminaire
Innovations Pénales, mis en ligne le 29 septembre 2007, disponible en ligne sur <http://champpenal.revues.org/912>,
consulté le 20 août 2019
1110
Lode Walgrave, « La justice restaurative : à la recherche d’une théorie et d’un programme », (1999) 32:1
Criminologie 7 à la p 9.
1111 Kathleen Daly, supra note 1105.
1112 Brenda E. Morrison et Dorothy Vaandering, supra note 1105 aux pp 139-140.
198
1.– Le rôle de la CVRG dans la transformation du Soudan du Sud
Depuis les expériences d’Amérique latine et d’Afrique du Sud dans les années 1980 et
1990, la recherche de la vérité a le plus souvent été appréhendée comme un des piliers de
la justice transitionnelle. En effet, des résultats des CVR mis en œuvre dans ces
contextes, NaomiRoht-Arriaza et Margaret Popkin ont distingué quatres avantages
principaux qui peuvent découler des Commissions de vérité. Ils sont : établir un régistre
d’autorité sur les violences passées, répararer les préjudices faites aux victimes, formuler
des recommandations pour des réformes et promouvoir la reddition des comptes 1113. Il a
été aussi attribué aux CVR plusieurs vertues transformatrices comme notamment la
guérison et la réconciliation des populations victimes des violences. De ce fait, nous
étudierons le rôle de la CVRG dans la transformation du Soudan du Sud en présentant
tout d’abord les conditions générales d’adoption et de fonctionnement qu’elle doit
respecter pour être effective (1.1). Ensuite, nous analyserons les objectifs dévolus à
l’institution, à savoir, l’établissement d’un registre historique précis sur les causes des
violences (vérité historique) (1.2), la réparation des violations subies par les victimes des
conflits (1.3), la réconciliation (1.4) et la guérison des populations meurtries par les
nombreuses années de conflit (1.5), les recommandations de réformes et de reddition des
comptes (1.6). Enfin, nos développements porteront sur la contribution de l’institution à
la transformation démocratique du pays (1.7).
1.1. – Les conditions générales d’adoption et de fonctionnement effectif de la
CVRG
Selon le R-ARCSS, la CVRG a pour mandat d’enquêter sur les violations des droits
humains, de l’État de droit et de l’utilisation abusive du pouvoir par les agents étatiques,
non-étatiques et leurs alliés 1114. Pour parvenir à cette fin, le rapport Orentlicher de 2005
définit les conditions d’établissement des CVR pour qu’elles puissent assurer un
fonctionnement effectif. Elles doivent tout d’abord être établies à la suite de vastes
consultations publiques afin de connaître les avis des victimes et des survivants 1115, et
1113
Naomi Roht-Arriaza et Margaret Popkin, « Truth as Justice Investigatory Commissions in Latin America », (1995)
20 Law & Social Inquiry 79.
1114 R-ARCSS, supra note 771 Chapitre V Article 5.2.2.1.
1115 Rapport de l’experte indépendante chargé de mettre à jour l’Ensemble des principes pour la lutte contre
l’impunité, Diane Orentlicher, supra note 14 Principe 6.
199
suivant des procédures qui leur garantissent l’indépendance, l’impartialité et la
compétence1116. Il s’agit là de faire en sorte que, tant dans leur adoption qu’au moment de
leur fonctionnement, ces commissions bénéficient d’une légitimité sociologique aux yeux
des populations. Cette légitimité pourrait influencer l’effectivité de l’institution en
favorisant l’adhésion des populations à ses résultats 1117. Un élément clé de la légitimité
des CVR est l’équité procédurale. Elle s’exprime par le fait que non seulement les
commissaires doivent avoir une approche neutre en s’en tenant aux faits, mais aussi ils
doivent accorder aux parties la possibilité d’exprimer leurs opinions en toute liberté 1118.
En outre, à l’égard des parties, les commissaires doivent faire preuve d’écoute dans les
auditions et de justice dans le processus de prise de décision 1119. La CVR doit donc être
une institution qui vise à transformer la condition victimaire des participants, en les
aidant à surmonter leur victimité et à être résilientes dans la société post-conflictuelle.
Elle doit pour ce faire mettre l’accent sur le processus plutôt que sur le résultat, en
constituant spécialement un forum qui transforme à la fois les participants eux-mêmes et
leurs situations 1120. À ce titre, Wendy Lambourne et Viviana Carreon soulignent que les
CVR n’ont pas initialement prêté attention aux questions de genre dans le processus de
recherche de la vérité. Elles précisent que du fait que les femmes soient généralement
réticentes à exposer leurs souffrances en ce qui concerne les violences sexuelles et
sexistes, ces mécanismes doivent encourager leur participation et leur permettre de
raconter leur histoire et d’exprimer leurs priorités en ce qui concerne la justice1121. En
outre, les membres de ces commissions doivent bénéficier de privilèges et d’immunités
indispensables à leur protection au cours de leur mandat et même lorsqu’ils ne sont plus
en fonction contre les poursuites civiles ou pénales1122. De plus, dans la détermination de
la composition de la commission, les femmes ainsi que les autres groupes vulnérables à
des violations de leurs droits doivent être adéquatement représentés 1123. En outre, le
1116
Ibid Principe 7.
James L Gibson, « On Legitimacy Theory and the Effectiveness of Truth Commissions », (2009) 72 Journal of
Contemporary Legal Issues 123 à la p 138.
1118 Ibid à la p 137.
1119 Merryl Lawry-White, « The Reparative Effect of Truth Seeking in Transitional Justice », (2015) 64 International
and Comparative Law Quarterly 141 à la p 152.
1120
Paul Gready et Simon Robins, supra note 683 à la p 358.
1121
Wendy Lambourne et Vivianna Rodriguez Carreon, supra note 684 à la p 79.
1122 Rapport de l’experte indépendante chargé de mettre à jour l’Ensemble des principes pour la lutte contre
l’impunité, Diane Orentlicher, supra note 14 Principe 7(b).
1123 Ibid Principe 7.
1117
200
rapport soutient que les hommes et les femmes doivent participer aux délibérations de la
commission sur le même pied d’égalité 1124.
Par ailleurs, le rapport recommande que les CVR fournissent aux accusés des
garanties sur la non-publication de leur identité et qu’elles leur donnent la possibilité
d’apporter des arguments de décharge lors d’une déposition 1125. En outre, il faudrait que
la future loi sur la CVRG comporte des dispositions sur le bien-être physique et
psychologique et, éventuellement, le respect de la vie privée des témoins et des victimes
qui font une déposition devant elle. Dans le but d’éviter des pressions sur les témoins, le
mandat de la Commission doit prévoir la possibilité de témoignages confidentiels 1126.
L’institution doit aussi disposer de ressources suffisantes pour faire son travail en toute
indépendance1127. Son mandat doit inclure des recommandations sur des mesures
législatives à prendre pour une lutte effective de l’impunité des crimes commis 1128. Il est
aussi important que le rapport final des Commissions fasse l’objet d’une diffusion
large1129 et que les archives soient préservées 1130. Ces archives devront être accessibles
aux victimes et à leurs proches pour des besoins de justice ou de réparation 1131.
Finalement, une coopération doit être établie entre les services d’archives, les tribunaux
et les Commissions non judiciaires d’enquête pour une meilleure exploitation des
résultats 1132. En outre, des dispositions spécifiques doivent être prises concernant les
archives à caractère nominatif et les processus de rétablissement de la démocratie et/ou
de la paix ou de la transition vers la paix. Pour les premiers, il s’agit du droit de toute
personne de savoir si son nom figure dans ces archives afin qu’elle puisse contester les
informations qui s’y trouvent1133. Pour les seconds, il s’agit de placer les centres
d’archives sous la responsabilité de services clairement désignés et d’enregistrer
explicitement les centres de détentions et les lieux où les violations des droits de la
personne et du DIH ont été commises et de requérir au cas échéant l’aide des États tiers
1124
Ibid Principe 6.
Ibid Principe 9.
1126 Voir Ibid Principe 10.
1127 Ibid Principe 11.
1128 Ibid Principe 12.
1129
Ibid Principe 13.
1130
Ibid Principes 14.
1131 Ibid Principe 15.
1132 Ibid Principe 16.
1133 Ibid au Principe 17.
1125
201
pour la communication ou la restitution des archives en vue de l’établissement de la
vérité1134. Après avoir établi ces conditions générales d’adoption et de fonctionnement
effectif des CVR en général, il faut noter qu’en ce qui concerne la CVRG en particulier,
des consultations nationales sont en préparation sur sa création. Les membres du Comité
technique chargé de ces consultations se sont réunis en août 2017 au Grand Hôtel de Juba
pour développer des méthodologies de consultations publiques basées sur les droits de
l'homme, en général, et sur les droits des victimes des conflits, en particulier1135. Depuis
lors, le processus est en attente d’être amorcé. En attendant de voir, dans le futur, si
l’établissement de la CVRG respectera les conditions générales de son adoption et de son
fonctionnement adéquat, nous allons analyser un des objectifs principaux que les CVR,
en général, et la CVRG, en particulier, visent, à savoir l’établissement de la vérité
historique sur les causes des violences commises dans les conflits au Soudan du Sud.
1.2. – L’établissement d’un registre historique précis (vérité historique)
Avant de déterminer la contribution que la vérité historique pourrait apporter dans la
transformation du Soudan du Sud (1.2.2), nous allons au préalable présenter brièvement
le régime juridique applicable à la recherche de la vérité sur les violations des droits de la
personne en droit international (1.2.1).
1.2.1. – Le régime juridique de la vérité sur les violations des droits de la
personne
Les origines historiques de la nécessité de la vérité sur les violations des droits de la
personne dans les contextes de conflits violents peuvent être situées dans le droit
international humanitaire notamment dans l’obligation de renseignement ou au droit de
savoir le sort des personnes disparues. À cet effet, les Conventions de Genève du 12 août
1949 comportent plusieurs dipositions qui obligent les parties belligérentes à établir une
agence de renseignement sur les combattants disparus 1136. En plus, le Protocole
1134
Ibid au Principe 18.
Voir UNDP South Sudan, « Technical Committee for the Commission for Truth, Reconciliation and Healing
Completes Training in Conducting Inclusive Consultations », 25 août 2017, disponible en ligne sur
<https://www.ss.undp.org/content/south_sudan/en/home/presscenter/pressreleases/2017/08/25/technicalcommittee-for-the-commission-for-truth-reconciliation-and-healing-completes-training-in-conducting-inclusiveconsultations.html>, consulté le 2 septembre 2020.
1136 Voir la Convention (III), supra note 486, à l’Article 123 qui dispose qu’« une agence centrale de renseignements
sur les prisonniers de guerre sera créée en pays neutre. Le Comité́ international de la Croix-Rouge proposera aux
1135
202
additionnel I aux Conventions de Genève consacre le droit de savoir la vérité dans ses
Articles 32 et 33. Le premier de ces Articles évoque, inter alia, le « droit qu’ont les
familles de connaître le sort de leurs membres »1137. Le second dispose en son alinéa 1
que : « [d]ès que les circonstances le permettent et au plus tard dès la fin des hostilités
actives, chaque Partie au conflit doit rechercher les personnes dont la disparition a été
signalée par une Partie adverse » 1138. Par la suite, le Groupe de travail sur les disparitions
forcées ou involontaires (GTDFI) des Nations Unies et la Commission interaméricaine
des droits de l’homme (CIDH) vont travailler à l’élaboration du corpus normatif du droit
à la vérité sur les personnes disparues 1139. Ce droit sera en outre expressément reconnu à
l’Article 24(2) de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes
contre les disparitions forcées qui dispose que : [...] [t]oute victime a le droit de savoir la
vérité sur les circonstances de la disparition forcée, le déroulement et les résultats de
l’enquête et le sort de la personne disparue. Tout État partie prend les mesures
appropriées à cet égard » 1140. Pourtant, en dépit de sa consécration en DIH et en DIDP, le
contenu juridique du droit de savoir la vérité sur les disparitions forcées n’est pas
totalement clair1141. Dans ses travaux, le GTDFI a apporté des clarifications quant à la
Puissances intéressées, s’il le juge nécessaire, l’organisation d’une telle agence. Cette agence sera chargée de
concentrer tous les renseignements intéressant les prisonniers de guerre qu’elle pourra obtenir par les voies officielles
ou privées ; elle les transmettra le plus rapidement possible au pays d’origine des prisonniers ou à la Puissance dont ils
dépendent ».
1137 Protocole additionnel I aux Conventions de Genève du 12 août 1949, 1125 UNTS 3 du 8 juin 1977, (entrée en
vigueur le 7 décembre 1979), Article 32.
1138 Ibid Article 33(1).
1139 Par exemple, la CIDH va beaucoup contribuer à l’expansion du droit à la vérité dans le cadre des exécutions
extrajudiciaires et de la torture (voir Inter-American Court of Human Rights (IACHR), Report No. 136/99, Case 10.488
Ignacio Ellacuría et al., au para 221). En outre, à partir des années 1970, au moment de la Guerre Froide et des
transitions politiques en Amérique latine, grâce au travail du Groupe de travail sur les disparitions forcées ou
involontaires (GTDFI), l’Assemblée générale des Nations Unies (AGNU) a adopté plusieurs résolutions évoquant le
droit à la vérité sur les personnes disparues et les victimes de disparition forcée (Voir notamment les Résolutions de
l'AGNU 3220 (XXIX) du 8 novembre 1974 ; A/RES/33/173 du 20 décembre 1978 ; A/RES/45/165 du 18 décembre
1990 et A/RES/47/132 du 18 décembre 1992). De plus, l'Assemblée générale de l'Organisation des États américains
(OEA) a aussi demandé dans nombre de ses résolutions, sans toutefois utiliser l'expression “droit à la vérité”,
d'informer les familles des victimes de disparitions forcées du sort de leurs proches (AG/RES. 666 (XIII-0/83), 18
Novembre 1983 au para 5. AG/RES. 742 (XIV-0/84), 17 novembre 1984 au para 5). La CIDH reconnait aussi depuis
longtemps le droit à la vérité, de façon générale aux victimes de violations des droits de la personne et à leurs proches,
et plus spécifiquement aux victimes et proches de membres ayant fait l’objet de disparitions forcées (Rapport annuel de
la Commission interaméricaine des droits de l’homme, 1985-1986, OEA/Ser.L/V/II.68, Doc. 8 rev 1, du 28 septembre
1986 à la p 205 ; Rapport annuel de la Commission interaméricaine des droits de l’homme, 1987-1988,
OEA/Ser.L/V/II. 74, Doc. 10 rev 1, du 16 septembre 1988 à la p 359. Cour Interaméricaine des Droit de l’Homme,
jugement du 29 juillet 1988, Cas de Velásquez Rodríguez au para 181. Rapport de la Cour Interaméricaine des Droit
de l’Homme No. 136/99, Igancio Ellacuría et al c. El Salvador au para 221).
1140
Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, RTNU 2716 à
la p 3, adoptée le 20 décembre 2006, entrée en vigueur le 23 décembre 2010.
1141 Voir, sur ce point, Yasmin Naqvi, « The Right to Know in International Law: Fact or Fiction? », (2006) 88:862
International Review of the Red Cross 245 à la p 255.
203
portée de ce droit. Il a soutenu que dans le cas des disparutions forcées, « [l]es principales
obligations qui découlent pour l’État du droit à la vérité sont d’ordre essentiellement
procédurales »1142. Il a ajouté en outre qu’il existe « une obligation absolue de prendre
toutes les mesures nécessaires pour retrouver la personne disparue, mais il n’y a pas
d’obligation absolue de résultat » 1143. Finalement, en ce qui concerne la nature
coutumière de ce droit, quoiqu’elle soit en émergence, elle ne serait pas encore
totalement établie1144.
Le droit de connaître la vérité sur les personnes disparues va plus tard s’élargir
aux violations des droits de la personne dans les États sortant de conflits violents. En ce
qui concerne l’administration de la justice dans ces contextes, plusieurs rapports officiels
des Nations Unies vont reconnaître le droit à la vérité sur les violations des droits de la
personne comme faisant partie des mesures de justice transitionnelle. Ainsi, par exemple,
le Rapport de 2005 de l’experte indépendante chargée de mettre à jour l’Ensemble des
principes pour la lutte contre l’impunité, Diane Orentlicher, soutient dans son Principe 2
que : « [c]haque peuple a le droit inaliénable de connaître la vérité sur les événements
passés relatifs à la perpétration de crimes odieux, ainsi que sur les circonstances et les
raisons qui ont conduit […] à la perpétration de ces crimes ». Le Rapport ajoute que
[l]'exercice plein et effectif du droit à la vérité constitue une protection essentielle contre
le renouvellement des violations »1145. En soulignant que « [c]haque peuple a le droit
inaliénable de connaître la vérité […] », le Rapport semble soutenir que ce droit n’est pas
seulement individuel mais qu’il est aussi collectif. Il appartient à l’État d’adopter les
mécanismes nécessaires afin de donner effet à ce droit. Pour ce faire, dans le but de
garantir le droit de savoir, le Rapport soutient que « [l]a connaissance par un peuple de
l'histoire de son oppression appartient à son patrimoine, et comme telle, doit être
préservée par des mesures appropriées au nom du devoir de mémoire qui incombe à l'État
[…] » et que « [c]es mesures ont pour but de préserver de l'oubli la mémoire collective
Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires (GTDFI), Compilation d’Observations générales sur
la Déclaration sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées à la p 31 au para 4, disponible
en ligne sur <http://www.ohchr.org/Documents/Issues/Disappearances/GeneralCommentsDisappearances_fr.pdf>,
Consulté le 25 août 2019.
1143
Ibid à la p 33, au para 5.
1144
Voir, sur ce point, Yasmin Naqvi, supra note 1141 à la p 267. Alice M. Panepinto, « The Right to Truth in
International Law: The Significance of Strasbourg’s Contribution », (2017) Legal Studies 739 aux pp 757-764.
1145 Rapport de l’experte indépendante chargée de mettre à jour l’Ensemble des principes pour la lutte contre
l’impunité, Diane Orentlicher, supra note 14 Principe 2.
1142
204
notamment pour se prémunir contre le développement de thèses révisionnistes et
négationnistes »1146. Quant au droit individuel de savoir la vérité, le Rapport soutient qu’«
[i]ndépendamment de toute action en justice, les victimes, ainsi que leurs familles et leurs
proches, ont le droit imprescriptible de connaître la vérité sur les circonstances dans
lesquelles ont été commises les violations et, en cas de décès ou de disparition, sur le sort
qui a été réservé à la victime » 1147. En outre, selon le rapport du Haut-Commissariat des
Nations Unies de 2006 sur la promotion et la protection des droits de l’homme, le droit à
la vérité se rapporte à la « […] la vérité absolue et complète, quant aux évènements qui
ont eu lieu, aux circonstances spécifiques qui les ont entourés, et aux individus qui y ont
participé, y compris les circonstances dans lesquelles les violations ont été commises et
les raisons qui les ont motivés » 1148. Le rapport ajoute qu’alors que le droit de savoir
résultait à l’origine de la nécessité de connaître le sort des personnes disparues et le lieu
où elles se trouvaient, le champ du droit international sur la vérité a évolué et s’est
aujourd’hui étendu pour inclure d’autres éléments sur les violations graves des droits de
la personne, et que ce faisant le droit à la vérité porte sur :
les causes de la victimisation de la personne concernée, les motifs et les modalités des
violations flagrantes du droit international relatif aux droits de l’homme et des violations
graves du droit international humanitaire, les progrès et résultats de l’enquête, les
circonstances et les raisons de la commission de crimes au regard du droit international et
de violations flagrantes des droits de l’homme, les circonstances qui ont entouré les
violations et, en cas de décès, de disparition ou de disparition forcée, le sort des victimes
et l’endroit où elles se trouvent ainsi que l’identité des auteurs1149.
En plus, en Décembre 2010, l’Assemblée générale des Nations Unies a proclamé
le 24 mars comme « Journée internationale pour le droit à la vérité en ce qui concerne les
violations flagrantes des droits de l’homme et pour la dignité des victimes » 1150. Le 29
septembre 2011, le Conseil des droits de l’homme a adopté la résolution 18/17 qui
nommait le premier Rapporteur spécial sur la promotion de la vérité, de la justice, de la
1146
Ibid Principe 3 intitulé, « Le devoir de mémoire ».
Ibid au Principe 4 intitulé, « Le droit de savoir des victimes ».
1148 Conseil économique et social, Rapport du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l'Homme sur la
Promotion et Protection des droits de l’Homme : Étude sur le droit à la vérité, supra note 14 au para 59.
1149
Ibid au para 38.
1150 Assemblée Générale des Nations Unies, Désignation du 24 mars comme Journée internationale pour le droit à la
vérité en ce qui concerne les violations flagrantes des droits de l’homme et pour la dignité des victimes, UN Doc
A/RES/65/196, 21 décembre 2010.
1147
205
réparation et des garanties de non-répétition1151. Dans son rapport de 2013, le Rapporteur
spécial définissait le droit à la vérité comme un « processus d’établissement des faits et
événements qui ont réellement eu lieu, afin de contribuer à la lutte contre l’impunité, au
rétablissement de la primauté du droit et finalement à la réconciliation »1152.
De ce qui précède, il apparaît clairement que le droit international reconnaît le
droit de savoir la vérité à la suite de violations des droits de la personne. Toutefois, la
question se pose de savoir à quelle “vérité” ce droit se rapporte-t-il? Il faut noter que la
“vérité” est par nature subjective et plurivoque. Dans les sociétés post-conflictuelles
marquées par des divisions profondes, découvrir la Vérité peut être une tâche
extrêmement ardue1153. En effet, il n’y aurait pas une seule “vérité”, mais plusieurs
“vérités” concurentes. À cet égard, la TRC d’Afrique du Sud a défini quatre sortes de
vérité dans ses rapports sur les violences commises durant le régime d’apartheid. Il y a 1)
la vérité légale ou factuelle c’est-à-dire celle qui est coroborée par des preuves obtenues à
travers une procédure impartiale et objective; 2) la vérité personnelle ou narrative qui est
le récit commun des opinions subjectives des individus; 3) la vérité sociale ou dialogique
qui est construite à travers les débats au niveau collectif sur les faits; et 4) la vérité
guérissante ou restauratrice qui est celle tributaire du contexte dans le but de comprendre
les expériences individuelles 1154. Au regard de cette nature élusive et polysémique de la
vérité sur la violation des droits de la personne, même si la TRC a largement contribué à
la construction d’un récit commun de l’apartheid, celui-ci demeure encore contesté dans
la mesure où les Blancs refusent toujours d’assumer la responsabilité de ce passé
douloureux1155. Dans la même veine, Robert Rotberg souligne qu’il ne pouvait y avoir
une seule histoire de l’apartheid, mais nécessairement plusieurs perceptions 1156. Après
Conseil des droits de l’homme, Rapporteur spécial sur la promotion de la vérité, de la justice, de la réparation et
des garanties de non-répétition, A/HRC/RES/18/7 du 29 septembre 2011.
1152
Conseil des droits de l’homme, Rapporteur spécial sur la promotion de la vérité, de la justice, de la réparation et
des garanties de non-répétition, A/HRC/RES/24/42 du 28 août 2013.
1153 Le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme, Les instruments de l’État de droit dans les
sociétés sortant d’un conflit : Poursuites du parquet, supra note 912, à la p 36, soulignait cette difficulté en ces termes :
« Une commission de vérité́ est en effet une entreprise difficile et même risquée, qui se déroule souvent dans le
contexte d’une transition encore fragile. Quelle que soit l’importance des avantages potentiels escomptés et compte
tenu de la nécessité de mettre à plat et de reconnaitre le passé, il ne faut pas s’attendre à mener à bien un processus
facile et sans risque ».
1154
Truth and Reconciliation Commission, Truth and Reconciliation Commission of South Africa Report, 1998, vol I,
Chapitre 5 aux pp 29-45, disponible en ligne sur </www.doj.gov.za/trc/>, consulté le 11 mai 2020.
1155 Voir par exemple Lætitia Bucaille, supra note 643.
1156 Robert I. Rotberg, « Truth Commissions and the Provision of Truth, Justice, Reconciliation », dans Robert I.
Rotberg et Dennis Thompson (eds), supra note 634 à la p 6.
1151
206
avoir présenté le régime juridique applicable à la vérité sur les violations des droits de la
personne, nous allons maintenant examiner la contribution de celle-ci à la transformation
du contexte conflictuel du Soudan du Sud.
1.2.2. – La contribution de la vérité à la transformation
Selon le R-ARCSS, la mission dévolue à la CVRG est non seulement d’enquêter sur les
violations des droits humains, de l’État de droit et de l’utilisation abusive du pouvoir par
les agents étatiques, non-étatiques et leurs alliés, mais aussi, de documenter et de produire
des rapports sur les causes des conflits 1157. Pour ce faire, le R-ARCSS assigne à la
commission la fonction d’« établir un registre historique précis et impartial » des
violations commises dans le pays depuis la signature du R-ARCSS jusqu’à la date de
juillet 20051158. L’institution a ainsi pour rôle de révéler la vérité historique tant sur les
violations que sur les causes des violences. L’objectif de l’établissement de la vérité par
les Commissions de vérité, en général, et par la CVRG, en particulier, possède plusieurs
avantages qui peuvent contribuer à la transformation sociale. Dans cette section, nous
nous focaliserons sur la contribution de la vérité historique à la guérison et à la
réconciliation des populations meurtries par les conflits du Soudan du Sud. Cette
contribution de la vérité à la guérison et à la réconciliation des populations fera cependant
l’objet d’un exposé succinct puisque nous développerons plus loin davantage sur sa
contribution à la transformation du pays dans le cadre de l’analyse des avantages de la
CVRG de façon générale.
Avant de procéder à la présentation des contributions de la vérité à la
transformation sociale, des précisions préalables sont nécessaires. Compte tenu de la
subjectivité de la vérité, de ses versions multiples et très souvent contradictoires 1159, son
établissement pourrait être on ne peut plus ardu. Étant donné les polarisations des
communautés locales au Soudan du Sud suivant des lignes ethniques et les divisions
politiques, il peut s’avérer difficile que les acteurs partagent la même vérité sur les
violations et sur les causes des conflits. En effet, du fait que les principaux leaders de
l’APLS et de l’APLS-O au pouvoir à Juba sont responsables des violences, il n’est pas
1157
R-ARCSS, supra note 771 Chapitre V Article 5.2.2.1.
Ibid Chapitre V Article 5.2.2.3.1.
1159 Erin Daly, « Truth Skepticism: An Inquiry into the Value of Truth in Times of Transition », (2008) 2 The
International Journal of Transitional Justice 23 à la p 28.
1158
207
certain qu’ils soutiennent la révélation de la vérité, mais optent plutôt de tout faire pour
brouiller les pistes ou faire en sorte que les “vérités” soient tellement contradictoires
qu’elles sont sans importance. Depuis déjà le début de la guerre civile post-décembre
2013, on perçoit des contradictions sur les motivations qui sont à la base des conflits.
Pour Salva Kiir, Riek Machar et son groupe étaient en train de mettre en œuvre un coup
d’État, tandis que pour Machar, les conflits s’expliquent par la gouvernance autocratique
et clanique de Kiir 1160. Dans les sociétés post-conflictuelles, il y a généralement un enjeu
politique important concernant la vérité, surtout celle qui est inscrite dans les rapports des
Commissions de vérité. Le plus souvent, les gouvernants se servent de ces rapports pour
affermir leur légitimité nationale et internationale 1161. Il n’est donc pas à exclure que les
membres de l’APLS, de l’APLS-O et des autres groupes militaires et politiques cherchent
à construire une “vérité” des conflits qui va dans le sens de leur propre légitimation. Il est
nécessaire de prêter attention à cette possibilité si l’on veut que la vérité puisse jouer
pleinement un rôle de transformation au lieu de division sociale. Il est toutefois vrai que
la composition hybride de la CVRG1162 pourrait renforcer son indépendance nominale
vis-à-vis du gouvernement et ainsi permettre l’établissement d’une vérité plus objective.
Il est possible qu’elle puisse parvenir à réduire les contestations et les dénis sur les causes
des conflits et faire émerger une compréhension partagée du passé 1163. Cela n’exclut pas
cependant le besoin de prudence car les gouvernants des sociétés post-conflictuelles
disposent généralement de plusieurs moyens pour dénaturer la vérité, surtout lorsqu’elle
n’est pas en leur faveur. Une fois prise en considération la nature polymorphe de la
vérité, examinons les contributions de celle-ci à la transformation du Soudan du Sud.
Il est généralement reconnu à la vérité sa capacité à guérir les victimes dans les
sociétés post-conflictuelles1164. Pour Daniel Golebiewski, par exemple, en permettant aux
survivants des atrocités de masse et à leur famille de raconter leur histoire et d’évaluer les
mécanismes de justice transitionnelle, cette pratique se caractériserait par sa grande
1160 International
Crisis Group, supra note 3 à la p 1.
Erin Daly, supra note 1159 à la p 28.
1162
Voir R-ARCSS, supra note 771 Chapitre V Article 5.2.3.2 et Article 5.2.3.3. Voir aussi David K. Deng et Rens
Willems, supra note 815.
1163 Erin Daly, supra note 1159 à la p 28.
1164 Voir Sandra Young, « Narrative and Healing in the Hearings of the South African Truth and Reconciliation
Commission », (2004) 27 Biography 145.
1161
208
capacité de guérison1165. Dans la même veine, Martha Minow soutient que les
Commissions de vérité favorisent la guérison lorsqu’elles permettent d’écouter les
victimes directes dans le but de restaurer leur dignité et de mettre les populations devant
leur responsabilité quant à leur échec à prévenir les violences 1166. De ce fait, au Soudan
du Sud, l’écoute des populations sur les violences qu’elles ont connues pourrait
contribuer à leur guérison comme cela a été expériementé, par exemple, en Afrique du
Sud. Dans ce pays, la TRC aurait été un forum qui a favorisé une catharsis à la fois des
victimes-survivants des violences et de la nation entière1167. La publicité des récits des
victimes et des coupables par la TRC a contribué à la guérison et de réconciliation des
populations1168. Le fait que la TRC ait articulé les souffrances des individus et de la
nation entière sous forme thérapeutique a fait de la révélation de la vérité un instrument
de guérison et de réconciliation 1169. L’archevêque Desmond Tutu, président de la TRC,
soulignait que l’objectif des auditions de l’institution était que « healing will happen, and
so contribute to national unity and reconciliation »1170. Dans le même sens, en attribuant à
la CVRG une fonction de guérison aux niveaux local et national 1171, il est attendu de cette
institution qu’elle mette en œuvre des processus qui contribuent à apaiser les souffrances,
les blessures physiques et émotionnelles endurées par les populations durant les conflits.
Pour ce faire, la CVRG devra être un forum de « reconnaissance symbolique » 1172 de la
vérité sur les causes et les auteurs des violations graves des droits de la personne. Cette
reconnaissance pourrait se faire en publiant les récits des victimes, en montrant le
caractère abject des souffrances qui leur ont été infligées, et en les articulant de sorte à ce
qu’ils engendrent la guérison des individus et des communautés. Une telle reconnaissance
de la douleur des victimes aura un pouvoir psycho-thérapeutique qui permettra aux
populations de surmonter leur douleur et de s’engager dans la réconciliation nationale.
Dans cette optique, il faudrait que les auteurs des crimes commis dans chacun des États
1165
Daniel Golebiewski, « The Arts as Healing Power in Transitional Justice », (2014) E-International Relations,
disponible en ligne sur <https://www.e-ir.info/pdf/46995>, consulté le 13 mai 2020.
1166 Martha Minow, « The Hope for Healing: What Can Truth Commissions Do? », dans Robert I. Rotberg et Dennis F.
Thompson, supra note 634 à la p 239.
1167 Sandra Young, supra note 1164 aux pp 153-157.
1168 Voir Erin Daly, supra note 21 à la p 128.
1169
Claire Moon, « Healing Past Violence: Traumatic Assumptions and Therapeutic Interventions in War and
Reconciliation », (2009) 8:1 Journal of Human Rights 71 aux pp 78-79.
1170 Truth and Reconciliation Commission, HRV Hearings, Durban, May 10, 1996, cité par Ibid à la p 78.
1171 R-ARCSS, supra note 771 Article 5.2.2.3.8.
1172 Stanley Cohen, States of Denial: Knowing About Atrocities and Suffering, Cambridge, Polity Press, 2001 à la p 13.
209
du Soudan du Sud témoignent devant la Commission en avouant leurs crimes et en
indiquant les motifs qui les ont poussés à les commettre. Des mesures incitatives comme
des amnisties conditionnelles pourraient être mises en place comme ce fut le cas devant
TRC d’Afrique du Sud. En outre, au regard de l’ampleur des violations commises dans le
pays, une approche qui pourrait faciliter les témoignages des populations est la mise en
place de sous-Commissions de la CVRG dans chacun des États du pays. Cette approche
répondrait non seulement à un besoin de proximité de la CVRG des populations, mais
aussi à leur participation active à ses activités. Paul Gready et Simon Robins attirent
cependant l’attention sur le fait que les Commissions de vérité peuvent être des véhicules
de transformation sociale, seulement lorsqu’elles ne sont pas instrumentalisées, c’est-àdire, utilisées comme des fora dans lesquels les victimes sont utilisées comme de simples
acteurs qui accomplissent leur rôle sans avoir la possibilité de changer les relations de
pouvoir en vigueur ou dire leur mot quant au choix des dispositifs et comment ils doivent
être mis en œuvre pour répondre à leurs besoins 1173. C’est pourquoi le gouvernement du
Soudan du Sud et ses partenaires internationaux doivent tout mettre en œuvre pour que la
CVRG ne serve pas simplement à faire valoir ou à légimiter leur pouvoir post-conflictuel
sans changer effectivement la vie des victimes directes des violences et des communautés
affectées. En outre, comme l’a souligné Priscilla B. Hayner, il faudrait prendre en compte
les besoins multi-dimensionnels des populations, en général, et des victimes des
violences, en particulier, en matière de guérison et de réconciliation. Pour plusieurs
victimes, la guérison pourrait requérir, non pas seulement la vérité sur les circonstances
de la mort de leurs membres, mais aussi, la construction de structures formelles de soins
de longue durée ou des systèmes de restauration au niveau communautaire, et la
réconciliation pourrait ne pas avoir lieu par un exposé contradictoire du passé 1174. C’est
pourquoi, dans une perspective transformative, la CVRG devra prendre en compte la
situation particulière des victimes dans une approche à la fois globale et individuelle. Elle
devra non seulement écouter les communautés sur les violences de nature ethnique
qu’elles ont subi pendant les conflits et les individus sur les crimes et dommages dont ils
1173
Paul Gready et Simon Robins, supra note 683 à la p 357.
Priscilla B. Hayner, « Past Truths, Present Dangers: The Role of Official Truth Seeking in Conflict Resolution and
Prevention », dans Paul C. Stern and Daniel Druckman (éds.), International Conflict Resolution After the Cold War,
Committee on International Conflict Resolution, Commission on Behavioral and Social Sciences and Education,
Washington, DC., National Academy Press, 2000 à la p 353.
1174
210
ont été victimes. Chacun de ces groupes doivent pouvoir s’exprimer et indiquer ses
besoins
en
matière
de
guérison,
de
réconciliation
interpersonnelle
et
intercommmunautaire. Ainsi, le Soudan du Sud pourra entamer son processus de
transformation sociale dans lequel la réparation des violations commises aura un rôle
important à jouer.
1.3. – La réparation des violations commises
Cette étude portera, tout d’abord, sur une présentation du régime juridique de la
réparation (1.3.1), ensuite, sur l’exposé proprement dit du rôle de la réparation des
violations des droits de la personne et du DIH dans la transformation du Soudan du Sud
(1.3.2).
1.3.1. – Le régime juridique de la réparation
Avant la Deuxième Guerre mondiale, alors que le droit international ne s’appliquait
principalement qu’aux États, les réparations pour les dommages causés aux personnes
relevaient essentiellement de la responsabilité internationale de l’État et étaient mises en
œuvre seulement à travers une procédure de plainte inter-étatique1175. Une des décisions
de justice de référence en la matière était celle rendue par l’arrêt de la Cour permanente
de justice internationale en 1927 dans l’affaire Usine de Chorzow, dans laquelle la Cour
soulignait que « [c]’est un principe du droit international que la violation d’un
engagement implique l’obligation d’offrir une réparation sous une forme adéquate » 1176.
La réparation reposait ainsi sur le principe selon lequel elle devait « effacer toutes les
conséquences de l'acte illicite et rétablir l'état qui aurait vraisemblablement existé si ledit
acte n'avait pas été commis »1177. À l’époque, il était considéré que les actes criminels ou
délictueux de l’État envers ses propres ressortissants relevaient essentiellement de son
droit interne, et que lorsque ceux-ci étaient perpétrés contre les ressortissants d’un autre
1175
Voir Christine Evans, The Right to Reparation in International Law for Victims of Armed Conflict, Cambridge,
Cambridge University Press, 2012 à la p 17; Dinah Shelton, Remedies in International Human Rights Law, Oxford,
Oxford University Press, 2è édition, 2005 aux pp 48-49; Ian Brownlie, Principles of Public International Law, Oxford,
Clarendon Press, 6è edition, 2003 aux pp 432-476; Antonio Cassese, International Law, Oxford, Oxford University
Press, 2001 aux pp 182-210; Commission des droits de l’homme, Étude concernant le droit à restitution, à
indemnisation et à réadaptation des victimes de violations flagrantes des droits de l’homme et des libertés
fondamentales, Rapport final présenté par M. Theo van Boven, Rapporteur spécial, E/CN.4/Sub.2/1993/8, 2 juillet
1993.
1176 Arrêt Usine de Chorzow, Cour permanente de justice internationale (CPJI) 1927, (série A) no 9 à la p 21.
1177 Ibid à la p 47.
211
État, ils devaient donner lieu à une plainte de l’État victime contre l’État fautif et
éventuellement engager la responsabilité internationale de ce dernier 1178. Plus tard, avec
la création du système des Nations Unies et le développement des droits de la personne,
le droit à la réparation fut consacré dans divers instruments de protection des droits de la
personne1179, de droit international humanitaire1180 et de droit pénal international1181.
Depuis lors, il appartient aux juridictions nationales et, au cas échéant, aux juridictions
internationales de donner effet au droit à la réparation en faveur des victimes lorsqu’elles
ont souffert de préjudices graves 1182. Le droit à la réparation s’inscrit alors dans la lutte
contre l’impunité des auteurs de violations des droits de la personne. À ce titre, le rapport
actualisé de 2005 sur la mise à jour de l’Ensemble des principes pour la lutte contre
l’impunité précisait que « [t]oute violation d'un droit de l'homme fait naître un droit à la
réparation en faveur de la victime ou de ses ayants droit qui implique, à la charge de
l'État, le devoir de réparer et la faculté de se retourner contre l'auteur »1183. Ce droit à la
réparation des victimes peut se faire par recours pénal, civil, administratif ou disciplinaire
1178 Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, Les instruments de l’État de droit dans les sociétés
sortant d’un conflit: Programmes de réparation, Nations Unies, New York et Genève, 2008 à la p 5.
1179 En matière de droit international des droits de l’homme, on peut citer la Déclaration universelle des droits de
l'Homme, supra note 600 Article 8 ; le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, supra note 485 Article
2 ; la Convention sur l'élimination de toutes formes de discrimination à l’égard des femmes, supra note 599 Article 6 ;
la Convention contre la torture et autres peines et traitements inhumains ou dégradants, supra note 599 Article 14 ; la
Convention sur les droits de l'enfant, supra note 599 Article 39. Au niveau conventionnel régional, voir la Charte
africaine des droits de l'Homme et des peuples, supra note 598 article 7 ; la Convention américaine relative aux droits
de l'Homme, OAS Official Records, OEA/Ser.K/XVI/1.1, Doc. 65, Rev. 1, Corr. 1 (1970) (entrée en vigueur le 18
juillet 1978), Article 25 ; la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales (ou
Convention européenne des droits de l’homme), 213 U.N.T.S. 222, 4 novembre, 1950, (entrée en vigueur le 3
septembre 1954), Article 13. Voir aussi Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, Les instruments
de l’État de droit dans les sociétés sortant d’un conflit: Programmes de réparation, supra note 1178. Richard Falk, «
Reparations, International Law, and Global Justice: A New Frontier », dans Pablo de Greiff, (éd.), The Handbook of
Reparations, Oxford, New York, Oxford University Press, 2006 aux pp 478-503.
1180 Dans le domaine du droit international humanitaire, voir la Convention (IV) concernant les lois et coutumes de la
guerre sur terre et son Annexe: Règlement concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre, La Haye, 18 octobre
1907, disponible en ligne sur <https://ihl-databases.icrc.org/dih-traites/INTRO/195>, consulté le 25 janvier 2019
Article 3 ; Convention (I) de Genève pour l'amélioration du sort des blessés et des malades dans les forces armées en
campagne, supra note 486 Article 40-42; Convention (II) de Genève pour l'amélioration du sort des blessés, des
malades et des naufragés des forces armées sur mer, supra note 486 Articles 96-98; Convention (IV) de Genève
relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre, supra note 486 Article 388 ; le Protocole additionnel
I, supra note 1137. Voir aussi notamment Emanuela-Chiara Gillard, « Reparation for Violations of International
Humanitarian Law », (2003) 85(851) International Review of the Red Cross 529 aux pp 529–53.
1181 Dans le Statut de la CPI, supra note 13 Articles 68 et 75.
1182 Voir Assemblée générale des Nations Unis, Principes fondamentaux et directives concernant le droit à un recours
et à la réparation des victimes de violations flagrantes de droit international relatif aux droits de l'Homme et de
violations graves du droit international humanitaire, Rés. 2005/35 (19 avril 2005), adoptés par la résolution
A/RES/60/147 (2006) sur la base des rapports de Théo Van Boven (E/CN.4/Sub2/1996/17) et de Chérif Bassiouni
(E/CN.4/2000/62), [ci-après : Principes fondamentaux et directives].
1183 Rapport de l’experte indépendante chargé de mettre à jour l’Ensemble des principes pour la lutte contre
l’impunité, Diane Orentlicher, supra note 14 à la p 16 au Principe 33.
212
et bénéficie de la protection de la loi contre les intimidations et les représailles 1184. De
plus, les règles de procédures ad hoc qui permettent aux victimes de jouir de leur droit à
la réparation doivent être publiques 1185. Selon les Principes fondamentaux et directives
concernant le droit à un recours et à la réparation des victimes de violations flagrantes
de droit international relatif aux droits de l'Homme et de violations graves du droit
international humanitaire, les victimes de ces violations ont droit aux garanties
suivantes : « a) Accès effectif à la justice dans des conditions d’égalité; b) Réparation
adéquate, effective et rapide du préjudice subi; et c) Accès aux informations utiles
concernant les violations et les mécanismes de réparation »1186. La réparation doit être
fonction du manquement et du dommage subi conformément aux droits national et
international, et l’État doit l’assurer lorsque le responsable direct du préjudice ne peut pas
ou ne veut pas satisfaire à ses obligations 1187. Toutefois, au regard des Principes
fondamentaux et directives, « la mise en œuvre [du droit à la réparation] et du devoir
correspondant est en substance une question de droit et de politique internes »1188. En tant
qu’instrument de “droit mou” (soft law)1189, les États bénéfient donc d’une certaine
flexibilité dans l’exécution des obligations découlant de ces principes 1190. Au regard de la
pratique des mesures de réparation par les États, et de l’opinio juris subséquente, en
2007, la Cour internationale de justice déclarait que le droit à la réparation avait acquis le
statut de droit international coutumier 1191.
Par ailleurs, dans Les instruments de l’État de droit dans les sociétés sortant d’un
conflit de 2008 sur les programmes de réparation, le Haut-Commissariat des Nations
Unies aux droits de l'homme signalait la responsabilité qui pèse sur les États de réparer
les violations des droits des personnes se trouvant sous leur juridiction 1192. Le rapport
1184
Ibid au Principe 34.
Ibid au Principe 35.
1186
Principes fondamentaux et directives, supra note 1182 au Principe 11.
1187 Ibid aux Principes 15 et 16.
1188 Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, Les instruments de l’État de droit dans les sociétés
sortant d’un conflit: Programmes de réparation, supra note 1178 à la p 7.
1189 The Redress Trust, Implementing Victims’ Rights: A Handbook on the Basic Principles and Guidelines on the Right
to a Remedy and Reparation, March 2006 à la p 3, disponible en ligne sur <https://redress.org/wpcontent/uploads/2018/01/MAR-Reparation-Principles.pdf>, consulté le 28 janvier 2019.
1190 Commentaires sur le Projet d’Articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite, (2001) II
(2) Annuaire de la Commission du droit international, A/CN.4/SER.A/2001/Add.1 (Part 2), Article 34, au para 6.
1191
Arrêt sur le génocide, supra note 578 au para 462.
1192 Voir Haut-Commissariat des Nations Unis aux droits de l’homme, Les instruments de l’État de droit dans les
sociétés sortant d’un conflit: Programmes de réparation, supra note 1178 aux pp 5-8. Consulter aussi, Richard Falk,
supra note 1179 aux pp 478-503.
1185
213
soutenait qu’en droit international, le droit à la réparation comporte deux variantes : a)
une composante substantielle qui se manifeste par l’obligation de réparer les préjudices
causés par des mesures de : restitution, indemnisation, réadaptation, satisfaction et,
éventuellement par des garanties de non-répétition ; et b) une composante procédurale qui
consiste à assurer la réparation substantielle en tant que telle. Cette dernière variante se
manifeste à travers l’obligation d’octroyer des « recours internes utiles » 1193.
Selon les Principes fondamentaux et directives, la restitution peut se manifester,
par exemple, par la remise en liberté, la protection des droits de la personne, la restitution
des emplois et des biens confisqués 1194. Quant à l’indemnisation, elle prend la forme
d’une « estimation financière » du dommage subi et peut porter sur des atteintes à
l’intégrité
physique
ou
psychologique,
des
pertes
d’opportunités
y
compris
professionnelles et éducatives, des préjudices matériels et moraux 1195. La réadaptation se
rapporte à « une prise en charge médicale et psychologique ainsi qu’à l’accès à des
services juridiques et sociaux » 1196. Quant à la satisfaction, elle consiste en des actions
qui visent à arrêter la continuation des violations comme la publication de la vérité, la
remise aux familles de la dépouille de leur disparue, la déclaration de leur identité, l’aide
à la réinhumation selon les normes culturelles des communautés et des familles, les
décisions officielles ou de justice qui affirment le préjudice des victimes et les réparations
dont elles ont droit, les repentirs publics et les monuments symboliques de
reconnaissance1197. Pour ce qui concerne les “garanties de non-répétion”, elles se
rapportent par exemple à des mesures de réformes des institutions civiles et politiques,
des
forces
armées
et
des
pouvoirs
judiciaires
conformément
aux
normes
internationales 1198. Naomi Roht-Arriaza attire toutefois l’attention que les Principes
fondamentaux et directives organisent les mesures de réparations en trois catégories à
savoir : 1) la restitution, la réhabilitation, l’indemnisation et les guaranties de nonrépétition ; 2) la différenciation entre les réparations matérielles et les réparations
symboliques, et 3) la distinction entre les réparations individuelles et les réparations
Haut-Commissariat des Nations Unis aux droits de l’homme, Les instruments de l’État de droit dans les sociétés
sortant d’un conflit: Programmes de réparation, supra note 1178 à la p 6.
1194
Principes fondamentaux et directives, supra note 1182 au Principe 19.
1195
Ibid au Principe 20.
1196 Ibid au Principe 21.
1197 Ibid au Principe 22.
1198 Ibid au Principe 23.
1193
214
collectives1199. Examinons comment ces différentes catégories de réparation peuvent être
mises en œuvre au Soudan du Sud afin de contribuer à sa transformation.
1.3.2. – La contribution de la réparation dans la transformation
L’étude du rôle de la réparation dans la transformation du Soudan du Sud requiert tout
d’abord d’exposer les difficultés d’ordre pratique que cette mesure pose après des conflits
violents de masse (1.3.2.1). Ensuite, nous indiquerons comment les mesures de
réparations tant individuelles que collectives peuvent contribuer à la transformation du
contexte conflictuel du Soudan du Sud (1.3.2.2), en mettant un accent particulier sur la
réparation des violations des droits économiques, sociaux et culturels (1.3.2.3), et sur la
réparation des droits des femmes (1.3.2.4).
1.3.2.1. – La question des réparations après des conflits de masse
Bien que le droit à la réparation soit consacré en droit international, sa mise en œuvre
pose des questions importantes dans les contextes de violations massives des droits de la
personne. La réalisation de ce droit demeure encore d’autant plus problématique lorsque
les violences physiques de masse sont le résultat de violences culturelles et structurelles
chroniques qui se sont traduites par des inégalités socio-économiques, des
marginalisations, des structures sociales produisant des inégalités de genre et violant
particulièrement les droits des femmes et des enfants. Dans ces situations où presque
toute la population est victime, comment peut-on mettre en œuvre le droit à la réparation?
Telle est la question qui se pose au Soudan du Sud. D’emblée, Naomi Roht-Arriaza
souligne qu’il existe un paradoxe dans l’essence même de la réparation, dans la mesure
où, qu’elle ne peut jamais complètement restaurer la situation qui prévalait avant le
préjudice commis. Par exemple, soutient-elle, comment peut-on réparer la destruction
d’une vie humaine, d’une famille, d’une génération d’amis, d’une communauté ou d’une
culture? 1200 Au Soudan du Sud, en particulier, pendant la guerre civile post-décembre
2013, une bonne partie de la jeunesse, fer de lance de la société, a été décimée, des
familles entières, des communautés et leurs cultures ont été détruites, des biens
1199
Voire Naomi Roht-Arriaza, « Reparations and Economic, Social, and Cultural Rights », dans Dustin N. Sharp (éd.),
supra note 649 à la p 114.
1200 Naomi Roht-Arriaza, « Reparations Decisions and Dilemmas » (2004) 27 Hastings International and Comparative
Law Review 157 aux pp 158-160.
215
individuels et collectifs ont été anéanties. De plus, de son héritage de sousdéveloppement socio-économique depuis la période coloniale s’est ajoutée la chute
drastique de la production du pétrole comme conséquence des conflits dans le nouvel
État. Ces évènements ont entrainé une baisse considérable du Produit Intérieur Brut (PIB)
du pays qui, à son tour, a engendré une forte inflation et un accroisement extrême de la
pauvreté1201. À cela s'est adjoint la corruption qui s’est métastasée dans la plupart des
secteurs de l’administration publique. L’Indice de Perception de la Corruption (IPC), en
2019, classait le Soudan du Sud au 179è rang sur 1801202, soit parmi les États les plus
corrompus de la planète. Dans ce contexte, il convient de souligner que si la guerre de
libération et l’indépendance ont contribué à enrichir l’élite politico-militaire, elles n’ont
pratiquement rien changé à la vie des citoyens ordinaires 1203. Au contraire, leur histoire se
résume en une série de tragédies. Après avoir été des victimes de l’esclavage sous le
régime colonial turco-égyptien, de domination culturelle sous le régime mahdiste,
d’exploitation socio-économique sous le régime anglo-égyptien et d’oppression politique,
culturelle et économique sous les régimes post-coloniaux successifs de Khartoum, ce sont
leurs “libérateurs” d’hier qui leur infligent les pires atrocités et pillent les ressources
naturelles qui devraient servir à leur offrir une vie meilleure. Comment peut-on réparer de
si graves préjudices? Il nous semble que la réalisation de cette réparation de façon
parfaite est impossible. En effet, quelles que soient les mesures de réparation adoptées
dans ce contexte, elles ne pouront jamais totalement restaurer les préjudices qui ont été
commis et surtout les vies qui ont été perdues à jamais. Le constat est que nombre de
sociétés post-conflictuelles échouent à mettre en œuvre des programmes de réparation
adéquats qui satisfont les victimes des violences 1204. Dans ces conditions, en tenant
compte de la complexité des besoins des victimes après des violences graves comme
celles perpétrées au Soudan du Sud, toutes les catégories de réparation précitées doivent
être mises à contribution dans le cadre d’une approche plurale de la réparation.
1201
United Nations Development Programme, supra note 213 à la p 4.
Voir Transparency International, South Sudan, 2019, en ligne sur <https://transparency-france.org/wpcontent/uploads/2020/01/2019_CPI_Report_FR.pdf>, consulté le 7 février 2019.
1203 Voir notamment Leben Nelson Moro, supra note 236.
1204 Pablo de Greiff, Report by the Special Rapporteur on the Promotion of Truth, Justice, Reparation and Guarantees
of Non-recurrence, A/69/518, 8 October 2014.
1202
216
En comparaison aux tribunaux pénaux, un des principaux avantages des
Commissions de vérité est la place centrale qu’elle accorde aux victimes des
violences1205, en cherchant à réparer les préjudices qu’elles ont subi 1206. À ce titre, le RARCSS souligne qu’une des fonctions de la CVRG est de « record the experiences of
victims, including but not limited to women and girls »1207 afin de déterminer « the type
and size of compensation and reparation for victims »1208. À ce titre, la difficulté qui
pourrait se poser est comment faire en sorte que le maximum de victimes participe aux
activités de la commission et bénéficient de ses mesures de réparation. Généralement,
plusieurs victimes ne peuvent pas participer aux activités des Commissions de vérité pour
diverses raisons, soit parce qu’elles habitent dans des endroits très reculées, soit parce
qu’elles sont trop blessées physiquement ou émotionnellement pour se déplacer ou pour
parler1209. En Afrique du Sud, le mandat de la TRC était seulement limité à enquêter sur
les « violations graves des droits de la personne », laissant ainsi de côté les oppressions
socio-économiques subies par la grande majorité des Noirs Sud-Africains pendant le
régime d’apartheid. De plus, même parmi les 21 000 personnes identifiées par la TRC
comme étant des victimes de violations graves des droits de la personne, seulement 10%
de celles qui se sont rendues devant la commission ont pu donner leur témoignage1210. Au
Sierra Leone, alors que la TRC a reconnu que la guerre a pris la vie de plusieurs dizaines
de milliers de personnes et donné lieu à des violations des droits de la personne de
plusieurs milliers de personnes, seulement 7 706 témoignages ont été enrégistrés par la
commission1211. Dans le contexte du Soudan du Sud, au regard des dizaines de milliers de
victimes des conflits, sera-t-il possible qu’elles participent toutes aux auditions de la
CVRG afin de bénéficier de ses mesures de réparation? Cela est peu probable, puisque
l’expérience a montré que les Commissions de vérité n’ont généralement ni assez de
temps ni les ressources nécessaires pour répondre aux besoins de toutes les victimes1212.
De ce fait, David Mendeloff soutient que des sociétés post-conflictuelles comme la
1205
Martha Minow, supra note 640 à la p 60.
Naomi Roht-Arriaza et Margaret Popkin, supra note 1113.
1207 Voir R-ARCSS, supra note 771 Chapitre V Article 5.2.2.3.5.
1208 Ibid Chapitre V Article 5.2.2.3.4.
1209
Erin Daly, supra note 1159 à la p 30.
1210
Truth and Reconciliation Commission, Truth and Reconciliation Commission of South Africa Report, 1998, vol I,
Chapitre 11, à la p 11, disponible en ligne sur </www.doj.gov.za/trc/>, consulté le 11 mai 2020.
1211 Voir Witness to Truth: The Report of the Sierra Leone Truth and Reconciliation Commission, supra note 851.
1212 Erin Daly, supra note 1159 aux pp 30-31.
1206
217
Russie, la Chine, l’Espagne, le Liban, la Namibie, ou encore le Mozambique ont choisi
carrément la voie de l’oubli du passé sans pour autant retomber dans la guerre civile 1213.
Ainsi, au regard des limites que peuvent avoir les Commissions de vérité à satisfaire
toutes les victimes, il faudrait relativiser son rôle de soutien à l’ensemble des victimes. Il
est vrai que si la CVRG est dotée de ressources importantes, elle pourrait recueillir les
témoignages de milliers de victimes et leur accorder des réparations adéquates. Mais, il
faudrait avoir des attentes modestes à l’égard de cette institution et plutôt concevoir ses
travaux comme une contribution aux côtés de plusieurs autres mesures à mettre en œuvre
dans le pays pour parvenir à une véritable transformation. Dans cette optique, quelle
pourrait être néanmoins la contribution des mesures de réparation individuelle et
collective à la transformation du Soudan du Sud?
1.3.2.2. – La contribution des mesures de réparation individuelle et collective
à la transformation du Soudan du Sud
Dans l’expérience de la justice transitionnelle, les mesures de réparation se sont
principalement fondées sur les violations des droits civils et politiques, et accessoirement
sur les violations des droits économiques, sociaux et culturels 1214. Dans le contexte du
Soudan du Sud, le R-ARCSS affirme que « [t]he RTGoNU, in recognition of the
destructive impact of the conflict to the citizens of South Sudan, shall establish within six
(6) months from the commencement of the Transitional Period, a Compensation and
Reparation Fund […] » qui sera géré par l’AIR1215. En ce qui concerne l’utilisation de ce
fonds, le R-ARCSS souligne que l’AIR « shall provide material and financial support to
citizens whose property was destroyed by the conflict and help them to rebuild their
livehoods […] »1216. Il semble donc que l’AIR vise seulement la réparation des propriétés
et n’indique pas clairement la possiblité d’accorder des indemnités aux proches des
parents morts ou aux enfants orphelins1217. En outre, le R-ARCSS se borne simplement à
dire que l’AIR « shall receive applications from victims including natural and legal
1213 David Mendeloff, « Truth-seeking, Truth-telling, and Postconflict Peacebuilding: Curb the Enthusiasm? », (2004)
6:3 International Studies Review 355 à la p 369.
1214
Voir Dustin N. Sharp, supra note 671 aux pp 169-170.
1215
R-ARCSS, supra note 771 Article 5.4.1.
1216 Ibid Article 5.4.2.4.
1217 Voir Conseil des droits de l’homme, Rapport de la Commission sur les droits de l’homme au Soudan du Sud, supra
note 1076 au para 71 à la p 15.
218
persons from CTRH and make the necessary compensation and reparation […] »1218. De
cette affirmation, on peut se demander de quelles victimes naturelles s’agit-il? Quelle est
la nature des indemnités et des réparations qui leur seront octroyées? Nous le saurons lors
de la mise en œuvre concrète de ces mesures. Mais, d’ores et déjà, il semble y avoir des
réserves quant à l’octroi des indemnités à l’ensemble des victimes des conflits. En effet,
au moment de la signature de l’ARCSS, le Président Salva Kiir exprimait sa prudence à
l’égard d’une telle mesure en proposant plutôt que les fonds soient dirigés vers « la
reconstruction des infrastructures et la restauration des moyens de subsistance des
communautés dans les États les plus durement touchés par le conflit »1219. Pourtant, dans
une étude effectuée par la South Sudan Law Society au mois d’octobre 2014 à avril 2015
dans onze localités de six États du Soudan du Sud, incluant Abyei, 81% des répondants
ont soutenu que le gouvernement devrait founir des indemnisations pour les violations
des droits de la personne – 40% étaient en faveur de leur octroi aux individus, 26% aux
communautés et 34% aux deux 1220. C’est dire donc que pour les populations sudsoudanaises, le gouvernement doit mettre en œuvre à la fois des mesures de réparation
individuelle et collective. Une telle préférence peut s’expliquer par l’histoire de la région
jalonnée de violences structurelles qui ont créées une grande pauvreté des populations
conjuguée à l’état de sous-développement profond du pays. Mais, dans les sociétés postconflictuelles comme le Soudan du Sud, il peut y avoir des compétitions en matière de
récits sur les conflits et sur la victimisation1221. Si les mesures de réparations sont dirigées
seulement vers les individus, des communautés pourront considérer que leur préjudice
n’a pas été reconnu et vis-versa. Du coup, pour que les mesures de réparation soient
véritablement transformatrices, il faudrait qu’elles soient nécessairement à la fois
individuelles et collectives.
Tout d’abord, les mesures de réparation individuelle ont le rôle symbolique de
reconnaître les souffrances des victimes et de les aider à surmonter les préjudices qu’elles
ont subies1222. À ce titre, elles se fondent fondamentalement sur l’idée plus générale de la
1218
R-ARCSS, supra note 771 Article 5.4.2.6.
Conseil des droits de l’homme, Rapport de la Commission sur les droits de l’homme au Soudan du Sud, supra note
1076 au para 71 à la p 15.
1220
South Sudan Law Society, supra note 1012 à la p ix.
1221 Voir notamment Luke Moffett, « Reparations for “Guilty Victims”: Navigating Complex Identities of Victimperpetrators in Reparation Mechanisms », (2016) 10:1 International Journal of Transitional Justice 146.
1222 Brandon Hamber, « Repairing the Irreparable: Dealing with the Double-binds of Making Reparations for Crimes of
1219
219
justice1223 et, plus spécifiquement, sur l’idée de la justice restauratrice qui vise à réparer
ou à restaurer les violations faites aux victimes1224. Ces mesures restaurent ainsi la dignité
des victimes; ce qui contribuerait à reconstruire en eux la confiance civique dans les
institutions de l’État1225. Selon des analystes, les réparations de nature pécuniaire peuvent
constituer pour les victimes des violences, une reconnaissance de leur douleur, une
mesure qui leur permettrait de mieux gérer la perte matérielle engendrée et contribuerait à
dissuader l’État de violations futures en raison du poids financier qu’elles font peser sur
lui1226. Cependant, il faut noter que la mise en œuvre des mesures de réparations
individuelles sous forme d’indemnité financière soulève généralement des questions
importantes quant à leur pertinence dans les sociétés post-conflictuelles. Cela pose tout
d’abord la question de ce qu’on entend par “victimes” des conflits. Les Principes
fondamentaux et directives définissent les victimes, au sens large, comme les individus
ou groupes d’individus ou les familles qui ont souffert de préjudices lors des
violences1227. C’est dire donc que dans les contextes de violence de masse, comme au
Soudan du Sud, chaque membre de la population peut être considéré, selon le degré qui
lui est propre, comme victime des conflits 1228. Sur quels critères va-t-on donc se fonder
pour réparer les dommages subis par l’ensemble de la population ? C’est pourquoi, audelà des avantages des réparations individuelles, il faut noter qu’elles peuvent être
problématiques dans des situations d’exploitations socio-économiques systémiques,
comme au Soudan du Sud, où elles peuvent se substituer à la redistribution en entravant,
ce faisant, la transformation structurelle de ces contextes1229. Les réparations
individuelles pourraient ainsi servir de paravent pour ne pas résoudre les violences
the Past », (2000) 5:3/4 Ethnicity and Health 215 à la p 218; Jemima Garcia-Godos, « Victim Reparations in
Transitional Justice - What Is at Stake and Why », 26 (2008) Nordisk Tidsskrift for Menneskerettigheter 111, à la p
119.
1223 Lisa L. Laplante, « The Plural Justice aims of Reparation », dans Susanne Buckley-Zistel et al., supra note 644 à la
p 66.
1224 Jemima Garcia-Godos, supra note 1222 à la p 119.
1225 Lisa Magarrell, « Reparations for Massive or Widespread Human Rights Violations: Sorting out Claims for
Reparations and Social Justice », (2003) 22 Windsor Yearbook of Access to Justice 85 à la p 94.
1226 Neil Kritz, « The Dilemmas of Transitional Justice », dans Neil J. Kritz (éd.), supra note 612 à la p xxvii, cité par
Zinaida Miller, supra note 656 à la p 280.
1227
Les Principes fondamentaux et directives, supra note 1182 Principe 8.
1228
Luke Moffett, « Transitional justice and reparations: Remedying the past? », dans Cheryl Lawther, Luke Moffett et
Dov Jacobs (éds.), Research Handbook on Transitional Justice, Cheltenham, Edward Edgard Publishing, 2017 à la p
384.
1229 Naomi Roht-Arriaza, supra note 1200 à la p 180.
220
structurelles 1230 – qui sont pourtant les causes réelles des conflits. Les réparations
individuelles peuvent aussi créer des conflits entre les ressources prévues pour les
pauvres et celles affectées aux victimes 1231. En outre, en raison des violences structurelles
chroniques comme c’est le cas au Soudan du Sud, les réparations peuvent être
compliquées en raison des sommes importantes qu’elles nécessitent et de la difficulté à
déterminer les bénéficiaires 1232. Les réparations sous forme d’indemnités financières
peuvent aussi créer des divisions au sein des familles. Par exemple, bien que ces
indemnités puissent permettre aux femmes de s’autonomiser, dans les sociétés
paternalistes, comme au Soudan du Sud, ces dédommagements peuvent être récupérés
par les hommes, entamant ce faisant l’objectif initial recherché 1233. C’est pour toutes ces
raisons que les pouvoirs publics préfèrent parfois mettre en œuvre des mesures de
réparations collectives. En raison de leur nature impersonnelle, celles-ci sont parfois
considérées comme ayant plus d’avantages que les réparations individuelles.
Les réparations collectives dépendent généralement du contexte. Elles peuvent
être matérielles ou symboliques et se manifester par l’indemnisation, la restitution, la
satisfaction, la réhabilitation ou les garanties de non-répétition. Les réparations
matérielles peuvent se faire sous forme d’indemnité ou de restitution de terre à une
communauté ou en faisant justice à une communauté devant les autorités coutumières.
L’État peut aussi mettre en œuvre des mesures de réparation collective en pourvoyant aux
frais médicaux ou de justice d’une communauté ou de familles ciblées, en entreprenant
des réformes au sein des forces armées, de la justice et de l’exécutif, en construisant des
routes, des hôpitaux, des écoles, des conduits d’eau potable en faveur des populations 1234.
Dans les endroits les plus dévastés par les violences, l’État peut associer les mesures de
réparation aux projets de développement en impliquant les communautés locales 1235.
Quant aux réparations symboliques, elles peuvent prendre la forme de cérémonies de
reconnaissance de la responsabilité des torts commis et/ou de demande de pardon, de
construction de monuments, de centres culturels, de musées, de dénomination des routes,
1230
Priscilla B. Hayner, supra note 830 aux pp 165-166.
Naomi Roht-Arriaza, supra note 1200 à la p 111.
1232
Ibid.
1233
Ibid à la p 117.
1234 Friedrich Rosenfeld, « Collective Reparation for Victims of Armed Conflict », (2010) 92:879 International Review
of the Red Cross 731 à la p 733.
1235 Priscilla B. Hayner, supra note 830 à la p 166.
1231
221
des édifices. Les autorités gouvernementales préfèrent généralement les réparations
collectives à celles individuelles du fait qu’elles sont considérées moins dispendieuses
que les secondes et que les attributaires y voient une certaine générosité du
gouvernement1236. C’est probalement cette réflexion qui a amené le Président Salva Kiir à
manifester sa préférence pour les investissements dans des projets de développement
socio-économiques des communautés victimes des violences 1237. Pourtant, comme le
souligne Naomi Roht-Arriaza, les organisations de défense des droits de la personne
critiquent les réparations collectives car elles y voient une duperie du gouvernement qui
consiste à faire passer des mesures de réparation pour des projets de développement qui
relèvent pourtant de sa responsabilité 1238. Comment les mesures de réparation peuvent
donc être mises en œuvre pour être véritablement transformatives?
Dans le contexte du Soudan du Sud, au regard des nombreuses années de violences
structurelles et physiques, l’objectif politique de la réparation doit être qu’elle contribue à
créer une nouvelle communauté politique dans laquelle les victimes sont restaurées en
vue d’un futur plus apaisé1239. Pour ce faire, il faut d’abord que les mesures de réparation
soient conceptualisées de manière inclusive tant dans leur substance que dans leur
procédure1240. La conception substantielle se réfère aux mesures nécessaires
d’indemnisation, de restitution, de satisfaction, de réhabilitation ou de garanties de nonrépétition. La conception procédurale se réfère à la participation aux procédures des
personnes qui ont subi les préjudices, à savoir les victimes. En prenant en compte les voix
des victimes, cela favorise non seulement leur agencéité dans la transformation de leur
victimité, mais aussi l’atteinte de résultats satisfaisants dans les mesures de réparation 1241.
En outre, la consultation et la participation des victimes aux processus de prise de
décision sur les réparations consolident leur statut de citoyen dans le nouvel ordre
politique en construction 1242. Cela aide aussi à créer un sentiment d’appartenance à la
communauté nationale et infra-nationale et à surmonter les traumatismes du passé 1243.
1236
Naomi Roht-Arriaza, supra note 1200 à la p 119.
Conseil des droits de l’homme, Rapport de la Commission sur les droits de l’homme au Soudan du Sud, supra note
1076 au para 71 à la p 15.
1238 Naomi Roht-Arriaza, supra note 1200 à la p 119.
1239
Luke Moffett, supra note 1228 à la p 381.
1240
Dinah Shelton, supra note 1175 à la p 65.
1241 Luke Moffett, supra note 1228 à la p 392. Voir aussi Dinah Shelton, supra note 1175 à la p 7.
1242 Luke Moffett, supra note 1228 à la p 392.
1243 Brandon Hamber, « The Dilemmas of Reparations: In Search of a Process-driven Approach », dans Koen De Feyter
1237
222
De plus, au regard de la nature interethnique des conflits au Soudan du Sud, des
communautés entières ont été prises pour cibles par les violences. Les mesures de
réparation collective cherchent à réparer dans ces situations des “préjudices
collectifs”1244. Ces préjudices sont particuliers en ce sens qu’ils ont été accomplis sur des
personnes en raison de leur appartenance à une certaine communauté comme ce fut le
cas, par exemple, de l’Holocauste des Juifs ou du génocide des Tutsi du Rwanda1245. De
ce fait, les mesures de réparation transformatives doivent viser à porter une attention
particulière aux structures sociales et idéologiques qui ont rendu les atrocités
possibles1246. Les animosités historiques notamment entre les communautés Dinka et
Nuer, et entre les autres groupes ethniques qui ont été ou non exacerbées par les tensions
politiques doivent faire l’objet de réparation à travers la médiation des autorités
religieuses et coutumières, avec le soutien de l’État et de ses partenaires internationaux.
À ce titre, les réparations collectives ne cherchent pas seulement à restaurer les préjudices
immédiats des conflits, elles servent également à construire sur le long terme une société
de paix1247. Dans l’affaire Al Mahdi du 17 août 2017 devant la CPI,
[l]a Chambre a ordonné l'octroi de réparations pour trois catégories de préjudices :
l'endommagement des bâtiments historiques et religieux attaqués, les pertes économiques
indirectes et le préjudice moral. Les réparations doivent être collectives pour permettre la
réhabilitation des sites et pour que la communauté de Tombouctou dans son ensemble se
relève des pertes financières et du préjudice économique subis, ainsi que de la détresse
affective ressentie du fait de l'attaque. Les réparations peuvent également inclure des
mesures symboliques — comme l'édification d'un monument ou une cérémonie de
commémoration ou du pardon —, afin que soit reconnu publiquement le préjudice moral
subi par la communauté de Tombouctou et ses membres1248.
Toutefois, nonobstant l’importance des réparations collectives, il faut aussi prendre
en compte le fait qu’en regoupant les souffrances des victimes dans des communautés
et al. (éds.), Out of the Ashes. Reparation for Victims of Gross and Systematic Human Rights Violations, Antwerpen,
Oxford, Intersentia, 2005 à la p 141.
1244 Paul Dubinsky, « Justice for the Collective: The Limits of the Human Rights Class Action », (2004) 104 Michigan
Law Review 1052 à la p 1182.
1245 Friedrich Rosenfeld, supra note 1234 à la p 734.
1246 Ernesto Verdeja, « A Normative Theory of Reparations in Transitional Democracies », (2006) 37:3/4)
Metaphilosophy 449 à la p 455.
1247
Linda M. Keller, « Seeking Justice at the International Criminal Court: Victims’ Reparations’ », (2007) 29 Thomas
Jefferson Law Review 189 à la p 212.
1248 Cour pénale internationale, Chambre de Première Instance VIII, le Procureur c. Ahmad Al Faqi Al Mahdi,
décision N° : ICC-01/12-01/15 du 17 août 2017, au para 90. Voir aussi Cour pénale internationale, Chambre d’appel, le
Procureur c. Thomas Lubanga Dyilo, décision No ICC-01/04-01/06 A A 2 A 3 du 3 mars 2015.
223
abstraites, il est possible de réduire plusieurs voix au silence 1249 ou de marginaliser les
plus vulnérables comme les personnes âgées, les femmes et les enfants 1250. C’est
pourquoi, il faut nécessairement associer aux réparations collectives des réparations
individuelles en identifiant les victimes qui ont fait l’objet des plus graves violations. La
TRC de la Sierra Leone a, par exemple, recommandé que les réparations individuelles
soient dirigées vers les personnes qui ont été les plus affectées par les violences comme
les amputées, les veuves, les orphelins, les victimes de violences sexuelles ou de
torture1251. Au Soudan du Sud, malgré l’ampleur des violations, en raison de l’extrême
pauvreté des populations, il faudrait que des mesures de réparations individuelles soient
adoptées en particulier pour les violations des droits économiques sociaux et culturels et
pour les violences faites aux femmes. Nous étudierons dans la section suivante le rôle des
premières et, plus loin, le rôle des secondes dans la transformation du Soudan du Sud.
1.3.2.3. – Le rôle transformatif des mesures de réparation pour les violations
des DESC
Les mécanismes de justice transitionnelle ont en général, dans leur expérience passée,
marginalisé les violations des droits socio-économiques et culturels dans les mesures de
réparation adoptées à la suite des conflits 1252. Par exemple, en particulier, les
Commissions de vérité adoptées en Amérique latine dans les années 1980 et 1990 en
Argentine, au Salvador, en Uruguay et au Chilie ont largement priorisé les violations des
droits civils et politiques, en minimisant le rôle joué par les violations des droits
économiques et sociaux dans les violences 1253. Si cette marginalisation s’explique par le
défaut général d’attention à l’égard des droits économiques, sociaux et culturels, elle se
justifie également par le fait que dans les contextes de conflits armés, les violations des
droits civils et politiques sont habituellement les plus visibles 1254. Cependant, plus tard,
1249
Luke Moffett, supra note 1228 à la p 387.
Déclaration de Nairobi sur le droit des femmes et des filles à un recours et à réparation tenue à Nairobi du 19 au
21 mars 2007 au para 7, disponible en ligne sur <https://www.legal-tools.org/doc/1eac36/pdf/>, consulté le 1er
septembre 2019.
1251 Witness to Truth: The Report of the Sierra Leone Truth and Reconciliation Commission, supra note 854 Vol II,
chap 4 aux paras 69–70.
1252
Voir Lisa Laplante, supra note 657; Zinaida Miller, supra note 656; Louise Arbour, supra note 698.
1253
Voir James Cavallaro et Sebastián Albuja, « The Lost Agenda: Economic Crimes and Truth Commissions in Latin
America and Beyond », dans Kieran McEvoy et Lorna McGregor (éds.), supra note 1091 à la p 122.
1254 Voir aussi International Commission of Jurists, Corporate Accountability for Abuses of Economic, Social &
Cultural Rights in Conflict, Février 2020 à la p 31, disponible en ligne sur <https://www.icj.org/wp1250
224
les Commissions de vérité mises en œuvre notamment en Afrique ont identifié des
violences économiques comme faisant partie des causes profondes des conflits et ont, ce
faisant, fait des recommandations en vue de les résoudre : c’est le cas par exemple des
Commissions de vérité du Tchad (1990-1992), de la Sierra Leone (2002-2004), du Ghana
(2003-2004) et du Libéria (2006-2009)1255. Quoique ces mesures de qualités variées aient
constitué des actions importantes de prise en compte des violences économiques dans les
mécanismes de justice transitionnelle, elles n’ont toutefois pas pu aller plus loin en
aboutissant à des réformes d’envergure qui ont transformé de façon substantielle ces
sociétés 1256. En outre, la Note d’orientation du Secrétaire général des Nations Unies de
2010 a adopté comme un de ses principes le fait que « transitional justice processes and
mechanisms [should] take account of the root causes of conflict and repressive rule, and
address violations of all rights […] including civil, political, economic, social and
cultural rights »1257. De ce fait, au Soudan du Sud, il est absolument nécessaire de mettre
la question des violences économiques au cœur des projets de reconstruction du pays. Par
violence économique nous faisons référence aux pillages des ressources naturelles, à la
corruption et aux autres violations des droits économiques et sociaux 1258. Il doit donc être
réalisé au Soudan du Sud, ce que Wendy Lambourne a appelé une “justice socioéconomique”. Pour l’auteure, il s’agit d’une justice qui conjugue, d’une part, des mesures
financières ou des indemnisations, des réparations ou des restitutions pour les crimes ou
violations du passé et, d’autre part, des dispositifs de justice distributive pour le futur 1259.
Il s’agit donc d’une justice qui répare non seulement les préjudices au niveau individuel,
mais aussi, qui veille à une redistribution des richesses au niveau collectif. Pour ce faire,
une possibilité pourrait être que le Soudan du Sud demande par exemple la coopération
des États où l’argent public volé (ou les biens immobiliers mal acquis) est placé par
l’élite politique du pays en vue de sa restitution éventuelle.
Pour ce qui concerne le pillage des ressources naturelles et la corruption, il est
important que les autorités du Soudan du Sud mettent en œuvre des mécanismes de bonne
content/uploads/2020/02/Universal-ESCR-accountability-guide-Publications-Reports-Thematic-report-2020ENG.pdf>, consulté le 20 mai 2020.
1255
Dustin N. Sharp, supra note 671 à la p 172.
1256
Ibid à la p 173.
1257 Guidance Note of the Secretary-General, supra note 622 aux pp 2-3 (nos italiques).
1258 Voir sur ce point Dustin N. Sharp, supra note 610 à la p 21.
1259 Wendy Lambourne, supra note 644 aux pp 28-29.
225
gestion. Pour ce faire, le R-ARCSS exige que le RTGoNU adopte pour les agents publics
un code d’éthique et d’intégrité qui promeut les valeurs d’honnêtété et d’intégrité. En
outre, le R-ARCSS demande au RTGoNU d’étendre le programme du système éducatif
pour y inclure la promotion de l’honnêtété, de l’intégrité et du respect de la propriété
publique1260. De plus, le R-ARCSS soutient que le RTGoNU devra établir un mécanisme
de haut niveau compétent qui assurera un contrôle effectif des revenus, la budgétisation,
l’allocation et les dépenses des revenus. Il ajoute que les actions de ce mécanisme se
fonderont sur le consentement mutuel en matière de reddition des comptes 1261. Le RARCSS affirme aussi que les richesses du Soudan du Sud devront être partagées
équitablement pour permettre à chaque niveau du gouvernement de satisfaire ses charges
de développement, de reconstruction et de mise en œuvre de ses obligations
constitutionnelles 1262. Le R-ARCSS enjoint également le Ministère des finances et de la
planification de réviser et de mettre en œuvre, dans les neuf (9) mois qui suivent l’accord,
la feuille de route pour le développement économique et social en vue d’accélérer la
réalisation d’une économie nationale résiliente 1263.
Par ailleurs, pour lutter contre la corruption, le R-ARCSS exige que le RTGoNU
révise, dans les cinq (5) mois de la transition, la Loi sur la Commission contre la
corruption de 20091264 pour permettre à celle-ci de remplir efficacement ses missions de
protection des biens publics, d’investigation et de poursuite des cas de corruption et de
mauvaise gestion dans l’administration publique1265. Le R-ARCSS demande aussi au
RTGoNU d’adopter un cadre législatif adéquat pour accompagner l’exécution des
décisions de la Commission contre la corruption 1266. En outre, il demande une implication
des médias, de la société civile, des organisations des femmes, des jeunes et des religieux
dans la lutte contre la corruption et la prise de conscience du public contre la
corruption1267. Le R-ARCSS sollicite de plus le RTGoNU de réviser, dans les trois (3)
mois qui suivent la période transitionnelle, la Loi de 2011 sur la Chambre nationale
1260
R-ARCSS, supra note 771 Article 4.1.2.
Ibid Article 4.1.4.
1262 Ibid Article 4.1.5.
1263
Ibid Article 4.3.1.1.
1264
Government of South Sudan, The Southern Sudan Anti-Corruption Commission Act, 2009.
1265 Ibid Article 4.4.1.1.
1266 Ibid Article 4.4.1.3.
1267 Ibid Article 4.4.1.5.
1261
226
d’audit1268 et de garantir son indépendance des interférences politiques 1269. Le rôle de la
Chambre nationale d’audit est de jouer la fonction d’audit national général des finances
publiques1270. Nous pensons que si ces mesures sont soutenues par une volonté politique
ferme et effectivement mises en œuvre, elles permettront au Soudan du Sud de lutter
efficacement contre le pillage des ressources de l’État et la corruption.
En ce qui concerne les réparations des DESC, elles se rapportent à une diversité
de droits dont la violation doit être réparée en période post-conflictuelle pour assurer une
transformation effective du contexte. Ces droits sont par exemple le droit des peuples à
jouir de leurs ressources naturelles et de leurs richesses, le droit au travail, le droit à la
sécurité sociale, le droit à un niveau de vie suffisant, le droit à l’alimentation, le droit au
logement, le droit à la santé, le droit à l’éducation, le droit de participer à la vie
culturelle1271. Toutefois, de nos jours, les réparations des DESC en contexte postconflictuel sont largement concentrées sur les confiscations des terres et d’autres titres de
propriété1272.
Pour mieux comprendre les enjeux qui sont liés au foncier au Soudan du Sud, il
convient de procéder à un bref aperçu historique de cette situation. Historiquement, le
foncier a joué un rôle important dans le déclenchement des conflits dans la région. Ces
tensions prennent leur source au début de la période coloniale en 1898 avec la décision de
l’administration coloniale britannique de procéder à l’enregistrement des terres indigènes.
Le 27 mai 1899, le régime coloniale adopte deux Ordonnances qui posent les fondations
du régime foncier au Soudan à travers l’enregistrement des terres. Il s’agit du “Khartoum,
Berber and Dongola Town Lands Ordinance” et du “Title of Lands Ordinance” qui
organisent les procédures de reconnaissance de la propriété foncière des indigènes; la
première crée un mécanisme d’enregistrement des terres dans les villes, tandis que la
seconde crée un mécanisme d’enrégistrement des terres dans les zones rurales 1273. À
travers ces mesures, l’État colonial était arrivé à un moment donné à réclamer 80% des
1268
Government of South Sudan, The Southern Sudan National Audit Chamber Act, 2011.
Ibid Articles 4.5.1. et 4.5.2.
1270 Ibid Article 4.5.3.
1271 Voir le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, supra note 485. Voir aussi International
Commission of Jurists, supra note 1254 aux pp 35-36.
1272
Naomi Roht-Arriaza, supra note 1200 à la p 121.
1273 Steven Serels, « Political Landscaping: Land Registration, the Definition of Ownership and the Evolution of
Colonial Objectives in the Anglo-Egyptian Sudan, 1899-1924 », (2007) African Economic History, No. 35, 59 à la p
60.
1269
227
terres, la plupart dans les régions rurales du Soudan 1274. De ces ordonnances suivront plus
tard, durant la période postcoloniale, le Unregistered Land Act (1970) et du Civil
Transaction Act (1984). Ces deux lois, comme sous le régime colonial, permettent à
l’État d’accroître son emprise sur la terre 1275 et favorisent l’acquisition par les élites de
titres fonciers à des prix faibles1276. Les conflits commencent lorsqu’en application de ces
lois, les gouvernements postcoloniaux s’accaparent des terres que les communautés
indigènes considéraient comme leurs propriétés 1277. En effet, en liant les communautés
ethniques à l’utilisation et au contrôle de leurs terres, le droit foncier postcolonial sera
source de conflits entre les populations rurales et l’État 1278. Qui plus est, alors que les
accords d’Addis-Abeba de 1972 octroyaient une gouvernance autonome au Soudan du
Sud séparé du Nord par la frontière héritée de la colonisation, le gouvernement de
Khartoum continuait d’interférer dans les ressources du Sud dont en particulier la terre.
Les interférences portaient sur les locations des terres aux hommes d’affaires du Nord
ainsi que le projet de construire le Canal du Jonglei 1279. Les tensions liées au droit foncier
contribueront, par exemple, largement au déclenchement de la seconde guerre civile en
19831280. En outre, à la suite de la découverte du pétrole au Sud à la fin des années 1970,
Khartoum a commencé redessiner les frontières Nord-Sud pour que les zones pétrolifères
lui reviennent. C’est le cas, par exemple, de la région Ouest du Haut Nil que Khartoum,
renommée El Wehda (qui signifie unité), Panthou et Higlig1281.
Sur ce fond de conflits portant sur la terre, l’AGP a posé les bases juridiques de la
réforme du droit foncier. En attendant des réformes appropriées du droit foncier, l’AGP a
1274
Peter Hakim Justin et Han van Dijk, « Land Reform and Conflict in South Sudan: Evidence from Yei River County
», (2017) 52:2 Africa Spectrum 3 à la p 8. Voir aussi Liz Alden Wily, « Tackling Land Tenure in the Emergency to
Development Transition in Post-Conflict States: From Restitution to Reform », dans Sara Pantuliano (ed.), Uncharted
Territory: Land, Conflict and Humanitarian Action, Rugby, Practical Action Publishing, 2009 aux pp 27–50.
1275 L’Article 4(1) de la Loi sur les terres non enrégistrées (Unregistered Land Act, 1970) disposait que « [a]ll land of
any kind whether waste, forest, occupied or unoccupied, which is not registered before the commencement of this Act
shall, on such commencement, be the property of the government and shall be deemed to have registered as such, as if
the provisions of the Land Settlements and Registration Act of 1925, have been duly complied with ».
1276 Christopher Zambakari, « Land Grab and Institutional Legacy of Colonialism: The Case of Sudan », (2017) 18:2
Consilience: The Journal of Sustainable Development 193 à la p 200.
1277 Voir notamment Peter Hakim Justin et Han van Dijk, supra note 1274 à la p 8. Voir aussi Douglas H. Johnson,
supra note 95.
1278 Sara de Simone, « Building a Fragmented State: Land Governance and Conflict in South Sudan », (2015) 10:3
Journal of Peacebuilding & development 60.
1279
Voir aussi Douglas H. Johnson, supra note 95.
1280 Voir Peter Hakim Justin et Han van Dijk, supra note 1274 à la p 8.
1281 Ibid à la p 9. Douglas H. Johnson, « The Heglig Oil Dispute between Sudan and South Sudan », (2012) 6:3 Journal
of Eastern African Studies 561.
228
institué des droits coutumiers sur la terre rurale et a établi une Commission nationale du
foncier (National Land Commission) dont le rôle est d’arbitrer les litiges fonciers 1282. Ce
faisant, des slogans tels que « the land belongs to the community » et « taking towns to
the people » étaient caractéristiques de cette période de réformes foncières au Soudan du
Sud1283. Dans ce contexte, la Loi sur le foncier de 2009 donne la gestion de la terre aux
autorités communautaires1284, mais la Loi sur l’administration locale de 2009 reconnaît
les chefs coutumiers à la fois comme des autorités traditionnelles et des agents de
l’État1285. Cette confusion des rôles – caractéristique de la réforme du droit foncier –
conduit les chefs traditionnels à jouer la fonction de monye menu, c’est-à-dire, de gardien
du foncier traditionnel1286. Le droit foncier fait la distinction entre les terres publiques,
privées, et les terres communautaires dont les propriétaires sont respectivement l’État, les
personnes privées, et les communautés en raison de l’autochtonie 1287. De ce fait, étant
donné que plus de 80% des Sud-Soudanais vivent dans les milieux ruraux, une
importante superficie de terres devait donc revenir aux communautés locales 1288. Mais,
les rivalités politiques de l’élite dirigeante pour le contrôle des ressources les poussent à
l’instrumentalisation de l’ethnicité et à des conflits inter-communautaires 1289. Le plus
souvent, le foncier apparait soit comme étant à l’origine des conflits ou soit comme un
étant un des éléments de grief 1290. En conséquence, au lieu que les réformes du droit
foncier servent à réparer les injustices historiques que les communautés locales du
Soudan du Sud ont subi, le processus de construction de l’État du haut vers le bas (“top
down”) tend à créer des pressions et des tensions sur le foncier rural 1291. La consécration
des chefs traditionnels comme agents de l’État contribue à l’ambiguïté du droit sur la
gestion des terres et induit potentiellement des conflits entre communautés. Il est donc
1282
AGP, supra note 1 aux pp 48-51.
Peter Hakim Justin et Han van Dijk, supra note 1274 à la p 9.
1284 Government of South Sudan, Laws of Southern Sudan: The Land Act, Juba, Southern Sudan: The Government of
Southern Sudan, 2009 [The Land Act] Article 15.
1285 Ibid Article 14. Voir aussi Peter Hakim Justin et Han van Dijk, supra note 1274 à la p 10.
1286 Peter Hakim Justin et Han van Dijk, supra note 1274 à la p 10.
1287 The Land Act supra note 1277 aux pp 13-14. Voir aussi Peter Hakim Justin et Han van Dijk, supra note 1274 à la p
10.
1288 Peter Hakim Justin et Han van Dijk, supra note 1274 à la p 10.
1289
Ibid à la p 11. Voir aussi Lotje De Vries et Peter Hakim Justin, « Un mode de gouvernement mis en échec:
Dynamiques de conflit au Soudan du Sud, au-delà de la crise politique et humanitaire », (2014) 135 :3 Politique
Africaine 159.
1290 Peter Hakim Justin et Han van Dijk, supra note 1274 à la p 11.
1291 Ibid à la p 18.
1283
229
important que les mesures de réparation post-conflictuelles du Soudan du Sud tiennent
compte des cas de violations des DESC engendrées par la situation confuse de la gestion
du foncier rural et des préjudices subséquents causés aux communautés locales. Pour ce
faire, l’État doit poursuivre son projet de réforme du droit foncier en adoptant un cadre
législatif légitime qui respecte les droits des communautés locales sur leurs terre et en
procédant à des réparations par restitution ou par indemnisation des personnes victimes
d’expropriations inappropriées de leurs propriétés foncières. Une telle démarche est
indispensable à une transformation substantielle du contexte conflictuel du pays. Par
ailleurs, du fait que les femmes aient été en général les cibles de violences pendant les
conflits, et en raison des préjudices graves qu’elles ont subi particulièrement durant la
guerre civile post-décembre 2013, il est nécessaire de mettre en œuvre des mesures de
réparation sexo-spécifiques adéquates en leur faveur.
1.3.2.4. – Le rôle transformatif des mesures de réparation pour les violations
des droits des femmes
Dans les sociétés post-conflictuelles comme le Soudan du Sud, il est important que les
femmes fassent l’objet d’une attention particulière lors de la mise en œuvre des mesures
de réparation. Cela s’explique non seulement par les violences sociales et économiques
dont les femmes souffrent très souvent1292, mais aussi et surtout par les violences
sexuelles et sexistes dont elles sont généralement victimes pendant les conflits 1293.
Pourtant, aux origines de la justice transitionnelle, les femmes n’étaient vraiment pas la
préoccupation première de cette pratique 1294. Pour pallier cette défaillance, depuis ces
1292
Voir par exemple Amanda Cahill-Ripley, supra note 697 à la p 209; Lucy Fiske et Rita Shackel, « Gender, Poverty
and Violence: Transitional Justice Responses to Converging Processes of Domination of Women in Eastern DRC,
Northern Uganda and Kenya », (2015) 51 Women's Studies International Forum 110.
1293 Voir par exemple Sara Meger, « The Fetishization of Sexual Violence in International Security », (2016) 60:1
International Studies Quarterly 149; Paul Kirby, « Ending Sexual Violence in Conflict: The Preventing Sexual
Violence Initiative and Its Critics » (2015) 91:3 International Affairs 457; Baaz Maria Eriksson et Maria Stern, Sexual
Violence as a Weapon of War? Perceptions, Prescriptions, Problems in the Congo and Beyond, London, New York,
Nordiska Afrikainstitutet, Zed Books, 2013; Paul Kirby, « How Is Rape a Weapon of War? Feminist International
Relations, Modes of Critical Explanation and the Study of Wartime Sexual Violence », (2013) 19:4 European Journal
of International Relations 797; Amber Peterman, Tia Palermo et Caryn Bredenkamp, « Estimates and Determinants of
Sexual Violence against Women in the Democratic Republic of Congo » (2011) 101:6 American Journal of Public
Health 1060; Sara Meger, « Rape of the Congo: Understanding Sexual Violence in the Conflict in the Democratic
Republic of Congo » (2010) 28:2 Journal of Contemporary African Studies 119; Ruth Seifert, « The Second Front: The
Logic of Sexual Violence in Wars », (1996) 19:1-2 Women’s Studies International Forum 35; Ruth Seifert, « War and
Rape: A Preliminary Analysis », dans Alexandra Stiglmayer (éd.), Mass Rape: The War Against Women in BosniaHerzegovina, Lincoln, University of Nebraska Press, 1994 aux pp 54–72.
1294 Niamh Reilly, supra note 703 aux pp 155–172.
230
dernières années, les femmes sont de plus en plus intégrées dans les procédures de justice
transitionnelle et plus particulièrement dans des programmes de réparation qui répondent
spécifiquement à leurs besoins. Par exemple, au Pérou, les femmes victimes de viol et les
enfants nés de ces relations ont été inclus dans des programmes de réparation individuelle
et collective consistant à bénéficier de soins de santé, de logement et d’éducation 1295.
Aussi, les rapports des Commissions de vérité de la Sierra Leone et du Timor Leste ont
tous recommandé des mesures spécifiques de réparation pour les victimes de violences
sexuelles et sexistes1296. Cependant, ces réparations, quoiqu’importantes, ont du mal à
apporter des changements substantiels dans la situation des femmes après les conflits.
L’“approche transformative de la justice transitionnelle” vise à apporter des solutions à ce
problème en allant au-delà des simples réparations matérielles ou symboliques. Elle
préconise des mesures de réparation qui opèrent des transformations sociales profondes
dans la condition des femmes. Selon la Déclaration de Nairobi sur le droit des femmes et
des filles à un recours et à réparation du 21 mars 2007, les mesures de réintégration et de
restitution mises en œuvre à la suite de conflits violents ne sont généralement pas
suffisantes à elles seules pour redresser les préjudices faits aux femmes. Le rapport
recommande que ces mesures puissent, « une fois le conflit terminé, susciter le
redressement des injustices socioculturelles et des inégalités politiques et structurelles qui
façonnent la vie des femmes et des filles »1297.
Au Soudan du Sud, en particulier, les violences sexuelles et sexistes dont les
femmes ont été victimes résultent de structures inégalitaires et de discriminations en
vigueur bien longtemps avant les conflits 1298. Ces violences sexuelles ont été commises à
la fois par des soldats de l’APLS, de l’APLS-O et par d’autres hommes faisant partie de
milices non identifiés 1299. Il faudrait dès lors adopter des mesures appropriées pour
résoudre les fondements structurels de ces violences afin d’assurer une transformation
réelle dans la vie des femmes. Dans le contexte du Pérou, par exemple, Jelke Boesten
montre qu’il existe un lien de connexité direct entre les hiérarchies de race, de genre et de
1295
Wendy Lambourne et Vivianna Rodriguez Carreon, supra note 684 à la p 81.
Ruth Rubio-Marín (éd.), What happened to the women? Gender and reparations for human rights violations,
Social Science Research Council, New York, 2006, cité par Ibid.
1297
Déclaration de Nairobi sur le droit des femmes et des filles à un recours et à réparation, supra note 1250.
1298 Care Emergencies, supra note 1080 à la p 3.
1299 United Nations Security Council, Rapport du Secrétaire général sur Les violences sexuelles liées aux conflits, 23
mars 2015, S/2015/203 au para 48-50.
1296
231
classe pendant les temps de paix et les violences dont les corps des femmes sont l’objet
en temps de conflit1300. Dans le même sens, pour Fionnuala Ní Aoláin, le défaut de prise
en compte des préoccupations des femmes est intimément lié aux structures patriarcales
dans lesquelles le droit international est enchâssé depuis ses origines, notamment à
travers la domination masculine et la dépendance des femmes et des enfants aux
mâles1301. Dans la même ligne d’analyse, dans ses études sur les procédures judiciaires
engagées devant le TPIY sur les violences sexuelles commises lors du conflit yougoslave,
Kirsten Campbell est parvenue à la conclusion que les normes juridiques et les pratiques
du tribunal reproduisaient et réaffirmaient les hiérarchies de genre existantes entre les
hommes et les femmes 1302.
Au regard de ces situations qui reflètent la condition des femmes au Soudan du
Sud, les programmes de réparation doivent être conçus de sorte à opérer une
transformation profonde des structures inégalitaires de genre comme le patriarcat qui
violent les droits des femmes. Ils doivent être bien adaptés pour répondre aux
conséquences diverses des violences surtout sexuelles faites aux femmes lors des conflits
post-décembre 2013 qui peuvent être des stigmatisations, le rejet par la société, les
dommages faites aux familles et aux communautés 1303. Par ailleurs, il faudrait aller audelà de la simple catégorisation des femmes en « victimes de violences sexuelles ». Des
études ont montré que la soumission des femmes victimes de violences sexuelles à des
procédures interrogatoires qui les assujettissent à des examens minitieux et les qualifient
de « victimes de violences sexuelles » est un processus qui les traumatise davantage1304.
Les expériences ont révélé que plusieurs femmes ne bénéficient pas de mesures de
réparation du simple fait de leur refus de subir ce traumatisme. Wendy Lambourne et
1300
Jelke Boesten, Sexual violence in war and peace. Gender, power and postconflict justice, London, New York,
Palgrave McMillan, 2014, cité par Jelke Boesten et Polly Wilding, supra note 680 à la p 78.
1301 Fionnuala Ní Aoláin, « Women, Security, and the Patriarchy of Internationalized Transitional Justice », (2009) 31:4
Human Rights Quarterly 1055 à la p 1060.
1302 Kirsten Campbell, « The Gender of Transitional Justice: Law, Sexual Violence and the International Criminal
Tribunal for the Former Yugoslavia », (2007) 1 The International Journal of Transitional Justice 411.
1303 Stephen Oola et Luke Moffett, Reparations in South Sudan: Prospects and Challenges, Reparations, Responsibility
&
Victimhood
in
Transitional
Societies
à
la
p
23,
disponible
en
ligne
sur
<https://reparations.qub.ac.uk/assets/uploads/South-Sudan-Report.pdf>, consulté le 9 avril 2020. Voir aussi, de façon
générale, Carlo Koos, « Sexual violence in armed conflicts: research progress and remaining gaps », (2007) 38:9 Third
World Quarterly 1935.
1304 Voir par exemple Katherine Franke, « Gendered subjects of transitional justice », (2006) 15 Columbia Journal of
Gender and Law 813. Karen Engle, « Feminism and its (dis)contents: Criminalizing wartime rape in Bosnia and
Herzegovina », (2005) 99 The American Journal of International Law 778.
232
Viviana Rodriguez Carreon soutiennent, par exemple, qu’en limitant les réparations
seulement aux femmes qui témoignent devant les Commissions de vérité, comme cela a
été le cas en Afrique du Sud, au Timor Leste et au Kenya, cela a empêché plusieurs
femmes qui en ont été victimes de bénéficier des mesures de réparations 1305. Les
programmes de réparation doivent donc chercher à respecter l’intimité des victimes en
adoptant par exemple une approche confidentielle. En outre, les auteurs soulignent que
pour que les programmes de réparation soient véritablement transformatifs, ils doivent
viser à résoudre les inégalités sociales existantes parmi surtout les personnes les plus
vulnérables dans la société et être associés de garanties de non-répétition et de
programmes de développement qui cherchent à résoudre les causes profondes des
conflits1306. Ainsi, Nahla Valji soutient que les programmes de réparation pour les
femmes peuvent être aussi d’ordre administratif, c’est-à-dire, consister au payement
d’indemnité individuelle ou collective dans le but de réparer les injustices ou d’octroyer
des soins médicaux ou psychologiques tout en assurant la confidentialité pour éviter que
les femmes ne soient exposées à plus de stigmatisation 1307. Elle ajoute que les réparations
collectives doivent surtout viser à corriger les discriminations, les inégalités structurelles
et les injustices dont sont victimes les femmes 1308. Pour ce faire, au Soudan du Sud, il
faudrait mettre en œuvre des programmes de sensibilisation, surtout des hommes, dans
les villes comme dans les villages et adopter des mesures éducatives dans les écoles et à
l’Université pour susciter une prise de conscience en faveur de l’égalité de genre dans la
société. En outre, l’État du Soudan du Sud doit lui-même donner l’exemple en travaillant
à proscrire les discriminations sur la base du sexe et à traiter tous les citoyens sur le
même pied d’égalité. Les programmes à mettre en œuvre peuvent aussi être d’ordre
symbolique lorsqu’ils se rapportent à l’édification de structures mémoriales ou à
l’organisation de demandes de pardon officielles ou encore à l’exhumation des corps et à
leur re-enterrement selon les traditions ou la culture des familles 1309. Ils peuvent
également se faire en recourant à des mesures de justice sociale notamment à l’égard des
1305
Wendy Lambourne et Vivianna Rodriguez Carreon, supra note 684 à la p 82.
Ibid.
1307
Nahla Valji, A window of opportunity: Making transitional justice work for women, UN Women, New York, 2è
édition, 2012 aux pp 16-20.
1308 Ibid. Voire aussi ONU Femmes, 2011-2012 Le progrès des femmes dans le monde, New York, ONU Femmes,
2011 aux pp 97-98.
1309 Nahla Valji, supra note 1307 à la p 18.
1306
233
groupes vulnérables, à travers la satisfaction des droits violés comme la restitution des
propriétés foncières et d’autres biens et la réalisation de projets de développement
économique et social1310. Par exemple, au Soudan du Sud, les maris de plusieurs femmes
ont été tués et, pour d’autres, ils ont été totalement handicapés en raison de blessures
subies lors des conflits. En conséquence, plusieurs de ces femmes se retrouvent sans
source de revenus pour prendre soin de leurs familles1311. De ce fait, des réparations sous
formes d’indemnisation financière pourront aider ces femmes à être résilientes et à
surmonter leur victimité. Pour nombre d’entre elles, une autre forme de réparation
effective pourrait être la construction de centres de santé adéquats pour obtenir des soins
appropriés 1312.
Finalement, les programmes de réparation doivent être mis en œuvre dans une
approche holistique qui recourt à des mécanismes juridiques et non juridiques pour
répondre aux besoins complexes des victimes. C’est à ce titre, qu’ils pourront assurer la
transformation des relations de genre inégalitaires qui ont constituées des facteurs de
causalité des violences à l’encontre des femmes, avant, pendant et après les conflits 1313.
L’adoption de ces mesures de réparation qui prennent en compte la condition sexospécifique des femmes en période conflictuelle et post-conflictuelle au Soudan du Sud est
essentielle à une transformation véritable au sein de la société. Une telle transformation
peut être aussi facilitée lorsque les populations du pays sont réconciliées entre elles.
Examinons donc dans quelle mesure la réconciliation peut contribuer à la transformation
du pays.
1.4. – La réconciliation des populations
Selon le R-ARCSS, une des fonctions de la CVRG est de faciliter la réconciliation locale
et nationale1314. Après les atrocités que le pays a connues, un tel projet est absolument
nécessaire pour que le pays puisse se reconstruire. La réconciliation est une notion
ancienne. Elle remonte, pourrait-on dire, à la nuit des temps, puisqu’elle répond au besoin
1310
Ibid.
Stephen Oola et Luke Moffett, supra note 1303 à la p 22.
1312
Ibid.
1313
Conseil des droits de l’homme, Rapport de la Rapporteuse spéciale sur la violence contre les femmes, ses causes et
ses conséquences, Rashida Manjoo, A/HRC/14/22, 22 avril 2010 au para 31. Voir aussi Jelke Boesten et Polly Wilding,
supra note 677 à la p 78.
1314 R-ARCSS, supra note 771 Article 5.2.2.3.8
1311
234
impératif de toutes les communautés politiques de savoir faire la paix sur les violences du
passé pour que la vie puisse continuer. Toutefois, dans l’histoire des États modernes, le
concept de la réconciliation a été surtout utilisé lors des transitions politiques des années
1980 et 1990 dans les pays de l’Amérique latine et en Afrique du Sud. Dans ces sociétés
qui étaient marquées par des divisions profondes dues à des conflits violents, la nécessité
de la réconciliation parmi les groupes opposés était devenue un enjeu majeur de survie
qui suscitait des débats parmi les acteurs politiques, religieux et de la société civile 1315.
Pourtant, malgré la pertinence incontestée du concept, celui-ci demeure ambigu,
complexe, et sa signification exacte est loin de faire l’unanimité1316. James L. Gibson
souligne cet état de fait dans le contexte de l’Afrique du Sud post-apartheid lorsqu’il
affirme que personne ne semble savoir ce que c’est que la “réconciliation”, alors que tout
le monde est convaincu qu’elle a échoué ou du moins n’est pas à la hauteur des
attentes 1317. Bien que le concept de réconciliation soit amibigu et équivoque, il est
cependant d’une importance capitale dans les sociétés post-conflictuelles comme le
Soudan du Sud caractérisé par des tensions, des divisions et des rivalités politiques et
inter-communautaires importantes. En effet, sans elle, les tensions continueront et les
conflits risqueront de se reproduire à tout moment.
Au regard du caractère élusif de la notion de réconciliation, nous n’avons pas la
prétention de lui donner une définition universelle. Nous considérons que toute entreprise
de définition est forcement une esquisse compte tenu de la contextualité qui caractérise
les processus de justice transitionnelle et de la complexité des besoins de justice et de
réparation en faveur des populations pour parvenir à un tel résultat. Toutefois, dans une
perspective heuristique, il convient de souligner quelques compréhensions du concept
élaborées par certains auteurs. David A. Crocker, par exemple, considère qu’il existe au
moins trois acceptions à la notion de réconciliation qui vont de la conception restrictive
1315
Nevin T. Aiken, « Rethinking Reconciliation in Divided Societies: A Social Learning Theory of Transitional
Justice », dans Susanne Buckley-Zistel et al., supra note 644 à la p 39. Voir aussi Laurel E. Fletcher et Harvey M.
Weinstein, supra note 668; Linda Radzik et Colleen Murphy, « Reconciliation », dans Edward N. Zalta (éd.), The
Stanford
Encyclopedia
of
Philosophy (Fall
2019
Edition),
disponible
en
ligne
sur
<https://plato.stanford.edu/archives/fall2019/entries/reconciliation/>, consulté le 15 septembre 2015.
1316 James Hughes et Denisa Kostovicova, « Introduction: Rethinking Reconciliation and Transitional Justice After
Conflict », (2018) 41:4 Ethnic and Racial Studies 617 à la p 618. Voir aussi, de façon Générale, Carol A. L. Prager et
Trudy Govier (éds.), Dilemmas of Reconciliation: Cases and Concepts, Waterloo (Ontario), Wilfrid Laurier University
Press, 2000.
1317 James L. Gibson, « Does Truth Lead to Reconciliation? Testing the Causal Assumptions of the South African Truth
and Reconciliation Process », (2004) 48:2 American Journal of Political Science 201 à la p 202.
235
(“thin”) à la conception large (“thick”). Il soutient qu’au niveau minimal, la réconciliation
peut renvoyer à la « simple coexistence » dans le sens que les anciens ennemis se
conforment à la loi et arrêtent de s’entretuer. La seconde acception, pour l’auteur, est que
les anciens ennemis vont au-delà de la simple coexistence pour se respecter les uns les
autres en tant que citoyens. Il appelle cette forme de réconciliation la « réciprocité
démocratique ». Quant à la troisième acception qui est large, il l’associe à la notion de
pardon et de miséricorde au lieu de la justice, de vision et de guérison commune, voire
même d’harmonie. Il lie cette forme de réconciliation à la notion d’Ubuntu de Desmond
Tutu qu’il critique comme étant trop idéaliste 1318. Il est évident que dans les sociétés postconflictuelles, généralement, l’acception restrictive est plus facile à atteindre que celle
large. Pour Elin Skaar, la réconciliation pourrait être aussi appréhendée comme un but ou
comme un processus ou les deux à la fois 1319. Pour ce faire, il1320 se réfère à Susan Dwyer
qui considère que « reconciliation is fundamentally a process whose aim is to lessen the
sting of tension: to make the sense of injuries, new beliefs, and attitudes in the overall
narrative context of a personal or national life » 1321. La réconciliation se présente dès lors
comme une procédure qui vise à instaurer la concorde et l’harmonie entre les parties à
travers une transformation de leurs relations conflictuelles. Par ailleurs, Jonathan Sisson
définit le cadre conceptuel de la réconciliation après un épisode douloureux dans la vie
d’une société comme devant nécessairement reposer sur le droit à la vérité, le droit à la
justice, le droit aux mesures de réparation et la mise en œuvre de garanties de nonrépétition1322.
Quel que soit le cadre conceptuel de la réconciliation, la question se pose de
savoir comment celle-ci doit être mise en œuvre pour qu’elle contribue à une
transformation effective du Soudan du Sud divisé suivant des clivages politiques et
ethno-communautaires? Pour répondre à cette interrogation, nous nous référerons dans un
1318
David A. Crocker, « Punishment, Reconciliation, and Democratic Deliberation », (2002) 5:2 Buffalo Criminal Law
Review 509 aux pp 525-530. Voir aussi David A. Crocker, « Reckoning with Past Wrongs: A Normative Framework »,
dans Carol A. L. Prager et Trudy Govier (éds.), supra note 1316 aux pp 54-55.
1319 Elin Skaar, « Reconciliation in a Transitional Justice Perspective », (2013) 1:1 Transitional Justice Review 54 à la p
65. Voir aussi Daniel Bar-Tal et Gemma H. Bennink, « The Nature of Reconciliation as an Outcome and as a Process
», dans Yaacov Bar-Siman-Tov (éd.), From conflict resolution to reconciliation, New York, Oxford University Press,
2004 aux pp 11-38.
1320
Elin Skaar, supra note 1319 aux pp 65-66.
1321 Susan Dwyer, « Reconciliation for Realists », dans Carol A. L. Prager et Trudy Govier (éds.), supra note 1316 aux
pp 54-55.
1322 Jonathan Sisson, « A Conceptual Framework for Dealing with the Past », (2010) Politorbis, No 50 aux pp 12-16.
236
premier temps à Elin Skaar qui soutient que chacun des types de réconciliation peut se
faire soit au niveau individuel entre une victime et son agresseur ou au soit au niveau
sociétal ou national en impliquant toutes les composantes de la société 1323. Pour ce faire,
nous renvoyons à Nevin T. Aiken qui propose l’idée d’une approche d’« apprentissage
sociale » entre les parties opposées à travers une redéfinition des normes sociales
antagoniques par de nouvelles plus conciliantes 1324. Pour lui, la période consécutive à des
conflits de masse, est une opportunité unique de transformation pour la réconciliation. En
effet, souligne-t-il, ce moment est l’occasion où les anciens adversaires ont l’opportunité
de réfléchir sur les violences du passé, de remettre en cause leurs perceptions du réel afin
de rédéfinir leurs relations futures. Les mécanismes de résolution des conflits mis en
place doivent donc servir de propulseurs dans le but de conduire les anciens ennemis à un
état de réconciliation et de paix durable. Dans cette perspective, Aiken propose trois
formes d’apprentissage social. Il s’agit tout d’abord de l’« apprentissage instrumental »
qui consiste à utiliser les dispositifs existants pour engager les parties opposées à une
collaboration et à un dialogue qui aboutissent à la transformation des relations
conflictuelles; ensuite, il y a l’« apprentissage socioémotionnel » qui s’appréhende
comme une procédure à travers laquelle les émotions négatives du passé sont confrontées
à travers la justice et la vérité pour qu’elles ne fassent pas obstacle à la réconciliation; et
enfin, l’« apprentissage distributive » qui consiste à adopter des mesures qui visent à
transformer les inégalités sociales structurelles à la racine des oppositions 1325.
L’ensemble de ces approches d’« apprentissage social » proposé par Aiken indique que la
réconciliation est un processus holistique qui doit nécessairement intégrer plusieurs
variables. Pour que celle-ci soit durable et transformatrice, il faudrait qu’elle soit fondée
sur la réparation des injustices structurelles politiques, sociales et économiques 1326. Dans
cette optique, l’“approche transformative de la justice transitionnelle” qui a comme
objectif principal la consolidation de la paix cherche à prendre en compte les attentes des
1323
Elin Skaar, supra note 1319 aux pp 66-68.
Nevin T. Aiken, supra note 1315 à la p 42. Voir aussi Yaacov Bar-Siman Tov, « Dialectics between Stable Peace
and Reconciliation », dans Yaacov Bar-Siman Tov (éd.), From Conflict Resolution to Reconciliation, Oxford, Oxford
University Press, 2004 aux pp 61-80.
1325
Nevin T. aiken, supra note 1315 aux pp 43-57. Voir aussi Arie Nadler, Thomas E. Malloy et Jeffrey D. Fisher, «
Intergroup Reconciliation: Dimensions and Themes », dans Arie Nadler, Thomas E. Malloy et Jeffrey D. Fisher (éds.),
Social Psychology of Intergroup Reconciliation, Oxford, Oxford University Press, 2008 aux pp 3-12.
1326 Luc Huyse, « Theory and Practice », dans Grainne Kelly et Brandon Hamber (éds.), Reconciliation: Rhetoric or
Relevant? Belfast, Democratic Dialogue, 2005 à la p 10.
1324
237
communautés locales, ainsi que la relation entre la gestion des crimes passés et
l'édification de la paix et de la réconciliation pour le futur1327. La paix dont il est question,
n’est pas seulement négative (absence de violence physique), mais elle est aussi et surtout
positive (présence de justice sociale) 1328. Pour ce faire, l’approche conceptualise la
réconciliation non pas comme déroulant du haut vers le bas (“top down”) à travers les
acteurs étatiques, mais surtout en tant que processus inclusif et participatif procédant du
bas vers le haut (“bottom up”) et intègrant toutes les couches sociales dans les
négociations et discussions en vue de trouver des solutions idoines aux défis et enjeux
nationaux1329. Aussi, la réconciliation doit-elle se faire en adoptant des mesures de
conciliation à la fois aux niveaux individuel et national et en mettant en œuvre des
mesures de réintégration des auteurs des crimes 1330. Ce faisant, la réconciliation se
rapporte au concept de transformation des conflits élaboré par John Paul Lederach pour
qui l’expression renvoie à un processus continu de transformation d’une situation
négative à une autre caractérisée par des relations, des attitudes et des structures
positives 1331. Cependant, dans le contexte du Soudan du Sud caractérisé par des crimes de
masse, pour que la réconciliation dure, il est nécesssaire qu’elle soit accompagnée de la
guérison des populations. Dans la section qui suit nous analyserons comment une telle
guérison peut être mise en œuvre dans le but de contribuer à la transformation du pays.
1.5. – La guérison des populations
Le R-ARCSS souligne qu’une des fonctions de la CVRG est de favoriser la guérison
locale et nationale1332. La guérison, qu’elle soit physique, émotionnelle ou mentale n’est
cependant pas a priori une question d’ordre juridique. Elle est une question médicale,
psychothérapeutique voire psychiatrique. Toutefois, après la perpétration d’atrocités à
grande échelle comme au Soudan du Sud et les divisions et ressentiments qui en ont
1327
Voir Wendy Lambourne, supra note 644 aux pp 19-22.
Johan Galtung supra note 691.
1329 Christopher D. Zambakari « Conceptualizing Reconciliation in Transitional Processes », (2018) 30:3 Peace Review
373 à la p 379.
1330 Alfred Allan et Marietjie Allan « The South African Truth and Reconciliation Commission as a Therapeutic Tool »,
(2000) 18 Behavioral Sciences and the Law 459 à la pp 463-465.
1331
John Paul Lederach, « Conflict Transformation in Protracted Internal Conflicts: The Case for a Comprehensive
Framework », dans Kumar Rupesinghe (éd.), Conflict Transformation, New York, St. Martins Press, Basingstoke,
Macmillan, 1995 aux pp 201-222; John Paul Lederach, The Little Book of Conflict Transformation, Intercourse, PA,
Good Books, 2005.
1332 R-ARCSS, supra note 771 Chapitre V Article 5.2.2.3.8
1328
238
résulté, il est absolument indispensable que les dispositifs de justice transitionnelle
prennent en compte dans leur “boite à outils” des mesures qui visent la guérison physique
et surtout émotionnelle afin d’enraciner une réconciliation durable. En effet, des études
conduites par la South Sudan Law Society et le Programme des Nations Unies pour le
développement en 2015 ont montré que 36 à 48% de la population du Soudan du Sud
souffrent de troubles mentaux et de syndromes de stress post-traumatique (SSPT) avec
une majorité de femmes victimes qui sont sceptiques quant au processus de paix 1333. Ce
niveau de traumatisme est considéré comme étant caractéristique des pires zones de
guerre du monde1334. Le RCEUASS admet que « le traumatisme semble être une des
principales conséquences du conflit » et que la « brutalité des atrocités dont elles ont été
témoins ou auxquelles elles ont survécu hante de nombreuses victimes » 1335. Dans une
perspective comparative, des études effectuées au Rwanda, en Ouganda, en République
Démocratique du Congo, au Kosovo et en Colombie ont montré que les personnes
victimes de SSPT n’ont pas confiance aux procès comme moyens de punition des auteurs
des crimes, n’ont pas une vision positive de l’avenir, mais ressentent plus de la haine et le
désir de vengence1336. Dans ces constats, la guérison apparait comme absolument
nécessaire si l’on veut parvenir à une réconciliation véritable. Sur le plan sanitaire, vu
l’importance des besoins, le seul hôpital à même d’administrer des soins, – l’hôpital
universitaire de Juba – manque de ressources suffisantes, car ne disposant que de douze
lits pour les patients 1337. Par ailleurs, dans une étude commanditée par le United States
Institute of Peace, Judy Barsalou soutient que les sociétés qui sortent d’une longue
période de conflits, développent des comportements sociaux et politiques destructeurs. Il
peut y avoir un accroissement de la prostitution, du viol, de la violence domestique, des
violences entre des groupes sociaux, ethniques et politiques qui contribuent à la
formation d’identités nouvelles 1338. Elle ajoute que ces maux peuvent par la suite servir
1333
Lauren C. Ng et al., « Posttraumatic stress disorder, trauma, and reconciliation in South Sudan », (2017) 52 Social
Psychiatry and Psychiatric Epidemiology 705 à la p 705.
1334 South Sudan Law Society et United Nations Development Plan, supra note 275 à la p 23.
1335 RCEUASS, supra note 203 au para 895.
1336 Lauren C. Ng et al., supra note 1333 à la p 705.
1337
Amesty International, « “Nos cœurs se sont assombris”. Les répercussions du conflit sur la santé mentale au
Soudan du Sud – extraits », London, Amesty International, 2016 à la p 3, disponible en ligne sur
<https://www.amnesty.org/download/Documents/AFR6532032016FRENCH.PDF>, consulté le 21 septembre 2019.
1338 Judy Barsalou, Trauma and Transitional Justice in Divided Societies, Special report of the United Institute for
Peace, Washington, DC., United Institute for Peace, 2005 à la p 4.
239
de catalyseurs à des spirales de haines et de violences interminables 1339. Dans ces
conditions, la guérison des populations est absolument nécessaire au Soudan du Sud pour
assurer une transformation effective de la société entière.
Les mesures à mettre en œuvre doivent apporter des remèdes en particulier aux
victimes des violences physiques et émotionnelles, aux personnes atteintes de SSPT et
aux femmes qui ont subi des violences sexuelles et sexistes. Par exemple, dans ses études
sur les violences qui ont eu lieu au Timor Leste et aux Îles Salomon, Holly L. Guthrey
montrent que les Commissions de vérité jouent un rôle de guérison sur les victimes car
elles constituent un forum de reconnaissance sociale de leur souffrance, qui leur permet
une catharsis personnelle et qui leur donne la force pour surmonter leur victimité1340.
Martha Minow abonde dans le même sens lorsqu’elle souligne la force restauratrice,
réconciliatrice et de guérison de toute une nation à travers le récit de la vérité de la part
des auteurs des crimes en présence de témoins et en engageant la responsabilité morale
des spectateurs 1341. Toutefois, tout en reconnaissant le rôle de la CVR du Timor Leste
quant à la construction de la fondation de la démocratie, Silove, Zwi et Le Touze
relativisent l’impact de la commission dans la guérison de toutes les victimes des conflits
dans le pays 1342. Dans une autre étude sur le pays, les auteurs soulignent la présence de
victimes malades de SSPT en raison de l’impunité dont ont bénéficié plusieurs auteurs
des crimes. Ils en déduisent qu’on ne peut parler de guérison d’une société postconflictuelle en ignorant le volet de la justice punitive 1343. D’autre part, Alfred Allan et
Marietjie Allan soutiennent que les mesures de guérison doivent impliquer à la fois les
auteurs des crimes et les survivants en tenant compte de la culture du contexte. Ils
ajoutent que contrairement à l’Occident où les problèmes émotionnels sont traités par des
séances de thérapie individuelle, les Africains, en général, n’acceptent pas de discuter de
problèmes de cette nature, et surtout avec des étrangers1344. En raison de l’importance des
normes coutumières locales au Soudan du Sud, il pourrait être nécessaire de prendre en
1339
Ibid.
Holly L. Guthrey, Victim Healing and Truth Commissions Transforming Pain Through Voice in Solomon Islands
and Timor-Leste, Springer, Cham Heidelberg, New York, 2015 aux pp 69-151.
1341 Martha Minow, supra note 1166 aux pp 240-255.
1342
Derrick Silove, Anthony B Zwi et Dominique Le Touze, « Do Truth Commissions Heal? The East Timor
Experience », (2006) 367:9518 The Lancet 1222 à la p 1223.
1343 Dominique Le Touze, Derrick Silove et Anthony Zwi, « Can there be healing without justice? Lessons from the
Commission for Reception, Truth and Reconciliation in East Timor », (2005) 3:3 Interventions 192.
1344 Alfred Allan et Marietjie Allan, supra note 1330 à la p 465.
1340
240
compte l’aspect culturel dans les travaux de la CVRG qui visent la guérison du pays.
Pour cela, la composition hybride de l’institution pourrait être un avantage qui permettrait
aux commissaires locaux de soutenir la prise en compte des valeurs culturelles
spécifiques aux communautés locales et aux victimes directes des violences.
À la suite de ces développements, il apparaît que la guérison des populations du
Soudan du Sud est une nécessité pour la transformation du pays. Mais, pour ce faire, elle
doit procéder d’une approche holistique qui prend en compte la complexité des besoins
de justice et de réparation des victimes. Elle doit reposer sur les quatres piliers de la
justice transitionnelle, à savoir, le droit à la vérité, le droit à la justice, le droit aux
mesures de réparations matérielles et symboliques et le droit aux garanties de nonrépétition. En outre, le processus de guérison doit être organisé de manière inclusive et
participative à travers des consultations nationales qui vont du bas vers le haut en
permettant aux victimes d’exprimer leurs besoins en matière de guérison. Aussi, pour
qu’elle soit durable, la guérison doit chercher à apporter des réponses adéquates aux
injustices et inégalités structurelles qui constituent les causes profondes des conflits.
Après avoir présenté la guérison comme une des contributions de la CVRG à la
transformation du Soudan du Sud, il convient d’examiner un autre avantage de ce
mécanisme qui est sa capacité à susciter des réformes normatives et institutionnelles, et
des programmes de reddition des comptes.
1.6. – Les recommandations de réformes et de reddition des comptes
Un autre avantage reconnu aux Commissions de vérité est qu’elles permettent d’exposer
les causes des violences dans le but de susciter des réformes appropriées pour que les
violences ne se reproduisent plus 1345. À ce titre, le R-ARCSS souligne qu’une des
fonction de la CVRG est de « make recommendations regarding possible ways of
preventing recurrence » des conflits1346. Pour ce faire, elle doit « develop detailed
recommendations for legal and institutional reforms to ensure non-repetition of human
rights abuses and violations, breaches of the rule of law and excessive use of power » 1347.
En réalisant leur mission, généralement, les Commissions de vérité recommandent dans
1345
Naomi Roht-Arriaza et Margaret Popkin, supra note 1113.
R-ARCSS, supra note 771 Chapitre V Article 5.2.2.3.6.
1347 Ibid Article 5.2.2.3.7.
1346
241
leurs rapports des réformes constitutionnelles et législatives, des mesures de réparation à
l’égard des victimes, des réformes institutionnelles du secteur de la sécurité et de la
justice pour une meilleure protection des droits de la personne, l’adoption de nouvelles
politiques économiques pour lutter contre la corruption, la prédation des ressources et
pour une meilleure justice redistributive. Il faut toutefois noter que cet avantage des
Commission de vérité est généralement tributaire de la réception de ces rapports par les
gouvernants de la période post-conflictuelle. En effet, un rapport qui expose des vérités et
fait de bonnes recommandations mais est largement marginalisé par les gouvernants
n’aura pas la capacité d’impulser les réformes politiques nécessaires 1348. Au Soudan du
Sud, en particulier, étant donné l’implication des hautes autorités du pays dans les
violences, il y a un fort risque que les résultats de la CVRG ne soient mis dans les tiroirs
surtout lorsqu’ils recommandent des réformes qui vont à l’encontre des intérêts de l’élite
dirigeante. C’est pourquoi, pour que les travaux de la CVRG conduisent à des réformes
substantielles, il faudrait nécessairement au préalable procéder à une large consultation de
toutes les couches sociales du pays. De plus, il serait nécessaire que la communauté
internationale à travers les Nations Unies, l’Union Africaine, les pays de la “Troika” (les
États-Unis, la Grande Bretagne, et la Norvège)1349 et la Chine fassent pression sur les
gouvernants en les poussant à mettre en œuvre des réformes transformatrices du pays1350.
En effet, comme nous l’avons précédemment souligné, en raison de son histoire
coloniale et conflictuelle, le Soudan du Sud se caractérise par une faiblesse générale de
ses institutions à résoudre les conflits. Cette incapacité résulte du fait que, contrairement
à plusieurs pays africains, au moment de son indépendance la région ne disposait point
d’institutions solides à même de constituer les fondements d’un État fort 1351. De ce fait,
les rivalités pour le contrôle du pouvoir politique et des ressources économiques du pays
ont conduit l’élite politico-militaire à instrumentaliser les faibles institutions existantes
pour assouvir leurs intérêts. Ce faisant, celles-ci sont rapidement devenues productrices
de violences politiques, économiques et sociales qui ont conduit le conduit le pays dans la
guerre civile post-décembre 2013. Le Soudan du Sud est ajourd’hui qualifié d’“État en
1348
Erin Daly, supra note 1159 à la p 33.
Les pays de la “Troika” sont des parrains historiques et principaux bailleurs de fonds qui accompagnent le pays
depuis son indépendance.
1350 Le choix de la Chine se fonde sur son poids économique et commercial dans le pays.
1351 RCEUASS, supra note 203 aux para 108-109.
1349
242
déroute”, en raison des conflits armés, de l’insécurité, de la corruption, du pillage des
ressources et des violations graves des droits de la personne qui y sont commis 1352. Pour
venir à bout de ces violences aux fondements structurels, la CVRG doit collaborer avec
les autorités traditionnelles pour faire des recommandations légitimes de réformes
institutionnelles et normatives1353. De telles mesures doivent viser à changer les
institutions et normes “violentes” par de nouvelles qui favorisent la transition du pays
vers la démocratie, l’État de droit et la paix durable1354.
Selon le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, les
réformes
institutionnelles
contribuent
doublement
à
assurer
une
justice
transitionnelle effective : elles favorisent la prévention des violations futures des droits de
la personne et permettent aux institutions publiques notamment des secteurs de la sécurité
et de la justice de garantir les redditions de comptes sur les violations du passé 1355. Au
Soudan du Sud, alors que des réformes institutionnelles auraient dû être mises en œuvre
lors de l’adoption de la Constitution Transitionnelle de 2005, le processus a été décriée
par la société civile comme n’ayant pas été inclusif et clair 1356. Ce faisant, les violences
structurelles, institutionnelles et normatives ont continué et ont finalement contribué au
déclenchement de la guerre civile post-décembre 2013. Dans ce contexte, il faudrait que
les recommandations de la CVRG visent à remplacer les institutions inéquitables,
dysfonctionnelles et productrices de violences par de nouvelles plus équitables et qui
jouissent d’une grande légitimité auprès des populations 1357. De même, les symboles et
les normes producteurs de violence, comme par exemple la possession d’armes
modernes, et le raid des femmes et des enfants doivent être abandonnés pour assurer la
paix.
La reddition des comptes comme contribution des Commissions de vérité se
présente généralement de deux façons : il y a, d’une part, la révélation de la vérité, avec
quelques fois la mention des noms des auteurs des violations des droits de la personne et
1352
Ibid au para 111.
Paul Van Zyl, « Transitional Justice: Conflict Closure and Building a Sustainable Peace », (2003) Dispute
Resolution Magazine 6.
1354
Guidance Note of the Secretary-General, supra note 622.
1355
Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, Les instruments de l’État de droit dans les sociétés
sortant d’un conflit, Assainissement : cadre opérationnel, Nations Unies, New York et Genève, 2006 à la p 3.
1356 RCEUASS, supra note 203 au para 114.
1357 Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, supra note 1355 à la p 3.
1353
243
la honte publique qui pourrait en résulter et, d’autre part, les mesures de réparation et de
justice restauratrice1358. Nous avons déjà mentionné le rôle que la vérité et la réparation
pourraient jouer dans la transformation du Soudan du Sud. Quant à la contribution des
mécanismes de justice restauratrice, elle sera présentée dans les sections qui suivent. Par
ailleurs, la CVRG pourrait aussi faire des recommandations pour l’engagement de
poursuites pénales à l’encontre de certains auteurs des crimes. Toutefois, de telles
suggestions ne font généralement pas partie des principaux objectifs des Commissions de
vérité1359. C’est probablement la raison pour laquelle le R-ARCSS se limite à souligner
parmi les fonctions de la CVRG d’« identify perpetrators of violations and crimes »1360,
sans aller plus loin en lui demandant de proposer des pousuites pénales à l’encontre des
auteurs présumés des violations.
La réforme des institutions doit aller aussi de pair avec des mesures
d’assainissement des institutions. Ce processus de reddition des comptes vise à révoquer
des services publics les représentants de l’État qui sont responsables des crimes commis
durant les conflits 1361 et à procéder à « une évaluation de l’intégrité des personnes afin de
déterminer leur aptitude à travailler dans la fonction publique » 1362. Dans le contexte du
Soudan du Sud, une telle démarche peut s’avérer cependant difficile en raison de la
l’implication des structures étatiques et d’une grande partie de l’élite politique et militaire
dans les violences. Les personnes qui ont longtemps bénéficié des conditions
préconflictuelles voudront maintenir le statut quo ante et résisteront vigoureusement à
tout changement qui pourrait compromettre leurs intérêts. Malgré ces conditions
difficiles, les réformes sont nécessaires, car sans elles la contruction d’un État de droit et
de paix sera compromise. Il faudrait cependant nécessairement faire preuve de
pragmatisme dans la mise en œuvre des réformes tout en maintenant une volonté ferme
de changement1363. Il nous semble que si un tel processus réussit à évincer et à traduire en
1358
Erin Daly, supra note 1159 à la p 35.
Ibid à la p 28.
1360 R-ARCSS, supra note 771 Chapitre V Article 5.2.2.3.3.
1361 Voir aussi Rapport du Secrétaire général des Nations Unies publie sur le Rétablissement de l'état de droit et
administration de la justice pendant la période de transition dans les sociétés en proie à un conflit ou sortant d'un
conflit, supra note 1094 au para 52.
1362
Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, supra note 1355 à la p 3. Voir aussi Rapport du
Secrétaire général des Nations Unies publie sur le Rétablissement de l'état de droit et administration de la justice
pendant la période de transition dans les sociétés en proie à un conflit ou sortant d'un conflit, supra 1094 au para 52.
1363 Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, supra note 1355 à la p 9.
1359
244
justice certains principaux auteurs des violations graves des droits de la personne, cela
enverrait un signal fort sur la volonté de mettre fin à l’impunité et d’édifier un nouvel
ordre politique et social fondé sur l’État de droit.
L’ensemble de ces mesures doit s’inscrire dans un nouveau pacte politique et
social qui pose les fondements d’un “Nouveau Soudan du Sud” de paix durable. Il doit
être l’occasion de créer en chaque Sud-Soudanais le sentiment d’appartenir à un
ensemble qui le transcende, à savoir l’État. Cet État doit s’appréhender comme une unité
dans laquelle tous les citoyens ont une place, sont traités sur le même pied et ont une
égale chance de participer à la gestion des affaires publiques. Pour ce faire, les réformes à
entreprendre – ou la justice politique – doivent être accompagnées de transformations
substantielles notamment des secteurs politiques et socio-économiques 1364. Elles doivent
être accompagnées de la réforme des secteurs de la police, de la justice et de l’exécutif
pour répondre sérieusement à la corruption 1365. Dans cette perspective, pour une plus
grande légimité des nouvelles institutions, elles doivent être adoptées à travers un
processus participatif et inclusif qui prend en compte les préoccupations et les besoins de
tous les acteurs des conflits, de la société civile et des populations en général. Selon les
Nations Unies, les procédures de consultation nationale « are a critical element of the
human rights-based approach to transitional justice, founded on the principle that
successful transitional justice programmes necessitate meaningful public participation,
including the different voices of men and women »1366. Celle-ci appelée « dialogue
nationale » a déjà été amorcée par les acteurs politiques et de la société civile. Ses
objectifs se structurent autour des dix axes suivants : 1) mettre fin à toutes les formes de
violence dans le pays; 2) redéfinir et rétablir une unité nationale plus forte; 3) renforcer le
contrat social entre les citoyens et l’État; 4) aborder les questions de diversité; 5)
convenir d'un mécanisme d'allocation et de partage des ressources; 6) résoudre les
différends historiques et les sources de conflit entre les communautés; 7) préparer le
terrain pour une stratégie de développement national intégrée et inclusive et pour la
reprise économique; 8) convenir de mesures et de garanties pour assurer des élections
1364
Matthew Mullen, supra note 658 à la p 475.
Leben Nelson Moro, supra note 236 à la p 8. Hilde F. Johnson, supra note 216 à la p 229. Steven C. Roach et
Derrick K. Hudson, supra note 514.
1366 Guidance Note of the Secretary-General, supra note 622.
1365
245
sûres, libres, équitables et pacifiques et l'après-transition en 2019; 9) convenir d'une
modalité pour un retour plus rapide et plus sûr des personnes déplacées et des réfugiés
dans leurs foyers; 10) poursuivre la guérison, la paix et la réconciliation nationales 1367. Le
R-ARCSS a pris soin de souligner l’importance de l’inclusion de la majorité des acteurs
sociaux, politiques et militaires dans la gestion du nouvel État, car cette question a été
une des questions qui ont contribué à l’échec de l’ARCSS1368. Il faudrait donc que l’élite
sud-soudanaise continue dans ce sens et fasse de l’inclusion et de la participation des
différentes composantes de la société le socle des institutions futures qui engendreront
des réformes importantes et la Constitution permanente en particulier. Toutefois, en ce
jour 13 février 2021, le processus de dialogue national semble être dans l’impasse. Dans
un rapport du Conseil des droits de l’homme du 5 octobre 2020 intitulé « Transitional
justice and accountability: a roadmap for sustainable peace in South Sudan », les Nations
Unies soulignaient que deux éléments principaux empêchent la mise en oeuvre des
recommandations du dialogue national amorcé en 2016: Il s’agit (1) du manque de
volonté politique et (2) de l’impact du Covid-19 sur la mise en œuvre de ces mécanismes.
En effet, le comité directeur du dialogue national a réuni des informations tant de
l’intérieur comme de l’extérieur du Soudan du Sud en vue de l’organisation d’une
conférence nationale en mars 2020. Mais, la conférence a été réportée initialement pour
des raisons d’indisponibilité du Président Salva Kiir, et ensuite pour des contraintes liées
à la pandémie du Covid-191369.
Le R-ARCSS peut être appréhendé comme le début de l’élaboration de ce pacte
national dont l’aboutissement serait l’adoption de la Constitution permanente du Soudan
du Sud. La décision selon laquelle dès le début de la période pré-transitionnelle, les
parties devront s’engager solennellement envers la population du pays ainsi qu’à l’égard
de la communauté internationale à ne plus reprendre la guerre et à travailler
collectivement pour la paix, participe à la formation de ce nouvel ordre politique 1370. Ce
nouveau contrat social pourrait en outre s’inspirer de la distinction faite par Mahmood
1367
Voir les travaux de ce dialogue national en ligne sur <https://www.ssnationaldialogue.org>, consulté le 10
décembre 2019.
1368
Voir la section précédente sur l’accord-cadre de règlement de la crise politique.
1369 Human Rights Council, Transitional justice and accountability: a roadmap for sustainable peace in South Sudan,
A/HRC/45/CRP.4, October 5, 2020.
1370 R-ARCSS, supra note 771 Article 1.4.2.
246
Mamdani entre identité politique et identité culturelle 1371. Pour l’auteur, le régime
colonial indirect a non seulement divisé les populations colonisées en autochtones et nonautochtones, mais elle a aussi divisé les autochtones eux-mêmes en plusieurs groupes
ethniques, en “fabriquant” pour chacun d’eux un “droit coutumier”1372. Ce faisant, ce
contexte de pluralisme juridique fondé sur plusieurs identités culturelles a engendré des
identités politiques correspondantes1373. Les discriminations subséquentes introduites par
le régime colonial sont à la base des tensions dont l’instrumentalisation politique a
conduit aux violences. Toutefois, il ne faudrait pas considérer comme irréversibles les
tensions interethniques d’origine coloniale, en particulier l’opposition Dinka-Nuer, en
ignorant les relations interethniques complexes dues aux mariages entre les groupes
ethniques, aux processus de médiation et de restauration comme modes de résolution des
conflits, au commerce etc. 1374. De plus, l’historien Douglas H. Johnson soutient que la
présentation des Nuer dans les études antérieures comme étant par nature belliqueux
relèverait plus du « stéréotype » que d’une réalité empirique1375. Quoi qu’il en soit, le
pacte politique et social du “Nouveau Soudan du Sud” devra chercher à corriger les
structures historiques injustes qui sont sources de division, de haine et de conflit. Pour ce
faire, la question de la domination des Dinka dans l’administration publique du pays1376
doit être sérieusement examinée par la CVRG1377. La diversité ethnique et culturelle qui
caractérise le Soudan du Sud doit nécessairement se refléter dans les institutions de l’État.
Le Soudan du Sud post-conflictuel en construction ne doit pas être dominé par une seule
1371
Mahmood Mamdani, When Victims Become Killers: Colonialism, Nativism, and the Genocide in Rwanda,
Princeton et Oxford, Princeton University Press, 2001 aux pp 19-39.
1372 Ibid. Voir également Martin Chanock, supra note 397 à la p 4 et s. Sally Engle Merry, supra note 400 à la p 572.
1373 Mahmood Mamdani, supra note 1363 aux pp 19-39.
1374 Reliefweb, South Sudan Protection Cluster, Macro Analysis of Conflict in South Sudan, August 2014, disponible en
ligne
sur
<https://reliefweb.int/sites/reliefweb.int/files/resources/Macro%20Analysis%20of%20Conflict%20in%20South%20Su
dan%20SSPC%20August%202014.pdf>, consulté le 17 avril 2019.
1375
Douglas H. Johnson, « The Fighting Nuer: Primary Sources and the Origins of a Stereotype », (1981) 51:1 Africa
508.
1376 Voir International Crisis Group, supra note 294 à la p 13.
1377 En effet, depuis 2011 déjà, les analystes de la Society for International Development (SID) pour le Greater Horn of
East Africa (GHEA) mettait le doigt sur le problème en ces termes: « In the South, the very strong sense among the
people is that the SPLM government represents Dinka hegemony, dominated by a tribe with a sense of entitlement and
equipped with the guns to enforce their domination. The Dinka are seen by others as the ‘new oppressors.’ There is a
strong perception that the SPLM which runs government, is Dinka-dominated, leading to significant unhappiness
among the other communities. A large measure of Dinka magnanimity is needed to assure them of fair and equitable
representation and access to public resources (including funds and jobs). Voir à ce titre, Society for International
Development, « Juba: Fears of Dinka Domination Drive Rebel Action and Threaten Long-term Stability », disponible
en ligne sur <https://www.sidint.net/content/juba-fears-dinka-domination-drive-rebel-action-and-threaten-long-termstability>, consulté le 16 avril 2019.
247
ethnie, celle-ci fut-elle majoritaire. En effet, en raison de l’histoire coloniale et postcoloniale du pays marquée par l’exploitation et l’oppression, et face à laquelle les
populations du Soudan du Sud ont résisté jusqu’à l’indépendance, toute tentative de
domination d’un groupe sur les autres pourrait donner lieu à des oppositions qui peuvent
engendrer des violences. Le Soudan du Sud doit donc veiller à bâtir une identité nationale
qui réflète la diversité de ses groupes ethno-culturels. Toutes les communautés avec leur
mode de vie distincts et leurs droits coutumiers singuliers doivent avoir la possibilité de
participer, sur le même pied d’égalité, aux affaires politiques et contribuer au
développement du pays. Pour ce faire, en plus du projet de construction de l’État, les
acteurs politiques, civils et militaires doivent mettre au centre de leur agenda la
construction de la nation. Alors que la construction de l’État requiert principalement la
sécurité des biens et des personnes, le développement de l’économie et des institutions
étatiques, la construction de la nation nécessite une politique nationale qui promeut
l’appartenance à un ensemble qui transcende les particularismes ethniques et régionaux,
et qui prône l’unité nationale1378. Pour que cette dernière puisse se matérialiser, le GoSS
doit veiller à mettre fin au tribalisme, au népotisme et au régionalisme en recrutant les
agents de la fonction publique sur la base du mérite. S’il doit, il lui faudra recourir à la
discrimination positive que ce soit pour une meilleure représentation des différents
groupes sociaux dans les organes de l’État. L’élite politique et militaire du pays doit
donner le meilleur exemple en faisant preuve d’intégrité et de probité dans leur gestion
des ressources de l’État. En d’autres termes, elle doit mettre au-dessus des intérêts
personnels, partisans et tribaux, l’intérêt supérieur de la nation. Après cette présentation
de la contribution des réformes et des redditions des comptes à la transformation du
Soudan du Sud, il faut noter que les Commissions de vérité et de réconciliation, en
général, possèdent aussi la capacité de contribuer substantiellement à la transformation
démocratique des sociétés post-conflictuelles. Nous analyserons dans la section suivante
comment cela peut se faire au Soudan du Sud.
1378
Jok Maduk Jok, supra note 219 à la p 4.
248
1.7. – La transformation démocratique du Soudan du Sud
La CVRG, à travers les fonctions qui lui sont dévolues, pourrait contribuer à la
transformation démocratique du Soudan du Sud de diverses façons. En révélant la vérité
historique, en contribuant à la guérison et à la réconciliation des populations, en éduquant
la société sur les causes des violences et en suscitant des réformes institutionnelles et
normatives, les CVR, en général, participent à l’émergence de la démocratie dans les
sociétés post-conflictuelles 1379. Le principal argument de la contribution des CVR est
qu’une “démocratie de qualité” ne peut être fondée sur le mensonge sur les méfaits du
passé1380. Ceux-ci doivent être révélés pour entrainer la reddition des comptes, des
mesures de réparations pour les victimes afin de susciter la confiance et l’engagement
civique des populations envers les institutions étatiques. Dans cette optique, le processus
de la démocratie délibérative apparaît comme la meilleure voie. Celle-ci peut se définir
comme le droit des citoyens de participer aux processus de prise de décisions en
contestant les mesures prises par les gouvernants en leur nom et en proposant d’autres qui
répondent véritablement à leurs besoins 1381. C’est ce qu’ont fait, par exemple, les
Commissions de vérité du Pérou et de l’Afrique du Sud. Au Pérou, la Commission de
vérité, conçue comme une instance démocratique délibérative, a organisé ses auditions et
ses entrevues publiques suivant un processus démocratique qui donnait la voix aux
communautés marginalisées du passé1382. De même, en Afrique du Sud, la TRC conçue
comme un forum de délibérations publiques a favorisé la révélation de la vérité
scientifique et subjective en permettant une catharsis à la fois des victimes de l’apartheid,
des responsables de la politique de répression et des personnes qui ont profité du régime
de représsion1383. Dans ces contextes, en permettant aux victimes d’exprimer leurs
souffrances et en recevant les aveux des auteurs de violences, de façon publique, les
Commissions de vérité ont ainsi contribué à renforcer dans ces pays la construction
démocratique dans laquelle la participation citoyenne est essentielle.
1379
David Mendeloff, supra note 1213.
Elin Skaar et Camila Gianella, « Transitional Justice Alternatives: Claims and Counterclaims », dans Elin Skaar,
Camila Gianella et Trine Eide, (éds.), supra note 1023 à la p 9.
1381
Amy Gutmann et Dennis Thompson, « The Moral Foundations of Truth Commissions », dans Robert I. Rotberg et
Dennis Thompson, (éds.), supra note 634 aux pp 35-36.
1382 Sandrine Lefranc, supra note 629 à la p 6.
1383 Ibid. Voir aussi Sandra Young, supra note 1164 aux 153-157.
1380
249
Toutefois, comme nous l’avons précédemment souligné, au Soudan du sud, il
faudrait être prudent quant au rôle de la vérité comme instrument de transformation
sociale, et donc comme agente de démocratisation. La vérité pourrait avoir un impact
faible si non négligeable dans le pays si les gouvernants ont des ambitions autocratiques
et des projets de prédation des ressources1384. Il a été soutenu qu’en raison des
traumatismes que certaines victimes expérimentent durant les conflits, leur participation
aux audiences des CVR pourrait aggraver leur traumatisme et leur santé mentale 1385.
Dans ces conditions la CVRG pourrait même compromettre la réconciliation et la paix.
Snyder et Vinjamuri soulignent dans ce sens que les CVR peuvent seulement consolider
la démocratie lorsqu’elles opèrent dans des contextes où les gouvernants post-conflictuels
sont des partisans de la démocratie et que les institutions de l’État sont déjà assez fortes.
Ils ajoutent que si tel n’est pas le cas, les CVR peuvent accroître les tensions sociales 1386.
En outre, les CVR peuvent aussi contribuer à la transformation démocratique à
travers les mesures de réparations matérielles et symboliques qu’elles mettent en œuvre.
Ces mesures étant au cœur des processus de consolidation de la paix, elles expriment aux
yeux des victimes l’engagement des gouvernants en faveur de la transformation politique
et sociale1387. Elles montrent aux victimes qu’une certaine justice a été rendue. De plus, si
elles sont bien conduites selon les Principes fondamentaux et directives à la fois sous
forme de restitution, d’indemnisation, de réhabilitation, de satisfaction et de garanties de
non-répétition1388, les réparations donnent une image de justice qui peut avoir
indirectement un impact fort sur la démocratie par la confiance qu’elles créent entre les
populations et les institutions de l’État1389. Qui plus est, pour que la CVRG puisse
contribuer à la démocratie dans le contexte fortement polarisé du Soudan du Sud, il
faudrait qu’elle prête une attention particulière aux zones grises entre perpétrateurs de
crimes et victimes 1390. En effet, tant dans les conflits politiques entre Salva Kiir et Riek
1384
Elin Skaar et Camila Gianella, supra note 1380 à la p 9.
Lisa J. Laplante et Kimberly Theidon, « Truth with Consequences: Justice and Reparations in Post- Truth
Commission Peru », (2007) 29:1 Human Rights Quarterly 228 à la p 237.
1386 Jack Snyder et Vinjamuri Leslie, « Trials and Errors: Principle and Pragmatism in Strategies of International Justice
», (2003) 28:5 International Security 5 à la p 20.
1387
García- Godos, Jemima et Chandra Lekha Sriram, « Introduction », dans Chandra Lekha Sriram et al., supra note
25 à la p 11.
1388 Principes fondamentaux et directives, supra note 1182.
1389 Elin Skaar et Camila Gianella, supra note 1380 à la p 11.
1390 Ibid à la p 10.
1385
250
Machar que dans les violences inter-communautaires instrumentalisés par les politiciens,
il ne faudrait pas considérer victimes et auteurs de violence comme des groupes
homogènes et distincts, mais il faudrait prendre en compte l’agencéité politique de ces
acteurs pour assurer une meilleure transformation sociale du pays.
Par ailleurs, en plus des fonctions importantes que la CVRG pourrait jouer dans la
transformation du Soudan du Sud, en raison du contexte de pluralisme culturel et
normatif du pays, il faudrait aussi accorder une place importante aux juridictions
traditionnelles dans l’administration de la justice et des réparations. En effet, en dépit des
faiblesses propres à ces instances informelles, elles possèdent de fortes capacités de
transformation sociale que nous proposons d’examiner dans la section suivante.
2.– Le rôle des systèmes de justice traditionnelle dans la transformation du Soudan
du Sud
L’utilisation des systèmes de justice traditionnelle pour répondre aux crimes remonte
sans doute à la nuit des temps. Toutefois, les travaux de recherche de l’anthropologue
Bronislaw Malinowski publiés en 1926 dans son ouvrage intitulé Crime and Custom in
Savage Society1391 ont été les premiers à jeter la lumière sur le fait que le droit dépend
essentiellement de la culture et répond à des logiques qui lui sont propres1392. Sur ce
fondement, Melville Hershovitz considérait en 1948 au nom de l’American
Anthropological Association (AAA), que les droits inscrits dans la Déclaration
Universelle des Droits de l’Homme ne pouvaient prétendre à l’universalité au regard des
fondements culturels, idéologiques et politiques qui les sous-tendent, mais reposaient
plutôt essentiellement sur des présupposés judéo-chrétiens occidentaux1393. Depuis cette
période, la doctrine du relativisme culturel s’est posée comme une critique du discours de
l’universalisme des droits de la personne 1394. Le rôle des systèmes de justice
1391
Bronislaw Malinowski, Crime and Custom in Savage Society, New York, Harcourt, Brace & company, inc.; 1926.
Ses études ont constitué de base à des études d’autres anthropologues comme par exemple Laura Nader, The
ethnography of law, Menasha, Wisconsin, American Anthropological Association, 1965; Sally Falk Moore, Social
Facts and Fabrications: "Customary" Law on Kilimanjaro, 1880-1980, Cambridge, New York, Cambridge University
Press, 1986; Steward Macaulay, Lawrence M. Friedman et Elizabeth Mertz, Law in Action: A Socio-Legal Reader,
New York, Foundation Press, 2007.
1392
Confère Alexander Betts, supra note 9 à la p 737.
1393
Diana J. Fox, « Women’s Human Rights in Africa: Beyond the Debate over Universalism or Relativy of Human
Rights », (1998) 2:3 African Studies Quarterly 3 à la p 7.
1394 Voir, entre autres, Marie-Bénédicte Dembour, supra note 23 aux pp 27-29. John J. Telly, « Cultural Relativism »,
(2000) 22 Human Rights Quarterly 501, en particulier, fait une revue des différentes conceptions du relativisme
251
traditionnelle comme mécanismes de justice post-conflictuelle peut être situé dans le
cadre de ce débat. Ces systèmes ont commencé à faire l’objet d’une institutionalisation
comme devant faire partie des outils à mobiliser pour répondre à l’héritage des crimes de
masse perpétrés dans les sociétés post-conflictuelles surtout à partir du milieu des années
19901395. Ils font suite aux critiques de la justice transitionnelle considérée comme étant
une justice élitiste ou des experts procédant “d’en haut” dans son projet de résolution des
conflits, alors qu’elle devrait être “locale” ou administrée “d’en bas” par les
communautés directement victimes des violences1396. En outre, il faut noter que les pays
de l’Amérique latine dans lesquels la justice transitionnelle a donné lieu à des transitions
paradigmatiques vers la démocratie, étaient pour la plupart parvenus à un certain niveau
d’encrage institutionnel où le droit étatique arrivait à résoudre la plupart des différends
sociaux1397. Ce qui n’était toutefois pas le cas pour de nombreux États postcoloniaux
d’Afrique sub-saharienne comme par exemple le Rwanda, le Burundi, l’Ouganda, la
Sierra Leone, la République démocratique du Congo et, plus particulièrement, le Soudan
du Sud caractérisés, au moment de leur indépendance, par la faiblesse institutionnelle de
l’État et une grande importance des normes traditionnelles comme instruments de
régulation sociale. Dans ces contextes, à défaut d’un droit étatique bénéficiant d’une
grande légitimité, le recours aux systèmes informels de justice traditionnelle se présentait
comme une nécessité.
Ainsi, dans son rapport de 2004, le Secrétaire général des Nations Unies
recommandait pour la première fois de prendre en considération les répertoires juridiques
non étatiques dans l’administration de la justice dans les pays sortant de conflits
violents1398. Ce faisant, alors que ces normes étaient naguère considérées comme des
culturel.
1395
Tim Allen et Anna Macdonald, « Post-Conflict Traditional Justice: A Critical Overview », (2013) 3 The Justice and
Security Reasearch Programme Paper 1 à la p 1.
1396 Voir par exemple Everisto Benyera, Indigenous, Traditional, and Non-State Transitional Justice in Southern
Africa: Zimbabwe and Namibia, Rowman and Littlefield, New York, 2019; Rosalind Shaw, Lars Waldorf et Pierre
Hazan (éds.), supra note 22; Patricia Lundy et Mark McGovern, « Whose Justice? Rethinking Transitional Justice from
the Bottom Up » (2008) 35:2 Journal of Law and Society 265.
1397 Pablo de Greiff, « Some Thoughts on Transitional Justice », (2013) Middle & East-North Africa e-bulletin N°4 à la
p 2, disponible en ligne sur <https://www.apt.ch/content/files_res/mena_bulletin04_en-1.pdf >, consulté le 14
novembre 2019.
1398
Rapport du Secrétaire général des Nations Unies au Conseil de sécurité sur le Rétablissement de l’état de droit et
administration de la justice pendant la période de transition dans les sociétés en proie à un conflit ou sortant d’un
conflit, supra note 1094 au para 7-8 et 36. Voir, également, Ronald Janse, « A Turn to Legal Pluralism in Rule of Law
Promotion », (2013) 6:3/4 Erasmus Law Review 181 aux pp 184-185.
252
obstacles au développement, des organisations internationales comme la Banque
mondiale, l’United States Institute for Peace, l’International Development Law
Organisation, Open Society Justice Initiative et le Programme des Nations Unies pour le
développement (PNUD) ont commencé à les prendre au sérieux dans les projets de
développement et de consolidation de la paix 1399. Il en a résulté la publication ces
dernières années de nombreux ouvrages et rapports sur la question du pluralisme
juridique1400. Mais, malgré l’abondance de ces études, il existe encore de la méfiance visà-vis des normes traditionnelles. Dans la plupart des pays africains où elles sont
reconnues, elles sont subordonnées aux droits fondamentaux protégés par la
Constitution1401, et dans certains cas, elles doivent, en plus, faire l’objet d’une
transcription écrite (ascertainment) pour qu’on puisse surveiller sa conformité avec le
droit étatique1402. Au Soudan du Sud, des procédures de transcription 1403 des normes
coutumières de plusieurs communautés ethnoculturelles sont déjà en cours dans le but de
les harmoniser avec la Constitution Transitionnelle du Soudan du Sud (CTSS) et le droit
international des droits de la personne1404. Si ces projets se justifient selon leurs
initiateurs par les raisons ci-dessus évoquées, il faudrait aussi noter que la transcription de
ces normes risque de les rendre rigides en leur enlevant leur flexibilité qui est l’une de
leur principale caractéristique. Dans tous les cas, au regard du fait de l’impossibilité de la
justice pénale à rendre justice dans les sociétés post-conflictuelles caractérisées par des
crimes de masse, il est, de plus en plus, admis qu’il faudrait recourir aux systèmes de
1399
Ronald Janse, supra note 1398 aux pp. 183-185.
On peut citer, entre autres, les ouvrages ci-après: Brian Z. Tamanaha, Caroline Sage et Michael Woolcock, supra
note 398; Deborah H. Isser (éd.), supra note 350; Erica Harper (éd.), Working with Customary Justice System: PostConflict and Fragile States, Italy, International Development Law Organization, 2011.
1401 C’est le cas par exemple des articles 280 et 281 de la Constitution du Zimbabwe de 2013; de l’article 166 de la
CTSS de 2011; des articles 30 et 31 de la Constitution Finale de l’Afrique du Sud de 1996; de l’article 66 de la
Constitution de la République de la Namibie de 1997.
1402 C’est le cas par exemple de la Namibie, voir l’article 102 (V) de la Constitution de la République de Namibie de
1997 et le Council of Traditional Leaders Act, 1997 (No. 13 de 1997).
1403William Tate Olenasha et al., In Search of a Working System of Justice for a New Nation: The Ascertainment of
Customary Laws of the Toposa, Lokuto (Otuho), Lango and Lopit Communities of the Eastern Equatoria State of South
Sudan, South Sudan: United Nation Development Program (UNDP) South Sudan Serie 1, Volume 1, 2012. William
Tate Olenasha et al., In Search of a Working System of Justice for a New Nation: The Ascertainment of Customary
Laws of the Balanda Bviri, Bongo, Ndogo and Mundari Communities of the Western Bahr El Ghazal and Central
Equatoria States of South Sudan, South Sudan, United Nation Development Program (UNDP) South Sudan, Serie 1,
Volume 2, 2012. William Tate Olenasha et al., In Search of a Working System of Justice for a New Nation: The
Ascertainment of Customary Laws of the Avukaya, Moru, Baka, Wa’di and Jur-Bel Communities of the Western
Equatoria and Lakes State of South Sudan, South Sudan, United Nation Development Program (UNDP) South Sudan,
Serie 1, Volume 3, 2012.
1404 Voir Tiernan Mennen, The Study on the Harmonization of Customary Laws and the National Legal System in South
Sudan, South Sudan United Nations Development Program (UNDP) South Sudan, 2016.
1400
253
justice traditionnelle comme compléments des autres dispositifs de justice. Ainsi, par
exemple, Roth-Arriaza soutient que la justice transitionnelle doit faire l’objet d’une
approche intégrée qui privilégie non seulement les mécanismes juridiques pour traiter le
passé, mais qui associe aussi d’autres dispositifs, dont notamment la culture, dans le
cadre d’une démarche plurielle de la justice 1405. Dans cette perspective, quel rôle faut-il
accorder aux systèmes de justice traditionnelle du Soudan du Sud dans le processus de la
mise en œuvre de l’“approche transformative de la justice transitionnelle”? Il convient de
préciser que malgré les nombreux appels à prendre en considération ces systèmes
informels dans l’administration de la justice dans les sociétés post-conflictuelles, ils
soulèvent des controverses importantes qu’il convient d’examiner. Nous présenterons
tout d’abord ces controverses (2.1), avant d’examiner le rôle que ces systèmes informels
de justice peuvent jouer dans la transformation du Soudan du Sud (2.2).
2.1. – Les controverses sur les systèmes de justice traditionnelle
Les débats sur les systèmes de justice traditionnelle se rapportent, d’une part, au
fonctionnement de ces juridictions dans l’administration de la justice post-conflictuelle.
Nous présenterons ces polémiques à la fois au niveau général et au niveau particulier du
Soudan du Sud (2.1.1). Ces controverses portent, d’autre part, sur l’aptitude des systèmes
informels de justice à répondre effectivement aux crimes internationaux (2.1.2).
2.1.1. – Les polémiques sur le fonctionnement des juridictions traditionnelles
Dans les États caractérisées par le pluralisme juridique classique, comme c’est le cas du
Soudan du Sud, plusieurs modalités d’interactions avec les répertoires juridiques
informels peuvent exister. Brynna Connolly définit quatre façons par lesquelles les États
organisent cette relation : l’abolition des répertoires informels, leur incorporation dans le
droit étatique, leur autonomie sous la tutelle du droit étatique, ou leur reconnaissance
comme des foyers normatifs complètement séparés du droit étatique 1406. Miranda
Forsyth, de son côté, distingue sept modes d’interaction avec les ordres normatifs
informels, qui vont de leur suppression à leur incorporation complète dans le droit
1405
Naomi Roth-Arriaza, supra note 662 à la p 4.
Brynna Connolly, « Non-State Justice Systems and the State: Proposals for a Recognition Typology », (2005) 38:2
Connecticut Law Review 239.
1406
254
étatique1407. Dans ces conditions, la première controverse que soulèvent les systèmes de
justice traditionnelle ou informelle est que même lorsqu’ils sont théoriquement reconnus
comme séparés du droit étatique, ces systèmes sont très souvent influencés par l’État,
surtout dans les situations de violations graves des droits de la personne. En effet, en
dépit de leur dénomination “traditionnel”, les États ont généralement tendance à
s’interférer dans ces systèmes informels de justice1408. Rosemary Nagy met en exergue
cet état de fait lorsqu’elle soutient que dans la mise en œuvre de la justice traditionnelle,
non seulement, le droit est intimément lié à la politique, mais aussi, cette justice est
l’objet de « forces centralisatrices » de la part des acteurs internationaux et de l’État1409.
Luc Huyse et Mark Salter soulignent aussi que puisque les mécanismes de justice
traditionnelle dépendent du contexte culturel, ethnique ou religieux dans lequel ils sont
mis en œuvre, ils peuvent faire l’objet d’une utilisation politique dans le but de soustraire
certaines personnes de leur responsabilité1410. Un exemple de cette immixtion serait le cas
des tribunaux gacaca du Rwanda. Des auteurs ont souligné comment le pouvoir rwandais
aurait utilisé ces tribunaux pour contrôler les processus de justice et de réconciliation au
niveau national1411. Toutefois, d’autres auteurs ont avancé une situation plus complexe en
soutenant que les gacaca n’étaient pas entièrement homogènes, mais qu’il arrivait que les
populations les instrumentalisent en fonction de leur intérêts1412. Dans le contexte
particulier du Soudan du Sud, les normes traditionnelles ne sont pas totalement distinctes
de l’État. S’inscrivant dans une situation de pluralisme étatique, elles sont reconnues par
le droit formel de l’État qui organise le fonctionnement des systèmes coutumiers de
justice1413. De plus, comme nous l’avons précédemment souligné, en raison de leur nature
1407
Voir Miranda Forsyth, « A Typology of Relationship Between State and Non-State Justice Systems », (2007) 56
Journal of Legal Pluralism and Unofficial Law 67 à la p 70.
1408 Tim Allen et Anna Macdonald, supra note 1395 à la p 9.
1409 Rosemary Nagy, supra note 25 à la p 82.
1410
Luc Huyse et Mark Salter (dir.), Justice traditionnelle et réconciliation après un conflit violent : la richesse des
expériences africaines, Strömsborg, Stockholm, International Institute for Democracy and Electoral Assistance
(IDEA), 2009 à la p 189.
1411 Voir par exemple Jennie E. Burnet, « (In)Justice: Truth, Reconciliation, and Revenge in Rwanda's Gacaca », dans
Alexander Laban Hinton (éd.), Transitional Justice: Global Mechanism and Local Realities after Genocide and Mass
Violence, New Brunswick, New Jersey, London, Rutgers university Press, 2010 aux pp 103-114; Bert Ingelaere, « Does
the Truth Pass Across the Fire Without Burning Locating the Short Circuit in Rwanda’s Gacaca Courts », (2008) 47:4
Journal of Moderne African Studies 507; Lars Waldorf, « Mass Justice for Mass Atrocity: Rethinking Local Justice as
Transitional Justice », (2006) 79:1 Temple Law Review 1. Eugenia Zorbas, « Reconciliation in Post-Genocide Rwanda
», (2004) 1:1 African Journal of Legal Studies 29.
1412 Phiplip Clark, The Gacaca Court, Post-Genocide Justice and Reconciliation in Rwanda: Justice Without Lawyers,
Cambridge, Cambridge University Press, 2010, cité par Tim Allen et Anna Macdonald, supra note 1395 à la p 10.
1413 Voir, notamment, les Sections 12, 19, 22, 97 et 98 du Local Government Act de 2009 ; les Articles 174 et 175 de la
255
propre, ces normes ne sont totalement “traditionnelles” ou “coutumières”, mais elles se
caractérisent par leur hybridité1414. En outre, les juridictions étatiques ont chaque fois la
possibilité de modifier les normes traditionnelles à travers les appels interjetés par les
parties devant les juridictions de droit étatique formel. De plus, les programmes de
transcription et d’harmonisation des droits coutumiers en vue de les rendre conforme aux
droits fondamentaux garantis par la CTSS participent aussi à cette politique d’inspection
des systèmes de justice traditionnelle afin de les mettre sous le contrôle de l’État. Tous
ces facteurs font que, même si les systèmes de justice traditionnelle du Soudan du Sud
conservent une certaine autonomie, ils demeurent néanmoins sous le contrôle de l’État.
Un autre sujet de polémique porte sur la question se pose de savoir si les systèmes
de justice traditionnelle font partie du champ disciplinaire de la justice restauratrice.
Comme nous l’avons vu précédemment, il n’y a pas d’accord sur la définition de la
justice restauratrice. Pourtant, dans le contexte de l’Afrique du Sud, Desmond Tutu a
soutenu que la justice de la TRC fondée à la fois sur la tradition chrétienne du pardon et
sur la tradition africaine de l’Ubuntu relevait de la justice restauratrice 1415. De plus, les
systèmes de justice traditionnelle comme les gacaca du Rwanda ont été considérés
comme relevant de la justice restauratrice 1416. Toutefois, à observer de près, la justice
transitionnelle post-apartheid en Afrique du Sud n’était pas totalement restauratrice. Elle
a imposé une seule approche de gestion du passé en mettant sous silence les opinions
contraires qui voulaient de la rétribution 1417. En outre, dans l’étude conduite par Luc
Huyse et Mark Salter sur la justice traditionnelle au Rwanda, au Mozambique, en
Ouganda, au Sierra Leone et au Burundi, les auteurs sont parvenus à la conclusion que
cette justice comportait, dans ces pays, des éléments d’engagement de la responsabilité
des accusés 1418. Autrement dit, ceux-ci devaient reconnaître d’abord leur culpabilité avant
d’être restaurés au sein de leurs communautés. En outre, dans nombre de pays africains,
certains actes sont même punis, selon les normes traditionnelles, avec une grande
CISS de 2005 et les Articles 5, 166 et 167 de la CTSS de 2011.
1414 Voir supra la section intitulée « La nature hyride des normes coutumières du Soudan du Sud ».
1415
Voir Helena Cobban, Amesty After Atrocity: Healing Nations After Genocide and War Crimes, Boulder, Paradigm,
2007 à la p 10.
1416 Voir par exemple Brynna Connolly, supra note 1406.
1417 Tim Allen et Anna Macdonald, supra note 1395 à la p 11.
1418 Luc Huyse et Mark Salter (dir.), supra note 1410.
256
sévérité. C’est le cas par exemple de certaines catégories de sorcellerie1419. On peut donc
en déduire que la justice restauratrice n’est pas totalement exempte d’éléments de
rétribution et que les distinctions “justice restauratrice” et “justice rétributive” sont très
souvent démesurées et ne réflètent pas toujours la réalité du terrain 1420. John Braithwaite,
un des auteurs de premier plan de la justice restauratrice, soutient qu’il ne faut pas perdre
de vue que le concept de “justice restauratrice” est d’origine occidentale et que, de ce fait,
« [i]t can be crudely simplifying and Westernizing to think of traditional form of dispute
resolution in a village society as restorative justice »1421. Padraig McAuliffe abonde dans
le même sens en soulignant l’approche « orientaliste »1422 dont sont coupables certains
auteurs de la justice restauratrice en Occident lorsqu’ils appliquent le concept aux
communautés traditionnelles, dans une démarche réifiante qui ignore les identités
diverses dont elles sont porteuses1423. Ainsi, même si on peut considérer certaines
procédures de justice traditionnelle telles que la médiation, la conciliation et la recherche
de l’harmonie sociétale comme étant restauratrices, il serait trop poussé d’appréhender
ces systèmes dans leur ensemble comme relevant totalement de la justice restauratrice.
Au Soudan du Sud, les mécanismes de justice traditionnelle sont caractérisés par des
analystes comme reposant sur la restauration de l’équilibre social1424. Mais, comme
1419
Voir par exemple Tim Allen et Anna Macdonald, supra note 1395 à la p 12; Tim Allen et Laura Storm, « Quest for
Therapy in Northern Uganda: Healing at Laropi Revisited », (2012) 6:1 Journal of Eastern African Studies 22; Peter
Geshiere, Witchcraft and the State: Cameroon and South Africa: Ambiguities of ‘Reality’ and ‘Superstition’, Past and
Present, 2008, supplement 3 aux pp 313-335; Henrietta Moore et Todd Sanders, « Witchcraft in the New South Africa:
From Colonial Superstition to Post-Colonial Reality », dans Henrietta Moore et Todd Sanders (éds.), Magical
Interpretations, Mystical Realities: Modernity, Witchcraft and the Occult in Postcolonial Africa, London, Routledge,
2001.
1420 Tim Allen et Anna Macdonald, supra note 1395 à la p 12. Voir aussi deux importants rapports sur le sujet, Luc
Huyse et Mark Salter (dir.), supra note 1410; Penal Reforme International, Access to Justice in Sub-Saharan Africa :
The Role of Traditional and Informal Justice Systems, London, Penal Reforme International, 2000.
1421 John Braithwaite, « Traditional Justice », dans Jennifer J. Llewellyn et Daniel Philpott (éds.), Restorative Justice,
Reconciliation and Peacebuilding, Oxford, New York, Oxford University Press, 2014 à la p 218.
1422 Edward Saïd, L'Orientalisme, l'Orient créé par l'Occident, Paris, Seuil, 1980, définit l’orientalisme de plusieurs
façons : « « Il doit être clair pour le lecteur (...) que, par orientalisme, j'entends plusieurs choses qui, à mon avis,
dépendent l'une de l'autre (...). Est orientaliste toute personne qui enseigne, écrit ou fait des recherches sur l'Orient en
général ou dans tel domaine particulier (...) et sa discipline est appelée orientalisme » (à la p 14). L'orientalisme est
aussi un « style de pensée fondé sur la distinction ontologique et épistémologique entre l’Orient et (le plus souvent)
l’Occident » (à la p 15). Et, troisième sens, c'est « l'institution globale qui traite de l'Orient, qui en traite par des
déclarations, des prises de position, des descriptions, un enseignement, une administration, un gouvernement : bref,
l'orientalisme est un style occidental de domination, de restructuration et d'autorité́ sur l'Orient » (à la p 15) ». Nous
avons tiré ces définitions du compte rendu de l’ouvrage fait par Harpigny Guy, « Edward Saïd, L'Orientalisme, l'Orient
créé par l'Occident, 1980 », (1981) 3 Revue théologique de Louvain 357 à la p 357.
1423
Padraig MacAuliffe, « Romanticization Versus Integration? Indigenous Justice in Rule of Law Reconstruction and
Transitional Justice Discourse », (2013) 5:1 Goettingen Journal of International Law 41 à la p 67.
1424 Francis Deng, supra note 350 à la p 317. Aleu Akechak Jok, Robert A. Leitch et Carrie Vanderwint, supra note 362
aux pp 16-17.
257
Leonardi et autres l’ont souligné, en raison du brassage entre les normes coutumières et
les régimes coloniaux et post-coloniaux, même dans les zones rurales les plus reculées, il
n’existerait pas de normes totalement “traditionnelles” ou “coutumières” et reposant
uniquement sur la restauration1425. Ces auteurs précisent qu’il n’y a pas, dans les
systèmes de justice traditionnelle, une distinction claire entre procédure judiciaire
contradictoire, restauratrice, punitive et retributive 1426. De ce fait, on ne peut affirmer que
ces mécanismes relèvent exclusivement de la justice restauratrice.
Un autre aspect des systèmes de justice traditionnelle qui fait l’objet de critique
est qu’ils sont généralement discriminatoires à l’égard de certains groupes sociaux. En
Afrique, de façon générale, la justice traditionnelle repose sur des hiérarchies de genre
qui subordonnent, par exemple, les femmes aux hommes 1427. Selon Luc Huyse et Mark
Salter, au Mozambique, par exemple, seuls les esprits des hommes morts durant la guerre
civile peuvent retourner parmi les vivants et réclamer justice; les esprits des femmes ne
peuvent réaliser cela. En outre, ajoutent-t-ils, qu’au Burundi, les femmes ne sont pas
autorisées à devenir individuellement membres des Ubushingantahe (juges traditionnels),
elles peuvent seulement participer aux délibérations en tant qu’épouses ou veuves d’un
membre homme1428. Par ailleurs, au Sierra Leone, la justice coutumière est du ressort des
hommes âgés, ce qui crée des conflits avec les jeunes notamment dans le domaine de
l’attribution des terres1429. Dans ces contextes, au lieu que les systèmes de justice
traditionnelle servent à rendre une justice juste et équitable, ils tendent très souvent à
maintenir ou à reconstituer les structures patriarcales inégalitaires qui existaient avant les
conflits 1430. Ce qui pose le problème de leur légitimité. Ce faisant, ces jeunes n’hésitent
plus à défier ces systèmes dans lesquels ils n'ont plus totalement confiance1431. Au
Soudan du Sud, nous avons montré que les systèmes de justice traditionnelle violent
généralement les droits des femmes et des enfants. Ces violations se manifestent par les
1425
Cherry Leonardi et al., supra note 454 à la p. 27.
Ibid à la p 17.
1427 Tim Allen et Anna Macdonald, supra note 1395 à la p 11. Penal Reforme International, supra note 1412 à la p 2.
1428 Luc Huyse et Mark Salter (dir.), supra note 1410 à la p 183.
1429 Rosalind Shaw, Lars Waldorf et Pierre Hazan (éds.), supra note 22 à la p 16. Il faut toutefois noter que l’exclusion
légendaire des femmes des Ubushingantahe est en train de perdre du terrain. Voir à ce titre, Félix Nzorubonanya, «
Rumonge : une femme à la tête des Bashingantahe », disponible en ligne sur <https://www.iwacuburundi.org/rumonge-une-femme-a-la-tete-des-bashingantahe/>, consulté le 13 février 2021.
1430 Tim Allen et Anna Macdonald, supra note 1395 à la p 14.
1431 Luc Huyse et Mark Salter (dir.), supra note 1410 à la p 186.
1426
258
compensations de sang qui sont parfois exécutées par le don de jeunes filles, la pratique
du lévirat, de la dot pour le mariage, l’exclusion des femmes de la propriété foncière1432.
Ces normes et pratiques sont donc foncièrement discriminatoires à l’égard des femmes en
particulier et ne respectent pas plusieurs de leurs droits.
Une dernière controverse majeure qui est soulevée à l’égard des juridictions
traditionnelles ou informelles se rapporte à leur capacité à répondre aux crimes de masse.
En effet, la question s’est généralement posée de savoir si ces mécanismes sont adaptés
pour répondre à des crimes internationaux commis sur une longue période de conflits qui
ont détruit les fondements sociologiques mêmes sur lesquels se reposaient les
traditions1433. Comme nous l’avons précédement souligné, au Soudan du Sud, les normes
coutumières ont été transformées, d’abord, sous la colonisation, et ensuite par les
différents régimes post-coloniaux et les nombreuses années de guerre civiles. Cela a
entrainé la transformation de ces droits en engendrant l’hybridité qui les caractérise
aujourd’hui1434. Luc Huyse et Mark Salter soutiennent dans leur rapport que les
juridictions traditionnelles ne sont faites que pour résoudre un petit nombre d’infractions
et qu’elles sont de ce fait inadaptées pour répondre à des crimes de masse comme les
crimes de guerre et les crimes contre l’humanité1435. Cette conclusion réflète aussi la
réalité au Soudan du Sud. En effet, les systèmes de justice traditionnelle sont
généralement mieux outillés pour résoudre des conflits intra-communautaires, et
éprouvent très souvent des difficultés à résoudre des conflits inter-communautaires de
grand ampleur. Toutefois, au Soudan du Sud, est-ce qu’il faut totalement exclure ces
systèmes de justice informelles comme un des mécanismes de réponse aux crimes qui ont
été commis dans le pays à partir de décembre 2013? Nous répondrons à cette question
dans les sections à venir. En attendant, en plus des polémiques sur la nature et le
fonctionnement des mécanismes de justice traditionnelle, il faut noter qu’ils font
également l’objet de débats recurrents quant au fondement juridique en vertu duquel ils
peuvent répondre aux crimes internationaux. Nous examinerons ces controverses dans la
section suivante.
1432
Voir supra la section précédente intitulé « Les conflits entre les droits coutumiers et les droits de la personne ».
Tim Allen et Anna Macdonald, supra note 1395 à la p 16.
1434 Voir par exemple Cherry Leonardi et al., supra note 454 la p 23.
1435 Luc Huyse et Mark Salter (dir.), supra note 1410 à la p 185.
1433
259
2.1.2. – Les débats sur les fondements juridiques des juridictions
traditionnelles à répondre aux crimes internationaux
Les débats sur les juridictions traditionnelles quant à leur fondement juridique à répondre
aux crimes internationaux, sont de plusieurs ordres. D’abord, en raison du degré élevé
d’expertise que ces crimes requièrent pour leur justice, il est soutenu que les juges de
droits coutumiers ne sont pas compétents à les connaître1436. Par exemple, le fait que
généralement les juges traditionnels méconnaissent la complexité du droit applicable aux
crimes internationaux et qu’ils jouent le double rôle de juges et de parties aux procès
coutumiers, sont considérés comme portant en soi des éléments structurant de procès
inéquitables 1437, surtout dans les sociétés post-conflictuelles comme le Soudan du Sud
caractérisés par des tensions politiques et inter-communautaires. En outre, les procédures
devant les juridictions traditionnelles sont généralemement caractérisées par l’absence de
représentation légale en faveur des accusés. Au Rwanda par exemple, les organisations de
défense des droits de la personne ont critiqué les tribunaux communautaires gacaca en
affirmant que leurs procédures violaient les droits fondamentaux des accusés du fait
qu’elles interdisaient la représentation par un conseil juridique et qu’une demande de
réexamen des affaires n’y était pas toujours garantie1438. De même au Soudan du Sud, les
parties aux procès devant les juridictions traditionnelles ne sont pas représentées par des
avocats 1439. Pourtant, compte tenu de la gravité des crimes internationaux, le droit pénal
international accorde une grande importance au droit de recourir à un conseil juridique
dans le but de permettre aux accusés de mieux se défendre et, au cas échéant, de s’assurer
que les coupables sont punis à la hauteur de leurs crimes 1440. Au Soudan du Sud, en
particulier, nous avons souligné plusieurs conflits qu’entretiennent les normes
coutumières avec les droits de la personne. Ceux-ci portent, par exemple, sur le don de
1436
Pacifique Manirakiza, supra note 1103 à la p 66.
Ibid à la p 68.
1438 Jennie E. Burnet, supra note 1411 à la p 99.
1439 Benjamin Baak Deng, « Traditional Justice Methods and Their Possible Impact on Transtional Justice Models in
South Sudan », (2018) 21 Max Planck Yearbook of United Nations Law Online 331 à la p 338.
1440 Pacifique Manirakiza, supra note 1103 à la p 69. Sur les fondements juridiques du droit à un conseil juridique, voir
par exemple, la Convention (I) de Genève pour l'amélioration du sort des blessés et des malades dans les forces armées
en campagne, supra note 486 Article 19 au para 4; la Convention (II), Convention (II) de Genève pour l'amélioration
du sort des blessés, des malades et des naufragés des forces armées sur mer, supra note 486 Article 50 au para 4 ; la
Convention (III) de Genève relative au traitement des prisonniers de guerre, supra note 486 Article 129, au para 4 et la
Convention (IV) de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre, supra note 486 Article
146, au para 4.
1437
260
jeunes filles aux familles victimes de meurtre en tant que compensation de sang sans tenir
compte du consentement de ces dernières 1441; les discriminations à l’égard des femmes,
des jeunes et des groupes minoritaires; le mariage des victimes de viol à leur agresseur
comme forme de réparation et les violences structurelles de genre contre les femmes par
rapport à la propriété foncière1442. En outre, comme nous l’avons signalé précédemment,
l’application des normes coutumières n’est pas toujours objective dans les communautés
traditionnelles car il arrive très souvent que les hommes qui les interprétent privilégient
leurs propres intérêts au lieu de l’intérêt de la communauté 1443. De plus, ces mécanismes
de justice, par leur nature, perpétuent des systèmes sociaux patriarcaux s’exprimant par
des relations de pouvoir inégales en faveur des hommes et au détriment des femmes et
des enfants.
Au regard de ces insuffisances des systèmes de justice traditionnelle, il semble à
première vue justifié de leur nier la compétence pour les crimes les plus graves qui
affectent toute la communauté internationale. Mais à observer de près, est-ce que le droit
international exclut totalement toute compétence à ces juridictions à connaître les crimes
internationaux? Pour répondre à cette question, il est nécessaire d’étudier les instruments
pertinents de droit international. À ce titre, tout d’abord, les Conventions de Genève de
1949 ratifiées par le Soudan du Sud le 25 janvier 2013, disposent que :
Les Hautes Parties contractantes s'engagent à prendre toute mesure législative nécessaire
pour fixer les sanctions pénales adéquates à appliquer aux personnes ayant commis, ou
donné l'ordre de commettre, l'une ou l'autre des infractions graves à la présente
Convention définies à l'article suivant.
Chaque Partie contractante aura l'obligation de rechercher les personnes prévenues d'avoir
commis, ou d'avoir ordonné de commettre, l'une ou l'autre de ces infractions graves, et
elle devra les déférer à ses propres tribunaux, quelle que soit leur nationalité. Elle pourra
aussi, si elle le préfère, et selon les conditions prévues par sa propre législation, les
remettre pour jugement à une autre Partie contractante intéressée à la poursuite, pour
autant que cette Partie contractante ait retenu contre lesdites personnes des charges
suffisantes1444.
1441
Aleu Akechak Jok, Robert A. Leitch et Carrie Vanderwint, supra note 362 à la p 22.
Martina Santschi, supra note 465 à la p 48.
1443 Fareda Banda, supra note 411 à la p 90; Brian Z Tamanaha, supra note 398 à la p 39.
1444 Voir la Convention (I) de Genève pour l'amélioration du sort des blessés et des malades dans les forces armées en
campagne, supra note 486 Article 49; la Convention (II) de Genève pour l'amélioration du sort des blessés, des
malades et des naufragés des forces armées sur mer, supra note 486 Article 50; la Convention (III) de Genève relative
au traitement des prisonniers de guerre, supra note 486 Article 129; la Convention (IV) de Genève relative à la
protection des personnes civiles en temps de guerre, supra note 486 Article 146; le Protocole additionnel I, supra note
1131 Article 85.
1442
261
De façon plus spécifique, nous avons montré précédemment que les dispositions
du DIH qui s’appliquent au Soudan du Sud sont l’Article 3 commun aux quatre
Conventions de Genève et le Protocole additionnel II. Nous avons aussi souligné qu’en
l’absence d’une obligation conventionnelle de la part du Soudan du Sud, même s’il
n’existe pas une obligation coutumière à poursuivre le génocide, les crimes de guerre, la
torture et les crimes contre l’humanité commis dans le cadre de conflits noninternationaux1445, il est de plus en plus accepté qu’une telle obligation est en
émergence1446. De plus, les Principes de coopération internationale en ce qui concerne le
dépistage, l’arrestation, l’extradition et le châtiment des individus coupables de crimes
de guerre et de crimes contre l’humanité affirment que « [l]es individus contre lesquels il
existe des preuves établissant qu’ils ont commis des crimes de guerre et des crimes contre
l’humanité doivent être traduits en justice et, s’ils sont reconnus coupables, châtiés, en
règle générale, dans les pays où ils ont commis ces crimes » 1447. Malgré le fait que ces
principes ne soient pas par essence juridiquement contraignants à l’égard des États, les
tribunaux français1448 et belges 1449 ont considéré qu’ils étaient obligatoires 1450. Selon
Pacifique Manirakiza, le juge belge s’est fondé sur le caractère normatif du terme «
doivent » contenu dans l’Article 1 de la résolution 3070 (XXVIII) pour justifier son
caractère contraignant1451. La jurisprudence de ces deux juridictions confirmait à travers
cette résolution l’émergence de l’opion juris d’une norme internationale coutumière en
matière d’obligation de poursuite des crimes les plus graves comme les crimes de guerre
et les crimes contre l’humanité commis en contexte de conflits armés non-
1445
Res schuerch, The International Criminal Court at the Mercy of Powerful States: An Assessment of the NeoColonialism Claim Made by African Stakeholders, Zürich, Asser Press, 2017 aux pp 107-108.
1446 Voir Robert Cryer et al., An Introduction to International Criminal law and Procedure, 3è edition, Cambridge
University Press, Cambridge, 2014 à la p 78.
1447
Principes de coopération internationale en ce qui concerne le dépistage, l’arrestation, l’extradition et le châtiment
des individus coupables de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, Doc. NU, A/RES 3074 (XXVIII), 3
décembre 1973 au Principe 5.
1448 Voir l’Affaire Javor et autres, Cour d’appel de Paris, Quatrième chambre d’accusation, appel d’une ordonnance
d’incompétence partielle et de recevabilité de constitution de parties civiles, Dossier N A 94/02071, Arrêt du 24
novembre 1994, disponible en ligne sur <https://competenceuniverselle.files.wordpress.com/2011/07/arret-ca-24novembre-1994-javor.pdf>, consulté le 9 novembre 2019, qui souligne que « [l]e magistrat instructeur a également
considéré que les principes de coopération internationale concernant le dépistage et le châtiment des individus
coupables notamment de crimes de guerre avaient bien la force obligatoire et l’effet direct d’un texte conventionnel ».
1449
Voir Tribunal de première instance (Bruxelles), juge d’instruction, Ordonnance no 216/98, (1999) 2 Revue de droit
pénal et criminel 286, à la p 288.
1450 Pacifique Manirakiza, supra note 1103 à la p 63.
1451 Ibid. Voire aussi Tribunal de de première instance (Bruxelles), juge d’instruction, supra note 1449 à la p 288.
262
internationaux1452. À ce jour, on peut affirmer qu’une telle opinio juris s’est presque
cristalisé, dans la mesure où comme l’a souligné Rosemary Nagy, il ne s’agit plus
aujourd’hui de savoir si quelque chose doit être faite après des conflits de masse, mais
plutôt comment cela doit être fait1453. Aussi, le Statut de Rome de la Cour pénale
internationale affirme que les crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la
communauté internationale ne sauraient rester impunis et que leur répression doit être
effectivement assurée par des mesures prises dans le cadre national et par le renforcement
de la coopération internationale »1454. En mettant ainsi l’accent sur la primauté de
compétence des tribunaux des États, le Statut de Rome précise que la Cour est «
complémentaire des juridictions pénales nationales »1455. Si le droit international accorde
clairement aux États la priorité de juger les crimes graves commis sur leur territoire ou à
l’étranger (généralement sur le fondement de la compétence personnelle active ou
passive), celui-ci ne fait pas la distinction entre les juridictions qui opèrent dans les États,
autrement dit, il ne privilégie pas les tribunaux pénaux classiques aux dépens des
juridictions traditionnelles ou informelles1456. Cependant, même si le droit international
ne fait pas de distinction entre les ordres juridiques internes des États, il convient de se
demander si les systèmes de justice traditionnelle sont tout de même assez outillés pour
répondre aux crimes internationaux selon les exigences du droit international. Ce débat
qui se pose au Soudan du Sud n’a pas de réponse tranchée. Mais, en raison des limites
inhérentes aux mécanismes classiques de justice transitionnelle et compte tenu du
contexte particulier du Soudan du Sud, il nous semble absolument nécessaire de donner
une place importante aux systèmes de justice traditionnelle pour mieux répondre aux
besoins de justice des populations et surtout pour contribuer à une transformation
effective du Soudan du Sud.
1452
Pacifique Manirakiza, supra note 1103 à la p 63. Voir également la jurisprudence de la CIJ, Affaire de la Licéité de
la menace ou de l’emploi d’armes nucléaire, CIJ, Avis consultatif, 8 juillet 1996 au para 70, qui soutient que malgré le
caractère en principe non obligatoire des résolutions de l’assemblée nationale des Nations Unies, celles-ci peuvent
indiquer l’émergence d’une norme juridique.
1453
Rosemary Nagy, supra note 29 aux pp 215-226.
1454 Statut de la C.P.I, supra note 13, Préambule.
1455 Ibid Article 1.
1456 Pacifique Manirakiza, supra note 1103 à la p 64.
263
2.2. – La contribution des systèmes de justice traditionnelle à la transformation
du Soudan du Sud
Pour que les systèmes de justice traditionnelle puissent contribuer à une transformation
effective du Soudan du Sud, nous pensons tout d’abord, qu’en raison de leur diversité,
leur fonctionnement devrait s’organiser au niveau national autour des “normes
transversales” qui les unissent (2.2.1). Ensuite, nous soutenons que le fonctionnement des
systèmes de droits coutumiers doit se faire en adéquation avec les règles fondamentales
des droits de la personne (2.2.2). Enfin, nous présenterons quelques domaines dans
lesquels les systèmes de justice traditionnelle pourraient contribuer à la transformation du
Soudan du Sud (2.2.3).
2.2.1. – Le fonctionnement des systèmes de justice traditionnelle à travers les
“normes transversales”
Du fait que la plupart des communautés du Soudan du Sud n’ont pas connu une
historicité étatique caractérisée par des autorités politiques qui assurent la protection des
individus1457, et que ces groupes se sont régulièrement fondés sur leurs normes
coutumières pour le règlement des différends sociaux, nous soutenons qu’un processus de
justice transitionnelle transformative doit accorder un rôle important aux systèmes de
justice traditionnelle. À ce titre, bien qu’elles soient des juridictions communautaires,
elles ne doivent pas être confondues avec d’autres types de juridictions communautaires
telles que par exemple les Resistance Committee Courts d’Ouganda ou les Comrade
courts mises en œuvre dans le passé dans certains États du bloc communiste. Dans le
premier cas, les juges étaient élus dans les villes ou dans les villages, tandis que dans le
deuxième cas, ils procédaient du principe de participation des populations à la gestion des
affaires de la cité en application de l’idéologie marxiste 1458. Comme nous l’avons
souligné précédemment, le Soudan du Sud est composé de plus d’une cinquantaine de
tribus qui ont chacun leurs propres droits coutumiers 1459. Les principaux groupes
ethniques sont toutefois les Dinka (35,8%) et les Nuer (15,6%)1460. Mais, bien que la
1457
Simon Simonse, supra note 364 à la p 18.
Voir sur ce point Pacifique Manirakiza, supra note 1103 aux pp 56-57.
1459 Francis M. Deng, supra note 350 à la p 317.
1460
Central
Intelligence
Agency,
«
South
Sudan
»,
disponible
en
ligne
sur
<https://www.cia.gov/library/publications/the-world-factbook/geos/print_od.html>, consulté le 27 novembre 2018.
1458
264
guerre civile post-décembre 2013 ait principalement opposé les Dinka et les Nuer, toutes
les communautés ont été affectées par les conflits. Dans ce contexte, au niveau national
quelle(s) norme(s) coutumière(s) devrai(en)t-on mettre à contribution pour contribuer à
une transformation effective du Soudan du Sud?
Pour y répondre, notre thèse ne procèdera pas à l’étude du rôle que peut jouer
individuellement chacun des droits coutumiers du Soudan du Sud dans la résolution des
conflits. Une telle étude, quoique envisageable, n’est pas l’approche que nous adoptons.
Pour nous, la mise en œuvre de l’“approche transformative de la justice transitionnelle”
au Soudan du Sud, peut se satisfaire de recourir aux “normes coutumières transversales”
des différents groupes ethniques. Par “normes coutumières transversales”, nous
entendons les principales normes communes à l’ensemble de ces groupes. Dans cette
perspective, selon le rapport de Vision Mondiale de 2001 sur la justice traditionnelle au
Soudan du Sud, les normes coutumières de la cinquantaine de tribus ont plus de
ressemblances que de dissemblances en ce qu’en réalité « [d]ifferences tend to be ones of
style rather than substance » 1461. Les systèmes juridiques traditionnels d’Afrique, en
général, et ceux du Soudan du Sud, en particulier, ne connaissaient pas des sanctions
pénales se mettant en œuvre par l’emprisonnement des fautifs 1462. Le principe du
contradictoire serait aussi complètement étranger chez la plupart des Sud-Soudanais 1463.
La principale norme commune à tous les droits coutumiers serait l’objectif de restauration
de l’harmonie communautaire au lieu de la punition 1464. Ainsi, contrairement à la
tradition juridique occidentale en matière criminelle, la justice traditionnelle vise la
restitution au lieu de la rétribution 1465. Cette pénologie partagée qui privilégie la
réconciliation entre les parties en conflit au lieu de la punition se retrouve dans les
concepts de cieng des Dinka et de ciang des Nuer qui reposent sur l’unité, la solidarité et
l’harmonie entre les membres des groupes 1466.
1461
Aleu Akechak Jok, Robert A. Leitch et Carrie Vanderwint, supra note 362 à la p 21.
Benjamin Baak Deng, supra note 1439 aux pp 333-334.
1463 Francis M. Deng, supra note 350 aux pp 302-303. Voir aussi Aleu Akechak Jok, Robert A. Leitch et Carrie
Vanderwint, supra note 362 à la p 16.
1464
Voir Aleu Akechak Jok, Robert A. Leitch et Carrie Vanderwint, supra note 362 à la p 21. Martina Santschi supra
note 465 à la p 47.
1465 Taslim Olawale Elias, The Nature of African Customary Law, Manchester, Manchester University Press, 1956 à la
p 130.
1466 Francis M. Deng, supra note 350 aux pp 293-295.
1462
265
Cette norme coutumière renvoie à ce que Oche Onazi et autres ont qualifié d’«
attribut le plus commun à la vie en Afrique sub-saharienne » à savoir, l’« Afrocommunautarisme »1467. Thaddeus Metz définit l’Afro-communautarisme par le fait de
partager la vie avec autrui, d’être solidaire et de se préoccuper de son bien-être; en
d’autres termes, le fait d’entretenir une relation amicale ou amoureuse avec son
prochain1468. Tout en reconnaissant la grande diversité qui caractérise les peuples
d’Afrique et du fait que les attributs du communautarisme ne puissent pas exister dans les
toutes les sociétés traditionnelles d’Afrique sub-saharienne, les auteurs soutiennent
néanmoins son existence de façon générale dans les traditions et cultures africaines 1469.
Celui-ci se trouve dans le concept d’Ubuntu théorisé par Desmond Tutu comme signifiant
que « mon humanité est inextricablement liée à la vôtre »1470. Cette philosophie que l’on
retrouve dans la notion de Unhu du Zimbabwe qui signifie « je vais bien si tu vas bien
aussi » s’aperçoit aussi en dehors de l’Afrique par exemple chez les communautés
autochtones d’Amérique du Nord à travers les concepts de Royaner chez les Iroquois ou
de Ceneca chez les Mohawk et les Hoyane1471. Ceci, pour dire que le communautarisme
n’est pas seulement propre à l’Afrique mais se retrouve aussi ailleurs chez d’autres
peuples du monde. Toutefois, nous soutenons que la norme de l’Afro-communautarisme
en vigueur au Soudan du Sud peut constituer le fondement sur lequel les différents droits
coutumiers peuvent se poser pour contribuer à la transformation du pays.
L’Afro-communautarisme est la philosophie qui sous-tend les décisions des Cours
de Chef lorsqu’elles sont appelées à trancher les différends sociaux. Les Chefs
traditionnels résolvent les différends en adoptant une procédure inquisitoire qui
impliquent les parties dans le but de parvenir à la réconciliation1472. Le processus peut
être d’abord enclenché par une des parties devant le conseil des anciens. Si le coupable
reconnaît son tort, une procédure de médiation est alors mise en œuvre par les anciens
dans le but de parvenir à la réconciliation. Cette procédure, qui a lieu en dehors des Cours
1467
Oche Onazi (éd.), African Legal Theory and Contemporary Problems: Critical Essays, Ius Gentium Comparative
Perspectives on Law and Justice, Vol. 29, Dordrecht, Heidelberg, New York, London, Springer, 2014 à la p 1.
1468 Thaddeus Metz, « African Conceptions of Human Dignity: Vitality and Community as the Grounds of Human
Rights », (2012) 13 Human Rights Review 19 à la p 27.
1469
Oche Onazi (éd.), supra note 1467 à la p 1.
1470
Desmond Tutu, Il n’y a pas d’avenir sans pardon, Paris, Albin Michel, 1999 à la p 39.
1471 Bernedette Muthien, « Egalitarianism and Nonviolence: Gifts of the Khoe-San », (2008) 38:1 Off Our Backs 57 à
la p 57.
1472 Aleu Akechak Jok, Robert A. Leitch et Carrie Vanderwint, supra note 362 à la p 16.
266
de Chefs, peut suivre un certain formalisme en fonction de la gravité de l’affaire et du
statut des personnes impliquées1473. La partie demanderesse peut cependant choisir de
porter l’affaire directement devant la Cour de Chef. Ainsi, en fonction de la nature du
conflit, les Chefs procèdent à des consultations, à des dialogues, à des médiations, voire à
des conférences interpersonnelles dans le but d’aboutir à un compromis entre les
parties 1474. Finalement, en cas de non-satisfaction d’une partie, l’affaire peut être portée
devant les tribunaux étatiques formels. Même dans ce cas, la norme commune des droits
coutumiers est présente. Les parties ne voient pas le juge comme jouant le rôle d’arbitre
d’une procédure accusatoire, mais plutôt comme un médiateur qui cherche à conduire les
parties vers la réconciliation 1475. On voit ainsi qu’au Soudan du Sud, il n’y a pas de
cloisonnement entre les normes traditionnelles et le droit formel étatique.
Comme l’a souligné Elias T. Olawale, dans la tradition juridique africaine de la
justice, la punition de l’auteur des crimes et la satisfaction des victimes sont deux
questions différentes qui doivent faire l’objet de traitement séparé 1476. La justice
traditionnelle, en général, considère les affaires d’homicide à la fois comme une question
délictuelle qui requiert de la réparation envers la victime et une question de responsabilité
collective1477. Selon l’Article 98 de la Loi d’administration locale du Soudan du Sud, en
principe, les juridictions coutumières n’ont pas une compétence criminelle, à moins qu’il
ne s’agisse d’affaires qui leur sont déférées par une juridiction de droit formel du fait de
l’existence d’une “interface coutumière”1478. Toutefois, tel que mentionné précédemment,
en raison de l’absence de tribunaux étatiques dans les zones rurales, les tribunaux
coutumiers sont devenus de facto les juridictions de première instance dans la résolution
des litiges civils et criminels dans ces régions. Pourtant, une des particularités des droits
coutumiers est qu’ils ne font pas la distinction entre le civil et le pénal. Une seule et
même procédure régit les deux branches de droit devant les juridictions coutumières. Au
cœur de ce système basé sur la réconciliation des parties se trouve le principe de
compensation par Dia en fonction des coutumes de la communauté d’appartenance de la
1473
Francis M. Deng, supra note 350 aux pp 23-24.
Benjamin Baak Deng, supra note 1439 à la p 339.
1475
Francis M. Deng, supra note 350 aux pp 23-26.
1476 Taslim Olawale Elias, supra note 1465 à la p 287.
1477 Aleu Akechak Jok, Robert A. Leitch et Carrie Vanderwint, supra note 362 à la p 22.
1478 Government of South Sudan, Local Governance Act, 2009, Section 98.
1474
267
victime1479. Cette norme coutumière considère que lorsqu’un membre d’une communauté
commet un crime envers un membre d’une autre communauté, tous les membres de la
communauté de l’auteur de l’infraction sont tenus pour collectivement responsables 1480.
En conséquence, le meurtrier ou sa tribu doit dédommager la tribu de la victime par le
payement d'un certain nombre de vaches ou un certain montant d’argent ou encore par le
don de jeunes filles 1481. La préférence des communautés locales de la compensation par
Dia en cas de meurtre a été pendant longtemps un sujet de débat au Soudan du Sud, qui
remonte à la période coloniale et reste encore d’actualité aujourd’hui. La Dia ou la
“compensation de sang” en cas de meurtre est finalement reconnue dans le Code pénal du
Soudan du Sud de 2008. Son Article 206 dispose que « if the nearest relatives of the
deceased opt for customary blood compensation, the Court may award it in lieu of death
sentence with imprisonment for a term not exceeding ten years » 1482. L’un des attraits de
la compensation de sang réside dans ce qu'elle permet d'éviter des actes de vengeance de
la part des communautés victimes1483. Elle est accompagnée généralement de cérémonie
de purification. Chez les Dinka par exemple, l’homicide engendre la souillure du
coupable qui ne peut être purifiée que par des cérémonies de purification. L’accusé qui ne
reconnaît pas sa culpabilité doit prêter serment devant un banybith ou maître de la lance.
Après le serment, s’il ne meurt pas ou n’est pas frappé de calamité durant un certain
temps, il est considéré comme innocent1484. Chez les Nuer, le kuaar twac ou prêtre de la
“peau de léopard” est la personne investie des fonctions religieuses de médiation et de
résolution des parties en conflit1485.
Le dédommagement par Dia ressemble à la cérémonie de purification des
coupables dite du Mato Oput d’Ouganda à travers laquelle le coupable boit un breuvage
amer pour consacrer la résolution du conflit par compensation 1486. En effet, cette justice
traditionnelle africaine met autant d’emphase sur la punition des crimes, que sur le besoin
de restitution. En cas de meurtre, pour les victimes, la justice traditionnelle implique que
1479
Aleu Akechak Jok, Robert A. Leitch et Carrie Vanderwint, supra note 362 à la p 22.
Benjamin Baak Deng, supra note 1439 à la p 337.
1481 Justice Aleu Akechak Jok, Robert A. Leitch et Carrie Vanderwint, supra note 362 à la p 40.
1482 Government of South Sudan, The Penal Code Act, 2008, Section 206.
1483
Marina Santschi, supra note 465 à la p 47.
1484
Benjamin Baak Deng, supra note 1439 aux pp 335-337.
1485 Edward Evan Evans-Pritchard, supra note 368 aux pp 290-291.
1486 Tim Allen, « Ouganda : la justice traditionnelle est-elle une alternative viable à la Cour pénale internationale ? »,
(2008) 53:1 Mouvements 118 à la p 119.
1480
268
le meurtrier leur paye la “compensation de sang” avant d’aller éventuellement en prison
selon le droit étatique1487. Elias T. Olawale soutient que dans le contexte africain, la
justice pénale peut satisfaire la communauté internationale, mais elle ne satisfait pas
forcément les besoins des familles meurtries par les crimes 1488. Dans cette veine, Joseph
H. Abraham souligne que « [what] is lacking in Western penology [is that] the offender is
punished without making restitution. On emerging from prison, he is reconciled neither to
himself, his victim nor the society » 1489. En cas de meurtre, l’équilibre social est perturbé.
La procédure de sa restauration n’est donc point pénale au sens de la théorie juridique
africaine, elle se fait, soit par l’exécution du coupable, ou à travers le payement de la
“compensation de sang”1490. C’est pourquoi, il nous paraît essentiel que la justice
coutumière joue un rôle important dans la justice transitionnelle au Soudan du Sud. En
tout état de cause, la justice pénale classique ne peut non seulement pas juger toutes les
personnes impliquées dans les massacres, mais aussi, elle a montré son incapacité à
poursuivre les auteurs des crimes commis. En outre, du fait que la justice traditionnelle
ou informelle permet d’engager la responsabilité collective de la communauté
d’appartenance du coupable, elle pourrait constituer un lieu idéal pour comprendre le rôle
joué par les institutions ou les organisations sociales dans la perpétration des crimes de
masse1491. Toutefois, comme nous l’avons souligné précédément, il ne faut pas non plus
penser que les systèmes de justice traditionnelle jouissent d’une légitimité absolue auprès
des populations. Les Chefs traditionnels sont très souvent critiqués pour leur corruption
ou incapacité ou encore pour avoir été complice d’une des parties aux conflits durant la
guerre civile1492. Mais, cela n’entame pas l’autorité dont ils sont généralement investis
dans les communautés. Alors que les populations n’ont pas confiance en la police et au
gouvernement, les Chefs traditionnels demeurent écoutés et, en cas de décision de justice
imposant une compensation, ce sont les Chefs qui collectent les vaches 1493.
1487
Jare Oladosu, « Choosing a Legal Theory on Cultural Grounds: An African Case for Legal Positivism », (2001) 2:2
West Africa Review 1 à la p 14.
1488 Taslim Olawale Elias, supra note 1465 à la p 286.
1489 Joseph Hayim Abraham, Sociology: A Historical and Contemporary Outline, London, Holder & Stoughton, 2nd
ed., 1975 à la p 187.
1490
J. H. Driberg, supra note 423 à la p 231.
1491
Pacifique Manirakiza, « La contribution africaine au développement de la justice pénale internationale », (20092010) 40 Revue de droit de l’Université de Sherbrooke 409 à la p 460.
1492 Cherry Leonardi et al, supra note 454 à la p 25.
1493 Ibid à la p 25.
269
En prenant en considération l’histoire du Soudan du Sud caractérisée par des
conflits continus qui ont émaillé la vie des populations de la région depuis les périodes
précoloniales à ce jour, et qui ont empêché la formation de structures étatiques mais
plutôt accru l’importance des revendications identitaires communautaires et des normes
coutumières, au détriment de l’appartenance à un État-nation, ne relève-il pas du bon sens
à vouloir que les mécanismes traditionnels jouent un rôle de premier plan dans
l’administration de la justice et des réparations pour les crimes commis dans le pays? À
notre avis, malgré les insuffisances et les imperfections de ces mécanismes notamment en
matière de protection des droits de la personne, au regard de l’ampleur des crimes
commis dans le pays et surtout de l’incapacité de l’État à rendre justice, il est nécessaire
de leur accorder une place importante dans l’administration de la justice. Il serait
toutefois nécessaire de veiller à ce que ces mécanismes informels soient en harmonie
avec les droits fondamentaux de la personne.
2.2.2. – La nécessité d’arrimer les systèmes de justice traditionnelle avec les
règles fondamentales des droits de la personne
Pour que les systèmes de justice traditionnelle puissent jouer un rôle transformatif au
Soudan du Sud, il faudrait qu’ils soient en harmonie avec les droits fondamentaux de la
personne. Comme nous l’avons souligné précédemment, bien que les populations locales
du Soudan du Sud veuillent jouir de la protection des droits de la personne, elles
craignent que les standards internationaux de protection de ces droits ne viennent détruire
leurs identités culturelles construites dans la résistance contre les différentes vagues de
colonisation1494. À cet égard, les initiatives de réformes des droits coutumiers entreprises
dans le pays par le passé pour les arrimer aux droits de la personne n’ont pas réussi, et
pire, elles ont dégradé davantage la condition de protection de ces droits1495. Dans ce
contexte, comment concilier la protection des droits de la personne avec les droits
culturels reconnus à la fois par la Loi sur l’administration locale de 20091496, la CTSS de
20111497 et par de nombreux instruments juridiques internationaux 1498 ? En effet, la
1494
Jan Arno Hessbruegge, « Customary Law and Authority in a State under Construction: The Case of South Sudan »,
(2012) 5 African Journal of Legal Studies 295 à la p 308.
1495 Cherry Leonardi et al., supra note 454 à la p. 84.
1496 Voir par exemple les Articles 12, 19, et 22 de la Loi sur le Local Government Act de 2009.
1497 Voir, en particulier, les Articles 5, 166 et 167 de la CTSS de 2011.
270
Déclaration universelle sur la diversité culturelle de 2001 soutient que « [l]a défense de
la diversité culturelle est un impératif éthique, inséparable du respect de la dignité de la
personne humaine », et qu’en conséquence, « [e]lle implique l’engagement de respecter
les droits de l’homme et les libertés fondamentales »1499. Dans la même veine, la
Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles
de 2005 dispose que « [l]a diversité culturelle ne peut être protégée et promue que si les
droits de l’homme et les libertés fondamentales […] sont garantis ». Elle ajoute en outre
que « [n]ul ne peut invoquer les dispositions de la […] Convention pour porter atteinte
aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales tels que consacrés par la
Déclaration universelle des droits de l’homme ou garantis par le droit international, ou
pour en limiter la portée » 1500. On peut donc affirmer que les droits de la personne
constituent le fondement normatif qui garantit le développement et la sauvegarde de la
diversité entre les cultures et dans les cultures1501.
Pour répondre à la question de la tension entre les normes culturelles et les droits
de la personne, nous pensons qu’il faudrait d’abord situer le sujet dans le cadre des débats
entre universalisme des droits de la personne et relativisme culturel présentés
précédemment. À ce titre, comme nous l’avons souligné, une des critiques que l’on peut
faire à l’encontre de l’universalisme est qu’il est étroitement lié au contexte culturel
occidental tout en prétendant à une application à l’échelle de la planète 1502. Quant au
relativisme culturel, nous en convenons avec Marie-Bénédicte Dembour qui soutient
qu’il pose problème essentiellement à deux niveaux : le premier est d’ordre éthique et
repose sur le fait qu’il refuse qu’on porte de l’extérieur un jugement moral sur la culture,
et ce faisant, les critiques ou les condamnations de pratiques culturelles contraires à la
Voir la par exemple la Déclaration universelle des droits de l’homme, supra note 597 Article 27; le Pacte
international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, supra note 485 art 15; le Pacte international sur les
droits civils et politiques, supra note 485 art 27; la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples, supra note
595, Articles 17 et 29. UNESCO, Notre diversité créatrice, Paris, Commission mondiale de la culture et du
développement, 1995; UNESCO, Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions
culturelles, adoptée le 20 octobre 2005 (entrée en vigueur : 18 mars 2007); UNESCO, Déclaration universelle sur la
diversité culturelle, adoptée par la conférence générale de l’UNESCO le 20 novembre 2001.
1499 Voir UNESCO, Déclaration universelle sur la diversité culturelle, supra note 1498 Article 4.
1500 UNESCO, Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, supra note
1490; UNESCO, Déclaration universelle sur la diversité culturelle, supra note 1498.
1501
Yvonne Donders, « Do Cultural Diversity and Human Rights Make a Good Match », (2010) International Social
Science Journal 15 à la p 31.
1502 Ian Hacking, « Language, Truth and Reason », dans Martin Hollis et Steven Lukes (éd.), Rationality and
Relativism, Oxford, Blackwell, 1982, cité par Alexander Betts, supra note 9 à la p 739.
1498
271
dignité humaine sont prima facie rejetés ou invalidés. Dans cette perspective, le
relativisme culturel appelle à la non-ingérence face à des pratiques culturelles
rétrogrades, inhumaines et dégradantes. Le deuxième problème du relativisme culturel est
d’ordre épistémologique, en ce sens qu’il repose sur une conception erronée de la notion
de “culture”. En effet, le relativisme culturel fait de la culture une chose, ce faisant, il la
réifie, alors que la culture est, par essence, dynamique, évolutive et changeante au gré du
temps et des circonstances1503. La culture serait alors un construit social dont les contours
sont déterminés par les membres du groupe. De ce fait, les normes culturelles ne
présentent pas toutes les mêmes légitimités sociologiques 1504. Les droits culturels du
Soudan du Sud dont par exemple le don de jeunes comme compensation, la pratique du
lévirat qui oblige les femmes contre leur volonté à marier le frère ou l’oncle de leur
défunt mari, la pratique de la dot du mariage qui se présente comme un “achat de la
femme”, l’exclusion des femmes de la propriété foncière peuvent être à juste titre remis
en cause. Mais, étant donné que chaque culture ou tradition repose sur une certaine
conception de la dignité humaine, comme par exemple le concept de dheng chez les
Dinka, les droits de la personne ne sont pas totalement antinomiques avec les cultures
non-occidentales en général et celles du Soudan du Sud en particulier. Les deux peuvent
être être conciliés sans que les premières ne soient imposées sur les seconds à travers une
nouvelle forme d’impérialisme1505. Pour ce faire, plusieurs approches peuvent être
envisagées pour mieux accomoder les droits culturels.
Une première approche est le dialogue interculturel. Elle se présente sous la forme
de l’ouverture de chaque culture pour apprendre des autres sans qu’il y ait une imposition
d’une culture sur une autre1506. Suivant cette approche, puisque la culture est par essence
évolutive, on pourrait de l’extérieur modifier la direction qu’elle prend à travers le
dialogue interculturel1507. Ainsi, à la lumière des droits de la personne, on pourrait avoir
des conversations sur les droits culturels afin d’amender les normes qui ne sont pas
1503
Selon Marie-Bénédicte Dembour, supra note 23 aux pp 28-29.
David Pimentel, « Rule of Law Reform without Cultural Imperialism? Reinforcing Customary Justice through
Collateral Review in Southern Sudan », (2010) 2:1 Hague Journal on the Rule of Law 1 à la p 7.
1505
Voir par exemple Rosa Ehrenreich Brooks, supra note 19.
1506
Holeman Warren Lee, The Human Rights Movement - Western Values and Theological Perspectives, New York,
Praeger, 1987 aux 214-215.
1507 Abdullahi Ahmed An-Na'im, « Introduction », dans Abdullahi Ahmed An-Na'im, (éd.), Human Rights in CrossCultural Perspectives - A Quest for Consensus, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1992 à la p 4.
1504
272
acceptables1508. Mais cela doit se faire à travers le dialogue en reconnaissant les aspects
“positifs” de la culture non-occidentale. En effet, il serait très difficile de changer la
culture d’un groupe lorsque de prime abord on considère qu’elle est foncièrement
“mauvaise”. En ce qui concerne les droits culturels, il faut noter qu’il n’en existe pas de
définition juridique, puisque la liste de ces droits est généralement tributaire de la
définition qu’on donne à la “culture”1509. En tenant compte de la nature ambiguë du
concept de “culture”, Yvonne Donders fait la distinction entre les droits culturels au sens
restrictif et les droits culturels au sens large. Au sens restrictif, ces droits se rapporteraient
à ceux faisant explicitement référence à la culture tels que par exemple le droit de
participer à la vie culturelle défini aux Articles 27 de la DUDH et Article 15(1)(a) du
PIDESC. Au sens large, les droits culturels renverraient non seulement aux droits
clairement culturels précités, mais également, aux droits civils, politiques, économiques
et sociaux liés à la culture tels que les libertés de religion, d’expression, d’association et
d’éducation1510. La “culture” dont il s’agit renvoie aux « valeurs culturelles africaines
positives » que les Africains ont le devoir de préserver en vertu de la Charte africaine des
droits de l’homme et des peuples 1511. En l’absence d’une définition de cette expression,
on peut retenir qu’elle fait référence aux droits culturels qui ne rentrent pas en opposition
avec les droits fondamentaux des femmes, des enfants et des groupes minoritaires. De ce
fait, pour changer les aspects “négatifs” d’une culture, il faudrait engager des dialogues
avec les présupposés qui lui sont propres comme par exemple le concept de dignité
humaine (dheng) chez les Dinka pour qu’éventuellement elle se remette en cause et
épouse d’autres valeurs plus émancipatrices.
Une autre approche de conciliation des droits traditionnels avec les droits de la
personne est le dialogue intraculturel. Selon cette approche, en mettant la culture en
contact avec les droits de la personne, il y a la possibilité de changer sa position sur ses
propres valeurs fondamentales 1512. Ce dialogue interne permettait de réfléchir sur la
rationalité et l’interprétation des normes culturelles 1513. Il peut se faire à travers des
1508
Raymond John Vincent, Human Rights and International Relations, Cambridge, Cambridge University Press, 1986
aux pp 53-57.
1509
Yvonne Donders, supra note 1501 à la p 18.
1510
Ibid à la p 19.
1511 Voir l’Article 29(7) de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, supra note 595.
1512 Abdullahi Ahmed An-Na'im, supra note 1507 à la p 4.
1513 Richard Falk, « Cultural Foundations for the International Protection of Human Rights », dans Abdullahi Ahmed
273
mesures de sensibilisation sociale ou d’éducation sous forme de débats intellectuels ou
scolaires, d’expressions artistiques ou littéraires, d’actions politiques ou sociales, voire à
travers des projets de développement1514. Puisque le droit est généralement dépendant des
structures sociales, au Soudan du Sud, la promotion des droits individuels s’inscrirait
dans un mouvement inévitable de transformation de l’organisation politique des
communautés ethnoculturelles1515. Celles-ci pourraient être sensibilisées à la nécessité
d’accorder à leurs membres la liberté de prendre part aux processus de prise de décisions
et le droit de renoncer aux normes coutumières de leur communauté ou d’opter pour le
forum juridique de leur choix 1516. Il faut noter que ces changements dans la culture sont
inévitables, en raison notamment de l’implication de la communauté internationale dans
la résolution des conflits, des nouvelles technologies de la communication, du retour des
réfugiés, du contexte de la transition politique, de la dislocation et du déplacement interne
des personnes1517. Toutefois, il ne faudrait pas que les droits de la personne soient
imposés de l’extérieur; le changement doit provenir de l’intérieur1518. Cette approche
donnerait plus de légitimité aux droits de la personne et engendrerait subséquemment une
plus grande adhésion des populations à ces normes. Par ailleurs, il faudrait aussi tenir
compte des relations de pouvoir qui se sont développées à la suite des transformations
substantielles subies par les communautés ethnoculturelles durant les périodes coloniales
et postcoloniales. De nos jours, en Afrique, de façon générale, les liens traditionnels qui
liaient l’individu à sa communauté sont devenus fragiles : les besoins personnels des
individus ont supplanté l’appartenance communautaire 1519. Les individus ne privilégient
plus toujours systématiquement les normes culturelles et collectives de leur communauté
d’appartenance sur leurs intérêts individuels. De ce fait, pour assurer une protection
effective des droits de la personne, il ne faudrait pas que ces droits soient perçus comme
An-Na'im, (éd.), supra note 1507 à la p 49. Bonny Ibhawoh, « Between Cultural and Constitution: Evaluating the
Cultural Legitimacy of Human Rights in the African State », 22 (2000) Human Rights Quarterly 838 aux pp 855-856.
1514 Yvonne Donners, « Human Rights and Cultural Diversity: Too Hot to Handle », (2012) 30:4 Netherlands Quarterly
of Human Rights 377 à la p 378; Abdullahi Ahmed An-Na'im, supra note 1507 à la p 4.
1515 Simon Simonse, supra note 364.
1516
Yvonne Donners, supra note 1514 à la p 381.
1517
Aleu Akechak Jok, Robert A. Leitch et Carrie Vanderwint, supra note 362 aux pp 26-29.
1518 David K. Deng supra note 430.
1519Sakah S. Mahmud, « The State and Human Rights in Africa in the 1990s: Perspectives and Prospects », (1993) 15:3
Human Rights Quarterly 485 aux pp 491-492.
274
une contrainte étrangère ou de l’élite, mais plutôt comme des normes issues d’un
processus de négociation 1520.
Les droits culturels du Soudan du Sud peuvent également être conciliés avec les
droits de la personne à travers une procédure de révision collatérale1521. À ce titre,
Raymond Verdier souligne que « l’universalisme [des droits de la personne] est un idéal
commun à l’humanité et qu’il ne peut cependant se réaliser que si chaque culture y
contribue selon sa propre voie » 1522. Cette approche reconnaît non seulement la nature et
les caractéristiques particulières aux droits traditionnels, mais aussi le rôle qu’ils jouent
dans la résolution des conflits sociaux. L’approche s’oppose dès lors à la transcription de
ces normes au Soudan du Sud dans la mesure où celle-ci pourrait priver les communautés
qui les produisent et les chefs qui les appliquent de leur rôle de façonner ces normes. Ce
faisant, la transcription pourrait retirer à ces normes leur caractéristique de droit vivant
qui s’adapte à l’évolution de la communauté qu’elles régissent1523. La préférence de
laisser vivre les droits traditionnels selon leurs modalités propres a été soulignée par
Martin Chanock au regard de l’expérience coloniale des Britanniques au Congo au début
du XXè siècle. Il précisait qu’en ce qui concerne le choix des chefs coutumiers, « the
emphasis lay on identifying the true chief so as not to upset the local hierarchy », et
qu’une fois établis, ces chefs devaient mettre en œuvre « […] customary law on the
assumption that this practice gave official sanction to an indigenous institution » 1524.
Cette pratique visait ainsi d’éviter de dénaturer dès l’abord les normes coutumières pour
ne pas les rendre ineffectives. Fort de ce constat, l’approche de révision collatérale
recommande de laisser libre-cours aux droits culturels de fonctionner selon leur
rationalité propre et de les soumettre à une révision par des mécanismes habilités auprès
des juridictions de droit formel, non pas sur le mérite, mais plutôt sur la procédure, le
résultat ou lorsque les réparations octroyées sont en deçà du standard minimum défini par
la Constitution1525. Pour David Pimental, il ne faudrait donc pas réviser les droits
coutumiers lors des appels interjetés devant les juges de droit formel, puisque soit ces
1520
Roderick A. Macdonald, supra note 746 à la p 144.
David Pimentel, supra note 1504 à la p 3.
1522
Raymond Verdier, supra note 410 à la p 97.
1523 David Pimentel, supra note 1504 à la p 19.
1524 Martin Chanock, supra note 397 à la p 45, cité par David Pimentel, supra note 1504 à la p 20.
1525 David Pimentel, supra note 1504 aux pp 22-23.
1521
275
juges n’ont pas une connaissance adéquate des normes coutumières appliquées ou soit du
fait que la procédure et la décision des systèmes coutumiers ne sont pas écrites. Un
mécanisme qui pourrait jouer ce rôle de révision collatérale au Soudan du Sud pourrait
être la Commission des droits de la personne (Human Rights Comnmission) dont la
fonction constitutionnelle est de veiller à la protection des droits de la personne 1526. Pour
Pimental, une telle approche contribuerait à renforcer l’autonomie de ces normes qui est
fondamentale à leur efficacité à résoudre les différends sociaux1527.
Au regard de ces possibilités d’arrimer les droits traditionnels avec les droits de la
personne, la situation de pluralisme juridique du Soudan du Sud ne serait pas en tant que
telle un problème, mais plutôt une opportunité qui offre au pays la possibilité de
construire un État de droit pluraliste qui favorise l’accès à la justice à toute sa population.
Ainsi, en dépit de leur particularité, les juridictions traditionnelles possèdent des
avantages qui font qu’elles peuvent être mises à contribution dans la mise en œuvre de
l’“approche transformative de la justice transitionnelle” au Soudan du Sud. Nous
examinerons dans la section suivante ces avantages ainsi que les domaines de
contribution de ces mécanismes à la transformation du pays.
2.2.3. – Les avantages et les domaines de contribution des systèmes de justice
traditionnelle à la transformation du Soudan du Sud
Nous présenterons, dans un premier temps, les avantages que possèdent les systèmes de
justice traditionnelle (2.2.3.1) et, dans un second temps, quelques domaines dans lesquels
ces mécanismes informels peuvent jouer un rôle important dans la transformation du
Soudan du Sud (2.2.3.2).
Selon l’Article 146 (1) de la CTSS de 2011, la fonction de la Commission des droits de la personne est de: « […]
(a) monitor the application and enforcement of the rights and freedoms enshrined in this Constitution; (b) investigate,
on its own initiative, or on a complaint made by any person or group of persons, against any violation of human rights
and fundamental freedoms; (c) visit police jails, prisons and related facilities with a view to assessing and inspecting
conditions of the inmates and make recommendations to the relevant authority; (d) establish a continuing programme of
research, education and information to enhance respect for human rights and fundamental freedoms; (e) recommend to
the National Legislative Assembly effective measures to promote human rights and fundamental freedoms; (f) create
and sustain within society awareness of the provisions of this Constitution as the fundamental law of the people of
South Sudan; (g) educate and encourage the public to defend their human rights and fundamental freedoms against all
forms of abuse and violation; (h) formulate, implement and oversee programmes intended to inculcate in the citizens
awareness of their civic responsibilities and understanding of their rights and obligations as citizens; (i) monitor
compliance of all levels of government with international and regional human rights treaties and conventions ratified by
the Republic of South Sudan; (j) express opinion or present advice to government organs on any issue related to human
rights and fundamental freedoms; and (k) perform such other function as may be prescribed by law ».
1527 David Pimentel, supra note 1504 aux pp 24-25.
1526
276
2.2.3.1. – Les avantages des systèmes de justice traditionnelle
Les juridictions traditionnelles ont plusieurs avantages qui font d’elles des dispositifs qui
peuvent être utilisés pour satisfaire la demande de justice à la suite de crimes de masse
comme ceux commis au Soudan du Sud. Le premier avantage de ces mécanismes de
justice est lié à leur mode de fonctionnement propre et à leur proximité des communautés
locales. Leonardi et autres résument ces bénéfices au Soudan du Sud comme suit : les
Cours de chefs sont accessibles; les frais de recours n’y sont pas chers; elles favorisent
l’accès à la justice; elles reposent sur une grande transparence et responsabilité; la
possibilité qu’offre ces Cours d’opter pour le forum de son choix favorise une
compétition positive entre elles, accroissant ce faisant leur efficacité; elles sont flexibles
dans la rétribution et dans la restauration; elles ont un lien avec la justice étatique à
travers les procédures d’appels; il existe une coopération entre elles et les organes
étatiques; elles sont un lieu de dialogue entre différentes générations; elles sont flexibles
et adaptables par rapport au droit coutumier vivant; elles sont efficaces dans la résolution
des conflits individuels1528.
À ces avantages s’ajoute le fait que les juridictions traditionnelles sont
généralement mises en œuvre dans le locus commissi delicti, autrement dit près des
victimes des crimes et elles fonctionnent dans la langue et la culture de la
communauté1529. Un tel fondement social et culturel a pour corollaire une plus grande
légitimité de ces dispositifs auprès des populations locales, ce qui favorise leur pleine
participation à ces procédures. Au Rwanda par exemple, au début des jugements du crime
de génocide, il avait été constaté que lorsque les procès avaient lieu dans le cadre formel
du tribunal, les accusés pouvaient facilement préparer des témoins à décharge pour nier
les faits. Pourtant, lorsque la Cour se déroulait dans les communautés, les accusés ou
leurs témoins ne pouvaient aisément mentir sur les faits, car la population intervenait sur
le champ pour relater la vérité1530. C’est ce qui a conduit le gouvernement à adopter les
juridictions communautaires gacaca. La Loi organique du 26 janvier 2001, portant
création de ces juridictions, dispose dans son préambule que puisque les « infractions ont
été commises publiquement sous les yeux de la population, qu’ainsi elle doit relater les
1528
Cherry Leonardi et al., supra note 454 à la p 72.
Pacifique Manirakiza, supra note 1491 aux pp 432-434.
1530 Murielle Paradelle et Hélène Dumont, supra note 1101 à la p 106.
1529
277
faits, révéler la vérité́ et participer à la poursuite et au jugement des auteurs présumés » et
que du fait que « le devoir de témoignage est une obligation morale, nul n’étant en droit
de s’y dérober pour quelque cause que ce soit » 1531. Toutefois, les gacaca ne constituaient
pas seulement un forum communautaire de révélation de la vérité, elles ont été également
conçues par les autorités rwandaises comme un vecteur de dialogue entre les
communautés divisées par les violences 1532. Mark Drumbl abonde dans cette même
veine, en soulignant que du fait que les délibérations étaient publiques et accessibles à
toute la population, cette justice traditionnelle fortifiait les victimes et les personnes
présentes lors des violences et aidait les communautés fragmentées à se reconstruire 1533.
Le Soudan du Sud pourrait bien s’inspirer de cette expérience rwandaise.
Les systèmes de justice traditionnelle ont aussi l’avantage d’être rapides. En
raison de la simplicité des procédures, ces systèmes de justice prennent généralement,
selon la gravité du litige, un à deux jours pour que les médiateurs traditionnels
parviennent à un compromis entre les parties 1534. Cette rapidité s’explique en outre par le
fait que les populations connaissent déjà les crimes qui ont été commis puisqu’ils ont eu
lieu en leur présence et souvent avec leur complicité active ou passive. En outre, les
populations sont généralement familiarisées avec les normes et aux procédures
coutumières. Tout cela permet à ces mécanismes de ne pas passer trop de temps à réunir
les preuves et à expliquer les normes et les procédures coutumières, mais plutôt à se
focaliser sur la recherche de compromis et de moyens pour restaurer l’harmonie entre les
parties et de la société dans son ensemble. Cette rapidité des juridictions traditionnelles
s’apprécie aussi plus aisément lorsqu’on la compare aux procédures devant les
juridictions pénales internationales. À titre d’exemple, le procès devant la Cour pénale
internationale de Laurent Gbagbo et de Charles Blé Goudé pour crimes contre l’humanité
commis dans le cadre des violences post-électorales du 16 décembre 2010 au 12 avril
2011 s’est ouvert le 28 janvier 2016 et a donné lieu à leur acquittement de toutes les
1531
Assemblée Nationale de Transition de la République du Rwnada, Loi organique n° 40/2000 du 26/01/2001 portant
création des « Juridictions Gacaca » et organisation des poursuites des infractions constitutives du crime de génocide
ou de crimes contre l’humanité, commises entre le 1er octobre 1990 et le 31 décembre 1994, au préambule.
1532
Murielle Paradelle et Hélène Dumont, supra note 1101 à la p 106.
1533 Mark Drumbl, « Punishment, Postgenocide: From Guilt to Shame to Civis in Rwanda », (2000) 75 New York
University Law Review 1221 à la p 1264.
1534 Pacifique Manirakiza, supra note 1491 à la p 436.
278
charges le 15 janvier 2019 1535. Le Procureur de la Cour ayant fait appel de cette décision,
les deux acquittés, dont la liberté est soumise à des conditions, sont à la disposition de la
Cour en attendant la décision de la Chambre d’appel1536. C’est dire que la justice pénale
internationale peut prendre plusieurs années avant d’arriver à une décision finale,
contrairement aux juridictions traditionnelles qui rendent généralement leur décision en
l’espace de quelques jours.
Par ailleurs, du fait que la justice pénale classique se focalise sur les
responsabilités pénales individuelles, elle n’est pas assez outillée pour résoudre les
responsabilités collectives très souvent à l’origine des crimes de masse1537. Du fait de la
collectivité qu’ils engagent dans leurs procédures, les mécanismes de justice
traditionnelle se présentent dès lors comme des fora appropriés pour engager la
responsabilité collective. Le rôle de la collectivité dans ce contexte pourrait s’analyser en
cherchant notamment à répondre aux violences structurelles ou systémiques, c’est-à-dire,
aux rôles des institutions et des communautés dans la commission des atrocités. Mark
Drumbl souligne par exemple qu’au Rwanda, le génocide s’est produit avec une telle
agencéité, qu’à défaut d’engager la culpabilité collective des populations, il faudrait au
moins engager la responsabilité collective des structures politiques et sociales qui ont
rendu possibles les atrocités 1538. Une telle responsabilité se mettrait en œuvre à travers
des sanctions non pénales telles que la responsabilité civile, les services communautaires,
la réprobation publique suivie de la réinsertion à l’égard des groupes ou des institutions
pour leur action ou leur inaction durant les conflits 1539. Les systèmes de justice
traditionnelle du Soudan du Sud peuvent ainsi être le cadre idéal pour engager ces
responsabilités. Après avoir présenté les avantages des systèmes de justice traditionnelle,
nous étudierons dans la section suivante quelques domaines de contribution de ces
mécanismes dans la transformation du Soudan du Sud.
1535 Voir Cour pénale internationale, Le Procureur c. Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé, Chambre de première
instance I, No ICC-02/11-01/15, 16 juillet 2019.
1536 Cour pénale international, « La Chambre d'appel de la CPI impose des conditions à la mise en liberté de Laurent
Gbagbo et Charles Blé Goudé suite à leur acquittement », 1er février 2019, disponible en ligne sur <https://www.icccpi.int/Pages/item.aspx?name=pr1436&ln=fr>, consulté le 8 décembre 2019.
1537
Voir Mark Drumbl, « Collective Violence and Individual Punishment: The Criminality of Mass Atrocity », (2005)
Nothwestern University Law Review 539 aux pp 571-577.
1538 Mark Drumbl, supra note 651 à la p 11.
1539 Mark Drumbl, « Collective Responsibility and Post-Conflict Justice », dans Tracy Isaacs et Richard Vernon (éds.),
Accountability for Collective Wrongdoing, Cambridge, Cambridge University Press, 2011 à la p 25.
279
2.2.3.2. – Les domaines de contribution des systèmes de justice traditionnelle à
la transformation du Soudan du Sud
Nous avons déjà montré que le système de justice pénale internationale classique ne peut
à lui seul complètement épuiser la demande de justice et de réconconciliation nationale
dans les contextes de crimes de masse1540, et que sa pertinence culturelle se pose aussi
sérieusement dans les sociétés non-occidentales. De ce fait, nous l’avons montré, le
Soudan du Sud est caractérisé par l’incapacité de l’État et le manque de volonté politique
de ses dirigeants à mettre en œuvre une justice pénale nationale ou internationalisée
crédible pour répondre aux crimes graves qui y ont été perpétrés. Une telle situation
commande à penser, malgré les normes que les systèmes de justice traditionnelle
appliquent, au rôle qu’ils peuvent jouer dans l’administration de la justice. Dans cette
perspective, Pacifique Manirakiza souligne que « dans la mesure où ils engagent toute la
société dans la recherche de solutions à ses problèmes, ces mécanismes constituent un
atout complémentaire aux efforts des institutions judiciaires classiques », et d’ajouter
qu’ils « contribuent à asseoir une véritable justice considérée dans ce contexte comme
une profonde transformation de l’ordre social, politique et juridique »1541. Dans la même
veine, dans son document de Politique de justice transitionnelle adopté en février 2019,
l’Union Africaine affirmait qu’il faudrait « [r]econnaître la contribution des pratiques
traditionnelles positives et des normes coutumières africaines qui se sont avérées des
compléments utiles aux poursuites pénales en ce qui concerne certaines catégories de
crimes » et que, ce faisant, ces mécanismes « devraient être adaptés et utilisés
parallèlement aux mécanismes formels pour résoudre les problèmes liés à la justice, à la
paix, à la responsabilité́ , à la cohésion sociale, à la réconciliation et à la guérison »1542. Le
recours aux systèmes de justice traditionnelle pourrait ainsi permettre de désengorger les
tribunaux étatiques qui ont des difficultés importantes à rendre justice. En ce qui
concerne leur mise en œuvre, en raison de leur nature propre, leur compétence
personnelle peut être limitée aux présumés auteurs qui se trouvent en bas de l’échelle de
1540
Voir, entre autres, Murielle Paradelle, Hélène Dumont et Anne-Marie Boivert, « Quelle justice pour quelle
réconciliation ? Le Tribunal pénal international pour le Rwanda et le jugement du génocide », (2005) McGill Law
Journal 359.
1541 Pacifique Manirakiza, supra note 1491 à la p 455.
1542 Union Africaine, Politique de justice transitionnelle, adoptée en février 2019, disponible en ligne sur
<https://au.int/sites/default/files/documents/36541-doc-au_tj_policy_fre_web.pdf>, consulté le 9 décembre 2019.
280
la criminalité, à savoir les exécutants, alors que les “plus grands responsables”, c’est-àdire, les personnes qui ont donné les ordres, pourraient relever de la compétence des
juridictions étatiques ou internationales 1543. Quant à leur compétence matérielle, elle
pourrait porter sur certaines violences dont par exemple les conflits inter-communautaires
(2.2.3.1.1), les violences sexuelles faites aux femmes (2.2.3.1.2), et les crimes des enfants
soldats (2.2.3.1.3). Nous analyserons ces questions dans les sections suivantes.
2.2.3.1.1. – La résolution des conflits inter-communautaires
Dans le cadre de la mise en œuvre de l’“approche transformative de la justice
transitionnelle” au Soudan du Sud, les systèmes de justice traditionnelle pourraient être
utilisés pour résoudre les violences inter-communautaires. Comme nous l’avons
précédemment souligné, ces conflits sont assez complexes dans la mesure où ils sont
polycentriques et s’opèrent à plusieurs niveaux 1544. Ils portent généralement sur des
différends relatifs à l’accès aux zones de pâturage, à la terre, aux raids de femmes, de
jeunes filles et de bétails 1545. Habituellement, ce sont les conflits intra-communautaires
qui sont jugés par les juridictions traditionnelles. Pour les conflits inter-communautaires,
ils sont résolus par des Cours spéciales, des rencontres inter-communautaires et par des
conférences de paix1546. La composition de ces mécanismes diffère selon les localités et
selon l’ampleur des conflits. Ils peuvent être composés soit de chefs traditionnels, soit de
différentes autorités telles que les chefs traditionnels, les leaders d’église, les
représentants des femmes, les représentants des jeunes, les hommes politiques, les
organisations communautaires, les organisations internationales 1547. Malgré le fait que
ces conflits ont entrainé la mort de milliers de personnes 1548, le R-ARCSS ne s’est pas
assez penché sur les réponses à leur apporter. Les mécanismes de justice transitionnelle
qu’il a prévus se focalisent plutôt sur les conflits de nature politique.
Pourtant ces conflits sont généralement assez difficiles à résoudre. Tel que
mentionné auparavant, en plus du fait que les coupables parviennent très souvent à fuir en
1543
Pacifique Manirakiza, supra note 1491 à la p 471.
United Nations Development Programme, supra note 213.
1545
Peter Hakim Justin et Han van Dijk, supra note 1274 à la p 10. Voir aussi Lotje De Vries et Peter Hakim Justin,
supra note 1289.
1546 Marina Santschi, supra note 465 à la p 49.
1547 Ibid.
1548 David K. Deng, supra note 430.
1544
281
traversant les frontières administratives ou internationales, le fait que les coupables et les
victimes ne sont pas issus des mêmes communautés ethniques rendent les réparations
suivant les procédures coutumières difficiles 1549. Leonardi et autres soulignent que
lorsque ces conflits ont conduit à des morts, les chefs traditionnels hésitent très souvent à
les trancher, puisqu’ils mettent leur propre vie dans danger. Ils préfèrent être associés à
d’autres autorités locales dont les leaders d’église pour procéder aux négociations afin de
parvenir aux mesures de réparation qui assureront la paix 1550. Au regard de ces
complexités, nous recommandons que ces conflits soient pris en compte dans le cadre de
la justice transitionnelle et que les chefs traditionnels soient associés à d’autres autorités
locales et appuyés par des agents d’organisations internationales pour résoudre ces
conflits. En plus des violences régulières dont les raids de femmes, de bétails que ces
instances résolvent habituellement, ils peuvent aussi avoir la compétence pour des
infractions contre la propriété commises dans le cadre des crimes internationaux
perpétrés dans les conflits1551. L’adoption de mécanismes ad hoc qui associent les chefs
traditionnels, les autorités religieuses et des acteurs internationaux pourrait ainsi
contribuer à une transformation effective de ces conflits. En plus des conflits intercommunautaires, les systèmes de justice traditionnelle pourraient aussi jouer un rôle
important dans la résolution des violences sexuelles faites aux femmes, du fait du
pluralisme juridique étatique qui caractérise le Soudan du Sud.
2.2.3.1.2. – La résolution des violences sexuelles faites aux femmes
Au Soudan du Sud, bien que les violences sexuelles soient de la compétence des
juridictions du droit formel de l’État, elles relèvent aussi des systèmes de justice
traditionnelle en raison du lien entre ces crimes et le droit de la famille 1552. Dans certaines
localités, les crimes de violence sexuelle sont systématiquement déférés devant les
juridictions étatiques de droit formel, alors que dans d’autres, ils sont jugés par les
1549
Ibid.
Cherry Leonardi et al., supra note 454 à la p 66.
1551
Pacifique Manirakiza, supra note 1103 à la p 71.
1552
Haki, « Combatting Gender-Based Violence in the Customary Courts of South Sudan », 2011 à la p 42, disponible
en
ligne
sur
<https://static1.squarespace.com/static/53f7ba98e4b01f78d142c414/t/53ffdb13e4b0bf4098a1194d/1409276691505/Co
mbatting+GBV+in+South+Sudan_Haki.pdf>, consulté le 26 mai 2020.
1550
282
juridictions traditionnelles en application des normes coutumières 1553. Dans ces dernières
situations, les actes de viol et autres violences sexuelles ne sont pas appréhendées comme
des crimes individuels qui concernent seulement le coupable et la victime, mais ils sont
considérés comme des crimes collectifs qui affectent aussi leur(s) communauté(s)
d’appartenance. Les réparations dépendent généralement de l’âge de la victime, de son
statut marital et social et de la “valeur” qui lui est accordée dans sa communauté 1554. Elles
prennent généralement la forme de compensations déterminées par les chefs
coutumiers1555. À Rumbek, par exemple, ville où il y a le taux le plus élevé de violences
sexuelles, les Cours de chefs ignorent habituellement les affaires dans lesquelles la
femme est battue pour une faute qu’elle aurait commise, à moins qu’elle ne soit enceinte.
Lorsque la femme est fautive, elle est généralement punie de 30 coups de fouets. Dans
une affaire de viol, l’accusé a été condamné à trois mois de prison et à des droits de
compensation de cinq vaches1556. Ceci démontre davantage la nature hybride de la justice
traditionnelle qui comporte des éléments de rétribution en sus de l’aspect restaurateur.
Du fait de l’ampleur des violences sexuelles commises au Soudan du Sud durant
les conflits et en raison de leur gravité, notre “approche transformative de la justice
transitionnelle” suggère que ces crimes contre les femmes fassent l’objet à la fois de
procédure pénale devant les juridictions de droit formel et de procédure coutumière
devant les juridictions de droits coutumiers. Cette approche holistique permettrait à ces
crimes d’être non seulement punis par des peines d’emprisonnement, mais en plus de
faire l’objet de compensation sous la forme d’un certain nombre de vaches à donner aux
victimes, et de purification selon les normes coutumières locales. En outre, du fait que
ces normes tendent généralement à renforcer les structures de discrimination et
d’inégalité de genre à l’encontre des femmes et des jeunes filles 1557, même s’il faut les
laisser fonctionner selon leur rationalité propre, leur procédure doit se dérouler en veillant
à leur arrimage adéquat avec les droits fondamentaux de la personne. Par ailleurs,
1553
Legal Action Worldwide (LAW), Accountability for Sexual Violence Committed by Armed Men in South Sudan,
South Sudan Law Society, Nuhanovic Foundation, 2016 à la p 26, disponible en ligne sur
<http://www.legalactionworldwide.org/wp-content/uploads/2016/05/Legal-Action-Worldwide-Report-onAccountability-for-Sexual-Violence-Committed-by-Armed-Men-in-South-Sudan.pdf>, consulté le 27 mai 2020.
1554
Ibid à la p 16.
1555 Ibid.
1556 Haki, supra note 1552 à la p 45.
1557 David K. Deng, supra note 430 à la p 47.
283
comparativement aux juridictions de droit formel et à la CVRG, un avantage des
instances traditionnelles est qu’elles ne sont pas sujettes à la double victimisation dont les
femmes font généralement l’objet devant les mécanismes formels de justice lorsqu’elles
sont soumises à des procédures parfois humiliantes de contradictoire et de contreinterrogation1558. En effet, bien qu’elles exigent des témoins, ces instances ne soumettent
pas généralement les femmes victimes de violences sexuelles, et particulièrement celles
qui sont tombées enceintes et les filles-mères, à de longues interrogatoires dans le but de
déterminer la crédibilité de leur témoignage. Elles cherchent simplement à les réinserrer
dans la communauté locale à travers les rites traditionnels. C’est pourquoi selon les
Principes de Paris, « [p]our les faire accepter, il faut prévoir des mesures telles que la
pratique des rituels traditionnels, les réparations, la fourniture de soins médicaux et l’aide
à la recherche d’un gagne-pain, et l’instauration de liens avec les groupes féminins »1559.
En plus des contributions qu’ils peuvent faire concernant les violences sexuelles faites
aux femmes, les systèmes de justice traditionnelle peuvent aussi jouer un rôle important
dans la résolution des crimes commis par les enfants soldats.
2.2.3.1.3. – La résolution des crimes des enfants soldats
Selon le Projet de Statut du THSS, « [t]he hybrid Court shall have no jurisdiction over
any person who was under the age of 18 years at the time of the alleged commission of a
crime »1560. En outre, en droit international, la question se pose de savoir si les enfants
soldats doivent être tenus pour responsables des crimes qu’ils ont commis dans les
conflits ou s’ils devraient au contraire être considérés comme des victimes de la
guerre1561. Pour les Principes de Paris, les enfants ayant commis des crimes alors qu’ils
étaient associés à des groupes armés doivent être considérés principalement comme des
victimes et non comme des auteurs présumés de ces crimes 1562. Au regard de ces normes,
plusieurs jeunes combattants et particulièrement de l’“Armée Blanche” qui ont commis
1558
Voir Julie Martus, « Shouting from the Bottom of the Well: The Impact of International Trials for Wartime Rape
on Women’s Agency », (2004) 6 International Feminist Journal of Politics 110 à la p 112.
1559 Les Principes de Paris, Principes directeurs relatifs aux enfants associés aux forces armées ou aux groupes armés,
février 2007 [Principes de Paris] Principe 7.61.
1560 Projet de Statut du THSS, Article 9.
1561
Voir, entre autres, Mark A. Drumbl, Reimagining Child Soldiers in International Law and Policy, Oxford, Oxford
University Press, 2012; Pieter Brits & Michelle Nel, « The Criminal Liability of Child Soldiers: In Search of a Standard
», (2012) 22:3 Journal of Psychology in Africa 467; Matthew Happold, « Child Soldiers: Victims or Perpetrators »,
(2008) 29 University of La Verne Law Review 56.
1562 Les Principes de Paris, supra note 1559 au Principe 3.6.
284
des crimes graves pendant les conflits se trouveront, en raison de leur bas âge, exclus de
toute poursuite par le THSS. De plus, ces jeunes pourraient aussi échapper à toute
poursuite au plan interne en raison non seulement du manque de volonté politique, mais
aussi du fait de la législation ambiguë sur le statut des enfants mineurs tel que
précédemment présenté. De ce fait, pour que les crimes commis par ces enfants ne
tombent pas dans l’impunité totale, il faudrait que d’autres mécanismes puissent travailler
à engager leur responsabilité. Nous pensons que les systèmes de justice traditionnelle
peuvent pleinement jouer ce rôle.
Selon le Groupe de travail inter-institutions sur le désarmement, la démobilisation
et la réintegration, « [c]ultural, religious, and traditional rituals can play an important role
in the protection and reintegration of girls and boys into their communities, such as
traditional healing, cleansing and forgiveness rituals, the development of solidarity
mechanisms based on tradition »1563. Les juridictions traditionnelles peuvent ainsi
constituer des fora adéquats de responsabilisation des enfants par rapport à leurs actes
tout en leur accordant des mesures adéquates de rééducation et de reinsertion sociale 1564.
À la suite de la guerre civile du Mozambique (1977-1992), par exemple, à travers les
cérémonies de purification, les guérisseurs traditionnels et religieux sont parvenus à
réconcilier les enfants avec leur passé criminel et à les réinsérer dans leur famille et dans
leur communauté d’origine1565. En Ouganda, la justice traditionnelle a joué également un
rôle important dans la réinsertion des enfants soldats. Les cérémonies traditionnelles ont
été utilisées diversement par les communautés, parfois en organisant des rituels de
purification et de guérison des enfants avant leur réintégration dans la communauté, et en
laissant de côté d’autres procédures coutumières comme la demande de pardon, la
responsabilité, le remords, et la compensation 1566. Cela met en exergue la nature flexible
et adaptable des normes coutumières qui fait en sorte qu’elles peuvent être modifées par
les chefs traditionnels suivant les situations. Le Soudan du Sud pourrait donc soumettre
1563
Inter-Agency Disarmament, Demobilization and Reintegration Working Group (IDDRWG), IDDRS Module 05.30:
Children
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2005
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<https://bettercarenetwork.org/sites/default/files/Children%20and%20DDR.pdf>, consulté le 27 mai 2020.
1564
Pacifique Manirakiza, supra note 1491 aux pp 470-473.
1565
Voir N. Boothby, J. Crawford, & J. Halperin, « Mozambique Child Soldier Life Outcome Study: Lessons Learned
in Rehabilitation and Reintegration Efforts », (2006) 1:1 Global Public Health 87.
1566 Hope Among, « The Application of Traditional Justice Mechanisms to the Atrocities Committed by Child Soldiers
in Uganda: A Practical Restorative Justice Approach », (2013) 13 African Human Rights Law Journal 441 à la p 452.
285
les enfants soldats aux systèmes de justice traditionnelle afin qu’ils soient purifiés avant
d’être réinsérés dans leurs communautés respectives. Par ailleurs, en plus du rôle que les
systèmes de justice traditionnelle peuvent jouer dans la résolution des crimes des enfants
soldats, il convient de noter qu’à travers leurs procédures, ils peuvent aussi fortement
contribuer à la réconciliation nationale.
2.2.3.3. – La contribution à la réconciliation nationale
Du fait que les conflits aient touché toutes les couches de la société sud-soudanaise et que
les populations en aient été à la fois des victimes directes et indirectes, leur participation
aux mécanismes de justice traditionnelle pourrait contribuer à la réconciliation entre des
familles, des communautés et, partant, de la nation entière. Cette justice participative
pourrait suivre l’exemple du Rwanda post-génocide où 169 442 citoyens-juges ont été
élus pour rendre justice dans 12 103 tribunaux gacaca et où les populations des villes
comme dans les villages ont été associées à la recherche de la justice et la
réconciliation1567. Le Soudan du Sud pourrait s’inspirer de cette expérience, en se fondant
essentiellement sur leur aspect restaurateur, afin de juger les crimes commis dans les
communautés. Pour ce faire, il est nécessaire que les juridictions traditionnelles donnent
la parole aux populations des villes et des villages pour qu’elles s’expriment sur les
violations dont elles ont été victimes afin que les chefs traditionnels procèdent aux
médiations et aux conciliations nécessaires selon les droits coutumiers. Comme nous
l’avons souligné précédemment, la reconnaissance des victimes est en soi une justice qui
participe à leur guérison et à leur réconciliation avec les personnes fautives. En se
focalisant sur la restauration de l’équilibre communautaire au lieu du modèle des gacaca
réinventées qui était plus rétributif que restaurateur1568, les juridictions traditionnelles
pourraient fortement contribuer à la réconciliation des familles et des communautés. Par
ailleurs, la mise en œuvre de mesures de compensation selon les normes coutumières en
vue de réparer les préjudices subis par les familles et les communautés pourrait aussi
faciliter le processus de réconciliation. Celles-ci pourraient se faire à travers le paiement
d’un certain montant d’argent ou un certain nombre de vaches selon les droits coutumiers
1567
1568
Pacifique Manirakiza, supra note 1491 aux pp 422-423.
Ibid à la 425.
286
des victimes. À travers ces mesures, ces mécanismes informels pourraient ainsi
contribuer à la réconciliation nationale.
287
Conclusion
À la suite de cette thèse, il ressort que la théorie et la pratique de la justice transitionnelle
ont connu des développements importants depuis la conceptualisation de la discipline au
début des années 1990. Elle a fait l’objet de critiques virulentes quant à la capacité de ses
mécanismes classiques à savoir la justice pénale et les Commissions de vérité et de
réconciliation à répondre effectivement aux crimes internationaux et à transformer
substantiellement les sociétés post-conflictuelles. Ces reproches ont notamment souligné
l’enracinement de ces dispositifs dans l’idéologie du libéralisme politique à travers leur
focalisation sur les violations des droits civils et politiques, tout en marginalisant les
violations des droits sociaux, économiques et culturels. Autrement dit, il est soutenu que
ces mécanismes ne répondent pas assez aux causes structurelles qui sont le plus souvent à
la source des violences. C’est dans ce contexte que cette thèse s’est proposée de
rechercher le modèle de justice transitionnelle qui serait le plus efficace pour le Soudan
du Sud. Pour ce faire, elle a adopté comme cadre théorique l’“approche transformative de
la justice transitionnelle” pour analyser les défis structurels, sociaux, économiques,
politiques et conflictuels qui se posent au Soudan du Sud. Au terme de l’étude, la
question se pose de savoir si cette approche théorique garantit véritablement l’effectivité
de la justice transitionnelle dans le pays? À cette interrogation, nous répondons qu’au
regard du contexte historique du pays et de l’analyse qui a été faite, nous pouvons
affirmer que cette approche se présente comme possédant des éléments conceptuels
pertinents pour analyser le contexte conflictuel dans le but de contribuer à sa
transformation profonde. En effet, en raison des violences structurelles politiques,
sociales et économiques, et les violences physiques que la région a connu durant les
périodes coloniale et postcoloniale, cette “approche transformative de la justice
transitionnelle” permettrait de punir les crimes commis dans le pays, guérir et réconcilier
les communautés opposées et poser les fondements d’un nouvel ordre politique et social.
Elle permettrait également de concevoir la mise en œuvre de chacun des mécanismes de
justice transitionnelle, à savoir, les juridictions nationales, le THSS, la CVRG, et les
systèmes de justice traditionnelle, non pas simplement comme des instuments qui visent,
selon les expériences passées, la transition des conflits vers la paix ou de l’autocratie vers
la démocratie sans posséder les outils conceptuels adéquats pour atteindre ces objectifs,
288
mais plutôt comme des dispositifs réinventés dans leur substance propre pour contribuer à
une véritable transformation du pays. Pour cela, il faudrait tout d’abord que les tribunaux
nationaux mettent en œuvre les réformes suggérées pour résoudre les défaillances du
systèmes de justice nationale. La justice pénale devra ensuite engager des pousuites
ciblées pour réprimer particulièrement les instigateurs de violences inter-communautaires
et les auteurs des violences faites aux femmes, tout en s’assurant d’une participation
effective des populations à son processus. En ce qui concerne le THSS, il devra tenir
compte de la diversité culturelle et normative dans la justice à rendre et jouer un rôle
important dans la réparation des injustices structurelles et socio-économiques du pays.
Quant à la Commission de vérité, de réconciliation et de guérison (CVRG), elle doit faire
l’objet d’une grande implication des populations locales afin d’être réellement
transformative. À ce titre, nous avons montré que les victimes tant directes qu’indirectes
doivent avoir une attention particulière. Elles ne doivent pas être considérées comme de
simples acteurs de la CVRG, mais comme des agents qui changent les relations de
pouvoir et les inégalités structurelles existantes. Elle doit être une institution qui
transforme les victimes elles-mêmes et leur condition. Aussi, en ce qui concerne
notamment les femmes, la CVRG doit éviter d’être un forum qui leur suscite de nouvelles
traumatisations. Par ailleurs, la CVRG doit mettre en œuvre des mesures de réparation à
la fois individuelles ou collectives. Mais, il convient de noter que bien que les premières
aient des avantages se rapportant à la reconnaissance, à la compensation, à la restauration
des victimes des conflits, elles peuvent aussi avoir des revers quand elles sont utilisées
par l’État pour ne pas opérer les transformations structurelles nécessaires au pays. C’est
pourquoi les réparations doivent être aussi collectives en se rapportant à la construction
d’infrastructures communautaires et à la résolution des violations des droits
économiques, sociaux et culturels, et en particulier, les droits de proprité. Les réparations
doivent aussi consister en des mesures symboliques comme des monuments
commémoratifs qui constituent des outils mémoriels qui éduquent la nouvelle génération
sur les violences du passé pour que celles-ci ne se reproduisent plus. Nous avons aussi
montré comment la réconciliation et de la guérison peuvent également contribuer à la
transformation du Soudan du Sud en engageant l’ensemble de la population dans la
recherche de la vérité, de la justice, de la réparation et des garanties de non-répétition. Par
289
ailleurs, nous avons également souligné le rôle que peuvent jouer les systèmes de justice
traditionnelle ou communautaire dans la transformation du pays, en dépit des
controverses dont ils sont souvent l’objet. Nous avons démontré que pour que ces
mécanismes puissent contribuer à la transformation du Soudan du Sud, ils doivent être
mis en œuvre à travers les normes transversales des droits coutumiers, dans une
conception pluraliste du droit, en harmonie avec les droits de la personne. Les avantages
de ces mécanismes sont le désengorgement des tribunaux étatiques, leur capacité à
répondre rapidement à certains crimes comme ceux des enfants, ceux contre la propriété,
les conflits inter-communautaires, et les violences sexuelles faites aux femmes.
Ainsi, au regard des développements de cette thèse, nous pouvons affirmer que la
mise en œuvre de l’“approche transformative de la justice transitionnelle” est
complètement réalisable au Soudan du Sud pour autant qu’elle bénéficie d’au moins deux
ordres de conditions. À défaut d’un engagement politique ferme de la part des autorités
politiques et militaires du pays, il faudrait une pression forte de la part des membres de la
communauté internationale. Ces acteurs doivent veiller à ce que les mécanismes de
justice transitionnelle bénéficient d’une grande légitimité tout au long de leur mise en
œuvre. Pour cela, ils doivent s’assurer que ces dispositifs reposent sur le principe d’une
participation active des populations dans leur diversité à la fois au cours de leur mise en
place, de leur fonctionnement, des délibérations et des prises de décision comme cela a
été amorcé lors du processus de dialogue national. Aussi, ces mécanismes doivent
bénéficier de l’indépendance institutionnelle et des moyens logistiques nécessaires pour
fonctionner et mener à bien leurs activités pour contribuer effectivement à la
transformation du contexte conflictuel.
Par ailleurs, il convient de souligner que plusieurs défis majeurs pourraient
menacer la mise en œuvre effective de l’“approche transformative de la justice
transitionnelle”. Il s’agit tout d’abord du fait qu’elle pourrait être considérée comme trop
ambitieuse de part ses objectifs et, de ce fait, les décideurs politiques pourraient
succomber à la tentation, toujours présente en contexte transitionnel, de se limiter à une
mise en œuvre superficielle des mécanismes de justice transitionnelle de manière à
donner l’impression que “quelque chose a été faite” alors que rien n’a substantiellement
changé. Cette situation qui dépend du contexte socio-politique et des intérêts des acteurs
290
est fortement présente au Soudan du Sud dans la mesure où ce sont les mêmes acteurs
préconflictuels qui sont encore au pouvoir dans la période postconflictuelle. En outre, du
fait que le processus de justice transitionnelle en cours ne fait pas suite à la victoire
militaire ou politique d’une partie au conflit sur une autre, mais plutôt à un accord de paix
arraché sous la pression de la communauté internationale, il y a une forte probabilité que
le processus de justice transitionnelle soit fortement contrôlé par ces acteurs politiques et
militaires pour s’assurer qu’il ne compromette pas leurs intérêts politiques et
économiques. La mise en œuvre de la justice transitionnelle pourrait ainsi se limiter juste
à la poursuite de la paix négative sans que l’on ne cherche à résoudre les causes
profondes des conflits. Cela pourrait fortement hypothéquer la réalisation de l’“approche
transformative de la justice transitionnelle” dans le pays. Pour éviter cela, comme nous
l’avons souligné, il faudrait que cette approche de la justice transitionnelle soit fortement
accompagnée par la communauté internationale et s’inscrive dans le long terme en
s’assurant de poser progressivement les bases d’une transformation substantielle du
contexte conflictuel à partir du début de la période transitionnelle.
Un autre défi majeur qui menace l’“approche transformative de la justice
transitionnelle” au Soudan du Sud est le risque qu’elle ne se fonde principalement sur
l’idéologie de la paix libérale et le stato-centrisme, et finalement fasse l’objet des mêmes
critiques de la justice transitionnelle classique qui ont conduit à l’émergence de la
“justice transformative” dans la discipline. Pour ce qui est du premier défi, il faudrait que
la mise en œuvre de l’“approche transformative de la justice transitionnelle” prête
attention à ne pas créer de hiérarchie entre les droits civils et politiques, d’une part, et les
droits économiques, sociaux et culturels, de l’autre. En ce qui concerne le statocentrisme, l’approche devrait veiller à ce que l’adoption et le fonctionnement des
différents mécanismes de justice transitionnelle procède principalement par le bas, c’està-dire, à travers la participation active de toutes les couches sociales du pays. La prise en
considération de ces défis majeurs permettra, il nous semble, à l’“approche
transformative de la justice transitionnelle” d’être mise en œuvre de manière effective et
de favoriser l’édification d’une paix durable au Soudan du Sud.
291
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2è session ordinaire de la Conférence de l’Union africaine à Maputo, le 11 juillet 2003,
entrée en vigueur le 11 février 2009.
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d'enfants, la prostitution des enfants et la pornographie mettant en scène des enfants,
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331
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création d’une Cour africaine des droits de l’homme et des peuples [Protocole sur la
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justice et des droits de l’homme, adopté lors de la Vingt-troisième session ordinaire de
l’Assemblée de l’Union africaine, 26-27 juin 2014, Malabo, Guinée Équatoriale,
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3. Statut de juridictions internationales
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l’Organisation des Nations Unies et la République libanaise sur la création d’un
Tribunal spécial pour le Liban, S/RES/1757 (2007), 30 mai 2007, [Statut du TSL].
Statut de Rome de la Cour pénale internationale, 17 juillet 1998, A/CONF.183/9, (entrée
en vigueur le 1er juillet 2002) [Statut de la CPI].
Statut du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, résolution du Conseil de
sécurité 827 du 25 mai 1993, UN Doc. S/RES/827 (1993) [Statut du T.P.I.Y].
Statut du TSSL, adopté par accord du 16 janvier 2002 est annexé au Rapport de la
mission de planification en vue de la création d’un Tribunal spécial pour la Sierra
Leone, transmis par la Lettre datée du 6 mars 2002, adressée au Président du Conseil de
sécurité par le Secrétaire général, S/2002/246, 8 mars 2002 [Statut du TSSL].
Accord entre l’Union africaine et la République du Sénégal sur la création de Chambres
africaines extraordinaires au sein des juridictions sénégalaises, 22 août 2012, avec en
annexe, le Statut des Chambres africaines extraordinaires au sein des juridictions
332
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extraordinaires au sein des juridictions sénégalaises], disponible en ligne sur
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c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007.
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Chambre Africaine Extraordinaire d’Assises, Ministère Public c. Hussein Habré,
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Cour pénale internationale, Chambre préliminaire I, Situation au Darfour (Soudan) affaire
le Procureur c. Omar Hassan Ahmad Al Bashir (« Omar Al Bashir »), No ICC‐02/05‐
01/09, 4 mars 2009.
Cour pénale internationale, Chambre préliminaire I, Situation au Darfour (Soudan) affaire
le Procureur c. Omar Hassan Ahmad Al Bashir, No ICC‐02/05‐01/09, 12 juillet 2010.
Cour pénale internationale, Chambre préliminaire II, Procureur c. Ruto et al. Jugement
N° : ICC-01/09-01/11 du 23 janvier 2012.
Cour pénale internationale, Chambre de Première Instance VIII, le Procureur c. Ahmad
Al Faqi Al Mahdi, décision N° : ICC-01/12-01/15 du 17 août 2017, au para 90.
Cour pénale internationale, Chambre d’appel, le Procureur c. Thomas Lubanga Dyilo,
CPI, décision No ICC-01/04-01/06 A A 2 A 3 du 3 mars 2015.
Le Procureur c. Clément Kayishema et Obed Ruzindana, ICTR-95-1T, TPIR (Chambre
de première instance II, Jugement du 21 mai 1999).
Le Procureur c. Lubanga Dyilo, CPI (Chambre de première instance I, jugement du 14
mars 2012), No ICC-01/04-01/06.
Mandat d'arrêt du 11 avril 2000 (République démocratique du Congo c. Belgique), arrêt,
333
CIJ, Recueil 2002 à la p 3.
Procureur c. Akajesu, ICTR-96-4-T, T.P.I.R, (Chambre de première instance, Jugement
du 2 septembre 1998).
Procureur c. Akajesu, ICTR-96-4-T, T.P.I.R, (Chambre de première instance, Jugement
du 2 septembre 1998).
Procureur c. Akajesu, ICTR-96-4-T, T.P.I.R, (Chambre de première instance, Jugement
du 2 septembre 1998).
Procureur c. Akajesu, ICTR-96-4-T, T.P.I.R, (Chambre de première instance, Jugement
du 2 septembre 1998).
Procureur c. Anto Furundžija (IT-95-17/1-T), T.P.I.Y, (Chambre de première instance,
Jugement du 10 décembre 1998).
Procureur c. Bagilishema, ICTR-95-1A-T, T.P.I.R, (Chambre de première instance,
Jugement du 7 juin 2001).
Procureur c. Blaškić, IT-95-14-A, T.P.I.Y, (Chambre d’Appel, Arrêt du 29 juillet 2004).
Procureur c. Blaškić, IT-95-14-T, T.P.I.Y, (Chambre de première instance I, Jugement
du 21 janvier 1998).
Procureur c. Clement Kayishema et Obed Ruzindana, IT-95-1-A, T.P.I.R., (Chambre
d’appel, Jugement du 1er juin 2001).
Procureur c. Dario Kordić et Mario Čerkez, IT-95-14/2-A, T.P.I.Y, (Chambre d’appel,
arrêt du 17 décembre 2004).
Procureur c. Dranzen Erdemovic, T.P.I.Y, (Chambre d’Appel, Arrêt du 7 octobre 1997),
Opinion individuelle présentée conjointement par Madame le Juge McDonald et
Monsieur le Juge Vohrah.
Procureur c. Dusko Tadić, allias “Dule”, Arrêt relatif à l'appel de la défense concernant
l'exception préjudicielle d'incompétence, TPIY, (Chambre d’appel, Jugement du 2
octobre 1995).
Procureur c. Dusko Tadić, allias “Dule”, Arrêt relatif à l'appel de la défense concernant
l'exception préjudicielle d'incompétence, T.P.I.Y, (Chambre d’appel, Jugement du 2
octobre 1995).
Procureur c. Dusko Tadić, allias “Dule”, Arrêt relatif à l'appel de la défense concernant
l'exception préjudicielle d'incompétence, T.P.I.Y, (Chambre d’appel, Jugement du 2
octobre 1995).
334
Procureur c. Dusko Tadić, IT-94-1A, T.P.I.Y, (Chambre d’appel, Arrêt du 15 juillet
1999).
Procureur c. Dusko Tadić, IT-94-1A, T.P.I.Y, (Chambre d’appel, Arrêt du 15 juillet
1999).
Procureur c. Dusko Tadić, IT-94-1A, T.P.I.Y, (Chambre d’appel, Arrêt du 15 juillet
1999) au para 131. Voir aussi Chambre Africaine Extraordinaire d’Assises, Ministère
Public c. Hussein Habré, Jugement du 30 mai 2016.
Procureur c. Germain Katanga et Mathieu Ngudjolo Chui, C.P.I, Chambre préliminaire
I, Jugement N° : ICC‐01/04‐01/07 du 30 septembre 2008.
Procureur c. Jean Paul Akayesu, ICTR-96-4-T, T.P.I.R, (Chambre de première instance
I, Jugement du 2 septembre 1998).
Procureur c. Jean Paul Akayesu, ICTR-96-4-T, T.P.I.R, (Chambre de première instance
I, Jugement du 2 septembre 1998).
Procureur c. Jean-Pierre Bemba, Chambre préliminaire II, décision N° ICC‐01/05‐01/08
du 15 juin 2009.
Procureur c. Jelisić, IT-95-10, T.P.I.Y, (Chambre de première instance, Jugement du 14
décembre 1999).
Procureur c. Kajelijeli, ICTR-98-44A-T, T.P.I.R, (Chambre de première instance II,
Jugement du 1er décembre 2003).
Procureur c. Kayishema et Ruzindana, ICTR-95-1-T, T.P.I.R., (Chambre de première
instance, Jugement du 21 mai 1999).
Procureur c. Krstić IT-98-33-A, T.P.I.Y., (Chambre d’Appel, Arrêt du 19 avril 2004).
Procureur c. Krstić IT-98-33-T, T.P.I.Y, (Chambre de première instance, Jugement du 2
août 2001).
Procureur c. Kunarac et al., IT-96-23 & IT-96-23/1-A, T.P.I.Y, (Chambre d’Appel
jugement du 12 juin 2002).
Procureur c. Laurent Semanza, ICTR-97-20-A, T.P.I.R, (Chambre d’Appel, Arrêt du 20
mai 2005).
Procureur c. Ljube Boškoski et Johan Tarčulovski, IT-04-82-A, T.P.I.Y, (Chambre
d’appel, arrêt du 19 mai 2010).
Procureur c. Lubanga Dyilo, Chambre de première instance I, jugement No ICC-01/04335
01/06 du 14 mars 2012.
Procureur c. Momčilo Perišić, IT-04-81-T, T.P.I.Y, (Chambre de première instance I,
Jugement du 6 septembre 2011).
Procureur c. Niyitegeka, ICTR-96-14-A, T.P.I.R, (Chambre d'appel, Jugement du 9
juillet 2004).
Procureur c. Akajesu, ICTR-96-4-T, T.P.I.R, (Chambre de première instance, Jugement
du 2 septembre 1998).
Procureur c. Popović IT-05-88-T, (Chambre de première instance II, Jugement du 10
juin 2010).
Procureur c. Radislav Krstić, IT-98-33, T.P.I.Y, (Chambre de première instance,
Jugement du 2 août 2001).
Procureur c. Sylvestre Gacumbitsi, ICTR-01-64-A, T.P.I.R, (Chambre d’Appel, Arrêt du
7 juillet 2006).
Procureur c. Tadić, IT-94-1-T, T.P.I.Y, (Chambre de première instance, Jugement du 7
mai 1997).
Prosecutor c. Brđanin, IT-99-36-T, T.P.I.Y, (Chambre de première instance II, Jugement
du 1er September 2004).
Prosecutor v. Rutaganda (Case No. ICTR-96-3-T), T.P.I.R, (Chambre de première
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Hinga Norman JP against the Decision of his lordship, Mr Justice Bankole Thompson
Delivered on 30 November 2003 to Deny the TRC’s Request to Hold a Public Hearing
with Chief Samuel Hinga Norman JP, 28 novembre 2003.
SCSL, Prosecutor v. Fofana and Kondewa, Appeals Chamber (SCSL-04-14-A), Partially
Dissenting Opinion of Judge Renate Winter, 28 May 2008.
SCSL, Prosecutor v. Fofana and Kondewa, Trial Chamber (Case No. SCSL-04-14-T),
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SCSL, Prosecutor v. Samuel Hinga Norman - Dissenting Opinion of Justice Robertson
(SCSL-04-14-AR72(E)) [2004] SCSL 117, 31 May 2004.
TSSL, Prosecutor v. Samuel Hinga Norman (Case No. SCSL-2003-08-PT-101), Decision
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(2006) sur la base des rapports de Théo Van Boven (E/CN.4/Sub2/1996/17) et de Chérif
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depuis 1991, A/49/342, S/1994/1007, 29 août 1994.
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soumis par le Secrétaire général en application de la résolution 1997/21 de la
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Journal Officielle N° 6712 du samedi 9 Février 2013.
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non publié]
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