La médiation socionumérique du street artivisme en
Egypte (2010-2013) et sa contribution à l’émergence
d’un public politique : approche sémiotique d’une
expérience esthétique révolutionnaire
Mohammad Abdel Hamid
To cite this version:
Mohammad Abdel Hamid. La médiation socionumérique du street artivisme en Egypte (2010-2013) et
sa contribution à l’émergence d’un public politique : approche sémiotique d’une expérience esthétique
révolutionnaire. Sciences de l’information et de la communication. Université Sorbonne Paris Cité,
2017. Français. NNT : 2017USPCA024. tel-01578116
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Submitted on 28 Aug 2017
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UNIVERSITE SORBONNE NOUVELLE - PARIS 3
ED 267 – École Doctorale Arts et Médias
Laboratoire Communication, Information, Médias – EA 1484
ERCOMES : Equipe de Recherche sur la Constitution des
Médias, des Evénements et des Savoirs
Thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication
Mohammad ABDEL HAMID
La médiation socionumérique du street
artivisme en Egypte (2010-2013) et sa
contribution à l’émergence d’un public
politique :
Approche sémiotique d’une expérience esthétique
révolutionnaire.
Thèse dirigée par Jocelyne ARQUEMBOURG
Présentée et soutenue le 26 janvier 2017
Jury :
Mme. Sarah BEN NEFISSA, Sociologue, politologue - Chargée de
recherches 1ère Classe à l’Institut de Recherche pour le
Développement, HDR (Rapporteure)
Mme. Jocelyne ARQUEMBOURG, Professeure en Science de
l’information et de la communication (Directrice de thèse)
M. Mathieu BRUGIDOU, Chercheur EDF R&D - Chercheur associé
PACTE, HDR (Rapporteur)
M. Christophe GENIN, Professeur en Sciences de l’art à l’Université de
Paris 1 – Panthéon-Sorbonne
M. Bruno-Nassim ABOUDRAR, Professeur en Sciences de l’art à
l’Université de Paris III - Sorbonne Nouvelle (Président du jury).
Résumé :
La transgression discursive que constitue le street art peut s’exprimer dans divers espaces.
Si les œuvres apparaissent tout d’abord dans la rue, leurs reprises sur les réseaux
socionumériques leur octroient de nouvelles spatialité et temporalité ; elles sont alors non
seulement inscrites dans la durée, mais également intégrées dans un nouvel « effet de sens ».
Passant d’un mur urbain à un mur socionumérique, cet acte subversif engage à la
constitution d’une communauté autour d’une thématique ou un centre d’intérêt plus ou
moins politisé. L’Egypte voit le street art soudainement apparaître dans ses rues et se
répandre comme une traînée de poudre sur les réseaux socionumériques dès le soulèvement
insurrectionnel de janvier-février 2011.
A partir de ce constat, il s’agit d’étudier la contribution de la médiation socionumérique du
street art, prise en charge par des communautés activistes, à un agir des collectifs politiques.
Ce travail de thèse a pour principal objectif de vérifier dans quelle mesure ces collectifs
s’instituent en un public politique revendiquant la chute d’un régime ainsi que la mise en
place d’un pouvoir civil et démocratique. Une approche pragmatiste, associant une « théorie
de l’action » deweyienne à une sémiotique peircienne, est mise à l’œuvre afin d’observer les
actions d’un public. Celles-ci sont suscitées par des dispositifs médiatiques, dont les auteurs
insèrent dans leur discours des images street artivistes, générant des récits mythographiques
victimaires et martyrologiques.
Descripteurs : Street art, Artivisme, Réseaux sociaux, Egypte, Révolution,
Pragmatisme, Sémiotique, Public (politique), Expérience esthétique.
2
Abstract:
The discursive transgression of street art can be expressed in various spaces. In the street for
a first appearance, but the coverings on the social networks give new spatiality and
temporality to a work, they now inscribe it in duration as well as in a new "effect of
meaning". Moving from an urban wall to a sociodigital wall, subversion commits to the
constitution of a community around a thematic or a more or less politicized center of
interest. Egypt in 2010 sees street art suddenly appearing in its streets and spreading like
wildfire on the sociodigital networks from the insurrectional uprising of January-February
2011.
From this observation, it will be necessary to study the contribution of the social media
mediation of street art, taken over by activist communities, to incite political collectives to
an action. This work of thesis will try to verify to what extent these collectives are instituted
in a political public demanding the fall of a political regime as well as the establishment of a
civil and democratic power. A pragmatist approach will combine a deweyian "theory of
action" with a Peircian semiotics in order to observe the actions of a political public. These
are aroused by media devices, which include street artivist images in their speeches,
generating victimary and martyrological mythographic narratives.
Keywords:
Street
art,
Artivism,
Social
networks,
Egypt,
Revolution,
Pragmatism, Semiotics, (Political) Public, Aesthetic experience.
3
A tous les êtres repoussés à nos frontières : celles et ceux qui tentent de fuir la misère, la
guerre, la dictature, la discrimination…
A toutes celles et ceux qui se sont vus ainsi retirés leur dignité humaine.
« Et pour tous les sourires, toutes ces étincelles de joie qu'on voit chez nos petits, chez nos
femmes, chez nos frères, chez nos parents, chez nos anciens, chez nos semblables, qu'on les
connaisse ou non, qu'ils aient les mêmes papiers, les mêmes convictions, les mêmes
aspirations que nous ou pas du tout, en l'honneur de tous ces sourires j'offre ces mots à ceux
qui sauront les recevoir, un peu "comme un fou va jeter à la mer une bouteille vide et puis
espère qu'on pourra lire à travers", à la Balavoine... »
Jean-Yves Bourgain, Les années dingues.
4
Remerciements
Tout naturellement, je ne peux que commencer par Jocelyne Arquembourg en lui exprimant
toute ma gratitude pour sa patience sans limite, sa disponibilité, sa détermination, sa
sollicitude et son soutien indéfectible. Son dévouement et son investissement m’ont permis
de découvrir le monde de la recherche et l’univers de l’enseignement supérieur. Son
penchant pour la conversation et son sourire à toute épreuve m’ont toujours stimulé
intellectuellement. L’entente a été immédiate et perdure depuis sept ans, malgré les
péripéties de la vie. Pour ces raisons, je ne la remercierai jamais assez. Si j’en suis là, c’est
grâce à vous.
Je remercie également les membres du jury pour le temps consacré et l’énergie employé à
l’évaluation de ce travail de thèse ainsi que pour leur présence à la soutenance.
Merci à Keizer de m’avoir accordé un entretien et à Ganzeer avec qui les échanges étaient
davantage informelles.
Tous les membres du personnel administratif et enseignant de l’institut de la communication
et des médias de Paris 3 qui m’ont accueilli les bras ouverts tout au long de mes cinq
merveilleuses années de vacations et d’ATER, vous êtes gravés dans ma mémoire. Une
pensée particulière et émue à Cécile, toujours serviable et souriante, et Zaza, ma ronchonne
préférée ; toutes les deux ont toujours su me remotiver par leur gaieté.
Un grand merci à toutes les personnes qui ont croisé mon chemin et ont réussi à me donner
goût à l’enseignement et à la recherche, en particulier : Marie-Dominique Popelard, Guy
Lochard, Aurélie Jeantet, Emilie Roche, Yasmine Marcil, Michel Dufour, Julien Mésangeau,
Laurence Corroy, Eric Maigret, Jamil Dakhlia, Marie-France Chambat-Houillon, Fabrice
Buschini, François Jost…
Aux membres du CIM, et de l’ERCOMES en particulier, sachez que je vous suis et vous
resterai dévoué.
A mes amis qui ont trouvé la bonne parole au bon moment, vous vous reconnaîtrez : Sarah,
Lucile, Lama, Dima, Juliette, Clémence, Camila, Estera, Thierno, Mag, Ken, Didounet,
Céline, Emma, Amro, Bandour, Hazem, Mostafa, Fafa, Loulou, Tarik… La vie est plus belle
grâce à vous.
Merci à mes amis de la coopérative Novaédia, et des associations Capitale Banlieue et Dans
tes Rêves.
Mes très chers relectrices et relecteur : Jocelyne, Jean, Mimi, Lucie, EmmaManue, Sophie,
Mél et surtout Nat, qui m’a accompagné dans les moments les plus difficiles ; ce travail est
le vôtre.
Anne-Laure et Jean-Yves, la vie n’aurait pas la même saveur sans vous. Je vous aime.
5
Ma famille et mes amis en Egypte qui m’ont porté à bout de bras.
Ma fratrie nombreuse et bruyante mais qui respire la vie. Rahma, ma traductrice disponible à
tout moment, merci pour ton aide. Nour, Ali, Mimi, et la petite datte Ola. Et surtout mes
nièces et neveux qui ont égayé mon quotidien de leur sourire radieux. Je vous porterai
toujours dans mon cœur.
Maman et papa, aucun mot ne saurait exprimer mes sentiments, à part : vous êtes la vie.
6
Table des matières
Introduction générale ...................................................................... 11
La Révolution et le prisme médiatique. .............................................................................. 13
Le street art révolutionnaire. .............................................................................................. 15
Le pragmatisme comme grille de lecture. ........................................................................... 17
Première partie : Une approche pragmatiste située. ................... 19
Chapitre 1: Comment l’Egypte a basculé ? ......................................................................... 20
I.
Dix-huit jours pour renverser Mohammad Hosni Moubarak. ............................................. 20
II.
Une situation socio-économico-politique insoutenable. .................................................... 26
III.
Une dictature de plus de soixante ans. ........................................................................... 31
IV.
La colère prend forme. .................................................................................................... 40
Chapitre 2 : Du street art au street artivisme. .................................................................... 44
I.
Origines, à la croisée du writing et du situationnisme. ....................................................... 44
II.
Idéologie, renverser les contraintes. ................................................................................... 48
III.
Le street artivisme, une « antidiscipline » en action. ...................................................... 54
IV.
Migrations, la création de nouveaux espaces-temps...................................................... 55
Chapitre 3 : Les entités plurielles, communautés et collectifs. .......................................... 57
I.
La « mêmeté » de la communauté...................................................................................... 57
II.
Un engagement en ligne. .................................................................................................... 61
III.
« Faire collectif ». ............................................................................................................ 66
IV.
Emergence et « maintenance » du collectif. ................................................................... 69
Chapitre 4 : Le public chez Dewey, articulation entre une théorie de l’action et une
théorie de l’expérience esthétique. ................................................................................... 74
I.
Le pragmatisme, un concept fondé sur l’expérience. ......................................................... 74
7
II.
L’enquête, la mission du public. .......................................................................................... 76
III.
Le public, une association en reconstitution permanente. ............................................. 77
IV.
L’expérience esthétique, une réponse au public et ses problèmes ? .............................. 85
Conclusion chapitre 3. ................................................................................................................. 92
Chapitre 5 : L’émergence et l’action d’un public politique au prisme de la sémiotique
peircienne. .......................................................................................................................... 96
I.
Définitions. .......................................................................................................................... 97
II.
Une philosophie générale. ................................................................................................ 100
III.
Icône, indice, symbole. .................................................................................................. 102
IV.
La photographie et ses spécificités, tentative d’objectivation. ..................................... 105
V.
De le performativité à l’action........................................................................................... 106
Seconde partie : Le street art inséré dans un dispositif
socionumérique militant, empirie d’une expérience esthétique
révolutionnaire. .............................................................................. 112
Chapitre 1 : Présentation du corpus. ................................................................................ 114
I.
Nous sommes tous Khaled Saïd, corpus de référence. ..................................................... 116
II.
Graffiti in Egypt, une collecte d’œuvres de street art en Egypte. ..................................... 124
III.
MadGraffititiWeek, ou l’incitation à l’expérience artistique. ....................................... 126
IV.
Keizer, le street artiste de la Révolution ? ..................................................................... 129
V.
L’étendue du corpus. ......................................................................................................... 131
Chapitre 2 : Nous sommes tous Khaled Saïd, ou la religion du nom. ............................... 136
I.
La présence permanente du martyr : Index, icône ou symbole ? ..................................... 140
II.
Khaled, signe de ralliement. .............................................................................................. 144
III.
Khaled est mort : le « Régime m’a tuer » !.................................................................... 152
IV.
La Tunisie, un élément déclencheur d’une révolution ? ............................................... 160
V.
Emotion et imagination. .................................................................................................... 163
Conclusion chapitre 1. ....................................................................................................... 165
Chapitre 3 : La Révolution continue. ................................................................................ 167
I.
Une situation de communication évolutive : délimitation chronologique. ...................... 167
a.
De nouveaux sous-corpora................................................................................................ 169
8
b.
Le street art en Egypte : entre accessibilité numérique, invisibilité et visibilité publiques.
172
c.
Ebauches de définitions .................................................................................................... 174
II.
« Reterritorialisation » de la colère, Nous sommes tous Khaled Saïd s’engage à persister.
182
a.
Les lendemains qui chantent. ........................................................................................ 182
b.
Colère prolongée et décuplée. ...................................................................................... 187
c.
« Sois avec la Révolution », appel à l’agrégation de nouveaux membres. ................... 202
d.
Gare à la télévision. ....................................................................................................... 207
e.
Le CSFA antirévolutionnaire. ......................................................................................... 210
f.
La Révolution prime. ..................................................................................................... 213
III.
Graffiti in Egypt, en quête de reconnaissance pour un mode de revendication. ......... 216
IV.
Keizer met au défi les autorités ..................................................................................... 226
Conclusion chapitre 4. ....................................................................................................... 239
Chapitre 4 : « La deuxième révolution ». ......................................................................... 242
I. Nous sommes tous Khaled Saïd affiche les borgnes de Mohammad Mahmoud. Essaim
d’une culture victimaire. ........................................................................................................... 247
II.
Graffiti in Egypt, amorce d’un éloge de la martyrologie. .................................................. 260
III.
Keizer, la Femme au front. ............................................................................................ 275
IV.
MadGraffitiWeek « jusqu’à la chute du Régime ». ....................................................... 280
Conclusion chapitre 3. ....................................................................................................... 286
Chapitre 5 : La mythographie martyrologique au service de la « maintenance » du public.
.......................................................................................................................................... 287
I.
Nous sommes tous Khaled Saïd, « il était une fois un supporter… ». ............................... 290
II.
Graffiti in Egypt, Gloire aux Ultras-martyrs. ...................................................................... 302
III.
Keizer, les Ultras poignardés dans le dos par l’Intérieur. .............................................. 314
IV.
MadGraffitiWeek, « Pas de Barrière » comme moyen de contournement. ................. 320
Conclusion chapitre 4. ....................................................................................................... 325
Chapitre 6 : La quête de l’homme providentiel, les publics politiques en crise ?............ 327
I.
Nous sommes tous Khaled Saïd dans l’attente d’un président. ........................................ 331
II.
Graffiti in Egypt, les élections aux « mains » de l’Ancien Régime. .................................... 342
III.
Keizer, la crainte des Frères tout autant que de l’Ancien Régime. ............................... 354
IV.
MadGraffitiWeek, l’action des spectateurs ou la communauté active......................... 360
9
Conclusion chapitre 5. ....................................................................................................... 369
Chapitre 7 : La chute des Frères, une victoire du public politique ou son avortement ? 371
I. Nous sommes tous Khaled Saïd, culture martyrologique pour contrer le pouvoir des Frères
Musulmans. ............................................................................................................................... 377
II. Graffiti in Egypt, la lutte féministe et la mémoire des martyrs comme armes brandies
contre le pouvoir des Frères Musulmans. ................................................................................. 396
III.
Keizer à l’assaut des Frères Musulmans. ....................................................................... 406
IV.
MadGraffitiWeek, la Révolution remise en question par le pouvoir islamique. ........... 419
Conclusion chapitre 6. ....................................................................................................... 422
Conclusion de la partie empirique.................................................................................... 425
Conclusion générale ....................................................................... 432
Mise en récit des événements : reflet du cheminement des entités plurielles. ............... 432
Le street artivisme, unification urbaine et ciment du public. ........................................... 435
Le Délitement du public. ................................................................................................... 437
La dictature : l’impossible émergence d’un public politique ?.......................................... 439
BIBLIOGRAPHIE ........................................................................ 442
ANNEXES ...................................................................................... 460
Annexe 1 : « A propos » de Nous sommes tous Khaled Saïd............................................ 460
Annexe 2 : « A propos » de Graffiti in Egypt. ................................................................... 463
Annexe 3 : « A propos » de Keizer. ................................................................................... 464
Annexe 4 : « A propos » de MadGraffitiWeek. ................................................................ 466
Annexe 5 : Entretien avec Keizer. ..................................................................................... 467
10
Introduction générale
Le 11 février 2011, Omar Soleiman, vice-président égyptien, annonce la démission de
Mohammmad Hosni Moubarak. 18 jours après le début des manifestations, le dictateur à la
tête de l’Etat depuis trente ans renonce à son pouvoir sans limite. Nombreux sont ceux qui
qualifient ce soulèvement de « Révolution 2.0 »1 ou de « Printemps arabe ». Nous ne
souscrirons pas à ces deux appellations et parleront uniquement de « Révolution »
égyptienne. Nous nous désolidarisons de ces dénominations car d’une part parmi les
inférences d’un terme tel que « Révolution 2.0 » se trouve le rôle supposément capital des
réseaux sociaux numériques2 et de la jeunesse égyptienne. Or, ces réseaux et cette frange de
la population ne seraient certainement pas parvenus aux résultats escomptés s’ils n’avaient
pas été soutenus par d’autres fractions de la population et le relais d’autres médias, les
chaînes de télévision transnationales notamment. D’autre part, nous écarterons de notre
terminologie le « printemps arabe » parce que ce terme journalistique ne peut recouvrer la
réalité du terrain, à savoir que les révolutions « arabes » n’impliquent plus aucun
panarabisme, totalement désuet mais facilitant certains schèmes de lecture géopolitique. Il y
a bien entendu des interactions évidentes entre la Tunisie et l’Egypte, par exemple ;
cependant le succès du soulèvement tunisien n’est en rien déterminant quant à l’issue du
mouvement de protestation égyptien, nous le constatons avec les particularismes qui
caractérisent les soulèvements libyens et syriens. L’implicite contagion qui sous-tend ce
terme constitue une réduction de la réalité des faits bien plus complexe, le « monde arabe »
n’étant pas une entité homogène.
Pour ce qui est du terme « Révolution », les définitions d’Arendt semblent tout à fait
pertinentes pour installer un cadre terminologique. « Dire l’événement »3, à l’instar de
l’intitulé d’un ouvrage collectif paru en 2013, paraît indispensable à la construction de notre
travail et pour ancrer celui-ci au cœur d’une problématique précise. Pour ce faire, le choix
1
AYARI Michaël Béchir, « Non, les révolutions tunisienne et égyptienne ne sont pas des « révolutions 2.0 » »
in Mouvements des idées et des luttes, « Printemps arabes. Comprendre les révolutions en marche », n°66, La
Découverte, 2011/2.
2
Que nous contracterons dorénavant comme ceci : « réseaux socionumériques ».
3
LONDEI Daniel, MOIRAND Sophie, REBOUL-TOURE Sandrine et REGGIANI Licia (éds), Dire
l’événement, Langage mémoire société, Presses Sorbonne nouvelle, Paris, 2013.
11
d’un terme ainsi que la définition de ce dernier constitue une étape primordiale de
l’introduction. Ainsi,
« le rapport entre événement et langage est convoqué à travers
la catégorisation nominale, non seulement par des
sémanticiens, mais également par des philosophes (Badiou par
exemple) et des sociologues, en particulier Quéré et Neveu,
pour qui l’identification de l’événement « sous une
description » (une émeute, une crise sanitaire, un conflit
social) le rend analysable, l’explication et l’interprétation
étant alors orientées par cette description, qui souvent
emprunte au sens commun. »4
Ainsi, l’identification du terme « révolution » sera, dans le cadre de notre travail, traduit par
la définition empruntée à Hannah Arendt :
« Depuis les révolutions du XVIIIe siècle, chaque soulèvement
important a eu en fait pour conséquence de faire apparaître les
éléments d’une forme de gouvernement entièrement nouvelle,
qui, en dehors de toute influence des théories révolutionnaires
précédentes, procède du processus révolutionnaire lui-même,
c’est-à-dire de l’expérience de l’action et de la volonté de
ceux qui y participaient de prendre part, en conséquence, à
la gestion ultérieure des affaires publiques. »5
En s’appuyant sur Carl Cohen, Hannah Arendt distingue nettement la désobéissance civile
de la révolution de la manière qui suit :
« Celui qui fait acte de désobéissance civile accepte les cadres
de l’autorité établie et la légitimité d’ensemble du système
juridique existant, alors que le révolutionnaire les rejette». »6
Nous adopterons ces définitions qui font de la révolution le résultat d’une action commune
dans l’optique de gérer les « affaires publiques », en d’autres termes recouvrer la
souveraineté de la population, ou d’une partie de celle-ci. Ce choix terminologique
s’explique par sa proximité paradigmatique avec notre cadrage théorique pragmatiste et
4
LONDEI Daniel, MOIRAND Sophie, REBOUL-TOURE Sandrine et REGGIANI Licia, « Le sens de
l’événement » in LONDEI Daniel, MOIRAND Sophie, REBOUL-TOURE Sandrine et REGGIANI Licia
(éds), Dire l’événement, Langage mémoire société, Presses Sorbonne nouvelle, Paris, 2013, p. 16. C’est nous
qui soulignons.
5
ARENDT Hannah, Du mensonge à la violence, Calmann-Lévy Pocket, coll. « Agora », Paris, 1972, p. 239.
C’est nous qui soulignons.
6
Ibid., p. 78.
12
deweyien7 pour sa dimension active et sa propension à faire du « public » politique une
entité qui veille à ses intérêts, l’Etat n’étant que le prolongement du public. Même si John
Dewey postulait cet axiome en pensant à un contexte démocratique à renforcer, la gestion
des affaires publiques par le public est capitale dans son raisonnement.
A partir de ce choc, que constitue la démission de Moubarak, il nous semblait intéressant
d’étudier la mobilisation qui a mené à cet acte inattendu quelques mois plus tôt. L’apparente
émergence d’un public politique8, constitué au fil des événements, a suscité un vif intérêt
quant à la conflictualité politique traditionnellement réservée à la sociologie des
mouvements sociaux. L’apport des sciences de l’information et de la communication (SIC)
éclaire sous un nouveau jour les enjeux médiatiques au cœur de la révolution égyptienne.
S’inscrivant conjointement dans les SIC et en sémiotique, notre travail de thèse portera un
regard vigilant à la contribution médiatique au sein du processus révolutionnaire.
La Révolution et le prisme médiatique.
Nous avons exprimé notre scepticisme à l’égard d’une expression telle que « Révolution
2.0 », il ne faut pas toutefois négliger le rôle des réseaux socionumériques dans le
déclenchement de la Révolution9. Les réseaux socionumériques ont été un espace dans
lequel l’étincelle s’est produite. Le constat de Sarah Ben Néfissa, politologue et spécialiste
du Proche-Orient, remet en perspective la variété des actions, qui ne se réduisent pas à un
militantisme numérique. En effet :
« la diversité des répertoires de l’action collective, de leurs
espaces et de leurs acteurs. Les coupures de routes, les émeutes
dans les quartiers populaires et les actions violentes et
sporadiques coexistent avec de longues mobilisations comme
7
DEWEY John, Le public et ses problèmes, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2010.
L’un et l’autre inscrivent leur « théorie de l’action » dans la durée.
8
Au sens de Dewey, c’est-à-dire un public actif qui se constitue en vue de passer d’un stade du subir à l’agir.
Cet appareillage théorique pragmatiste sera détaillé dans le cadre de la première partie.
9
Dorénavant, nous emploierons le terme « révolution » au sens d’Hannah Arendt. Nous lui administrerons une
minuscule lorsqu’il s’agira de l’acception au sens large et une majuscule lorsque nous évoquerons le processus
révolutionnaire égyptien qui démarre en 2010. La Révolution égyptienne consiste en un processus qui a
démarré en 2010 et est toujours en cours présentement malgré le retour à la dictature militaire. Les
rebondissements et péripéties caractérisent tout processus révolutionnaire, dont les retours en arrière bien
souvent temporaires.
13
celle des fonctionnaires des impôts en 2008, des experts du
ministère de la Justice en 2009. »10
Malgré cela, il semble clair que les réseaux socionumériques constituent une nouveauté dans
le développement de la Révolution en Egypte. Cette innovation résulte du développement
d’un activisme en ligne initiée au milieu des années 2000 et qui arrive à maturation en 2010.
Les blogueurs et les cybermilitants ont commencé à agir au milieu des années 2000 et ont
pleinement contribué à la « démonopolisation du champ médiatique »11 et à l’intégration de
la sphère publique numérique au cœur des enjeux conflictuels entre le pouvoir et les
opposants. Une transgression discursive socionumérique concurrence un appareil de
surveillance numérique mis en place suite au développement de ces outils de
communication. Ainsi, l’information et la communication en ligne deviennent des enjeux
majeurs pour le pouvoir et les oppositions. Ces espaces sont investis par ces acteurs qui s’y
affrontent. Un nouveau terrain social se trouve régi par des normes similaires à celles qui
dominent dans d’autres sphères publiques. Cependant, les réseaux socionumériques et les
blogs permettent aux activistes de s’organiser, de se dénombrer, de transmettre des
informations en contournant la surveillance de l’Etat et de tenir un discours alternatif. La
fonction révélatrice de la blogosphère et des réseaux socionumériques militants devient la
raison d’être de ces espaces subversifs.
Ces nouveaux espaces, engendrant de nouvelles temporalités, sont des objets d’étude
passionnant pour tout chercheur en SIC. Mais à l’aune des innombrables travaux dédiés à
cette question, à savoir l’influence du numérique sur un événement politique telle qu’une
révolution, il nous est paru nécessaire de resserrer le sujet de notre recherche. A partir de là,
un constat est venu « poindre » notre démarche lorsque nous avons réalisé que les murs des
villes et les murs socionumériques ont été brusquement envahis par une nouvelle pratique
artistique en Egypte, qui n’avait jusque-là qu’une visibilité publique très réduite : le street
art. Constituant un simple chapitre au commencement de notre projet, à l’instar de ce qui
10
BEN NEFISSA Sarah, Introduction « Mobilisations et révolutions dans les pays de la Méditerranée arabe à
l’heure de « l’hybridation » du politique (Egypte, Liban, Maroc, Tunisie) » in BEN NEFISSA Sarah et
DESTREMAU Blandine (dir.), Protestations sociales, révolutions civiles. Transformations du politique dans
la Méditerranée arabe, Armand Colin, coll. « Revue Tiers Monde », 2011, p. 9.
11
BEN NEFISSA Sarah, « Révolutions civiles : le basculement du politique. Ces 18 jours qui ont changé
l’Egypte » in BEN NEFISSA Sarah et DESTREMAU Blandine (dir.), Protestations sociales, révolutions
civiles. Transformations du politique dans la Méditerranée arabe, Armand Colin, coll. « Revue Tiers
Monde », 2011, p. 235.
14
s’est produit en milieu urbain et socionumérique, le street art a rapidement conquis un
espace qui ne lui était pas promis au cœur de notre projet initial.
Le street art révolutionnaire.
En effet, les rues des grandes villes égyptiennes ont été prises d’un tourbillon artistique sans
précédent. La place Tahrir et la rue Mohammad Mahmoud ont concentré la majorité de la
production artistique pour leur emplacement stratégique et transgressif, le ministère de
l’Intérieur se situant dans ce quartier. Malgré ce foisonnement urbain, nous notons que des
pages Facebook sont créées par des militants, des artistes ou des artivistes afin de consacrer
un espace médiatique à cette pratique artistique qui prend de l’ampleur en Egypte et ce de
manière exponentielle. D’autres pages Facebook, déjà existantes, s’imprègnent petit à petit
de ce discours artistique et à teneur militante, créant ainsi une nouvelle modalité d’action.
Dès lors, nous nous sommes demandés pour quelles raisons ces acteurs se saisissent de ce
mode d’expression en lui donnant une visibilité au sein de leur dispositif discursif
médiatique et se l’approprient. De même, pour quels motifs des artistes ou activistes fondent
des pages socionumériques pour en faire un nouveau mur d’apparition pour le street art ?
Ces interrogations ont étendu notre questionnement compte-tenu de notre approche
sémiotique. La signification corrélée aux « effets de sens », et potentiellement à une action,
nous incite à nous demander dans quelle mesure le street art contribue à la Révolution. Plus
précisément, il s’agit d’étudier la médiation socionumérique du street artivisme – car le
street art se développe en Egypte principalement grâce à sa part activiste et politique au sens
large – et sa propension à unir un public politique. L’expérience révolutionnaire acquiert une
dimension esthétique, grâce notamment au street art, et peut ainsi devenir un élément
fédérateur pour l’émergence d’un public politique. Le street art et sa médiation
socionumérique deviennent une sorte de plateforme d’expressivité au récit révolutionnaire
qui se constitue en parallèle des événements qui surgissent. Nous adopterons donc dans cette
optique une démarche chronologique et narrative qui nous permettra d’observer l’évolution
du récit de la Révolution, reconfiguré rétrospectivement. Cependant, notre démarche ne sera
pas linéaire, il ne sera nullement question de traiter les faits les uns après les autres mais les
15
uns à cause des autres ; l’enchaînement causal étant le lieu du « vraisemblable » selon Paul
Ricoeur12.
Au même titre qu’il a été indispensable de définir un terme tel que « révolution », il nous
faut désormais définir l’acception de la « médiation » que nous solliciterons dans notre
développement. Pour ce faire, nous conjuguerons diverses approches de la « médiation ».
Premièrement, nous nous appuierons sur la définition de la « médiation culturelle » proposée
par Bruno-Nassim Aboudrar et François Mairesse, dans le cadre d’un ouvrage paru en 2016,
ayant pour titre La médiation culturelle13. Ils la résument ainsi :
« On appelle « médiation culturelle » l'ensemble des actions
qui visent, grâce à un intermédiaire – le médiateur –, à mettre
en relation un individu ou un groupe avec une proposition
culturelle ou artistique (œuvre d'art, exposition, concert,
spectacle, etc.), afin d'en favoriser la connaissance et
l'appréciation. La médiation culturelle apparaît le plus souvent
comme une pratique spontanée, informelle, par laquelle un
amateur, familier d'une expression artistique, en facilite l'accès
à des proches : parents, amis, voire élèves dans un cadre
scolaire. »14
Pour ce qui est de notre cas d’étude, la médiation que nous aborderons ne se limitera pas
uniquement à l’aspect culturel. Il ne s’agit pas seulement pour les médiateurs de promouvoir
une pratique artistique. De plus, même s’ils le font en partie, celle-ci ne se limite pas à un
cercle réduit de connaissances mais se fait dans un cadre de relations à distance. En effet, ces
acteurs sociaux s’imprègnent du street art afin d’ajouter une dimension esthétique à leur
discours, d’étayer leurs propos en les embellissant, et faire du street art(ivisme) un moyen
d’expressivité permettant de générer des récits communs.
A cet effet, nous ajouterons une dimension médiatique à la définition culturelle, que nous
préservons précieusement, de la médiation. L’apport de Laurence Kaufmann est à cet égard
particulièrement enrichissant puisqu’elle assigne aux médias, en tant que lieu de
« médiations sociales », le rôle suivant :
12
RICOEUR Paul, Temps et récit 1, L’intrigue et le récit historique, Seuil, « Essais », 1983, p. 85.
ABOUDRAR Bruno-Nassim et MAIRESSE François, La médiation culturelle, PUF, coll. « Que sais-je ? »,
Paris, 2016.
14
Ibid.
13
16
« le travail anthropologique qui consiste à lier les individus
entre eux dans une culture et des significations transversales
qui font office de dénominateur commun »15.
C’est donc le paramètre « liant » de la médiation qui nous intéressera en premier lieu.
Transmettre une information de nature promotionnelle au sujet d’un objet culturel et/ou
artistique n’a pas pour seul objectif de lui donner de la visibilité mais de créer une idée
communément admise permettant à un public de se fédérer autour d’un discours.
La médiation socionumérique à laquelle nous nous intéressons sera donc soumise à cette
logique de la médiation culturelle comme outil fédérateur créant un « dénominateur
commun » entre des individus s’instituant ainsi en public médiatique.
Il s’agira donc d’observer comment la médiation socionumérique du street art, qui est
surtout publicisé pour sa dimension artiviste dans le cas étudié, peut créer des récits dans
l’optique de « réunir » des publics en un public politique, censé veiller à ses intérêts. Nous
verrons donc dans quelle mesure ce processus donne naissance à une expérience esthétique
révolutionnaire visant, en définitive, à faire émerger un public. L’émergence, la maintenance
et la déliquescence de celui-ci seront étudiées tout au long de notre analyse.
S’intéresser à la médiation socionumérique du street art(ivisme) nous force à prendre
quelques précautions quant à l’objet étudié. Il ne sera nullement question de travailler sur
des œuvres in situ mais bien post et ex situ. Celles-ci sont désormais prises en charge par un
média et un contexte nouveaux ce qui donne pour résultat une nouvelle situation de
communication. Celle-ci produit de nouvelles significations ainsi que de nouvelles
« actions » du signe. Les situations étudiées sont donc caractérisées par leur instabilité et par
une forte porosité. L’hybridité et la nouveauté qui caractérisent notre objet de recherche
représentaient pour nous un renouveau particulièrement stimulant au niveau scientifique.
Le pragmatisme comme grille de lecture.
Pour tenter d’apporter des réponses à nos questionnements, nous opterons pour la mise en
place d’un cadrage théorique en premier lieu afin de définir notre ancrage disciplinaire. En
15
KAUFMANN Laurence, « La société de déférence. Médias, médiations et communication », Réseaux
2008/2 (n° 148-149), p. 82.
17
second lieu, nous exploiterons cet appareillage théorique et méthodologique afin d’analyser
notre corpus en suivant la trame du récit configuré par les révolutionnaires.
Au sein de la première partie, il s’agira de présenter la situation de communication, à savoir
de contextualiser en proposant une brève histoire contemporaine de l’Egypte. Celle-ci sera
uniquement consacrée à la dictature militaire, c’est-à-dire les soixante années qui séparent le
renversement de la monarchie en 1952 au début des manifestations en 2011. Ce premier
chapitre sera suivi d’une proposition de définition du street art, ainsi que l’idéologie qui
l’anime.
Une fois la situation fixée, nous nous emploierons à présenter notre ancrage disciplinaire, à
savoir le courant de pensée pragmatiste. Des précisions seront néanmoins nécessaires quant
à notre emploi des termes suivants : « communauté », « collectif » et « public ». Notre
problématique portant sur le « public », au sens deweyien, nous détaillerons l’articulation de
la théorie de l’action et de la pensée-signe peircienne.
Enfin, dans une seconde partie empirique nous analyserons notre corpus après l’avoir
présenté dans un premier chapitre. Par la suite, nous adopterons une approche chronologique
afin d’examiner l’évolution du street art
et de sa contribution au sein des dispositifs
discursifs, que nous nous proposons d’étudier, ainsi que l’évolution de la figure du public au
prisme des événements majeurs du processus révolutionnaire. Parmi les trois périodes qui
composent notre délimitation chronologique (juin 2010 – juillet 2013), – à savoir la période
anti-Moubarak, suivie d’une phase anti-CSFA (Conseil Suprême des forces armées), et se
terminant par une année assez mouvementée où la lutte s’est affermie et cristallisée autour
du pouvoir des Frères musulmans – six chapitres rendront compte de l’évolution du récit
révolutionnaire et examineront l’articulation entre les différentes entités plurielles
(communauté, collectif et public). Au gré des événements, nous porterons une attention
particulière aux apports du street art à la mythographie victimaire et martyrologique du récit
révolutionnaire, aux campagnes activistes successives et la part que prennent tous ces
discours dans l’expérience esthétique révolutionnaire.
18
Première partie : Une approche
pragmatiste située.
19
Chapitre 1: Comment l’Egypte a basculé ?
« If you don’t stand for something you will fall for
anything »,
Malcolm X.
I.
Dix-huit jours pour renverser Mohammad Hosni
Moubarak.
Le 14 janvier 2011, dans les rues de Tunis, des scènes de liesse inédites envahissent les
écrans de télévision. Ben Ali s’enfuit par voie aérienne vers l’Arabie Saoudite. La révolution
a eu raison d’un dictateur au pouvoir depuis vingt-trois ans. Soudain, le monde se met à
espérer ou, pour certains, à s’inquiéter d’un mouvement de protestation qui pourrait
s’étendre aux pays voisins. Ben Ali n’étant en rien supérieur à Moubarak, Kadhafi et autres
dictateurs, des populations entières vivant sous les oppressions policière et militaire voient
« un mur de peur » s’écrouler devant leurs yeux et se disent alors : pourquoi pas nous ?
L’Egypte hérite, sans l’ombre d’un doute, de ce mouvement insurrectionnel et voit en celuici une lueur d’espoir. La situation géostratégique du pays complique la tâche. Pourtant, des
activistes décident de tenter leur chance à leur tour. Une campagne d’appel à la
manifestation connaît un certain succès sur l’Internet. Il faut descendre dans la rue le vingtcinq janvier 2011, jour férié en Egypte. Cette date étant hautement symbolique, c’est le jour
de la police nationale qui est célébrée pour son soulèvement en 1952 contre le colonisateur
britannique. D’où le choix d’un tel jour, en 2011, il n’y a plus de colonisateur mais un
dictateur qui occupe le pouvoir ou plutôt se l’accapare sans fondement démocratique.
L’Internet, lieu de l’étincelle : souvent, la révolution égyptienne a été qualifiée de
« Révolution 2.0 », nous n’adopterons pas cette appellation très réductrice par rapport à ce
qui s’est réellement déroulé. Les réseaux socionumériques sont considérés comme le lieu où
s’est déclenché l’étincelle, mais l’alpha et l’oméga de la Révolution, certainement pas. C’est
une question de relais ; le « jour de rage », comme il a été appelé par ses instigateurs du web,
20
ne fera des émules que grâce à sa couverture médiatique télévisuelle. En effet, les chaînes
satellitaires transnationales montreront ce fameux 25 janvier 2011, des dizaines de milliers
(environ cinquante mille au Caire et autant à Alexandrie) de personnes arrivées jusqu’à la
place Tahrir (littéralement : place de la libération) ; à partir de là, un effet boule de neige
viendra grossir les effectifs des protestataires.
Un autre fait, hormis l’aboutissement tunisien, explique aussi cette rage qui paraît au grand
jour dans les rues des villes égyptiennes. Cette explication porte un nom : Khaled Saïd. La
Tunisie a eu son Bouazizi, l’Egypte a eu son Khaled Saïd. Jeune alexandrin tué par deux
indicateurs de police dans la soirée devant un certain nombre de témoins. La scène a lieu le 6
juin 2010, Khaled s’installe dans un cybercafé où il a ses habitudes lorsque deux indicateurs
de police (moukhbereen, littéralement ceux qui vont en quête de l’information) font irruption
et commencent à aborder violemment le jeune homme. Le propriétaire intervient et leur
demande de sortir, il ne veut pas de problème au sein de son établissement. Sans plus
attendre, juste devant la porte du cybercafé, les deux bourreaux se mettent à rouer de coups
Khaled devant une petite foule qui s’amasse. Le jeune égyptien meurt sous les coups. Son
crime : avoir posté une vidéo sur Youtube révélant le partage d’une saisie douanière entre
officiers de police. Le souci est que l’objet du partage se trouve être des cigarettes, de
l’argent mais aussi de la drogue. La vidéo circule sur l’Internet et les réseaux
socionumériques en particulier mais aucune occurrence significative ne vient perturber
l’agenda des médias dits traditionnels.
Cependant, Khaled sera bel et bien assassiné par le régime et devient rapidement, grâce à la
création quasiment immédiate, quatre jours plus tard, d’une page Facebook : Nous sommes
tous Khaled Saïd, le symbole de l’oppression policière et d’une jeunesse meurtrie par un
régime qui n’en a que faire de son existence. Il faudra tout de même patienter jusqu’au
« précédent tunisien »1 pour que la page qui lui est consacrée voit le nombre de visiteurs
s’envoler. Par ailleurs, c’est bien là que se situe « l’avantage principal de Facebook » à
savoir « de compter et d’évaluer le nombre de personnes prêtes à prendre des risques. »
Tewfik Aclimandos accrédite le rôle de l’Internet en le qualifiant d’« étincelle dans
1
BEN NEFISSA Sarah et DESTREMAU Blandine (dir.), « Protestations sociales, révolutions civiles.
Transformations du politique dans la Méditerranée arabe », Revue Tiers-Monde, Hors-série n°2, Armand Colin,
2011, p. 218.
21
l’organisation des manifestations »
2
en soulignant l’importance cruciale des chaînes
satellitaires.
La campagne appelant à descendre dans la rue le vingt-cinq est notamment orchestrée par le
groupe Nous sommes tous Khaled Saïd, le 6-avril, Kefaya (ça suffit) ainsi que la
blogosphère activiste. Parmi eux, se trouve Asmaa Mahfouz qui publie plusieurs vidéos sur
Youtube pour encourager à manifester, dont une3 la veille qui a fait vibrer pas mal
d’Egyptiens. A noter, qu’un tel courage montré par une femme a son importance dans un
pays aussi machiste et patriarcal que l’Egypte. Ses paroles ont certainement convaincu
quelques indécis à descendre dans la rue pour exprimer leur colère.
Le vingt-cinq, des milliers de manifestants déferlent dans les rues des grandes villes
égyptiennes, partant d’une multitude d’endroits, empruntant des petites artères pour
contourner les cordons de police et se regrouper sur la place principale de la ville.
Seulement, la confrontation avec les services d’ordre dissuadent les manifestants et la
plupart rentrent chez eux. Ils souhaitent néanmoins profiter de cet enthousiasme rare pour
renouveler l’expérience le vendredi 28. L’Egypte est à craindre essentiellement après la
prière du vendredi. Et cela, les manifestants ainsi que le régime le savent fort bien.
Un facteur capital va renforcer le mouvement, le 25 les protestataires se font violenter par la
police, cela dit les médias égyptiens n’y accordent aucune attention. Pendant ce temps-là, la
très grande majorité des Egyptiens assistent à cette violence sur leur poste de télévision
grâce à Al-Arabia, Al-Jazeera, BBC, France 24 entre autres. Trois jours d’affrontements
préparent ainsi un terrain propice pour la grande manifestation du vendredi 28. A ce
moment, les manifestants se comptent par centaines de milliers et la colère ne fait
qu’augmenter. Le régime ne baisse pas la garde, loin de là. Les affrontements vont être rudes
quant à l’occupation de la place Tahrir. Suite à une violente confrontation de plusieurs
heures, la place Tahrir est conquise, la police se retire et abdique sur ordre du ministère de
l’Intérieur. Pire, elle disparaît totalement du pays. C’est l’Armée qui fait alors son apparition
dans les grandes villes égyptiennes pour maintenir l’ordre. Tout a basculé en quelques
ACLIMANDOS Tewfik (Entretien) in Centre d’Analyse et de Prévision des Risques Internationaux, MoyenOrient. Géopolitique, géoéconomie, géostratégie et sociétés du monde arabo-musulman, « Révolutions, le
réveil du monde arabe », n°10, Paris, avril-juin 2011, p. 34.
3
« La vidéo pour laquelle Khaled Saïd a été tué », Youtube, Asmaa MAHFOUZ, 11 juin 2010.
https://www.youtube.com/watch?v=35t58GFfMbo&lr=1, dernière consultation le 21 mars 2016.
2
22
heures. La direction ne voulait rien entendre jusque-là, cependant elle a été obligée de se
rendre à l’évidence et de faire face à la révolution naissante.
Mais le régime a surtout décidé de retirer la police des rues égyptiennes dans une optique
bien précise : faire régner un sentiment de chaos dans le pays. La police disparaît, l’Armée
prend en main la situation, un couvre-feu est mis en place, l’Internet est coupé et surtout des
prisonniers de droit commun sont relâchés des centres de détention. Tout cela ayant une
visée très claire, le pouvoir transmet un message net, sur lequel il a toujours joué depuis des
décennies à chaque fois qu’il a été en difficulté. C’est la corde sensible qui a maintenu
l’Egypte sous la houlette de la dictature : l’insécurité.
Il « s’agissait de rappeler aux Egyptiens que le prix de leur
sécurité, c’est leur indignité et leur soumission. Soumettezvous si vous voulez vivre dans la sécurité ! »4
Les Egyptiens ont cherché la révolte et l’insurrection, à eux d’assumer le chaos qui va en
découler, voilà en somme ce que veut communiquer le gouvernement aux indécis qui ne
penchent encore ni d’un côté ni de l’autre. Sauf que face à l’insécurité, le pouvoir ne
soupçonnait pas la réaction solidaire des citoyens. Pour faire face au désordre et à la menace
des criminels qui sévissent un peu partout dans le pays, ce qui était très relayé par les médias
officiels et publics, des jeunes commencent à s’organiser pour mettre sur pied des comités
de quartier, s’inspirant du précédent tunisien. Le pouvoir estime avoir tout de même bien
réagi étant donné qu’il souhaitait voir les citoyens rester chez eux pour protéger leurs biens
afin de ne pas enrichir les effectifs place Tahrir. Seulement, les jeunes trouvent un
stratagème de roulement. Pour un jeune qui reste dans son quartier, pour s’occuper de la
surveillance, un s’en va manifester et le lendemain les rôles sont inversés. Ce qu’il faut
souligner c’est qu’au lieu de désorganiser le mouvement révolutionnaire, le gouvernement
l’a renforcé en lui donnant des raisons pour se réunir. Une sorte de chantage qui a abouti au
constat de l’échec d’une régulation par la peur, comme dirait l’historien Pierre Vermeren
4
BEN NEFISSA Sarah, « Révolutions civiles : le basculement du politique. Ces 18 jours qui ont changé
l’Egypte » in BEN NEFISSA Sarah et DESTREMAU Blandine (dir.), « Protestations sociales, révolutions
civiles. Transformations du politique dans la Méditerranée arabe », Revue Tiers-Monde, Hors-série n°2,
Armand Colin, 2011, p. 234.
23
cité par Tewfik Aclimandos5, une politique qui ne tenait plus sa place en Egypte après le 25
janvier.
Ceci dit, le pouvoir n’a absolument pas abandonné la confrontation à ce moment-là.
Moubarak prend une décision importante, celle de s’exprimer à la télévision. Il interpelle
l’« Egyptien moyen » et joue sur le registre des sentiments en s’emportant dans une envolée
lyrique mémorable et fort bien maîtrisée. L’Egyptien serait trop affectif dans l’imaginaire
collectif arabe, et Moubarak et son régime l’ont maintes et maintes fois répété et s’en sont
convaincus eux-mêmes avec force. Alors le président décide de lâcher un peu de lest, il ne se
représentera pas aux prochaines élections présidentielles de septembre 2011 et engage un
« dialogue national » en nommant un vice-président, chose à laquelle il s’était toujours
refusé de souscrire. Il aidera donc à la transition démocratique du pays, il a écouté le peuple
– oui « je vous ai entendu », à l’instar de Ben Ali, la même erreur se réitère à deux semaines
d’intervalle. Il colore son discours de sentiments et de patriotisme en employant de grandes
paroles, s’adressant à un « grand et merveilleux peuple » qui ne peut que le comprendre et
s’associer à son malaise et son désarroi face à une telle situation. Moubarak est né sur ce sol,
a fait plusieurs guerres pour la survie de la patrie (d’ailleurs il s’est toujours fait passer pour
LE héros de 1973), et désire mourir sur la terre de ses ancêtres et de son pays tant chéri.
Et ce soir-là, des doutes émergent, des vidéos circulent de la place Tahrir où d’âpres débats
prennent place, certains veulent rentrer chez eux et mettre un terme à tout cela, le
mouvement aurait ainsi atteint ses objectifs. D’autres jugent hypocrite le discours de
Moubarak et sont persuadés que rien ne changera. Pendant ce temps, une campagne proMoubarak est créée de toute pièce, la télévision nationale mène une campagne de
réhabilitation pour le président. Pléthore de comédiens, de sportifs et d’artistes en tous
genres appellent en direct ou descendent dans des manifestations orchestrées par le
gouvernement pour témoigner de leur soutien à un président âgé qu’il serait inhumain de
malmener de la sorte alors qu’il ne lui resterait que quelques jours à vivre. Mais cette
position ne tiendra pas bien longtemps, le 2 février une réaction violente du pouvoir va
donner raison à ceux qui voulaient continuer le mouvement et refuser d’écouter les paroles
de Moubarak. L’image effroyable de personnes, munis d’armes blanches, à dos de chevaux
et de chameaux qui s’attaquent aux manifestants place Tahrir va achever d’écorcher et de
ACLIMANDOS Tewfik (Entretien) in Centre d’Analyse et de Prévision des Risques Internationaux, MoyenOrient. Géopolitique, géoéconomie, géostratégie et sociétés du monde arabo-musulman, « Révolutions, le
réveil du monde arabe », n°10, Paris, avril-juin 2011, p. 35
5
24
détruire l’image parfaitement policée du président. Ce fut l’erreur impardonnable.
Désormais, rares sont ceux qui seront à son écoute. Un point de non-retour a été atteint à ce
moment précis, sur la place Tahrir plus rien n’est négociable : c’est la chute du régime ou la
mort.
Moubarak tente alors une dernière manœuvre de séduction à l’égard de la jeunesse
égyptienne. Il leur envoie par exemple le 4 février le ministre de la Défense jusqu’à la place
Tahrir, sachant que l’Armée est assez appréciée par les Egyptiens, la visite se passe sans
accrochage, mais rien ne change. Le maréchal Mohammad Hussein Tantawi est allé rassurer
les militaires sur place et a fait un discours neutre, il ne s’est en rien engagé du côté des
manifestants et en même temps ne lâche pas prise quant à la position du président. En
somme, sa visite reste lettre morte, elle ne fait aucun effet sur la Place, mis à part de se
montrer dans certains médias et prouver que le gouvernement négocie avec les manifestants.
Malgré tout, Moubarak perd la bataille dans le champ médiatique :
« Son discours du 1er février où il a annoncé qu’il ne se
présentait pas aux élections présidentielles prévues pour le
dernier trimestre de 2011 a retourné à son avantage une partie
de l’opinion publique interne. Mais le lendemain, l’attaque des
manifestants de la Place Tahrir par les mercenaires du régime
sur des chevaux et des chameaux a produit sur l’opinion
internationale et nationale l’effet inverse. Et c’est surtout
l’interview bouleversante, le 7 février 2011, sur la chaîne
privée Dream 2, de Waël Ghonim qui a parachevé la conquête
de la bataille médiatique par les insurgés. Ce jeune cadre de
Google au Moyen Orient, artisan de la mobilisation sur
Facebook, avait été arrêté par la police dès le début du
soulèvement. Relâché après douze jours au secret, il a fondu en
larmes sur le plateau en découvrant le nombre de victimes. Le
lendemain même, le nombre des manifestants avait quasiment
doublé, alors qu’une partie d’entre eux était quelques jours
auparavant dans les manifestations pro-Moubarak. »6
Wael Ghonim fut ainsi l’un des derniers déclencheurs pour le maintien du soulèvement. Ses
larmes sur un plateau de télévision jusque-là acquis à la cause de Moubarak ont bouleversé
le rapport de forces de manière définitive. Le créateur de la page Nous sommes tous Khaled
Saïd, qui était resté jusqu’alors un parfait anonyme, est soudainement devenu un des
6
BEN NEFISSA Sarah, « Révolutions civiles : le basculement du politique. Ces 18 jours qui ont changé
l’Egypte » in BEN NEFISSA Sarah et DESTREMAU Blandine (dir.), op. cit., p. 232.
25
symboles de la Révolution, depuis son arrestation pour avoir incité à la rébellion et au
renversement du Régime, l’une des accusations les plus répréhensibles pour le régime
autoritaire égyptien.
Ainsi le 11 février 2011 à 18 heures précises et après le décès de plus de huit cents
personnes, le vice-président Omar Souleiman annone la démission de Moubarak, au moment
où les manifestants s’y attendent le moins. La veille, Moubarak avait repris la parole dans un
discours à la nation pendant lequel tout le monde s’attendait à l’annonce de son départ mais,
à la surprise générale, il annonçait encore une fois qu’il voulait décéder sur le sol de sa patrie
pour laquelle il a versé son sang, s’est sacrifié, et lui est toujours resté fidèle. Ajoutant même
que seule l’Histoire pouvait le juger. Et brusquement le lendemain, pendant la première
prière du soir (al-maghreb [le coucher du soleil]) – preuve que personne ne s’attendait à une
annonce de cette importance, une large frange des révolutionnaires priaient alors qu’ils
savaient qu’un discours était programmé – l’allocution du vice-président commence. Contre
toute attente, ce discours fut le dénouement de dix-huit jours de souffrance et de sacrifice,
mais aussi de joies, de scènes de liesse, de communion entre gens de toutes conditions
sociales, entre musulmans et chrétiens, entre jeunes et personnes plus âgées...
II.
Une situation socio-économico-politique insoutenable.
Quelques chiffres nous permettront d’avoir une idée plus juste de la situation socioéconomique égyptienne.
« En 2007, 32 % de la population était totalement illettrée (42
% des femmes), 40 % des Egyptiens vivaient à la limite ou en
dessous du seuil international de pauvreté, et le PNB par tête (à
pouvoir d’achat égal) équivalait à la moitié de celui de la
Turquie et à 45 % de celui de l’Afrique du Sud. »7
7
OSMAN Tarek, Révolutions égyptiennes, de Nasser à la chute de Moubarak, Les belles lettres, coll. « Le
bruit du monde », Paris, 2011, p. 14
26
En effet, l’Egypte a connu une période de paupérisation sans précédent au cours de la
période Moubarak. Et le chômage n’est pas en reste.
« Le chômage augmentait, avec un taux effectif de 18 à 21 %
pour les 24-54 ans, soit le cœur de la population active. Le
logement devenait un véritable défi social, rendant le mariage
plus difficile pour les jeunes »8,
et la vie ne fait que se compliquer de plus en plus.
« L’inflation, à deux chiffres pendant la moitié des années
1990 et 2000, fit décliner le niveau de vie des pauvres et d’une
bonne partie de la classe moyenne. Le Programme alimentaire
mondial estima que le coût de la vie pour un foyer égyptien
moyen avait augmenté de plus de 75 % entre le milieu des
années 1990 et milieu des années 2000. La hausse du prix du
pain et des aliments de base entraîna de violents affrontements
dans les longues files d’attente devant les points de distribution
de pain subventionnés par l’Etat ; en 2008, l’un de ces
incidents fit au moins dix morts. »9
La bourse de l’Egyptien est petit à petit atrophiée depuis plus de dix ans ; et 2008 est un
tournant dans la misère qui règne dans le pays. Les « émeutes du pain », qui ont fait
plusieurs morts, ont scandalisé en interne et à l’international. Un pic a été ainsi atteint, les
denrées alimentaires de première nécessité accessibles normalement aux plus démunis ne le
sont plus tellement. La grogne monte. Le gouvernement joue toujours sur la sécurité garantie
aux citoyens mais ceux-ci commencent à ouvrir les yeux sur les raisons de l’inflation que ne
peut supporter la majorité des Egyptiens. Le vrai problème n’est pas tellement la pauvreté en
tant que telle, mais l’écart qui se creuse entre une certaine partie de la population qui détient
une large part des richesses du pays et une majorité de citoyens qui bataille quotidiennement
pour se nourrir. Au point que le trafic d’organes ou encore les mariages forcés deviennent
une pratique courante dans certains milieux. Le Golfe arabique a toujours trouvé un vivier
sans fin en Egypte, et en Afrique du Nord, d’épouses potentielles dont l’acquisition se fait
pour quelques centaines d’euros. La classe moyenne est en train de se volatiliser petit à petit.
Le fonctionnaire ne peut plus subvenir à ses besoins, il se trouve souvent obligé de faire des
petits boulots pour s’en sortir. Le salaire d’un fonctionnaire ne pouvant répondre à ses
8
9
Ibid., p. 116.
Ibid., p. 117.
27
besoins, encore moins à ceux de toute une famille, par conséquent la corruption se généralise
dans les institutions publiques.
Ceci dit, là ne réside pas la seule raison du mécontentement et de la fronde qui commence à
se faire entendre au milieu des années 2000. Ted Gurr10, dans sa théorie de la privation
relative, postule que ce n’est pas le manque seul qui pousse à la mobilisation mais bien la
perception des différences avec autrui (dans l’espace ou dans le temps) qui génère une forme
de frustration et ainsi l’envie d’agir. Ce qui révolte par conséquent les Egyptiens, en tout
premier lieu, c’est de voir se concentrer les richesses du pays entre les mains d’une infime
minorité.
« Plus de 40 % de la richesse du pays (avoir réels et semiliquides) étaient contrôlés par 5 % de la population. Les dix
premières entreprises cotées à la bourse du Caire, où l’on
trouvait plus de 45 % de la capitalisation totale du marché,
étaient contrôlés par moins de vingt familles. »11
Les Egyptiens voient les plus aisés délaisser le centre du Caire, ou des grandes villes, pour
aller occuper des compounds ultra-protégés aux périphéries de la ville où les superficies des
maisons, voire des palais, étaient jusqu’alors inconcevables.
« Le Caire s’est métamorphosée en une ville […] où des
quartiers d’une splendeur insolente se situent à quelques
minutes des taudis les plus sordides. »12
Cette division de plus en plus nette entre une très grande majorité de citoyens, une minorité
de privilégiés et une classe moyenne qui tend à disparaître ne rend pas le bilan de Moubarak
très reluisant. Celui-ci comptait sur la police pour le maintenir au pouvoir alors que ses
prédécesseurs s’appuyaient sur l’institution dont ils sont issus : l’Armée.
Ceci explique en partie le succès de la Révolution, Moubarak s’était mis à dos l’Armée en
comptant sur l’Intérieur mais celle-ci s’est révélée moins efficace que prévue. Les causes de
cette rupture se résument essentiellement en la personne de Gamal Moubarak :
10
« The potential for collective violence varies strongly with the intensity and scope of relative deprivation
among members of a collectivity. »
GURR Ted Robert, Why Men Rebel, Princeton University Press, Princeton, 1970, p. 24.
11
OSMAN Tarek, Révolutions égyptiennes, de Nasser à la chute de Moubarak, Les belles lettres, coll. « Le
bruit du monde », Paris, 2011, p. 105.
12
Ibid., p. 124.
28
« C’est au début de l’année 2010 que le désaccord de l’armée
avec le projet de succession héréditaire de Gamal Moubarak
est apparu clairement. Hosni Moubarak avait ainsi rompu avec
ce pacte implicite issu de la prose du pouvoir en 1952 par les
Officiers libres. De même, le démantèlement du secteur public
par la « privatisation sauvage » opérée par le « gouvernement
des hommes d’affaires » du clan de Gamal Moubarak avait
heurté l’ethos nassérien de l’armée, partagé par ailleurs par une
large partie de l’opinion publique du pays. »13
Les jalousies se font donc sentir depuis que Gamal, le fils cadet de Mohammad Hosni
Moubarak, est de plus en plus pressenti à la tête de l’Etat pour ne pas dire qu’il dirige déjà le
pays depuis le milieu des années 2000. Il est le guide de son père, rien ne lui échappe, toutes
les initiatives sont prises par Gamal qui apporte une aide considérable au président
vieillissant qui s’occupe plus de sa santé et de son bien-être que de la politique du pays.
Mais Moubarak écorne sérieusement son alliance avec l’Armée lorsqu’il commence à
imposer à tout prix son fils comme son successeur ; au point que l’opinion publique
égyptienne songeait déjà à un coup d’Etat militaire, immédiatement après le décès de
Moubarak père, pour remettre les choses dans l’ordre. Dès lors, le président a essayé de
fragiliser l’institution militaire autant qu’il le pouvait jusqu’au début des événements de
janvier 2011. La logique aurait voulu que le successeur soit Tantawi, Shafik ou bien encore
Souleiman – tous les trois ayant fait leur carrière dans l’Armée ou dans les appareils de
sécurité de l’Etat, comme tous les présidents de l’Egypte – et non pas l’héritier du trône.
Afin de réduire l’influence de l’Armée, Moubarak décide de suivre son fils dès 2004 en
nommant un gouvernement d’hommes d’affaires, l’Armée n’a plus qu'un rôle secondaire au
sein du gouvernement. A partir de cette date fatidique, l’Egypte traverse un tournant libéral
sous l’impulsion de Gamal qui détruit en quelque sorte tout ce qu’avaient bâti Nasser et
Sadate. Il s’entoure d’amis fortunés qu’il considère de bon conseil. Il s’attelle à privatiser
tout ce qui peut l’être, à réduire les dépenses inutiles de l’Etat, et donc à licencier autant que
possible.
« A une époque où les produits de base (pain, sucre, thé, tabac
et essence) connaissaient une inflation à deux chiffres, et avec
plus de 40 % de la population vivant en dessous du seuil
international de pauvreté, la bourse égyptienne enregistrait en
13
BEN NEFISSA Sarah, « Révolutions civiles : le basculement du politique. Ces 18 jours qui ont changé
l’Egypte » in BEN NEFISSA Sarah et DESTREMAU Blandine (dir.), op. cit.,, p. 232-233.
29
2005 le plus fort indice d’appréciation au monde et les prix de
l’immobilier haut de gamme augmentaient de plus de 20 % par
an, atteignant des sommets comparables à ceux des beaux
quartiers de Londres. »14
Pendant ce temps-là, les membres du gouvernement dont Ahmad Ezz était le symbole absolu
de la puissance financière, car il possédait plus de 80 % de l’acier du pays et établissait le
cours des prix à sa guise. Ces hommes d’affaires s’enrichissaient de manière exponentielle et
entraînaient dans leur idylle financière la famille Moubarak qui en profitait plus que jamais.
En résumé, les Egyptiens traversaient des difficultés jamais rencontrées jusque-là à cause de
la gestion de ce « gouvernement de réforme ». Celui-ci a effectivement transformé le pays
mais en creusant les écarts entre citoyens.
L’Armée a, par voie de conséquence, beaucoup de mal à accepter la situation tout autant que
la population. Les deux voient dans l’avènement du fils prodigue un très mauvais service qui
leur ait rendu.
Un autre facteur capital fait perdre son assise populaire à Moubarak : sa politique extérieure.
Les Egyptiens ont eu l’habitude de voir leur pays comme étant le plus grand et le plus
important de la région, même à l’initiative des non-alignés durant la Guerre froide. Et ils
déplorent le mutisme de Moubarak sur des sujets qui leur sont chers. La population admet
difficilement que son pays soit, dans le concert des nations, un interlocuteur parmi tant
d’autres. Dans le monde arabe, l’Egypte se fait appelée la « Mère du monde » ou encore le
« berceau de la civilisation » ; ses appellations procurent une satisfaction énorme et
entretiennent la fierté des Egyptiens. Ce peuple nourri aux chansons à la gloire de la patrie
durant la faste période des Oum-Kalthoum et Abdel Halim Hafez, entre autres, ne peut
admettre que la voix de l’Egypte ne soit plus entendue à l’échelle internationale.
Depuis Mohammad Ali au début du XIXe siècle, « l’Egypte s’est toujours crue des devoirs
envers la nation arabe »15. Nasser a été le « père » du panarabisme. Les Egyptiens ne
peuvent donc pas se contenter de la situation actuelle où Moubarak ne s’intéresse plus à la
question palestinienne, par exemple, ou ne le fait que pour s’attirer les faveurs des EtatsUnis d’Amérique et non plus pour refléter l’opinion de sa population. Le peuple n’a pas pu
14
OSMAN Tarek, Révolutions égyptiennes, de Nasser à la chute de Moubarak, Les belles lettres, coll. « Le
bruit du monde », Paris, 2011, p. 125.
15
MEYNADIER Pascal, L’Egypte au cœur du monde arabe, l’heure des choix, Tempora–Editions du Jubilé,
Perpignan-Paris, 2009, p. 20.
30
tolérer le silence de Moubarak lors des Intifadas, lors de la guerre de 2006 au Liban, lors de
l’opération « Plomb durci » en décembre 2008-janvier 2009, ou encore pendant la crise
diplomatique qui a suivi l’amerrissage de la « flottille de la liberté » en 2010. A chaque fois,
le gouvernement de Moubarak ne condamne pas formellement Israël et cela insupporte une
large majorité des Egyptiens, bien conscients que leur président est en état de paix avec le
voisin hébreu mais cela ne justifie pas pour autant d’endurer de telles humiliations sans
réagir promptement. Le peuple égyptien sait pertinemment que Moubarak est un fidèle allié
des Etats-Unis d’Amérique mais peine à l’acquiescer.
III.
Une dictature de plus de soixante ans.
Afin d’expliquer le mouvement révolutionnaire de 2011, il faudrait remonter à la nature
même de la dictature militaire égyptienne et son évolution au cours des soixante dernières
années. Toutes les difficultés que connaît l’Egypte en 2011 ne sont pas uniquement
imputables à Moubarak. Les conditions sociales se justifient aussi par les politiques de ses
prédécesseurs.
Nous pouvons remonter à la fin de la monarchie égyptienne et aux débuts de la République,
qui coïncide avec la dictature, pour donner un aperçu de l’histoire égyptienne
contemporaine. Contrairement à une idée reçue, Gamal Abdel Nasser n’est pas le premier
président de l’Egypte. Mohammad Naguib l’a précédé, mais au bout de quelques mois de
gouvernance, un deuxième coup d’Etat militaire vient mettre fin à sa présidence, il est
assigné à résidence et Nasser s’accapare le pouvoir. Quelques années en amont, le roi
Farouk était très apprécié par l’Armée jusqu’à ce que survienne la défaite humiliante en
1948 contre Israël, de jeunes officiers se sont sentis trahis et ont fomenté un coup d’Etat.
D’autres facteurs expliquent ce sentiment de révolte chez de nombreux Egyptiens au début
des années 1950, en effet les richesses du pays se concentraient principalement entre les
mains de l’aristocratie et des étrangers.
« A la fin des années 1940, environ 5 % de la population
contrôlait plus de 65 % des avoirs du pays […] tandis
qu’environ 3 % de la population détenait 80 % des terres
31
cultivables ; les étrangers continuaient à exercer une influence
énorme sur l’économie. »16
Tout cela commençait à mettre le roi dans une posture délicate. La population avait le
sentiment d’être dirigée par des étrangers qui ne se souciaient pas de son sort. En effet,
l’aristocratie égyptienne était majoritairement d’origine turque et pour nombre de ses
membres il était même déprécié de parler égyptien. Par conséquent, un fossé s’est creusé
entre la haute-société et la population.
Mais il aura fallu attendre une série de scandales, portant essentiellement sur les mœurs et
les affaires de corruption du monarque, en 1951 pour que le roi Farouk s’affaiblisse
considérablement et que les jeunes officiers mènent leur coup d’Etat l’année suivante.
Effectivement, l’ « alliance » trop contraignante avec l’Angleterre n’était plus vraiment
concordante avec les intérêts de l’Armée, mais les affaires de corruption, d’achat d’armes
illégales et la vie privée du Roi continuait à faire scandale. Ses mœurs étaient loin d’être
conformes à la morale égyptienne de cette époque. Survient alors en juillet 1952 le coup
d’Etat fomenté par les jeunes « officiers libres ». Cette « révolution » constituait un succès
total et la population égyptienne manifestait gaiement. Mise à part la parenthèse Naguib,
Nasser se distingue rapidement des autres officiers et s’impose comme la figure principale
de ce mouvement militaire.
A partir de là, une passionnante « idylle » débute entre le président égyptien et sa population
qui lui voue un amour énorme. La première raison est simple : c’est le premier dirigeant qui
est de sang « purement » égyptien depuis les pharaons. Il provient d’une famille totalement
« ordinaire ». Depuis Alexandre le Grand en 332 avant J.C., Nasser est la première personne
ayant exclusivement des origines autochtones à gérer les affaires du pays. Le peuple se
reconnaît enfin en son dirigeant. Mais ce qui parachève son succès, c’est bien sa politique
socialiste et sa rébellion face aux grandes puissances mondiales, l’Egypte retrouve un certain
prestige dans le concert des nations à travers sa personne.
« En 1950, plus d’un tiers de toutes les terres fertiles étaient
détenues par moins de 0,5 % des Egyptiens, tandis qu’un autre
tiers était partagé entre 95 % des fermiers généralement
pauvres. »17
16
OSMAN Tarek, Révolutions égyptiennes, de Nasser à la chute de Moubarak, Les belles lettres, coll. « Le
bruit du monde », Paris, 2011, p. 41
17
Ibid., p. 48
32
Nasser sait donc comment séduire la population égyptienne : en lui offrant des terres tout
simplement. Dès lors, il fonde sa politique entièrement sur une mesure radicale : la
redistribution des biens agricoles. Il impose alors « un plafond de quarante hectares à chaque
propriété familiale »18. Des millions de paysans sans terre se retrouvent soudainement
propriétaires. Nasser s’assure donc un soutien indéniable du monde agricole qui représente
encore la majorité de la population.
Pour s’attirer les faveurs de l’autre grande composante de la population, il décide de
nationaliser presque toutes les entreprises égyptiennes. Le secteur public constitue l’autre
grande mesure de la « révolution » nassérienne. Un grand nombre d’Egyptiens se retrouve
du jour au lendemain doté du statut de fonctionnaire, avec tous les privilèges que cela
implique. D’ailleurs, un des épisodes de la nationalisation forcée fut l’un des plus grands
symboles de sa présidence. Il s’agit, bien évidemment, de la crise de Suez en 1956. Nasser
sonde toute son équipe pour savoir s’il peut « décoloniser » le dernier bastion égyptien sous
contrôle étranger, à savoir le canal qui représente pour la France et surtout l’Angleterre une
manne financière considérable. Dès lors, il déclare dans un discours public que le canal est
propriété de l’Etat et s’ensuit la brève guerre contre le trio britannique, français et israélien.
Celle-ci aboutit à une conclusion diplomatique grâce à la médiation américano-soviétique.
L’Egypte est donc propriétaire de son canal et trouve en ceci un moyen de pression sur les
grandes nations en maîtrisant désormais le point de passage commercial le plus important de
la planète. Nasser est à ce moment élevé au rang de « héros » national, voire de glorieuse
égérie du monde arabe puisqu’il s’est forgé une image « anti-impérialiste dans le contexte de
la guerre froide »19. En somme, à partir de 1952, une « nouvelle identification arabe » se
construit autour de son pouvoir :
« un mélange de glorification de l’armée ainsi que de la lutte
contre Israël, de propagande industrialiste ainsi que de
glorification du paysan (fellah) comme figure idéale du peuple,
et de culture populaire offrant un rêve commun. C’est tout un
ensemble culturel qui est porté par ces révolutions militaires
mettant à bas des régimes hérités de la colonisation et du temps
de l’ottomanisme. »20
18
Ibid., p. 48
DAKHLI Leyla, Histoire du Proche-Orient contemporain, La Découverte, Paris, 2015, p. 56.
20
Ibid., p. 57.
19
33
Enfin, pour parachever un énorme succès, Nasser prend l’initiative de la construction du
barrage d’Assouan. Le fleuve du Nil inondait chaque année la vallée. Malgré le riche limon
fertilisant du Nil qui se posait sur les terres, ces inondations paralysaient la vie agricole et
menaçaient la vie de citoyens de la Haute-Egypte. Par la même, l’érection du barrage permet
d’approvisionner la totalité du pays en électricité. Nasser paraît donc comme un
modernisateur, un réformateur, un fédérateur panarabe et par-dessus tout celui qui a enfin
accordé de l’intérêt au peuple. Résultat de cette politique :
« près de 75 % du produit intérieur brut (PIB) passa des mains
des plus riches soit entre celle de l’Etat, soit entre celles de
millions de petits propriétaires. »21
L’Egyptien est donc, de prime abord, très avantagé financièrement par la prise de pouvoir de
Nasser. Il profite également d’un système d’éducation désormais ouvert et d’une culture de
plus en plus accessible.
« La culture populaire, principalement produite en Égypte à
l’époque, fabrique un syncrétisme attentif à la misère sociale,
révérant l’instruction et les lettres, glorifiant ceux qui
s’extraient de leur condition, qu’ils soient des ouvriers qui
s’instruisent ou des femmes qui travaillent. Incontestablement,
une idée du progrès social, dans un contexte anti-impérialiste,
porte les mobilisations de cette période, de guerre en guerre, de
crise en crise. En effet, après les indépendances, les États se
concentrent sur 1’instruction et la culture nationales. Les
masses paysannes, toujours majoritaires dans la plupart des
régions, se transforment grâce aux résultats des réformes
agraires, mais aussi grâce à l’éducation. »22
Ainsi, ces réformes permettent un renouvellement des élites et une éventuelle ascension
sociale désormais concevable pour les milieux modestes. Un semblant de méritocratie naît à
cette période en Egypte, qui en réalité cache la suppression des élites précédentes,
principalement de gauche, accusées de tous les maux de la société égyptienne. La misère et
la répression sont maquillées aux couleurs de la culture populaire servant la propagande
orchestrée par le régime autoritaire.
21
OSMAN Tarek, Révolutions égyptiennes, de Nasser à la chute de Moubarak, Les belles lettres, coll. « Le
bruit du monde », Paris, 2011, p. 49.
22
DAKHLI Leyla, Histoire du Proche-Orient contemporain, La Découverte, Paris, 2015, p. 61.
34
D’autres paralysies, héritées de cette période, paraissent toujours insurmontables. Tout
d’abord, le secteur public mute en :
« un système de pensée stérile, « à la soviétique », un étouffoir
à talents, un cadre où les ressources étaient mal gérées, une
bureaucratie suffocante et inefficace »23.
A ce jour, le secteur public égyptien en pâtit. Celui-ci a été mis en place comme une
machine qui ne fait pas de cas pour les exceptions ou les particularités personnelles. Le
diplômé de telle université devrait exercer tel emploi. En remontant un peu plus en amont,
telle note obtenue au baccalauréat mène vers tel parcours universitaire, aucune exception à la
règle n’est aménagée. Le choix de carrière n’en est pas réellement un, il ressemble plus à
une injonction étatique et familiale24. Mais là où cela devient très problématique, c’est que
pour éviter d’ajouter un chômeur aux statistiques qui ternirait le bilan du président, un
ingénieur, par exemple, peut être incité à exercer une profession à laquelle il n’a pas été
formé, tel qu’employé de bureau, souvent sans charges prédéfinis dans les missions qui lui
sont contractuellement imparties.
De plus, la réforme agraire s’est révélée dévastatrice pour le secteur agroalimentaire
égyptien :
« le remplacement de grands propriétaires terriens instruits et
riches en capitaux par des paysans pauvres et aux compétences
modestes se traduisit par une production de médiocre qualité,
un manque de souci pour la subsistance à long terme, une
mauvaise commercialisation de produits stratégiques comme le
coton, et une érosion constante des liens avec les marchés
internationaux (surtout l’Europe). »25
A son bilan, il faut ajouter que Nasser étouffe le libéralisme. Les investisseurs ne peuvent
travailler librement. Ils doivent avoir l’aval du pouvoir, aucune action ne peut se produire
sans le contrôle du chef Suprême.
Mais l’héritage que Nasser a réellement légué à l’Egypte se situe à un autre niveau. Le
président était obsédé par le contrôle des médias et le culte de la personnalité. Un énorme
23
OSMAN Tarek, Révolutions égyptiennes, de Nasser à la chute de Moubarak, Les belles lettres, coll. « Le
bruit du monde », Paris, 2011, p. 65
24
Les familles décrètent souvent vers quel métier l’enfant doit se diriger ; dans le cas contraire, il représenterait
une honte pour l’honneur et la réussite sociale de la famille.
25
OSMAN Tarek, Révolutions égyptiennes, de Nasser à la chute de Moubarak, Les belles lettres, coll. « Le
bruit du monde », Paris, 2011, p. 65
35
appareil de propagande a donc été monté sous sa présidence. L’Etat policier que Nasser a
construit a su se prolonger sous Sadate et Moubarak.
« La torture et la coercition existaient déjà sous la monarchie,
mais Nasser les avaient institutionnalisées. »26
Déjà, les marxistes et les Frères musulmans étaient torturés voire tués dès qu’ils
constituaient un risque pour la pensée unique du régime. Le bilan de Nasser semble peu
reluisant surtout si s’y ajoute la défaite face à Israël en 1967, même si les Egyptiens ne lui en
tiennent pas vraiment rigueur au point de manifester spontanément pour qu’il revienne sur sa
décision de démissionner de ses fonctions suite à cet échec humiliant.
Enfin, pour en terminer avec Nasser : il était peut-être délicat de parler d’héritage car l’un
des problèmes majeurs de la période nassérienne est qu’il n’a pas légué grand-chose. Nasser
a tellement personnifié son pouvoir, le culte de la personnalité a été si exacerbé qu’il fut
difficile de distinguer le programme socialiste de son instigateur. Tout ce qu’a achevé le
président lui colle à sa personne, tout est grâce à lui mais ne peut, du coup, lui survivre.
L’« aventure sociopolitique nassérienne tournait autour de l’homme Nasser. »27 Ce qui
obligea presque ses successeurs à adopter des stratégies en contrepoint pour pouvoir se
détacher de l’image de Nasser. Au lieu d’améliorer le système nassérien, il a fallu tout
remettre à plat et démarrer un nouveau cycle.
Ce fut précisément le cas d’Anouar Al Sadate, celui-ci s’étant efforcé à détruire tout ce qu’a
réalisé Nasser, tout sauf les mesures dictatoriales qui, quant à elles, persistent indéfiniment.
« Sadate, par exemple, abolit le socialisme nassérien ; renonça
au nationalisme arabe et à l’étroite amitié avec l’Union
soviétique en faveur d’une alliance avec les Etats-Unis ;
repoussa le « révolutionnisme » progressiste et adopta le
conservatisme prôné par les Saoudiens ; dilua le secteur public
au profit d’un capitalisme renaissant ; et renversa la relation du
régime avec la population, passant d’une légitimité venant d’en
bas, fondée sur le consentement des masses, à un pouvoir
imposé d’en haut. »28
La présidence de Sadate est qualifiée comme celle de l’« infitah », à traduire par
« l’ouverture ». C’est le libéralisme qui revient à l’ordre du jour. Le socialisme nassérien est
26
Ibid., p. 65
Ibid., p. 66
28
Ibid., p. 67
27
36
complètement décomposé, pièce par pièce. Le secteur privé prend de l’ampleur et vient
concurrencer le public et l’écart des salaires commence à se faire sentir entre les deux
secteurs. Les fonctionnaires ne peuvent plus subvenir à leurs besoins avec un seul salaire.
L’« infitah » offre surtout des opportunités dorées aux investisseurs locaux et surtout
étrangers, les restrictions sur les produits importés sont levées, et les Egyptiens peuvent
enfin voyager comme bon leur semble.
« L’essentiel de la classe moyenne assista cependant, en
parallèle, à une érosion de son pouvoir d’achat. De 1975 à
1982, l’inflation oscilla aux alentours de 14 %. Le
gouvernement supprima lentement, mais sûrement, le filet de
sécurité social. L’expansion des services (éducation, santé,
commerce et logement) fut menée par le secteur privé et visait
avant tout les nouveaux riches. […] A la périphérie de
l’économie, ceux dont les compétences étaient moins faciles à
vendre sur le marché, les retraités et la majorité des
fonctionnaires de bas niveau, basculèrent dans la pauvreté. »29
La classe moyenne s’érode et la pauvreté gagne du terrain, pendant que certains
s’enrichissent notablement. L’ouverture a surtout eu des effets néfastes dont l’Egypte
n’arrive toujours pas à se débarrasser actuellement comme la :
« corruption de pans entiers de la bureaucratie égyptienne,
hausse flagrante des pratiques économiques douteuses,
apparition de liens parasitaires entre certaines parties du
secteur public et le capital privé. »30
Or Sadate construit sa réputation sur un fait majeur : la guerre de 1973. Les Egyptiens
considèrent l’issue de cette confrontation comme une victoire éclatante, il est encore perçu
aujourd’hui comme un héros national. Cependant, sa cote de popularité régresse fortement
au moment de la signature des accords de Camp David en 1978 et la paix israélo-égyptienne
en 1979. De nombreux Egyptiens y voient une trahison flagrante ; celle-ci constitue l’une
des raisons capitales pour lesquelles il fut assassiné en 1981.
Mais là où Sadate a innové, c’est au niveau des liens entre pouvoirs religieux et séculiers. Il
dicte à l’Eglise copte et à Al-Azhar31 les décisions à prendre. Par exemple, lors des accords
29
Ibid., p. 110.
Ibid., p. 111
31
Université de théologie cairote, elle forme une instance religieuse sunnite parmi les plus influentes du
monde.
30
37
de Camp David il exigea la présence de dizaines de dirigeants d’Al-Azhar afin de soutenir
les accords sur un fondement religieux, réflexe politique que conservera par la suite
Moubarak. L’Eglise copte recommande régulièrement de voter pour le père de la Nation
pendant qu’Al-Azhar est devenu un jouet aux mains de Sadate puis de Moubarak. A titre
indicatif, au cours du soulèvement de janvier – février 2011, certains sheikhs32 ont interdit
les manifestations, l’Eglise en a fait de même.
Pendant ce temps, Sadate et Moubarak n’ont jamais remis en question la torture et les
« camps de rétention ». S’y concentrent des opposants aux régimes, la torture est y une
pratique généralisée, et surtout où il n’y a aucun registre, aucune base de données, ils sont
emprisonnés sans que les familles ne puissent être tenues au courant et ainsi aucune défense
n’est envisageable. Les procès militaires se multiplient contre les opposants et les décisions
arbitraires sont monnaie courante. Si un officier ou un membre du Parti National
Démocratique (PND) décide de faire emprisonner un citoyen, cela peut s’exaucer sans
aucune procédure au préalable. L’Egypte est constamment en état d’urgence, ce qui
justifierait cette politique autoritaire et arbitraire.
Les trois présidents égyptiens n’ont pas partagé les mêmes idéologies politiques mais se sont
soudés lorsqu’il s’agissait de soumettre le peuple et de lui retirer sa souveraineté. Nasser a
tenté de répartir les richesses afin d’obtenir le soutien du peuple alors que Sadate et
Moubarak ont choisi l’option de la minorité influente. Renforcer une infime minorité et
s’appuyer dessus pour bâtir un pouvoir qui ne s’occupe que de ses proches, qui lui rendront
la pareille en cas de difficulté. Ainsi sous Moubarak :
« plus de 40 % de tout le crédit bancaire disponible en 1995
allait à moins de cent hommes d’affaires ou familles, pour la
plupart unis au régime par des liens obscurs et complexes. »33
Et cette situation ne fait qu’empirer avec l’ascension de Gamal Moubarak. Ce qui choque
énormément les Egyptiens pendant la présidence d’Hosni Moubarak, c’est le nombre
conséquent d’hommes d’affaires qui obtiennent des prêts en dizaines de millions de livres et
s’enfuient à l’étranger, souvent après avoir obtenu l’accord tacite du pouvoir. Un paramètre
primordial semble incontournable pour caractériser la période Moubarak. Elle est surtout
32
« Sheikh » signifie littéralement le « vieux » mais religieusement ce terme qualifie une personne érudite et
détenant une « autorité » qui lui revient sur la base de son savoir théologique.
33
OSMAN Tarek, Révolutions égyptiennes, de Nasser à la chute de Moubarak, Les belles lettres, coll. « Le
bruit du monde », Paris, 2011., p. 117
38
synonyme pour les Egyptiens d’une pauvreté accrue qui peut s’expliquer également par
l’explosion démographique qu’a connue le pays à partir des années 1980 :
« l’Egypte connut un grand boom démographique, et la
population doubla presque, passant de quarante-cinq à quatrevingt millions »34.
Et la population égyptienne est très jeune, une grande majorité d’Egyptiens n’a connu que
Moubarak comme président. Plus de 75 % des Egyptiens ont moins de trente-cinq ans à la
fin des années 2000. Cette génération a de surcroît grandi dans des conditions de difficulté et
de précarité extrêmes.
« Dans les écoles publiques, les classes comptent souvent plus
de soixante ou soixante-dix élèves ; en moyenne, on compte un
enseignant pour cinquante enfants. »35
D’autant plus que tout élève égyptien a besoin de cours particuliers pour s’en sortir, ce qui
rend l’égalité des chances tout à fait illusoire. Cependant, il n’y a pas que l’école qui
exprime les difficultés des Egyptiens, ils vivent pour certains d’entre eux dans des espaces
tellement exigus que l’hygiène de vie et la promiscuité en deviennent presque inhumaines.
Prenons un exemple extrême, mais qui n’est pas unique en son genre, le bidonville de la
« cité des Morts » au Caire :
« il s’agit d’une zone de plus de huit kilomètres carrés où au
moins quatre millions de pauvres vivent et travaillent, au
milieu d’un réseau très dense de tombes et de mausolées,
formant une communauté quasi indépendante. »36
Mais les conditions socio-économiques ne sont les seuls facteurs qui justifient la colère des
Egyptiens. La diplomatie de Moubarak déplaît et il en est de même pour sa politique
intérieure. La position, par exemple, vis-à-vis des Frères musulmans est incommode. En
2005, les Frères sont enfin autorisés à participer aux élections législatives, ils remportent
quatre-vingt-huit sièges, soit environ un cinquième du parlement. La direction Moubarak a
voulu faire preuve de démocratie face à la pression américaine et par là même démontrer
que la démocratie en Egypte ne servirait pas forcément les intérêts occidentaux puisque la
seule alternative serait l’option « islamiste ». Dès lors, en 2010, le régime interdit toute
candidature sérieuse des Frères, ce qui perturbe les Egyptiens et la seule force d’opposition
34
Ibid., p. 95
Ibid., p. 178
36
Ibid., p. 175.
35
39
organisée du pays. Cet épisode, parmi tant d’autres comme les nombreux accidents du trafic
ferroviaire ou le naufrage d’un ferry en 2008 dont le président se moque en direct à la
télévision, établit une rupture entre le régime et ses administrés. La colère cherche à
s’exprimer d’une manière ou d’une autre.
IV.
La colère prend forme.
La plupart des activistes n’en sont pas à leur premier coup d’essai durant la Révolution de
2011. Il y a forcément des antécédents pour expliquer que le mouvement ait pris une telle
ampleur aussi rapidement et pour justifier que certaines modalités d’action étaient déjà bien
rodées, puisant dans un répertoire qui s’est constitué au cours de la décennie écoulée. Le
mécontentement n’est pas nouveau dans l’Egypte de 2011, cela fait quelques années que la
situation devient insupportable pour une large frange de la population. Et cette colère s’est
exprimée lors de certaines périodes cruciales même si la répression l’emportait sur les
différents soulèvements.
Le mécontentement peut se résumer par la hausse magistrale des prix :
« Le taux d’inflation moyen sur les produits de consommation
courante s’élevait à 2,9 % en 2000-2003. En 2004, il atteint
16,5 %, un chiffre cinq fois plus élevé qu’au cours de la
période précédente. »37
Mais ce n’est pas la première fois que les tarifs des denrées alimentaires s’envolent
soudainement. Un autre facteur vient s’ajouter et décide certains Egyptiens à braver l’état
d’urgence et à manifester. L’élément principal est la privatisation à grande vitesse du secteur
public et la restructuration de ce qu’il en reste. Les ouvriers vont donc entrer dans le champ
de la contestation.
« Le programme de privatisation s’accompagne d’une
restructuration des entreprises publiques afin de les rendre plus
compétitives et d’attirer les potentiels investisseurs. L’une de
37
DUBOC Marie, « Mobilisations sociales et politiques : les sociétés en mouvement. La contestation sociale
en Egypte depuis 2004 », in BEN NEFISSA Sarah et DESTREMAU Blandine (dir.), op. cit, pp. 103-104.
40
ces composantes est le programme de départs en préretraite.
Ainsi, de 1990 à 2002, la main-d’œuvre des entreprises
publiques est réduite de 238 000 salariés grâce à la mise en
œuvre d’un programme de préretraites. »38
Des ouvriers de quarante-cinq ou cinquante ans se retrouvent forcés de partir à la retraite
sachant pertinemment qu’ils ne retrouveront pas d’emploi à cet âge-là. D’autres ouvriers
subissent une situation extrêmement précaire, conscients du risque de privatisation de leur
entreprise ou d’un nouveau plan de restructuration qui les mettrait dans une position
délicate. La situation est donc explosive.
« Depuis 2004, plus de 1,7 million d’Egyptiens ont protesté sur
leur lieu de travail en recourant à la grève, au sit-in ou à
d’autres formes de protestation. »39
Pour raviver les tensions, en novembre 2006, des élections au cœur des syndicats d’ouvriers
prennent place et de graves irrégularités sont constatées, ce qui pousse les ouvriers à
manifester. La direction des syndicats est désormais détenue par des éléments proches du
régime et les ouvriers ne le tolèrent pas. Mais les ouvriers ne sont pas vraiment à l’origine de
la reprise de cette culture de la protestation. Depuis 1977 et les premières émeutes du pain,
les Egyptiens n’étaient quasiment jamais redescendus dans la rue jusqu’au début des années
1990 avec l’assentiment et l’aide logistique offerte par l’Egypte aux alliés lors de la guerre
du Golfe. Puis l’an 2000 et l’Intifada ainsi que la guerre en Irak en 2003 font resurgir les
tensions qui opposent le gouvernement à ses gouvernés. A chaque occasion, de nombreux
manifestants témoignent de leur opinion pour émettre une critique à l’encontre du pouvoir.
Et souvent les manifestations glissent vers des sujets de politique interne sans se fixer làdessus bien longtemps. Il a fallu patienter jusqu’à 2004 pour qu’un mouvement émerge et
proteste clairement contre la situation intérieure déplorable. Les ouvriers n’ont donc pas le
monopole de la manifestation, les cols blancs les concurrencent désormais à partir de 2004
et surtout en 2005.
Le mouvement Kefaya – littéralement « ça suffit » – s’exprime plus particulièrement en
2005. Une minorité de jeunes et d’intellectuels décident de se lancer dans une campagne de
38
39
Ibid., p. 103
Ibid., p. 95
41
manifestations, de sits-in, d’occupation des médias pour attirer l’attention sur la situation
épouvantable que traverse le pays. Ils tentent ainsi de « reterritorialiser la colère »40.
« Le recours à l’Internet et la participation de bloggeurs à ces
manifestations ont offert de nouveaux modes d’organisation et
de coordination entre manifestants. Car les élections de 2005 et
les mobilisations qu’elles ont suscitées marquent l’intégration
des bloggeurs dans l’espace public égyptien »41.
Même si l’articulation du smartphone et des réseaux sociaux n’est pas encore très efficiente,
elle est dorénavant indispensable dans le répertoire d’action de tous les mouvements de
protestation. Les blogs et les réseaux sociaux disponibles encouragent les manifestants à
descendre dans la rue tout en jouant un rôle de révélateur de scandales politiques. Par
exemple en 2007, Wael Abbas diffuse une vidéo où Emad El Kebir est torturé. L’usage de
l’Internet acquiert une certaine efficacité tout au long de la décennie.
Dans un pays où la liberté d’expression n’est qu’une illusion délivrée aux puissances
occidentales, il a fallu, pour les opposants, occuper d’autres « sphères publiques » pour se
faire entendre. Le mouvement Kefaya et toutes les ONG, dont la préoccupation première
porte sur les droits de l’homme, le comprennent très vite. Il faut absolument occuper les
médias nationaux autant que possible, profiter de la fenêtre ouverte par l’Internet et surtout
tenter d’acquérir de la visibilité dans les médias étrangers, ce qui leur procure une sorte de
protection. En prenant le monde à témoin le régime aurait plus de mal à emprisonner
arbitrairement des activistes. C’est, en quelque sorte, une forme de pression sur le régime,
d’où le rôle capital conféré à la médiation des chaînes satellitaires et transnationales. Même
si toutes ces mobilisations ne regroupent pas énormément de monde encore, il ne faudrait
pas négliger l’impact du « passager clandestin » de Mancur Olson42, à savoir que l’intérêt
PAGES-EL KAROUI Delphine, « L’odyssée de l’espace public égyptien » in OUALDI M’hamed, PAGESEL KAROUI Delphine et VERDEIL Chantal (dir.), Les ondes de choc des révolutions arabes, Presses de
l’Ifpo, coll. « Contemporains publications », Beyrouth, 2014.
41
DUBOC Marie, « Mobilisations sociales et politiques : les sociétés en mouvement. La contestation sociale
en Egypte depuis 2004 », in BEN NEFISSA Sarah et DESTREMAU Blandine (dir.), op. cit,, p. 98
42
OLSON Mancur, Logique de l’action collective, PUF, Paris, 1978.
Face au coût très élevé de l’engagement collectif, le « passager clandestin » priorise son intérêt individuel, en
demeurant passif, et compte tirer bénéfice de l’action des autres.
Ce point est par ailleurs traité par Sarah Ben Néfissa en ce qui concerne le cas égyptien en introduction de la
revue Tiers-Monde parue en 2011. Nous renvoyons donc à cette publication complète et minutieuse :
BEN NEFISSA Sarah, Introduction « Mobilisations et révolutions dans les pays de la Méditerranée arabe à
l’heure de « l’hybridation » du politique (Egypte, Liban, Maroc, Tunisie) » in BEN NEFISSA Sarah et
DESTREMAU Blandine (dir.), « Protestations sociales, révolutions civiles. Transformations du politique dans
la Méditerranée arabe », Revue Tiers-Monde, Hors-série n°2, Armand Colin, 2011, pp. 9-10.
40
42
personnel, ou surtout la peur dans une dictature, ne pousse pas l’individu à manifester. Il
peut tirer profit de la mobilisation d’autrui. Si ceux-ci obtiennent quelques avantages de leur
position, il en profitera également ; s’ils y perdent quelque chose, lui en sortira indemne.
Enfin, un mouvement comme celui du 6-avril, va désinhiber encore un peu plus les
Egyptiens. A El Mahalla el Kobra, le foyer industriel de l’Egypte, des ouvriers appelaient à
manifester le 6 avril 2008 et pour ce faire des jeunes ont pris l’initiative de porter leur voix
en créant une page Facebook intitulée « le mouvement de la jeunesse du 6-avril ». Ces
activistes signent ainsi l’entrée de la jeunesse égyptienne sur la scène politique nationale. En
se saisissant de l’Internet comme moyen de communication et de diffusion, le 6-avril, qui
soutient toute mobilisation contre Moubarak, donne l’exemple pour la Révolution du 25janvier. Par ailleurs, la page du 25-janvier s’est construite sur le même raisonnement.
L’appel à manifester à cette date a donné le nom à une page de militants sur Facebook,
faisant ainsi de la date un événement avant même que celui-ci n’ait lieu.
Pour le soulèvement révolutionnaire du début d’année 2011, ces pages, Nous sommes tous
Khaled Saïd, Le mouvement de la jeunesse du 6-avril et le 25-janvier, ont joué un rôle
primordial aux côtés des blogs de certains militants. Ils ne sont qu’un élément déclencheur
au final mais ont su être le médiateur entre des militants et une petite frange de la
population, à savoir la jeunesse citadine connectée et de toutes conditions sociales.
43
Chapitre 2 : Du street art au street artivisme.
Graffiti, tag, art de rue, art urbain, ou encore street art : autant de termes aux contours flous
qui ne recoupent ni les mêmes pratiques, ni les mêmes visées ni les mêmes idéologies. Il est
pourtant devenu habituel de parler de « graff », apocope de graffiti, pour définir tout ce qui,
en tant qu’inscription murale, se trouve dans la sphère publique urbaine. Ce « mot » définit,
dans la langue française, un terme générique renvoyant à une culture artistique pourtant
régie par une multitude de pratiques et d’idéologies.
I.
Origines, à la croisée du writing et du situationnisme.
Afin de mieux comprendre d’où provient cette confusion terminologique, il convient de se
pencher sur l’étymologie de « graffiti ». Pluriel de « graffito », il serait issu du mot italien
« sgraffio »1, qui pourrait se traduire par « gratter ». L’apparition de ce terme serait reliée à
la redécouverte de Pompéi, entre la fin du 18e et le début du 19e siècle : selon Kristina Milor,
des touristes commencent à employer ce mot pour définir les inscriptions murales qu’ils
pouvaient admirer en visitant la cité antique2. A l’époque romaine, ces inscriptions étaient
principalement de nature politique et avaient pour but de transmettre un message aux
autorités en préservant son anonymat. Les risques encourus par ce type de critique politique
poussaient des citoyens à faire des murs urbains un médium nouveau leur permettant de
s’exprimer sans mettre leur intégrité physique en péril.
Hormis ses origines étymologiques, le « graffiti » pourrait également renvoyer à des
pratiques qui auraient existé « en Orient bien avant que l’Occident ne découvre l’écriture »3,
1
GANZ Nicholas, Graffiti world: street art from five continents, Abrams, New York, 2006, p. 8.
LEWISOHN Cedar, Street Art, the graffiti revolution, Abrams, New York, 2008, p. 26.
3
ZOGHBI Pascal et Don Karl, Le Graffiti arabe, Eyrolles, Paris, 2012, p. 7.
2
44
à condition toutefois de définir le graffiti4 par le fait d’« écrire son nom sur un mur et [de]
laisser une trace sur un mur »5. Il s’agirait alors d’une pratique quasi antagoniste à la
précèdente. L’anonymat n’est plus au cœur de cet acte, et la motivation n’est plus
nécessairement politique mais davantage égocentrique. Le « graffiti » oriental serait
fortement influencé, selon Pascal Zoghbi et Don Karl, par la calligraphie. Le graffiti et la
calligraphie seraient « frère et sœur » car :
« Ils sont tous deux basés sur l’usage des lettres, des alphabets,
et leur centre de gravité est la beauté de l’écriture. Pour l’un
comme pour l’autre, une lettre n’est pas simplement une lettre,
c’est un vecteur d’émotion. Ils ont également en commun
l’utilisation d’un espace vide et la composition au sein de ce
même espace. »6
Parmi leurs similitudes s’ajoute la latitude offerte par ces deux arts à leurs créateurs. Une
grande liberté, laissant place à la créativité et à l’innovation, côtoie des codes inhérents à la
pratique. Les codes et les formats imposés ne sont accessibles qu’à un cercle d’initiés, des
pairs ou des passionnés. La calligraphie orientale serait donc l’ancêtre du « tag ». Le souci
esthétique sous-jacent à l’inscription d’un nom est une caractéristique commune à ces deux
pratiques artistiques. Toutefois, les motivations ne sont pas toujours identiques. Le « tag »
n’est qu'une pratique parmi tant d’autres au sein du « graffiti » et la calligraphie nominale,
souvent consacrée à Dieu ou des êtres de nature sacrée, n’est également qu'un pan du champ
calligraphique.
Ce que nous entendons par « tag », aujourd’hui, dans nos sociétés occidentales, renvoie à la
culture hip-hop qui s’est développée aux Etats-Unis d’Amérique à partir des années 1960.
Inspiré du marquage de territoire des gangs, qui inscrivaient les signes de leurs armoiries sur
A distinguer à ce sujet deux acceptions du terme, l’une restreinte et l’autre plus ouverte.
Au sens étroit, nous entendrons par graffiti l’écriture du nom ou du pseudonyme d’un « graffeur » dans une
codification stylistique inaccessible aux non-initiés.
Au sens large, nous entendrons par graffiti toute inscription ou toute installation, de tout type d’objet sur tout
type de support dans tout type d’emplacement public, effectuée par un « graffiteur ».
Pour ces définitions, nous avons puisé dans deux références :
GENIN Christophe, Le street art au tournant, Reconnaissances d’un genre, Les Impressions Nouvelles,
Bruxelles, 2013 ;
LIEBAUT Marisa, « L’artification du graffiti et ses dispositifs » in HEINICH Nathalie et SHAPIRO Roberta
(dir.), De l’artification, Enquêtes sur le passage à l’art, Editions de l’EHESS, coll. « Cas de figure », Paris,
2012.
5
ZOGHBI Pascal et DON KARL, Le Graffiti arabe, Eyrolles, Paris, 2012, p. 7.
6
Ibid., p. 31.
4
45
les murs aux marges du territoire qu’il revendiquait sous leur contrôle7, le tag ou le writing
aspire à remettre en cause le monopole de l’espace public urbain qui revient exclusivement à
l’Etat et aux annonceurs commerciaux, en somme au pouvoir financier. Ce rejet de la
domination spatiale s’exprime par l’occupation de l’espace grâce à l’emploi d’un « logo »
qui représente un writer ou un crew, composé de plusieurs writers associés. Ceci étant dit,
ce mode d’expression ne s’adresse qu’à des initiés qui se partagent l’espace public urbain.
Chacun tentant de devenir le king, il s’agit avant tout de maîtriser son propre territoire et
ensuite de se répandre dans toute la ville jusqu’à empiéter sur le territoire de ses concurrents.
Le writer ne peut prétendre au titre de king que lorsqu’il atteint des spots qui n’ont
jusqu’alors jamais été occupés. Ses pairs lui confèrent ce titre lorsqu’ils estiment que son
style est supérieur et inimitable. A partir de cet achèvement, un respect s’installe et aucun
writer n’est censé le toyer, c’est-à-dire recouvrir ses tags. Il devient alors une source
d’inspiration pour les autres writers qui peuvent lui vouer une réelle admiration. Celle-ci
s’obtient lorsque le style et l’occupation territoriale se rejoignent derrière un anonymat qui
cultive une part mystérieuse enrichissant sa supériorité. Le tag consiste donc à avoir un
« blaze », un surnom/pseudonyme qualifiant la personne au sein de son champ, et à le
reproduire en milieu urbain le plus rapidement possible afin d’en apposer un maximum en
un minimum de temps. Un lettrage spécial doit rendre à chaque tag une particularité afin
qu’il soit reconnu par les concurrents. Tout writer tente d’occuper des spatialités nouvelles
et s’engage dans des lieux risqués pour se faire respecter. Ainsi, les tunnels des transports
métropolitains deviennent rapidement la cible des writers. Mais pour s’offrir une plus
grande visibilité, les poids lourds deviennent un support de prédilection puisqu’ils vont faire
voyager le blaze au sein d’une sphère que le writer ne peut couvrir physiquement. Enfin, les
toits et façades d’immeubles acquièrent également une valeur inestimable pour ces artistes.
La difficulté d’accessibilité et la visibilité accrue de ce type de spot expliquent la quête
permanente d’écrire sur ce type d’emplacement urbain. Il sera d’autant plus compliqué pour
les autorités ou les propriétaires d’effacer ces traces situées dans des lieux difficiles d’accès.
L’émergence du writing aux Etats-Unis dans les années 1960 et 1970, importé en Europe
dans les années 1980 par l’intermédiaire de quelques jeunes ayant séjourné outre-Atlantique,
7
Comme tout Etat moderne, les gangs américains avaient pour habitude de marquer, et ainsi de protéger, leur
territoire en inscrivant des signes iconographiques sur toute sa périphérie. Cela traduisait l’interdiction pour
tout autre gang, ou membre de celui-ci, de franchir les limites territoriales sans autorisation préalable. Leur
mode de fonctionnement se situait, et se situe toujours, à la croisée des frontières étatiques et du marquage
territoriale animal.
46
ne se réduit cependant pas à une pratique scripturale. Le writing consiste en un mode de vie
particulier et quelque peu nouveau. Il s’agit de vivre en marge de la société, en crew, et de
rejeter le monde capitaliste. Squat, vol, et vie nocturne devenaient l’alpha et l’oméga de ces
jeunes en manque de repères et refusant l’économie de marché. Ainsi, un writer achetant une
bombe perdait définitivement toute crédibilité au sein de son environnement. Les nouveaux
arrivants étaient d’abord testés sur leur aptitude à voler des bombes, de la nourriture, des
boissons ainsi que sur leur aptitude à effectuer les tâches ingrates du graffeur, à savoir
remplir les lettres une fois achevées par les plus anciens ou faire les contours des œuvres. Le
nouveau venu devait se charger des tâches de première nécessité, indispensables à la survie
du groupe. La réponse à ces exigences et l’acceptation du bizutage lui permettait d’intégrer
un crew dans l’optique d’apprendre des plus expérimentés, et par la suite de prendre des
initiatives et accéder à la création.
C’est dans cet environnement de vie, en périphérie de la société de consommation, que s’est
développé le hip-hop en Occident. Mélange de danse, de musique, de rap et de graff, le hiphop n’obtenait aucune reconnaissance sociale. Il ne pouvait qu’occuper des terrains vagues
le temps d’un après-midi ou d’une soirée lors de laquelle des DJ (disc-jockeys), des MC
(Master of Ceremony), des skateurs, des tagueurs et des graffeurs venaient s’affronter devant
un cercle d’initiés. C’est ainsi que se transmettaient des normes, des codes, des formats mais
les nouveautés circulaient également, permettant ainsi le développement de ces pratiques.
Sans ces réunions essentiellement consacrées au graffiti et aux DJs, le rap n’aurait jamais pu
s’implanter en Europe. La plupart de ces artistes ne se contentaient pas d’exercer une seule
pratique. L’un des exemples les plus connus concerne les NTM. Ils ont commencé par le tag
et le graffiti avant de s’intéresser et de se faire connaître à l’échelle nationale par le rap.
De tagueur, qui ne fait que reproduire d’un trait de marqueur un blaze, au graffeur, qui
développe ce blaze en une fresque colorée pouvant inclure même des personnages, il y a un
lien quasi systématique. Le style s’est vite développé et le graffiti a rapidement pris
l’ascendant sur le tag, même si les motivations de ces deux pratiques ne sont pas
comparables. En graffant, ces jeunes imposaient un nouveau style plus sophistiqué et dont
les codes se multipliaient indéfiniment. La concurrence s’en trouvait intensifiée. Le lettrage
et les styles variaient, augmentant le travail nécessaire à la réalisation d’un graff. Le temps
de travail et l’effort également s’allongeaient. En tagguant, il s’agissait d’impressionner par
la multiplication et l’extension territoriale de sa production ; en graffant il est plutôt question
de troubler la concurrence en créant de nouveaux styles, de nouvelles associations de
47
couleurs, des lettrages encore jamais vus et de mêler les lettres comme cela n’a jamais été
encore fait. Le tag pourrait se définir par une « religion du nom »8 qui cherche à se
reproduire autant de fois que possible, alors que le graff tend petit à petit vers un art qui
opère ponctuellement par à-coups afin de marquer les esprits.
Le langage demeure ésotérique et s’adresse essentiellement à des pairs. Le graff reste
inintelligible pour le grand-public et souvent inaccessible lorsqu’il se développe, par
exemple, dans des usines désaffectées ou sur des terrains vagues.
II.
Idéologie, renverser les contraintes.
A l’inverse, le street art s’adresse à tout un chacun. Une pratique ésotérique caractérise le
tag et le graffiti. Le street art s’engage, quant à lui, à délivrer un message universel. De
nombreux street artistes ont commencé dans le tag et le graff mais ont penché, en définitive,
pour le street art qui intègre, dès les années 1990, une valeur artistique : grâce à l’ajout du
terme « art », ils repoussent le vandalisme qui sous-tendait le tag et le graff, gagnant par la
même occasion une reconnaissance sociale.
Nous optons, pour le reste de notre étude, pour le terme street art et ce pour plusieurs
motifs.
« Graffiti, street art, art urbain, peu importe le nom, car par sa
dimension planétaire il est indéniablement l’art de notre
temps. »9
C’est ainsi que Christophe Génin présente en quatrième de couverture cette problématique
terminologique. Il est vrai que le choix du terme ne modifie en rien les motivations du street
art : il s’agit bien d’une pratique qui prétend à plus de légitimité sociale et qui s’est instituée
8
LEMOINE Stéphanie, L’art urbain, du graffiti au street art, Découvertes Gallimard, coll. «Arts », Paris,
2012, p. 46. Il s’agit de l’intitulé de la partie qui traite de l’apparition et du développement du writing aux
Etats-Unis d’Amérique.
9
GENIN Christophe, Le street art au tournant, Reconnaissances d’un genre, Les Impressions Nouvelles,
Bruxelles, 2013.
48
petit à petit dans le circuit traditionnel du marché de l’art. A l’instar de Christophe Génin qui
discute les différents termes au sein de son ouvrage – puisque c’est « un mot qui fait des
histoires »10 – et explique pour quelles raisons le choix d’un vocabulaire ou d’un autre infère
des idéologies bien différentes, nous justifierons le choix de notre terme de référence : street
art.
Premièrement, le tag et le graffiti sont exclus pour leur nette différence quant à la pratique et
à l’idéologie inhérente au hip-hop et aux publics qui s’en saisissent.
Deuxièmement, « art de rue » et « art urbain », en français, renvoient à une multitude de
pratiques incluant le spectacle vivant qui ne fait aucunement partie de notre champ de
travail. La musique, le théâtre, le cirque, les performances en tous genres constituent l’art de
(la) rue et l’art urbain, alors que street art implique exclusivement une inscription ou une
installation urbaine éphémère, ce qui est au cœur de notre sujet. Enfin, le street art exclut la
dimension péjorative du graffiti, parfois vécu comme une intrusion dans le champ visuel de
certains publics, tout comme la publicité. Toujours illégal dans la majorité des cas, le street
art acquiert néanmoins une crédibilité aux yeux de son audience, plus large, grâce à sa
volonté universelle et son affranchissement de l’égoïsme inhérent au writing. Le street art
peut maintenir une part de tag lorsqu’un artiste signe son œuvre de son blaze, mais cela
devient secondaire car la pratique ne se limite plus à la promotion d’un nom. Celui-ci
devient dès lors un logo qui revendique des droits d’auteur ; comme pour une signature :
« elle caractérise le signataire, révèle également une certaine
conception sociale de l’identité de l’individu. »11
L’ajout du tag, en guise de signature, institue un artiste au sein de son champ sociologique
en le présentant avec un statut plus ou moins élevé, plus ou moins respecté. L’artiste, en
signant son œuvre, proclame socialement qu’il s’impose aux autres – aux initiés et noninitiés, à la concurrence – et refuse publiquement de s’assujettir à la coercition étatique
exercée sur l’espace public.
Par ailleurs, le street art ne se réduit pas à un art découlant du graffiti importé en Europe
dans les années 1980, même si cette jeunesse, issue de tous milieux sociaux, constitue la
10
Ibid., p. 106.
FRAENKEL Béatrice, La signature, Genèse d’un signe, Gallimard, coll. « Bibliothèque des HISTOIRES »,
Paris, 1992, p. 9.
11
49
plus large part des effectifs des street artistes contemporains. En effet, une autre mouvance a
autant apporté au street art que le hip-hop.
« Pour schématiser, l’art urbain relève de deux sources aux
motifs différents. D’un côté, une pratique contestataire
d’origine européenne, affirmée dès le milieu des années 1950
par des artistes sortis des écoles d’art ou des universités, fait
converger intention politique et acte artistique pour changer de
système économico-politique, et inscrit sur les murs des
propositions, des symboles et des pochoirs engagés. Cette
lignée situationniste, anarchiste, communiste, perdure dans les
mouvements alternatifs et antipub, et recourt majoritairement à
la proposition, au pochoir, à l’affiche. D’un autre côté, une
pratique protestataire, d’origine nord-américaine, née à la
toute fin des années 1960 dans des groupes d’autodidactes en
graphisme, mêle individualisme et communautarisme, aspirant
a posteriori à réformer le système pour être reconnue par lui,
s’y intégrer, en profiter. Elle répète sur les murs des
pseudonymes obscurs à ceux qui n’appartiennent pas au
groupe. Cette lignée du tag et du graff perdure dans les
lettrages contemporains et un certain graphisme publicitaire.
Ces deux perspectives ont des façons différentes de
s’approprier l’espace urbain et de lui donner sens. »12
En effet, l’apport des situationnistes a été au moins aussi significatif que celui des graffeurs
dans le développement du street art. Malgré la divergence de ces deux publics artistiques,
les deux convergent, à terme, vers la même pratique. Les premiers sortent d’écoles d’art et
rejettent la conception muséale des beaux-arts, les limites du cadre, ainsi que les contraintes
du marché de l’art auxquelles ils étaient censés se soumettre. Les seconds, caractérisés par
leur autodidaxie et leur milieu social indéterminé, refusent quant à eux de se plier aux
normes de la société capitaliste et à l’emprise de l’Etat sur l’espace public. Ainsi, ces deux
courants se retrouvent dans l’esprit du street art qui se sert des contraintes urbaines pour les
détourner. Malgré ces divergences de composition sociale,
« elles sont identiquement réfractaires à l’ordre établi, au sens
où elles en dévient les contraintes et en récusent les
injonctions. »13
12
GENIN Christophe, Le street art au tournant, Reconnaissances d’un genre, Les Impressions Nouvelles,
Bruxelles, 2013, pp. 13-16.
13
Ibid., p. 16. C’est nous qui soulignons.
50
Après avoir constaté les apports et les origines multiples et variés (hip-hop, situationnisme,
Antiquité, Orient) du street art, nous le définirons donc de la manière qui suit :
Exposition, manifestation ou installation intentionnelle de
nature visuelle, matérielle, humaine, par essence éphémère
et/ou volatile, prenant place dans un lieu public
potentiellement accessible à tout un chacun. Au mur, à même
le sol, sur un véhicule, sur un arbre, recouvrant du mobilier
urbain, un rideau de fer de commerce, ou dans le métro, etc.,
tous les supports peuvent être réunis, à partir du moment où
l’objet apparaît dans un emplacement accessible. Le critère
d’accessibilité, et non de visibilité, est le dénominateur
commun et le nœud de notre acception. Tous ces supports
doivent être exploités comme un médium destiné à véhiculer
un message s’adressant à tous. Enfin, il nous faut y ajouter
l’expression d’une volonté esthétique et artistique.
Nous éliminerons donc de notre périmètre les œuvres exposées en galerie ou au musée de
notre acception du street art. Cependant, l’apparition dans un lieu public, potentiellement
accessible à tout chacun, peut recouvrer la sphère publique numérique. Les réseaux
socionumériques feront donc partie des supports intégrant cette définition, à condition que la
page numérique soit présentée comme « publique », et non destinée à un groupe
fermé. Mais :
« Suffit-il d’ajouter « art » pour que la pratique soit estimée
artistique ? Comment passe-t-on d’un acte compulsif ou
protestataire à une intention artistique et esthétique ? »14
Concernant l’apport esthétique et artistique, nous pouvons nous référer aux problématiques
de travail initiées par Nathalie Heinich et Roberta Shapiro sur la question de l’artification.
Par sa distanciation avec la sociologie de l’art et ses potentielles classification et évaluation,
l’artification s’engage dans un questionnement quant à des activités en cours. Elle se
rapporte à « une théorie de l’action » selon Roberta Shapiro15.
« L’artification désigne le processus de transformation du nonart en art, résultat d’un travail complexe qui engendre un
changement de définition et de statut des personnes, des objets,
et des activités. Loin de recouvrir seulement des changements
14
Ibid., p. 7.
SHAPIRO Roberta, « Avant-propos » in HEINICH Nathalie et SHAPIRO Roberta (dir.), De l’artification,
Enquêtes sur le passage à l’art, Editions de l’EHESS, coll. « Cas de figure », Paris, 2012, p. 22.
15
51
symboliques (requalification des actions, ennoblissement des
activités, grandissement des personnes, déplacements de
frontières), l’artification repose avant tout sur des fondements
concrets : modification du contenu et de la forme de l’activité,
transformation des qualités physiques des personnes,
reconstruction des choses, importation d’objets nouveaux,
organisationnels, création d’institutions. »16
Au-delà de cette transformation permettant le passage d’un non-art à un art, l’artification ne
s’opère pas uniquement par la légitimation du marché traditionnel de l’art, elle s’arrache
également à travers une dynamique, impliquant néanmoins une certaine résistance,
détournant les circuits déjà connus en en créant de nouveaux pour intégrer ce qui est désigné
comme « art ». L’évolution inhérente à ce champ donne donc naissance à une artification,
dont le programme est de « comprendre l’éclosion et la construction de ce monde. »17
Dans son article « L’artification du graffiti et ses dispositifs », Marisa Liebaut démontre
ainsi comment l’art urbain, à Paris, s’est artifié des années 1970 jusqu’au début des années
2000. Au prix d’une « observation attentive des différentes étapes de ce processus
d’artification, entre nettoyage au kärcher et muséification, entre commissariat de police et
commissariat d’exposition »18, l’art urbain s’artifie mais demeure inclassable. L’instabilité
de cet art le poursuit sur tous les supports, malgré les possibilités d’archivage nouvelles et
son accession aux musées, aux galeries d’art et aux activités éditoriales qui ont fortement
participé à ce processus. Le street art s’est donc institué comme un art nouveau grâce au
croisement de plusieurs dynamiques. Ce processus a conjugué un certain nombre de
facteurs :
- les définitions des acteurs qui, en ajoutant le terme « art » à leur pratique, ont
« anobli » le « bâtard »19 ;
- l’accession initiatique à des espaces physiques dédiés habituellement aux beauxarts (musée, galerie, festival, librairie, maison d’éditions, etc.) ;
16
Ibid., p. 20.
Ibid., p. 23.
18
LIEBAUT Marisa, « L’artification du graffiti et ses dispositifs » in HEINICH Nathalie et SHAPIRO Roberta
(dir.), De l’artification, Enquêtes sur le passage à l’art, Editions de l’EHESS, coll. « Cas de figure », Paris,
2012, p. 151.
19
GENIN Christophe, Le street art au tournant, Reconnaissances d’un genre, Les Impressions Nouvelles,
Bruxelles, 2013, p. 65.
17
52
- l’intérêt porté à ces phénomènes par des photographes, des documentalistes, des
littéraires et des chercheurs ;
- les commandes privées et publiques passées à ces nouveaux « artistes » désormais
prisés.
Il en résulte une reconnaissance sociale, malgré des résistances20 encore persistantes. Ce
processus d’artification s’explique donc en grande partie par la volonté d’un champ
d’acteurs qui souhaitent se débarrasser de sa réputation de vandales en se réclamant d’un
statut artistique. Ainsi, il ne faudrait plus parler de graffeurs, ni même de graffiteurs dans
une acception plus large, mais d’artistes de rue, d’artistes urbains ou de street artistes qui
s’adressent désormais à des non-initiés. Christophe Génin établit une idéologie du
« bombage » qui se démarque profondément du « graffiti » par sa dimension artistique et
esthétique. Cette idéologie :
-
« tient dans des propositions politiques et esthétiques censées
le légitimer. Il serait :
l’expression d’un plaisir personnel ;
l’expression d’une personnalité, d’un particularisme ;
l’expression de minorités opprimées ;
le refus du droit de propriété, cause de l’oppression ;
un apport de couleurs sur des murs lépreux ;
une forme d’art subversive et nouvelle ;
l’œuvre d’artistes distingués des vandales. »21
Ainsi, le street art serait par essence politique, selon Christophe Génin :
« l’opposition n’est pas entre l’art et la politique, car, qu’il soit
art de pauvre ou art de riche, le street art a toujours un sens
politique, explicite ou implicite. »22
Dans les premières pages de son article, Marisa Liebaut rapporte quelques récits d’arrestations d’artistes
urbains, comme Invader ou Miss.Tic, pourtant reconnus et jouissant d’une grande renommée à l’échelle
internationale.
LIEBAUT Marisa, « L’artification du graffiti et ses dispositifs » in HEINICH Nathalie et SHAPIRO Roberta
(dir.), De l’artification, Enquêtes sur le passage à l’art, Editions de l’EHESS, coll. « Cas de figure », Paris,
2012, pp. 151-169.
21
GENIN Christophe, « Tag et graff » in DARRAS Bernard, Images et études culturelles, Publications de la
Sorbonne, Paris, 2008, p. 68. C’est nous qui soulignons.
22
GENIN Christophe, Le street art au tournant, Reconnaissances d’un genre, Les Impressions Nouvelles,
Bruxelles, 2013, p. 165.
20
53
III.
Le street artivisme, une « antidiscipline » en action.
A partir du moment où il s’exerce au sein de l’espace public, le street art est
fondamentalement politique. Les rapports de pouvoir et les enjeux politiques déterminent
l’espace public, de même que son agencement et son occupation, son contrôle et ses
résistances. En nous saisissant du côté politique, voire géopolitique23, du street art nous
pouvons désormais nous emparer de l’artivisme. En nous référant à la définition de
Stéphanie Lemoine et Samia Ouardi, nous parlerons dorénavant de « street artivisme »
lorsque la conscience politique est au centre de l’activité artistique.
« L’art dont il s'agit ici prolonge les traditionnelles critiques
faites (par tous, partout) à l’injustice, l’inégalité et à la
violence, d’un geste de refus concret, immédiat de l’injustice,
de l’inégalité et de la violence. En lieu et place d’une
dénonciation du caractère aliéné de nos vies, il propose
d’imaginer d’autres façons possibles de vivre et entreprend de
les expérimenter directement. »24
A ce titre, il ne s’agit pas d’une indiscipline mais d’une « antidiscipline », comme le
postulait Michel De Certeau cité par les deux auteures :
« Pour ponctuelles, localisées et éphémères qu’elles soient, ces
pratiques sont transformatrices car elles procèdent d’un geste
de réappropriation de l’espace social et intime de nos vies. Ce
que Michel de Certeau appelait une « antidiscipline », soit la
collection « des formes (…) que prend la créativité dispersée,
tactique et bricoleuse des groupes ou des individus » au sein
même de notre société disciplinaire. On voit comment la
définition de l’art s’en trouve considérablement élargie pour
tendre vers la question plus générale de la création. La création
23
Ibid., p. 164.
LEMOINE Stéphanie, OUARDI Samia, Artivisme. Art, action politique et résistance culturelle, Alternatives,
Paris, 2010, p. 12.
24
54
comme outil et méthode de vie et de lutte, mais aussi comme
expérience. Le mot est au fondement de tout. »25
L’artivisme tente donc de défaire tout ce qui a pu s’instituer comme codes ou formats à
respecter. Pourtant, lorsqu’il s’agit de « street artivisme », le constat se complique puisque le
street art est bien régi par des codes et des règles qui lui sont immanents. Cette expression
pourrait tenir du domaine de l’oxymore ; pourtant un compromis peut être trouvé par des
artistes qui peuvent s’inscrire dans un mode artistique, en souscrivant à certaines modalités,
mais en repoussant les normes sociales. Pour ce faire, ils tentent également de se libérer des
contraintes de leur propre champ artistique. C’est le côté créateur-bricoleur de leur art et de
leur posture : créer de nouvelles actions en adoptant de nouveaux modes d’apparition.
Afin de compléter notre acception du « street artivisme », nous ajouterons que l’idéologie
qui sous-tend le street art est par nature artiviste. Les murs sont perçus comme des barrières,
ainsi il s’agit, selon la formule consacrée de Christophe Génin, de « dévier les
contraintes »26 voire de les renverser. En effet, ces barrières matérielles sont
symboliquement creusées, détruites, conquises, surpassées afin de créer un nouvel espacetemps apte à transmettre, comme un médium, un message. Ces murs deviennent le lieu
d’une médiation entre un auteur et un spectateur ; en somme ils acquièrent par ce processus
une dimension médiatique à part entière. La barrière tombe symboliquement et laisse place à
un médium. La contrainte est retournée et transformée en un avantage dont se saisissent les
street artistes.
IV.
Migrations, la création de nouveaux espaces-temps.
De la même manière, les street arti(vi)stes s’emparent des médias numériques pour leur
accessibilité publique. A l’instar des murs urbains, les murs socionumériques sont animés
par des règles, des injonctions, des surveillances, etc. Ces contraintes sont également
25
Ibid., p. 12.
GENIN Christophe, Le street art au tournant, Reconnaissances d’un genre, Les Impressions Nouvelles,
Bruxelles, 2013, p. 16.
26
55
renversées afin d’être récupérées à l’avantage des street arti(vi)stes. Cette pratique artistique
et politique s’apparente donc bien à une « antidiscipline » qui, au lieu de contourner les
contraintes, s’en empare et en fait des supports d’expression et des objets de transgression.
Ainsi, poser un tag, un graff, ou une œuvre injuriant la police près d’un commissariat ou à
proximité du ministère de l’Intérieur constituera le summum de la subversion et de la
transgression. Et le résultat de cette défiance sera nécessairement relayé par des réseaux
socionumériques afin de conférer une plus grande visibilité à un tel acte.
Ainsi, le street art numérisé n’est pas l’équivalent de sa version originelle qui a été produite
dans la rue. Face à l’érosion naturelle et la suppression provoquée par les autorités, face à la
fugacité du street art, la numérisation offre une autre vie et de nouvelles situations de
communication – avec différents contextes de production et de réception et donc de
nouveaux « effets de sens ». Cette migration situationnelle vers des sphères publiques
numériques inscrit le street art dans la durée, étend son accessibilité publique et accélère la
circulation de ces objets médiatiques. Une œuvre produite à Paris peut être accessible à
Tokyo le jour même. Seulement, cette apparition post et ex situ crée une nouvelle situation
de communication et atteint de nouvelles audiences. Une nouvelle œuvre émerge, elle
n’évolue plus dans le même contexte de production et de réception. De nouvelles spatialités
et de nouvelles temporalités surgissent, enfin une économie du stockage, grâce aux
nouvelles possibilités d’archivage, vient côtoyer l’économie de flux qui avait jusque-là à elle
seule caractérisé le street art.
Pourtant, le street art, en milieu urbain ou socionumérique, demeure caractérisé par son
instabilité et sa vulnérabilité. Il est susceptible de disparaître à tout moment, d’être en
permanence contrôlé par le pouvoir et assujetti aux relations de pouvoir qui caractérisent
toute sphère publique.
56
Chapitre 3 : Les entités plurielles, communautés et
collectifs.
Parmi les trois entités plurielles que nous sollicitons dans notre étude de cas nous
commencerons par la notion de communauté. A ce sujet, nous nous référerons
principalement à un travail riche et complet de collecte effectué par Michel Marcoccia et
présenté lors d’une intervention en 2003 au groupe de travail « Formes du collectif ». Celleci avait pour intitulé « Les communautés en paroles : l’apport de la sociolinguistique
interactionnelle à l’étude des « communautés virtuelles » »1.
I.
La « mêmeté » de la communauté.
Prenant comme point de départ les « communautés virtuelles » d’Howard Rheingold et leurs
limites, ou le vague qui les entoure, puisque celles-ci sont principalement fondées sur le
« nombre suffisant d’individus »2, Michel Marcoccia, avec une approche sociolinguistique
interactionnelle, démontre comment cette conceptualisation communautaire est désormais
bien éloignée de la réalité des communautés en ligne contemporaines. Pour y remédier, il
adopte un angle dialectique et discursif. Il préfère ainsi emprunter la notion de
« communautés en paroles » (« speech community ») de John Joseph Gumperz afin de
s’approcher des communautés en ligne grâce à une performativité du langage, en français
celle-ci a été reformulée comme une « communauté discursive » par Dominique
Maingueneau. Ce cheminement théorique entre en corrélation avec notre objet de recherche
compte tenu de la difficulté à appréhender des entités aussi vastes et matériellement diffuses
et invisibles.
MARCOCCIA Michel, « Les communautés en paroles : l’apport de la sociolinguistique interactionnelle à
l’étude des « communautés virtuelles » », Groupe de travail « Formes du collectif », 31 octobre 2003.
www.irit.fr/ACOSTIC/docs_ACOSTIC/diapos Marcoccia.ppt, dernière consultation le 15 septembre 2016.
2
Diap. 8
1
57
La communauté virtuelle pourrait se définir de la manière suivante, selon les critères
constitutifs ci-dessous :
1) sentiment d’appartenance : une forme d’entre-soi et donc un
phénomène d’exclusion de ce qui est externe (Nous vs Eux), il
y a un intérieur et un extérieur. Développement d’un code
commun d’élocution avec un certain registre de langage qui
devient une norme ;
2) possibilité de construire une identité dans la communauté,
pas nécessité d’apparaître sous son identité réelle ;
3) dynamique des échanges : adopter les normes/rituels et
surtout participer. Puis forme d’égalité entre les membres ;
4) engagement réciproque, chacun s’exprime en son propre
nom et réagit aux autres. C’est la réciprocité qui marque
l’engagement, créant un sentiment d’appartenance et surtout de
gratification ;
5) partage des valeurs et objectifs du groupe. Valeurs énoncés
dans une charte à respecter par tout un chacun ;
6) émergence d’une histoire commune : la mémoire est
conservée il y a donc possibilité de référer aux échanges
précédents ceci impliquant un autocontrôle ou une autosurveillance. Cela ne dit rien de l’histoire personnelle mais
seulement des interactions entre membres ;
7) durée des échanges, modification du rapport au temps, plus
de périodicité à mettre en œuvre ni de rendez-vous à fixer ;
8) principes de pilotage des comportements : régulation, rôle
du modérateur, résolution des conflits au sein du groupe ;
9) réflexivité à soi et à autrui : double-registre de projection
« Nous » en tant que prise de conscience du groupe et de
chaque individu comme membre du groupe.
Nous remarquons donc que ces neuf conditions d’existence se situent avant tout sur le
terrain des interactions langagières ou du moins se concrétisent à l’évidence sous une forme
58
éminemment discursive. Ceci étant dit, nous opterons pour une appellation tierce tout au
long de notre travail pour les besoins de notre recherche à savoir la « communauté
socionumérique ». Comme nous travaillerons sur des communautés qui se constituent sur
des réseaux socionumériques, uniquement Facebook pour des raisons qui seront étayées
ultérieurement, nous les qualifierons de la sorte lorsqu’il s’agira d’observer leur
comportement en tant que « communauté ». L’inscription dans une page Facebook portant
un intitulé précis constituera la condition sine qua none pour désigner ces communautés de
cette façon. Leur engagement et la performativité de leurs propos interagissant les uns avec
les autres nous mèneront vers d’autres qualificatifs mettant en jeu l’agir de ces
communautés. Lorsque nous opterons pour le terme « communauté socionumérique » il sera
seulement question de définir un cadre désignant une entité plurielle composée d’individus
ayant souscrit à la création d’un avatar (d’un profil socionumérique, pas nécessairement en
concordance avec l’identité réelle de l’individu) et à l’inscription de celui-ci dans cette
communauté avec tout ce qu’elle véhicule en termes de valeurs et d’image.
Il sera question, pour notre part, de valider deux fonctions qui apparaissent dans le mode de
fonctionnement de ces réseaux socionumériques, au sens de Bernard Stiegler :
« Fonction d’autoprofilage, qui pourrait devenir l’occasion
d’un exercice réflexif…engage le nouveau membre de ce type
de réseau à déclarer son appartenance sociale […] en déclarant
et écrivant ses réseaux d’appartenance…à travers un dispositif
d’écriture numérique.
[….]
Fonction
d’intérêt…) »3
d’auto-indexation
(amitié,
centre
Ce sont ces deux fonctions, d’une teneur proprement déclarative quant aux appartenances
d’un
webnaute,
auxquels
nous
associerons
notre
définition
de
« communauté
socionumérique ». Cette appartenance se traduira également par le respect des normes,
souvent sous forme de charte ainsi que de positions éditoriale et politique, imposées par un
ou des administrateurs qui agissent en fonction d’une légitimité historique fondée sur leur
acte de création de la communauté ou de leur engagement politique reconnu de tous et par
tous, ce que nous pourrions qualifier de « E-réputation »4.
STIEGLER Bernard, « Le bien le plus précieux à l’époque des sociotechnologies » in STIEGLER Bernard
(dir.), Réseaux sociaux, culture politique et ingénierie des réseaux sociaux, FYP, Limoges, 2012, p. 22.
4
« L’E-Réputation désigne l’art de gérer l’identité numérique, de la stratégie à l’acte de communication, en
passant par l’étude d’image et la veille, en vue de déployer une influence pérenne sur et avec Internet. »
3
59
Nous résumerons donc notre définition de la « communauté socionumérique » relative à
notre corpus comme une entité plurielle fondée sur :
-
l’inscription dans un réseau socionumérique, tel Facebook ;
-
la souscription à une page à thématique précise résolument militante ou bien
street artiviste ;
-
l’acceptation de certaines règles de fonctionnement, éditoriales et de
positionnement politique, et d’un registre de langage émergeant parmi les
membres de la page ;
-
enfin la gestion de la communauté par un ou des administrateurs qui détiennent
le pouvoir d’émettre un discours auquel les membres peuvent « seulement »
réagir. Il.s possède.nt également le pouvoir d’exclure un quelconque membre qui
aurait porté atteinte au règlement intérieur communiqué par une charte ou des
règles intuitives qui se sont consolidées au fil du temps – tout ceci en dépit des
stratégies de contournement déployées par certains membres ou encore par les
appareils de surveillance numérique5.
Cette définition de la « communauté socionumérique » est propre à notre objet de recherche
et demeure relativement vague et ce de manière intentionnelle étant donné que nous prenons
le parti d’employer cette appellation pour des raisons pratiques lorsque nous souhaitons
« seulement » qualifier ce type de communautés. La « communauté socionumérique » ne fait
pas partie des questionnements au cœur de notre travail ainsi elle ne constitue « qu’un »
qualificatif générique.
D’autant plus que nous ne pouvons pas nous contenter de la notion de « communauté » car
celle-ci présente un écueil majeur pour notre travail à savoir la « mêmeté » des individus qui
la composent ce qui serait contradictoire avec notre cadre pragmatiste et la « théorie de
l’action » sur laquelle nous nous adossons.
Il nous faut néanmoins distinguer « la notion d’E-Réputation (un ensemble d’outils pour l’action, une forme de
communication) de l’identité numérique (ici objet de l’action) et de la finalité (l’influence au sein d’Internet, et
l’influence grâce à Internet). »
FILLIAS Edouard et VILLENEUVE Alexandre, E-Réputation, Stratégies d’influence sur Internet, Ellipses,
Paris, 2011, p. 35. C’est nous qui soulignons.
5
A ce propos « les spécialistes de la répression de la criminalité, de la corruption, du terrorisme, toutes les
polices politiques du monde, les services de contre-espionnage s’intéressent toujours aux liens faibles, aux
connaissances qui paraissent très éloignées des personnes qu’ils surveillent ou suspectent. »
MOULIER-BOUTANG Yann, « Les réseaux sociaux numériques : une application de la force des liens
faibles » in STIEGLER Bernard (dir.), Réseaux sociaux, culture politique et ingénierie des réseaux sociaux,
FYP, Limoges, 2012, p. 72.
60
Pour ce qui est de la notion de public politique, actif au sens de Dewey, nous avons estimé
bon de trouver une passerelle nous y menant naturellement en convoquant la notion de
« collectif » et de « collectif politique », selon les définitions de Laurence Kaufmann.
II.
Un engagement en ligne.
Mais avant d’y parvenir, peut-être est-il nécessaire d’effectuer une parenthèse introduisant le
militantisme en ligne. Celui-ci est d’abord influencé par l’esprit de l’Internet, lui-même
découlant de la méritocratie des univers scientifique et académique qui ont développé cet
outil technique pendant des décennies en parallèle des avancées de l’armée américaine.
Ainsi l’Internet est régi par la valorisation des pairs. Seuls ces derniers sont en position de
juger la validité des propos d’un tel ou un tel et de le rendre visible ou non à travers le
procédé de la citation. Plus un webnaute est cité ou suivi puis il obtient de la visibilité sur les
moteurs de recherche et les réseaux socionumériques grâce aux algorithmes qui déterminent
les fonctionnements de ces plateformes.
L’autre point essentiel quant au mode de fonctionnement de l’Internet, qui va avoir un
impact prépondérant sur notre travail, concerne la communication de « multiple à multiple »,
autrement dit de « many to many ». Parmi les conséquences capitales de la migration de
certains militants vers l’Internet dès les années 1990 – avec l’accessibilité de cette
innovation technologique au grand-public – Dominique Cardon et Fabien Granjon
soulignent les points suivants :
« allégement des contraintes éditoriales, réduction drastique
des coûts de diffusion, modèle de communication many to
many (par opposition au modèle one to many des médias
traditionnels), facilités de production coopérative et ouverture
d’un espace de participation élargi permettant une plus
grande interactivité. De façon tout à fait singulière, ce sont
d’abord les militants les moins organisés et les groupes les plus
périphériques qui se saisiront les premiers de ces nouvelles
61
possibilités de communication qui privilégient l’horizontalité
sur l’organisation verticale et hiérarchique » 6
Une certaine co-conception des contenus apparaît puisque les membres peuvent facilement
interagir avec le ou les administrateurs d’une communauté socionumérique. Ils peuvent
émettre des idées éditoriales ou proposer des contenus qui seront ou non diffusés par
l’administrateur. L’interaction agissante est beaucoup plus accessible – la porosité des
frontières et les va-et-vient entre membres et administrateur devenant l’alpha et l’oméga
d’une communauté socionumérique – et bien plus productive que dans le mode de
fonctionnement des médias traditionnels mainstream qui, malgré leurs efforts pour intégrer
leur lectorat dans la conception de leurs productions, ne parviennent pas à établir un contact
durable et étroit avec leur audience. Les médias d’information générale et politique
continuent, en accord avec leur déontologie et leur éthique professionnelles, à se comporter
en porte-parole de leur public et aspirent à servir ses intérêts, qu’ils ont eux-mêmes
déterminés. Pour ce qui est des communautés socionumériques, l’horizontalité supplante la
verticalité du circuit communicationnel ; ainsi, aucune personne physique ou morale ne peut
décider à elle seule de l’intérêt commun pour tous les membres. Même si les médias
mainstream prétendent aujourd’hui porter une attention bienveillante à leur lectorat et les
retours de celui-ci, grâce aux courriers des lecteurs, l’usage des réseaux socionumériques, ou
encore les appels réguliers au « journalisme citoyen » pour du contenu amateur, la passerelle
demeure coriace à traverser. Le journaliste préserve ses pouvoirs et prérogatives premiers
que sont la sélection, le tri et la hiérarchisation. Une rédaction gardera toujours pour elle le
soin de sélectionner et de diffuser une information ou non, et surtout elle aura la mainmise
sur la manière de la diffuser. Elle fera tout pour maintenir sa fonction de gate-keeper, qu’elle
sent de plus en plus menacée face à un « élargissement de l’espace public »7.
Il ne s’agit absolument pas de faire l’apologie des réseaux socionumériques et de les
présenter comme un espace de démocratisation ou d’ouverture pour le citoyen. La
« démocratie Internet » dévoile bien des promesses mais aussi des limites, comme en
témoigne parfaitement l’intitulé de l’ouvrage de Dominique Cardon8. Effectivement,
l’Internet promet certaines avancées pour les publics, médiatiques et politiques. Ceux-ci se
6
CARDON Dominique et GRANJON Fabien, Médiactivistes, Presses de Sciences Po, coll. « Contester »,
Paris, 2010, p. 82. C’est nous qui soulignons.
7
CARDON Dominique, La démocratie Internet, Promesses et limites, Seuil, coll. « La République des idées,
Paris, 2010. « L’élargissement de l’espace public » étant le titre du deuxième chapitre de l’ouvrage.
8
Ibid.
62
situent principalement au niveau de la fin de la : « pratique du contrôle éditorial, économie
de la rareté, conception passive du public »9.
En effet, l’Internet permet d’estomper les frontières entre producteurs de l’information et
consommateurs de celle-ci, surtout depuis l’accessibilité et la diffusion à grande échelle du
smartphone, grâce à l’extension des échanges de données mobiles à très grande vitesse
depuis le milieu des années 2000, et la présence d’appareils photo intégrés à ces
« téléphones intelligents ». Preuve en est : le premier événement de notre ère contemporaine
qui nous a permis d’assister au passage du « profane à l’amateur » se trouve être le tsunami
dans le sud-est asiatique en 2004. La quantité d’images parvenues jusqu’aux médias
mainstream, complètement impuissants face à l’imprévisibilité du surgissement de
l’événement, a permis au « profane » de prétendre au statut d’amateur désormais sollicité
par ces médias qui ont besoin de ces objets médiatiques afin de ne pas être totalement
dépassés par une déferlante socionumérique qui aurait pu rapidement lui échapper10.
L’Internet est donc plus participatif que les médias mainstream, cela dit il nous faudra, à
l’instar de Dominique Cardon, distinguer nettement l’accessibilité de la visibilité11. Tout
contenu rendu public sur l’Internet – sous toutes ses formes : site, site web 2.0, blog, réseau
socionumérique, etc. – est donc accessible à tout un chacun disposant d’une connexion mais
ce critère d’accessibilité ne suffit pas pour rendre ce contenu visible. L’utopie que l’Internet
promet n’est pas toujours vérifiée. Les grands acteurs commerciaux – Google, Yahoo, MSN,
etc. – reproduisent la domination de la sphère économique et des médias mainstream sur
l’Internet. Celui qui paie sera mieux référencé et ceux qui en ont les moyens sont bien des
médias mainstream quand il s’agit d’information. La qualité et la visibilité ne vont pas
forcément de pair sur l’Internet.
Cependant, des militants en tous genres, surtout isolés et en manque de reconnaissance, se
sont immédiatement saisis de cet outil technologique pour sa prédisposition à l’accessibilité
publique. Les groupes des « sans » (sans papiers, sans domicile, sans travail, etc.), du moins
9
Ibid., p. 8.
Jocelyne Arquembourg a étudié dans le détail les UGC (user generated contents) lors de l’événement du
tsunami de 2004 et la manière dont les rédactions ont été complétement dépassées par le surgissement soudain
de cette catastrophe naturelle. Ils ont donc eu recours aux UGC pour parer aux manques de contenus en interne.
Nous la prions de nous excuser pour avoir résumé de manière aussi brève et réductrice son propos brillant et
bien plus complexe.
ARQUEMBOURG Jocelyne, L’événement et les médias, Les récits médiatiques des tsunamis et les débats
publics (1755-2004), Editions des archives contemporaines, Paris, 2011.
11
Ibid., p. 42.
10
63
en France dans les années 1990, ont été les premiers – en même temps que les hackers – à se
servir de cet outil de communication pour défendre des causes qui leur tiennent à cœur. Mais
pour en revenir à la question de la circulation de l’information sur l’Internet, il s’avère que
l’utopie de l’accessibilité à tous et la propension de chacun à créer sa propre information
sont loin de la réalité des faits. Que ce soit sur Wikipédia12, sur Allociné13 ou sur les sites
d’information générale et politique nous nous apercevons que le profil social du contributeur
actif n’est en rien anodin. Incontestablement, les amateurs les plus actifs sur l’Internet – peu
importe le domaine de prédilection – sont souvent très proches du profil social des
professionnels du même champ. Par exemple, pour ce qui est de l’information en France, les
acteurs alternatifs :
« présentent des profils sociaux relativement similaires et leur
manière de concevoir et de produire de l’information n’est pas
si différente de celle des professionnels. » 14
La participation prend de nouvelles formes mais socialement il n’y a pas de révolution, le
changement n’est pas radical en somme comme le souligne Franck Rebillard, repris par
Dominique Cardon et Fabien Granjon, et les producteurs de l’information ont souvent le
type de profil suivant :
« Journalistes en recherche d’emploi, étudiants en journalisme,
professions artistique et littéraire, veilleurs et spécialistes de
domaines singuliers constituent le public le plus présent de la
blogosphère citoyenne qui s’est développée en marge de
l’espace journalistique (blogosphère dont les productions sont
aujourd’hui relayées par la « twitosphère »). »15
Ce n’est donc pas totalement un hasard si en Egypte l’un des acteurs les plus importants du
lancement de la Révolution fut Wael Ghonim, l’administrateur de la page Facebook Nous
sommes tous Khaled Saïd. Celui-ci occupait en 2010 un poste de cadre marketing chez
Google, autrement dit il a une maîtrise parfaite des réseaux numériques et socionumériques
et sait donner de la visibilité à une donnée. Il avait un passé de militant politique puisqu’il
s’occupait d’une campagne de réhabilitation de Mohammad el-Baradeï visant à le faire
O’NEIL Mathieu, « Wikipédia ou la fin de l’expertise », Le Monde diplomatique, avril 2009
http://www.monde-diplomatique.fr/2009/04/O_NEIL/16985, dernière consultation le 23 octobre 2016.
13
Conférence donnée par Dominique Pasquier et Valérie Beaudouin « Le jugement profane en ligne.
Organisation et contradictions de la critique amateur cinéphile » dans le cadre du colloque « La participation
des publics. Pratiques et conceptions », 29 novembre 2013.
14
CARDON Dominique et GRANJON Fabien, Médiactivistes, Presses de Sciences Po, coll. « Contester »,
Paris, 2010, p. 117.
15
Ibid., p. 117.
12
64
revenir en Egypte et à en faire l’incarnation du candidat idéal, le plus à même de se charger
d’une transition démocratique menant vers un pouvoir civil. Wael Ghonim n’est donc pas un
webnaute quelconque et a une connaissance approfondie des réseaux numériques qu’il a su
mettre à profit lorsqu’une occasion adéquate s’est présentée.
A travers ce profil d’un militant égyptien, nous observons un parcours personnel qui est loin
d’être unique dans l’engagement en ligne. Si nous suivons le raisonnement de Jacques Ion
selon lequel le militantisme n’est pas désuet mais que sa forme a tout simplement évolué,
nous pouvons insérer dans ces nouvelles modalités d’action un cas comme celui de Wael
Ghonim. Assurément, le militantisme traditionnel se définit par un « engagement militant où
l’individu adhère totalement à l’organisation qu’il sert » ; ce qui côtoie un « engagement
distancié où l’individu se sert de l’association comme d’un outil pour mener une action
limitée dans le temps »16. Ce que décrit Jacques Ion n’est en rien relié à l’engagement en
ligne mais lorsque nous nous intéressons à l’engagement sur l’Internet, force est de constater
que l’engagement distancié y est très largement dominant. L’engagement militant, par
exemple syndicaliste, est bien en crise. L’adhésion totale à une ligne officielle, le passage
par des rites d’entrée et de renouvellement, l’homogénéité des militants et le respect absolu
de la hiérarchie vertical, avec très peu de renouvellement de ses cadres et élites, poussent
l’engagement militant dans une crise profonde. Tandis que l’engagement distancié
correspond parfaitement à l’engagement en ligne.
« La mobilisation n’y signifie pas renoncement à soi, bien au
contraire. Mais cette implication personnelle est toujours
circonstanciée, et suppose donc constamment sa suspension
potentielle. Engagement de soi va toujours alors avec
engagement réversible. Bien évidemment, de même que
l’engagement militant peut signifier à la limite la perte de soi
dans l’identification aux rôles du groupement, l’engagement
personnel risque constamment la tentation du témoignage
quand ne compte plus que la seule exposition de soi »17
Celui-ci se définit souvent par son caractère éphémère et par la quête d’épanouissement
personnel dans l’engagement. Ce dernier est souvent multiple et ne se réduit plus à une seule
problématique. Un individu peut dès lors s’inscrire dans des engagements multiples et
consacrés à des problèmes divers et variés. Il peut pleinement profiter de la force des liens
ION Jacques, La fin des militants ?, Les Editions de l’atelier/Editions Ouvrières, coll. « Enjeux de société »,
Paris, 1997, 4e de couverture. C’est nous qui soulignons.
17
Ibid., p. 83.
16
65
faibles18. Autrement dit, le réseau socionumérique « correspond à des processus
d’individuation et en même temps de trans-individuation très Simondiens, qui ont pour
traduction une multiplication des pluri-appartenances. »19 Il ne s’agit donc plus d’adhérer,
au sens de « coller à » une ligne politique dictée par une hiérarchie, mais de braconner des
appartenances accomplissant un épanouissement personnel recherché dans des actions
multiples. Les réseaux socionumériques, « amplificateurs »20 de notre société, facilitent donc
l’inscription au sein de diverses « communautés » à la fois.
III.
« Faire collectif ».
En effet, la « communauté », dans son acception plus large et non plus uniquement
socionumérique, pose certains défis et problèmes à surmonter en vue d’une analyse
pragmatiste portant essentiellement sur l’action d’une entité plurielle. La communauté a
pour caractéristique principale l’homogénéité des individus qui la composent. Ce que
Laurence Kaufmann qualifie de « mêmeté » :
« Un collectif n’est donc pas une communauté, qui repose sur
la mêmeté a priori des mœurs, des valeurs et des pratiques »
21
.
Ce critère de « mêmeté » serait plus proche d’une psychologie des foules qui se focalise sur
des entités massives animées par une homogénéité immuable à un comportement toujours
assimilé à une similitude mécanique et systématique. Par ailleurs, il pourrait également
s’agir des communautés au sens culturel, ethnique, etc., dans les deux cas, cette approche,
fondée sur la « mêmeté » d’une communauté, serait nettement contradictoire avec nos
problématiques c’est-à-dire l’observation de la fonction agissante d’un acteur collectif de
18
MOULIER-BOUTANG Yann, « Les réseaux sociaux numériques : une application de la force des liens
faibles » in STIEGLER Bernard (dir.), Réseaux sociaux, culture politique et ingénierie des réseaux sociaux,
FYP, Limoges, 2012, pp. 67-81.
19
Ibid., p. 73. C’est nous qui soulignons.
20
Ibid., p. 76.
21
KAUFMANN Laurence, « Faire « collectif » : de la constitution à la maintenance » in KAUFMANN
Laurence et TROM Danny (dir.), « Qu’est-ce qu’un collectif ? Du commun à la politique », Editions de l’Ecole
des hautes études en sciences sociales, Raisons pratiques. Epistémologie, sociologie, théorie sociale, n°20,
Paris, 2010, p. 341. C’est nous qui soulignons.
66
manière intentionnelle et délibérée, et aucunement une action déterminée par des réflexes
quelconques ou par une appartenance à un groupe culturel qui serait déterminant en vue de
son action. Le collectif, quant à lui, s’engage plus dans une voie de travail conscient, ce que
Searle comparait à une symphonie où chaque individu joue d’un instrument mais en
définitive l’action et le résultat sont collectifs et l’écoute devient harmonieuse grâce à la
composition des différents acteurs qui s’ajustent les uns aux autres, ce que Laurence
Kaufmann appelle du « partie-tout »22.
Tout comme dans une pièce de théâtre, un individu s’associe intentionnellement à d’autres
afin de former une troupe capable de jouer une pièce sur la même scène, et si un comédien
venait à se tromper dans le texte ou la mise en scène ceux qui le côtoient doivent s’adapter et
réajuster leur texte et leur placement sur scène. Il y a donc un intérêt collectif qui surpasse
l’intérêt individuel.
« La communauté d’esprit qu’engendre le fait, pour des
individus dispersés, de partager de facto un certain nombre de
sentiments et de représentations ne suffit pas à « faire
collectif ». L’appartenance à un collectif est un choix délibéré
et exige de la part de ses contractants un travail de mise en
commun qui permette de transformer la quantité de points de
vue partagés en qualité collective. »23
Le passage de la notion de communauté à celle de collectif nous semble donc une étape
nécessaire afin de pouvoir étudier l’action de ce dernier. Ce qui sépare distinctement la
communauté du collectif, selon Laurence Kaufmann, c’est bien son engagement voire le
choix de cet engagement et surtout le travail conscient effectué en vue de se constituer en
collectif. Nous disposons, à cet égard, d’une définition parfaitement satisfaisante – et qui
sied à notre problématique – du collectif chez l’auteure en question :
« transformer une collection d’individus disparates en un
acteur collectif est la notion transversale d’engagement : c’est
par le contrat implicite ou explicite qui sous-tend son entrée
dans le collectif que l’agent accepte de lier son futur cours
d’action aux décisions du groupe. »24
De fait, c’est ce que Laurence Kaufmann nomme l’opérateur de « totalisation » ou par
ailleurs la contribution au passage d’un « multiple en un ». L’engagement et le contrat noué
22
Ibid., p. 337.
Ibid., p. 341. C’est nous qui soulignons.
24
Ibid., p. 342. C’est nous qui soulignons.
23
67
entre divers individus, dont le lien ne se restreint pas à une similitude dans les mœurs, les
représentations, les valeurs, les codes sociaux, etc. – ce qui se rapproche de la définition de
la « communauté d’action »25 chez John Dewey – est la condition nécessaire à la
constitution d’un collectif. La modalisation verbale employée par Laurence Kaufmann n’est
en rien anodine : les individus ne mutent pas en un collectif, ils se « transforment » ; ce
verbe d’action démontre à quel point l’intentionnalité est « centrale ».
L’agir en commun doit donc être pleinement intentionnel pour caractériser un collectif.
L’« engagement conjoint » ainsi que la « conscience mutuelle » déterminent l’apparition
d’un « sujet pluriel » qui se manifeste par l’émergence du pronom personnel « Nous » :
« composé de différents individus qui s’engagent mutuellement
dans des actions conjointes et des croyances collectives et
endossent les droits et les devoirs qu’un tel engagement
implique. »26
Pour récapituler en quelques points, le collectif pourrait se définir en quatre opérateurs
constitutifs, à savoir :
- la nominalisation : « ce que pourrait être la spécificité des collectifs politiques
modernes, à savoir le fait de se concevoir, sous un mode réflexif, comme un Nous nominal,
un Nous a posteriori et artificiel qui reste suspendu aux intentionnalités collectives des
individus qui sont à son principe. »27
- la totalisation où le « contrat implicite ou explicite d’engagement » est animé par
un « souci du monde » prenant le dessus sur le « souci de soi-même » ;
- la conscience mutuelle de former une unité : un « entre Nous » fondé sur des
engagements régis par des droits et des devoirs à respecter ;
Celle-ci se concentre principalement sur le partage d’un même code langagier qui laisse transparaître des
similitudes quant aux valeurs, aux principes, aux pratiques, etc. Par exemple, une communauté religieuse et
une communauté scientifique ne déploieront pas le même langage, ils recouvrent donc des communautés
d’action distinctes. Il ne s’agit donc absolument pas d’habitudes culturelles mais une relation avec d’autres
membres déterminé par un système linguistique et un dispositif langagier.
DEWEY John, Logique. La théorie de l’enquête, PUF, Paris, 1967, p. 110.
26
KAUFMANN Laurence, « Faire « collectif » : de la constitution à la maintenance » in KAUFMANN
Laurence et TROM Danny (dir.), « Qu’est-ce qu’un collectif ? Du commun à la politique », Editions de l’Ecole
des hautes études en sciences sociales, Raisons pratiques. Epistémologie, sociologie, théorie sociale, n°20,
Paris, 2010, p. 339.
27
Ibid., p. 335. C’est nous qui soulignons.
25
68
- l’intentionnalité : un choix délibéré d’agir en commun reposant « sur la
manifesteté mutuelle d’une intention-en-‘Nous’ »28.
IV.
Emergence et « maintenance » du collectif.
Enfin le collectif s’exprime en deux moments selon Laurence Kaufmann : celui de la
constitution suivi de la maintenance.
Le premier temps dépend principalement d’une configuration triadique où la transformation
« du multiple en un » se réalise. En suivant les traces de Georg Simmel, la transformation
passe par l’étape où les « Je et Tu se définissent en référence à un Nous »29. Un monde tiers,
et conjoint aux individus qui composent le collectif, émerge et s’impose en seuil commun au
collectif pour y déployer un agir.
« Une telle triangulation offre en effet à ceux et à celles qui y
participent l’opportunité de valider l’existence et l’intérêt de
l’objet de leur attention conjointe (Il), d’éprouver une
communauté d’intérêt et d’attention relativement à un référent
extérieur (Nous) et de contraster potentiellement les
expériences subjectives que ce même référent suscite (Je et
Tu). »30
Les expériences de chacun servent donc à une subjectivation générale que le « Nous »
convoque pour exprimer des intérêts collectifs fondés sur tous ces particularismes, tout en
soulignant des objectifs communs qui doivent dépasser les subjectivités de tout un chacun.
Ce double-processus peut être un obstacle, ou un frein, à la constitution d’un collectif mais
est nécessaire pour sortir d’une conception additionnelle du collectif, c’est-à-dire de la
composition d’un « Nous » constitué d’une addition d’individus : des « Je » et des « nonJe ».
Au sein de ce moment de la constitution deux « procédures idéal-typiques complémentaires
l’une de l’autre » sont nécessaires à l’apparition d’un collectif. La première concerne la
28
Ibid., p. 341.
Ibid., p. 349.
30
Ibid., p. 351.
29
69
constitution en interne, c’est-à-dire l’auto-constitution entre les individus qui fondent le
collectif. Cette procédure consiste en une collectivisation et une mise au pluriel afin de
connecter de l’intérieur l’ensemble du collectif. A l’issue de cette procédure, il s’agira
d’« assembler les volontés et fédérer les différentes opinions » dans le cadre d’un « double
contrat tacite de coopération et de subordination »31. La cohésion et l’harmonie du collectif
en interne dépendent de la mise en place et du succès de cette procédure. Cependant, cette
phase interne ne suffit pas à l’existence du collectif. Il doit apparaître en externe, il se doit
d’exister pour un « Eux », ces process sont qualifiés par Laurence Kaufmann de « procédure
d’individuation et descente en singularité »32. Le « Nous » s’institue en un « Eux » ou « Ils »
pour d’autres « Nous ». En d’autres termes, le collectif acquière une homogénéité et une
singularité en tant qu’entité une et unique auprès d’autres instances. C’est son apparition et
sa reconnaissance en externe qui complète sa construction en collectif. Son émergence ne
peut s’opérer qu’au prix de la reconnaissance par des acteurs qui lui sont externes et qui le
voient comme une entité non plus plurielle mais singulière qui se présente sous une identité
unique. En résumé :
« le Nous ne prend corps que grâce à un détour par d’autres
Nous de même grandeur qui lui permettent, en retour, de se
produire, de se percevoir et de s’affirmer comme un individu
collectif. »33
Si le collectif parvient à se constituer en validant ces deux procédures il devient donc une
« entité bi-faciale » qui se constitue dans une version a priori en interne et dans une
approche a posteriori pour les collectifs externes, c’est dans cette seconde phase qu’il
accède à sa dimension nominaliste, abordée précédemment. Afin de rendre ce double
processus plus clair :
« Sous l’angle du double processus d’individuation et de
collectivisation […], le collectif n’est jamais une entité
substantielle. Le procès toujours inachevé de sa constitution
repose sur la production continuelle d’un « entre Nous » qui est
à prendre dans les deux sens du terme : l’« entre Nous » qui
renvoie à la reconnaissance mutuelle des Je en tant que
membres d’un seul et même Nous (processus de
collectivisation interne) et l’« entre Nous » que déploie
l’espace de visibilité et de compétition mutuelle des Nous qui
31
Ibid., p. 352.
Ibid., p. 353.
33
Ibid., p. 353.
32
70
se reconnaissent mutuellement, à leur échelle, comme des
entités pertinentes d’action et de pensée (processus
d’individuation externe). »34
En ce qui concerne le moment de la maintenance, il est nécessaire à la survie d’un collectif
mais présente de nombreux risques. Il s’agit d’un moment délicat que rencontre tout collectif
constitué. La première problématique se situe au niveau de l’institutionnalisation plausible
du collectif. Cette solution étant la plus facile pour s’inscrire dans la durée, celui-ci permet à
une « communauté d’enquêteurs », terme emprunté à John Dewey, de basculer dans la
« politique normale ». Par conséquent, le collectif « entre en institution » afin de traiter en
égal avec toute autre institution. Il accède dès lors à une reconnaissance et une visibilité
publique mais par là même se réifie. En prenant un nom figé, en acquérant une cohésion en
interne et en externe, il peut peiner à évoluer dans le temps et subir le lourd handicap de
l’immobilisme. Ce premier risque ne suit en rien une quelconque logique déterministe, il fait
seulement partie d’un certain nombre de probabilités.
L’une des principales limites que peut présenter le moment de la maintenance se trouve être
la tension « potentiellement polémique, voire polémologique », lorsque le collectif se met à
« agir-contre » et non plus « agir-pour »35. Ce basculement présente de nouvelles difficultés
pour le collectif qui peut commencer à agir non plus au nom de ses idées originelles mais
seulement contre des concurrents ou des adversaires qui évoluent dans le même champ
d’action et de pensée. Cette évolution représenterait donc une déperdition de l’esprit qui a
motivé la constitution du collectif, il s’agirait là d’une altération bien souvent involontaire
mais potentiellement persistante voire destructrice, phénomène que nous corroborerons dans
la partie empirique.
Au-delà des procédures menant à la constitution et à la maintenance d’un collectif et les
caractéristiques de celui-ci, Laurence Kaufmann termine son article par la présentation de la
« spécificité » des collectifs politiques, ce qui nous concerne directement pour notre objet
d’étude. En s’appuyant sur La Crise de la culture arendtienne et Le Public et ses problèmes
34
35
Ibid., pp. 354-355.
Ibid., p. 356.
71
de Dewey, Laurence Kaufmann définit la spécificité du collectif politique de la manière qui
suit :
« Conscient du pouvoir d’action qu’il a sur son propre devenir
historique, le Nous proprement politique vise à dépasser
l’horizon du « ici et maintenant », à réaliser des possibles
encore non réalisés et à s’imaginer autre qu’il n’est »36.
En ce sens, le collectif politique se rapproche énormément de la forme du public deweyien
en sa capacité à passer au-delà de la résolution d’un seul problème public. Sa part
prospective, à travers l’imagination, le rend pérenne et en fait une entité plurielle collective
censée s’inscrire dans le long terme. Pour en revenir à la définition du collectif politique
selon Laurence Kaufmann, celui-ci se distingue du collectif « ordinaire » par l’association
entre un ressenti, une expérience dans la terminologie deweyienne, et un agir :
« Les
collectifs
politiques
ont
une
dimension
fondamentalement contrefactuelle et prospective. Ils sont
fondés sur l’articulation potentiellement problématique entre «
un être en commun », qui tend à s’imposer sur le mode de la
nécessité, et un agir en commun qui prend acte »37.
Cette définition-ci est fortement semblable à ce que John Dewey qualifie de public politique.
Et une dernière caractéristique chez L. Kaufmann achèvera de rapprocher étroitement les
deux notions :
« c’est bien d’un travail perpétuel dont il doit s’agir ici : un
collectif politique, au sens normatif du terme, ne doit pas
perdre la trace de la pluralité première qui est à son
principe. Au contraire, il doit procéder à l’exploration
réfléchie de la relation et donc de la différence potentielle
entre le Je et le Nous, l’individuel et le collectif, le tout et
ses parties, ou encore la cité et ses membres. »38
Le « travail perpétuel » est donc déterminant dans une approche à long terme du collectif
politique et du public, que nous étayerons par la suite. D’autant plus que la pluralité de cette
entité ne doit jamais être omise ou négligée, il en est de même pour le public deweyien qui
peut également être qualifié d’« union sociale plurielle »39.
Ibid., p. 360. C’est nous qui soulignons.
Ibid., p. 360. C’est nous qui soulignons.
38
Ibid., p. 360. C’est nous qui soulignons.
39
ZASK Joëlle, « Le public chez Dewey : une union sociale plurielle », TRACÉS 15, 2008/2, pp. 169-189.
36
37
72
Ce qui distingue notablement le collectif du public, c’est le subir ensemble propre au public :
« Il existe ainsi, une manière de subir ensemble les choses, qui
relève d’une connexion mentale un peu différente de
l’engagement conjoint. En ce sens, le fait de subir ensemble
quelque chose est tout autant créateur de lien que le fait de
faire ensemble quelque chose. »40
Enfin, nous développerons un axiome englobant, faisant du public une entité regroupant
potentiellement des collectifs ou des individus qui viennent à se mobiliser, en délaissant leur
singularité au profit d’une action unitaire et commune.
Avant d’en arriver à la définition du public au sens de J. Dewey, il ne serait pas superflu de
préciser que :
« Le « public » renvoie à des contextes divers, selon qu’il est
pris comme un substantif ou un adjectif. Substantif, il semble
pointer vers une « personne collective », au statut grammatical
de sujet, actif ou passif, bien problématique à apercevoir. Il
désigne un « être » doté de capacités d’auto-gouvernement, de
délibération ou de participation ou de compétences de
réception médiatique et culturelle. »41
C’est donc dans sa teneur proprement politique que nous aborderons le public, il ne s’agira à
aucun moment de traiter de public médiatique sauf lorsque cela sera explicitement indiqué.
40
ARQUEMBOURG Jocelyne, L’événement et les médias, Les récits médiatiques des tsunamis et les débats
publics (1755-2004), Editions des archives contemporaines, Paris, 2011, p. 31.
41
CEFAÏ Daniel et PASQUIER Dominique, « Introduction » in CEFAÏ Daniel et PASQUIER Dominique
(dir.), Les sens du public. Publics politiques, publics médiatiques, PUF, CURAPP, 2003, pp. 13-14.
73
Chapitre 4 : Le public chez Dewey, articulation entre une
théorie de l’action et une théorie de l’expérience
esthétique.
I.
Le pragmatisme, un concept fondé sur l’expérience.
« Le pragmatisme de John Dewey est un expérimentalisme »1 . Ceci s’explique par
l’importance accordée par Dewey à l’expérience. Tout se fonde sur l’expérience. Celle-ci
représente clairement le nœud de sa pensée. Pour le pragmatisme, le monde n’est pas un
donné, il est « en train de se faire » (in the making) et ce processus inchoatif peut être
caractérisé par l’expérimentation. Cette dernière est constituée d’expériences qui
interagissent les unes avec les autres. « L’expérimentation désigne le cours que suit une
activité à l’égard à la fois des expériences antérieures et de celles qui sont visées ou
anticipées. »2 Le terme d’expérimentation, une fois saisi, il nous faut dès lors nous pencher
sur l’expérience même. Richard Shusterman en donne un aperçu bien complet :
« Elle inclut à la fois le sujet et l’objet, en enveloppant aussi
bien le contenu de l’expérience que la matière dont elle est
expérienciée. L’expérience est en même temps le flux général
de la vie consciente, que nous avons tant de mal à saisir, et ces
moments distincts, aigus, qui surgissent de ce flux et
constituent une « expérience ». Parce qu’elle embrasse à la fois
le passé, le présent et le futur, elle renferme la sagesse
accumulée de la tradition, célébrée par la pensée conservatrice,
et elle symbolise l’ouverture au changement et à
l’expérimentation que défend la pensée progressiste.
1
DEWEY John (introduit par TRUC Gérôme et traduit par SAINT-GERMIER Pierre et TRUC Gérôme), « La
réalité comme expérience », Tracés, 9 « Expérimenter », 2005, p. 83.
Au sens où « « L’expérience a cessé d’être empirique pour devenir expérimentale », en ce sens qu’elle
n’implique plus une posture passive mais au contraire une mise à l’épreuve active et réflexive de la réalité et de
nos connaissances (toujours provisoires). », pp. 84-85.
2
DEWEY John, Le public et ses problèmes, Farrago/Editions Léo Scheer, Publications de l’Université de Pau,
2003, p. 18.
74
L’expérience humaine est constituée, de part en part, de
contextes historiques, sociaux et politiques. »3
Nous détenons à travers cette citation le début de la pensée deweyienne, il s’agit de renouer,
en cas de rupture, avec le fil de l’expérimentation. Un problème survient et affecte
directement et indirectement des citoyens, il porte donc un coup d’arrêt à l’expérimentation.
Il s’agit donc de recouvrir le continuum de l’expérience humaine dans sa globalité, que ce
flux de l’expérience humaine retrouve sa liberté et sa cohésion.
Pour ce faire, il est question de résoudre le problème qui se pose, dans le cadre d’une
expérience,
afin
de
replacer
l’expérimentation
dans
une
dynamique
fluide.
L’expérimentation, est en fait un long fleuve d’incertitudes. Des moments d’accalmie
entrecoupées de périodes problématiques, et à chaque fois le but ultime du public étant de
recréer une nouvelle forme de cohérence. Afin d’y parvenir, une enquête doit être mise en
place. Nous touchons là le deuxième point essentiel du pragmatisme deweyien. Dans la
totalité de son œuvre, il s’appuie sans exception sur deux fondements : l’expérience et
l’enquête. Ces deux s’entremêlant infailliblement. Il ne peut y avoir l’un sans l’autre.
Auparavant, nous avons évoqué une définition de l’expérience humaine dans sa globalité,
nous devons désormais saisir le terme d’expérience, au sens unitaire du terme : soit UNE
expérience. C’est ainsi que Dewey la qualifie :
« Nous vivons une expérience lorsque le matériau qui fait
l’objet de l’expérience va jusqu’au bout de sa réalisation.
C’est à ce moment-là seulement que l’expérience est intégrée
dans un flux global, tout en se distinguant d’autres
expériences. »4
Se manifeste à travers cette citation un autre point capital de la pensée de Dewey. Nous ne
pouvons parler d’une expérience, que lorsque celle-ci parvient à son aboutissement. Il n’est
absolument pas possible de saisir une expérience sans cette condition préalable. Ce qui ne
signifie en aucun cas que l’expérience s’engage dans un mouvement prédéfini et qu’elle a
dès le départ un objectif in fine à atteindre. Il y a un trouble qui vient déranger
l’expérimentation et pour revenir, non pas à la situation initiale mais à une situation stable et
3
DEWEY John, L’art comme expérience, Gallimard, coll. « Folio Essais », Paris, 2010, édition originale 1934,
p. 19
4
Ibid., p. 80. C’est nous qui soulignons.
75
meilleure que la précédente, une expérience, à travers la mise en place d’une enquête, doit
parvenir à sa fin pour rétablir le flux de l’expérimentation.
II.
L’enquête, la mission du public.
Nous avons abordé au préalable la notion d’enquête sans l’éclaircir. « La tâche essentielle du
public est d’assurer un mouvement de passage entre les situations sociales problématiques et
les actes de réglementation politique. Elle est donc d’identifier son intérêt »5. Nous trouvons
en ces termes une définition de l’enquête au sens de Dewey. Celle-ci vise, en définitive, à
transformer les affectations sociales qui ont atteint des individus directement et, surtout,
indirectement. Le public doit procéder à une enquête afin de mettre un terme à une situation
problématique le concernant.
« La corrélation entre vivre une situation problématique,
éprouver les conséquences de ses propres activités, et
reconstruire le cadre de l’expérience en agissant sur ses
conditions afin que puisse reprendre le continuum des
expérimentations, est ce que Dewey appelle tout aussi bien
« enquête » que « développement de l’individualité ». »6
Nous parlons de public, seulement à partir du moment où cette situation « affecte »
indirectement des citoyens. Si la situation en question ne concerne qu’un couple par
exemple qui a des difficultés en vue d’avoir un enfant, cela ne les regarde que tous les deux,
en aucun cas un public ne se constituera afin de remédier, grâce à une enquête, à ce
problème. Même si celui-ci peut devenir public dès lors que d’autres couples vivent le même
problème puis que la circulation de l’information permet d’accomplir une montée en
généralité. Le problème peut devenir alors celui de la stérilité des couples, de l’adoption ou
encore de l’accès à la PMA, il concerne alors une multitude de membres de la société et pas
seulement ceux qui sont directement affectés par cette situation du privé, le problème
devient public. Par contre, s’il s’agit d’un homme politique accusé de détournement de fonds
publics, la question intéresse au plus haut point le public puisque cet argent du contribuable
aurait pu être dépensé à meilleur escient. L’enquête, qui revient à la charge du public, a pour
5
6
DEWEY John, Le public et ses problèmes, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2010, pp. 58-59
Ibid., p. 31
76
but de révéler où le bât blesse. Et le terme « révéler » n’est en rien anodin. « Révéler »
implique une publicisation des résultats d’une enquête, et ceci est primordial aux yeux de
Dewey, voire nécessaire. La mission du public est d’engager une enquête mais personne ne
doit entacher celle-ci d’un secret quelconque, comme en évoquant par exemple l’intérêt
supérieur de l’Etat. L’Etat n’est que le prolongement du public, alors celui-ci doit pouvoir
accéder à tout ce qui le concerne directement et indirectement.
« Les conséquences indirectes, étendues, persistantes et
sérieuses d’un comportement collectif et interactif engendrent
un public dont l’intérêt commun est le contrôle de ces
conséquences. »7
Ceci constitue un prolongement de la définition de l’enquête. Le public se doit donc
d’examiner tout ce qui le concerne et d’exercer un certain contrôle là-dessus, pour que lors
de la survenue d’un problème il puisse réagir au plus vite face aux conséquences
indésirables d’une action.
L’autre rôle de l’enquête est de donner un aperçu de l’opinion publique. C’est le seul moyen
que nous détenons, selon Dewey, pour apprécier l’opinion publique à un moment donné.
Mais celle-ci ne doit pas se réduire à un seul court moment coïncidant avec la survenue d’un
problème public. « Seule une enquête continue – continue au sens de persistante et
connectée aux conditions d’une situation – peut fournir le matériel d’une opinion durable sur
les affaires publiques. »8 L’enquête, mais seulement celle qui persiste, fait office de reflet de
l’opinion publique, ce qui démontre à quel point l’enquête est nécessaire pour
l’expérimentation.
III.
Le public, une association en reconstitution permanente.
Tout d’abord, il semblerait nécessaire d’aborder en premier lieu la question de la distinction
entre ce qui est d’ordre privé et ce qui est d’ordre public. Et le trait qui sépare les deux est
très clair :
DEWEY John, Le public et ses problèmes, Farrago/Editions Léo Scheer, Publications de l’Université de Pau,
2003, p. 140. C’est nous qui soulignons.
8
Ibid., p. 177
7
77
« les conséquences sont de deux sortes ; celles qui affectent les
personnes directement engagées dans une transaction, et celle
qui en affectent d’autres au-delà de celles qui sont
immédiatement concernées. Dans cette distinction, nous
trouvons le germe de la distinction entre le privé et le
public. »9
Tout dépend donc de la portée des conséquences. Il s’agit là d’un des fondements du
pragmatisme, il ne s’agit pas de considérer des causes hypothétiques d’une action mais les
conséquences et uniquement ces dernières. Seules les actions et leurs conséquences sont
prises en compte pour pouvoir parler d’affaires publiques ou privées. A partir du moment,
où les conséquences d’une action affectent indirectement des individus, le problème devient
public.
Ce raisonnement nous permet d’en arriver à la notion de public que nous avons quelque peu
convoquée sans clairement l’expliciter. A terme, notre but est de vérifier si le street art sur
Facebook, dans le contexte égyptien, contribue à l’émergence d’un public, au sens de
Dewey. Pour cela, nous allons nous attarder quelque peu sur ce concept de public.
Tout d’abord, il ne serait pas superflu de revenir sur une distinction significative, celle qui
sépare le public d’une masse.
« Soit un public se constitue à travers l’acquisition par ses
membres des compétences requises pour localiser, en toute
indépendance, leurs intérêts partageables, soit il n’y a pas de
public. »10
Pour qu’il y ait donc public, il faut que des membres d’un collectif puissent pointer du doigt
des problèmes qui les concernent tous l’un autant que l’autre. Mais nous reviendrons sur cet
élément plus tard. Penchons-nous d’abord sur ce terme de « masse ». La masse implique que
ses membres soient tous identiques, « tandis que public suppose cet accord reposant sur la
pluralité »11. Le public est donc composé d’une multitude de membres, chacun présentant
une part d’originalité, sa personnalité qui lui est propre, une diversité de point de vue alors
que la masse ne fait plus qu’un, un tout, un ensemble qui se dégage dans lequel peu importe
les individus qui le fondent puisqu’ils se ressemblent tous. La masse est uniforme,
homogène, rien ne dépasse, tout est parfaitement aligné sur un même plan. Celle-ci est
9
DEWEY John, Le public et ses problèmes, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2010, pp. 91-92
ZASK Joëlle, « Le public chez Dewey : une union sociale plurielle », TRACÉS 15, 2008/2, p. 170.
11
Ibid., p. 173. C’est souligné dans le texte.
10
78
privée d’interactions, elle « est le degré le plus bas de la sociabilité »12. Au contraire, le
public, en particulier dans la rhétorique pragmatiste, repose pleinement sur l’interaction.
Selon Dewey, tout se conçoit au sein d’un environnement, l’organisme interagit avec tout ce
qui l’entoure dont les autres membres du public, il y a donc clairement une sociabilité qui
s’établit au sein d’une union plurielle, comme le dit Joëlle Zask. Enfin, ce qui peut établir un
fossé entre ces deux termes, c’est le type de réaction. La masse se caractérise par
« l’uniformité des réactions individuelles à des excitations extérieures. »13 Nous sommes
donc ancrés là dans un schème béhavioriste classique où la masse réagit forcément de
manière uniforme, l’individu n’a pas sa place au sein de la masse. Il devient un être dénué de
sens et de réflexion, il reçoit un message qu’il interprète comme tous les autres membres de
la masse. Pour ce qui est du public, le modèle se situe totalement à l’opposé. Les différents
individus qui le composent n’ont pas de réactions prédéterminées à dérouler face à telle ou
telle excitation. Chacun garde sa part d’originalité et ses particularismes qui le distinguent
des autres. Sa réaction ne se fait qu’en lien avec la situation dans laquelle il se trouve et non
pas parce qu’il y aurait une sorte de contagion quelconque qui passerait des autres membres
de la masse à lui. Sa réaction n’est donc régie que par son environnement et les interactions
qu’il contracte avec celui-ci, les autres individus faisant manifestement partie prenante de ce
dernier. A ce propos, Jocelyne Arquembourg a travaillé, dans le cadre d’un article 14, sur les
émotions suscitées lors de l’annonce de la démission de Moubarak ; en distinguant le récit
effectué a posteriori par des médias mainstream et le récit visible sur une vidéo amateur
dans toute sa splendeur abrupte, sans aucun travail éditorial ou de montage. Elle constate, en
s’appuyant sur une approche pragmatiste et sémiotique, que l’émotion ne se diffuse pas par
contagion comme le laisserait à penser les récits médiatiques de chaînes transnationales
d’information en continu. En effet, tout repose sur la médiation et la situation, en d’autres
termes le ou les interprétants qui permettent une médiation entre l’objet et le representamen,
dans une approche peircienne :
« Peirce’s originality consists in the introduction of a
conceptual mediation to the process of manifestation of
emotions that is opposed to the usual definition of emotions as
spontaneous, impulsive or irrational. […]
12
Ibid., p. 176
Ibid., p. 176. C’est nous qui soulignons.
14
ARQUEMBOURG Jocelyne, « The collective sharing of emotions in a media process of communication – a
pragmatist approach » in Social Science Information, 1—15, Sage, 2015.
13
79
The objects of emotions are the situations in which they
develop. »15
Le raisonnement trichotomique peircien, sur lequel nous reviendrons plus tard, contredit
totalement une logique de transmission de proche en proche entre membres identiques d’une
même entité massive.
Pour en revenir à la figure du public commençons d’abord avec la définition qu’en donne
Dewey :
« Le public consiste en l’ensemble de tous ceux qui sont
tellement affectés par les conséquences indirectes de
transactions qu’il est jugé nécessaire de veiller
systématiquement à ces conséquences. »16
Et pour veiller à ces conséquences, la mission du public consiste à mettre en place une
enquête. Mais surtout, les résultats de cette enquête doivent être publics sans aucune
exception. « Il ne peut y avoir un public sans une publicité complète à l’égard de toutes les
conséquences qui le concernent. »17 L’autre critère attribué au public concerne la prise de
conscience de celui-ci à propos de son existence. Il doit se rendre compte de sa constitution
pour naître. « Le problème principal du public est que ce dernier se découvre et
s’identifie »18. Et pour ce faire, Dewey pose une condition sine qua non, à savoir
l’apparition du pronom personnel « Nous ».
« « Nous » est aussi inévitable que « je ». Mais « nous » et
« notre » n’existent que quand les conséquences de l’action
combinée sont perçues et deviennent un objet de désir et
d’effort »19.
Pour qu’il y ait constitution d’un public, nécessairement le « Nous » / « Notre » doit
apparaître.
Enfin, ce qu’il faut ajouter à cela, pour compléter cette brève définition du public, c’est la
survie du public au-delà d’un simple et unique problème public. A long terme, le public doit
Ibid., p. 2. C’est nous qui soulignons.
DEWEY John, Le public et ses problèmes, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2010, p. 95. C’est nous qui
soulignons
17
Ibid., p. 264.
18
Ibid., p. 285.
19
DEWEY John, Le public et ses problèmes, Farrago/Editions Léo Scheer, Publications de l’Université de Pau,
2003, p. 159.
15
16
80
se mettre et se remettre en question continuellement. « Et comme les fruits sont périssables,
le travail d’autoconstitution du public par lui-même est toujours à reprendre. »20 L’idéal de
Dewey est de voir émerger un public qui surpasse l’émergence de tel ou tel problème public.
Il doit perpétuellement être sur ses gardes afin de surveiller ses intérêts. Et Dewey explique
cette nécessité de renouvellement permanent du public de la manière qui suit :
« le processus de la vie est continu ; il possède une continuité
parce qu’il consiste en un processus constamment renouvelé
d’action sur l’environnement, lequel agit à son tour sur elle, en
même temps que se créent les relations entre ce qui est ainsi
fait et subi. C’est pourquoi l’expérience est nécessairement
cumulative et son contenu tire de cette continuité cumulative
son pouvoir expressif. Le monde dont nous avons eu
l’expérience devient une partie intégrante du moi qui agit et sur
lequel s’exerce une action dans la suite de l’expérience. »21
C’est donc notre environnement qui, par nature, nous impose cette règle de remise en
question ininterrompue.
Afin de mettre en place une idée plus précise du public, nous devons apporter quelques
éléments supplémentaires essentiels à la compréhension de cette notion. Nous pouvons
commencer par la capacité du public à agir. Le public politique peut prendre forme mais une
fois cela acquis comment peut-il avoir une activité conjointe ? Cela ne peut selon Dewey, se
faire qu’à travers des fonctionnaires, ou en d’autres termes des représentants du public.
« Ce n’est que par l’intermédiaire d’individus que le public
parvient à des décisions, prend des dispositions et exécute des
résolutions. Ces individus sont des officiers ; ils représentent
un Public, mais le Public agit seulement à travers eux. Nous
voyons que, dans notre pays, les législateurs et les membres de
l’exécutif sont élus par le public. Ceci peut sembler indiquer
que le Public agit. »22
Le public est donc difficile à dessiner, et la seule marque extérieure qui le rend visible ce
sont les fonctionnaires ou plutôt les officiers qui le représentent.
20
Ibid., p. 35.
DEWEY John, L’art comme expérience, Gallimard, coll. « Folio Essais », Paris, 2010, édition originale
1934, p. 185.
22
DEWEY John, Le public et ses problèmes, Farrago/Editions Léo Scheer, Publications de l’Université de Pau,
2003, p. 105.
21
81
« Il n’existe aucune ligne claire et précise qui puisse indiquer
d’elle-même et sans aucun doute possible – à la manière de la
ligne laissée par la mer qui se retire – où exactement un public
en arrive à naître et à acquérir des intérêts si essentiels que des
organismes spéciaux ou des officiers gouvernementaux doivent
veiller à eux et les administrer. »23
Il est extrêmement compliqué de cerner le public, partie immergée, sauf en saisissant
l’élément extérieur, le pic émergent qui peut être plus évident à observer, à savoir les
représentants du public. Ce qui désigne donc le public, ce sont simplement les officiers qui
ont à charge de s’en occuper.
Et ces fonctionnaires obtiennent une seconde mission dans la vision de Dewey, ils aident en
fait dès le départ le public à prendre forme, à s’organiser.
« Les conséquences durables, larges et graves d’une activité en
association engendrent un public. En lui-même, il est
inorganisé et informe. Par l’intermédiaire de fonctionnaires et
de leurs pouvoirs spéciaux, il devient un Etat. Un public
articulé et opérant par le biais d’officiers représentatifs est
l’Etat ; il n’y a pas d’Etat sans gouvernement, mais il n’y en a
pas non plus sans public. »24
Donc le public ne peut apparemment pas survivre sans les fonctionnaires qui le représentent,
car ceux-ci lui donnent une force représentative, c’est à travers eux que le public peut avoir
une capacité d’action, c’est grâce à eux qu’il peut passer du stade du subir à l’agir. Mais ces
officiers doivent être au service du public, ne travailler que pour son intérêt. La corruption
demeure donc une crainte pour Dewey, et pour y remédier il s’appuie sur James Mill qui,
selon lui, avait déjà apporté une solution à cette problématique. Il serait question d’élire les
fonctionnaires, à intervalles réguliers et réduits, ils seront donc sous la surveillance et le
contrôle du public. Celui-ci serait ainsi maître de la situation, puisque le fonctionnaire serait
désormais enclin à servir le public afin que celui-ci le maintienne en poste.
« [L’]élection populaire des représentants, un mandat à court
terme et des élections fréquentes. Si les fonctionnaires publics
dépendaient des citoyens pour obtenir une position officielle et
des récompenses, alors leurs intérêts personnels coïncideraient
23
24
DEWEY John, Le public et ses problèmes, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2010, pp. 149-150.
Ibid., p. 152.
82
avec ceux de la masse des gens, ou du moins avec ceux des
personnes industrieuses et propriétaires. »25
Mais pour que le public puisse être en mesure de négocier sur un pied d’égalité avec ses
propres représentants, il lui faudrait un salaire minimum. Il serait compliqué pour le public
de défendre ses intérêts alors que sa préoccupation première est de se nourrir. Afin d’avoir
un pouvoir, le public a besoin d’un salaire décent. Ainsi, Dewey milite pour la mise en place
d’un revenu minimum pour que le public puisse recourir à une enquête en toute quiétude. Il
y a forcément du conflit et de la résistance rencontrés durant l’expérimentation mais s’il s’y
ajoute une faiblesse financière préoccupante, le public, selon Dewey, aurait bien plus de mal
à exercer sa fonction.
A noter que Dewey rédige son ouvrage dans un contexte bien particulier, il se positionne en
discutant de Walter Lippmann. Le débat consiste à étudier ce qu’il en est de la démocratie
américaine dans les années 1920. Lippmann parle d’un mythe libéral qui perd appui et son
prestige d’antan alors que Dewey préconise toujours plus de démocratie pour sauver cette
dernière.
« La notion de public doit donc être comprise comme une
tentative de réarticuler le corps social de la sociologie et le
corps politique de la société »26.
Ceci étant dit, dans notre travail, il s’agit de travailler sur un pays où la dictature sévit depuis
plus de soixante ans. Certaines préoccupations de Dewey paraissent alors inabordables dans
notre étude de cas. Nous convoquerons donc certains points essentiels à notre analyse et en
laisserons d’autres de côté, comme celui concernant les fonctionnaires par exemple.
Ajoutons à cela, une remarque précieuse dans la conception de Dewey. Le public s’inscrit
dans un contexte bien précis, il n’existe qu’à un moment donné dans un lieu donné.
« On ne rencontre jamais un même public à deux époques ou
en deux lieux différents. Les conditions rendent les
conséquences de l’action en association et sa connaissance
différentes. »27
DEWEY John, Le public et ses problèmes, Farrago/Editions Léo Scheer, Publications de l’Université de Pau,
2003, pp. 180-181.
26
BRUGIDOU Mathieu, L’opinion et ses publics, Une approche pragmatiste de l’opinion publique, Presses de
la Fondation Nationales des Sciences Politiques, Paris, 2008, p. 22.
27
DEWEY John, Le public et ses problèmes, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2010, p. 114.
25
83
Le moment et le lieu où se trouve un public dans l’expérimentation sont primordiaux pour le
saisir, nous en revenons toujours à cette idée d’interaction ou de transaction qui consiste à
dire que rien ne peut être considéré en dehors de l’environnement alentour direct. Il est
déterminant quant à la naissance d’un public et sa survie. L’expérience agit sur le public
mais pas seulement, l’inverse est tout aussi vrai. Et dans ce cas-là, nous ne pourrons jamais
voir un public subsister dans une même forme initiale, il évolue selon les circonstances. Son
émergence même ne peut ressembler à celle d’un autre public même s’il s’agit d’une aire
culturelle identique, les conditions de l’expérimentation seront incontestablement autres.
Enfin, un dernier point paraît incontournable dans ce que développe Dewey. Il souhaiterait
le passage de la Grande société à la Grande communauté. Et pour ce faire, un critère émerge
par-dessus tout, la communication en face à face. Dewey souligne le rôle majeur des
nouveaux outils de communication, entendons par là les nouvelles technologies
d’information et de communication, mais cela ne suffit pas à ses yeux pour qu’un public
survive aux épreuves du temps et de l’expérience. Le public nécessite une assise locale qui
serait basée sur la communication interpersonnelle, en face à face. Autrement dit, le lien
social doit rester tissé pour que les différents membres, qui constituent une grande pluralité,
se sentent toujours faire partie d’un collectif qu’ils ne voient pas directement comme pour le
cas d’un public de spectacle où la circonscription dans un lieu facilite l’identification et
l’appartenance à un collectif. La phase la plus difficile à atteindre pour qu’un public prenne
forme, c’est la prise de conscience du public d’en être un. Et pour que celui-ci ne la perde
pas de vue, Dewey insiste pour que la communication se fasse de manière directe, de proche
en proche. Mais à l’époque de Dewey, la télévision n’existait pas encore, la radio en était à
ses balbutiements, et bien évidemment l’Internet était encore inconcevable.
En résumé, nous pouvons regrouper quelques points nécessaires à l’émergence d’un public.
Nous pouvons en compter sept :
- Tout est fondé sur l’expérience ;
- Les conséquences doivent être d’intérêt public ;
- Exiger et mener des enquêtes sont les missions du public ;
- Les résultats de l’enquête doivent être publicisés ;
- Un public « dispersé », « chaotique » et « éclipsé » doit être regroupé, en prenant
conscience de son existence ;
84
- Dernière étape en vue d’une constitution d’un public, l’apparition d’un Nous
faisant face à un Eux ;
- Enfin au-delà de ces étapes d’émergence, nous pouvons ajouter la reconstruction du
public qui doit être permanente et continue.
Ajoutons à cela que nous serons particulièrement vigilants quant à certains points
déterminants en ce qui concerne le public :
« La dynamique du public et le contexte d’interaction.
-
-
La fragilité des publics : l’existence d’un public est liée au
contexte d’interaction qui le forme plus ou moins durablement ;
Le contexte d’interaction […] détermine à la fois le contenu de
l’opinion et le caractère public du régime de parole qui
l’énonce ;
La réflexivité des publics et formes de coordination : l’existence
d’un public n’implique pas la coprésence de ses membres mais
la conscience qu’ils forment un public. »28
« L’art, c’est le plus court chemin de l’homme à
l’homme ».
André Malraux, La Création artistique.
IV.
L’expérience esthétique, une réponse au public et ses
problèmes ?
La publication de L’Art comme expérience en 1934 apporterait potentiellement quelques
solutions aux problèmes présentées sept années plus tôt dans Le public et ses problèmes. En
effet, en conclusion de ce dernier John Dewey commence à penser à la communication et à
l’art comme des remèdes vitaux aux apories rencontrées par le public. L’ésotérisme des
28
BRUGIDOU Mathieu, L’opinion et ses publics, Une approche pragmatiste de l’opinion publique, Presses de
la Fondation Nationales des Sciences Politiques, Paris, 2008, p. 30.
85
langages scientifiques et techniques ne serait aucunement un obstacle si nous songeons à la
puissance de l’art.
Après que Dewey a encensé l’enquête et a défendu la nécessité de la publicisation, il modère
son propos en postulant que celle-ci peut être inutile dans certains cas ; il reprend là les
arguments de Walter Lippman29 entre autres. En réalité, Dewey part souvent des critiques
émises à son encontre pour y apporter une réplique constructive. En effet, le citoyen n’est
pas « omnipotent », il ne détient pas la science infuse sur tous les sujets. Dès lors, certaines
choses lui échappent. Par exemple, des thématiques financières ou scientifiques ne peuvent
être cernées par tout un chacun ; par voie de conséquence le public ne peut se constituer
puisqu’il est incapable de comprendre de quoi il retourne dans ces domaines et à terme son
intérêt se fane face à la complexité du monde qui l’entoure. La solution ne saura plus être
seulement la publicisation des résultats d’une enquête pour mettre un terme à une
expérience. Cela ne suffit pas, ou plutôt ne suffit plus depuis les révolutions industrielles et
technologiques.
Si nous considérons que seuls certains initiés peuvent accéder aux conclusions d’une
enquête, il s’agirait d’une erreur car ce serait méconnaître « la puissance de l’art ». « La
présentation est d’une importance fondamentale, et elle relève d’une question d’art. »30
L’essentiel est donc, à en croire Dewey, de disséminer les conclusions d’une enquête d’une
manière accessible à tout un chacun. Le contenu n’est pas suffisant à lui seul, la forme
occupe une part au moins aussi importante. Il s’agirait de rendre compréhensible à tout
citoyen les résultats de toute enquête. Par ailleurs, Dewey affirme que la société nordaméricaine de 1927 dispose « d’outils physiques de communication comme jamais
En effet, John Dewey publie Le Public et ses problèmes en 1927 en réaction à l’axiome de Walter Lippmann
selon lequel le public ne peut plus subsister. Dans notre monde si complexe, d’après révolutions industrielles et
technologiques, le public politique ne pourrait plus prétendre ni aspirer à s’occuper de ses affaires mais devra
dès lors déléguer tout comme il se laisse aller entre les mains et les décisions d’un médecin sans remettre en
cause ses compétences, n’étant pas apte à juger du bien-fondé de ses actions. Le citoyen d’aujourd’hui, en fait
celui de 1925 aux Etats-Unis d’Amérique, serait comme un « spectateur sourd assis au dernier rang », il
s’ennuie et s’endort à force de n’y rien comprendre. La souveraineté du citoyen serait donc une « fiction ».
A titre indicatif, voici une citation qui témoigne de l’esprit de la philosophie politique de Lippmann :
« « Nous devons prendre pour une prémisse indiscutable de toute théorie du gouvernement populaire, écrit
encore Lippmann, que les hommes, en tant que membres du public, ne seront jamais bien informés, qu’ils ne
s’intéresseront jamais longtemps à une affaire, qu’ils ne seront jamais neutres, qu’ils ne feront jamais preuve de
créativité et qu’ils n’agiront jamais directement. » »
BASTIN Gilles, « Notes de lecture « Walter LIPPMANN, Le public fantôme » », Réseaux n°154, « Web 2.0 »,
volume 27, 2009, p. 248.
30
DEWEY John, Le public et ses problèmes, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2010. p. 282
29
86
auparavant »31. Il consacre la communication dans ses écrits. Celle-ci permet une publicité à
une plus grande échelle et surtout de manière très rapide. La communication s’établit comme
le préalable à tout ce que postule l’auteur pragmatiste.
Désormais, Dewey met sur un même piédestal la publicisation des résultats d’une enquête et
la forme que celles-ci prennent. Ce n’est pas sans raison s’il intitule le chapitre VI de L’Art
comme expérience : « La substance et la forme ».
« Autrement dit, la libération de l’artiste dans la présentation
littéraire est autant une condition préalable pour la création
souhaitable d’une opinion adéquate sur les questions publiques
que ne l’est la libération de l’enquête sociale. »32
Un fin mélange de communication astucieuse et une forme accessible à tous rendraient le
discours plus fluide et plus intéressant. L’artiste se retrouve donc positionné au même rang
que le scientifique, si ce n’est à une place plus élevée.
Pour éclaircir un peu plus notre propos, nous pouvons commencer par indiquer le
positionnement qu’adopte Dewey face à l’art. En disciple de Ralph Waldo Emerson, Dewey
est séduit par une conception méloriste de l’art :
« Le méliorisme, en esthétique, signifiait non seulement que
l’art devait être développé de manière à enrichir notre
expérience, mais aussi qu’il appartenait à l’esthétique de
fournir un aiguillon critique pour une intervention active
destinée à cela »33.
En effet, Dewey regrette la conception muséale des beaux-arts, il constate que les œuvres
d’arts accèdent à une sorte de vérité absolue en étant coupée de leur contexte. L’œuvre serait
donc coupée de ses racines et de ses origines pour s’ériger au rang de mythe. Ce que le
pragmatisme déplore. Rien ne peut être appréhendé en dehors de son environnement et des
interactions qui ont lieu entre un organisme et celui-ci.
Il en est de même pour l’art. Une œuvre ne peut être considérée comme telle si nous
excluons son environnement, une création datant de quelques siècles ne peut détenir le
même sens aujourd’hui. Dewey convoque l’exemple du Parthénon, celui-ci est une pièce
architecturale qui n’avait pas la même valeur pour les Grecs dans l’Antiquité que pour nous
31
Ibid., pp. 235-236
Ibid., p. 282
33
DEWEY John, L’art comme expérience, Gallimard, coll. « Folio Essais », Paris, 2010, édition originale
1934, p. 15. C’est nous qui soulignons.
32
87
à l’heure actuelle. Nous ne pouvons concevoir l’art en omettant le contexte contemporain
dans lequel il est abordé. Il fait prendre en considération l’environnement, les interactions ou
plutôt les transactions, terme que préfère Dewey, qui prennent place entre l’organisme et son
environnement.
« Lorsque les objets artistiques sont séparés à la fois des
conditions de leur origine et de leurs effets et actions dans
l’expérience, ils se retrouvent entourés d’un mur qui rend
presque opaque leur signification globale, à laquelle s’intéresse
la théorie esthétique. »34
L’œuvre n’acquiert une dimension esthétique que lorsqu’elle prend place dans l’expérience
d’un être humain, elle ne peut être qualifiée d’esthétique dans l’absolu, de tout temps ou par
nature. L’œuvre n’est pas esthétique, elle le devient. Une œuvre ne peut être atemporelle,
immortelle, immuable, présente indéfiniment telle quelle. Elle n’est esthétique qu’à l’aune
de son rôle dans l’expérience dynamique que vit, qu’endure, qu’expérimente un être. Ce
pourquoi l’élitisme des beaux-arts dérange quelque peu Dewey, dans le sens où un type d’art
se détache de l’expérience pour venir s’afficher dans un circuit commercial le mettant en
valeur comme si la pièce avait un sens dans l’absolu, elle serait « belle », un point c’est tout.
Les musées musèlent l’art en réduisant au silence ce qu’il contient de passionnant, à savoir
son rapport avec l’environnement. Il ne suffit pas de re-contextualiser historiquement
comment l’œuvre a pris forme, il faut également étudier son ancrage dans l’expérience
actuelle, ce qui la définirait bien mieux.
« Le produit de l’art […] n’est pas l’œuvre d’art. Il y a œuvre
quand un être humain participe au produit, de sorte que le
résultat soit une expérience appréciée pour ses propriétés
ordonnées et voulues comme telles. Esthétiquement du
moins. »35
Tout est parfaitement résumé dans cette citation : il n’y a œuvre que lorsqu’un humain prend
part, participe à l’œuvre même, la consomme et l’intègre ainsi dans son expérimentation.
L’œuvre d’art ne s’exprime qu’à travers son récepteur potentiel, sans lui elle n’est pas, elle
n’a aucune existence propre. Un texte littéraire ne peut être assimilé à une œuvre d’art tant
qu’il n’a pas été lu et intégré dans l’expérience par son lectorat, il ne peut prétendre à un
aspect esthétique si ses récepteurs ne s’en imprègnent pas au sein de leur expérimentation.
34
35
Ibid., pp. 29-30.
Ibid., p. 353.
88
Ce que Dewey appelle l’expérience esthétique ne se distingue en rien de l’expérience
« ordinaire », bien au contraire. Il s’agit toujours d’interaction entre un organisme et son
environnement. Il ne faut en aucun cas séparer l’objet de ses conditions d’apparition, de ses
effets et actions dans l’expérience. Une expérience esthétique peut venir s’insérer dans le
champ de l’expérimentation tout comme une expérience ordinaire le ferait. Seulement,
l’expérience esthétique présente des caractéristiques bien distinctes. Tout d’abord, celle-ci se
doit d’inclure dans son programme l’émotion :
« L’expérience en elle-même possède une qualité émotionnelle
satisfaisante due à son intégration et à son accomplissement
internes, qui sont le fruit d’un mouvement ordonné et
organisé. Cette structure artistique peut être immédiatement
perceptible. C’est dans cette mesure qu’elle est esthétique. »36
En effet, ce « mouvement ordonné et organisé » offre à l’expérience une cohésion et une
unité bien supérieures à celle d’une expérience ordinaire.
« Dans l’art vu comme expérience, la réalité et la possibilité ou
idéalité, le nouveau et l’ancien, le matériau objectif et la
réponse personnelle, la surface et la profondeur, le sensible et
le sensé, sont intégrés en une expérience au sein de laquelle ils
sont tous transfigurés par rapport au sens qui est le leur quand
ils sont segmentés par la réflexion. »37
Cela vient rejoindre ce que nous venons d’avancer, l’art apporte une cohésion au sens de
l’expérience. L’esthétique vient mettre de l’ordre dans nos idées. Nous avons abordé plus tôt
la notion d’aboutissement qui met un terme à une expérience afin de renouer le continuum
de l’expérimentation, à cet effet l’expérience esthétique introduit un avantage qu'une
expérience ordinaire ne présente pas : la « qualité esthétique qui donne à l’expérience sa
complétude et son unité comme étant de nature émotionnelle. »38 Ainsi l’expérience de
nature esthétique facilite la/les transactions qui permettent une fluidité certaine pour
recouvrer le fil de l’expérimentation.
« C’est l’émotion qui est à la fois élément moteur et élément
de cohésion. Elle sélectionne ce qui s’accorde et colore ce
qu’elle a sélectionné de sa teinte propre, donnant ainsi une
unité qualitative à des matériaux extérieurement disparates et
dissemblables. Quand l’unité obtenue correspond à celle que
Ibid., p. 85. C’est nous qui soulignons.
Ibid., p. 478.
38
Ibid., p. 90. C’est nous qui soulignons.
36
37
89
l’on a déjà décrite, l’expérience acquiert un caractère
esthétique même si elle n’est pas essentiellement
esthétique. »39
L’émotion est constitutive de l’expérience esthétique, elle la définit par essence et sous-tend
la complétude et, par prolongement, l’aboutissement de celle-ci.
Un second élément est nécessaire pour qualifier une expérience d’esthétique : l’imagination.
L’un ne va pas sans l’autre. Au même titre que l’émotion, l’imagination va fluidifier les
transactions censées supprimer ou du moins réduire la résistance qui prend part dans toute
expérience.
« Toute expérience consciente recèle à quelque degré une
qualité imaginative. Car si toute expérience s’enracine dans
l’interaction d’une créature vivante avec son environnement,
elle ne devient consciente et ne forme la matière d’une
perception que quand elle se charge de significations dérivées
d’expériences antérieures. L’imagination est la seule porte par
laquelle ces significations peuvent se frayer un accès à une
interaction en cours ; ou mieux, comme on vient de le voir,
l’ajustement conscient entre l’ancien et le nouveau est
imagination. »40
L’émotion et l’imagination seraient donc des moteurs et des facilitateurs destinés à garantir à
l’expérience esthétique une sensibilité, absente de l’expérience ordinaire, capable de
mouvoir un public d’un stade du subir à l’agir. Dans une phénoménologie de l’agir, il n’y a :
« pas d’action sans imagination » selon Paul Ricoeur : « l’imagination a une fonction
projective qui appartient au dynamisme même de l’agir. »41 L’imagination donne à
l’expérience un/des projets qui donnent une/des idées au public de ce qu’il souhaite dans
l’optique d’une finalité recherchée. De cette manière l’enquête sociale et politique menée
par le public se trouve clarifiée par la « fonction projective » et la « cohésion » relatives à
l’expérience esthétique. L’émotion et l’imagination font ainsi tendre l’expérience vers son
aboutissement.
Ibid., p. 92. C’est nous qui soulignons.
Ibid., p. 441. C’est nous qui soulignons.
41
RICOEUR Paul, Du texte à l’action, Essais d’herméneutique II, Editions du Seuil, Paris, 1986, p. 249.
39
40
90
Par ailleurs, la distinction entre exprimer et énoncer expliquerait une grande partie du
problème. « La science asserte un sens ; l’art l’exprime »42, selon John Dewey. Et l’assertion
tend à généraliser tandis que l’expression individualise le sens. La science découvre une
vérité et l’art en créé une version qui, à terme, peut constituer une expérience, qui serait
esthétique dans ce cas précis. Mais quelle est concrètement la force de l’art à laquelle nous
avons fait allusion précédemment ? La crainte de Dewey se situe sur un point capital, celui
des habitudes. Pour lui, l’esprit humain préfère économiser son énergie plutôt que de
s’attaquer à une pensée bien ancrée dans une société donnée à un moment donné.
L’« apathie et la torpeur occultent cette expressivité en les enfermant dans une coquille. La
familiarité porte en elle l’indifférence, les préjugés nous aveuglent »43, l’expression se
trouve affaiblie par le poids des habitudes. Et c’est là que l’art entre en scène :
« L’art fait s’envoler le voile qui masque l’expressivité des
choses de notre expérience ; il nous permet de réagir contre le
laisser-aller de la routine, et il nous rend capables de nous
oublier, pour nous retrouver dans le plaisir d’une expérience du
monde dans la variété de ses formes et qualités. Il se saisit de
la moindre touche d’expressivité rencontrée dans les objets
pour en faire une nouvelle expérience de vie. »44
L’art possède donc un langage, ou des langages plus à même de toucher les membres d’un
public grâce à son pouvoir expressif. L’expérience esthétique permet de dépasser certaines
frontières jusque-là insurmontables pour l’expérience ordinaire. L’art pourrait donc aider le
public à passer du stade du subir à l’agir.
« Là où pour Aristote l’art est affaire de création au détriment
de l’action, Dewey renverse les termes de manière à faire
porter l’accent sur la dimension de l’action dans le processus
créatif. »45
Nous pouvons donc faire le pont entre Le public et ses problèmes et L’art comme
expérience. En sept années, Dewey passe d’une conception où l’art fait s’estomper le
brouillard et tomber les barrières qui empêchent les membres du public de s’intéresser à ce
qui les concernent, à une conception où l’expérience esthétique est entièrement constitutive
de notre expérimentation. L’art s’inscrit dès lors tout à fait naturellement dans le projet du
public. L’expérience a recours désormais à l’art pour exprimer ce dont elle a besoin. Nous
42
DEWEY John, L’art comme expérience, Gallimard, coll. « Folio Essais », Paris, 2010, p. 155
Ibid., p. 186. C’est nous qui soulignons.
44
Ibid., pp. 186-187.
45
Ibid., p. 563.
43
91
passons d’une communication « attirante » à une esthétique de la communication mais pas
seulement, à l’expérience devenant esthétique dans sa totalité tant qu’elle recouvre toutes les
conditions que nous avons souligné plus haut. Nous pouvons lire chez Dewey :
« L’expression transgresse les barrières qui séparent les êtres
humains. Etant donné que l’art est la forme de langage la plus
universelle, étant donné qu’il est tissé, y compris dans les arts
non littéraire, à partir de qualités communes appartenant au
monde public, il est la forme de communication la plus
universelle et la plus libre. »46
Dans son cadre pragmatiste, pour parvenir à l’étape de public il est nécessaire d’avoir des
qualités communes cependant celles-ci ne peuvent être atteintes qu’à travers l’art. Une sorte
de « monde commun » émerge grâce à l’art. Ainsi, le public trouve un terrain propice à son
éclosion.
A partir du moment où une expérience possède une qualité émotionnelle et qu’elle arrive à
son terme, elle est nécessairement esthétique. Dewey élargit ainsi les horizons et ouvre un
accès inconcevable jusqu’alors à des activités que personne n’aurait soupçonné d’être une
activité artistique. Le bûcheron, s’il s’applique à la tâche pendant le cheminement qui le
transporte vers une fin, met un certain ordonnancement dans son activité, accorde une
sensibilité esthétique à son travail, et éprouve du plaisir à exercer sa tâche se trouve dès lors
expérimenter une expérience artistique. Alors que s’il pratique son activité de manière
routinière, sans se soucier de l’apparence et de la visée de son travail, il ne vit pas
d’expérience du tout. Tout comme pour l’artiste lorsqu’il s’intègre à son œuvre, il la vit, il
traverse une expérience artistique, il en est de même pour certaines activités comme par
exemple le ménage s’il se fait dans cette même optique. En fin de compte, assister à ce
spectacle revient pour le public à vivre, de son côté, une expérience esthétique.
Conclusion chapitre 3.
46
Ibid., p. 440. C’est nous qui soulignons.
92
L’approche pragmatiste et celle de Dewey en particulier, a été, il est vrai, bien plus
développée que les autres notions mais il semble évident que, selon l’étude que nous nous
proposons de mener, la conception deweyienne est la plus adéquate pour notre analyse à
venir. Nous sommes sur le point d’étudier le street art égyptien sur Facebook afin de vérifier
quelle a été sa part dans la constitution d’un public actif, qui s’est révolté contre le régime en
place en 2011 et perdurer par la suite. Et soudainement, lorsque nous relisons Dewey, nous
nous apercevons que ses théories sont effectivement opérationnelles pour notre sujet.
L’auteur américain parle d’outils de communication, auxquels nous devons être attentifs, il
s’intéresse au rôle de l’art dans l’expérience, et à la naissance d’un public. Grâce à Dewey,
« à l’homme-spectateur s’est substitué l’homme-acteur »47, d’où la qualification de
l’approche deweyienne comme étant une « théorie de l’action ».
Il ne faut pas non plus négliger la conception que Dewey a de l’art, il n’y voit pas du tout un
outil élitiste détaché de l’expérience, bien au contraire. Il défend la création de l’art, qui se
renouvelle en permanence, il offre aux nouvelles formes d’art une part considérable dans
l’expérience, et lorsque l’étude porte sur le street art il semble judicieux et pertinent de se
pencher sur une démonstration telle que celle de Dewey.
« Chaque fois qu’un matériau trouve un médium exprimant sa
valeur dans l’expérience – c’est-à-dire sa valeur imaginative
et émotionnelle – il devient la substance d’une œuvre d’art. Le
combat permanent de l’art consiste ainsi à convertir les
matériaux balbutiants ou réduits au silence dans l’expérience
ordinaire en médiums éloquents. En se souvenant que l’art
même dénote une qualité de l’action et de ses produits, toute
nouvelle œuvre d’art authentique est elle-même jusqu’à un
certain point un nouvel art. »48
Et c’est exactement le cas du street art depuis peu en Egypte. Il s’imprègne d’un nouveau
médium pour s’exprimer, c’est-à-dire les murs urbains mais pas seulement, il se sert de
réseaux sociaux, notamment des murs Facebook, afin d’atteindre un public plus vaste, de
créer des interactions, et à terme de rendre le public actif. Un public que nous observons sur
des pages d’activistes, s’opposant au régime de Moubarak, et qui a pour finalité ultime de
regrouper des citoyens afin de mettre en difficulté le gouvernement en place. Et cette
47
DEWEY John, L’art comme expérience, Gallimard, coll. « Folio Essais », Paris, 2010, édition originale
1934, p. 570.
48
Ibid., pp. 375-376. C’est nous qui soulignons.
93
nouvelle forme d’expression et d’art s’inscrit parfaitement dans la théorie deweyienne du
public et de l’expérience esthétique.
Par ailleurs, il semblerait particulièrement intéressant et pertinent de nous poser une question
jusque-là laissée de côté, à savoir ce qui lie John Dewey à Charles Sanders Peirce, d’un
point de vue conceptuel. L’épistémè pragmatiste, dans laquelle nous nous inscrivons,
conjugue notamment J. Dewey et sa théorie de l’action à C. S. Peirce et sa sémiotique qui
font partie d’un même courant de pensée et d’un cadre conceptuel cohérent.
Dans les écrits de John Dewey, la pensée de C. S. Peirce est constamment présente en
filigrane, même s’il ne la cite jamais, la philosophie peircienne affleure entre les lignes de
Dewey. Fondateur de l’épistémologie pragmatiste avec William James, Peirce a eu un
impact non-négligeable sur la construction de la pensée deweyienne, même si celui-ci n’est
que sous-jacent. Néanmoins, il paraît utile de relier les philosophies des deux auteurs, très
proches l’une de l’autre, car la corrélation des deux constitue un courant de pensée auquel
nous souscrivons dans le cadre de notre travail de thèse. Concernant ce que nous avons déjà
évoqué quant à la notion de public et son action dans le champ de l’expérimentation, certains
parallèles surgissent d’ores et déjà. Nous ne les poserons non pas comme des certitudes mais
simplement comme des questionnements qui permettraient de relier la « théorie de l’action »
deweyienne à la sémiotique peircienne dont nous avons grandement besoin, aussi bien l’une
que l’autre. Ces passerelles opérées demeureront donc au stade de questions subsidiaires
auxquelles nous n’apporterons aucune réponse catégorique mais seulement des
problématiques
soulevées
qui
mériteraient
un
travail,
proprement
théorique
et
essentiellement philosophique, ultérieur et bien plus approfondi.
Effectivement, lorsque nous nous adonnons à une lecture détaillée du Public et ses
problèmes et de L’art comme expérience une sémiotique peircienne latente semble
décelable. Le corrélat pourrait se situer surtout au niveau des catégories49 phanéroscopiques
L’emploi du terme « catégorie », traduction française quelque peu infortuné mais qui ne trouve pas
d’alternative plus juste, peut instaurer une difficulté supplémentaire quant à l’appréhension de la logique
peircienne. Ce vocable infère, en français, une immobilisation du matériau qui garnirait les « catégories » or
pour Peirce celles-ci ne sont absolument pas figées et surtout l’une ne peut pas exclure une autre ou les deux
autres. Sa vision est anti-fixiste. Nous reviendrons sur ce point plus en détail par la suite.
49
94
de C. S. Peirce ; à savoir la priméité, la secondéité et la tiercéité50. Nous nous demandons si
la priméité, « catégorie » du Feeling, ne saurait intégrer l’expérience esthétique à travers sa
dimension émotionnelle. La secondéité, « catégorie » de Reaction, pourrait-elle se poser
comme une manifestation possible de la transaction deweyienne ? Un événement rompt le
continuum de l’expérimentation, en réaction une expérience à travers la mise en place d’une
enquête doit émerger grâce à la mobilisation du public afin de retrouver une situation
accommodante pour les intérêts de celui-ci. Enfin, la part imaginative serait-elle la mise en
application de la tiercéité, « catégorie » du Thinking ?
Les trois, à la fois, sont a fortiori réunies lors de l’apparition d’une expérience esthétique.
50
Les définitions vont suivre dans les pages à venir.
95
Chapitre 5 : L’émergence et l’action d’un public politique
au prisme de la sémiotique peircienne.
En restant fidèles au courant de pensée pragmatiste, nous associerons à la théorie de l’action
deweyienne la sémiotique peircienne afin de détecter l’émergence d’un public politique en
nous confrontant à notre corpus. Notre approche se fondera sur la sémiotique pour deux
raisons. Premièrement, la proximité des finalités de nos deux ancrages puisqu’ils
s’inscrivent tous deux dans l’épistémologie pragmatiste. Deuxièmement, la sémiotique
présente l’avantage d’analyser la communication en se focalisant sur les effets de celle-ci.
La sémiotique s’attarde sur ce qu'un signe peut faire « quelque chose à quelqu’un »1 et c’est
ce qui va nous préoccuper tout au long de notre travail empirique.
« En fondateur du pragmatisme, Peirce soutient que ce qui
distingue une idée d’une autre, ce sont ses conséquences
pratiques. La signification devient ainsi reliée à l’action, de
sorte que l’objet de la sémiotique n’est pas d’inventorier des
idées ou des représentations mentales, mais d’observer
comment les êtres communiquent par les signes et comment
les signes agissent sur eux ou les font agir. »2
Il s’agira d’observer, au sein de notre corpus de travail, si les signes étudiés peuvent nous
mener à apporter des réponses à nos questionnements, à savoir l’émergence d’un public
politique et la contribution du street artivisme dans ce processus d’émergence.
1
ARQUEMBOURG Jocelyne, « Des images en action. Performativité et espace public » in Réseaux, « Un
tournant performatif ? Retour sur ce que « font » les mots et les choses », La Découverte, 2010/5, n°163, p.
166.
2
ARQUEMBOURG Jocelyne, L’événement et les médias, Les récits médiatiques des tsunamis et les débats
publics (1755-2004), Editions des archives contemporaines, Paris, 2011, p. 67. C’est nous qui soulignons les
passages les plus essentiels pour nos besoins.
96
I.
Définitions.
Afin de clarifier notre propos, commencer par fixer la terminologie et le cadre conceptuel
que nous emploierons pour le restant de notre travail paraît indispensable.
Par sémiotique, il faut entendre la « science des signes » voire la science des signes au sein
de la vie sociale, c’est-à-dire que le signe ne peut signifier a priori ou par nature, il n’a
d’existence signifiante qu’au sein d’un environnement donné à un moment donné. La
sémiotique n’est pas seulement une science de la signification mais une science de l’agir.
« Pour connaître la signification d’une idée, il faut « considérer
quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être
produits par l’objet de notre conception ». Une idée se
distingue d’une autre « par les divers modes d’action
qu’elles produisent » »3.
En effet, la signification est corrélée aux conséquences pratiques du signe sur des entités
plurielles déterminées par leur appartenance à une même communauté d’action. De ce fait,
« la pensée de Peirce s’applique aux relations plus qu’aux
entités. Par « mode d’être », il indique en fait, qu’il ne
s’occupe pas des existants en tant que tels, encore moins de
leur essence, mais de ce qu’ils sont en fonction des relations
qu’ils entretiennent avec d’autres existants. »4
Effectivement, il n’est aucunement question d’établir une classification de significations ou
de répertorier des catégories de signes qui resteront figées ad vitam aeternam. Non-fixiste, la
sémiotique peircienne est à l’opposé de l’essentialisme et ou encore de l’immanentisme. Le
signe ne prime pas par son existence mais par sa dynamique existentielle dans une
expérience vécue par des êtres. Cette dynamique erratique des effets de sens caractérise donc
la sémiotique.
Pour mieux appréhender le signe selon Peirce, il nous faudra distinguer la sémiologie de la
sémiotique. Au sein d’une sémiologie, de tradition européenne initiée par Ferdinand de
Saussure, le signe constitue la plus petite unité de signification ; or, dans la sémiotique,
d’origine états-unienne et dont le projet a été lancé par C. S. Peirce, tout est signe.
DELEDALLE Gérard, Charles S. Peirce, Ecrits sur le signe, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », Paris,
1978, p. 11.
4
ARQUEMBOURG Jocelyne, L’événement et les médias, Les récits médiatiques des tsunamis et les débats
publics (1755-2004), Editions des archives contemporaines, Paris, 2011, p. 65. C’est nous qui soulignons.
3
97
« Un signe est quelque chose par la connaissance duquel nous
connaissons quelque chose de plus. […]
Toute notre connaissance et notre pensée se font par signes. Un
signe est donc un objet qui est en relation avec son objet d’une
part et avec un interprétant d’autre part, de façon à mettre
l’interprétant en relation avec cet objet, correspondant à sa
propre relation avec cet objet. »5
Nous nous retrouvons face à une conception trichotomique du signe, à l’inverse de la dualité
du signe saussurien composé d’un signifiant et d’un signifié, qui renvoie à une relation de
médiation entre un objet qui réfère à un representamen par l’intermédiaire d’un interprétant,
qui est lui-même un signe. Cette relation de médiation se développe donc à l’infini comptetenu du renvoi permanent de l’interprétant (objet, representamen, interprétant > [objet,
representamen, interprétant], et ainsi de suite) à une série d’autres interprétants. La chaîne se
déploie indéfiniment.
L’interprétant est central dans la pensée peircienne, il exprime toute la valeur ajoutée d’une
trichotomie imposant une relation établie entre un signe et son objet.
« Pour Charles Sanders Peirce, l’interprétant n’est pas le
récepteur. « Il est tout ce qui est explicite dans le signe luimême, indépendamment de son contexte et des circonstances
de son expression ». »6
Une précaution capitale est à prendre concernant l’appréhension de l’interprétant : celle de
ne pas le confondre avec le récepteur. L’interprétant est un signe second qui permet à un
premier signe de se relier à son objet dans l’esprit d’un récepteur.
DELEDALLE Gérard, Charles S. Peirce, Ecrits sur le signe, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », Paris,
1978, p. 30. Le signe faisant office, dans cette citation de Gérard Deledalle, de representamen.
6
ARQUEMBOURG Jocelyne, L’événement et les médias, Les récits médiatiques des tsunamis et les débats
publics (1755-2004), Editions des archives contemporaines, Paris, 2011, p. 69.
5
98
Interprétant…
Interprétant > Representamen
Representamen
Objet
Objet
Cette relation triadique – qui génère une seconde relation triadique puis une troisième ad
infinitum – est souvent représentée sous forme triangulaire afin de modéliser la médiation
permise par l’interprétant qui a pour fonction de relier le signe/representamen7 à son objet.
Si nous reprenons un exemple parfaitement opérationnel8 chez Gérard Deledalle afin
d’expliciter l’importance de l’interprétant, nous poserions le mot « grenade » comme
indéfini a priori et postulerions que celui-ci aura un interprétant variable selon le récepteur.
Une communauté d’action de type militaire entendra une « arme », la ménagère pensera
probablement qu’il s’agit du fruit alors qu'un touriste français visitant l’Espagne songera
certainement à la ville. Gérard Deledalle certifie que « l’expérience individuelle jouera son
rôle »9 ; nous dirons d’autant plus qu'une expérience collective d’une communauté d’action,
dans l’acception deweyienne, régira également la chaîne des interprétants provoquant une
signification particulière ainsi qu’une ou des actions au détriment d’autres conséquences.
Le signe n’est donc jamais figé. Ses conséquences dépendent entièrement des contextes de
production et de réception qui vont ainsi générer des interprétants variables selon la prise en
charge du signe par un émetteur ainsi que la réception de celui-ci par une communauté
d’action ciblée.
Signe et representamen sont des synonymes dans les écrits de Peirce, nous privilégierons l’emploi du second
terme pour sa valeur relationnelle plus prégnante et son renvoi à une représentativité de l’objet plus évidente.
8
DELEDALLE Gérard, Charles S. Peirce, Ecrits sur le signe, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », Paris,
1978, p. 228.
9
Ibid., p. 228.
7
99
II.
Une philosophie générale.
Cette relation trichotomique du signe, relié à son objet grâce à l’entremise d’une chaîne
d’interprétants, s’insère dans une philosophie générale englobant la pensée-signe. Ce que
Peirce définit comme une phanéroscopie nous aidera à accéder à la conception triadique du
signe. La science des phanérons, ou des phénomènes, repose sur trois catégories
philosophiques : la priméité (Firstness), la secondéité (Secondness) et la tiercéité
(Thirdness). Ainsi nous constatons que la pensée peircienne sera constamment fondée sur
des triades, tout est question de médiation ou de mise en relation du point de vue de la
logique établie par C. S. Peirce.
L’auteur pragmatiste explique très clairement les trois catégories dans le cadre d’un article
intitulé « What is a sign? »10 paru en 1894. Jocelyne Arquembourg en fait un éloquent
exposé et une brillante traduction dans son ouvrage L’événement et les médias, Les récits
médiatiques des tsunamis et les débats publics (1755-2004) ou plus en amont dans son
article « Des images en action. Performativité et espace public ». Nous reprendrons
néanmoins de manière abrégée l’anecdote du dormeur, en extrayant certains passages chez
Jocelyne Arquembourg, ce qui permet une compréhension plus aisée de la priméité, de la
secondéité et de la tierceité.
Un dormeur semi-éveillé, toujours dans son lit, « contemple mentalement quelque chose, par
exemple, une couleur »11, ainsi il éprouve une sensation due à cette couleur qu’il ne fait
qu’imaginer. Il n’y a aucun objet extérieur qui entre en ligne de compte, seule la qualité
même d’une couleur et les sensations que celle-ci peut provoquer induisent un « être-là des
choses ». Aucun renvoi à une quelconque extériorité n’est admis dans la priméité, catégorie
donc du Feeling, qui ne prend en considération qu’une « pure présence » sans lien avec un
second. « La priméité est la catégorie du sentiment et de la qualité. »12
10
PEIRCE Charles Sanders « What is a sign? », in The Peirce edition project, The essential Peirce, volume 2
(1893-1913), Indiana Press, 1998.
11
ARQUEMBOURG Jocelyne, L’événement et les médias, Les récits médiatiques des tsunamis et les débats
publics (1755-2004), Editions des archives contemporaines, Paris, 2011, p. 65.
12
DELEDALLE Gérard, Charles S. Peirce, Ecrits sur le signe, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », Paris,
1978, p. 83.
100
« Soudain, un sifflement retentit. La perception de ce bruit met
le sujet en relation avec un objet extérieur. Un événement est
survenu qui a changé l’état du dormeur. Deux entités sont donc
désormais en présence l’une de l’autre. Le surgissement de
l’événement dans la conscience du dormeur comme les
réactions qui s’ensuivent, se boucher les oreilles ou chercher à
s’enfuir, relèvent, selon Peirce, de la secondéité où un sujet et
un objet se trouvent mis en relation de façon directe. Tout ce
qui relève de l’effort et de la résistance, de la lutte, de l’action
et de la réaction, renvoie à la secondéité. »13
La secondéité est donc la catégorie de la Reaction selon C. S. Peirce, car elle met un sujet et
un objet en relation : « La Secondéité est la catégorie de l’expérience, de la lutte et du
fait. »14 Deux entités sont confrontées dans un rapport de résistance qui se conclut par une
réaction.
« La troisième catégorie est évoquée au travers d’un petit
scénario. Agacé par le sifflement qu’il juge insupportable, le
sujet décide de quitter la pièce. Au moment où il ouvre la
porte, le sifflement cesse. Il la referme alors pour revenir dans
la pièce, mais le sifflement retentit à nouveau. Un deuxième
essai produisant le même résultat, le sujet va établir un lien de
cause à effet entre le fait d’ouvrir ou fermer la porte, et la
présence ou l’absence du sifflement. Cette mise en relation
d’éléments hétérogènes destinés à dégager des règles ou des
lois, est le propre du raisonnement expérimental, et plus
généralement de la pensée selon Peirce. Il définit la pensée
comme un intermédiaire (mean), une relation, qui repose sur
l’interprétation des signes et ne peut se faire qu’au moyen des
signes. Le signe est donc une médiation entre deux
phénomènes et relève de la tiercéité. Ce schéma fondamental
organise l’œuvre de Peirce de bout en bout, à tous les niveaux,
tous les étages d’une architecture théorique savante. »15
Nous en concluons que la tiercéité est une catégorie où un premier est mis en relation avec
un second au moyen d’un tiers. Un sujet construit un raisonnement à partir d’expériences
successives engendrant une règle ou une loi découlant d’une logique expérimentale. « La
13
ARQUEMBOURG Jocelyne, L’événement et les médias, Les récits médiatiques des tsunamis et les débats
publics (1755-2004), Editions des archives contemporaines, Paris, 2011, p. 65.
14
DELEDALLE Gérard, Charles S. Peirce, Ecrits sur le signe, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », Paris,
1978, p. 92.
15
ARQUEMBOURG Jocelyne, L’événement et les médias, Les récits médiatiques des tsunamis et les débats
publics (1755-2004), Editions des archives contemporaines, Paris, 2011, p. 65. C’est nous qui soulignons
souhaitant insister sur ces deux points.
101
Tiercéité est la catégorie de la pensée et de la loi. »16 Il s’agit donc bien de la catégorie du
Thinking, comme le proclame Peirce. Les relations entre des existants à travers des
processus de médiations deviennent bien plus claires à l’aune de ces catégories
philosophiques générales dans lesquelles s’insère notamment la trichotomie du signe.
En résumé, ces trois catégories renvoient à la vie émotionnelle, dans le cadre de la priméité ;
à la vie pratique, pour ce qui est de la secondéité ; et à la vie intellectuelle en ce qui concerne
la tiercéité17. La répartition pourrait être subsumée par l’enchaînement suivant : sensation,
perception, réflexion.
III.
Icône, indice, symbole.
La sémiotique de Peirce se déploie dans une triple trichotomie – celle du representamen,
celle de l’objet et celle de l’interprétant – dont la plus utilisée concerne la triade de l’objet
qui selon les catégories phanéroscopiques se manifestera par une icône (priméité), un indice
(secondéité) ou un symbole (tierceité).
« Un signe renvoie à son objet de façon iconique lorsqu'il
ressemble à son objet. […]
Le portrait d'une personne […] est l'icône de cette personne, et
une maquette […] est l'icône d'un bâtiment construit ou à
construire. »18
A la priméité est adjointe la ressemblance de l’icône. L’iconicité est assignée à une qualité à
travers la similarité de la relation qui unit le representamen à son objet.
DELEDALLE Gérard, Charles S. Peirce, Ecrits sur le signe, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », Paris,
1978, p. 98.
17
EVERAERT-DESMEDT Nicole, Le processus interprétatif, Introduction à la sémiotique de Ch. S. PEIRCE,
Mardaga, Liège, 1990, p. 36.
Nicole Everaert-Desmedt, dans cet ouvrage didactique, en conclut que « ces trois catégories font partie de
l’expérience humaine, tandis que l’animal ne pense pas, et le végétal ne pense ni n’agit » ainsi l’humain serait
concerné par les trois catégories, l’animal par les deux premières tandis que le végétal ne peut que s’inscrire
dans la priméité.
18
EVERAERT-DESMEDT Nicole, Le processus interprétatif, Introduction à la sémiotique de Ch. S. PEIRCE,
Mardaga, Liège, 1990, p. 53.
16
102
« Un signe renvoie à son objet de manière indicielle lorsqu'il
est réellement affecté par cet objet. Ainsi, la position d'une
girouette est causée par la direction du vent : elle en est
l'indice »19.
L’indice s’inscrit dans la secondéité par sa propension à relier la pensée au monde. Il pointe
un objet et dit/indique à son récepteur « Regarde », « Par ici », « Là ! ». L’indice est dans
l’expectative d’une réaction.
« Un signe est un symbole lorsqu'il renvoie à son objet en
vertu d'une loi. Un mot de passe, un ticket d'entrée à un
spectacle, un billet de banque »20.
La tiercéité du symbole est due à sa dimension créatrice de catégories à partir du
développement de la pensée générant ainsi des lois, des règles, des habitudes, des
conventions.
L’icône, l’indice et le symbole sont bien ancrés dans les catégories philosophiques de la
priméité, de la secondéité et de la tiercéité. Seulement, ils ne sont pas figés. Les signes
vivent puisqu’ils dépendent de leurs contextes de production et surtout de réception. La prise
en charge d’un signe par un producteur et la réception du signe varient incontestablement
selon les situations, les temporalités, les spatialités, les personnes qui émettent le signe et
celles qui le reçoivent. Ainsi, une même photographie n’aura pas la même signification, ni
les mêmes « effets de sens », selon qu’elle est dans une presse d’information générale et
politique, ou dans une presse magazine people, dans une galerie d’exposition artistique, ni
même lors d’une reprise quelques décennies plus tard dans un livre d’histoire destiné à
enseigner la mémoire collective d’une nation à des lycéens. Toutes ces migrations
impacteront fortement la signification tout autant que l’effet produit par les diverses
significations possibles.
En effet, un signe peut passer de la priméité à la secondéité et/ou à la tiercéité selon les
contextes de production et de réception. Voire il peut partager à la fois deux ou trois de ces
catégories.
Prenons l’exemple de la girouette qui serait a priori un indice étant donné qu’elle indique la
direction du vent et la force à laquelle il souffle. Seulement, ce signe « girouette » pourrait
19
20
Ibid., p. 61.
Ibid., p. 65.
103
acquérir une portée iconique et se débarrasser de sa secondéité indicielle s’il se trouve dans
un livre d’illustrations pour enfants prévu pour l’apprentissage de nouveaux mots.
L’illustration qui rejoindra le mot « girouette » aura pour fonction première de renvoyer à
l’objet en vertu d’une ressemblance. Ce même signe « girouette » pourrait devenir
symbolique s’il était utilisé pour une parodie satirique d’un parti politique lui affublant cette
illustration comme logo afin de railler son opportunisme politique et sa capacité à suivre les
courants dominants sur l’échiquier politique. Ainsi c’est la loi fondée sur l’expression
moqueuse traitant une personne physique ou morale de « girouette » pour dénigrer son
manque de convictions profondes qui fera de ce logo parodique un symbole qui renvoie à
son objet en vertu d’une loi ou d’une convention sociale, qu’est l’expression « être une
girouette ».
La sémiotique peircienne ne consiste pas en une simple classification de signes, c’est-à-dire
prendre un signe et lui assigner une signification, une catégorie dans laquelle l’inscrire et un
effet qui le déterminera. Au contraire, le signe est dynamique et mouvant, il est presque
insaisissable. Nous ne pouvons l’appréhender que circonstancié dans une situation de
communication donnée. Si celle-ci évolue, inévitablement le signe en fera de même. La
paroi de chaque catégorie est très poreuse et permet aux signes de se mouvoir au gré des
contextes de production et de réception.
Tout est signe chez Peirce : les signes linguistiques, les images en tous genres, les animaux,
les femmes, les hommes, l’univers, etc. :
« il n’y a rien qui ne puisse être un signe. « Tout cet univers
est imprégné de signes, sinon composé exclusivement de
signes. » »21
Les images ont donc pleinement un statut de signe au sens peircien. Et la photographie, en
tant qu’image, fait bien entendu office de signe. Nous verrons néanmoins que l’objet
photographique peut présenter quelques spécificités généralement dues à sa qualité de
ressemblance « parfaite » avec le réel, au premier abord. La photographie serait, ou se
voudrait, par essence iconique en toutes circonstances.
21
TIERCELIN, Claudine. C. S. Peirce et le pragmatisme. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Collège de
France, (n.d.) (généré le 18 novembre 2015), 1 ère éd. 1993, p. 32.
104
IV.
La photographie et ses spécificités, tentative
d’objectivation.
De même que l’exemple de la girouette, la photographie peut avoir des assignations
mouvantes et hybrides entre les catégories de signe peirciennes.
D’abord, la photographie serait une simple trace de la réalité imprégnée d’une forte part
indicielle qui se voudrait l’analogon parfait22 d’un « ça-a-été »23. Jocelyne Arquembourg
rappelle à ce sujet qu’André Bazin distinguait la photographie d’autres œuvres
iconographiques comme le dessin ou la peinture. Il ajoutait que la « parenté sémantique »
entre l’objectif de l’appareil et l’objectivité intrinsèque à la photographie allait de pair.
Celle-ci serait une « reproduction exacte de la nature » et semble s’inscrire dans une
procédure de mimésis libérée de « toute intervention humaine »24. La photographie
souhaiterait, dans son for intérieur, s’exprimer en dehors de toute subjectivité humaine. Pour
cette raison, les photojournalistes les plus connus ont toujours laissé planer une légende
autour de la prise de leurs photographies, insistant sur le fait qu’ils se trouvaient là par
hasard et qu’ils n’ont effectué aucun travail de mise en scène ou d’esthétisation. Ils
n’auraient qu’appuyer sur un bouton pressoir, rien de plus.
Ainsi, ils n’auraient proposé que le strict reflet d’une réalité pure, délivrée donc de toute
subjectivité. Or, il est évident que tous les clichés d’information et de communication sont
des signes qui contribuent à un discours. Le simple fait de choisir un cliché parmi tant
d’autres constitue déjà une opération de jugement et de subjectivation. La photographie se
voudrait réelle, belle, éloquente et/ou magique et être reçue par des audiences telle quelle,
sans aucun questionnement quant au travail photographique, au paratexte qui entoure
toujours une photographie – que ce soit dans une galerie, dans les pages d’un journal, sur
une page numérique, dans un ouvrage, etc., dans nos sociétés contemporaines rares sont les
METZ Christian, « Au-delà de l’analogie, l’image », Communications, 1970, n°15.
En conclusion de La chambre claire, Roland Barthes aboutit à un résultat caractérisant la photographie, en
particulier le portrait, qui se résume par une célèbre formule :
« le pouvoir d’authentification prime le pouvoir de représentation. »
BARTHES Roland, La chambre claire, Cahiers du Cinéma, Gallimard, Seuil, 1980, p. 139.
24
ARQUEMBOURG Jocelyne, L’événement et les médias, Les récits médiatiques des tsunamis et les débats
publics (1755-2004), Editions des archives contemporaines, Paris, 2011, pp. 60-61.
22
23
105
images qui se laissent vagabondées aux yeux d’un spectateur sans texte censé l’aiguiller
dans sa lecture – et le dispositif médiatique et discursif qui la prend en charge :
« l’image se veut le lieu d’un simulacre de communication
directe. […] l’effet de transparence s’y manifeste souvent dans
la mesure où les marques énonciatives propres au médium sont
le plus possible atténuées. »25
C’est pour cette raison précise que dès le début des années 1970, Christian Metz a voulu
parer à cet écueil de la photographie fortement iconique et aller « au-delà de l’analogie »26
de celle-ci. Elle est nécessairement l’analogie d’une réalité qui s’est produite à un moment
donnée, mais il nous faut outrepasser cette question pour en arriver à la composition de
celle-ci et des récits qu’elle peut véhiculer ainsi que des effets qu’elle pourrait susciter.
V.
De le performativité à l’action.
« Les mots justes trouvés au bon moment sont de
l’action. »
Hannah Arendt, Condition de l’Homme moderne, p. 63.
Dans un article fondateur de notre pensée, de notre conception du signe ainsi que de notre
méthodologie, Jocelyne Arquembourg a transformé les termes de la réflexion sur le signe en
l’espace de quelques pages particulièrement probantes. En 2010, dans le cadre de la parution
d’un numéro de Réseaux consacré à : « Un tournant performatif ? Retour sur ce que « font »
les mots et les choses », l’auteure, adoptant une posture pragmatiste, publie un article intitulé
« Des images en action. Performativité et espace public »27. Cet article s’avère être une
démonstration particulièrement convaincante d’un point de vue pragmatiste, quant aux
« effets de sens » des signes. Des « glissements successifs » permettent de passer d’« images
25
FRESNAULT-DERUELLE Pierre, L’éloquence des images, Images fixes III, PUF, Paris, 1993, p. 12.
METZ Christian, « Au-delà de l’analogie, l’image », Communications, 1970, n°15.
27
ARQUEMBOURG Jocelyne, « Des images en action. Performativité et espace public » in Réseaux, « Un
tournant performatif ? Retour sur ce que « font » les mots et les choses », La Découverte, 2010/5, n°163, pp.
163-187.
26
106
en action à l’action des images »28. Partant de la performativité austinienne, et ses six
conférences regroupées à titre posthume dans l’ouvrage Quand dire, c’est faire29, Jocelyne
Arquembourg opère un glissement vers la sémiotique peircienne, au détour de la définition
du langage selon John Dewey.
En effet, John Langshaw Austin30 posait comme axiome que le sens d’un énoncé ne prime
pas, la valeur et les effets recherchés méritent une étude plus approfondie. Ainsi, il distingue
cinq classes d’énonciation selon les conséquences possibles de l’énoncé (verdictif, exercitif,
promissif, comportatif et expositif) et émet six points à surveiller (1. le mode, 2. ton de la
voix/rythme/insistance, 3. Adverbes et locutions adverbiales, 4. Particules de relation, 5.
Phénomènes accompagnant l’énonciation (gestes et rituels non-verbaux), 6. Circonstances
de l’énonciation) dans la performativité d’un énoncé. Ceux-ci valideront ou non la félicité du
propos, en d’autres termes son accomplissement performatif. Cette conceptualisation du
langage conduit à la mise en place de ce qu’il appelle un « acte de langage ». Un énoncé ne
serait pas uniquement digne d’intérêt pour un linguiste par sa signification mais par l’acte
potentiel qui en découle. La parole pourrait « faire quelque chose » par trois actes possibles :
le locutoire, l’illocutoire et le perlocutoire.
La locution (« Il a dit que ») opère une signification par l’intermédiaire de la production de
sons qui se rattachent à un sens. L’illocution (« Il a soutenu que ») produit en disant quelque
chose, elle rend manifeste (explicitement) la manière dont les paroles doivent être
comprises. Quant à la perlocution (« Il m’a convaincu que »), elle produit par le fait de dire
quelque chose (implicitement). L’exemple du taureau dans le pré est particulièrement
efficace pour distinguer les deux derniers. Lorsque dans le cadre d’une illocution, il s’agirait
de performer en disant « je t’avertis, il y a un taureau dans le pré » ; la perlocution tendrait
vers un énoncé qui annonce et performe implicitement « il y a un taureau dans le pré ».
L’avertissement s’exécute donc sans être dit explicitement.
Cet acte de parole ou de langage ne prend son sens que lorsqu’il est encadré dans une
situation donnée qui lui donnera les garanties de sa félicité ou non. De ce fait, lors d’une
soirée entre amis si l’une des personnes présentes proclame deux autres personnes mari et
femme cela n’aura aucune valeur institutionnelle et ne constituera pas un acte de langage
opérationnel. La solennité, le cadre et la personne même qui prononcera l’énoncé auront une
28
Ibid.., p.186.
AUSTIN John Langshaw, Quand dire, c’est faire, Seuil, Paris, 1970.
30
Ibid.
29
107
valeur primordiale pour l’« effet » recherché de l’acte. De même, un écriteau « Interdit de
fumer » ne provoquera pas les mêmes effets qu’il se trouve dans une salle d’attente
médicale, dans un commissariat (auquel cas l’amende encourue en cas d’infraction sera
certainement mentionnée) et sur la porte de la chambre d’un petit frère ou une petite sœur.
Les circonstances de l’énonciation seront donc absolument capitales dans le jugement de la
félicité d’un énoncé.
Dans le cadre d’un message de nature linguistique, c’est ce que Dominique Maingueneau
appelle le « contexte ». Celui-ci se décompose en trois types :
-
L’environnement physique de l’énonciation ou contexte situationnel.
Le cotexte : avant ou après l’unité à interpréter.
Notre connaissance du monde.31
Tous ces éléments permettent de cadrer un énoncé et de déterminer sa performativité.
L’autorité de l’instance émettrice de l’énoncé est tout aussi fondamentale lors de
l’observation d’un acte de langage.
Postulant ceci, il s’agit désormais de transiter des actes de langage à l’action des signes
dans une perspective pragmatiste.
L’acte de langage peut acquérir une tout autre dimension si, en suivant le chemin tracé par
Jocelyne Arquembourg, nous nous fions à la définition deweyienne du langage qui est
remarquablement « ouverte » et intéressante :
« Le langage est pris au sens large. Il inclut la parole et
l’écriture, et non seulement les gestes, mais aussi les rites, les
cérémonies, les monuments et les produits des arts industriels
et des beaux-arts. Un outil ou une machine, par exemple, n’est
pas simplement un objet physique simple ou complexe ayant
ses propres propriétés et effets physiques ; il est aussi un mode
de langage, car il dit quelque chose à ceux qui le comprennent,
concernant les moyens de l’utiliser et leurs conséquences. »32
Les images, et tout type de discours, font donc partie du langage et par voie de conséquence
des actes de langage, si nous adoptons le prisme pragmatiste du langage. La Logique de John
31
MAINGUENEAU Dominique, Analyser les textes de communication, Armand Colin, coll. « Lettres sup »,
Paris, 2007, p. 9.
32
DEWEY John, Logique. La théorie de l’enquête, PUF, Paris, 1967, p. 105.
108
Dewey se révèle particulièrement utile comme passerelle exécutant un glissement de l’acte
de langage à l’action des signes. John Dewey :
« insiste davantage sur ce qu’il appelle l’usage fonctionnel
commun. Ce qui compte, ce sont les comportements communs
qui sont déterminés par le langage. La signification des
termes serait à chercher dans ce que cela fait à des sujets,
mais aussi dans la manière dont ils interviennent au cœur
d’activités communes. Dewey souligne particulièrement cette
dimension opérationnelle du langage qui est avant tout un
moyen de « provoquer des activités accomplies par des
personnes différentes en vue de produire des conséquences que
partagent tous ceux qui participent à l’entreprise commune »
[…] Cet éclairage offre de nombreuses ressources pour
justifier le fait de considérer les images comme faisant
partie du langage et pour orienter leur analyse du côté de
ce que les images font à des sujets engagés dans des
activités communes. L’accord sur les conséquences est ici
fondamental car c’est lui qui détermine la signification. Aussi,
l’un des leviers qui assurent la compréhension d’une
signification quelconque, est son inscription dans une
communauté d’action. »33
S’ouvre ainsi une boîte de Pandore permettant à l’image de prétendre faire partie des signes
et ce dans une optique pragmatiste et plus particulièrement sémiotique, axée donc sur les
effets de sens pour des acteurs pluriels. En fait, pour des communautés, au sens où celles-ci
se définissent par la communication ou « l’établissement de quelque chose de commun »34.
« La question ne serait pas alors : « Comment est-ce que les
images signifient ?», ni : « Comment est-ce que les images
nous influencent ? », mais plutôt : « Comment est-ce que nous
communiquons au moyen des images ? ». »35
En intégrant l’image dans une conception sémiotique de tradition peircienne, J.
Arquembourg achève son cheminement rigoureux menant de l’acte de langage à l’action des
images. Ces dernières, une fois insérées dans la sémiotique et ses effets de sens, acquièrent
une dimension active dans la mesure où elles incitent des publics à une action déterminée
33
ARQUEMBOURG Jocelyne, « Des images en action. Performativité et espace public » in Réseaux, « Un
tournant performatif ? Retour sur ce que « font » les mots et les choses », La Découverte, 2010/5, n°163, p.
173. C’est nous qui soulignons.
34
DEWEY John, Logique. La théorie de l’enquête, PUF, Paris, 1967, p. 106.
35
ARQUEMBOURG Jocelyne, « Des images en action. Performativité et espace public » in Réseaux, « Un
tournant performatif ? Retour sur ce que « font » les mots et les choses », La Découverte, 2010/5, n°163, p.
165.
109
par des contextes, une instance discursive, une situation de communication donnée, des
indices qui accompagnent le discours, etc. En somme, « signification et action sont
intrinsèquement liées dans des situations »36.
Dorénavant, notre démarche s’appuiera sur l’approche de Jocelyne Arquembourg qui
s’intéresse à la « manière dont les images font quelque chose à quelqu’un, ou de la manière
dont des sujets interagissent ainsi en s’emparant de significations pour une action
déterminée »37. Cependant, il ne s’agira pas uniquement d’image mais il faudra ajouter à
l’image étudiée les paramètres suivants : le paratexte, les réactions discursives – sous forme
de commentaire – le média qui publie et prend en charge l’image, etc. Un certain nombre de
points particuliers auxquels nous devrons rester attentifs. Pour ce faire, nous nous fonderons
sur la définition du discours donnée par Dominique Maingueneau. Celui-ci a composé
l’entrée « Discours » dans le Dictionnaire d’analyse du discours38.
En résumé, nous reprendrons les présupposés du discours selon Dominique Maingueneau et
nous nous emparerons de ces points précis pour analyser le discours, dans lequel l’image
sera l’objet premier de l’empirie :
« Le discours suppose une organisation transphrastique […]
Le discours est orienté. Il est « orienté» non seulement parce
qu’il est conçu en fonction d’une visée du locuteur, mais aussi
parce qu’il se développe dans le temps. […]
Le discours est une forme d’action. […]
Le discours est interactif […]
Le discours est contextualisé […]
Le discours est pris en charge. Le discours n’est discours que
s’il est rapporté à une instance qui à la fois se pose comme
source des repérages personnels, temporels, spatiaux et indique
quelle attitude il adopte à l’égard de ce qu’il dit et de son
interlocuteur (processus de modalisation) […]
Le discours est régi par des normes. […]
Le discours est pris dans un interdiscours. Le discours ne prend
sens qu’à l’intérieur d’un univers d’autres discours à travers
lequel il doit se frayer un chemin. Pour interpréter le moindre
36
Ibid., p.166.
Ibid., p.166.
38
CHARAUDEAU Patrick, MAINGUENEAU Dominique (dir.), Dictionnaire d’analyse du discours, Seuil,
Paris, 2002.
37
110
énoncé, il faut le mettre en relation avec toutes sortes d’autres,
que l’on commente, parodie, cite […] »39
Nous tenterons ainsi de vérifier ces points en les confrontant aux discours de nos divers
corpora, en portant une attention particulière à la « forme d’action », à la « prise en charge »
et à la notion d’« interdiscours ».
Notre démarche consistera à appréhender l’image, jamais isolée, au sein de son appareillage
discursif tout en portant un regard vigilant aux implicites sous-tendus par le texte explicite.
Il s’agira donc d’observer « comment les sujets parlants opèrent pour extraire de l’énoncé les
contenus implicites, et comment ceux-ci opèrent sur les sujets parlants. »40 Il sera
constamment question d’étudier ce que véhicule le discours, à travers une signification
donnée, ainsi qu’une action possible du discours sur un sujet, par l’accomplissement d’un
effet de sens. En retour, nous verrons comment, par un processus de rétroaction, le sujet agit
sur le déploiement du discours au fil du temps. L’auteur d’un discours émet son message
selon le lectorat ciblé, il s’adapte également à celui-ci en prenant compte ses retours. Un
feedback potentiellement actif sur la teneur de son discours et sur les récits qui vont en
émaner. Nous verrons donc ce que font ces discours ainsi que les récits qui en découlent, et à
qui ils font quelque chose.
39
MAINGUENEAU Dominique, « Discours » in CHARAUDEAU Patrick, MAINGUENEAU Dominique
(dir.), Dictionnaire d’analyse du discours, Seuil, Paris, 2002, pp. 187-189.
40
Afin de suivre la démarche initiée, il y a trente ans, par Catherine Kerbrat-Orecchioni :
KERBRAT-ORECCHIONI Catherine, L’implicite, Arman Colin, Paris, 1998, p. 5.
111
Seconde partie : Le street art inséré dans un
dispositif socionumérique militant, empirie
d’une expérience esthétique
révolutionnaire.
112
Avertissement
Nous avons extrait les données sous format texte. Chaque publication
fait l’objet d’un fichier texte qui lui est consacré regroupant tous les
contenus linguistiques parus suite à la survenue du post. Le fichier
comporte la légende, s’il y en a une, émise par l’auteur de la
publication, celle-ci sera suivie de la totalité des commentaires,
lorsqu’il y en a.
Afin de faciliter le parcours du lecteur parmi les objets médiatiques de
nos corpora, nous avons opté pour une répartition des données par
page
Facebook.
Les
publications
y
sont
triées
par
ordre
chronologique. Ceci dit, il nous faut préciser que la qualification des
fichiers, images et textes, a été établie selon un ordre logique pour
apparaître de la première à la dernière publication. Pour ce faire, nous
avons dû nommer nos fichiers comme suit : Année.Mois.Jour.
(ponctuellement suivi d’un titre lorsque plusieurs publications
surviennent à la même date, l’objet du titre sera essentiellement la
traduction du message linguistique de l’œuvre). De cette manière, à
chaque fois que nous citerons une image ou bien un commentaire,
nous préciserons l’emplacement de la référence de la manière suivante
:
Annexe Page Facebook, date de parution (Année.Mois.Jour.), Titre
(dans le cas où plusieurs publications seraient parues le même jour).
113
Enfin, nous préciserons la page où se situe un commentaire au sein
d’un fichier texte lorsque cela sera nécessaire.
Toutes les traductions ont été réalisées par nous-mêmes. Nous
prendrons le parti de retranscrire les termes arabes dans un français le
plus proche phonétiquement de la prononciation originelle. Certaines
lettres, consonnes ou voyelles, et certains sons n’existant pas en lettre
latines, seront remplacés par des chiffres, comme le veut l’usage
numérique de l’arabe écrit en lettre latines. Le « 3 » remplacera le
« ain », le « 7 » pour le « hah », etc.
Chapitre 1 : Présentation du corpus.
Suite à la présentation de notre cadrage méthodologique, des risques et des précautions
méthodologiques à adopter face à ce type d’objet médiatique, il est temps d’en venir à
l’introduction de notre corpus et aux délimitations de celui-ci. Le choix du sujet ayant été
fixé précédemment, les choix des corpora restent, quant à eux, à préciser.
Fin 2011, lorsque la question du street art émerge dans notre travail, nous nous sommes
penchés sur un site appelé Cairostreetart, disparu depuis. Celui-ci s’ouvrait sur une carte du
Caire où nous trouvions des points, avec un code couleur élaboré, à développer par un clic,
sur lesquels une œuvre était représentée. Ce point situé faisait office d’emplacement
géographique précis, avec des points cardinaux ou des indications complémentaires
permettant de retrouver, dans la ville, le mur en question. La localisation a, dans la plupart
des cas, une importance primordiale dans l’analyse de nos objets ; cependant elle ne se
réduit pas à une dimension géographique. Le numérique devient un lieu, à part entière, à
considérer dans notre travail. Manuel Castells parle lui de la « transformation de la forme
urbaine »1 ainsi que de la « fin de la grande ville ». Nous sommes désormais dans une
« société de flux ». Le passage d’un mur urbain à un mur numérique nous a séduits dans
notre approche, vis-à-vis des corpora à sélectionner, même s’il a instauré un biais
1
CASTELLS Manuel, La société en réseaux : l’ère de l’information, Fayard, Paris, 1998.
114
extrêmement compliqué à négocier d’un point de vue sémiotique. L’extraction des données
a grandement modifié le dispositif originel d’apparition, ce qui nous oblige, bien malgré
nous, à étudier plus en profondeur le contenu plutôt que le contenant.
Le fait de figer les œuvres sur une carte représentant un espace géographique aurait
uniquement pu représenter un intérêt comme point d’appui à notre corpus. Seulement ce site
disparaît rapidement. Un facteur supplémentaire ne nous poussait pas à nous reposer sur ce
corpus, c’était son manque de discours et surtout militant. Il s’agissait seulement de placer
dans la ville ces images. Une application française lui ressemble fortement :
MyParisstreetart. A partir d’une Google Map, le mobinaute peut prendre en photographie
toute œuvre qu’il rencontre afin de la sauvegarder dans ses propres données mais également
dans le but de la partager s’il le souhaite. Ce type de plateforme numérique ne touche bien
souvent qu’une minorité d’initiés et évolue dans des réseaux relativement réduits,
n’atteignant que sporadiquement les personnes n’ayant pas pour passion le street art.
Grâce aux lectures de Manuel Castells, nous avons compris que l’ancrage urbain ou
géographique n’est pas le plus essentiel – il s’agit bien d’objets médiatiques, non pas in situ
mais ex situ et post situ2. Le questionnement primaire tend plutôt vers l’emplacement
numérique ; c’est pourquoi nous avons alors délaissé ce corpus au profit de discours
socionumériques, souvent plus complexes et sophistiqués, où des interactions s’établissent
plus aisément et où le réseautage fonctionne grâce au dispositif proposé, à savoir Facebook
et plus précisément des pages militantes.
Avant toute chose, et avant de passer à la présentation détaillée du corpus, il nous faut
préciser que, en toutes circonstances, des choix doivent être opérés au sein d’un corpus
imposant différents niveaux de lecture. L’intégralité du corpus ne peut être analysée de la
même manière :
« Benedicte Pincemin (dans Rastier et Pincemin, 2000, p. 84-85)
distingue différents niveaux de corpus : un corpus existant
correspondant aux textes accessibles dont on peut disposer, un
corpus de référence constituant le contexte global de l’analyse,
ayant le statut de référentiel représentatif, et par rapport auquel
Il ne s’agit pas d’étudier « « l’ici et le maintenant de l’original », pour reprendre la définition de l’authenticité
selon Benjamin » mais bien son « effet référentiel » qui, malgré tout, fait souvent naître le « désir » de
découvrir l’original. Notre préoccupation première sera donc d’analyser le discours socionumérique et militant
médiant des photographies d’œuvres street artistiques.
HEINICH Nathalie, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Gallimard, Paris, 2012, p.
27.
2
115
se construit l’interprétation des résultats, un corpus de travail
« ensemble des textes pour lesquels on veut obtenir une
caractérisation » et le cas échéant un corpus d’élection, souscorpus du corpus de travail « contrasté » par rapport à celuici ». »3
Ainsi, un « corpus existant » pourrait réunir tous les discours militants en Egypte à cette
période, mélangeant tout type de support médiatique ; un « corpus de référence » pourrait
inclure toutes les pages socionumériques militantes médiant des œuvres street artistiques ;
puis un « corpus de travail » consisterait à sélectionner quelques pages parmi celles-ci – ce
que nous avons effectué en optant pour quatre pages Facebook – ; enfin, un « corpus
d’élection » serait chargé d’élire pour l’analyse une partie non-négligeable du « corpus de
travail » répondant aux questionnements établis préalablement. En fonction des
problématiques de notre thèse, nous dégagerons donc certaines publications, dans chaque
page, entrant en corrélation avec nos questionnements théoriques et censées ainsi apporter
une plus-value à l’analyse globale.
I.
Nous sommes tous Khaled Saïd4, corpus de référence.
Nous sommes donc partis de la page Nous sommes tous Khaled Saïd : il s’agit en quelque
sorte du fil conducteur de notre corpus. C’était la page Facebook la plus visitée d’Egypte5
durant les événements menant à la Révolution.
3
MOIRAND Sophie, Les discours de la presse, observer, analyser, comprendre, Puf, coll. « Linguistique
nouvelle », Paris, 2007, p. 3. C’est nous qui soulignons.
4
https://www.facebook.com/ElShaheeed
Adresse d’accès à la page Facebook « Nous sommes tous Khaled Saïd ». Notons qu’elle a été nommée, dans
l’adresse url, « ElShaeed » ce qui signifie « Le Martyr ».
5
Il y avait 500 000 adhérents sur moins de 5 millions de Facebookers égyptiens au tournant de l’année 2011.
A la fin de notre période d’analyse, le 3 juillet 2013, le nombre de membres atteint les 3 772 704.
116
6
Cette page est aussi connue pour avoir été le premier média où ont été émis les premiers
appels à la Révolution. L’histoire de Khaled Saïd, jeune homme alexandrin, a cristallisé
toute la colère à l’encontre de l’Ancien Régime dès l’été 2010, en raison de son assassinat
par deux indicateurs de police le 6 juin.7
Photographie publiée par Nous sommes tous Khaled Saïd dès sa création et par les trois organes
de presse les plus vendus en Egypte dans les jours qui suivent.
Ce jeune homme alexandrin sans histoire ni casier judiciaire s’est fait connaître auprès d’un
grand-public par l’intermédiaire de la page Facebook lui rendant hommage, fondée le 10
juin 2010. Un certain Wael Ghonim, encore anonyme jusqu’aux événements de janvier6
Socialbakers.com. Croissance du nombre de Facebookers en Egypte de juin 2010 à décembre 2010.
BEN NEFISSA Sarah, « Révolutions civiles : le basculement du politique. Ces 18 jours qui ont changé
l’Egypte » in BEN NEFISSA Sarah et DESTREMAU Blandine (dir.), « Protestations sociales, révolutions
civiles. Transformations du politique dans la Méditerranée arabe », Revue Tiers-Monde, Hors-série n°2,
Armand Colin, 2011, p. 228.
7
117
février 2011, crée cette page afin d’apporter du soutien à la famille de Khaled Saïd, de
commémorer son décès brutal et surtout d’exiger la fin de la torture systématique en Egypte.
Quelques jours plus tard, pourtant Al-Ahram, Al-Akhbar et plus particulièrement AlGomhoreya, journaux publics et par voie de conséquence à la solde du gouvernement,
publient également cette photographie du jeune homme mais accompagnée à chaque fois
d’un article à charge contre Khaled Saïd. Selon cette version, Khaled aurait refusé
d’obtempérer avec les forces de l’ordre venues l’interpeller pour, soi-disant, trafic de
stupéfiants. S’en était suivie une rixe menant à son décès ; surtout, il aurait avalé un morceau
de haschisch assez conséquent pour l’étouffer. Voici en somme les résultats d’une enquête
policière « à l’égyptienne », réalisée tout juste en quelques jours.
Selon la version officieuse brandie par des militants8 pour les droits et libertés en Egypte,
convergeant avec les déclarations publiques de sa mère et de son entourage dans Al-Shorouk,
journal indépendant et d’opposition, Khaled Saïd aurait piraté le téléphone portable d’un
officier, dans lequel il aurait trouvé une vidéo9, de très mauvaise qualité, montrant, dans un
poste de police municipal, des agents de police se partageant les fruits d’une saisie –
composée de tabac, d’argent et de haschich. Dès le lendemain de ce piratage, Khaled Saïd
est abordé dans un cybercafé d’Alexandrie par deux indicateurs de la police secrète qui
commencent à le brutaliser pour les suivre. Le propriétaire des lieux ne souhaitant aucune
violence au sein de son établissement leur demande de quitter son commerce. Ainsi les
indicateurs continuent de le persécuter, publiquement à la vue et au su de tous les passants
(de nombreux témoignages sont présents en ligne malgré le travail de surveillance
numérique), jusque dans une cour intérieure où il trouve la mort avant même l’arrivée des
secours. Suivant une méthode assez classique de la sécurité nationale égyptienne, cela
consiste à faire ingurgiter à la victime du haschich pour le discréditer lors de l’autopsie et
soutenir le récit du procès-verbal. Suite à l’autopsie, quatre charges incriminent le
comportement de Khaled Saïd et le calomnient ou tentent du moins de le discréditer aux
yeux de l’opinion. Mort officiellement d’une overdose, il aurait été recherché pour : trafic de
drogue, port d’arme illégal, harcèlement sexuel et désertion (après avoir esquivé le service
militaire). Alors que les activistes en ligne le surnommaient le « Martyr de la loi
Tout d’abord Mostafa Al-Nagar, un des responsables de la campagne en faveur du retour d’el-Baradei en
Egypte, publie le lendemain la photographie de Khaled. Il est ensuite suivi par la page Mon nom est Khaled
Saïd et enfin Wael Ghonim crée la page Nous sommes tous Khaled Saïd le 10 juin 2010.
9
MAHFOUZ Asmaa, « La vidéo pour laquelle Khaled Saïd a été tué », Youtube,
https://www.youtube.com/watch?v=35t58GFfMbo&lr=1, dernière consultation le 21 mars 2016.
8
118
d’urgence », Al-Gomhoreya, principal organe de diffamation, le baptisait le « Martyr de la
Marijuana » en réponse à la campagne de soutien orchestrée par la page Nous sommes tous
Khaled Saïd.
La page mène alors son enquête et à force de documents officiels, comme le certificat
militaire, et de témoignages publiés – notamment du propriétaire du cybercafé ou du gardien
de l’immeuble où Khaled a été achevé – Wael Ghonim et les membres de la page tentent de
prouver que ces accusations sont de la pure calomnie organisée par la police secrète.
Ce type de décès « accidentel », selon les forces de l’ordre, n’était pas si exceptionnel ni
accidentel, cependant le profil social de Khaled Saïd en a fait un symbole pour la jeunesse
égyptienne et pour une frange connectée de la population. Khaled Saïd était un jeune homme
issu de la classe moyenne, quasi inexistante aujourd’hui, qui reflète cette Egypte d’antan
appréciée de tous pour sa politesse, ses bonnes manières, ses goûts et sa culture générale.
Ainsi ce jeune homme sans précédent judiciaire, n’ayant aucun passif de transgression,
devient le symbole de cette jeunesse provenant d’une classe ayant connu les heures de gloire
de la société égyptienne des années 1960 et promise à un avenir sombre. Ces enfants de
fonctionnaires qui ont reçu une excellente éducation dans un cadre familial relativement
aisé, comparativement à la majorité des Egyptiens, ne peuvent prétendre à un futur radieux.
Sans réseau ni connaissances à faire valoir pour l’obtention d’un emploi intéressant et
décemment rémunéré, cette jeunesse se retrouve souvent sans travail. Nous pourrions ainsi
dresser le profil social de ce jeune homme emporté dans la fleur de l’âge, à 28 ans, par la
brutalité du régime autoritaire égyptien. Ce sont tous ces facteurs sociaux qui ont favorisé la
conversion de cette personne en symbole des victimes de la torture. Nous avions,
jusqu’alors, pour habitude de lire les nouvelles de décès d’activistes (communistes,
islamistes, ou partisans des libertés religieuses et/ou sexuelles, etc.) ou bien de personnes de
milieu modeste. Ces décès ne suscitaient pas de réactions publiques de grande échelle. De
nombreux citoyens pensaient que la victime l’avait cherché, le méritait ou bien encore elle
ne méritait pas une mobilisation d’ampleur dans laquelle ledit citoyen risquait sa propre
survie ou du moins son intégrité physique. Khaled Saïd présentait donc une forme de
nouveauté en lien avec les raisons de son exécution et pour son profil social. Inconnu des
services de police et élevé dans un milieu social décent, il permettait à de nombreux jeunes
Egyptiens de s’identifier à lui même s’ils ne réunissaient pas les mêmes caractéristiques
sociales. Il représentait du moins une identité désirable ou bien appréciée par un grand
nombre. Nous reviendrons sur cette projection identitaire tournée vers un passé nostalgique.
119
Par voie de conséquence une page Facebook a été rapidement créée pour lui rendre
hommage et pour devenir un outil de mobilisation collective. Un jeune homme nommé Wael
Ghonim, dont l’identité ne sera découverte par la police et le grand-public, au sens de public
médiatique, que durant les 18 jours de la Révolution à cause d’une erreur de manipulation
permettant aux forces de l’ordre de débusquer son IP et par là même son identité, fut à
l’initiative de cette page. Sans étonnement, son profil social est semblable à celui de Khaled
Saïd malgré des divergences de façade. Wael Ghonim a publié, en 2012, un ouvrage intitulé
Révolution 2.0, le pouvoir des gens plus fort que les gens au pouvoir10, dans lequel il
exprime, entre autres, les raisons de son engagement et de la création de cette page.
« Parmi les nombreux titres auxquels je réfléchis pour la page
Kullena Khaled Saïd, « Nous sommes tous Khaled Saïd » me
semble le meilleur. Il exprime parfaitement mon sentiment :
Khaled Saïd était un jeune homme comme moi, et ce qui lui est
arrivé aurait pu m’arriver. Tous les jeunes Egyptiens sont depuis
longtemps opprimés, ils ne jouissent d’aucun droit dans leur
propre pays. Le nom de la page est court, accrocheur, et il est
fidèle à la compassion que suscite chez tout un chacun
l’insupportable photo de Khaled Saïd. »11
Ingénieur-développeur marketing chez Google aux Emirats Arabes Unis, il est néanmoins
issu de la classe moyenne égyptienne. Expatrié « malgré lui », il se reconnaît parfaitement
en la personne de Khaled et projette l’idéal de la figure maternelle sur la mère de Khaled. 12
Celui-ci est élevé au rang de martyr par excellence (d’autres suivront) et sa mère fera figure
d’Om Shahid (mère du martyr)13, figure emblématique de l’histoire égyptienne
particulièrement suite aux deux guerres de 1967 et 1973 menées contre Israël.
10
GHONIM Wael, Révolution 2.0. Le pouvoir des gens plus fort que les gens au pouvoir, Steinkis, Paris, 2012.
Tout le récit de sa détention, de son parcours, de la création de la page et de son militantisme se trouvent au
sein de cet ouvrage.
11
Ibid., p. 85. C’est nous qui soulignons.
12
Le récit de sa vie en détails se trouve dans Révolution 2.0. La mère de Khaled Saïd est très présente dans le
récit de la page ainsi que dans de nombreux graffiti.
13
En guise d’illustration, voici un lien d’une vidéo Youtube où il est possible d’assister à une manifestation en
Alexandrie lors de laquelle les participants, s’adressant à Layla Marzouk, la mère de Khaled Saïd, entonnent le
chant suivant : « Ne t’inquiète pas Om ElShaheed, nous ramènerons les droits de ton fils ! Au paradis, Khaled.
Au paradis, Khaled. »
ALI Amro, « Protest in Cleopatra Square for Khaled Saeed 20/04/2012 (amroali.com) », Youtube,
https://www.youtube.com/watch?v=T-DfmmipWdI&feature=youtu.be, dernière consultation le 12 septembre
2016.
120
La mère de Khaled Saïd représentée dans une fresque reprise par MadGraffitiWeek le 28 mai
2012 ; et par Graffiti in Egypt le 29 mai 2012.14
Il semble donc de plus en plus évident qu’une page Facebook telle que Nous sommes tous
Khaled Saïd15 rencontre un tel succès quantitatif et polarise autant les débats dans l’avantRévolution. La présence d’une photo, aussi atroce, peut expliquer également, en partie, les
raisons de la construction de la figure du martyr autour de la personne de Khaled.
Une cause supplémentaire pourrait expliquer l’attachement et l’identification projetée sur
Khaled par tous les membres de Nous sommes tous Khaled Saïd, c’est le fait qu’il passe
d’une personne anonyme ayant subi un fait-divers à un statut de « héros passif » selon
Nathalie Heinich, ce qui lui confère une certaine visibilité.
« On trouve aussi dans cette catégorie [les « héros passifs »]
ceux qui ont non pas bénéficié mais pâti d’un sort
particulièrement malheureux : ils n’ont rien fait ni pour le
mériter ni pour s’y soustraire, mais se trouvent grandis par des
souffrances qui leur confèrent une position de martyr, une valeur
victimaire. »16
Nous aurions pu également opter pour des pages comme Le Mouvement de la Jeunesse du 6
avril, évoqué plus tôt, ou bien Kefaya (Littéralement « ça suffit » ou « Assez ») parmi tant
14
Annexe MadGraffitiWeek, 12.05.28 et Annexe Graffiti In Egypt, 12.05.29.
Traduction littérale de l’arabe.
16
HEINICH Nathalie, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Gallimard, Paris, 2012,
p. 239.
15
121
d’autres, mais elles ne connaissaient pas la même activité d’un point de vue quantitatif et
avaient un historique vieux de quelques années ce qui a essoufflé quelque peu leur
mouvement. De plus leur historique faisait d’elles des pages ou, plus généralement, des
mouvements connus de tous avec bien souvent des liens plus ou moins évidents avec des
personnalités politiques ou des partis. Tandis que Nous sommes tous Khaled Saïd a suscité
un engouement nouveau sans figure de proue ou une quelconque personnalité à la tête du
mouvement.
Cependant, ce qui distingue principalement toutes ces pages, ce n’est pas seulement le
nombre de personnes atteintes, mais principalement que les premiers appels à la Révolution
se trouvent du côté de Nous sommes tous Khaled Saïd. Un autre facteur est primordial,
susceptible d’expliquer la réussite de cette page : c’est la nouveauté dans les modalités
d’actions et le fonctionnement collectif de celle-ci. Ainsi la page tout juste née, une idée
collective émerge rapidement : organiser un sit-in sur toutes les corniches d’Egypte, et plus
spécifiquement en Alexandrie, se vêtir en noir, s’asseoir face à l’eau, s’espacer un maximum
pour donner une impression d’ampleur et se recueillir toute une journée au nom de Khaled
en lisant des extraits du Coran, de la Bible ou tout autre texte pour commémorer le défunt.
L’objectif étant, non pas une démonstration de force mais, d’interroger tous les passants
(Alexandrie s’étend principalement sur la corniche méditerranéenne donc une majorité
d’habitants ont vu l’étendue de la manifestation) et de les inciter à prendre connaissance du
décès de Khaled Saïd si ce n’était pas encore le cas.
122
Le 25 juin, l’une des premières photos publiées sur la page depuis al-Mansoura, afin de
rassurer les membres quant à la faible présence des forces de sécurité.
Cette page est donc un outil militant et un média alternatif porté sur l’information générale
et politique17. Cependant, nous constatons rapidement la présence de posts d’œuvres de
street art. C’est un mode d’expression minoritaire au sein de la page mais nous verrons
l’intérêt qu’il peut présenter pour ce type de discours militant. D’autres objets sont employés
tels que la caricature, l’affiche, le photojournalisme et la photographie de manière générale
ainsi que des vidéos, etc. La page publie 5 313 images sur la totalité de la période traitée
dont 145 seulement en lien avec le street art et 61 vidéos dont aucune ne concerne de près
ou de loin ce mode d’expression artistique.
Nous décidons donc de porter notre choix sur notre objet d’étude au sein de cet espace
discursif militant. Comme sur toutes les pages restantes de notre étude, le post se fait de
manière transversale par l’administrateur de la page, est souvent accompagné d’un texte,
toujours appelé « post » dans le langage socionumérique mais que nous pouvons qualifier de
légende. D’autres Facebookers ou usagers peuvent poster des objets comme un graff mais ce
fait reste assez rare et ne suscite que très peu de réactions. Ce qui nous intéresse et nous
préoccupe avant tout c’est la manière d’insérer un objet artistique au sein d’un discours
médiatique militant. Comment passer du street art au street artivism en servant son discours
militant ? Autrement dit, nous suivrons les raisons de l’emploi d’un objet artistique dans une
17
Traduction de la rubrique « A propos » de la page en annexe.
123
ligne et une politique éditoriales précises à la manière des médias mainstream, ou médias
grand-public.
A l’inverse de notre première démarche décrite ci-dessus, nous avons trouvé pertinent de
confronter ce premier corpus à des pages Facebook – Twitter étant moins implanté en
Egypte, surtout de 2010 à 2013, dates délimitant nos corpora (nous y reviendrons plus tard)
–, reposant sur le street art. Nous voulions observer le cheminement opéré par ces pages
plus ou moins ésotériques, s’adressant principalement à une communauté d’initiés, vers un
activisme politique. Il faut rappeler que le street art était quasi inexistant en Egypte avant la
Révolution et nous le vérifierons sur nos quatre pages Facebook. Les trois pages à
consonance artistique ont été créées après la Révolution et Nous sommes tous Khaled Saïd
ne connaît un tournant esthétique qu’après la Révolution également. Jusque-là les
expressions murales représentées sur la page ressemblent plus à du tag ou plutôt du graff
primaire qu’à du street art à proprement dit.
II.
Graffiti in Egypt18, une collecte d’œuvres de street art en
Egypte.
De ce fait, nous avons opté en premier lieu, par réseautage, à partir de la page Nous sommes
tous Khaled Saïd, pour la page intitulée Graffiti in Egypt dont certains objets sont récupérés
par Wael Ghonim pour une publication à terme dans le récit de Nous sommes tous Khaled
Saïd. Graffiti in Egypt est une page publique sur Facebook qui a pour visée de collecter ce
qui se fait sous l’appellation de street art en Egypte. Voici ce qui est indiqué dans la
rubrique « A propos » de la page, sorte de « Qui sommes-nous ? » selon Facebook :
« HipHop,Ultras,REV and other graffiti in Egypt »19
Donc tout type de graffiti est pris en considération par l’administrateur de la page qui reste
anonyme mais qui semble, selon les modalités de son discours, lui-même un graffeur et un
ultra, ce constat n’ayant qu’une valeur d’hypothèse. Néanmoins, il s’inclut régulièrement
dans un public de graffeurs et d’ultras en se revendiquant membre d’un « Nous », désignant
18
19
https://www.facebook.com/Graffiti.in.Egypt/
« A propos » de la page en annexe (1).
124
ces deux entités collectives. Cette page ne voit le jour qu’après la Révolution et plus
exactement à la date du 30 septembre 2011, elle découle donc, comme le dit la description
de l’auteur, de la Révolution et s’y intéresse en retour. Elle promeut régulièrement toute la
culture hip-hop en Egypte, les différentes campagnes de street art, l’actualité des ultras bien
souvent à travers des œuvres de street art. En somme, l’auteur tient au courant son lectorat
des dernières informations concernant l’univers du street art en Egypte. Au risque de nous
répéter, nous employons le terme « en » Egypte numériquement parlant, ce sont des pages
Facebook localisées en Egypte ou du moins s’intéressant aux événements qui se produisent
en Egypte. Nous pourrions utiliser pour terme le « street art égyptien », mais de nombreuses
œuvres ne sont pas produites par des artistes égyptiens ou ne sont pas conçues en Egypte,
d’un point de vue urbain. Nous nous prêtons donc au jeu de l’allégeance socionumérique.
C’est alors la page Facebook, par ses intérêts et sa localisation, qui nous permet de parler de
street art EN Egypte. Ces remarques valent pour l’ensemble de notre corpus, pas seulement
pour Graffiti IN Egypt.
Pour en revenir à Graffiti in Egypt, ce média est suivi ou plutôt « aimé » par environ 11 000
Facebookers. A un niveau quantitatif, nous nous situons bien sur une niche de suiveurs, ou
bien de followers, qui s’intéressent ou qui se passionnent pour le street art ou la culture hiphop plus généralement. La page s’adresse donc bien à des initiés qui connaissent souvent les
artistes et qui sont à l’affût de la nouveauté. A l’inverse de Nous sommes tous Khaled Saïd,
la page n’a pas pour objectif de se positionner comme un lieu d’échanges ou de débats, très
peu de commentaires émergent au sein de celle-ci. Elle s’apparente plutôt à un album photo
regroupant les dernières œuvres de street art. Elle nous permet également d’étudier la
circulation numérique de certaines œuvres.
Si nous prolongeons notre réflexion quant à la « Charte », Graffiti in Egypt n’en a tout
simplement aucune. Il n’existe aucune restriction quant au registre langagier par exemple.
Par ailleurs, l’administrateur emploie lui-même un vocabulaire peu châtié, qu’il soit
constitué d’insultes ou de langage familier. C’est là toute la différence que nous pouvons
ressentir entre un média grand-public, Nous sommes tous Khaled Saïd, et un média qui cible
une niche d’initiés, Graffiti in Egypt.
Ainsi, sur cette page, nous comptons 679 images postées sur la période choisie. C’est celle
qui réunit le plus grand nombre d’objets, comme nous aurions pu nous en douter. Un média
principalement visuel qui tente de collecter tout ce qui se fait en Egypte sous le titre du
street art renvoie forcément à une multitude d’items à analyser, quand bien même nous
125
trancherons dans le vif pour sélectionner certains objets plutôt que d’autres, point sur lequel
nous nous attarderons par la suite.
III.
MadGraffititiWeek20, ou l’incitation à l’expérience
artistique.
Le troisième corpus de notre recherche se nomme MadGraffitiWeek : page Facebook créée
par des street artistes à la date du 12 janvier 201221. En fait, les 20 et 21 mai 2011 avait été
organisé le MadGraffitiWeekend à l’initiative de Ganzeer suite à la censure de sa fresque
peignant un « martyr », Islam Raafat. Pendant un intervalle de deux jours, accompagné de
nombreux artistes comme Sad Panda, El-Teneen, etc., Ganzeer se lance dans une campagne
visant à recouvrir les murs « nettoyés » par les autorités. En fin d’année, le 10 décembre plus
précisément, constatant le manque de progrès sur ce terrain, Ganzeer lance l’appel suivant
sur sa page Facebook, afin de préparer le premier anniversaire de la Révolution :
« An Appeal to Artists Everywhere :
« This is an appeal to help save lives. The Egyptian Military
Council has unleashed a brutal crackdown on peacefuI protests
by the Egyptian people, calling for the resignation of the
military council and a cancellation of the sham elections that
they’ve been running under their supervision. Soldiers have
shown us no mercy, hitting fallen women with their batons,
stomping on skulls with their boots, and shooting unarmed
civilians dead. I’ve seen this happen with my own eyes and
was unable to stop it. It’s a soul-shattering pain like no other.
[…] Our only hope right now is to destroy the military council
using the weapon of art. From January 13 to 25, the streets of
Egypt will see an explosion of anti-military street art. If you
20
https://www.facebook.com/MAD.GRAFFiTi.WEEK/
Même si la rubrique « A propos » de la page indique le 2 avril 2012 comme moment de fondation, celle-ci a
bien été mise en ligne le 12 janvier afin de lancer cette campagne du MadGraffitiWeek dès le lendemain, le 13
janvier.
21
126
are a street artist elsewhere in the world, please do what you
can in your city to help us. »22
Pour ce qui est de l’appellation choisie, la traduction anglaise trahit quelque peu le terme
arabe qui se rapproche plutôt d’une semaine du graffiti « agressif ». Ceci étant dit, ces
artistes maîtrisent l’anglais et ont certainement eu des raisons d’opter pour la traduction
« folle » plus qu’« agressive ». Une autre alternative serait de pencher du côté « enragé »
parmi les sens possibles de l’expression anglaise. Cette dernière s’approche bien plus du
terme arabe.
Hormis le groupement d’artistes, constitué en crew, appelé le MadGraffitiWeek, dont le plus
illustre des membres est surnommé Hossam Pharaon, notre choix s’est porté sur cette page
en raison de la résonance médiatique qu’elle a eue, surtout dans les premières semaines, du
profil même de celle-ci (l’action collective de plusieurs artistes qui rendait ainsi notre corpus
plus éclectique). Le facteur qui nous a réellement décidé est la politique de la page. Celle-ci
appelle ses followers, non pas à la suivre, mais à agir. Dans la rubrique « A propos », voici
comment les auteurs définissent les informations générales :
« Médite, crée, dessine, milite… »23
La page a pour objectif premier : « Nous dessinons pour la liberté, pour exprimer l’opinion
du peuple, pour informer sur le peuple et la Révolution. Nous avons commencé le 13 janvier
2012 contre le régime et contre le SCAF (Supreme Council of Armed Forces) »24. Cette
démarche entre totalement dans nos questionnements, dans notre cadre théorique et
méthodologique au niveau de l’incitation à l’action, de la volonté de constituer un public
actif d’artistes ou encore de mains actives reproductrices de formats préfabriqués. Pour être
plus clair, la page a été fondée pour communiquer au plus grand nombre des pochoirs ou des
collages à imprimer afin de les disséminer, dans la sphère urbaine et à terme
numériquement, dans le plus grand nombre de lieux possibles. Le mot d’ordre était de
pousser leur public à militer à travers le dessin et la création, plus globalement. Une traînée
de poudre souhaitée par des artistes reconnus en passant par l’intermédiaire d’un public, plus
uniquement spectateur ou actif, seulement sur les réseaux sociaux à travers le partage, le like
ou le commentaire, mais dorénavant prêt à prendre des risques réels dans la rue. Nous
obtenons donc un mouvement circulaire grâce à cette page, où des pochoirs sont mis à la
22
HAMDY Basma, DON KARL (aka Stone), Walls of Freedom, From Here to Fame publishing, Berlin, 2014,
p. 120.
23
Traduction de l’« A propos » en annexe (4).
24
Ibid.
127
disposition tous afin de les partager au plus grand nombre, en ligne, pour les dessiner dans la
rue afin de les prendre en photo et les republier, à terme, en ligne. Cela permet également un
investissement personnel plus profond et un sentiment d’appartenance plus ancré. Il y a
également un partage assez flou, ou un passage, un va-et-vient plus précisément, de
l’expérience esthétique à l’expérience artistique pour en revenir, au final, à l’expérience
esthétique.
Amro Moussa présenté comme un hypocrite, il suffit désormais d’imprimer, de
découper et de bomber.25
Cet objectif n’est pas souvent atteint pour des raisons relativement simples, à savoir les
risques encourus par les graffeurs. De ce fait, la page revient souvent à un fonctionnement
classique de collecte d’œuvres nouvellement produites par tout artiste engagé. L’optique
reste cependant d’inspirer les artistes du crew ainsi que les followers de la page. De manière
non-exhaustive, nous avons sélectionné 212 objets dans le cadre de cette communauté du
MadGraffitiWeek.
25
Annexe MadGraffitiWeek, 12.03.01.
128
IV.
Keizer26, le street artiste de la Révolution ?
Pour clore la constitution du corpus, nous avons ajouté la page d’un artiste, gérée de manière
personnelle. Même si l’artiste unique peut être tenté de tenir sa page comme une galerie ou
comme un outil de communication voire de promotion de son art, il peut demeurer
intéressant d’observer comment un street artiste engagé compte contribuer à l’émergence
d’un public27 politique grâce à son art. Une fois ceci acquis, les artistes sont nombreux.
Sélectionner un artiste connu ou moins renommé n’était pas une mince affaire. Nous avons
finalement pris la décision d’incorporer la page officielle de Keizer. Et cela pour plusieurs
raisons. Nous aurions pu travailler sur des artistes comme Ganzeer, Ammar Abo Bakr, ou El
Teneen notamment mais le choix de Keizer allait presque de soi.
Considéré comme le pionnier du street art au Caire, Keizer est surnommé l’« artiste de la
Révolution », ou bien encore le « Banksy égyptien »28 pour son style et sa manière de
« frapper » par à-coups à la manière de l’artiste britannique, dont il s’inspire d’ailleurs
énormément29. Il est le street artiste le plus connu d’Egypte, même s’il est bien entendu
difficile de mesurer ce type de popularité ; il s’agit de l’artiste le plus cité, le plus repris par
les autres pages de notre corpus. Un autre critère concerne son anonymat, contrairement aux
artistes cités plus haut. Il continue à opérer, à la façon de Banksy, comme un guérillero
urbain et socionumérique. Son approche et sa vision de son art nous ont convaincu
d’embrasser sa cause dans le cadre de notre analyse. Il faut dire qu’il nous a été plus ou
moins facile d’accéder à quantité d’informations le concernant grâce à des travaux
journalistiques, il est souvent le premier recherché malgré toutes les difficultés à le
rencontrer30, mais aussi grâce à un entretien effectué avec lui en juillet 2013. Cela nous a
26
https://www.facebook.com/KeizerStreetArt/
Il semble nécessaire de redonner la définition du public selon Dewey, à laquelle nous ferons référence tout
au long de notre analyse :
« Un public est l’ensemble des gens ayant un plein accès aux données concernant les affaires qui les
concernent, formant des jugements communs quant à la conduite à tenir sur la base de ces données et jouissant
de la possibilité de manifester ouvertement ses jugements. »
ZASK Joëlle, « Le public chez Dewey : une union sociale plurielle », TRACÉS 15, 2008/2, p. 177.
28
KLEMENZ Lisa et VILLIAUME Leslie, Graffiti baladi. Street art et Révolution en Egypte, Ominiscience,
Montreuil, 2014.
29
Keizer nous a accordé un entretien, le 25 juillet 2013, qui se trouve en annexe (5). Lors de cette rencontre, il
a fait part de l’influence de Banksy sur sa production artistique.
30
Anecdote contée dans :
KLEMENZ Lisa et VILLIAUME Leslie, Graffiti baladi. Street art et Révolution en Egypte, Ominiscience,
Montreuil, 2014, p. 8.
27
129
permis d’appréhender son œuvre ou plutôt sa pensée de manière plus globale. Il prend
également la peine de communiquer ou de métacommuniquer à propos de son art, ce qui
nous a poussés dans son sens au moment du choix.
Keizer rejette tout pouvoir31. Totalement inscrit dans une veine anarchiste, il refuse qu’autrui
lui impose une manière d’agir, de se comporter, de s’exprimer. Il souscrit pleinement à
l’esprit originel du street art. Le rejet de se faire connaître s’explique en tout premier lieu
par des raisons de sécurité évidentes mais pas seulement. L’implication de sa personne avec
toutes ses particularités et les attaques médiatiques qui peuvent en découler l’ont convaincu
de préserver son anonymat. La crainte d’être accusé de travailler à la solde d’un pays
étranger, par exemple, lui impose presque de force de maintenir le mystère autour de sa
personne. Cette discrétion a suscité d’autres accusations de ce type : au-delà de la trahison
nationale certains affirment qu’il est chrétien, ce qui expliquerait certains de ses actes selon
certains commentaires sur sa page.
Keizer (nom d’un petit pain en Egypte) explique son surnom par l’accessibilité de ce pain
pour tous les Egyptiens tout comme son art. Malheureusement ce pain n’est pas si accessible
que cela d’un point de vue financier : ce trait est révélateur du milieu d’où il est issu et
permet de comprendre les raisons pour lesquelles il ne s’exprime jamais dans les quartiers
populaires. Il s’adresse à un public ciblé qui a reçu un minimum d’éducation, souvent
capable de maîtriser l’anglais, ayant fait des voyages ou du moins détenteurs d’une culture
européo-américaine, ce qui est loin d’être le cas de tous les Egyptiens. Ce paramètre
demeure cependant secondaire dans nos problématiques. Ses objectifs et sa démarche
forment notre préoccupation première.
Keizer s’engage à combattre le régime en proposant son art à tout public dans la rue32. Sur la
durée impartie de notre corpus, nous dénombrons 575 éléments visuels postés et qui entrent
en ligne de compte dans notre analyse.
31
32
Entretien intégral en annexe (5).
« A propos » en annexe (3).
130
V.
L’étendue du corpus.
La question principale est d’ordre temporel : sur quelle période s’étend notre corpus ? La
réponse nous semble imposée par le corpus même et par la nature des événements ayant eu
lieu tout au long du processus révolutionnaire, encore en cours.
Si nous reprenons les différentes pages Facebook qui composent notre corpus, la plus
ancienne est celle de Nous sommes tous Khaled Saïd qui a vu le jour le 10 juin 2010. Les
autres pages, qui sont essentiellement consacrées au street art, ne naissent que plus tard,
puisque cet art est justement suscité par le mouvement révolutionnaire. L’ouverture de notre
corpus s’effectue avec la fondation de cette page qui va se transformer en lieu de débats, de
discussions, d’échanges, surtout lorsque les premiers appels à la manifestation le 25 janvier,
dans l’optique d’une révolution, prendront place. Cette même page se clôture, de manière
officielle, à la date du 3 juillet 2013, suite au renversement de Mohammad Morsi, président
depuis un an à cette date. Wael Ghonim, qui a milité pour ce départ, provoqué voire fomenté
par l’Armée, estime dans un texte de clôture que « le peuple a atteint ses
objectifs initiaux »33 et que la Révolution est désormais parachevée. Il met fin, dès lors, à sa
contribution politique et à son militantisme socionumérique. La page Nous sommes tous
Khaled Saïd s’étend donc sur une période qui dépasse tout juste les trois ans, du 10 juin
2010 au 3 juillet 2013. Ceci constituera le cadre temporel de notre corpus, que nous
justifierons en recourant à l’herméneutique ricoeurienne du récit.
Paul Ricoeur, à travers ses trois ouvrages intitulés Temps et Récit34, innove en matière de
constitution du récit en y intégrant la réception. Comparé au structuralisme greimassien, P.
Ricoeur ajoute deux notions capitales dans notre compréhension et notre appréhension du
récit, à savoir la complémentarité entre le muthos et la mimésis qu’il emprunte à la Poétique
aristotélicienne. Avant toute chose, il nous faut préciser que P. Ricoeur développe une
réflexion au sujet du récit, qu’il ne conçoit à un aucun moment de nature médiatique. A
partir de ce constat, il conviendra donc d’extrapoler ces notions ricoeuriennes et de les
33
34
Texte de clôture de Wael Ghonim en annexe.
RICOEUR Paul, Temps et récit 1, L’intrigue et le récit historique, Seuil, « Essais », 1983.
131
appliquer au récit médiatique grâce à la médiation d’auteurs tels que Marc Lits35, Jocelyne
Arquembourg et Frédéric Lambert36.
Le muthos désigne une mise en intrigue, un agencement du récit. Ses trois caractéristiques
principales sont les suivantes : « la complétude, la totalité et l’étendue appropriée »37. Le
récit est ainsi doté d’un début, d’un milieu et d’une fin. C’est pour ces raisons précises que
nous fixons comme cadre temporel à notre corpus les dates d’apparition et de clôture du
récit médiatique porté par la page Nous sommes tous Khaled Saïd. Celle-ci présente une
complétude, une totalité et une étendue considérée comme appropriée. Ce récit est fait de
nouements et de dénouements.
Par ailleurs, comme le résume parfaitement Jocelyne Arquembourg en citant Paul Ricoeur :
« « Le récit, jamais éthiquement neutre, s’avère être le premier
laboratoire du jugement moral ». La délimitation des débuts, des
principaux épisodes, des nouements, des dénouements et des
fins, la mise en œuvre d’un réseau conceptuel de l’action et la
dynamique narrative qui articule cet ensemble constituent à la
fois, une opération de détermination du réel, une explication et
un jugement moral. »38
Nous observerons donc l’agencement des faits, la mise en intrigue du récit fait par les
différents médias de notre corpus. Nous sommes également conscients que notre sélection
de corpus constitue une « opération de détermination du réel, une explication et un jugement
moral » tout comme un récit médiatique.
Concernant les trois autres pages du corpus, le récit tenu par les auteurs nous valide dans
notre approche. Elles ont un comportement relativement proche de celui de la page Nous
sommes tous Khaled Saïd, c’est-à-dire que la fin du récit s’accomplit avec la chute de Morsi.
« Fin du récit » est un terme quelque peu excessif, au sens où ces pages demeurent ouvertes
et actives, mais cette activité n’est pas comparable à celle qu’elles avaient jusqu’à ce point
précis. A titre indicatif, Graffiti in Egypt ne poste que deux photos tout au long de l’année
2014. Autant dire que son administrateur ne s’occupe plus de la page. Parallèlement
MadGraffitiWeek ne publie que 32 images en 2014 et 8 pour toute l’année 2015.
35
LITS Marc, Du récit au récit médiatique, De Boeck, Bruxelles, 2008.
ARQUEMBOURG Jocelyne, LAMBERT Frédéric, « Présentation », in Réseaux n°132, Les récits
médiatiques, CNET, 2005.
37
Ibid., p. 14.
38
ARQUEMBOURG Jocelyne, « Comment les récits d’information arrivent-ils à leurs fins ? » in Réseaux
n°132, Les récits médiatiques, CNET, 2005, p. 35.
36
132
Nous sommes tous Khaled Saïd clôture tout simplement son récit, même si la page demeure
ouverte et que tout participant peut toujours contribuer en commentant. Cependant, elle ne
reçoit quasiment plus aucune visite ce qui s’explique bien évidemment par une activité et un
rôle quasi inexistants. Les autres pages préservent une activité mais presque réduite à néant.
Seule exception à la règle : Keizer qui continue à promouvoir son art et son activité sur sa
page publique. Néanmoins son activité diminue fortement avec la chute de Morsi et des
Frères Musulmans. Désormais, son récit s’apparente principalement à une page de
promotion. Ses revendications, toujours existantes, ne sont plus que ponctuelles après le 3
juillet 2013.
Hormis cette décroissance d’activité, nous notons que Mona Abaza, professeure de
sociologie à l’Université américaine du Caire (AUC), l’une des premières à s’intéresser
scientifiquement au street art en Egypte, commence à rédiger des articles à ce propos, à
travers la plateforme militante Jadaliyya.com, uniquement à partir de mars 201239. Elle
publie un article intitulé « Is Cairene Graffiti Losing Momentum? »40, le 25 janvier 2015, et
ne republiera plus rien à ce sujet. Considérant le street art comme le « baromètre » de la
Révolution, elle constate, début 2015, qu’il s’essouffle, voire qu’il n’a plus aucune existence
publique à cause notamment de la violente répression des autorités et de l’émigration de
nombreuses figures éminentes de cette pratique artistique. Dans les faits, à la suite du coup
d’Etat de juillet 2013, une légère résistance street artiviste persistera mais sera rapidement
étouffée par le pouvoir, de nouveau militaire.
Après avoir mis à plat l’étendue temporelle du corpus, il s’agit dorénavant de préciser notre
démarche quant à la répartition des chapitres au sein de notre partie empirique. Nous
sommes partis d’une approche narrative. Les nouements et les dénouements du processus
révolutionnaire, s’étalant sur environ trois ans, seront à l’origine de la mise en place de notre
plan d’analyse. Un ordre chronologique sera donc suivi à partir de trois périodes distinctes
qui déterminent le militantisme et le street artivisme égyptiens de cette période – la lutte
anti-Moubarak, la lutte anti-CSFA, et enfin la lutte anti-Frères (Musulmans) :
39
ABAZA Mona, « An Emerging Memorial Space ? In Praise of Mohammed Mahmud Street », Jadaliyya, 10
mars 2012
http://www.jadaliyya.com/pages/index/4625/an-emerging-memorial-space-in-praise-of-mohammed-m,
dernière consultation le 7 juin 2016.
40
ABAZA Mona, « Is Cairene Graffiti Losing Momentum ? », Jadaliyya, 25 janvier 2015.
http://www.jadaliyya.com/pages/index/20635/is-cairene-graffiti-losing-momentum, dernière consultation le 7
juin 2016.
133
- Un premier chapitre s’étendra du décès de Khaled Saïd aux manifestations et à
l’occupation de la place Tahrir entre le 25 janvier et le 11 février 2011.
- S’ensuivra un chapitre traitant de la période allant de février à novembre 2011 lors
de laquelle une question latente se pose : la poursuite de la Révolution ou l’arrêt du
mouvement suite à la démission de Moubarak.
- Un troisième temps concernera ce qui a été dénommé la « Deuxième Révolution »
lors des événements de la rue Mohammad Mahmoud en novembre 2011 et son extension
jusqu’au prochain événement majeur qui aura lieu en février 2012.
- Un quatrième chapitre sera consacré à un événement majeur : Février 2012, le
premier de ce mois plus précisément, 74 supporters ou Ultras du club al-Ahly décèdent à
Port Saïd suite à des affrontements avec des supporters du club d’al-Masry, localisé dans
cette ville, le tout sous le regard impassible des policiers, qui ne sont intervenus à aucun
moment. Ils auraient même fermé les yeux sur l’entrée d’armes blanches à l’intérieur de
l’enceinte sportive afin de se venger des Ultras ayant eu une activité primordiale lors des
affrontements du début d’année 2011 autour de la place Tahrir. L’Ancien Régime prouve
par cette occasion qu’il est toujours en place et plus puissant que jamais.
- Cette période s’étendra jusqu’à la transition démocratique souhaitée par la tenue
d’élections présidentielles. En juin 2012, Morsi remporte le poste suprême de l’exécutif
égyptien au détriment d’Ahmad Shafik (partisan et membre actif de l’Ancien Régime), il
cristallisera pendant un an la colère des Egyptiens qui vont réinvestir les rues.
- Ce qui mène au dernier chapitre, où il s’agira d’étudier les revendications du public
qui mèneront à la chute de Morsi, à une énième « révolution » ou « coup d’Etat » et un
retour au pouvoir militaire d’avant 2011. Le public s’est-il réuni une dernière fois sur la
place afin de se désintégrer en remettant sa souveraineté aux mains de son oppresseur ?
Enfin, en partant du corpus, les événements dénombrés ci-dessus correspondent à des pics
d’activités sur nos quatre corpora. Les six événements majeurs41 des trois ans que nous
étudions constituent des périodes d’activité accrue de la part des administrateurs, en premier
lieu, et des membres des pages, dans un second. Les nouements et dénouements du récit
41
Pour récapituler, nous axerons notre approche chronologique sur les événements suivants : Mort de Khaled
Saïd, Départ de Moubarak, manifestations de novembre 2011, mort de supporters en février 2012, élections
présidentielles durant l’été 2012 et enfin l’emprisonnement de Morsi durant l’été 2013.
134
médiatique, s’il y en a bien un, correspondent à cette recrudescence des commentaires,
essentiellement.
3500
3000
2500
2000
1500
1000
500
0
2.11
9.11
2.12
5.12 6.12
6.13
En abscisse la chronologie de notre corpus avec les périodes de pic d’activités, en
ordonnée le nombre de commentaires cumulés par jour
A vrai dire la démarche s’est faite simultanément dans les deux sens. Lorsque nous avons
commencé à nous poser des questions quant à l’ordonnancement de nos chapitres dans une
approche narrative, le corpus s’est révélé plus qu’éclairant. En se concentrant sur le rythme
de publications et sur les réactions des Facebookers, nous avons rapidement constaté que ces
six événements émergent comme des périodes de pics autour desquelles l’attention se
focalise. Une recrudescence des publications et un accroissement des commentaires
s’opèrent à chacun de ces événements en particulier. Une grande corrélation est observable
entre l’activité des pages et le cours des événements, ce qui nous conforté dans notre
décision de mener une analyse régie par le temps et la succession chronologique des faits,
« les uns après les autres », ou « les uns à cause des autres », pour rester dans une
terminologie temporelle et ricoeurienne.
135
« C’est notre souffrance qui leur fera comprendre
leur injustice. »
« C’est mon cadavre qui leur appartiendra et non
pas mon obéissance. »
Gandhi.
Chapitre 2 : Nous sommes tous Khaled Saïd, ou la religion
du nom1.
Nous sommes tous Khaled Saïd est une page pionnière pour ce qui est de la diffusion du
street art mais concernant la période qui s’étend de juin 2010 à février 2011 nous verrons
qu’il est bien difficile de qualifier les objets des différents posts sur cette page de street art.
Ce sont plutôt les balbutiements de l’apparition d’un mode d’expression qui naît en parallèle
avec un mode d’action subversif, prenant forme lors de cette période en Egypte.
Le street art existe néanmoins mais nous pourrions le qualifier d’un art publiquement
invisible. Rares sont les artistes qui se réclament de cette forme d’art. Encore plus rares sont
ceux qui le publicisent à travers des réseaux sociaux. En Alexandrie, par exemple, Aya
Tarek et Amro Ali sont des précurseurs dans ce domaine et exercent depuis quelques années,
mais ils pratiquent un art plutôt qualifié d’« abstrait », rarement en relation directe avec le
contexte socio-politique de la ville ou du pays. Cependant, nous pouvons la voir appliquer
un pochoir « Sois avec la Révolution » dans une scène cinématographique. Aya Tarek, à
titre indicatif, crée sa propre page Facebook en mars 2010 mais elle la tient principalement
comme un outil de promotion pour un film à sortir en salle dans lequel elle participe en tant
qu’Aya Tarek, jeune artiste graffeuse, mélangeant donc réalité et fiction. Ironie du sort,
Microphone sortira dans quelques salles le 24 janvier 2011. Ce long-métrage, unique en son
genre, produit notamment par Khaled Abo-elNaga, qui y joue le rôle de Khaled, a pour but
de promouvoir et de donner la parole aux jeunes qui développent de nouveaux modes
d’expression artistique issus principalement du hip-hop. Toutes les formes de culture
En référence au titre d’une sous-partie présentant la culture du « tag ». Stéphanie Lemoine, pour définir
l’esprit de la pratique du « tag » ou du « writing », dans son appellation anglaise, parle de « religion du nom ».
LEMOINE Stéphanie, L’art urbain, du graffiti au street art, Découvertes Gallimard, coll. «Arts », Paris, 2012,
p. 46.
1
136
alternative (rap, rock, tenues vestimentaires, skate, graffiti, etc.) y sont présentées, à
l’opposé d’un circuit traditionnel de la culture égyptienne tolérée et subventionnée par les
autorités fortement critiqué dans le film. Il montre cependant à quel point les pouvoirs
publics mais aussi les familles de ces jeunes artistes peuvent être réfractaires à ce « non-art »
« décadent et sans goût », une dégénérescence du goût en matière de culture. Par ailleurs, ce
célèbre acteur a été un soutien non-négligeable pour la page Nous sommes tous Khaled Saïd,
entre autres, et de la Révolution de 2011 plus généralement. Ce film, Microphone, est un des
rares objets médiatiques contribuant à une visibilisation publique du hip-hop et des artistes
indépendants en Egypte dans la période de l’avant-Révolution.
Cet art, s’il en est un à ce moment, s’exprime dans les lieux cachés connus et reconnus par
certaines minorités d’initiés qui partagent le goût du hip-hop. C’est un mouvement qui
ressemble fortement à ce qui s’est produit au milieu des années 1980 en France et en Europe
occidentale. Certains jeunes revenant de séjours aux Etats-Unis d’Amérique, comme Bando
ou Mode22, importaient avec eux cette innovation artistique qui se manifestait petit à petit
par des rencontres sur des terrains-vagues ou bien des scènes underground où l’objectif
premier était de s’affronter en tant que DJ (disc jockey), en tant qu’artiste taggeur ou
graffeur, en tant que sportif, et enfin en tant que rappeur. Certains protagonistes, comme les
NTM exerçaient plusieurs pratiques artistiques à la fois. Il ne faut pas oublier qu’ils ont
démarré par le tag et le graff (NTM étant leur tag, leur signature en quelque sorte). Sans le
tag et le graff, les NTM n’auraient jamais été le groupe de rap si connu dans les années
1990, comme le reconnaît Kool Shen3.
En Egypte, une scène similaire commence à voir le jour à la fin des années 2000 et elle est
aussi mal perçue que dans la France des années 1980 et 1990. Cet art est donc existant mais
publiquement invisible. Il est accessible mais invisible4, que ce soit dans la sphère urbaine
ou numérique. Il faut bien distinguer l’accessibilité de la visibilité, diagnostic parfaitement
établi, notamment, par Dominique Cardon dans la Démocratie Internet où il définit ce qui
est public comme étant accessible et visible par tous mais souligne en même temps la
distinction primordiale entre les deux termes. Nombre de pages en ligne peuvent être
2
VECCHIONE Marc-Aurèle, BRÜCKER Sara, Writers. 20 ans de Graffiti à Paris, 1983-2003, Résistance
films, 2004.
https://www.youtube.com/watch?v=_AW7Sv41b6A, dernière consultation le 28 août 2016.
3
Ibid.
4
CARDON Dominique, La démocratie Internet, Promesses et limites, Seuil, coll. « La République des idées,
Paris, 2010, p. 42
137
accessibles mais n’avoir qu’une visibilité réduite sur la sphère numérique. Elles sont donc
publiques mais invisibles au sens de Maurice Merleau-Ponty. Ce qui est invisible n’est pas
néant, n’est pas inexistant5.
La notion de « rayon de monde »6 qu’il emprunte à Husserl nous semble fort probante pour
ce qui est de notre situation de communication :
Le rapport du visible et de l’invisible peut donc dépendre de l’horizon du sujet, de sa
perception, de l’angle avec lequel il observe l’objet. Tout cela indique que l’invisible est
question de subjectivité. Le « rayon de monde » est donc affaire de « ségrégation » « dans le
monde ou dans l’être » 7. Nous développerons cette notion plus en détail par la suite.
Ceci se rapproche, tant bien que mal, des problématiques de focalisation de l’attention.
Olivier Voirol constate « que le regard, l’activité de voir, le fait d’être vu ou de passer
inaperçu, ou encore les différentes modalités de focalisation de l’attention, sont des thèmes
restés relativement inexplorés »8 en introduction du numéro de Réseaux consacré à la
visibilité et l’invisibilité. Olivier Voirol suggère donc « qu’il existe des « mondes de
visibilité » spécialisés spécifiques à des différenciations professionnelles, qui supposent
l’acquisition préalable, par leurs membres, de compétences visuelles permettant de repérer
les traits pertinents là où le profane reste aveugle. »9 Et c’est exactement ce dont il s’agit
concernant le tag et le graffiti. Ils ne sont pas nécessairement exposés pour tout un chacun et
5
MERLEAU-PONTY Maurice, Le visible et l’invisible. L’interrogation philosophique, Gallimard, Paris,
1964.
6
Ibid., p. 290.
7
Ibid., p. 290.
8
VOIROL Olivier, « Présentation. Visibilité et invisibilité : une introduction », Réseaux, n°129-130, 2005/1, p.
10.
9
Ibid., p. 13.
138
ne peuvent accéder à l’attention d’un grand-public puisqu’ils ne lui sont pas destinés. Une
réelle scission s’opère entre le regard de l’initié et celui du profane.
Ainsi, un sujet reçoit un message ou un objet quelconque mais tant qu’il n’a pas été
sensibilisé au sens, ou à l’existence de cet objet sémiotique, il y a de fortes chances que ce
dernier n’atteigne pas son attention. Prenons pour exemple un cairote qui se promène dans
sa ville et tombe sur un tag, ne sachant pas la signification de ce signe ni l’objectif visé par
l’auteur et encore moins l’existence de la culture du tag, il y a fort à parier qu’il n’y prête
aucune attention. Celle-ci peut difficilement être captée par un message qui lui est si
étranger. Nous pouvons appliquer la même anecdote à un usager parisien du métropolitain
qui prête exceptionnellement son attention aux tags qui jonchent les couloirs, les escaliers
mais aussi les tunnels. Ces derniers étant, par ailleurs, rarement destinés à l’usager lambda
des transports publics. Le tag et le graffiti – nous précisons bien qu’il ne s’agit pas de street
art, au sens de message à portée universelle –, même leur existence marginale avant 2010,
ne pouvait donc prétendre qu’à une invisibilité publique, par ailleurs entretenue.
La culture du street art est souvent liée à un ésotérisme ambiant. Elle ne s’adresse qu’à
certains initiés qui détiennent les codes de lecture de ce mode d’expression. Comme exposé
dans la première partie10, cet ésotérisme des débuts transite assez rapidement vers un
message à tendance universelle souhaitant atteindre tout un chacun.
Mais avant la Révolution ou les manifestations, de début 2011 en Egypte, nous pourrions
qualifier la scène street art d’ésotérique. C’est d’ailleurs la Révolution qui a converti de
nombreux artistes ou profanes en street artistes. Nous étudierons donc cette première
période de notre corpus en gardant bien à l’esprit qu’il serait maladroit de parler de street art
mais plutôt de tentatives artistiques prenant place dans des lieux publics (numériques et
urbains).
10
Voir Partie I, Chapitre 2.
139
I.
La présence permanente du martyr11 : Index, icône ou
symbole ?
Lorsque nous observons notre corpus, il est évident que très peu d’objets sont publiés sous le
titre de street art au cours de cette période. Seuls treize à seize objets peuvent être pris en
compte pour ce premier chapitre. Il y a une légère hésitation quant au nombre puisque l’une
des images se trouve être une photographie provenant d’un concert des Pink Floyd où
Khaled Saïd est représenté en arrière-plan, au-dessus de Gandhi, comme étant une
personnalité importante. Une autre image s’avère être un truquage d’une image publicitaire
espagnole mais cela n’est pas précisé par l’administrateur au moment de sa publication.
D’ailleurs, cette image se trouve être une photographie de papier toilette sur lequel est inscrit
deux titres de journaux publics égyptiens12.
11
Nous nous référerons à la définition sacrificielle, politique et théologique de la martyrologie développée par
Abu-Bakr Abélard Mashimango. Même s’il s’est essentiellement penché sur les conflits armés, nous voyons
que nous pouvons extrapoler sa conception martyrologique à d’autres situations :
« Le martyr est […] une personne qui a souffert la mort de sa foi (dans le sens religieux du terme), de ses
convictions pour une cause à laquelle elle s’est sacrifiée … plutôt que d’abjurer. Cette notion s’étend à de
nombreux contextes de résistance, de lutte, de rivalité, de conflits… »
MASHIMANGO Abou-Bakr Abélard, La dimension sacrificielle de la guerre. Essai sur la martyrologie
politique, L’Harmattan, Paris, 2012, p. 122.
12
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 10.06.29.
140
Cette image, postée le 29 juin 2010, vient s’inscrire dans un combat sans merci entre les
cyberactivistes, qui tiennent des médias alternatifs ou à contre-courant, et des médias
nationaux ou gouvernementaux dans lesquels des versions totalement antagonistes
s’affrontent. L’administrateur publie donc cette image en précisant dans son post que ces
journaux financés par « le contribuable » sont « hypocrites ». A ce moment-là, le pays est
tourmenté par les raisons du décès de Khaled Saïd et de son penchant pour la drogue ou non.
Ces journaux soutiennent que Khaled est coupable d’addiction pour la marijuana tandis que
Nous sommes tous Khaled Saïd, entre autres, accuse ces journaux de relayer les arguments
totalement fallacieux des autorités. C’est dans ce contexte précis que l’administrateur décide
de diffuser cette photographie, deux fois le même jour et à une autre reprise le 18 septembre
2010 en réponse à un énième article d’al-Ahram qui accuse les cyberactivistes de menteurs
et d’agents à la solde de pays occidentaux, que nous pourrions penser être l’œuvre d’un
street artiste seulement elle n’a pas d’auteur proclamé comme très souvent, nous
apprendrons à l’occasion de sa reprise le 18 septembre que c’est Wael Ghonim lui-même qui
a truqué cette photographie. Mais si nous menions une rapide recherche sur l’Internet nous
nous apercevrions que cette photographie se trouve être un détournement d’une publicité
141
espagnole13 intitulée Iwanttobeababy.com. Nous pouvons d’ailleurs en voir encore des
traces qui n’ont pas été suffisamment bien supprimées.
Cette image a pour but performatif d’injurier ces organes de presse, représentés par leur
logo, chacun prenant place sur une feuille de papier hygiénique. L’action de l’objet,
combinaison de signes iconographiques et de signes linguistiques ce que Dominique
Maingueneau définit comme un « iconotexte »14 dans un cadre publicitaire, est d’imaginer
ces papiers comme ayant pour seul objectif de nettoyer les déjections des honnêtes citoyens,
qui ont eux-mêmes financé le « travail » ou plutôt le « mauvais travail » fourni par ceux-ci,
leur récompense est, par conséquent, d’essuyer les derrières des membres de Nous sommes
tous Khaled Saïd. C’est seulement de cette manière cathartique que ces journaux se feront
pardonner leurs « pêchés », à savoir de s’en prendre à UN, voire AU, « martyr de la
Révolution », surnommé « LE martyr du Régime » par la page Nous sommes tous Khaled
Saïd, entre autres.
Par ailleurs, un second constat est observable : la grande majorité des images postées durant
cette période re-présente15 Khaled et contribue à sa mémoire. Ce qui n’est en rien surprenant
puisque la page est dédiée à cette victime. Parmi les seize objets sémiotiques à analyser
durant cette phase temporelle neuf lui sont consacrés. La page est érigée en mémorial ou en
monument au mort.
Trois niveaux d’analyse doivent être requis pour ce qui est de cette partie du corpus. Les
différents objets peuvent avoir trois statuts différents ou bien deux à la fois, ou encore les
trois réunis pour un même objet. Tout d’abord ces images peuvent prétendre avoir une
valeur indexicale. Elles font preuve du passage d’une personne qui commémore le décès de
Khaled Saïd, de plusieurs manières possibles. Le mur est affecté, gravé par une personne
ayant pour objectif de pérenniser la mémoire de Khaled dans un matériau dur et accessible à
13
Annexe 2
Partie 2, Chapitre 3
L’« iconotexte » est « un texte où l’image et le langage verbal sont indissociables. »
MAINGUENEAU Dominique, Analyser les textes de communication, Armand Colin, coll. « Lettres sup »,
Paris, 2007, p. 118
15
Au sens de Louis Marin : « Qu’est-ce que re-présenter, sinon présenter à nouveau (dans la modalité du
temps) ou à la place de … (dans celle de l’espace) ? Le préfixe re- importe dans le terme la valeur de
substitution. »
MARIN Louis, Des pouvoirs de l’image, Gloses, Seuil, Paris, 1993, p. 11. C’est nous qui soulignons.
14
142
la vue d’un maximum de passants, ou à terme de webnautes. Elles peuvent être qualifiées de
triplement indexicale, si nous attribuons à la trace une valeur indexicale, comme le fait
Peirce. La trace est un des indices possibles selon Peirce et ces images, qui parviennent à
une publication socionumérique, sont le résultat d’une triple traçabilité, accompagnée d’une
triple transgression, un graffiti sur un mur (1) pris en photographie (2) pour aboutir son
cheminement par une apparition sur un mur numérique (3), l’objet faisant office de trace
sémiotique à chacune de ces opérations16.
Ensuite, certaines de ces images ont une valeur iconique puisqu’elles re-présentent17 l’image
ressemblante de Khaled Saïd. C’est la ressemblance qui permet la reconnaissance et la
lecture de ces images. Enfin et surtout, la valeur symbolique de chacune de ces images
permet d’accéder, selon le savoir latéral18 déployé par le récepteur, à une lecture tout autre,
faisant de Khaled le martyr du Régime et non plus une simple victime. Que le récepteur soit
un passant dans la rue ou un membre de la page Facebook, le savoir latéral ou plutôt la
convention19 partagée par une communauté d’action20 variera et la lecture tout autant. Dans
la rue, le passant peut avoir une vision ou l’autre des deux versions contradictoires
présentées auparavant, concernant la culpabilité ou non de Khaled au moment de son
interpellation, ou encore une troisième. Sur la page, le follower est déjà acquis à la cause et
surtout il suit un récit concernant la mort de cette personne depuis environ deux semaines
désormais. Ce qui prime c’est donc cette lecture symbolique. Le fait d’employer une
photographie de Khaled n’est pas le plus important, ce qui est tangible c’est tout le récit qui
sous-tend cette photographie ou une expression comme « Nous sommes tous Khaled Saïd ».
16
Partie 1, Chapitre 4.
Au sens de Louis Marin, présenter à nouveau
MARIN Louis, Des pouvoirs de l’image, Gloses, Seuil, Paris, 1993, p. 10.
18
Selon Jean-Marie Schaeffer, l’ensemble des « savoirs latéraux » constitue le « contexte communicationnel ».
« Ce savoir latéral peut être des plus divers : il peut s’agir de stimuli sensoriels mémorisés, mais il peut aussi
s’agir de représentations ou de savoirs plus abstraits ayant seulement des liens indirects avec de tels stimuli ».
SCHAEFFER Jean-Marie, L’image précaire. Du dispositif photographique, Seuil, Paris, 1987, p. 55.
19
DELEDALLE Gérard, Charles S. Peirce, Ecrits sur le signe, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », Paris,
1978, p. 32.
20
DEWEY John, Logique. La théorie de l’enquête, PUF, Paris, 1967, p. 108.
17
143
II.
Khaled, signe de ralliement.
Les 25 et 26 juin, au cœur du festival d’el-Korba au Caire, deux photographies d’inscriptions
à la craie à même le sol nous sont proposées par l’administrateur. La première dit : « Nous
sommes tous Khaled Saïd »21 accompagnée d’un petit encadré (coin supérieur gauche)
précisant « Martyr du régime » et la seconde « Khaled needs justice »22.
Concernant le premier post, l’administrateur présente cette image avec la légende suivante :
« Khaled Saïd au festival d’el-Korba…Khaled est le scandale du Régime qui a éveillé
l’Egypte ». Wael Ghonim propose donc ce graffiti qui représente Khaled comme un symbole
iconographique re-présentant Khaled. Sa personne ou plutôt sa mémoire est sur place,
présente au festival. Son nom est tagué pour laisser une trace le re-présentant, haut en
couleurs, à la craie, concocté avec attention par ces femmes qui sont en train de le terminer.
Rappelons que nous sommes toujours dans cette ambiance délétère où les médias officiels
du Régime et les médias alternatifs, comme Nous sommes tous Khaled Saïd, s’affrontent
quant au déroulement des faits menant au décès de Khaled. Dans ce contexte, nous pouvons
apercevoir que la pose, l’un des six procédés de connotation à surveiller dans une
photographie selon Roland Barthes23, met l’accent sur l’inchoativité de la performance. Ces
femmes n’ont pas fini le contour, ou le lettrage quelque peu amateur, du nom de Khaled ni la
mention qui indique qu’il est bien le « Martyr du Régime le… ». La phrase n’étant pas
21
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 10.06.25.
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 10.06.26.
23
Les six procédés de connotation en question :
Le truquage, la pose, les objets (disposés dans le spectrum afin de composer une rhétorique particulière), la
photogénie (embellissement et sublimation de l’image), l’esthétisme (souvent dans une généalogie picturale) et
la syntaxe.
BARTHES Roland, « Le message photographique » in Communications, n°1, 1961, pp. 131-133.
22
144
terminée, elle attire nécessairement l’attention du spectateur. C’est donc bien la dynamique
de cette photographie qui en fait un objet en cours, loin d’être figé. Khaled est peut-être
mort, à travers ce cœur brisé, mais celui-ci, dont le sang coule, offre la matière première au
graffiti et en fait un symbole qui n’est pas prêt de cesser son opposition au Régime.
Ce qui nous intrigue fortement dans les commentaires c’est l’éloignement assez rapide du
débat par rapport à l’image postée. Après quelques propositions pour promouvoir la cause de
Khaled Saïd, comme aller à l’université tout vêtu de noir, le débat se porte principalement
sur l’identité de l’administrateur. Certains veulent à tout prix savoir qui se cache derrière
l’auteur de la page, c’est un débat qui ne trouve presque plus de place au bout de quelques
semaines, et d’autres sont d’avis que cela importe peu.
Ikram Amin ElShafie, par exemple, affirme : « C’est pas
important qui est l’admin…ce qui importe c’est que c’est un
humain respectable qui a un cœur et des sentiments…et qui nous
a réuni sans que l’on ne se connaisse…nous sommes tous sur la
corniche côte à côte sans nous connaître mais notre combat est le
même… Que Dieu te préserve Admin ! »24.
Ce membre évoque ainsi la force des « liens faibles », concept développé par Mark S.
Granovetter25, repris et développé en une « force des coopérations faibles » par Dominique
Cardon et Christohe Aguiton26. Toutes ces relations interpersonnelles, ne faisant pas partie
du premier cercle, peuvent donc réunir des individus sans se connaître personnellement et
sans soulever des doutes quant à la sincérité de la démarche des uns et des autres.
Autre témoignage dans la même veine, Ahmed Love proclame que « Nous sommes tous
Khaled Saïd et nous sommes tous Admin »27. Ce membre prête serment donc à la cause mais
également à l’auteur de la mobilisation dont il ne connaît pourtant pas encore l’identité. Il
répond aux différentes craintes ou aux accusations par un raisonnement réflexif assez
simple : « Nous sommes tous Khaled Saïd et l’Admin est Khaled Saïd ». Puisque
24
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 10.06.25, p. 2.
GRANOVETTER Mark S., « The Strength of Weak Ties » in American Journal of Sociology, Vol. 78, n° 6,
Mai 1973, pp. 1360-1380.
26
« The strength of weak cooperation » cité dans La Démocratie Internet :
« La plupart des grands collectifs de l’Internet sont la conséquence d’interactions opportunistes dont la
prémisse est l’exposition par les individus de leur identité, de leurs goûts ou de leurs activités. D’autres
saisissent les occasions offertes par les individus exposés pour débuter une interaction avec eux et les engager
dans des coopérations « faibles ». »
CARDON Dominique, La démocratie Internet, Promesses et limites, Seuil, coll. « La République des idées,
Paris, 2010, p. 81. C’est nous qui soulignons.
27
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 10.06.25, p. 5
25
145
l’administrateur est un des nombreux Khaled Saïd, par voie de conséquence il ne peut être
que Khaled, tout autant que les autres, tous membres à part entière de « la jeunesse opprimée
d’Egypte »28.
Ce que nous observons assez clairement, à travers ce débat autour de la personne de
l’administrateur, c’est le sentiment d’appartenance qui commence à se dégager des discours
des uns et des autres. Le tout soutenu par un discours, tenu par l’administrateur en question,
focalisé principalement sur la personne de Khaled.
Cette concentration des images et des messages linguistiques29 autour de la figure de Khaled
est symptomatique de la mythologisation qui s’opère autour de cette victime, a priori,
quelconque du Régime égyptien. Mais comme nous l’avons vu précédemment, Khaled n’est
pas une énième victime qui viendrait s’ajouter à toutes les autres. Hormis la polémique
autour de son addiction au haschich, Khaled va permettre une identification assez simple de
la part de la jeunesse égyptienne connectée qui se reconnaît aisément en sa personne. Ce
jeune issu de la classe moyenne égyptienne n’a aucun avenir garanti par le pouvoir, qui
officiellement porte toujours la charge de placer les jeunes diplômés dans les entreprises
publiques. Il aspire donc à quitter le pays comme nombre de jeunes Egyptiens. Les
générations précédentes pouvaient avoir des réticences sur le phénomène d’émigration,
souvent traduit par un manque d’amour pour la patrie, alors que nombre de jeunes, qui n’ont
aucune perspective claire les concernant ou bien même pour leurs enfants, voient dans cette
émigration la seule solution pour pouvoir vivre et non plus uniquement survivre. Khaled
Saïd cristallisait en sa personne les points les plus caractéristiques de la jeunesse égyptienne.
Et si nous en revenons à la polémique entre médias officiels et médias alternatifs, nous
pouvons avancer que celle-ci a servi à promouvoir la cause de Khaled Saïd. Premièrement,
parce qu’elle a porté à la connaissance d’un grand-public l’existence de l’affaire et
deuxièmement parce qu’elle a permis la mise en place de récits.
Ce qui prime c’est que l’affrontement de ces différents médias a entraîné la mise en place
d’une enquête alternative menée par des activistes, qui se muent ainsi en « communauté
d’enquêteurs »30. Et au travers du récit qui sera tenu, s’appuyant sur les résultats de cette
28
Ibid.
Nous distinguerons, comme le fait Roland Barthes, les messages iconiques (dénoté et connoté) et le message
linguistique.
BARTHES Roland, « Rhétorique de l’image », Communications, 1964, n°4, pp. 40-51.
30
« La corrélation entre vivre une situation problématique, éprouver les conséquences de ses propres activités,
et reconstruire le cadre de l’expérience en agissant sur ses conditions afin que puisse reprendre le continuum
29
146
enquête, Khaled Saïd se trouvera au centre d’une attention toute particulière puisqu’il sera
érigé en « Martyr du Régime », et non plus uniquement en tant que victime. Khaled aurait
été attiré dans un traquenard organisé par la police et un ami portant le surnom de
Mohammad Radwan Abdelhamid plus connu sous le surnom de Haschicha31, qui signifie
littéralement en dialecte égyptien « boulette de haschich », pour sa consommation excessive
de drogues douces. Amro Ali, doctorant en relations internationales à Sydney et blogueur,
originaire du même quartier que Khaled Saïd a pu s’identifier à ce jeune ce qui l’a poussé à
étudier quelque peu la question. Nous nous retrouvons donc face à un récit tournant autour
d’une figure presque christique32, qui en fait celle d’un « martyr politique » ou d’un
« héros » malgré lui33, qui se trouve être Khaled Saïd, avec tout ce que cela comporte de
martyrologie et de culte voué à une personne désormais symbole d’une quasi-religion fondée
sur son sacrifice. Khaled Saïd, trahi par l’un de ses proches, devient sans le savoir ni le
vouloir symbole des résultats de la violence extrême d’un régime. Il sera commémoré année
après année et le culte tente d’augmenter le nombre de fidèles, avec son lot de prosélytisme.
Par ailleurs, l’administrateur se vante régulièrement de la croissance exponentielle des
adhérents à sa page.
des expérimentations, est ce que Dewey appelle tout aussi bien « enquête » que « développement de
l’individualité ». »
« L’enquête relève plus d’une logique de création que d’une logique de découverte. »
L’enquête n’est donc pas à proprement parler une activité de détection mais la création de conditions propices
au public pour mener à bien ses projets d’« agir ».
DEWEY John, Le public et ses problèmes, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2010, pp. 31-32. C’est nous qui
soulignons.
31
Un récit passionnant de la soirée conté par Amro Ali sur
ALI Amro, « Saeeds of Revolution: De-Mythologizing Khaled Saeed », 5 juin 2012,
http://www.jadaliyya.com/pages/index/5845/saeeds-of-revolution_de-mythologizing-khaled-saeed,
dernière
consultation le 13 septembre 2016.
32
Abu-Bakr Abélard Mashimango souligne l’influence des récits mythiques des religions abrahamiques sur les
cultures martyrologiques qui imprègnent nos sociétés contemporaines :
« De l’animal qui s’interpose entre Abraham et son fils (Isaac selon le christianisme et Ismaël selon l’islam) à
Jésus crucifié sur la Croix pour absoudre les péchés de l’humanité, etc., toutes ces histoires mythiques
soulignent l’historicité du culte sacrificiel. »
MASHIMANGO Abou-Bakr Abélard, La dimension sacrificielle de la guerre. Essai sur la martyrologie
politique, L’Harmattan, Paris, 2012, p. 110.
33
Au sujet des héros de faits-divers, Nathalie Heinich juge que certains moyens de communication et une
attention médiatique doivent porter la lumière sur ces « héros » malgré eux qui ont souffert un sort tragique
sans l’avoir provoqué consciemment :
« la visibilité est bien endogène, au sens où elle ne dépend que de la propension des médias à tourner leur
attention, et celle du public, en direction de ces êtres temporairement ou durablement singularisés par les
circonstances, la chance ou la malchance, ou l’extrême déviance. […] Elles n’accèderaient pas à une telle
visibilité sans moyens de communication photo, TV, numérique […] »
HEINICH Nathalie, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Gallimard, Paris, 2012, p.
238.
147
La mère de Khaled, Layla Marzouk, deviendra également un symbole, équivalent de la
Vierge Marie, par la perte brutale de ce qu’elle avait de plus cher, son fils. Les différents
témoignages, relayés par la page, du « supplice » public, sans scrupule, de Khaled par les
deux représentants de l’autorité, pendant que les personnes présentes demeuraient
impassibles, contribuent à faire de Khaled LE Martyr parfait. Ajoutons à cela un élément
non-négligeable, le montage photographique opéré à partir de deux photographies montrant
Khaled avant (récupération de la photographie d’identité de son passeport) et après son
décès (photographie prise par son frère à la morgue). Cette visualisation possible facilite le
passage d’une victime à un martyr voire LE Martyr.
La référence à la figure christique constitue un point capital de l’analyse et celle-ci est
possible, car en Egypte une partie de la population est copte. Au-delà du vivre-ensemble
générant des récits communs34, l’islam intègre dans sa construction une partie des récits
évangéliques. Même si Jésus, prophète éminent dans l’islam, n’a pas été crucifié dans le
récit coranique il a tout de même été, dans l’interprétation d’un hadith (littéralement le
conte, récit provenant de la vie du prophète), dénoncé par Judas.
La seconde image35, évoquée plus haut, est l’œuvre d’une certaine Farah, dont l’Admin
relaie le témoignage en guise de légende de la photographie :
« Je suis une fille égyptienne et j’aime l’Egypte mais j’avais
des empêchements qui ne m’ont pas permis d’assister au sit-in.
Mais je voulais pas que ma journée soit perdue alors je suis
34
A ce sujet, Abdel Halim Hafez a interprété une chanson consacrée à la crucifixion du Christ, comparée au
sort du citoyen palestinien, dont le titre était « Le Messie ». Le chanteur le plus connu du monde arabe, luimême musulman, a donc chanté dans des termes chrétiens la mort du Christ.
Par ailleurs, lorsqu’un Egyptien musulman veut faire jurer un chrétien il lui dit « Jure sur le Christ » et
inversement.
35
Image 2, Annexe 4. Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 10.06.26.
148
allée au carnaval d’el-Korba et j’ai fait avec une amie une petit
truc pour Khaled – Merci Farah »36.
Tout d’abord, ce type de témoignage a pour but de démontrer que les membres de la page
ressentent le besoin de s’engager pour Khaled voire pour eux-mêmes, puisqu’ils sont tous
Khaled. Nous observons dans la suite des commentaires une forte frustration suscitée par le
manque d’actions, selon certains membres qui demandent aux autres de proposer de
nouvelles initiatives. D’autres en proposent directement. L’objectif premier étant de
s’encourager les uns les autres et de faire face à la possibilité du passager clandestin37,
surtout en insistant sur le fait que même les « nouvelles femmes d’Egypte » sont
« courageuses » et n’ont plus peur de s’engager explicitement, jusqu’à sortir de l’anonymat.
L’approche genrée, dans une culture aussi sexiste, porte un intérêt énorme qui sera
régulièrement convoquée par les activistes pour dissuader le passager clandestin de rester
chez lui. Si même les femmes s’engagent de cette manière, alors l’homme qui se croît
supérieur se trouve bel et bien obligé d’agir également. Nous reviendrons sur le discours
genré bien plus en détail par la suite.
Cette image colorée démontre, comme le dit un commentaire de Heba Farouk Mahfouz 38,
que même dans une ambiance aussi « festive et bon-enfant » la jeunesse n’oublie pas son
combat, elle y voit donc de l’espoir. N’oublions pas que l’image est une photographie d’un
graff à la craie rappelant que « Khaled a besoin de justice ». Mais comme Khaled, « Le
Martyr du Régime », est désormais la nouvelle identité de cette jeunesse militante et
mobilisée, par conséquent celle-ci a tout autant besoin de justice. Khaled ne serait que
symptomatique de ce que subit la jeunesse égyptienne. La personne de Khaled, représentée
dans la joie ou dans la tristesse, ce qui est le cas dans certains objets à venir dans l’analyse,
« a réveillé l’Egypte », comme aime si bien le rappeler assez souvent Wael Ghonim. A cet
effet, le sentiment d’injustice prime :
« Le sens de la justice et plus largement le « sens du public »
constitue bien une compétence morale : il se fonde sur une
compétence « cognitive », la maîtrise d’une grammaire publique
qui permet de s’exprimer dans l’espace public, mais aussi sur la
36
Ibid., p. 1
Celui qui compte sur l’action d’un tiers pour en soutirer les bénéfices sans jamais risquer les potentielles
conséquences préjudiciables.
OLSON Mancur, Logique de l’action collective, PUF, Paris, 1978.
38
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 10.06.26, p. 7
37
149
capacité, pour les membres d’une communauté, à reconnaître
des candidats plausibles au statut de biens communs. »39
Et cette injustice permet de réunir des individus autour la constitution d’une identité
victimaire, voire martyrologique. Cette identité, nouvellement construite ou instituée, permet
de s’inscrire dans une identité-résistance40, selon les termes de Manuel Castells. Pour le
moment, nous ne pouvons assimiler cette identité qu’à de la résistance, une inscription en
réaction à l’oppression d’un système politique. Nous ne sommes jusqu’à ce point précis de
cette expérience et de cette constitution d’identité, étant elle-même « la source du sens et de
l’expérience »41 selon John Caldwell Calhoun cité par Castells, pas encore parvenus à la
constitution d’une identité-projet. Le terme « encore » renvoie bien à la survenue de cette
identité-projet quelques mois plus tard, point sur lequel nous nous attarderons dans les pages
qui suivent.
En août, l’Admin publie la photographie d’un fanouss42 (lanterne à usage spécifique pour le
mois du Ramadan) à l’effigie de Khaled pour l’arrivée du mois de ramadan. L’occasion de
souhaiter un bon mois à tous les membres mais également l’occasion de rappeler que Khaled
et sa famille ainsi que tous les individus mobilisés autour de cette problématique n’ont
toujours pas obtenu gain de cause. Ce qui ressort le plus du post laissé par l’Admin à cette
39
BRUGIDOU Mathieu, L’opinion et ses publics, Une approche pragmatiste de l’opinion publique, Presses de
la Fondation Nationales des Sciences Politiques, Paris, 2008, p. 25.
40
CASTELLS Manuel, L’ère de l’information (tome 2), Le pouvoir de l’identité, Fayard, Paris, 1999, p. 18.
41
Ibid., p. 16.
42
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 10.08.11.
150
occasion c’est qu’il en profite, tout comme les membres, pour prier pour Khaled et les autres
victimes du Régime et souhaite que les prisonniers politiques puissent rentrer chez eux pour
passer cette période de fêtes en famille. Les commentaires sont majoritairement équivalents
à cette légende du gestionnaire de la page et de la communauté. Ajoutons à cela, et c’est tout
l’intérêt du post, que ce sont des jeunes qui sont allés accrocher ces fanouss43 dans la rue de
Khaled Saïd. Nous nous retrouvons donc en période de fêtes mais personne n’oublie Khaled,
c’est ce que souligne Wael Ghonim en remerciant ces jeunes à l’initiative de la décoration
de la rue où résidait Khaled et pour la plupart des commentaires de faire une prière pour le
défunt Khaled. Dans la légende de Wael Ghonim, sont évoquées d’autres victimes.
Néanmoins dans les commentaires seul Khaled obtient l’assentiment des membres de la
page. Aucune autre victime n’est citée ou sujet d’une prière par les membres. Force est de
constater que Khaled cristallise et concentre toute l’émotion autour de la figure, une et
unique comme dans de nombreux cultes, du Martyr. Les membres de la communauté sont
bien Khaled, ils ne sont pleinement « indirectement affectés »44 grâce à cette dénomination
du groupe Facebook qui les identifie. Ils déclarent, à travers cette auto-désignation,
« expériencer » une affection pour le sort de ce jeune « tué » par le Régime en place.
Cette lanterne, synonyme de joie pour les enfants, porte le visage du héros local et de toute
l’Egypte. Le héros malgré lui, assassiné et érigé en mythe identitaire. Image souriante,
colorée et illuminée, illuminant le voisinage ; Khaled devient la lanterne de sa rue et de la
communauté qui s’est regroupée autour de son mythe. La photographie est prise d’un certain
angle avec un cadrage suffisamment vague pour focaliser l’attention sur le visage et plus
précisément sur le regard de Khaled, qui tout sourire, interpelle et exige une réponse de
notre part, comme dans toute image où le regard pointe vers le « spectator »45.
« Il existe tout d’abord, une différence fondamentale entre les
images depuis lesquelles les personnes représentées fixent
directement le regard du spectateur, et celles où ils ne le font
pas. »46
43
Traduction littérale « Lanterne » ; mais culturellement objet destiné à éclairer un habitat ou une rue, devenu
depuis l’électricité publique un jouet pour enfant afin de célébrer le mois du Ramadan et l’Aïd.
44
DEWEY John, Le public et ses problèmes, Farrago/Editions Léo Scheer, Publications de l’Université de Pau,
2003, p. 35.
45
Ces différents termes sont empruntés à la terminologie barthésienne de La Chambre Claire, où il traite du
portrait.
BARTHES Roland, La chambre claire, Cahiers du Cinéma, Gallimard, Seuil, 1980.
46
DAYAN Daniel, « Quand montrer, c’est faire », in DAYAN Daniel (dir.), La terreur spectacle, terrorisme et
télévision, De Boeck, Institut national de l’audiovisuel, Bruxelles, 2006 p. 170
151
Daniel Dayan, en s’appuyant sur les travaux de Theo Van Leuwen et Gunther Kress, conclut
que ce type d’image désigne un « Tu » et attend une réaction de sa part. Le « spectrum »,
dans ce cas, étant censé être le reflet du « spectator » puisque la photographie de Khaled est
destinée aux Khaled qui se reconnaissent en lui.
Nous pouvons d’ores et déjà conclure que ce post permet aux lecteurs, à la communauté
d’action Nous sommes tous Khaled Saïd, de se souhaiter bonne année mais également de
commémorer, comme à chaque occasion qui se présente, le totem qu’ils ont eux-mêmes crée
et qui les dépasse et surpasse depuis sa création voire qui les identifie ou les dénomme.
A travers ces premières pièces de street « art », ou de préférence ces associations
images/textes postées par l’Admin puis commentées ou discutées par les membres de la
communauté, il s’agissait de commémorer Khaled, LE « Martyr du Régime », avec une
certaine gaieté. Sa mémoire n’est pas oubliée et à partir de celle-ci une mémoire collective
prend forme. Une expérience personnelle tend vers une expérience collective, de plus en
plus publique, mais sans projet final pour le moment.
III.
Khaled est mort : le « Régime m’a tuer » !
Dans un second temps, – le 10 juillet, pour les deux premières images et le 7 septembre pour
ce qui est de la troisième – trois autres images sont postées avec pour personnage central
152
Khaled accompagné d’un message linguistique à chaque fois, ou d’un message accompagné
d’une image de Khaled beaucoup moins reluisante que dans les cas précédents. Cette fois-ci
l’auteur du graff insiste sur la défiguration de Khaled. Désormais, c’est un discours subversif
et revendicateur qui est tenu, voire transgressif dans certaines situations.
Plus aucun effort esthétique n’est réalisé désormais pour représenter Khaled, ou bien l’effort
de lui donner une apparence de victime. Un semblant d’absence d’esthétique comblée par
une écriture « amateur », comme si n’importe qui avait laissé ce discours en suspend sur les
murs d’Alexandrie, ville d’origine de Khaled. Une seule et même composition définit ces
trois images : un pochoir déposant le visage de Khaled sur un mur et un message
linguistique en rouge sanguin. Ce message ayant une typographie manuscrite, comme si
aucun effort n’avait été fourni lors de sa réalisation, comme si une main tremblotante avait,
dans un dernier souffle de survie, déclaré son décès ou dénoncé son assassin. Le meurtri fait
une dernière déclaration ou dénonce son meurtrier dans un dernier élan de lucidité. Sans
parallèle culturel infondé, puisqu’en Egypte l’affaire n’est pas connue, l’écriture fait penser
au fameux « Omar m’a tuer » supposément inscrit par la victime Ghislaine Marchal 47. Ce
qui nous intéresse dans cette comparaison c’est le semblant, le comme si. Une trace laissée
soi-disant par la victime du meurtre, avec son propre sang pour faire une dernière déposition
avant de quitter ce monde. L’intention d’un auteur qui se fait passer pour un autre, à
première vue. Pour un lecteur égyptien, il n’y a pas lieu d’interpréter ces images en ayant à
l’esprit ce type d’affaire mais il serait naïf de ne pas voir la tentative de l’auteur du graff à la
bombe que le message est intentionnellement mal assuré, amateur, et d’un rouge criard. Le
graff est déposé rapidement, puisqu’il est souvent répété le plus grand nombre de fois
possible et le plus rapidement possible. Par crainte de la sécurité d’Etat, le temps ne peut être
du côté de l’auteur. Cela dit, un pochoir aurait largement pu remplir la mission d’un texte
L’une des affaires judiciaires les plus mémorables des années 1990 en France :
En juin 1991, dans les Alpes-Maritimes, une certaine Ghislaine Marchal est retrouvée dans sa cave assassinée.
Une quinzaine de coups de couteau ont eu raison de cette sexagénaire. Omar Raddad, son jardinier, de
nationalité marocaine, sera au bout de quelques jours incarcéré pour homicide volontaire. Le seul motif en sa
défaveur étant l’inscription de sang, près du corps, portant des traces d’ADN d’Omar Raddad, celle-ci indique
« OMAR M’A TUER ». Ghislaine Marchal aurait pris la peine, en agonisant, de dénoncer son meurtrier avec
son propre sang, seulement la faute de conjugaison laisse planer le doute. Pour une femme aussi fortunée et
éduquée, il paraissait « improbable » qu’elle puisse faire une telle erreur aux yeux de nombreux acteurs dans
cette affaire. Omar Raddad restera incarcéré jusqu’en 1996, où il sera partiellement gracié, Jacques Chirac
ayant décidé de le libérer, sous la pression du Roi du Maroc, afin d’éviter que cette affaire teintée de
« racisme » ne prenne encore plus d’ampleur.
BOUZON-THIAM Françoise, Omar n’a pas tué. L’assassin a signé son crime, Editions des Limbes d’Or,
Paris, 1996.
47
153
plus travaillé, tout autant que le pochoir de la photographie qui le côtoie, mais ce n’est pas le
cas.
En réalité, une certaine Ranwa avait pour intention de donner une visibilité maximale à
Khaled en Alexandrie. Elle décide alors d’opérer avec ses bombes un peu partout dans la
ville et de communiquer ses photos à la page Nous sommes tous Khaled Saïd.
Concernant les deux premières photos, la légende de l’Admin est la même et paraît le même
jour en date du 10 juillet 2010 :
« Ranwa a fait ce graff sur un mur en Alexandrie. Khaled est
mort…Elle a décidé que les photos de Khaled allaient
encercler la Sécurité d’Etat partout en Alexandrie »48
Cette dénommée Ranwa fait le choix de placer son propre cordon de résistance autour des
forces de l’ordre qui ont plus pour habitude d’encercler des manifestants ou des opposants
que le contraire. Une seule personne, malgré le déficit du nombre, prend au dépourvu les
forces de l’ordre, qui seraient responsables du décès de Khaled. Mais les images varient
même si le post de Wael Ghonim reste à l’identique dans les deux cas.
La première image est une photographie déclarant que « Khaled est mort », une double
déclaration puisque le message linguistique le précise et que le pochoir reprend la célèbre
photographie de Khaled à la morgue, après « lynchage » selon ses défenseurs et après
« autopsie » selon ses détracteurs. La reproduction pochoirisée de sa photographie défigurée
certifie bien qu’il est mort et comme pour le préciser, au cas où le lecteur ne l’aurait pas
encore compris, Ranwa décide d’appuyer ou d’étayer son propos par cette déclaration
« Khaled est mort ». Pourtant, elle écrit bien « mort » et non pas « tué » ou « assassiné ».
Mais ce manque de précision est complété par le pochoir qui montre qu’aucun doute ne
subsiste. « Khaled est mort » mais avec la complémentarité du pochoir, il est désormais
évident qu’il ne nous a pas quittés d’une mort naturelle. C’est le rapport texte/image qui
déclare qu’il est bien victime d’une cruauté sans nom. Lorsque nous rajoutons à tout cela, ce
qui ne peut être oblitéré, la légende de l’Admin, la lecture est de nouveau modifiée. Ranwa
et Wael Ghonim, en décidant de publier ces photographies, déclarent officiellement la lutte
ouverte aux forces de l’ordre. Et les commentaires, pour une bonne partie, vont dans le
même sens. Au départ, une membre de la communauté, Nada Nadoz 49 qui réclame la fin du
graffiti qui serait une pollution visuelle et sale à son goût, est vivement critiquée. Un
48
49
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 10.07.10, p. 1.
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 10.07.10 bis, p. 2.
154
membre, Ahmed Saeed, lui répond dans la foulée ironiquement que : « Toi, c’est tout ce qui
te gêne la pollution visuelle !! :-s ». Enfin, la quasi-totalité des membres se rangent du côté
de l’Admin et une membre, par ailleurs, « propose qu’on remplace mort par tué »50 parce
que ce terme « réunirait plus de monde ».
Concernant l’autre objet posté à la même date, le 10 juillet 2010 (cela fait un mois que la
page existe), le post linguistique de l’Admin est parfaitement identique alors que l’image
postée est bien différente. Wael Ghonim promeut l’action de Ranwa sans distinguer les
images publiées. Cependant, la portée et l’effet de cet objet est tout autre. Cette fois-ci, avec
à peu de chose près le même procédé, Ranwa communique un message linguistique et la
reproduction pochoirisée de deux photographies juxtaposées : l’avant et l’après-meurtre. Le
texte promettant : « Khaled, nous ne laisserons jamais tomber tes droits ! ». Après le
déclaratif du premier objet, nous avons désormais un promissif qui « nous engage à une
action »51. Ce nous s’adresse directement à Khaled, c’est envers lui qu’il engage sa
responsabilité et la performativité de son propos mais ce Khaled correspond à une identitérésistance ou plutôt dans ce cadre, non pas urbain mais socionumérique, à une communauté
des « Nous sommes tous Khaled Saïd ». C’est au sein de cet espace discursif précis que le
langage performe et a une valeur de promesse. Ranwa s’engage, à un premier niveau, vis-àvis de la communauté numérique, puis Wael Ghonim reconfirme, à travers son acte de
publication, ou promet à son tour qu’il s’engage et engage la totalité des membres, qui
donnent à leur tour leur aval. Tous les Khaled prêtent serment de nouveau, rituel très
fréquent, et valident ainsi comme étant LEUR mission que de retrouver l’honneur et la
dignité de Khaled en passant par la justice, seule apte à le disculper de fausses accusations et
si celle-ci est corrompue il faudra alors la renverser. Voilà donc l’objet de la profession de
foi de chaque membre de cette communauté. Et c’est grâce à ce cadre de félicité que les
propos tiennent du solennel et réitèrent une promesse pour une énième fois. Elle fait partie
de la charte inaugurant la communauté.
Mais lorsque nous nous intéressons aux commentaires, certains commencent à réclamer de
nouveaux droits. Tout en reconfirmant sa fidélité au « saint » Khaled, Mohamed Ibrahim
souhaiterait élargir le propos et la portée des revendications de la communauté.
« Que Dieu t’accorde Sa Miséricorde, Khaled.
50
51
Ibid., p. 4.
AUSTIN John Langshaw, Quand dire, c’est faire, Seuil, Paris, 1970.
155
Mais vraiment le problème est désormais plus grand que la
mort de Khaled. On se fait voler, on est traité comme de la
merde. On travaille et on se fatigue pour des clopinettes pour
que d’autres s’enrichissent et vivent dans le luxe. On est en
train de se transformer en esclave dans ce putain de pays dans
lequel on vit »52.
Le discours est donc loin d’une identité-légitimante, qui selon Manuel Castells a souvent
véhiculé une identité nationaliste53. Mais nous pourrions inscrire ce type de discours
totalement dans une identité-résistance. En effet, ils tentent de s’unir afin de réagir à des
postures dominantes, dans ce cas le pouvoir en place :
« L’identité-résistance est produite par des acteurs qui se
trouvent dans des positions ou des conditions dévalorisées
et/ou stigmatisées par la logique dominante : pour résister et
survivre, ils se barricadent, dans des principes étrangers ou
contraires à ceux qui imprègnent les institutions de la
société. »54
En tout cas, l’extension des problèmes tend vers le social et le politique, au sens large, et
donc les problèmes de tout un chacun. A ce moment précis, ce membre s’exprime en tant
que l’un des Khaled Saïd mais il aimerait, visiblement, s’exprimer dorénavant comme l’un
des égyptiens spoliés et opprimés. Il tente une première approche de la définition des intérêts
du public.
Enfin dans un troisième post datant du 7 septembre 2010, (que nous pourrions affilier à la
même série initiée par Ranwa en Alexandrie) une simple photographie d’identité, précédant
donc la torture, côtoie un texte à traduire par « Non à la torture »55. Sans préciser que cette
inscription est l’œuvre de Ranwa et avec deux mois d’écart par rapport aux deux premières
(il est très compliqué pour un usager quelconque ou même un membre de la page de
retrouver l’auteur ou le lieu), Wael Ghonim ajoute à cette photographie la légende suivante :
« Non à la torture
Non à l’état d’urgence
52
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 10.07.10, p. 2.
CASTELLS Manuel, L’ère de l’information (tome 2), Le pouvoir de l’identité, Fayard, Paris, 1999, p. 24.
54
Ibid., p. 18.
55
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 10.09.07
53
156
Nous sommes tous Khaled Saïd »56.
Hormis les messages de confirmation et ceux qui prêtent allégeance une énième fois à
Khaled, un membre fait référence déjà à un sit-in prévu pour le 25 septembre. Il apporte son
soutien en proclamant que « Si Dieu le veut nous serons tous présents le 25/09, ça signifie
nous sommes tous Khaled Saïd pour combattre la corruption et l’état d’urgence »57. Il
n’engage pas seulement sa propre personne mais parle à la première personne du pluriel, il
ne se voit plus comme simple membre d’une page engagée mais s’exprime bien en sa qualité
de Khaled, parmi les autres qui forment tous ensemble une « union sociale plurielle »58.
Brièvement, l’identité-résistance mène à la formation de communauté59, comme le dit
Castells qui se réfère à Gramsci sur ce point précis. Ceci étant dit, la communauté, malgré
notre emploi fréquent de ce terme, sous-entendu « socionumérique », suppose une
homogénéité de ses membres, une « mêmeté »60, d’après Laurence Kaufmann, tandis que le
collectif suppose une diversité des individus, voire une « configuration triadique » entre un
Je et un Tu qui sont à même de former un Nous, malgré leurs « expériences subjectives »61.
C’est cette part de subjectivité qui mènera le collectif à une présupposition « bi-faciale » de
son existence, c’est-à-dire qu’en externe il suit une logique d’« individuation », il est perçu
comme une entité homogène, ne faisant qu’UN ; alors qu’en interne une « descente en
singularité » s’opère62. Les particularismes de tout un chacun, avec la subjectivité de chaque
individu, comptent et permettent de s’engager différemment dans les expériences, chacun
étant indirectement affecté mais à des degrés divers. C’est ainsi que nous pouvons parvenir à
un parallèle subtil avec « l’union sociale plurielle », que Joëlle Zask qualifie de règne de la
diversité63 et de la pluralité des expériences qui tentent toutes de s’unir afin de renouer le
continuum de l’expérimentation en formant une union, capable de vivre une expérience
collectivement, malgré leurs divergences en interne. Nous tenterons d’analyser comment le
56
Ibid., p. 1
Ibid., p. 5. C’est nous qui soulignons.
58
ZASK Joëlle, Le public chez Dewey : une union sociale plurielle, TRACÉS 15, 2008/2, pp. 169-189.
C’est nous qui soulignons.
59
CASTELLS Manuel, L’ère de l’information (tome 2), Le pouvoir de l’identité, Fayard, Paris, 1999, p. 18.
60
« Un collectif n’est donc pas une communauté, qui repose sur la mêmeté a priori des mœurs, des valeurs et
des pratiques »
KAUFMANN Laurence et TROM Danny (dir.), « Qu’est-ce qu’un collectif ? Du commun à la politique »,
Editions de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Raisons pratiques. Epistémologie, sociologie,
théorie sociale, n°20, Paris, 2010, p. 341.
61
Ibid., p. 351.
62
Ibid., p. 353.
63
ZASK Joëlle, « Le public chez Dewey : une union sociale plurielle », TRACÉS 15, 2008/2, p. 178.
57
157
départ d’une identité-résistance contribue à former une communauté, celle-ci aspirant à
acquérir les traits caractéristiques d’un collectif afin, à terme, d’intégrer un public politique
actif, censé renouer le continuum de l’expérimentation.
Concernant la publication que nous traitions, un autre commentaire64 attire tout
particulièrement l’attention. Basma Memi détourne une chanson très populaire à ce moment
et dont le clip tourne en boucle sur les chaînes égyptiennes et satellitaires arabes. Un texte
intitulé « T’es certainement en Egypte »65 est interprété par trois jeunes chanteurs et met en
avant la beauté et la pureté de l’Egypte, sous forme de propagande. Un premier couplet
présente un grand-père et son petit-fils qui font leurs ablutions main dans la main pour s’en
aller prier, un second couplet nous transporte dans une église, lors d’un mariage, en nous
faisant respirer « l’air pur » de l’enceinte sacrée et nous prend pour témoin de « l’Histoire »
avec un grand H située dans chaque « recoin de l’église »66. Enfin, un troisième couplet
résume, dans des scènes du quotidien de l’égyptien, chrétiens et musulmans confondus, et
reprend tous les stéréotypes qui qualifie le « bon » égyptien : chaleureux, généreux et bien
évidemment pieux. Le tout prodigué dans un magma d’images policées, présentant une
Egypte naturellement propre et riche. Mahmoud el-Esseily a pour habitude de soutenir le
régime et cette chanson, qui connaît un grand succès en 2010, dépeint une Egypte « version
officielle » que nous ne saurions retrouver dans une réalité quelconque.
La membre67 de la communauté Basma Memi, sûrement ulcérée par ce type de clip musical,
reprend le texte initial pour le transformer avec sa vision de la réalité du quotidien des
égyptiens.
« Si tu trouves de la torture alors t’es certainement,
certainement en Egypte
Si tu trouves de la torture alors t’es certainement, certainement
en Egypte
Si tu trouves de la pauvreté, du chômage, des vieilles filles, des
enfants de rue, des maisons en tôle, des cabanes de fortune t’es
certainement, certainement en Egypte
64
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 10.09.07, p. 4.
Mahmoud Esseily, Mai Selim, Mohammad Kilani, « T'es certainement en Egypte », Youtube,
https://www.youtube.com/watch?v=EAWL5kW4iAE, dernière consultation le 13 septembre 2016.
En annexe.
66
Les paroles et le clip, le rapport texte/image, dépeignent une communauté chrétienne égyptienne qui fait
partie intégrante de l’Histoire noble du pays.
67
Malgré l’erreur de français que constitue l’emploi de cette formule, nous prendrons le parti de la maintenir.
65
158
Si tu trouves des longues files d’attente pour le pain et les
bombonnes de gaz t’es certainement, certainement en Egypte
[…] Dieu merci, on est vraiment gâté, franchement de quoi
vous plaignez vous »68
Nous observons une extension très nette de la définition des problèmes d’« intérêt public »
ce qui est la première mission du public. Même si cela reste, pour le moment, ponctuel,
certains commentaires abordent de plus en plus la paralysie d’actions face aux problèmes
sociaux que rencontrent les Egyptiens. Il ne s’agit plus que de Khaled Saïd, même s’il
demeure au centre des préoccupations, mais désormais des enfants livrés à eux-mêmes dans
les rues, du chômage… et surtout de la corruption généralisée de tout un régime politique en
place depuis près de soixante ans. Dès lors un discours de revendications plus larges prend la
place du discours principalement déclaratif et promissif. Ici, nous pourrions dénommer ce
type d’acte de langage, un revendicatif, ce qui pourrait être défini comme l’exigence d’un
promissif de la part d’un tiers, c’est-à-dire qu’il est attendu de la part d’un « Tu » désigné un
engagement vis-à-vis du « Nous ». « Non à la torture » est une réclamation portée aux
autorités, celles-ci doivent apporter une réponse sous forme de promesse assurant que la
torture ne sera plus dans les commissariats, les prisons et les camps de rétention égyptiens.
Pour ce faire, l’état d’urgence, restauré suite au meurtre de Sadate en 1981, doit prendre fin.
C’est là l’une des premières exigences de la communauté numérique, au sens de Michel
Marcoccia, « Nous sommes tous Khaled Saïd ». Nous constatons donc que depuis une
inscription murale réclamant la fin de la torture, citant le cas de Khaled Saïd, nous nous
retrouvons face à un acte de langage exigeant, à travers notamment des actions dans la
sphère publique urbaine, un autre acte de langage dans lequel se trouverait la réponse aux
inquiétudes des nombreux « Khaled Saïd ».
68
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 10.09.07, p. 4.
159
IV.
La Tunisie, un élément déclencheur d’une révolution ?
La Tunisie n’est pas seulement un élément déclencheur mais l’événement déterminant qui
donne des envies de nouveaux objectifs aux « Khaled Saïd » (réunis, pour une bonne partie,
depuis six mois à ce moment précis). En guise de félicitations aux tunisiens, Wael Ghonim
poste la photographie d’une installation composée de tunisiens formant une écriture
proclamant la « Tunisie libre »69. Au jour du 14 janvier 2011, Zine el-Abbdine Ben Ali vient
de s’enfuir en direction de l’Arabie Saoudite et laisse le pouvoir après quelque semaines de
manifestations. Ce dictateur semblait inamovible et son départ donne du baume au cœur aux
activistes égyptiens, dans leur ensemble. Sur la page Nous sommes tous Khaled Saïd, les
membres se félicitent et félicitent les tunisiens pour cette victoire et commencent à songer à
une action similaire, qui pourrait désormais mener à une victoire également.
L’administrateur de la page a attendu que l’information soit officielle pour poster cette
photographie. Néanmoins elle ne date pas du 14 janvier :
69
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 11.01.14.
160
« La Tunisie est libre… Des étudiants en Tunisie l’ont
produit il y a plus de quatre jours… et leur rêve s’est
exaucé »70
Une grande majorité de membres se réjouissent de cette issue, même si quelques-uns sont
pessimistes quant à l’avenir de la Révolution tunisienne sur le long terme, et souhaitent être
les prochains à se débarrasser de leur dictateur. Un membre, Ahmed El Dabaa71, souhaite
passer à une autre étape de la lutte, il se lasse des « sit-in pacifistes face à la mer » et de « se
montrer face aux caméras » et désirerait initier des actions de rue plus violentes et directes.
Une autre membre, Gese Gogo, pense que la « Tunisie est l’allumette qui a mis le feu aux
poudres » et souhaite voir les égyptiens agir rapidement sinon ce serait peut-être « trop tard
et on souffrira encore plus » 72.
Cette photographie, sélectionnée par l’administrateur, présente ces tunisiens qui offrent leur
corps afin de recouvrer la liberté de la Tunisie. Nous sommes donc de nouveau dans de
l’« agir », comme le dit Hannah Arendt73. Ce stade de l’agir encourage un nouvel agir à
apparaître, par l’intermédiaire d’une communauté d’action qui deviendra peut-être un public.
Aux Egyptiens de se jeter à corps perdu dans la bataille pour la liberté, malgré les quelques
membres pessimistes estimant que ceux-ci « ne sont pas des hommes » comme les
Tunisiens74. Ce type de commentaires qui tente de décourager l’élan d’émotion suscité par
une « bonne » nouvelle, tel le renversement de Ben Ali, pourrait provenir de la petite armée
de surveillance de l’appareil de sécurité d’Etat. Par ailleurs, ces quelques « membres », avec
des noms changeant, postent très souvent des commentaires voulant « démontrer » que
l’Egypte n’est pas la Tunisie et que Moubarak n’est pas Ben Ali, tout comme ce qui se dit
durant cette période dans les journaux gouvernementaux. La Une de Akhbar el-Youm du 15
janvier 2011 titre « Ben Ali s’enfuit […] et l’Egypte continue sa progression » et comme
sous-titre « Les institutions d’Etat : Moubarak a réalisé pour son pays les meilleurs résultats
pour atteindre la sûreté économique »75. Alors que Dominique Maingueneau parle d’un
70
Ibid., p. 1.
Ibid., p. 5
72
Ibid., p. 8.
73
« Agir, au sens le plus général, signifie prendre une initiative, entreprendre (comme l’indique le grec
archein, « commencer », « guider » et éventuellement « gouverner »), mettre en mouvement (ce qui est le sens
original du latin agere). »
ARENDT Hannah, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, coll. « Agora », Paris, 1983, p. 233.
74
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 11.01.14, dernier commentaire p. 7.
75
Annexe 9.
71
161
« discours légitimé par avance » au sujet du discours journalistique76, afin de l’opposer au
discours publicitaire intrusif, nous pouvons ajouter à cela que, dans un pays autoritaire et de
nature dictatoriale, la légitimation est complétée par des « arguments par autorité »77. Qui
oserait remettre en question le discours des « officiels », des journalistes du secteur public,
des autorités militaires (l’Armée étant une institution indiscutable et adulée en Egypte), de
ceux qui « détiennent » l’information et voudraient le bien de la nation78 ?
Pour en revenir à ces membres qui tentent de placer le doute dans l’esprit des autres, ils sont
quasi systématiquement rejetés, non par l’administrateur mais, par leurs pairs. Par exemple,
celui qui distingue la Tunisie et l’Egypte, avec son commentaire genré, certifiant que si cela
a fonctionné en Tunisie c’est parce qu’il y a des hommes, pas comme en Egypte. Personne
ne réagit à son commentaire, il est totalement laissé pour compte dans la discussion. Encore
plus intéressant, les trois commentaires qui suivent le sien sont :
« Dalia Hassan : que Dieu me soit témoin, je ne peux me
pardonner. J’ai laissé mon pays se perdre et je me suis tue […]
maintenant je ne peux me regarder dans une glace […]
TheSailer Mondy : Qui peut descendre avec nous maintenant
en Alexandrie ?
Gese Gogo : la Tunisie est l’allumette qui a mis le feu aux
poudres et ce feu peut s’étendre, on ne doit pas se taire. Sinon
on va souffrir encore plus et se taire de nouveau. »79
La première des trois culpabilise de ne pas avoir agi plus tôt ou bien d’avoir privilégié son
intérêt personnel au détriment du collectif, le deuxième veut saisir la balle au bond et
descendre manifester immédiatement et recherche pour cela du soutien, enfin la troisième,
déjà citée, a peur d’une attente qui, selon elle, détruirait totalement l’élan acquis depuis
quelques mois et renforcé par le départ de Ben Ali. Nous pouvons donc conclure que la
« tentative » de dissuasion évoquée ne prend pas, elle est même complètement ignorée.
76
MAINGUENEAU Dominique, Analyser les textes de communication, Armand Colin, coll. « Lettres sup »,
Paris, 2007, p. 20.
77
ARQUEMBOURG Jocelyne, « Jeux d’images dans l’espace public. Les preuves de Colin Powell » in
SEMPRINI Andrea (dir.), Analyser la communication II, regards sociosémiotiques, L’Harmattan, Paris, 2007.
78
Dans le cadre d’un pouvoir absolu, Joëlle Zask présume qu’il est difficile de remettre en cause les versions
officielles de l’information :
« Alors que « l’absolutisme » émet des vérités indiscutables par l’entremise de personnes prétendument
autorisées »
ZASK Joëlle, « Le public chez Dewey : une union sociale plurielle », TRACÉS 15, 2008/2, p. 186. C’est nous
qui soulignons.
79
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 11.01.14, p. 8.
162
Ce post de l’Admin pour célébrer la « liberté » de la Tunisie opère donc à la perfection et
cela s’observera dans la suite des événements. Il faut ajouter que sur la page Nous sommes
tous Khaled Saïd, l’appel à manifester le 25 janvier a été lancé depuis le 9 janvier par une
membre de la communauté qui a trouvé de bon goût de célébrer la fête de la police, jour
férié depuis 2009, en manifestant contre l’Etat policier. A ce moment précis, le 14 janvier,
les autres pages actives comme le Mouvement de la jeunesse du 6-Avril ou Kefaya, ont tous
suivi et apporté leur soutien. Ce qui se passe en Tunisie réconforte très nettement
l’engagement des activistes égyptiens. Et ce post en particulier précipite les envies d’en
découdre avec cet Etat sécuritaire. Il ne faut surtout pas omettre, dans le cadre de l’action de
ce post, la similarité du scénario tunisien et celui cher aux membres de Nous sommes tous
Khaled Saïd, puisque le point de départ de la « Révolution » tunisienne remonte à
l’immolation par le feu d’un vendeur ambulant, Mohammad Bouazizi. Un « martyr » en
particulier aurait permis à la Tunisie de se « libérer », quoi de mieux comme scénario pour la
page Nous sommes tous Khaled Saïd de constater qu’un schéma quasi identique, malgré la
divergence dans les causes du « sacrifice » non-intentionnel du « martyr », a réussi à
parachever certains de ses objectifs.
V.
Emotion et imagination80.
L’imagination, dans ce début d’expérience esthétique, connaît un cheminement et une
progression continue. Elle s’étend même avec le surgissement des événements. En juin
2010, l’émotion suscitée par l’assassinat de Khaled Saïd est doublée d’une imagination81
souhaitant recouvrer les droits de Khaled en lui rendant justice ainsi qu’en exigeant que son
honneur soit lavé de tout soupçon. Par la suite, l’identité-résistance, qui se confinait autour
80
DEWEY John, L’art comme expérience, Gallimard, coll. « Folio Essais », Paris, 2010, édition originale
1934.
81
Au risque de nous répéter, « l’imagination » est un moteur dans la praxéologie deweyienne, c’est elle qui
permet « l’ajustement conscient entre l’ancien et le nouveau ».
« L’expérience esthétique est une expérience imaginative » puisqu’elle déploie une « fonction projective »
comme dirait Paul Ricoeur.
DEWEY John, L’art comme expérience, Gallimard, coll. « Folio Essais », Paris, 2010, édition originale 1934,
p. 441. C’est nous qui soulignons.
Et RICOEUR Paul, Du texte à l’action, Essais d’herméneutique II, Editions du Seuil, Paris, 1986, p. 249.
163
de la personne de Khaled, commence à acquérir la forme et les traits d’une identité-projet en
imaginant mettre fin à la torture, puis à la pauvreté, au chômage et même à un régime
sécuritaire et totalitaire. Le parallèle avec la Tunisie permet à l’imagination de songer à la
Révolution ainsi qu’à l’émotion, entretenue tant bien que mal depuis juin, de se renforcer.
Cette émotion accompagnée d’une imagination sont les éléments « moteurs » de
l’expérience esthétique selon John Dewey et permettent ainsi aux transactions d’être
expériencées avec une part de conflit et de résistance moindre. Celles-ci donnent à
l’expérience une cohésion supérieure à l’expérience ordinaire82 et c’est ce que nous
commençons à déceler, en partie, dans l’expérience, de début de révolution, égyptienne.
Mais le « public », au sens de Dewey, ne transparaît pas encore dans les modalités du
discours d’une page active telle Nous sommes tous Khaled Saïd et nous pouvons, du moins
pour le moment, observer une réelle action de ce discours, dont la part artistique renforce et
entretient la part émotionnelle et l’imagination, qui entraîne un début d’unité dans l’action
de différentes communautés d’action.
Parmi les caractéristiques nécessaires à la constitution d’un public, plusieurs sont déjà
réunies le cas échéant : l’expérience, même si elle se focalise sur un cas personnel et donc
privé, l’exigence d’une enquête83, la publicisation des résultats de l’enquête, l’apparition
d’un « Nous » excluant un « Eux », une tentative de définition des conséquences d’intérêt
public. Ainsi, le public commence à prendre forme mais ne réunit pas encore toutes les
conditions, selon la définition deweyienne.
Dans l’optique de définir l’expérience esthétique, John Dewey a dû trouver un terme discernant ce type
d’expérience de ce qu’il a appelé « l’expérience ordinaire », celle qui ne compte pas comme enjeu l’émotion et
l’imagination comme caractéristiques principales. Nous optons ainsi pour une citation qui met bel et bien un
net trait distinctif entre ces deux expériences :
« Il suffit de réunir l’action de toutes ces forces pour que les conditions qui créent le gouffre existant
généralement entre le producteur et le consommateur dans la société moderne contribuent à la création d’un
abîme entre l’expérience ordinaire et l’expérience esthétique. »
DEWEY John, L’art comme expérience, Gallimard, coll. « Folio Essais », Paris, 2010, édition originale 1934,
p. 40.
83
« Reconnaissance de la spécificité des faits sociaux, communication et abandon d’une « quête de la
certitude » au profit de la « méthode expérimentale », tels sont les ingrédients qui forment la configuration
dans laquelle l’appel à l’enquête sociale prend tout son sens. »
ZASK Joëlle, « Le public chez Dewey : une union sociale plurielle », TRACÉS 15, 2008/2, p. 184.
82
164
Conclusion chapitre 1.
Ces signes médiatiques, qu’ils soient des graffiti à la craie à même le sol ou bien la petite
série de graffiti muraux, qui nous sont proposés par l’Admin en juillet et en septembre,
tentent de publiciser le crime et de le rendre connu de tous. Ils ont donc pour finalité
d’augmenter le nombre de « fidèles » de ce nouveau « culte » voué à la martyrologie
politique fondée sur la personne de Khaled, nouveau héros d’une communauté
socionumérique qui s’est créée à partir de son sacrifice. D’autres membres doivent être
encouragés à venir se mobiliser pour Khaled, donc pour ce « Nous » et à terme pour veiller à
un intérêt public. L’action de ces images essaie, dans un premier temps, d’étendre la
communauté constituée autour de l’identité du « Martyr » à une identité-projet qui sera
amenée à se définir, pourquoi pas, en public par la suite.
De plus, cette « mythologisation »84, voire cette « mythographie »85 qui contribue à l’édifice
mythologique, dépasse son ou ses auteurs dans sa dynamique constructrice. Comme le
démontre Bruno Latour, le passage facile du « fait » au « fétiche » se répète bien souvent
dans un sens comme dans l’autre.
« Le mot « fait » semble renvoyer à la réalité extérieure, le mot
« fétiche » aux folles croyances du sujet. »86
Latour raconte d’ailleurs en avertissement l’anecdote de La Fontaine qui se moque à moitié
du sculpteur : oubliant qu’il est l’auteur de sa propre sculpture, il est terrifié à son réveil par
son œuvre même. Les romanciers ne sont-ils pas « emportés par leurs personnages ? »87.
Nous fabriquons donc en étant fabriqués à la fois.
84
BARTHES Roland, Mythologies,
En partant de la photographie de presse et le travail effectué par Frédéric Lambert à ce sujet, nous nous
permettons d’extrapoler et d’appliquer sa notion de « mythographie » à la photographie socionumérique
d’information et de nature artistique, puisque celles-ci contribuent à établir des mythes, fondés sur l’image, qui
en se répétant jour après jour constituent les récits d’une société et la mémoire collective de celle-ci.
« Mais tant de vie de la part de l’image de presse ne pouvait que cacher un vice, une malformation honteuse
dont la présence à la Une ne doit être perçue. […]
C’est la mythographie. […]
Leur ressemblance avec le réel n’est qu’une couverture qui cache un langage symbolique restreint, que
l’imagerie de presse répète inlassablement pour préserver et conserver une pensée collective. »
LAMBERT Frédéric, Mythographies, La photo de presse et ses légendes, Médiathèque Edilig, Paris, 1986, p.
16. C’est nous qui soulignons.
86
LATOUR Bruno, Sur le culte des dieux faitiches, La Découverte, coll. « Les empêcheurs de penser en
rond », Paris, 2009, p. 53.
87
Ibid., p. 54.
85
165
Les images, dans ce cas, en s’instituant en mythographies instituent une communauté
d’action, au sens deweyien, un groupement d’hommes qui partagent une chose
« commune ».
Premièrement, les images étudiées jusque-là ont pour rôle de rendre public le « scandale du
Régime » que représente le meurtre de Khaled. Deuxièmement elles font de cette victime
une mythologie qui dépasse ses auteurs. Et enfin cette mythologie, passant par une
mythographie évidente à travers l’institution d’icônes et de symboles, permettrait à terme de
réunir de plus en plus de « fidèles » et de constituer, à travers cette identité-résistance
appelée à muter en identité-projet, un public et non plus uniquement une communauté
d’action. Mais le parcours reste encore long, douloureux, épineux et laborieux.
Nous avons vu que seuls l’ajout d’autres victimes à la liste des crimes du Régime ainsi que
le basculement de la situation tunisienne auront permis à la communauté Nous sommes tous
Khaled Saïd de prendre conscience que le moment est venu d’appeler à l’ouverture d’une
expérience révolutionnaire
166
Chapitre 3 : La Révolution continue.
Omar Mostafa : « I don’t know if I’m a
revolutionary because I’m a street artist, or if I’m a
street artist because I’m a revolutionary… I prefer
the second; I like them both. Revolution and
art… »1
I.
Une situation de communication évolutive : délimitation
chronologique.
Du 25 janvier au 11 février, l’Egypte est en ébullition. 18 jours de manifestations et
d’occupation des places principales des grandes villes du pays, dont la place Tahrir
(littéralement la « libération ») fut le symbole ultime (regroupant par moments plus d’un
million d’occupants), aboutissent à la démission de Mohammad Hosni Moubarak. Après une
multitude de rebondissements2, le président, à la tête du pays depuis presque trente ans au
moment de sa démission, lègue le pouvoir au Conseil Suprême des Forces Armées (CSFA).
L’institution militaire est donc toujours au pouvoir, officiellement, afin de gérer la transition
démocratique. Une question essentielle se pose : au lendemain du 11 février, soir de fête et
de réjouissances, la révolution est-elle achevée avec la chute de la tête de l’Etat ou bien
n’était-ce qu’une étape pour aboutir à la fin d’un régime militaire, policier et autoritaire ? En
d’autres termes, la Révolution est-elle achevée ou doit-elle continuer ? Les objectifs initiaux
ont-ils été atteints ? Le public politique réuni pendant cette courte période peut-il se
dissoudre ou doit-il maintenir sa cohésion ?
Les premières scissions apparaissent : les avis divergent sur la suite de l’engagement de ce
public constitué. Certains veulent rétablir l’ordre et prônent le retour à la vie « normale »
1
BORAÏE Sherif, Wall Talk, graffiti of the egyptian revolution, Zeitouna, Le Caire, 2012, p. 9.
Ainsi traduit par Christophe Génin : « Je ne sais pas si je suis un révolutionnaire parce que je suis un street
artiste, ou si je suis un street artiste parce que je suis un révolutionnaire… Je préfère la seconde option ; j’aime
les deux. La Révolution et l’art. »
GENIN Christophe, Le street art au tournant, Reconnaissances d’un genre, Les Impressions Nouvelles,
Bruxelles, 2013, p. 65.
2
Résumé des épisodes composant les 18 jours du mouvement révolutionnaire dans la partie I.
167
pour éviter qu’il y ait des répercussions néfastes sur l’économie, estimant que la chute de
Moubarak suffit à leur bonheur et au futur bien-être de la nation et considérant l’Armée
comme un garant, digne de confiance, du bon fonctionnement des institutions de l’Etat.
D’autres ne voient en cette chute qu’une première étape pour aboutir à la Révolution. Ceci
ne serait, en l’état, qu’une révolte, premier pas d’un processus révolutionnaire bien plus
long, le Régime étant toujours en place.
Ce deuxième chapitre traitera de la période allant du début des manifestations à la minovembre 2011. Nous procéderons à une analyse événementielle fondée sur un avancement
chronologique des faits. Autrement dit, les événements majeurs prenant place sur la période
analysée constitueront les délimitations de nos chapitres. Celui-ci s’étend donc des
événements de janvier-février 2011 à novembre puisque démarrera à cette période ce que
certains révolutionnaires ont appelé la « deuxième révolution » ou ce qui sera plus tard
communément désigné comme les « événements de Mohammad Mahmoud ». Cela concerne
donc la rue Mohammad Mahmoud qui part de la place Tahrir pour atteindre le ministère de
l’Intérieur. Cette rue fut, pendant quelques années, le lieu principal des affrontements entre
forces de l’ordre et révolutionnaires.
Une objection possible à ce choix pourrait se trouver dans les « événements de Maspero »
(place où se trouve le bâtiment de la télévision publique, le long de la corniche, au centre du
Caire). En effet, en octobre 2011, le 9 plus précisément, environ 10 000 égyptiens,
majoritairement chrétiens, se rendent à Maspero pour protester contre l’attaque d’une église,
près d’Assouan. La manifestation sur place est dispersée dans la violence par la police. Bilan
de la journée du 9 septembre et d’une nouvelle répression de la police militaire : 25 morts et
des centaines de blessés (plus de 300 mais ce chiffre varie selon les sources). L’Armée s’en
est donc pris, comme à son habitude, à la communauté chrétienne. C’est le « comme à son
habitude » qui nous a dissuadés de sélectionner cet événement comme un cadre
chronologique de notre corpus. En effet, la répression violente envers cette communauté n’a
malheureusement rien d’exceptionnel en Egypte. Nous ne pourrions le considérer comme un
simple fait, ou une occurrence, sans le qualifier d’événement, mais il nous fallait faire des
choix. Et parmi ces choix, nous avons dû, à contrecœur, retirer les problèmes inter-religieux
ou bien les discriminations envers les minorités opprimées (chrétiens, communistes,
homosexuels, etc.). Seulement il ne serait pas trop risqué que d’avancer que les événements
de Mohammad Mahmoud, démarrant le 19 novembre, ont une qualité événementielle plus
conséquente. Etant donné leur dimension disruptive significative, ils répartissent des avants
168
et des après3 et continueront pendant des années à faire référence pour la Révolution. Cette
rue sera appelée par les activistes la « Rue des Martyrs » où se trouve le « Mur des
Martyrs », mur consacré aux fresques nécrologiques, et un véritable « sanctuaire
d’écritures »4 y sera érigé ainsi qu’un enchaînement de palimpsestes dû à la suppression et à
la réécriture continuelle d’artistes et d’anonymes5. Elle sera la première scène des
affrontements avec les forces de l’ordre. A partir du 19 novembre, et pendant les six jours
qui ont suivi, une violente réaction des forces de la police centrale fera environ 50 morts6.
Mais ces affrontements ne s’arrêteront pas à cet épisode de quelques jours. Plus tard, la rue
sera occupée, comme l’a été auparavant la place Tahrir et des barrières seront érigées par le
ministère de l’Intérieur. Les murs seront recouverts constamment de fresques,
principalement à l’effigie des « martyrs » de la rue et d’ailleurs.
a. De nouveaux sous-corpora.
Ajoutons à cela qu’une nouveauté significative apparaît lors de cette période dans le cadre
de notre corpus de travail. De nouvelles pages Facebook consacrées au street art naissent.
A la date du 6 septembre 2011, Keizer, « le street artiste de la révolution », crée sa page
Facebook, alors qu’il exerce depuis des mois. Il a, d’après ses propres dires, commencé à
s’exercer dans la rue deux semaines avant le début de la Révolution, début janvier 2011. Il
n’offre donc une accessibilité et une visibilité numériques à son travail que neuf mois après
ses débuts de street artiste. Par ailleurs, son parcours s’inscrit aisément dans une trajectoire
commune à une grande majorité de street artistes. Ceux-ci se sont pris de passion pour le
street art grâce à la Révolution ou inversement. La Révolution a produit des artistes et des
artistes ont contribué à la Révolution. La citation d’Omar Mostafa, ci-dessus, est très
3
ARQUEMBOURG-MOREAU Jocelyne, Le temps des événements médiatiques, De Boeck, Institut national
de l’audiovisuel, Bruxelles, 2003, p. 83.
4
FRAENKEL Béatrice, Les écrits de septembre. New-York 2001, Editions Textuel, Paris, 2002, p. 98.
5
Nous y reviendrons plus tard en évoquant la campagne « Efface et nous redessinerons »
6
47 précisément selon cette chronologie, traduite d’un article d’al-Chorouq, journal égyptien d’opposition, du
CEDEJ, « Chronologie de trois années de révolution » in Egypte en Révolution(s), Février 2014,
https://egrev.hypotheses.org/1092, dernière consultation le 2février 2016.
169
symptomatique de cette vague d’artistes qui prennent les rues pour leur toile, à l’instar de
l’esprit qui anime un célèbre site web7 dédié à cette pratique artistique et, par là même,
engagée. Nous pouvons observer une certaine confusion dans la volonté de s’essayer au
street art pour nombre de praticiens. Ceci nous amène à constater que les ponts entre
l’expérience artistique et l’expérience esthétique8 se créent facilement et permettent de se
positionner tantôt comme artiste tantôt comme spectateur. C’est bien souvent l’agir en tant
que révolutionnaire qui mène à un agir en tant que street artiste. Comme indiqué
précédemment, le street art ne connaît un réel essor, d’un point de vue à la fois quantitatif et
qualitatif, qu’après le début de la Révolution.
Une autre page Facebook consacrée au street art voit le jour durant cette période : Graffiti in
Egypt est créée le 30 septembre 2011. Encore une fois, cela reste relativement tardif lorsque
nous prenons en considération l’évolution du street art depuis le début de l’année. La page
n’a pas d’auteur attitré ni officiellement reconnu, il préfère rester anonyme comme nombre
de ses confrères, ce qui peut s’expliquer par des raisons de sécurité évidentes.
L’administrateur semble pratiquer lui-même cet art puisqu’il s’exprime comme étant un
membre à part entière de la communauté des street artistes. Il promeut ainsi cette pratique à
travers la création et la gestion de cette page. Il va même jusqu’à défendre le street art. Il
désire
collecter
un
maximum
d’images
concernant
les
thèmes
suivants :
« HipHop,Ultras,REV and other graffiti in Egypt »9. « Rev » étant une abréviation de
Révolution, il est donc très intéressant de voir qu’il n’y a quasiment aucune distinction entre
le fait d’être street artiste et révolutionnaire, comme si la première appartenance induisait a
fortiori la seconde par voie naturelle. Toujours dans la même veine qu’Omar Mostafa ou
Keizer, nous ne pouvons déceler si la fibre révolutionnaire a entraîné la pratique du street
art, si c’est le cheminement inverse ou si les deux se sont développées simultanément.
L’expérience artistique enrichit l’expérience esthétique et vice-versa. Dans le glossaire de
son ouvrage intitulé L’expérience esthétique, Jean-Marie Schaeffer définit, en les opposant,
les termes « artistique » et « esthétique » de la manière qui suit :
7
Streetartutopia, dont le slogan proclame : « We declare the world as our canvas », en français « Nous
déclarons le monde comme étant notre toile »
http://www.streetartutopia.com, dernière consultation le 2février 2016.
8
Expérience esthétique pouvant faire référence à l’expérience révolutionnaire, pas nécessairement à un objet
explicitement artistique. Cf. Partie I.
9
Voir l’« A propos » de Graffiti in Egypt, Annexe (2).
170
« ARTISTIQUE/ESTHETIQUE : Les termes « esthétique » et
« artistique » sont souvent utilisés comme des synonymes. Une
telle assimilation revient à confondre deux activités différentes.
Le terme « artistique » se réfère à un faire, ainsi qu’au résultat
de ce faire, à savoir l’œuvre d’art. Le terme « esthétique » se
réfère par son étymologie tout autant que par son usage chez
ceux qui l’ont introduit dans la pensée philosophique
(Baumgarten, Kant) à un type de processus perceptif et plus
largement attentionnel. Les ressources et capacités mises en
œuvre dans une relation attentionnelle et dans un faire sont donc
différentes, voire opposées : lorsque nous sommes engagés dans
un processus d’attention, nous adaptons nos représentations au
monde alors que lorsque nous sommes engagés dans un faire
nous essayons d’adapter le monde à nos représentations. »10
Il nous faut dissocier ces termes qui, effectivement, sont bien souvent assimilés à une même
acception. En revanche, nous ne pouvons les opposer puisque dans la pratique elles se
nourrissent l’une de l’autre. D’un point de vue artistique, au sens de l’acteur/auteur, les deux
expériences ne sont pas des entités isolées mais s’enchevêtrent très nettement, au point de ne
plus distinguer laquelle est à l’origine de la seconde. Toutes ces considérations sont
possibles seulement si nous admettons, l’espace d’un instant, que l’expérience
révolutionnaire égyptienne peut être qualifiée d’expérience esthétique, ce que nous
tâcherons de confirmer ou d’infirmer par l’étude approfondie de l’intégralité de notre
corpus. Il semble nécessaire de rappeler que l’expérience esthétique, selon l’acception
deweyienne tout autant que chez Schaeffer (ces deux auteurs connaissant une certaine
proximité sur ce point précis), n’est pas nécessairement reliée à une œuvre d’art11 : elle n’a
pas forcément pour objet de perception une pièce artistique.
L’intégration de nouveaux corpora à notre corpus de référence démontre, hormis la preuve
qu’il n’y a pas de frontières figées et insurmontables entre les expériences artistique et
esthétique, que le street art obtient une visibilité grandissante en Egypte, en grande partie
grâce au surgissement voulu et provoqué de l’expérience révolutionnaire, très reliée à
l’expérience artistique – ainsi qu’esthétique par prolongement.
Dans une dynamique de prolongement naturel, pour qu’il y ait une expérience esthétique, il
faut donc un public, au sens médiatique pour le moment, pour apprécier les fruits d’une
expérience artistique. Le street art, encore publiquement invisible jusqu’au début de la
10
11
SCHAEFFER Jean-Marie, L’expérience esthétique, Gallimard, coll. « nrf essais », Paris, 2015, p. 316.
Ibid., p. 18.
171
Révolution, commence à acquérir de la visibilité dans la période qui fait suite au départ de
Moubarak.
Sur la page Nous sommes tous Khaled Saïd, de plus en plus de posts sont consacrés au street
art et des œuvres où le souci de l’esthétique apparaît désormais occupent une certaine part
du discours cyberactiviste de l’administrateur et des membres de la page.
b. Le street art en Egypte : entre accessibilité numérique,
invisibilité et visibilité publiques.
En Egypte, comme en Europe vingt-cinq ans plus tôt, une certaine accessibilité, à dissocier
totalement de la visibilité12, était possible. Le street art s’adressait donc à une petite
communauté d’initiés, maîtrisant certains codes, totalement illisibles pour tout un chacun, et
connaissant les lieux, géographiques tout autant que numériques, où ils pouvaient se
procurer des pièces de street art. La question de la visibilité, quant à elle, est tout autre.
Pendant la période qui précédait la Révolution, le street art, si nous pouvons le qualifier
ainsi, se confinait en Egypte à des lieux précis et limités. La scène la plus connue et la plus
riche se trouvait être la ville d’Alexandrie, avec des figures déjà citées comme Aya Tarek et
Amro Ali. Ayant un profil de précurseurs, étudiants des beaux-arts, ils s’adonnaient à la
pratique artistique dans des lieux publics pour remettre en question la loi du marché de l’art
où les galeries et les musées définissent ce qui est de l’art ou pas et ce qui mérite ou non
d’être exposé. Ils ont voulu donc sortir de ce schéma, tout comme les premiers street artistes
et land artistes en Europe dans les années 1960, dans lequel bien souvent un acteur social,
qui plus est représentant de l’Etat en Egypte (au moins à travers la censure), peut décider de
ce qui est bon à montrer et ce qui ne l’est pas. Ces artistes décident donc d’opter pour une
stratégie de confrontation. Au Caire et ailleurs, d’autres taggeurs et graffeurs exerçaient une
tout autre pratique, rarement qualifiée d’artistique par les concernés. Il s’agissait
principalement de fans de Hip Hop ayant développé un certain goût pour le tag ou d’Ultras
12
CARDON Dominique, La démocratie Internet, Promesses et limites, Seuil, coll. « La République des idées,
Paris, 2010, p. 42.
172
(surtout du Ahly et du Zamalek, les deux plus grands clubs de football égyptiens) qui
taguaient également pour promouvoir leur club et surtout leur groupe de supporters, les deux
profils ne formant qu’un seul dans la plupart des cas. Nous pouvons d’ailleurs voir ce type
de mélange des genres dans la description de la page « Graffiti in Egypt » qui associe pêlemêle le Hip Hop (dont le graff est un pan capital), la Révolution et les Ultras. Une seule et
même identité/revendication émerge du mélange des trois appartenances, qui pourraient être
assimilées à des strates constitutives d’une seule et même « identité-résistance ».
Soit des street artistes précurseurs isolés, très marginalisés et craignant la répression
tentaient de promouvoir leur action mais rencontraient la réponse quasi immédiate et
réactive des autorités en voyant leurs œuvres rapidement supprimées ; soit des taggeurs qui
n’avaient pas forcément pour objectif de s’adresser à un public universel mais désiraient au
contraire promouvoir leur « blaze » pour donner une impulsion à leur renommée ou celui de
leur groupe face aux concurrents, le tout étant destiné donc à une communauté, très réduite,
d’intéressés. Ces taggeurs se défiaient sur des terrains qui LEUR étaient accessibles,
principalement autour des stades, clubs de sport et certains terrains-vagues qu’ils se
disputaient. Ces endroits étant très peu visibles pour le piéton lambda du Caire.
Les premières tentatives étant très périphériques, dans tous les sens du terme, ne pouvaient
atteindre un grand-public. Les secondes ne souhaitaient tout simplement pas toucher ce
grand-public. Les inscriptions murales (regroupant street art et graff/tag)13 en Egypte étaient
donc accessibles mais invisibles publiquement : un oxymore, riche de sens et fort
compatible avec notre situation de communication. Par nature, le street art est voué à être
public et donc publicisé, mais dans un Etat dictatorial vieux de soixante ans comme
l’Egypte, le street art pouvait aspirer à une publicité ou, pour être plus précis, à une
accessibilité mais non à une visibilité publique. Géographiquement et numériquement, cette
pratique murale, a priori subversive et transgressive, est pourchassée par les autorités et
réduite à une existence clandestine. Une invisibilité publique lui suffit donc jusqu’à
l’avènement de la Révolution ou ses prémices, pendant lesquelles des balbutiements et des
tentatives affleurent. Pourtant, cette invisibilité publique mènera à une extrême visibilité
jusqu’à accéder à la place Tahrir pendant les 18 jours de révolution et par la suite. Par
ailleurs, un « ministère de la communication et des arts » sera institué par les
révolutionnaires sur la Place pendant l’occupation de celle-ci.
13
Voir partie I, chapitre 2 pour les définitions et idéologies sous-jacentes.
173
Ce sont donc les activistes politiques qui transportent le street art vers une notoriété
publique ou une visibilité grand-public. Le street art, à travers la médiation de Nous sommes
tous Khaled Saïd, ou encore Graffiti in Egypt (REV), et Keizer (« street art can modify and
reshape the existing narratives »14) trouvent une dimension politique, au sens large du terme,
primordiale pour sa survie et sa visibilité. Par voie de conséquence, force est de constater
que le street art égyptien acquiert une visibilité en devenant ou en naissant publiquement
sous la forme d’un artivisme.
C’est Hannah Arendt, évoquant la nécessité d’espace de visibilité, qui nous a amenés à ce
questionnement de la visibilité et de l’invisibilité publique. Ainsi « sans scène de visibilité
publique, pas d’action politique, pas de public et donc pas de communauté de citoyens
destinataires de l’action »15. Olivier Voirol cite Etienne Tassin qui résume en ces termes une
infime partie de la pensée d’Hannah Arendt, et c’est en lisant cette citation que nous sommes
parvenus à cette problématique. Nous nous posons comme question première dans le cadre
de cette thèse de doctorat l’émergence d’un public et donc à terme d’une action politique à
travers la médiation numérique d’un mode artistique. Lorsque nous nous apercevons que
toutes ces problématiques ne peuvent être « sans scène de visibilité publique », nous en
arrivons inévitablement à la conclusion qu’il nous faut nous pencher sur le concept de
visibilité.
c. Ebauches de définitions
Nous employons depuis quelques paragraphes le terme de « visibilité » sans l’avoir
préalablement défini ou cadré. Tentons dès à présent de parer à ce manquement.
Nous pourrions procéder par un raisonnement inversé, en commençant par définir la
négation du visible. Peut-être cela nous aidera à appréhender cette notion bien complexe.
Selon Maurice Merleau-Ponty :
Voir l’« A propos » de Keizer, Annexe (3).
VOIROL Olivier, « Présentation. Visibilité et invisibilité : une introduction », Réseaux, n°129-130, 2005/1,
p. 26.
14
15
174
« L’invisible est
1) ce qui n’est pas actuellement visible, mais pourrait l’être
(aspects cachés ou inactuels de la chose, – choses cachées,
situées « ailleurs » – « Ici » et « ailleurs »)
2) ce qui, relatif au visible, ne saurait néanmoins être vu comme
chose (les existentiaux du visible, ses dimensions, sa membrure
non-figurative)
3) ce qui n’existe que tactilement ou kinesthésiquement etc.
4) […] le Cogito »16
La première acception est celle qui nous intéresse le plus dans le cadre de notre situation de
communication, à savoir des pièces de street art dans un espace géographique ou numérique
assimilées à une invisibilité publique. Cela dit, il ne faut pas tomber dans un écueil très
attractif qui serait celui de l’opposition pure et simple du visible et de l’invisible.
« Principe : ne pas considérer l’invisible comme un autre visible
« possible », ou un « possible » visible pour un autre : ce serait
détruire la membrure qui nous joint à lui. »17
La tentation est effectivement grande d’opposer les deux ou bien d’intégrer dans notre
raisonnement la notion de « rayon de monde », ce que fait Merleau-Ponty en l’empruntant à
Husserl18, c’est-à-dire que souvent l’invisible peut devenir visible si le sujet décide
d’adopter un nouvel angle de vue, au sens métaphorique de la posture. Se limiter à cette
solution de « rayon de monde », bien convaincante a priori, serait omettre que « l’invisible
est là sans être objet, c’est la transcendance pure »19, il est « un creux dans le visible »20. Ils
sont donc tous les deux liés, formant un tout et ce de manière nécessairement transverse. Il
faut noter que Le visible et l’invisible n’est pas un ouvrage fini mais publié à titre posthume ;
s’il arrive à Merleau-Ponty de s’y contredire, c’est pour la simple raison que ce livre n’est
qu’une compilation de notes qui n’étaient pas prédestinées à paraître sous un seul et même
titre et en l’état. Ces notes consistent en une étape de la réflexion, il est donc compliqué de
les prendre telles quelles et de lui tenir rigueur des contradictions apparentes. Cependant,
cette référence constitue un réel apport et comporte une richesse philosophique considérable.
16
MERLEAU-PONTY Maurice, Le visible et l’invisible. L’interrogation philosophique, Gallimard, Paris,
1964, p. 305.
17
Ibid., p. 278.
18
Voir schéma Chapitre 1.
19
MERLEAU-PONTY Maurice, Le visible et l’invisible. L’interrogation philosophique, Gallimard, Paris,
1964, p. 278.
20
Ibid., p. 284.
175
Nous pouvons également convoquer une source telle que Nathalie Heinich21, qui a été d’un
grand apport dans la construction de notre réflexion. Dans l’ouverture de son ouvrage, N.
Heinich évoque le roman d’Edgar Poe, La Lettre volée, à partir duquel elle conte l’anecdote
de cet officier de police qui ne peut pas voir la lettre volée qui est pourtant en permanence
sur son bureau, juste sous son regard mais que celui-ci ne rencontre jamais. Elle part du
postulat selon lequel le « phénomène crève les yeux tout en demeurant largement invisible »
et en conclut qu’il a des capacités plus ou moins grandes à être vu. Ainsi, un « capital de
visibilité » se constitue et peut être cultivé et même nourri de manière à l’accroître.
Mais pour aborder la notion de visibilité selon N. Heinich, il nous faut passer par Andrea
Brighenti, sociologue italien sur lequel elle s’appuie pour définir les différents régimes de
visibilité. Il en distingue trois types :
-
« la visibilité de type « social », en tant que ressource associée à la reconnaissance ;
-
la visibilité de type « contrôle », en tant que stratégie de régulation ;
-
et la visibilité de type « médiatique », par laquelle « les sujets sont isolés de leur
contexte originel et projetés dans un autre contexte doté de sa logique et de ses règles
spécifiques »22.
Le premier type pourrait être appréhendé par l’entrée dans la lutte pour la reconnaissance23,
à la manière d’Axel Honneth ; le deuxième pourrait être abordé selon le concept foucaldien
du discours institué comme un outil de pouvoir ; enfin, concernant le troisième nous
pouvons suivre la trace de N. Heinich puisqu’elle se consacre principalement au type
« médiatique » au sein de son ouvrage, comme l’indique le titre. Dans le cadre de notre
analyse, ce sont essentiellement les premier et troisième types qui vont attirer notre
attention, même si le deuxième mériterait un développement approfondi.
Nous pouvons également nous appuyer sur une économie de l’attention telle qu’elle est
développée par Jean-Marie Schaeffer tout au long de L’Expérience esthétique, ainsi qu’une
part conflictuelle de « ce qui vaut d’être vu » selon Olivier Voirol. Nous tenterons d’articuler
ces différentes conceptions afin d’obtenir un cadre d’analyse pour ce qui est de notre
situation de communication et la question de la visibilité.
21
HEINICH Nathalie, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Gallimard, Paris, 2012.
Ibid., p. 24
23
HONNETH Axel, La lutte pour la reconnaissance, Gallimard, Paris, 2013.
22
176
Si nous nous penchons sur la notion d’attention, nous pourrions citer la distinction établie
par Jean-Marie Schaeffer entre l’attention explicite (overt attention) et l’attention implicite
(covert attention)24. Pour traiter ces questions d’attention, il part de l’opposition entre
« traitement ascendant » (bottom-up) de l’information et « traitement descendant » (topdown). Mais cette opposition est non-exclusive : il y a des interactions qui s’établissent entre
ces deux traitements et parviennent ainsi à améliorer une économie de l’attention afin, à
terme, d’aboutir à une lecture efficiente et d’engendrer une expérience esthétique.
« Dans le traitement ascendant, l’attention est activée de
manière exogène et non volontaire : son activation est sous la
dépendance du stimulus et est directement liée au caractère
prégnant de ce dernier. L’information n’accède d’ailleurs pas
toujours à l’attention explicite (overt attention) : parfois elle
accède uniquement au niveau de l’attention implicite (covert
attention). Le traitement descendant au contraire est un
traitement volontaire qui est initié de manière endogène par
l’attention : il part du sommet de la chaîne hiérarchique des
différents niveaux de traitement et descend de plus en plus bas.
»25
Le couplage de ces deux traitements peut mener à une amélioration de la dimension
cognitive dans la réception du sujet. Ainsi :
« ces processus descendants, lorsqu’ils sont mis en œuvre de
manière répétée, finissent par produire une amélioration de la
performance cognitive (et en particulier perceptuelle). Couplé au
traitement ascendant (suite à un échec de ce dernier) le
traitement descendant guidé par l’attention aboutit en particulier
à des apprentissages perceptifs, et plus généralement à un
affinement de notre capacité de discrimination et un abaissement
du seuil attentionnel »26.
En quoi ces citations sont-elles essentielles dans le cadre de notre recherche ? Nous pouvons
relier ces notions à celle de la visibilité si nous parvenons à insérer la part cognitive au cœur
de notre problématique. En effet, le street art en Egypte, avant le début des manifestations,
est, rappelons-le, très ésotérique et marginalisé. Il n’atteint qu’avec parcimonie l’attention
explicite du sujet, ce dernier n’ayant pas l’habitude de lire ce type de discours et n’étant pas
24
SCHAEFFER Jean-Marie, L’expérience esthétique, Gallimard, coll. « nrf essais », Paris, 2015, p. 326.
Ibid., p. 326. C’est nous qui soulignons.
26
Ibid., p. 326.
25
177
préparé ni prêt à les interpréter. Seules les communautés d’initiés et d’intéressés, exercées à
cette pratique, peuvent se permettre une lecture de type descendante, étant au courant des
lieux (murs urbains et numériques) sur lesquels ils peuvent se procurer ce type d’objet
sémiotique et médiatique. D’autant plus qu’ils maîtrisent les codes de lecture de cet art ou du
moins de cette pratique, souhaitant ou non accéder à un statut artistique.
A l’inverse, pendant la Révolution et dans la période qui suit, le nombre de street artistes
augmente de manière exponentielle et ils tentent d’accéder à une visibilisation de leurs
productions – à travers une médiation numérique, afin de multiplier les lieux et les
temporalités de réception, ainsi qu’une visibilisation géographique (principalement place
Tahrir et aux alentours) – visibilisation destinée à sensibiliser les révolutionnaires présents.
Cette stratégie combinant le numérique et le géographique fondée sur l’action des activistes
politiques qui ont associé leur action en ligne avec celle dans la rue. S’inspirant ainsi de ce
mode opératoire, fait d’incessants va-et-vient entre le en-ligne et l’urbain, le street art
acquiert une visibilité publique grandissante qui s’appuie sur le contexte d’instabilité
politique, comme ce fut souvent le cas dans d’autres aires culturelles. Bernard Stiegler
proclame d’ailleurs : « je ne crois pas qu’un réseau social en général et un réseau
sociotechnologique en particulier permet à lui seul la formation d’un groupe social, et parce
que je crois que la véritable question est l’agencement des réseaux sociaux avec les groupes
sociaux »27. Les réseaux socionumériques n’ont donc pas, à eux seuls, produit une
révolution, si souvent et maladroitement appelée « 2.0 », mais ont contribué à organiser un
réseau d’actions.
« Dans l’expérience esthétique les traitements descendants
guidés par l’attention jouent un rôle central et leur interaction
avec le traitement ascendant est responsable de la dimension
cognitive de celle-ci. »28
Durant l’expérience révolutionnaire, principalement l’épisode de janvier-février 2011, ces
deux types d’attention ont été reliées par des artivistes ayant enfin rencontré leur vocation et
souhaitant désormais formaliser un discours universel, destiné à tout un chacun. Ces
artivistes ont dès lors pour objectif de publiciser ce qu’ils considèrent comme étant des
problèmes « d’intérêt public ». Pour parvenir à une publicisation, ils ont compris qu’une
STIEGLER Bernard, « Le bien le plus précieux à l’époque des sociotechnologies » in STIEGLER Bernard
(dir.), Réseaux sociaux, culture politique et ingénierie des réseaux sociaux, FYP, Limoges, 2012, p. 34.
28
SCHAEFFER Jean-Marie, L’expérience esthétique, Gallimard, coll. « nrf essais », Paris, 2015, p. 326.
27
178
visibilité publique était nécessaire et vitale/virale. C’est pour cette raison majeure que
l’artivisme égyptien a tenté, durant cette période cruciale, de développer des stratégies de
visibilisation. La rue, espace produit par une société29, est par nature un champ de lutte et de
pouvoir, investi d’une dimension sociale et politique. Se trouver dans la rue, et plus
particulièrement autour de la place Tahrir, n’est en rien anodin. Mais, pour parvenir à une
temporalité remodelée et maîtrisable par le sujet de la production, et pour atteindre un plus
grand nombre de sujets ou bien des sujets variés, une médiation numérique s’impose afin
d’y ajouter le réseautage dans toutes ses dimensions d’interactions interpersonnelles et
autres (amicales, professionnelles, centres d’intérêts, etc.) mais aussi un aspect révélateur
possible, un espace où des révélations médiatiques, à connotation cyberactivistes, sont les
bienvenues, dont notamment le street art.
L’accession au sacrosaint de la sphère publique urbaine durant la Révolution, à savoir la
place Tahrir, centre de la ville et de la Révolution, associée à une communication
socionumérique par le biais de pages très visibles en ligne comme Nous sommes tous Khaled
Saïd, pérennisent et visibilisent le street art égyptien en tout juste quelques mois.
L’articulation des logiques urbaines et socionumériques permettent à ce mode d’expression
artistique de devenir un discours qui « vaut d’être vu » comme le dit si bien Olivier Voirol.
Mais ce qui « vaut d’être vu » pour le public politique devient un « ce qui doit être vu » pour
le Régime. Le message, intrinsèquement, et l’espace de visibilité choisi pour le transmettre
n’ont absolument pas la même valeur selon le destinataire. Dessiner sur une place centrale
comme Tahrir peut avoir pour objectif de toucher des manifestants regroupés dans ce lieu,
symbole de la résistance et de la « libération », et qui sont déjà acquis à la cause. En même
temps se trouve sur cette place le « Mogamaa », bâtiment institutionnel qui regroupe
(traduction littérale) les services publics et symbolise ainsi le pouvoir de l’Etat. Autrement
dit, marquer un mur de son œuvre dans ce quartier, réunissant aussi bon nombre de
ministères (dont l’Intérieur, rue Mohammad Mahmoud) et d’ambassades, peut avoir comme
visée de soutenir les manifestants ou les transcender et/ou transgresser l’autorité au plus près
de celle-ci. La portée transgressive et subversive de l’emplacement fait que l’œuvre in situ
ne se dilue pas dans le décor mais se fait remarquer encore plus. C’est pour cette raison que
l’une des premières questions que se posent bien souvent l’administrateur tout autant que les
membres de la page sur les réseaux sociaux lors de la publication d’une œuvre est de savoir
29
LEFEBVRE Henri, La production de l’espace, Editions Anthropos, Paris, 1974, pp. 40 et suiv.
179
où se trouve l’original d’un point de vue géographique, puisque la teneur subversive variera
selon ce critère primordial.
Ce qui explique autrement la visibilisation du street art en Egypte au cours de cette période,
qui s’étale approximativement sur l’année 2011, c’est justement le passage progressif de la
culture du tag à celle du street art, et donc de l’ésotérisme à l’universalisme. Le tag, pratique
ayant une idéologie principielle égoïste et destinée à promouvoir l’artiste, ressemble à un
culte voué à une marque représentant une personne, un collectif, un gang, un quartier, un
club de football, etc., tandis que le street art s’adresse à tous. C’est cette opposition binaire
et manichéenne30, mettant en contradiction un esprit égoïste face à un esprit altruiste, qui
explique en grande partie non pas la démocratisation, mais l’attention accordée à cet art, et à
terme sa visibilité certaine. D’ailleurs, à l’extrême opposé, le street art qui s’est appliqué à
demeurer esthétique avant d’être politique, et qui a été qualifié d’abstrait par des artistes, des
activistes ou des chercheurs comme Mona Abaza, a rencontré d’énormes difficultés à percer
le voile de l’attention explicite, comme s’il n’était pas destiné au plus grand nombre. C’est
cette valeur morale, ou cette « logique morale des conflits sociaux »31, qui permet de
comprendre l’évolution de ce phénomène. Une page comme Nous sommes tous Khaled Saïd
a besoin d’œuvres qui font écho à son discours militant ; une œuvre publiée va
nécessairement appuyer ou étayer le discours tenu par l’administrateur et les membres. Elle
s’insère et se fond dans la ligne éditoriale de ce média, tout comme ferait un média
d’information générale et politique.
La dimension morale est donc primordiale dans le processus de visibilisation. Axel Honneth
développe ce concept en l’appliquant à une lutte pour la reconnaissance ; cependant il ne
serait pas complètement déplacé d’associer ce principe à la lutte du street art égyptien en
vue d’acquérir une reconnaissance en termes de pratique et de discours. Groupement de
personnes, artistes ou non, qui luttent pour obtenir une visibilité de leur droit à opérer dans
des lieux publics, protégés par les propriétés privée et publique, qui se traduirait par un droit
discursif de dire ce qu’il pense, sur des murs urbains ainsi que numériques : en d’autres
termes, des publics politiques tentent continuellement de contrer des politiques publiques.
Un dernier facteur prime dans cette visibilisation du street art en Egypte et porterait sur la
valeur ordinaire ou extraordinaire de sa production. Si nous reprenons le tag et le street art
30
GENIN Christophe, « Tag et graff » in DARRAS Bernard, Images et études culturelles, Publications de la
Sorbonne, Paris, 2008.
31
HONNETH Axel, La lutte pour la reconnaissance, Gallimard, Paris, 2013. (1ère éd. 2000), chapitre VIII
« Mépris et résistance. La logique morale des conflits sociaux. »
180
comme des pratiques différentes, nous pouvons constater que les codes visuels et graphiques
qui régissent la culture du tag, illisible pour le profane, leur donnent un statut d’homogénéité
pour ce type de lecteur, ce qui n’est pas le cas pour l’initié ou l’expert, capable aisément de
différencier et même de reconnaître la « patte » d’un tel ou tel autre. Cela ressemble
fortement à un « trop-plein d’ordinaire »32 et excluant par-dessus tout. L’attention explicite
n’est donc pas interpelée ou excitée par ce type de message visuel.
Or, le street art a pour visée de véhiculer des messages universels33, et pour ce faire il doit
rester lisible. Et cette lisibilité s’accompagne d’un caractère extraordinaire ou du moins
innovant à ce moment, ce qui lui offre un minimum de visibilité. Peut-être transitoire ou
éphémère, pendant un an au moins le street art s’apparentait néanmoins à une nouvelle
pratique qui défendait la Révolution. Ce caractère « extraordinaire » permet ainsi au street
art d’accéder à une publicité glorieuse et gratifiante de son idéologie qui lui offre un accès, à
moindre coût, au sein de réseaux socionumériques très suivis de par le pays et même hors
des frontières.
Ce jugement fondé sur le caractère ordinaire ou extraordinaire se rapporte également à une
valeur morale : de mauvais et de bon, de laideur et de beau. Tout ceci nous amène à
comprendre quelque peu le chemin parcouru par le street art pour accéder à une visibilité
publique, à travers le détour d’une grammaire morale visant à obtenir une légitimité vis-à-vis
du public politique, toujours en cours de constitution.
Ainsi, si nous reprenons notre postulat de départ qui était que le street art se trouvait confiné
à un régime d’« invisibilité publique », nous pouvons désormais observer que l’activisme a
été l’élément majeur pour le sortir de ce carcan et lui proposer une visibilité publique. Ce qui
mène à une sorte d’émancipation du contrôle des institutions, tout en restant illégal et
pourchassé par les autorités. Enfin c’est la dimension street artiviste qui contribue à une
visibilité de type social du street art, en tant que pratique et discours reconnus par une large
frange de la population (le public politique se sent représenté en quelque sorte par cette
culture du street art subversive et anti-régime).
32
VOIROL Olivier, « Présentation. Visibilité et invisibilité : une introduction », Réseaux, n°129-130, 2005/1,
p. 29.
33
LEMOINE Stéphanie, L’art urbain, du graffiti au street art, Découvertes Gallimard, coll. «Arts », Paris,
2012.
181
II.
« Reterritorialisation » de la colère34, Nous sommes tous
Khaled Saïd s’engage à persister.
Cette visibilité traduit en fait une « reterritorialisation » de la colère par l’intermédiaire de la
« reterritorialisation » de la rue. Ou pour être plus juste, concernant le street art et sa
visibilité publique, il s’agirait plutôt d’une « territorialisation » tout court. Il n’avait
jusqu’alors jamais occupé ou pris place dans la colère publique ou même dans la rue. Il était
présent, voire accessible, mais invisible publiquement aux sens « social », « médiatique » et
« contrôlable ». L’apparition d’un mode artistique, demeurant cantonné à l’état de pratique
officiellement « dégradante », d’un point de vue du goût public et également pour les
édifices privés et publics, « décadente » et « dangereuse » pour le bien-être public selon la
politique autoritaire et restrictive de l’Etat de surveillance, acquiert une dimension
subversive en s’associant à la colère des activistes avant et pendant la Révolution.
a. Les lendemains qui chantent.
L’analyse au cœur de ce chapitre sera majoritairement consacrée, de nouveau, à la page
Nous sommes tous Khaled Saïd, puisque celle-ci constitue la plus large partie du corpus sur
la période qui s’étend de janvier à novembre 2011. Les pages Graffiti in Egypt et Keizer,
quant à elles, ne sont créées qu’en septembre, huit mois après la démission de Moubarak et,
par conséquent, ce fait n’est pas sans incidence sur notre analyse.
Nous intégrerons à notre analyse un détail extrêmement important – d’ailleurs l’emploi du
terme « détail » est peut-être réducteur dans ce cas – c’est la rareté des posts sur Nous
sommes tous Khaled Saïd tagués comme du street art. Sans compter que durant les 18 jours
de mobilisation dans les rues, aucune publication ne sollicite du street art, et ce pour
plusieurs raisons. Premièrement, Wael Ghonim ne gère plus la page puisqu’il est
emprisonné et l’a déléguée à son remplaçant, Abdelrahman Mansour ; deuxièmement,
l’heure était principalement à la communication autour de deux axes : le maintien des
PAGES-EL KAROUI Delphine, « L’odyssée de l’espace public égyptien » in OUALDI M’hamed, PAGESEL KAROUI Delphine et VERDEIL Chantal (dir.), Les ondes de choc des révolutions arabes, Presses de
l’Ifpo, Beyrouth, 2014.
34
182
mobilisations de rue et la préservation de l’intégrité physique des manifestants. L’attention
était focalisée sur la place Tahrir, « synecdoque du territoire national »35. Dans l’aprèsRévolution, le mode du street art ne disparaît pas mais a du mal à faire partie des priorités
de l’Admin et des membres, sans oublier que cette période n’est pas la plus active puisque
nous nous situons en plein cœur des lendemains qui chantent de la Révolution : l’ambiance
est en partie à la fête. Et nous constatons aisément que lors de ce type de festivités le street
art est étranger, du moins dans le discours de Nous sommes tous Khaled Saïd. Ce mode
artistique est perçu à ce moment comme étant synonyme de publicisation de la colère, de la
rage et de la haine envers un régime politique, or les esprits sont tournés pendant quelques
semaines vers la célébration de la réussite du projet révolutionnaire.
Lors de ce laps de temps, environ un mois après le départ de Moubarak, le 15 février, un
seul post évoque le street art, publié par Wael Ghonim, qui est désormais connu par les
lecteurs de la page et par tout le pays après avoir été emprisonné pendant le soulèvement de
janvier-février et être paru sur la Place le jour de sa sortie ainsi que sur le plateau de Dream
TV, en larmes.
PAGES-EL KAROUI Delphine, « L’odyssée de l’espace public égyptien » in OUALDI M’hamed, PAGESEL KAROUI Delphine et VERDEIL Chantal (dir.), Les ondes de choc des révolutions arabes, Presses de
l’Ifpo, Beyrouth, 2014, p. 283.
35
183
Mais cette publication comporte une photographie mettant en exergue des jeunes qui
suppriment les traces de la révolte afin de nettoyer le passé colérique ayant abouti au départ
de Moubarak.
La légende accompagnant cette photographie pourrait se traduire par :
« Vive l’Egypte ! »36
L’Admin n’est pas peu fier de présenter aux membres de la page une image de la jeunesse
égyptienne tout à fait responsable, prête à nettoyer les « dégâts » qu’elle a elle-même
engendrés. Une fois le soulèvement passé et les objectifs atteints, aux auteurs même du
soulèvement, donc la jeunesse égyptienne, d’en assumer les conséquences en rendant à la
propriété publique ce qui lui revient : la propreté et une certaine hygiène de vie pour la
collectivité. L’Admin souhaite ainsi présenter une jeunesse mature, responsable, capable de
veiller à l’intérêt public – elle qui est souvent traitée de fougueuse, capable de s’emporter et
mettre le pays sens dessus dessous, sans se préoccuper de l’état économique du pays. Lors
de cette période, une vague de posts montre les initiatives de jeunes et d’associations prenant
36
Annexe. Traduction certainement maladroite et nous prions le lecteur de nous en excuser mais le texte
originel est un proverbe égyptien qui exprime la richesse des ressources du pays, souvent employé dans un
contexte patriotique. Nous avons donc pensé traduire l’esprit du texte en lui donnant une tournure exprimant la
valorisation patriotique.
184
le parti de nettoyer les rues, et principalement les lieux de regroupement lors des
manifestations, relayant l’Etat pour proposer un cadre de vie idyllique à la vie pour tous37.
En Tunisie, les mêmes initiatives ont eu lieu juste après le départ de Ben Ali, l’objectif étant
de se positionner comme un public politique prêt à tenir son rôle premier qui est de
s’occuper de ses propres biens, sans nécessairement avoir besoin de l’intermédiaire de la
fonction publique, représentée par l’Etat et son autorité tout autant que sa violence
potentielle. La capacité organisationnelle de la jeunesse serait ainsi prouvée par l’image. Par
ailleurs, cela démontre que les inscriptions murales, sous forme de tags ou de graffiti, ne
sont pas encore considérées comme des œuvres d’art.
Ce type de post s’en prend – bien qu’inconsciemment – au graff, puisque celui-ci est dans ce
cas considéré comme une dégradation, voire une souillure, de la sphère publique urbaine
commune au public. Cette photographie, ayant une valeur référentielle38, amène un débat sur
un phénomène plus global. Elle réfère ainsi à un original, qu’elle re-présente, que ni
l’Admin ni le membre n’ont pu voir en présentiel. Mais elle a également et surtout une
valeur de représentativité de l’intégralité de ce que serait le street art et, plus généralement,
des inscriptions murales en Egypte. Cette photographie serait ainsi le symbole, et par là
même réducteur, qui subsumerait cette pratique.
Ainsi l’Admin souhaiterait que le street art « déterritorialise » la colère, par conséquent la
rue, et par prolongement « son » espace médiatique : la page Nous sommes tous Khaled
Saïd. Le street art (même si dans le cadre de cette photographie nous n’avons pas à faire à
une œuvre de street art mais une « simple » inscription murale sur le mode du tag) devrait
donc retourner à son espace urbain et numérique étriqué et « invisible » publiquement. Et si
jamais une nouvelle période de trouble politique venait à apparaître, l’activiste que se trouve
être Wael Ghonim aurait assurément besoin de convoquer de nouveau le street art afin
d’apporter une part de colère à son combat et une touche esthétique à sa ligne éditoriale.
Utile, l’espace d’un moment, il est à effacer dès que sa nécessité est réduite à néant pour
l’auteur du mur. Discours par essence éphémère au sein de la sphère publique urbaine, il
peut l’être également sur les murs numériques, mais pour des raisons différentes. Cela dit, le
street art n’est pas une simple modalité d’action dans le répertoire d’un activiste, à mobiliser
PAGES-EL KAROUI Delphine, « L’odyssée de l’espace public égyptien » in OUALDI M’hamed, PAGESEL KAROUI Delphine et VERDEIL Chantal (dir.), Les ondes de choc des révolutions arabes, Presses de
l’Ifpo, Beyrouth, 2014, p. 283.
38
HEINICH Nathalie, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Gallimard, Paris, 2012,
pp. 27 et suivantes.
37
185
quand cela l’arrange, même si c’est de cette manière qu’il le conçoit, c’est-à-dire qu’il le
voit comme un moyen et non comme une fin, ce qui serait le cas pour un artiste et/ou un
artiviste.
Néanmoins, au niveau de l’action de l’image39, ou plutôt la combinaison texte/image qui
compose le post, les membres de cette communauté numérique à caractère militant, union
intégrée au public politique qui s’est soulevé en vue d’une révolution, ne s’engagent pas tous
derrière la position de l’Admin. Une large proportion soutient ce parti pris pour la propreté
des espaces communs et partagés par le public et une autre regrette de ne pas préserver la
mémoire d’un épisode historique aussi marquant que le soulèvement de janvier-février. Les
membres se répartissent en deux groupes distincts afin de discuter la finalité de la
suppression de ces traces murales. Une partie, majoritaire, entre dans la logique de la priorité
de la propreté des biens privés et publics ; face à elle, un petit groupe de membres regrette
de s’en prendre aux inscriptions murales, traces d’une période utopique où les uns
s’associaient aux autres pour combattre un tiers par la violence physique et symbolique :
l’Etat autoritaire et répressif. Dans cette répartition, nous pouvons disposer dans un premier
« camp » des membres comme Amira Ibrahem qui déclare :
« C’est ça la jeunesse égyptienne ! Que Dieu vous bénisse.
Franchement ça fait plaisir et c’est tout à votre honneur »40.
En parallèle, d’autres comme Sady Ya Ris émettent l’idée de dissoudre les forces de sécurité
pour les remplacer par cette jeunesse, apte à prendre le relais :
« Il faut que la police et la sécurité d’Etat [police politique]
soient dissoutes et que leurs employés soient rejetés et que des
jeunes de la Révolution prennent leur place parce que c’est bien
la police qui a tué 320 personnes et blessé 10 000 jeunes
révolutionnaires et s’ils reprennent leur boulot ils vont tenter de
se venger de ces jeunes de la Révolution (((Partagez s’il vous
plaît))) »41.
A l’opposé, une minorité exprime son désaccord avec la suppression de ces « traces
historiques ». Un certain Ahmed Abdelmoez précise :
Nous nous permettons d’employer ce terme, emprunté à Jocelyne Arquembourg, sans guillemets dorénavant
puisque nous souscrivons totalement à son raisonnement.
40
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd 11.02.15, p. 9
41
Ibid., p. 6.
39
186
« J’avais envie qu’on le garde comme souvenir de la
victoire, comme le Mur de Berlin »42
Nous constatons qu’il y a, au final, une sorte de tripartition des membres concernant le sujet
abordé. En fait, les termes du sujet varient. S’agit-il de propreté ou d’insalubrité, de mémoire
d’un épisode historique pour l’Egypte, ou bien d’une preuve que la jeunesse égyptienne est
prête à prendre ses responsabilités et se constituer en public apte à recouvrer sa
souveraineté ? Le post se trouve face à une déclinaison de trois thématiques constituées à
partir d’une photographie et d’une légende qui proposent de voir la jeunesse égyptienne sous
un angle très précis et le street art se trouve mêlé, malgré lui, à cette problématique tout en
étant occasionnellement exclu. C’est-à-dire qu’il n’obtient même pas un rôle consultatif, il
est seulement sujet passif de ce qui se déroule. Aucun membre ne défend ou n’aborde même
le droit à exercer dans des emplacements publics ou l’idéologie sous-tendue par le street art,
à savoir principalement exercer un art accessible à des publics qui ne visitent pas
régulièrement les musées et les galeries. Le street art se trouve de nouveau réduit à sa
dimension street artiviste. Ou bien, pour être plus précis, l’esprit du street art est galvaudé
au profit du street artivisme prégnant dans ce contexte. Et c’est bien là l’objet de notre
étude : le dispositif discursif militant prime sur les formes inhérentes à son action. En
somme, les contenus ne font que servir la cause globale et les objectifs finaux du contenant.
Leur exploitation n’est utile, dans ce cadre, qu’à militer en faveur de la Révolution. Ce qui
est plus singulier et inattendu, c’est que des pages telles que Graffiti in Egypt et Keizer
optent presque pour la même ligne politique, à savoir le street artivisme au service de la
Révolution avant tout.
b. Colère prolongée et décuplée.
A peine la joie due au départ de Moubarak passée que la colère reprend le dessus. Les
lendemains de la Révolution déchantent déjà. La « reterritorialisation » refait surface et les
revendications face à un état de faits inchangé replacent le street art(ivisme) au cœur du
discours militant de Nous sommes tous Khaled Saïd. Dès avril et mai 2011, les publications
42
Ibid., p. 2.
187
reprenant des œuvres ou des inscriptions murales reparaissent sur la page. Entre-temps le
CSFA est au pouvoir, officiellement chargé de la « transition démocratique », ainsi l’Ancien
Régime et ses anciens caciques demeurent à la manœuvre. Le tout cristallisé en la personne
du maréchal Mohammad Hussein Tantawi, à la tête du Conseil et rompu à l’exercice du
pouvoir en tant que ministre de la Défense de 1991 à 2011. De plus une vaste campagne
médiatique et politique lancée par le pouvoir cherche à dénigrer les manifestants et les
victimes de janvier-février 2011, et aucun procès ne donne encore raison aux victimes et à
leur famille. Par ailleurs, une loi, passée le 23 mars, vient de criminaliser les activistes,
puisqu’inciter à la manifestation peut être désormais sanctionné d’une amende allant de
500 000 à un million de dollars43. Le sentiment d’avoir mené un combat ardu pour n’aboutir
qu’à un résultat aussi pauvre fait rejaillir la colère des activistes et des victimes, qui ont été
les plus investis dans la lutte contre l’Ancien Régime et pour la justice sociale.
Dans ce contexte pesant, où une population est divisée entre un combat pour la survie au
quotidien et une autre partie privilégiant le combat jusqu’au bout afin de parachever la
Révolution, une des publications du 6 avril apparaît comme très symptomatique de cette
ambiance quelque peu électrique.
Wael Ghonim publie cette photographie d’une œuvre de Teneen (littéralement dinosaure),
information non divulguée et inaccessible depuis la page Nous sommes tous Khaled Saïd,
43
BORAÏE Sherif, Wall Talk, graffiti of the egyptian revolution, Zeitouna, Le Caire, 2012, p. 63.
188
afin d’encourager les membres à participer à une manifestation ayant lieu le 8 avril, soit
deux jours plus tard. Cette journée de mobilisation est dénommée le « vendredi de la Purge
et du Procès ». Purge des éléments de l’Ancien régime et procès de Moubarak, toujours en
liberté à Charm el-Sheikh et sans charge pesant à son encontre. Le tout fait suite à l’adoption
d’une nouvelle Déclaration constitutionnelle, datant du 30 mars, publiée par l’Armée sans
consultation de la population. En fait, la nouvelle constitution avait été soumise à un
référendum le 19 mars, néanmoins le 30 mars, 35 nouveaux articles y sont ajoutés par le
CSFA, sans prise de connaissance au préalable de la population.
Cette photographie surplombe le texte suivant :
« Ceci est une photographie qui se trouvait près de la place
Tahrir. C’est exactement ce qui s’est produit durant la
Révolution. Le président est tombé mais les institutions, et
en premier lieu les universités, ont besoin de voir chaque
Moubarak à leur tête chuter. Nous allons purifier les
institutions de leurs leaders corrompus. Rendez-vous
vendredi. »44
Si nous nous focalisons quelque peu sur la rhétorique véhiculée par l’image, quoi de mieux
qu’un jeu d’échecs pour représenter la situation en cours en Egypte à ce moment précis ? Le
choix est extrêmement perspicace et probant. Jeu de stratégie, aux couleurs du drapeau
égyptien, dans lequel prennent place une guerre des nerfs et une guerre d’usure. Le joueur le
plus intelligent et le mieux organisé l’emportera, il n’est pas question de vaincre grâce à ses
muscles ou par la force. Un évident message d’espoir est lancé à la population par Teneen.
En regardant plus attentivement l’œuvre, nous dénombrons quarante pions, tous logés à la
même enseigne et sans leader proclamé ou reconnu ni tête pensante, mais seulement en
rangs organisés, dans la partie supérieure de l’échiquier alors que huit autres pièces occupent
le bas pour les affronter. Mais ces huit pions ne sont pas quelconques, il s’agit là des pièces
maîtresses du jeu : le roi, la reine, la tour, le cavalier, et ainsi de suite. Cela dit, quelque
chose perturbe notre lecture studieuse : le roi est retourné, il est battu. Moubarak est donc
vaincu, mais pas hors-jeu. Son règne touche à sa fin. Echec et mat ou plutôt « el sheikh
mat » en arabe, qui se traduit tout simplement par « le vieux est mort », ce qui donna
naissance aux formules française et anglaise. Mais les autres membres du régime sont
toujours sur leurs pieds et tiennent tête aux pions. Le roi est mort, vive le Roi ! Moubarak a
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd 11.04.06, p. 1. L’œuvre se trouvait rue Mohammad Mahmoud
précisément, mais cela n’est jamais indiqué par Wael Ghonim.
44
189
lâché prise mais le régime tient toujours et ce avec fierté, il attend le défi lancé par les
citoyens sans crainte. Les dirigeants du pays, tous cadres de l’Ancien régime, n’ont en rien
perdu de leur superbe.
Pourtant, les pions du dessus (représentant les citoyens) possèdent un avantage, qui est celui
du nombre. Mais pas seulement : ils se retrouvent en haut de l’échiquier, ce qui donne cette
impression qu’ils vont piétiner les pièces du dessous grâce à la gravité et les avaler d’un
mouvement sans aucune pitié. En fait, le message émis est un encouragement ou même une
incitation poussant la population à être active au cours de cette révolution. Effectivement, les
pions ont besoin d’une rangée supplémentaire pour s’assurer la victoire finale. Ainsi,
symboliquement, l’idée transcrite dans cette œuvre, aux abords de la place Tahrir, est la
suivante : encore un léger effort et la révolution atteindra ses objectifs initiaux. La rhétorique
se réduirait à l’incitation à se joindre aux forces vives des manifestants, une semaine après
une marche ayant mobilisé un million de personnes lors du « Vendredi du sauvetage de la
Révolution » le premier avril, ayant pour visée de faire juger les membres de l’Ancien
Régime, en vain. L’Admin insiste afin de remobiliser ses pairs pour la manifestation du
vendredi suivant.
Cependant, si nous reprenons cette image associée au texte de l’Admin dans le cadre d’une
publication pour Nous sommes tous Khaled Saïd, nous perdons, comme bien souvent, des
détails cruciaux a priori pour analyser cette image. Seulement, nous n’analysons pas l’image
en tant que telle mais son insertion ou sa citation dans un dispositif discursif militant. Ainsi
l’auteur de l’œuvre, de la photographie, la date d’exécution, etc. n’ont presque plus
d’importance aux yeux de Wael Ghonim. En bref, la pluriauctorialité est contrainte, forcée et
réduite à une mono-auctorialité riche de sens. L’Admin est préoccupé par la remobilisation
de ses troupes, membres de la page et autres réseaux. Il cite donc cette photographie, sans se
soucier du droit d’auteur, afin d’appuyer sa volonté de réunir le plus grand nombre de
personnes le surlendemain pour organiser un sit-in place Tahrir, pour protester contre
l’exclusion de nombre d’étudiants, souvent impliqués dans la Révolution du début d’année
ou toujours actifs quelques mois plus tard, sous prétexte notamment d’absentéisme. Donc si
le Roi, sur l’échiquier, fait figure de président d’université, il faudrait dès lors une rangée de
manifestants supplémentaires pour mener à bien cette opposition frontale avec ceux qui
détiennent le pouvoir. La Victoire est garantie si les manifestants, tous unis lors de l’épisode
de janvier-février, se réunissaient de nouveau pour veiller à leurs intérêts communs.
L’incitation est évidente, grâce à cette opposition manichéenne et symbolique, dans cette
190
image et surtout dans ce post. En résumé, LA Révolution continue, c’est le mot d’ordre de
cette période. Non seulement elle continue, mais elle ne fait que démarrer ! Le combat, de
longue haleine, ne doit pas cesser, et cela transparaît parfaitement dans ce type de
publication en rapport avec une situation relativement circonscrite.
Par la suite, lorsque nous nous penchons sur les réactions et actes/actions des membres de la
page, il y a cette fois-ci unanimité, parmi les plus de 700 commentaires, face à cette
parution.
Tous soutiennent l’initiative et trouvent scandaleux les exclusions ainsi que la corruption
généralisée dans les universités et toutes les institutions de l’Etat. Entre autres, Amer Basuny
apporte une note d’humour pour critiquer cette pratique et en profite pour aborder le cas de
Moubarak :
« Je vais descendre [dans la rue, vendredi] pour que celui
qui vole et tue n’aille pas à Charm[el sheikh] mais en
prison »45
Ce commentaire provient d’un dicton détourné en blague populaire, repris à son compte et
détourné une nouvelle fois par l’auteur, Amer Basuny. Celui-ci est relativement actif sur
Facebook puisqu’il reposte énormément d’images de victimes des événements en Egypte et
participe régulièrement aux manifestations en Alexandrie, où il réside. Le dicton en
question, sous forme de préconisation ou d’avertissement divin, souvent prononcé aux
enfants pour leur instruction est dérivé de l’original : « Celui qui vole va en enfer » (existe
également avec le mensonge, le gaspillage, etc.). Ce type de prohibition implicite a été
détourné en Egypte, pour s’adapter à la situation de corruption bien ancrée dans la fonction
publique et dans le secteur privé, donnant ainsi de nouveaux dictons : « Celui qui vole va à
Charm el Sheikh/Marina », les célèbres stations balnéaires qui ne sont accessibles qu’aux
milieux très aisés. Moubarak ne s’était-il pas réfugié à Charm el-Sheikh depuis sa
démission ? Ces détournements ont par ailleurs été popularisés dans nombre de chansons, de
films et pièces de théâtre au profil de satire sociale46.
45
Ibid., p. 2.
A titre indicatif, le long-métrage « Saye3 Ba7r » (Littéralement « Voyou de la plage ») contient une scène
culte dans laquelle 7anteera, joué par Ahmad Helmy, saisit sa mère en flagrant délit de vol. S’ensuit alors un
dialogue drôlement improbable où le fils, âgé d’environ trente ans, fait la morale à sa mère en lui demandant
« où va celui qui vole ? ». Celle-ci étant sur le point de répondre, son fils la coupe et lui dit « Ne dis surtout pas
Marina » ce à quoi elle réplique, toute gênée, « Non, je sais. En enfer ». Après ce court échange, le fils offre
tout de même la petite somme d’argent tant convoitée à la mère. Soudainement, la mère, forte de cette
acquisition pécuniaire, se met à hausser le ton et lui répond : « Moi, tu me plantes comme une élève devant toi
46
191
Force est de constater que ce Facebooker ne fait pas directement référence à l’image postée
mais plutôt au texte de l’Admin et au contexte. L’action souhaitée par l’Admin en postant
cette image aux côtés d’une légende, qui prime encore une fois dans un ordre de priorité, est
de motiver ses membres à se joindre à la manifestation est achevée dans la déclaration
d’intention. Une grande majorité de membres déclarent vouloir descendre « […] vers le
tahrir (libération) vendredi 8 avril »47 proclame Nasser Rehan. Pendant que d’autres,
apportant toujours leur soutien, souhaitent voir Moubarak dans une cour de justice et
affirment que :
« Si Moubarak est jugé, tous ces gens tomberont »48 selon
Charmed Queen.
En somme, tous les membres abondent dans le même sens et souhaitent la fin de l’Ancien
Régime. Ils déclarent vouloir descendre dans les rues le vendredi qui suit. D’ailleurs, le
lendemain, toujours en réaction à ce post, des membres apportent de nouveaux éléments
concernant ce qui se passe dans les universités égyptiennes, en indiquant qu’un tel ou tel
autre a été arrêté afin de motiver ceux qui hésiteraient encore. Tout cela démontre de
nouveau que la légende inscrite au-dessous ou aux côtés de l’image, selon les paramètres
d’affichage sélectionnés par l’usager, aiguille la lecture de la publication. Le texte
prime/brime l’image. Ou du moins il s’en sert, il se l’approprie, se l’accapare. Preuve en est,
l’auteur du graffiti est perdu en cours de route, et, grâce à la polysémie de l’image, l’Admin
lui fait dire ce qu’il veut.
Dans la même dynamique, environ un mois plus tard, l’Admin poste une photographie, sans
légende cette fois-ci, contrairement à ses habitudes :
en me faisant la morale et tu oses me dire « celui qui vole va en enfer ». Non celui qui vole va à Marina, fils à
maman ».
« Saye3 Ba7r DVDRip », Youtube, AhmedHellmy, 18 juillet 2011,
https://www.youtube.com/watch?v=p6GnSMpj98c, dernière consultation le 27 octobre 2016.
47
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd 11.04.06, p. 2.
48
Ibid., p. 3.
192
Sans aucun détail supplémentaire à cette image, l’Admin publie cette photographie sur le
mur Nous sommes tous Khaled Saïd le premier mai. Wael Ghonim estime probablement que
l’image se suffit à elle-même pour diffuser sa pensée. Une information prenant une valeur
déclarative mêlée à un promissif puisque le message linguistique de la peinture dit : « Pas de
retour ».
De la sorte, l’Admin promet, pour sa part, de ne jamais faire marche-arrière ou demi-tour et
espère assurément l’assentiment général des membres de sa communauté. Ce qui se produit
incontestablement. La très grande majorité des commentaires promettent de ne jamais
revenir en arrière et de ne jamais abandonner la lutte. Même si, entre-temps, Moubarak a été
écroué, cela ne suffit pas à satisfaire grand-monde puisque durant ce mois écoulé des sits-in
ont été violemment réprimés et évacués. Certains vont donc jusqu’à proclamer qu’ils ont,
désormais, besoin d’aller « de l’avant »49, d’accélérer et d’intensifier leur combat. Cri de
guerre lancé par un membre afin d’encourager ses semblables à perpétuer leur lutte jusqu’à
atteindre leurs objectifs annoncés depuis juin 2010, à savoir principalement le respect des
droits de l’Homme, la mise en place de la démocratie, de la justice sociale et le
recouvrement des droits des victimes du Régime comme Khaled Saïd.
49
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd 11.05.01, commentaire d’Ahmed Youssef p. 3.
193
Justement, pour en venir à Khaled Saïd, il n’a jamais été oublié parmi les acteurs de sa
communauté. L’émotion autour de son sort et des circonstances autour de son décès tragique
sont toujours l’une des premières préoccupations de l’Admin et des membres, puisque sans
Khaled le liant principal, voire le tiers symbolisant50, de la communauté disparaîtrait et
mettrait en péril l’existence même de la page et de la communauté numérique constituée à
partir de son assassinat et de la lutte contre la torture. Khaled Saïd serait ainsi un tiers
symbolisant, au sens de la tiercéité peircienne, car il opère une médiation reliant les uns et
les autres au sein de cette communauté en vertu d’une loi conventionnelle.
Par exemple, le 5 avril, cette photographie est publiée par Wael Ghonim.
L’Admin l’accompagne de ce texte :
« Khaled Saïd, nous ne t’oublierons pas.
photo by:Esraa Saso »51
S’adressant directement au défunt Khaled, Wael Ghonim promet de lui rester fidèle à
jamais. Sa cause ne sera jamais délaissée ou bien même négligée au profit d’autres combats.
Lorsque nous regardons cette photographie, qui pour une fois est l’œuvre d’un auteur
indiqué, nous constatons qu’elle est toujours en train de se faire. La pose choisie montre une
personne, quasi intégralement hors-champ, qui termine sa composition « nécrologique » en
50
51
Il devient par convention la face de la torture en Egypte et « La Victime du Régime ».
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd 11.04.05, p. 1
194
mémoire de leur mort. Une sorte de pierre tombale noire est recouverte de pétales de fleurs
pour commémorer Khaled. Le suiveur de la page se trouve face à cette promesse, qui lui est
presque imposée par l’emploi du « Nous ». Ainsi, la répartition des rôles est consommée. Si
vous lisez cette œuvre, en tant que membre de cette page, vous vous retrouvez a fortiori
affilié à cette entité collective qui promet à Khaled de ne jamais l’oublier en se recueillant
sur ce qui fait office de tombe, du soldat « connu ».
Grâce à cette image, le lecteur pourrait se permettre d’imaginer un hors-champ où d’autres
personnes attendraient leur tour afin de se recueillir. Il se retrouve dans une situation nez-ànez avec cette composition photographique qu’il domine, grâce à cette plongée, tout comme
face à une tombe. Se recueillant, il renouvelle sa promesse auprès du « martyr » qui s’est
sacrifié pour lui. Le rituel est ainsi préservé et observé en renouvelant les vœux de fidélité le
plus fréquemment possible, et à cette occasion un jour avant la commémoration du premier
anniversaire de son décès. Tous les commentaires, sans exception, appuient cette promesse
et se rangent derrière elle afin de certifier l’unité de la communauté en interne et de ranimer
le « Nous » pluriel qui légitime l’existence même et le maintien de cette communauté
numérique.
Ne pouvant être exhaustif, voici quelques exemples des réactions à ce post :
Mostafa Fathy EL-Sayed : « Nous ne t’oublierons jamais…
tu resteras dans nos cœurs »52
Seven Divel : « Nous ne t’oublierons pas… Puisque tu étais
le commencement »53
Ahmed Khalil Barakat : « Nous sommes tous Khaled Saïd
et si Dieu le veut nous resterons tous Khaled Saïd »54
Nous pouvons, brièvement, en ressortir l’emploi systématique du « Nous » pluriel55 que
nous pouvons observer à travers « nos cœurs » et non pas « notre cœur ». Et surtout nous
constatons que ce « Nous » « vise à dépasser l’horizon du « ici et maintenant », à réaliser des
52
Ibid., p. 2
Ibid., p. 3
54
Ibid., p. 3.
55
Nous ne pouvons entrer dans le détail de la pluralisation de l’entité collective comme le fait Laurence
Kaufmann puisqu’il n’y aucune distinction formelle en arabe entre les pronoms personnels « On » et « Nous ».
La différenciation, opérée dans nos traductions, s’appuie principalement sur le registre de langage employé par
l’auteur du texte en arabe.
53
195
possibles encore non réalisés »56 et y parvient. Il s’appuie sur une expérience commune du
passé pour construire ou imaginer un futur. Il a été le « commencement » et permettra
l’espoir de continuer le combat en maintenant le collectif uni. C’est la période de la
« maintenance » selon Laurence Kaufmann, à une différence près : ce collectif ne s’imagine
pas autrement que ce qu’il n’est déjà.
L’action de cette publication est par conséquent de permettre avant tout aux membres de la
communauté, constitués en collectif politique au sens de Laurence Kaufmann, de
reconfirmer leur appartenance à celle-ci en renouvelant leurs vœux et leur profession de foi
régulièrement. Le culte voué à Khaled a besoin de se nourrir de rituels, ce que lui offre Wael
Ghonim dès que l’occasion se présente.
Début mai, un nouveau rappel à l’ordre, pour maintenir les rangs organisés, s’appuyant sur
la thématique de Khaled est imposé par l’Admin dans son discours.
Les 3 et 4 mai, l’Admin publie ces deux images en l’honneur de Khaled. La première avait
déjà été publiée, et analysée dans le cadre du premier chapitre, le 26 juin 2010 ; la seconde
est postée pour la seconde et dernière fois sur la page. La première occurrence date du 28
avril 2011.
Pour ce qui est de la première, provenant du festival d’el-Korba (Heliopolis, Le Caire), elle
asserte de nouveau que Khaled a toujours besoin de justice, même onze mois après son
56
KAUFMANN Laurence, « Faire « collectif » : de la constitution à la maintenance » in KAUFMANN
Laurence et TROM Danny (dir.), « Qu’est-ce qu’un collectif ? Du commun à la politique », Editions de l’Ecole
des hautes études en sciences sociales, Raisons pratiques. Epistémologie, sociologie, théorie sociale, n°20,
Paris, 2010, p. 360.
196
assassinat. Cette fois-ci l’Admin reprend la légende de la fois précédente mais en
introduisant une variante :
« Est-ce que le maintien de Sebai à son poste et le fait qu’il
ne soit pas inculpé est justice ? Ceci est une photo qui a été
envoyée par une membre de la page lors du troisième sit-in
pour Khaled Saïd et elle l’avait envoyée accompagnée de
ces mots « Je suis une fille égyptienne et j’aime l’Egypte
mais j’avais des empêchements qui ne m’ont pas permis
d’assister au sit-in. Mais je voulais pas que ma journée soit
perdue alors je suis allée au carnaval d’el-Korba et j’ai fait
avec une amie une petit truc pour Khaled » – Que Dieu
t’accorde Sa Miséricorde Khaled »57
Pour prolonger la pensée de l’Admin et rendre un minimum d’honneur à Khaled, un membre
ajoute à la prière une formule votive et solennelle supplémentaire :
« Que Dieu lui accorde Sa Miséricorde lui et les martyrs de
la Révolution mais lui a été le commencement qui a éclairé
nos cœurs »58.
Le docteur ElSebai Ahmad ElSebai, président de la Haute Autorité de la médecine légale en
Egypte, a reconfirmé en avril 2011 que Khaled Saïd est mort des suites d’un étouffement dû
à l’absorption d’une boulette de haschich59, ajoutant à cela qu’il n’y avait aucune autre
raison collatérale menant au décès. A ce moment, Wael Ghonim réaffirme logiquement que
« Khaled needs justice », et que c’est encore le cas près d’un an après son décès.
Pour ce qui est de la seconde image postée début mai, elle est accompagnée de cette
légende :
« Nous sommes tous Khaled Saïd
Sur les murs des rues d’Egypte
Graffiti dessiné par Hany Khaled et photo de Mostafa
Hussein »60.
57
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd 11.05.03, p. 1.
Ibid., commentaire de Kareem Khaddash, p. 2.
59
SELIMAN Mostafa, « Licenciement du directeur de la Médecine légiste en Egypte pour avoir falsifié des
rapports de victimes de la révolution »,
http://www.alarabiya.net/articles/2011/05/04/147840.html, dernière consultation le 18 mai 2016.
60
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd 11.05.04, p. 1.
58
197
Confirmation une nouvelle fois de cette « auto-indexation »61 en tant que Khaled Saïd, et de
cette identité-référence collective, partagée par tous les membres, l’Admin parle donc en
leur nom à tous. Hormis les prières, les vœux que Dieu accorde sa miséricorde à Khaled ou
les souhaits de voir El-Sebai en prison, qui constituent la très grande majorité des
commentaires, une réaction attire particulièrement notre attention. Wael Aljaraisheh
déclare :
« De la Jordanie, nous prions pour que Khaled se voit
accordé la miséricorde et que son nouvel habitat soit le
paradis. Et nous félicitons la jeunesse d’Egypte pour sa
révolution »62
La question du public transnational aurait pu décemment se poser, et lorsque nous lisons ce
type de commentaires, ponctuels mais réguliers, nous voyons bien qu’il y a un partage net
des « Nous ». Ici, le « Nous » fait référence aux Jordaniens qui félicitent les Egyptiens tout
en se dissociant de leur collectif. De même, sur la page Nous sommes tous Khaled Saïd, ce
citoyen jordanien ne s’exprime pas en tant que l’un des Khaled Saïd mais comme membre
d’un « Nous » exclu de celui regroupant les Khaled Saïd, ou plus globalement les « Nous »
constituant le public politique en Egypte. Cette désignation ou plutôt cette auto-désignation
s’exclut implicitement du collectif « Nous sommes tous Khaled Saïd » ainsi que du public
politique égyptien veillant à ses intérêts, associé dans son discours à la jeunesse égyptienne.
C’est donc à l’extérieur que la cohésion du collectif « Nous sommes tous Khaled Saïd » est
renforcée et confirmée. Ce soutien de l’étranger permet, par conséquent, de légitimer l’unité
de la communauté, phase essentielle et condition sine qua none de la « maintenance »63 et de
la pérennité du collectif constitué.
Pour en venir à l’image, tout autant que ce qui est observable dans le texte de l’Admin et des
commentaires, cette publication rend hommage non seulement à Khaled mais aussi à la
communauté numérique et le média socionumérique Nous sommes tous Khaled Saïd. Le
texte de l’œuvre se traduit par « Nous sommes tous Khaled Saïd » mais c’est la composition
et le choix des couleurs qui importent le plus dans ce cas. La forme originelle du lettrage
arabe n’est pas respectée, elle est clairement altérée, la formation des lettres prend un style
occidental. Angulaire et rigide, tout l’opposé de la calligraphie arabe, « Nous sommes tous
61
STIEGLER Bernard (dir.), Réseaux sociaux, culture politique et ingénierie des réseaux sociaux, FYP,
Limoges, 2012, p. 22.
62
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd 11.05.04, p. 3.
63
KAUFMANN Laurence, « Faire « collectif » : de la constitution à la maintenance » in KAUFMANN
Laurence et TROM Danny (dir.), « Qu’est-ce qu’un collectif ? Du commun à la politique », op. cit., p. 356.
198
Khaled Saïd » prend les traits d’une déclaration, sous forme de bulle de bande-dessinée ou
bien d’un nuage amené à transmettre le message dans les cieux paradisiaques où se trouve
Khaled. Un artiste, designer de formation, ayant acquis une certaine renommée dans le street
art pendant la Révolution, confirme son appartenance à cette communauté, non plus
uniquement numérique à ce moment puisqu’elle a mené à la « Révolution du 25 » janvier,
précision apportée à l’extrême gauche de l’œuvre.
Cet hommage ne se limite pas à la personne de Khaled, en tant que « martyr », mais à toute
la communauté engendrée par le sacrifice de ce dernier. L’artiste opte pour les couleurs de
Facebook : le bleu ciel, le blanc et le rouge des notifications Facebook. Ainsi, il montre son
estime pour la page Facebook Nous sommes tous Khaled Saïd, qui à ses yeux, a abouti à la
« Révolution du 25 ». Et en lui témoignant son affection, il se joint à leur communauté
comme membre à part entière, il prête, de cette manière, allégeance à la page et à son
idéologie.
D’autres publications évoquent le cas de Khaled Saïd tout au long de cette période, et ce
principalement début juin, à l’occasion du premier anniversaire de sa mort. Pour rappel, il
est décédé le 6 juin 2010 et la page Nous sommes tous Khaled Saïd a été créée le 10 juin.
Pour commémorer sa disparition un an plus tard, l’Admin publie une multitude d’œuvres64 à
son effigie. Il reprend même des images qui lui ont été communiquées par le réseau de la
jeunesse du 6 avril. Ces inscriptions murales transmises par ce groupe d’activistes
proviennent d’une série de graffiti qui ont été effectués sur les murs du ministère de
l’Intérieur, le 6 juin 2011, pour protester contre les affabulations du ministère quant aux
raisons du décès de Khaled Saïd. A chaque photographie, Khaled nous fixe du regard, et
l’une des photographies représente un pochoir composé d’un portrait et d’un texte à la
première personne du singulier énoncé par Khaled en personne, interpellation adressée à un
TU désigné.
Annexes Nous sommes tous Khaled Saïd, 11.06.06 et 11.06.07. Six œuvres consacrées à Khaled sont
publiées en deux jours.
64
199
« Mon sang sera-t-il, à tes yeux, de l’eau65 ? Oublieras-tu
mon vêtement recouvert de sang ? »66
Khaled, sa représentation sous de forme de portrait pochoirisé plus précisément, fixe le
lecteur du regard, il installe une sorte d’« axe Y-Y »67 où seule la vérité, dans un « régime de
réel » et d’authenticité, peut être exprimée et ce dans un cadre solennel. Il interpelle le
passant mais surtout le lecteur de Nous sommes tous Khaled Saïd par ses « paroles » et son
regard. Une confrontation prend place où Khaled met mal à l’aise le lecteur puisqu’il lui
demande, voire il exige de sa part, de recouvrer son honneur en ne l’oubliant pas. Justice
doit lui être rendue ! Sinon son sang aura coulé pour rien et il aura valeur d’eau.
L’Admin n’avait par ailleurs ajouté à sa légende que l’emplacement, puisqu’il est
foncièrement transgressif et provocateur (sur les murs du ministère de l’Intérieur), ainsi que :
Dérivé d’un proverbe arabe : « le sang ne sera jamais de l’eau » signifiant que le sang a plus de valeur que
l’eau ; souvent prononcé dans un contexte familial pour exprimer l’importance du lien sanguin entre proches
qui prévaut sur les liens non-sanguins dans les relations interpersonnelles, même au sein des groupes primaires.
D’ailleurs un autre proverbe arabe véhicule une idée fortement similaire : « Mon frère et moi contre mon
cousin ; mon cousin et moi contre l’étranger ».
Ces implicites expriment la puissance de l’interpellation de Khaled Saïd.
66
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd 11.06.06, p. 1.
67
VERON Eliséo, « Il est là, je le vois, il me parle » in Réseaux, « L’information télévisée », vol 4, n°21,
CNET, Paris, 1986.
65
200
« ceci est le message de Khaled et tous les martyrs
d’Egypte – issu du réseau de la jeunesse du 6 avril »68.
C’est bien Khaled qui s’adresse directement au lecteur sans médiation, ni du street artiste ni
du photographe et encore moins de l’administrateur du média Nous sommes tous Khaled
Saïd. Les dispositifs de médiation doivent disparaître au profit de la parole directement
prononcé par Khaled à ses fidèles, membres de la page, d’où l’intérêt, peut-être, de recourir
à la notion d’« axe Y-Y », censée originellement instaurer un climat de confiance entre le
présentateur du journal télévisé et le téléspectateur.
Mais ce message est celui de « tous les martyrs » selon Wael Ghonim, et il y en a eu des
centaines depuis juin 2010. Ainsi, se rappeler au souvenir de Khaled Saïd n’est dès lors plus
suffisant, même si cela reste vital pour la communauté et sa « maintenance ». D’autres
« martyrs » émergent dans le discours de street artivistes et de dispositifs socionumériques
activistes par la suite. Toujours à la date du 6 juin 2011, cette photographie est diffusée :
« Photo du martyr Islam Raafat
Dessinée sur le mur
Gravée dans nos cœurs
Photo : Ahmad Fouad »69.
68
69
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd 11.06.06, p. 1.
Ibid., p. 1.
201
Islam Raafat fait partie des nombreuses victimes des manifestations de janvier-février 2011.
Décédé à 18 ans, il est représenté par Ganzeer, il n’est pas le seul à obtenir un portrait à son
honneur, et ce toujours dans le même style iconographique, à Bab el-Louq. Un des martyrs
perce le filtre de la page Nous sommes tous Khaled Saïd et ce le jour même du premier
anniversaire de l’assassinat de Khaled. Mais cela démontre à quel point la martyrologie est
déployée et importante pour cette communauté. Cette notion demeure capitale et permet de
nourrir ce besoin pour la communauté afin de survivre. Persister dans la défense de Khaled
et de ses droits mais y ajouter de nouveaux martyrs confirmerait que Khaled n’est pas une
exception ou l’objet d’un destin à part, le « héros passif » d’un fait-divers70, en définitif
dépasser le cas d’une seule personne. Il était donc bien le symbole de l’injustice d’un régime
politique qui est toujours en place, puisque de nouveaux martyrs viennent régulièrement
augmenter le nombre des victimes.
Par ailleurs, un membre de la communauté réagit ainsi :
« Je n’accepterai pas de condoléances tant que les comptes
ne seront pas réglés. »71
Jusqu’à ce que justice soit rendue à Khaled et les autres victimes, la Révolution continue !
c. « Sois avec la Révolution », appel à l’agrégation de nouveaux
membres.
Et pour ce faire, il faut continuer à ratisser de nouveaux soutiens parmi les citoyens et en
même temps consolider l’assise de fidèles déjà constituée.
« La Révolution continue »72
Voilà comment la situation est résumée par Wael Ghonim le 24 août 2011.
70
HEINICH Nathalie, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Gallimard, Paris, 2012,
p. 238.
71
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd 11.06.06, p. 2.
72
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd 11.08.24, p. 1.
202
Pourtant ce pochoir transmet le texte suivant : « Sois avec la Révolution ». Celle-ci a
toujours besoin d’effectifs nouveaux. Il faut en convaincre encore et encore. Ce pochoir,
repris entre autres par Aya Tarek en Alexandrie dès 201073 puis dans de nombreux endroits
et contextes, est l’œuvre de Mohammad Gaber, parfois surnommé Gebara, en collaboration
avec un artiste brésilien Carlos Latuff, co-crée en 2008. Ici, il s’agit de promouvoir les
manifestations du 9 septembre à venir, destinées à exiger un calendrier de transition de la
part du CSFA ainsi que la fin des procès militaires à l’encontre des civils. Ce calligraffiti
vient ainsi appuyer la position de Wael Ghonim, en tant qu’administrateur de la page
Facebook militante la plus suivie, qui est de remotiver ses troupes pour descendre dans les
rues à la date prévue. Pour cela, il incite ses membres à continuer la Révolution et exprime
un implicite très intéressant. « Sois avec la Révolution », aux couleurs du drapeau égyptien,
comme si le choix n’était pas laissé au bon vouloir du lecteur. Le suiveur de Nous sommes
tous Khaled Saïd se perçoit nécessairement comme un « bon » égyptien, et pour le prouver il
doit suivre cette injonction que d’être avec la Révolution, de la poursuivre. S’il cesse ou se
retire du combat, il trahirait cette même révolution. En observant le rapport texte/image du
post, il y a un lien « naturel » imposé par l’Admin entre « La Révolution continue » et « Sois
avec la Révolution ». En bref, Wael Ghonim indique à son lecteur que s’il ne continue pas la
Révolution, il n’est plus « avec ».
73
Nous pouvons la voir à l’écran en 2010 reproduire ce pochoir durant l’une des scènes de Microphone.
203
Il s’exclut du combat et trahit ainsi la cause pour laquelle il milite depuis plus d’un an. Ce
pochoir, très sophistiqué et raffiné, s’inspire très clairement de la calligraphie tout en
adoptant les codes du graffiti, dont le premier est l’emploi du pochoir. Les deux modes
artistiques octroyant une certaine latitude dans le lettrage et la formation des mots, ils ont au
moins cette proximité ou cette similitude. En effet, en arabe, « Sois avec » ne peut s’écrire a
priori de la sorte, c’est-à-dire rattachés en un seul mot formant l’entité du dessous en noir.
La ponctuation de la totalité du graffiti s’ajoute en noir et réunifie les trois mots qui
composent l’œuvre. Ensuite la « Révolution » est inscrite en rouge pour s’immiscer en plein
milieu de ce corps, entièrement noir, et l’imprègne de son sang. Une première injonction
verbale, « Sois avec la Révolution », complète une seconde injonction opérée par la
Révolution qui coule « naturellement » dans les veines de ce corps du « Sois avec » ponctué.
Par voie de conséquence, ne pas être avec la Révolution serait renier sa propre nature, et
surtout sa propre nature d’égyptien.
Ainsi un membre qui se fait appeler, d’après son surnom Facebook, « Gloire aux
Martyrs » (comme la campagne activiste nommée de la sorte) approuve, comme une très
large majorité :
« Bien sûr elle continue ! Et le 9/9 sera un nouveau
départ »74.
Alors qu’à l’inverse, Mohamed Ahmed Mohamed objecte quant à lui :
« Elle continue quand t’as l’esprit tranquille et que t’as avec
toi ta famille et de l’argent et que tu cherches de la stabilité
pour le pays, alors que ceux qui sont comme moi qui n’ont
ni argent ni stabilité ni emploi que faut-il faire ? Mourir
pour vous satisfaire ? […] »75.
La misère et le « misérabilisme » ralentiront toujours les révolutions, comme l’observait
Hannah Arendt76, ou du moins auront toujours bon dos pour combattre les révolutions. Nous
voyons comment un des suiveurs de la page se désolidarise de la communauté en refusant un
projet collectif, même à l’initiative de l’Admin, arguant que tout dépend de la situation
financière personnelle. Un nouveau « Nous » apparaît pour s’exprimer au nom de ceux qui
ne peuvent avoir le luxe de continuer la Révolution et un « Tu » accusé joue le rôle de
l’Admin et de tous ceux qui consentent à manifester. La scission, également, persévère entre
74
Ibid., p. 2.
Ibid., pp. 4-5. C’est nous qui soulignons.
76
COLLIN Françoise, « Du privé et du public » in Les Cahiers du GRIF, N. 33, 1986. Hannah Arendt, p. 50.
75
204
les partisans, perçus comme « jusqu’au boutistes » par leurs opposants, de la Révolution, qui
n’aurait toujours pas atteint ses objectifs, et les partisans d’une stabilité financière, se
préoccupant principalement de leur survie alimentaire, dont le seul garant serait l’Armée.
Ces seconds sont souvent des intrus à la communauté, au service de la police de surveillance
numérique même si nous ne pouvons incontestablement généraliser ou appliquer ce soupçon
à chaque opposant « discursif », dont le langage trahit la pensée en se désengageant
nettement du collectif par la répartition des pronoms personnels différente, voire opposée,
aux autres membres et à l’Admin.
Le débat est bipolarisé de la sorte : « sois avec la Révolution » ou bien « sois opposant à la
communauté », ce qui présente certains risques largement observés dans l’Egypte postRévolution où l’opposant est souvent accusé de « traîtrise à la patrie ».
Et pour continuer la Révolution et perpétuer ses valeurs, plusieurs moyens ont été évoqués,
dans un contexte plus global, au sein du discours street artiviste médié par Nous sommes
tous Khaled Saïd. Par exemple, transgresser l’autorité ministérielle en lui rappelant que la
place Tahrir est une menace qui pèsera toujours au-dessus de sa tête.
« Le bureau du ministre de la santé, au ministère. Photo :
ShaimaStreet »77.
Voici comment Wael Ghonim introduit cette photographie, où une personne a transgressé
l’autorité et la sécurité sur place en s’appropriant le bureau du ministre de la santé pour en
faire la place des révolutionnaires, le Tahrir :
77
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd 11.08.07, p. 1.
205
Un acte subversif, à travers lequel renommer un lieu prend des proportions de fierté pour
tous les membres d’une communauté. Le panneau doré manifeste l’appartenance de cet
emplacement au « ministre », et une personne a décidé qu’elle allait transformer cet espace
en le rendant à la population, tout comme lors du soulèvement du début d’année. Par cet
acte, l’auteur « libère » le bureau du ministre en le rendant à son premier propriétaire, le
peuple, maître de la place Tahrir depuis fin janvier 2011.
D’autres ambitions sont véhiculées dans le discours de la page :
206
L’Admin ne fait que retranscrire le message linguistique de cette photographie, sans
reprendre le signe de l’anarchie à laquelle il ne souscrit probablement pas78, en la publiant :
« Soyez réalistes, demandez l’impossible »79.
Donc pour continuer la Révolution et la mener à bout, il faudra transgresser et aller au-delà
de ce qui semble possible. Che Guevara est pris comme modèle – et le choix semble
cohérent dans la mesure où il symbolise à la perfection la figure du révolutionnaire dans le
monde. Seulement, l’anarchie est rejetée au passage. L’Admin cite cette inscription murale
en se délivrant du symbole de l’anarchie apposé juste après la célèbre phrase du Che. Ainsi,
il sélectionne ce qui lui semble convenable dans son discours et délaisse ce qui va à
l’encontre de sa ligne éditoriale, proclamée dès la naissance de la page. Et encore une fois, il
opte pour une modalisation sous la forme de l’ordre donné à tout un chacun. Le lecteur
n’aurait presque pas le choix de suivre ou non ce qui prend les attributs d’une ligne
directrice pour la communauté.
De nombreuses revendications semblent impossibles à obtenir, dans ce type de contexte
autoritaire, et pour combattre ce type de pessimisme ambiant l’Admin décide de diffuser ce
message. La Révolution doit aller jusqu’au bout, même si elle paraît impossible à
parachever. La Révolution continue !
d. Gare à la télévision.
A ce propos, certaines règles sont à observer dans l’optique d’atteindre une issue positive
dans la Révolution. L’une d’entre elles est de se méfier des médias grand-public ou de
certains canaux de diffusion comme la télévision.
78
Le choix de soustraire ce signe à la citation est très expressif quant à sa politique éditoriale. Par ailleurs,
Wael Ghonim est tout sauf anarchiste. Il rejette régulièrement les arguments des membres souhaitant une
anarchie même temporaire. Rappelons qu’il a longtemps été investi dans la campagne en ligne de soutien au
retour de Mohammad el-Baradeï.
79
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd 11.07.20, p. 1.
207
A onze jours d’intervalle, Wael Ghonim publie les deux photos ci-dessus, la première le 20
juillet 2011 et la seconde le 31 du même mois, pour des raisons complètement différentes et
dans des contextes bien distincts. La première côtoie le texte suivant :
« Graffiti dans une des rues menant au Tahrir.
Tout comme pour le PND [parti national démocratique]
déchu…nous exigeons la destitution du parti du canapé
»80.
Bon nombre de membres de la page se demande, ou demande à l’Admin, ce que signifie le
« parti du canapé ». Expression qui commençait à émerger à ce moment pour critiquer les
« passagers clandestins »81, ce terme désigne les personnes « passives » qui ne se mobilisent
pas pour la Révolution. Synonyme en quelque sorte du parti des « fainéants », cette formule
a pour objectif d’accuser ceux qui ont délaissé le combat. Cela demeure, néanmoins,
intrigant de constater que Wael Ghonim, en citant cette image, voit la fainéantise ou la
passivité comme un moment passé sur son canapé face à la télévision. Pour l’artiste, auteur
du pochoir, déconseillant le visionnage de la télévision, cet outil serait le comble de la
passivité et l’antagonisme absolu à l’engagement politique. Et l’Admin reprend cette
rhétorique en associant cette photographie au texte qu’il lui appose afin de faire réagir les
membres de la communauté Nous sommes tous Khaled Saïd. Ceux qui veulent bénéficier
des avantages obtenus par les activistes sans agir eux-mêmes et encourir un quelconque
risque sont clairement pointés du doigt. Pour toutes ces raisons, un artiste, non indiqué par
l’Admin – visiblement seul le lieu compte à ses yeux – décide de représenter de la sorte la
passivité de certains citoyens et Wael Ghonim se range de son côté en transmettant son
opinion grâce à son outil de diffusion qu’est le média Nous sommes tous Khaled Saïd.
80
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd 11.07.20, p. 1.
Nous renvoyons au premier chapitre où la question du « passager clandestin », concept de Mancur Olson, a
déjà été évoquée.
81
208
La formule « parti du canapé », qui a priori n’intègre absolument pas l’outil télévisuel,
connaît un certain succès depuis 2011 et continue à être employée en 2016 et provenant,
notamment,
de
l’expression
« slacktivisme »,
traduisible
par
un
activisme
« passif »/« fainéant » ou un « activisme de canapé ».
Dans la même visée, mais dans un contexte tout autre, la deuxième image, ci-dessus, a été
postée avec le texte qui suit :
« Bonne année »82.
Expression pouvant être employée à diverses occasions, elle est dans ce cas exprimée pour
souhaiter un bon ramadan à tous. Le mois « sacré », comme il est appelé en Egypte, démarre
à cette période et l’Admin opte pour ce type de post pour souhaiter aux membres un bon
mois. Nous pourrions traduire le message linguistique de l’œuvre de Hosni83 ainsi, en
partant du haut vers le bas et de droite à gauche : « Dis non aux drogues. Le haschich,
l’ecstasy, la télévision égyptienne ». Au niveau iconographique, il nous faut souligner que
« les drogues » sont associées principalement à la « télévision égyptienne », qui se trouve
encadrée par une télévision, aux contours rouges tout comme les caractères formant le mot
« drogues », et qui est disposée juste en-dessous de ces mêmes « drogues », afin de les
rapprocher en les mettant en parallèle. Donc la menace première pour l’intégrité psychique
et psychologique de l’Egyptien, avant même le haschich ou l’ecstasy, serait bien la
« télévision égyptienne ». Le média télévisuel est donc perçu par l’auteur du graffiti ainsi
que par Wael Ghonim comme un « média de masse » aux effets puissants et illimités. La
télévision pourrait abêtir les foules, à l’instar d’une drogue, difficile à surmonter par la suite.
Mais cette prévention s’inscrit dans une période donnée qui donne de la valeur ajoutée à la
diffusion de ce post. L’arrivée du Ramadan et son flot de séries télévisées84, préparées toute
l’année spécialement pour ce mois-ci, expliquerait que l’Admin de la page ironise en
souhaitant une bonne année à ses membres. Il les conjure de faire attention à ce média
pervers qui s’immiscerait subtilement dans les esprits pour les dominer et les contrôler.
Culturellement, le mois du Ramadan est bien connu dans le monde arabe pour être une
82
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd 11.07.31, p. 1.
Cette information n’est pas offerte par Wael Ghonim, il cite l’œuvre sans pour autant indiquer son auteur, ni
même le photographe de celle-ci.
84
GONZALES-QUIJANO Yves, « Ramadan, mois de sacrée télévision », Culture et politique arabes, 18 juin
2015,
http://cpa.hypotheses.org/5581, dernière consultation le 2 juin 2016.
83
209
période familiale où les pratiquants passent le plus clair de leur temps au domicile familial.
Lorsque l’heure du regroupement s’approche, autour de la rupture du jeune et des heures qui
suivent, les séries s’enchaînent sur les innombrables chaînes télévisées égyptiennes et
transnationales. Cependant, seule la « télévision égyptienne » est ciblée, ou encadrée, dans
ce message de défiance, puisque les séries « prises en charge » par les chaînes du service
public ou même certains canaux égyptiens privés participent à la propagande de l’Etat.
Parmi les commentaires, une bonne proportion des membres retournent les vœux de bonne
année à l’Admin et à leurs pairs, et une large partie valide le discours tenu par l’Admin et
prolonge parfois la blague par la satire. A titre indicatif, Deedee Ahrahman rigole et verse
dans le même sens :
« Hahahahahahaha.
C’est pas une drogue, ça rend fou et franchement c’est pas
ce qui nous manque [la folie] »85.
Comme pour toute drogue – une certaine fatalité soulève une crainte de l’Admin et des
membres de la communauté – il serait donc très difficile de se désintoxiquer voire de se
soigner de la « folie ». Il ne faudrait pas tomber dans le piège au risque de ne pouvoir s’en
sortir après-coup.
La télévision égyptienne serait donc, dans le discours de prévention de Nous sommes tous
Khaled Saïd, un outil qui ralentirait ou freinerait la Révolution à cause de sa dimension
addictive et de sa propension à engendrer de la passivité, et à terme de se laisser prendre au
jeu de la propagande de l’Etat. Ça n’est pas sans raison si, régulièrement, des manifestations
se donnaient pour lieu de rendez-vous le bâtiment de la télévision égyptienne à Maspero, sur
la corniche près du centre-ville, l’institution audiovisuelle publique étant l’un des symboles
majeurs du pouvoir et de la répression, à travers la propagande, de l’Etat, qui sert les intérêts
de l’Armée.
e. Le CSFA antirévolutionnaire.
Le ralentissement serait justement dû à l’Armée et au CSFA, selon Nous sommes tous
Khaled Saïd :
85
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd 11.07.31, p. 2.
210
Epié, voire mitraillé, par des outils d’information et de communication, dont les objectifs
sont les principales armes des révolutionnaires, nous le verrons ultérieurement, le CSFA,
prend les attributs d’une tortue et avance à petits pas. Toujours dans l’attente d’un calendrier
de transition démocratique, la manifestation ayant eu lieu place Tahrir le 9 septembre 2011 a
été violemment réprimée par les forces de l’ordre dont la police militaire. Le lendemain, le
Conseil est donc représenté ainsi sur la page Nous sommes tous Khaled Saïd à la date du
premier octobre suivant. Le seul responsable serait donc l’Armée au point que Wael Ghonim
publie cette photographie au-dessus de ce texte : « Sans commentaire »86.
Les premières réactions avalisent cette « description » et ce « qualificatif » comme étant le
meilleur possible. D’ailleurs l’une des membres le rebaptise « le Conseil de la tortue »87, en
se référant à sa lenteur et à l’âge de ses membres administrateurs. Ce serait même faire du
tort à la tortue que de la comparer au CSFA88, selon certains puisque celle-ci avec un peu de
volonté avance plus vite, et dans le bon sens, comparé à cette institution qui ne fait que
revenir en arrière et renier les avancées potentiellement acquises après la Révolution.
Pourtant, phénomène relativement classique dès que l’Armée est remise en question,
certains accusent Wael Ghonim d’« inciter » à la haine. L’institution militaire jouit toujours
d’une certaine splendeur aux yeux de nombreux Egyptiens. En effet, le service militaire est
86
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd 11.10.01, p. 1.
Ibid., commentaire de Doaa AbdelMenem, p. 2.
88
Ibid., commentaire de Abdelrahman Samir p. 65.
87
211
obligatoire en Egypte, et la très grande majorité des hommes ont donc subi cette propagande
contrainte au sein de cet appareil qui se pose comme le seul et unique garant de l’intégrité et
du bien-être de la nation. L’Armée demeure donc pour une large proportion du pays une
institution patriotique et, par conséquent, intouchable89. Ce respect, mêlé à une certaine
admiration, engendre une crispation dans le débat qui fait suite à ce post. Wael Ghonim a
publié cette photographie et son commentaire peu après minuit et dans la matinée, aux
alentours de 9 heures, un dénommé Ahmed Hassanen se lance dans une tirade accusatrice
envers l’Admin de la page.
« Ahmed Hassanen
Grossièreté+mascarade+manque d’éducation+jeunesse
téméraire+inconscience+absence totale de pensée=la page
de Nous sommes tous Khaled Saïd
1 octobre 2011, 08:50 · J’aime · 3
Ahmed Hassanen
Incite, incite, incite [à la haine] fils de l’Amérique, incite,
incite, incite fils de google
1 octobre 2011, 08:51 · J’aime · 1 »90.
Ces réactions injuriant Wael Ghonim, en personne, comme étant un traître à la solde des
Etats-Unis d’Amérique et de Google, entreprise où il est responsable marketing pour la
région du Moyen-Orient, sont en fait plus véhémentes qu’elles n’y paraissent.
L’enchaînement du verbe « incite » trois fois d’affilée à deux reprises sonne, à l’oral,
parfaitement comme une insulte extrêmement grossière, à une consonne près, qui signifierait
« proxénète ». Il ajoute ainsi, par l’emploi de ce qui croise l’euphémisme et l’insinuation
implicite91, une dimension injurieuse à son accusation de trahison, puisque s’attaquer à
l’Armée ne saurait certainement se traduire autrement à ses yeux. « Vendu » à l’ennemi
américain qui voudrait du mal à l’Egypte, or l’Armée est une institution qui perçoit
89
OSMAN Tarek, Révolutions égyptiennes, de Nasser à la chute de Moubarak, Les belles lettres, coll. « Le
bruit du monde », Paris, 2011, p. 9.
90
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd 11.10.01, pp. 62-63.
91
KERBRAT-ORECCHIONI Catherine, L’implicite, Armand Colin, Paris, 1998 (1ère éd. 1986).
212
annuellement un don des Etats-Unis d’Amérique92 en milliards de dollars, sous forme de
subventions.
Ahmed Hassanen osant s’en prendre à Wael Ghonim et par là même à la communauté toute
entière, au sein de leur espace de constitution et de reconstitution jour après jour, s’attire les
foudres des membres de celle-ci. Sept minutes plus tard précisément, d’autres membres le
recadrent en le traitant à leur tour de « fel parmi les feloul ». Cette expression est apparue
juste après la Révolution pour désigner les partisans de l’Ancien Régime, elle est usitée
comme une injure, ou du moins une moquerie, à l’égard des contre-révolutionnaires.
Interpellant la communauté par l’injure, qui a le pouvoir, parmi ses actes possibles, de
blesser93, Ahmed Hassanen se voit répondre par l’injure, chacun assignant son opposant à
une position de traître. L’un accusant une communauté de traîtrise à la patrie, puisqu’elle
tente d’écorcher l’image de l’Armée, tandis que l’autre accuse le premier de traîtrise à la
Révolution, ce qui prime, avant toutes les institutions. Ainsi la communauté maintient son
intégrité en rejetant celui qui pourrait s’en prendre à sa charte et dépasser les bornes admises
collectivement. Le profil Facebook d’Ahmed Hassanen a, par ailleurs, disparu depuis, ce qui
pourrait éveiller les soupçons quant à son appartenance à la police de surveillance
numérique. Ce constat ne pourrait être postulé qu’en qualité d’hypothèse.
f. La Révolution prime.
Voilà comment nous pourrions résumer le discours de Nous sommes tous Khaled Saïd
durant cette période :
92
MEYNADIER Pascal, L’Egypte au cœur du monde arabe, l’heure des choix, Tempora–Editions du Jubilé,
Perpignan-Paris, 2009, p. 58.
93
BUTLER Judith, Le pouvoir des mots, Discours de haine et politique du performatif, Editions Amsterdam,
Paris, 2004, pp. 21-22.
213
Cette pièce de street art est l’œuvre, encore une fois, de Hany Khaled et est postée sur la
page Nous sommes tous Khaled Saïd à la date du 9 juillet 2011, le lendemain de sa
réalisation (petit encadré rouge dans le coin inférieur gauche composé du tag de l’artiste et
de la date). Elle indique « La Révolution avant tout » dans une composition
intentionnellement « maladroite », prête à être découpée aux ciseaux afin d’être recollée un
maximum de fois, destinée à devenir propriété de tout un chacun. Le message intrinsèque est
de promouvoir la Révolution et pour ce faire de la visibiliser autant que possible. Hany
Khaled donne l’opportunité de découper un mur, pour ne pas astreindre son œuvre à un
emplacement physique donné, et Wael Ghonim s’en empare pour diffuser l’œuvre. Il
découpe ainsi une portion de mur pour l’ajouter à son mur numérique et favoriser la
diffusion et le partage de cette œuvre qui s’intercale parfaitement dans son discours. « La
Révolution avant tout », c’est de cette manière que l’Admin « signe » la légende de cette
photographie sur la page de la communauté en y ajoutant seulement le nom de l’artiste. Il ne
fait que répéter le contenu linguistique de l’œuvre pour insister sur la portée du message.
Celui-ci résume d’ailleurs à la perfection sa pensée. Sur ce point il nous faudra dissocier
l’administrateur des membres de la communauté, puisque tous ne s’accordent pas sur cette
finalité, à savoir la Révolution avant tout.
214
Parmi les réactions, certains établissent un ordre de priorité des actions à mener en vue de la
Révolution. Ils désintègrent celle-ci en plusieurs composantes et souhaitent voir certaines
d’entre elles être traitées avant d’autres, ce qui n’entre pas en dissonance avec la position
globale. Ainsi, des commentaires de ce type s’enchaînent :
« Manar Abd El Kader
Non le ministre de l’Information d’abord
Hossam Mostfa
Le droit des martyrs avant tout »94.
Un peu plus tard, d’autres membres s’accordent à privilégier « l’Egypte avant tout »95.
A partir de ce moment un sérieux désaccord s’établit au sein d’une communauté plus ou
moins uniforme quant à ses prises de position, mais la philosophie générale n’obtient pas
l’assentiment de tous. La Révolution ou l’Egypte, quelle est la priorité ?
Certains réagissent par une note d’humour afin de détendre les tensions autour de cette
question comme Mohamed Salah ou Dolceca Saifoo qui déclarent :
« Mon anniversaire avant tout, bande de chiens »96.
« Le Nescafé avant tout »97.
Alors qu’une autre membre tente de trouver une solution à ce dilemme insolvable :
« Sally Ahmed
L’Egypte avant tout grâce à la Révolution »98.
De la sorte, la Révolution serait au service des intérêts de l’entité patriotique dans son
ensemble.
Manal Elbakry résume une tout autre approche de cette manière :
« L’Egypte
premièrement.............
La
Révolution
deuxièmement............. La Victoire troisièmement »99.
Un débat de fond s’instaure à propos de la finalité même de la mobilisation de la
communauté et celui-ci ne trouve pas une issue qui regrouperait la totalité des membres
94
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd 11.07.09, pp. 1-2
Ibid., commentaires de Inna Said, Aly Abdelaziz, Ghada Alalfy entre autres, p. 3
96
Ibid., p. 4. Les commentaires ne se suivant pas dans un ordre chronologique.
97
Ibid., p. 5.
98
Ibid., p. 4.
99
Ibid., p. 11.
95
215
derrière une seule raison d’être. Chacun se mobilise pour des finalités variées mais tous sous
une seule et même bannière, celle portant l’appellation de Nous sommes tous Khaled Saïd.
Des divergences majeures quant à la philosophie même de la communauté engendrent donc
une « union sociale plurielle »100 que nous avons également vue parmi les variétés de profils
sociaux entre des membres qui ont une stabilité financière et les autres qui luttent au
quotidien pour leur survie. Cependant tous les membres de cette union sociale s’accordent
sur la devise suivante : « La Révolution continue ». Et ceux qui ne se rangent pas derrière ce
mot d’ordre sont exclus par la communauté, à l’instar d’Ahmed Hassanen.
Avant tout ou pas, la Révolution continue, tous les membres du collectif s’accordent sur ce
point.
III.
Graffiti in Egypt, en quête de reconnaissance pour un mode de
revendication.
Graffiti in Egypt a pour objectif de recenser et de promouvoir « HipHop,Ultras,REV and
other graffiti in Egypt »101. Page créée le 30 septembre 2011, elle publie dès le premier jour
une composition de Nemo, sans que cette information ne soit précisée.
100
101
ZASK Joëlle, « Le public chez Dewey : une union sociale plurielle », TRACÉS 15, 2008/2, pp. 169-189.
Voir l’« A propos » de Graffiti in Egypt, Annexe (2).
216
Cette première photographie fait office de déclaration, voire de profession de foi. Un jeune
garçon hurle sa colère, non pas au spectateur de cette image mais, à un tiers. En effet si nous
nous intéressons au regard et à l’angle de prise de vue, le garçon brandissant son bras droit et
son majeur fait la nique à qui veut bien se reconnaître comme destinataire de ce geste
injurieux et qui serait en désaccord avec ce qu’il communique par sa pancarte : « On oublie
pas le Tahrir ». Parmi les points à surveiller lors de la performativité d’un énoncé les
phénomènes accompagnant celui-ci sont à prendre en compte selon Austin102, comme les
gestes, ou encore les circonstances de l’énonciation. De la sorte, ce geste outrageux venant
102
AUSTIN John Langshaw, Quand dire, c’est faire, Seuil, Paris, 1970. Cf. Partie II, Chapitre 3.
Nous permettant d’emprunter le concept d’« acte de langage » en l’associant à une acception plus large du
langage intégrant l’image en son sein. Ce défrichement conceptuel ayant été élaboré par Jocelyne
Arquembourg dans le cadre de la publication déjà cité :
ARQUEMBOURG Jocelyne, « Des images en action. Performativité et espace public » in Réseaux, « Un
tournant performatif ? Retour sur ce que « font » les mots et les choses », La Découverte, 2010/5, n°163, pp.
163-187.
217
de la part d’un enfant ajoute une dimension d’authenticité à sa colère, puisque provenant de
la bouche d’un enfant. Ce cri provient du plus profond des entrailles d’un jeune garçon,
celui-ci exprimant ses sentiments de manière pure.
La jeune, ou très jeune, génération ne délaissera aucunement les acquis de la Révolution qui
s’est faite au prix de sacrifices nombreux et de vies humaines. Ce garçon s’adresse très
certainement aux autorités, principalement militaires, qui semblent oublier les promesses de
février en reniant l’action des millions d’Egyptiens descendus manifester en début d’année,
et ceux qui continuent depuis. Le 14 février 2011, le CSFA annonçait qu’il remettrait le
pouvoir à un gouvernement civil et qu'une élection présidentielle aurait lieu dans les six
mois, ce qui est loin d’être le cas fin septembre 2011. Sans compter, tous les mouvements de
recul actés par le CSFA comme la criminalisation des manifestants et les très nombreux
procès militaires intentés contre des civils ou encore le fait qu’aucun jugement n’a été
prononcé en faveur des « martyrs ». Selon l’administrateur de Graffiti in Egypt, graffeur, ou
se reconnaissant comme appartenant à la communauté des graffeurs, ultra et révolutionnaire,
le CSFA a oublié le Tahrir, employé ici comme un symbole, réunissant l’intention et pardessus tout la convention ou la loi103, ultime de la Révolution. Perçu, par les
révolutionnaires, comme « l’idéal-type de l’agora »104 où chacun pouvait et pourrait
désormais s’exprimer, il n’est plus question de se laisser mener par des ordres militaires.
Occuper le Tahrir signifiait alors détenir le pouvoir, grâce à sa centralité et son emplacement
stratégique eu égard à toutes les institutions entourant la place. Cette « prise de pouvoir » a
duré pendant quinze jours précisément, au prix de sacrifices humains conséquents, et ceci
risque de se reproduire. A travers cette pancarte déclarant la mémoire du Tahrir encore vive,
(historiquement libération du mandat de protection anglais et du pouvoir monarchique
égyptien, et désormais de la dictature militaire) l’administrateur, s’adressant à des initiés de
la culture « HipHop » et du « Graffiti », menace le pouvoir de reprendre les armes, c’est-àdire réoccuper la place Tahrir. Autrement dit, cette déclaration, par l’intermédiaire d’une
insinuation, performe une menace implicite à l’égard du CSFA le mettant en garde. Ses
agissements ne plaisent pas à certains et ceux-ci ne se priveront pas de « reterritorialiser » la
place après avoir « reterritorialisé »105 la colère. Par une succession de métonymies ou un
raisonnement de proche en proche, voilà la conclusion à laquelle peut mener l’utilisation de
DELEDALLE Gérard, Charles S. Peirce, Ecrits sur le signe, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », Paris,
1978, p. 140.
104
PAGES-EL KAROUI Delphine, « L’odyssée de l’espace public égyptien », op. cit.
105
Ibid.
103
218
nombreux signes afin d’en faire un symbole, grâce à l’intermédiaire d’une multitude
d’interprétants : LA Place.
Ce symbole est constitué sur une ellipse fondatrice, c’est-à-dire que depuis janvier 2011,
nombre d’Egyptiens emploient à tour de rôle le terme de « place » ou de « tahrir » pour
désigner la place Tahrir. Mais de nombreuses différences d’interprétation découlent du choix
entre l’un ou l’autre. L’ellipse implique nécessairement « que le récepteur ait les moyens de
pallier ce qui manque. »106 C’est-à-dire qu’il va remplir des « blancs » grâce à sa
« connaissance du monde »107 entourant cet énoncé. Non seulement il y a des choix à opérer
mais ceux-ci vont déployer des paradigmes distincts. Par l’emploi de « tahrir », signifiant
littéralement la libération, et au vue de l’histoire qui entoure la place Tahrir, elle devient
l’emblème de la fin du mandat anglais en Egypte ainsi que la fin de la monarchie. Un
paradigme autour de l’émancipation et de la souveraineté recouverte sera convoqué à
l’énonciation de ce terme. Tandis que « place » fait plutôt référence à un lieu de lutte,
d’affrontement, de combat. Déjà dans un poème d’Ahmad Fouad Negm repris en chanson
par Cheikh Imam, partie prenante du patrimoine culturelle égyptien de résistance puisqu’il a
été interdit d’antenne et de représentation publique pendant plus de trente ans, intitulée « El
gada3 gada3 », à traduire par « Le brave restera brave », l’auteur appelle celui-ci à le
« rejoindre pour descendre sur la place ». Seulement la place ne désigne pas uniquement un
lieu urbain mais bien le front, au sens militaire, ou le théâtre des opérations pour être plus
juste. C’est l’une des significations du terme « place » en égyptien. Mais cette chanson sera
entonnée également à l’occasion des 18 jours de la Révolution et plus précisément le 28
janvier lorsqu’il était question de ne plus quitter la place malgré la résistance policière, des
manifestants détournaient les paroles pour s’encourager :
« Le brave restera brave,
Et le lâche sera toujours lâche
Viens, brave, dormons sur la place »108.
106
CHARAUDEAU Patrick, MAINGUENEAU Dominique (dir.), Dictionnaire d’analyse du discours, Seuil,
Paris, 2002, p. 210.
107
MAINGUENEAU Dominique, Analyser les textes de communication, Armand Colin, coll. « Lettres sup »,
Paris, 2007, p. 9.
108
« El Gada3 Gada3 Tahrir », Youtube, 29 mars 2011,
https://www.youtube.com/watch?v=WsIEp1d9lOo, vidéo mettant en images des manifestants qui chantent cet
hymne de résistance pour s’inciter mutuellement à dormir sur « place », dernière consultation le 14 septembre
2016.
Voici le descriptif de la vidéo posté par l’auteure de ce compte Youtube :
219
Ainsi selon que l’ellipse soit focalisée sur le terme place ou tahrir, le paradigme développé
se focalisera d’une part sur un champ lexical guerrier, d’autre part sur un champ lexical
mettant l’accent sur la souveraineté du public.
Sur cette pancarte il est question de « Tahrir », la libération est encore toute fraîche dans les
mémoires, le « mur de la peur » s’est effondré et les révolutionnaires ne craignent plus
l’institution militaire et le lui rappelle. Et cet avertissement s’accompagne d’un geste
d’outrage pour signifier explicitement qu’aucun respect n’est dû à ce pouvoir, bien au
contraire. Seuls le mépris et la confrontation semblent exprimer la colère des
révolutionnaires, comme si leur opposant ne comprenait que ce langage. Le CSFA ne cesse
de communiquer son souhait de faire table rase du passé, de tourner la page et que le
« peuple mette sa main »109 dans celle de l’Armée pour se concentrer sur les perspectives en
vue d’un avenir meilleur. A ce propos, le premier discours du maréchal Tantawi110 depuis
qu’il est à la tête du CSFA, date du 16 mai 2011 et fut complètement axé autour de l’idée
d’enterrer la hache de guerre, tout en dédouanant l’Armée de tous les maux passés de
l’Egypte, et de se focaliser sur la construction de l’avenir. Cependant, les révolutionnaires
refusent cette rhétorique et exigent un devoir de mémoire pour les « vrais héros » de la
Révolution, ceux tombés pour la Révolution et, par là même, pour l’Egypte. Ainsi, Graffiti
in Egypt, média subversif et proclamé dès son apparition anti-gouvernemental, annonce la
couleur et répond en retour qu’il « n’oubliera pas Tahrir » et ne fera jamais table rase des
crimes qui ont eu lieu sur la Place, employé comme une idée-condensatrice de la Révolution
et du pouvoir repris par un public politique souverain formé, essentiellement, pour renverser
l’Ancien Régime. Contrairement à ce que recommande le CSFA, à savoir de retourner à la
vie civile et à la « normalité » pour que l’économie reprenne, Graffiti in Egypt déclare son
intention, en convoquant le passé, de continuer le combat dans le futur. Cette œuvre résume
tellement bien le discours du street artivisme égyptien durant cette période qu’il sera repris
pour occuper la quatrième de couverture de Wall Talk, graffiti of the egyptian revolution, en
guise donc de clôture d’un ouvrage qui prétend collecter les graffiti de la révolution, celui-ci
« January 29th, 2011. Tahrir square. This was what became later to be known as "the Tahrir band" touring the
square every night by curfew time singing "The brave one is brave and the coward is a coward, and we, you
brave one, are sleeping in the square!" This was the song that would urge everyone to sleep in especially in the
beginning when only few hundreds or so actually slept-in. As days went by everyone was sleeping in the
square and the song became iconic to the revolution. »
110
BORAÏE Sherif, Wall Talk, graffiti of the egyptian revolution, Zeitouna, Le Caire, 2012.
220
vient à condenser la pensée dominante des street artivistes, même en 2012, date de
publication de ce livre.
Par ailleurs, lorsque l’administrateur de Graffiti in Egypt publie cette photographie le 30
septembre, il garde très certainement à l’esprit la manifestation du 9 septembre précédent
lors de laquelle les révolutionnaires exigeaient la fin des procès militaires pour les civils.
Encore une fois, et par-dessus tout, ils réclamaient la récupération de la Place, occupée
pendant toute la durée du Ramadan et les vacances de l’Aïd par les forces de l’ordre. Les
manifestants sont parvenus à récupérer la place lors de cette journée et lors de la création de
la page Graffiti in Egypt à la fin du mois, l’administrateur préfère rappeler cet épisode aux
autorités, parmi ses messages d’inauguration. Il n’est plus question, à ses yeux, de laisser
l’Armée ou un quelconque appareil de surveillance et de contrôle occuper de nouveau la
place Tahrir, propriété des révolutionnaires et donc des civils. Il exprime ainsi son intention
de « reterritorialisation de la colère » afin de ne jamais « déterritorialiser » la libération et la
Place, le tout grâce à la médiation de la « territorialisation » socionumérique, puisqu’il vient
de créer sa page dans l’optique donc de parvenir à ces fins annoncées.
Comme pour la très grande majorité des posts de Graffiti in Egypt, très peu de commentaires
alimentent la page de la publication en question. Nous pourrions penser, de prime abord, que
pour ce cas cela serait dû à la nouveauté de la page et, par conséquent, au faible taux
d’abonnés à ce moment. Seulement cela se vérifiera tout au long des deux années et demie
de corpus. Les rares commentaires sont souvent des interrogations à propos tantôt du lieu de
réalisation, tantôt de l’auteur de l’œuvre, ou bien des deux à la fois. C’est le cas concernant
ce post où trois commentaires ont pour objectif d’offrir plus de précisions à cette œuvre,
publiée par l’administrateur de la page sans contenu connexe de nature linguistique. 15
personnes aiment ce post et une la partage, tandis qu’un Facebooker, dix jours plus tard,
poste ce commentaire « Mansoura »111 semblant indiquer que cette photographie aurait
été prise dans cette ville, ce qui n’est pas le cas, semble-t-il, mais le bien-fondé de ce type de
renseignements nous importe que très peu, la nature des commentaires reste notre
préoccupation première.
Onze jours plus tard, un autre follower demande si ce n’est pas une œuvre des UWK
(entendre par là les Ultras White Knights, un des groupes de supporters ultra du Zamalek).
111
Annexe Graffiti in Egypt 11.09.30.
221
C’est seulement le 4 novembre qu’un certain Abady Saleh lui répond par l’affirmative. Peu
nous importe, la véracité des informations112 transmises à travers cette page, ce que nous
pouvons relever de ce type de publication c’est principalement le type de questions et la
temporalité des réactions des membres. Les commentaires émanent clairement de personnes
intéressées par le street art et par les Ultras et qui ont d’autres préoccupations que les
membres de la page Nous sommes tous Khaled Saïd, à titre de comparaison.
Au cours de l’analyse de cette partie du corpus, l’attention sera principalement portée sur la
publication d’une photographie, et ponctuellement du texte qui l’accompagne lorsqu’il y en
a un, enfin lorsque des commentaires portent sur autre chose que l’esthétique – qui ne fait
pas partie de nos considérations théoriques ni méthodologiques – apparaitront, ils seront
ainsi confrontés à l’analyse.
L’administrateur de la page en veut ouvertement au CSFA et le fait savoir :
Entre autres déclarations iconographiques de l’administrateur de la page, cette photographie
est publiée le 4 novembre 2011, et met en scène des manifestants, place Tahrir, qui
contemplent une inscription au sol reprenant un proverbe égyptien. Il est de nouveau
détourné avec humour pour être appliqué à la situation présente. Initialement le proverbe
Dans les faits, cette œuvre est la création de Nemo et a été conçue en hommage aux UWK, qui s’en
emparent désormais comme un de leurs symboles iconographiques.
112
222
dit : « Quelle courte joie, le corbeau l’a prise et s’est envolé », et se prononce dans une
situation où une personne n’a pas eu le temps de profiter d’un moment de joie. Celui-ci a
donc été cité pour devenir : « Quelle courte révolution, le conseil l’a prise et s’est
envolé… ». Par ce processus de substitution de quelques mots prenant (la) « place » d’autres
termes originellement proférés, des manifestants, lors d’un sit-in, choisissent d’exprimer leur
humeur en accusant le CSFA d’avoir confisqué ou dérobé cette révolution aux
révolutionnaires qui n’auraient pas eu le loisir de s’en délecter. Sur les lieux de la révolution,
cette photographie fait en sorte de laisser place à ce proverbe113 égyptien détourné pour
l’occasion. Cependant, un « léger » détail a une certaine importance dans cette photographie.
Les trois petits points qui ne clôturent pas la phrase. Ces points de suspension laissent une
ouverture à cette citation, aucune clôture n’est imposée par l’auteur, dont la signature n’est
pas visible au bout de la flèche du « R » qui met un terme au mot « envolé » en arabe.
L’auteur laisse les manifestants présents sur les lieux du « crime », puisque la place pourrait
témoigner de ce vol commis par le Conseil, maîtres de la suite à donner à ce proverbe. Le
Conseil l’a confisquée mais les révolutionnaires pourraient-ils le rattraper ? A eux d’écrire
ce qui suit. Ceux-ci se tiennent derrière une ligne blanche, qui ne pourrait donc les empêcher
de la franchir, pour pouvoir ajouter une fin qui leur convient. Une lettre ouverte qui incite les
manifestants à agir. Une image ayant un pouvoir d’action sur son lecteur qui, sur ce
dispositif discursif, est déjà acquis à la poursuite du combat afin de récupérer cette
révolution qui lui revient, tandis que le Conseil ne se prive pas de répéter qu’il est le garant
et le protecteur de la Révolution, s’inscrivant de la sorte dans une longue tradition historique
faisant de l’Armée le seul acteur révolutionnaire en Egypte, puisque ce dernier aurait été
l’auteur du renversement de la monarchie et aurait également provoqué la fin du protectorat
anglais. Le renversement de la monarchie qualifié officiellement comme la « Révolution des
officiers libres » est tout simplement ce que nous pouvons, voire devons, désigner comme
un coup d’Etat.
Cette révolution a été portée par des civils, dont un bon nombre continuent à occuper les
rues et surtout la Place et c’est à eux de décider de la tournure que prendra la fin de cette
expérience.
113
Nous aurions souhaité appliquer une sémantique approfondie de ces proverbes abordés, combinant une
étude sur l’étymologie et les origines de ceux-ci, néanmoins un manque évident de temps et d’expertise
disciplinaire dans le domaine nous auront freinés dans nos ambitions. La citation, la traduction ainsi que la
tentative d’explication de ces proverbes populaires seront exploités dans leur fonction de contexte« connaissance du monde » selon le terme de Dominique Maingueneau, Analyser les textes de communication,
op. cit., p. 9.
223
D’autres publications injurient justement les forces de l’ordre, et plus précisément la police,
sûrement pour ne pas polémiquer quant au statut de l’Armée et son rôle de défense du pays
vis-à-vis de l’extérieur. Deux publications, notamment, pointent du doigt le comportement
de la police, qui elle a pour mission de sévir à l’intérieur :
La première se trouve en Alexandrie, et est l’œuvre des UGM08, Ultras Green Magic 08,
groupe de supporters, fondé en 2008, du club alexandrin de l’Ettihad, dont les joueurs
portent un maillot vert ; la seconde a été réalisée en guise d’hommage aux UWK, Ultras
White Knights, au Caire, pour revendiquer la libération de leurs membres emprisonnés.
Postées à trois semaines d’intervalle, elles véhiculent un message quasi identique et s’en
prennent à la police qui agresse les groupes d’ultras. La première publication « nique » la
police tandis que la seconde traite « tous les policiers de bâtards ». Acronyme à portée
internationale ACAB, « all cops are bastards », a été importé en Egypte essentiellement par
les groupes d’ultras qui ont pour habitude d’affronter les forces de sécurité d’Etat
régulièrement. Sur l’une, le policier casqué prend des airs de cochon, animal le plus méprisé
et considéré comme le plus dégoûtant dans la culture égyptienne. C’est donc une insulte
extrêmement blessante. Sur l’autre, deux policiers casqués et armés s’en prennent à un ultra,
très certainement vu son accoutrement, démuni et obligé de subir les coups des deux agents.
La violence, qui oppose la police et les ultras, ne tourne plus autour des rencontres sportives
depuis déjà quelques mois mais désormais de la défense de la révolution. Les ultras ont tenu
un rôle essentiel, et le tienne toujours, durant la révolution en utilisant leur expérience dans
les affrontements avec les forces de l’ordre pour les contrer ou bien les maintenir à
l’extérieur de la Place. Ceux-ci constituaient les premières lignes, le front, de la défense de
224
la Place puisqu’ils avaient l’habitude des affrontements avec les différentes forces de
l’ordre. La haine qui sépare les deux entités n’a fait que s’accroître avec la révolution du
début d’année. Et depuis, nombre d’ultras sont emprisonnés ou poursuivis par le bureau du
procureur militaire, le CSFA et les appareils de police tentant de se venger de cette
humiliante débâcle.
Face à la violence des policiers, l’auteur du mur de Graffiti in Egypt choisit, à son tour, de
répondre par la violence. Celle-ci est fondée sur un acte de langage, associant messages
iconographiques et linguistiques, et non une violence physique. Ce qui n’empêche que cet
acte de langage violent destiné à blesser symboliquement peut être amené à inciter à une
violence, cette fois-ci, physique. L’acte performe donc doublement, en tentant d’agir par le
langage et en déclarant son intention de maintenir un combat physique à terme. Il s’agit dans
ce cas d’un acte perlocutoire « comportatif »114, par l’emploi d’un juron, prétendant à terme,
pour la seconde œuvre étudiée, accéder au rang d’acte « verdictif », c’est-à-dire que
l’appareil policier a été jugé et condamné, par l’administrateur de la page, à un statut de
« bâtard » et par l’emploi du présent de l’indicatif ainsi que de la généralisation, « all cops »,
cette institution est désignée comme étant « par nature » aussi méprisable, cela ne sera
jamais amené à changer. Enfin l’usage de l’acronyme vise à la simplification d’une
expression qui devient symbolique, et l’emploi d’une assignation à connotation
internationale suite à l’emprunt de la formule permet une généalogie fondée sur d’autres
situations géopolitiques où les policiers adopteraient, encore une fois, « par nature » le
même comportement. Ce trait de caractère ne serait pas propre à la police égyptienne mais à
tous les policiers ou les appareils de sécurité de ce monde. Un dess(e)in qui oppose, de
manière manichéenne, les Ultras aux policiers, un discours qui résume en bipolarisant les
acteurs, offrant le rôle du « bon » à l’ultra, le graffeur, le révolutionnaire contre le
« méchant » représenté par le policier, ennemi parfaitement institué par le premier qui se
perçoit comme « victime » du second.
Graffiti in Egypt, comme nous pouvons le constater sur certaines images déjà étudiées,
prend l’habitude d’insérer sur les images postées un petit encart signalant sa part
d’auctorialité grâce à ce petit bandeau reprenant le nom de la page et le sigle de Facebook
ainsi qu’un onglet « recherche »
114
AUSTIN John Langshaw, Quand dire, c’est faire, Seuil, Paris, 1970.
Cette liste de type de verbes, selon Austin, a été brillamment résumée par Daniel Dayan à la page 168 de son
article « Quand montrer, c’est faire » in DAYAN Daniel (dir.), La terreur spectacle, terrorisme et télévision,
De Boeck, Institut national de l’audiovisuel, Bruxelles, 2006.
225
Cette insertion signifie, de la part de l’administrateur, qu’il s’octroie une part d’auctorialité
en déposant ses droits sur l’image. A d’autres occasions, il ajoutera même dans le
commentaire que l’image est une exclusivité de la page. Ainsi le flou autour de l’auteur dans
ce média reste entier. Parfois, le street artiste auteur de l’œuvre publiée est indiqué, tantôt le
photographe auteur du cliché, à de rares occasions les deux informations sont transmises et
le plus souvent aucune des deux. En ajoutant à toutes ces problématiques, le média
hébergeur de la photographie sélectionnée, les frontières entre auteurs ne peuvent aspirer à
une quelconque clarté. L’administrateur de la page prétend donc être l’auteur majeur/final,
n’ayant aucun droit d’auteur, il se réserve clandestinement une part d’auctorialité afin de
paraître lors de toute citation ou reprise d’une image provenant de son espace médiatique,
des photos qu’il décide de prendre en charge au sein de son média socionumérique. Nous
prenons le parti de concourir derrière le même postulat. Ce qui nous intéresse avant tout,
c’est bien le média socionumérique qui diffuse auprès d’un lectorat spécifique ou grandpublic, et par conséquent sa ligne éditoriale.
La communauté qui se réunit sur cette page tente de se constituer en identité-résistance
aspirant à une reconnaissance. Et cette reconnaissance passe nécessairement par une
visibilité, notamment celle du bandeau qui sera amené à paraître sur d’autres pages
socionumériques lors de toute reprise, aspirant à faire du street art un mode d’expression qui
« vaut d’être vu » et, qui de surcroît, sert la cause de la Révolution. Des résistants, assumant
la subjectivation de leur média qui signe régulièrement sa production, qui tentent en définitif
de s’agréger au public politique, en réclamant leur part à travers le rôle tenu depuis le début
d’année.
IV.
Keizer met au défi les autorités
« La Révolution est arrivée et là comme on pourrait
dire, c’était l’explosion [artistique], c’est tout ! Et c’est
très naturel comme pour bon nombre d’Egyptiens.
Toutes les émotions emprisonnées en eux sont sorties
226
comme une inondation. C’est tout ! Donc tout ce qui est
révolutionnaire en moi, tout ce qui est anti-régime, antisystème est sorti naturellement. »115
Keizer crée sa page Facebook le 6 septembre 2011 et publie à cette occasion 70
photographies. Il continuera tout au long de notre étude à procéder de la sorte, c’est-à-dire à
publier ponctuellement et en masse. Il gère sa page Facebook comme un support pour sa
production, une galerie numérique en quelque sorte sur laquelle il déverse toutes ses
dernières créations. Keizer opte pour un espace de présentation sans se soucier toujours de la
date de publication, du contexte, et sans apporter de supplément à l’image. Lorsqu’il ajoute
un message linguistique à un post, c’est, sans exception, pour : soit réécrire ce qui se trouve
dans l’image, parfois pour traduire le texte en anglais, d’autres fois pour préciser la raison
pour laquelle il a conçu l’œuvre en question. Au début du corpus, lorsqu’il lui arrivait
d’apposer un texte à l’image il le faisait en commentaire, comme tout suiveur de la page
pourrait le faire, et non pas en tant qu’administrateur. Par la suite, prenant conscience de la
différence de statut entre un follower et lui-même il publiera, à certaines reprises, du
message linguistique avec une fonction de légende, c’est-à-dire accompagnant l’image, le
tout formant une entité que nous qualifions de post, aux attributs d’« iconotexte » selon le
mot de Dominique Maingueneau.
En somme, Keizer ne tient pas son mur Facebook comme un média ayant une ligne
éditoriale mais plutôt comme un blog ou un journal de bord sur lequel il dispose d’une
possibilité de diffusion à l’échelle internationale. L’intérêt que présente Keizer dans notre
corpus, c’est qu’il a été surnommé « l’artiste de la révolution »116. Il est assurément le street
artiste le plus cité par les pages d’activistes et d’artivistes égyptiens. Nous tenterons donc
d’étudier sa production en tant qu’œuvre d’un artiste renommé durant la révolution et qui a
une emprise sur les discours d’autres médias numériques. Quant à lui, il ne tient pas
vraiment de discours élaboré, construit en tant que tel, son objectif est de diffuser les
photographies, souvent sous plusieurs angles de vue, de ses œuvres comme sur un compte
Flickr ou Instagram. Il régit sa page comme si les images suffisaient à transmettre sa pensée
et son discours. Prenant conscience de la particularité de Facebook, et de la possibilité de
réduire la polysémie de l’image que plus tard, c’est à ce moment précis qu’il commencera à
115
Annexe (5), entretien semi-directif de Keizer.
Par nombre de journalistes et d’initiés au champ du street art, et entre autres KLEMENZ Lisa et
VILLIAUME Leslie, Graffiti baladi. Street art et Révolution en Egypte, Ominiscience, Montreuil, 2014
116
227
rédiger des légendes, les plaçant en cotexte117, pour accompagner certaines photographies, et
ce essentiellement afin de traduire en anglais ce qu’il a conçu originellement en égyptien.
Mais il ne concevra jamais sa page Facebook comme un espace de discussion, un forum 2.0,
ou un lieu de débat, d’échanges. Seule une communication à sens unique top-down trouve sa
place au sein de son dispositif médiatique socionumérique. Sa production numérique ex situ
n’accède qu’à un rang de stricte consommation d’œuvres d’art, même s’il table sur une
action de ses images sur ses lecteurs potentiels, il le fait comme dans le cadre d’un média
traditionnel qui propose, voire impose, un contenu à son lectorat.
L’une des premières images publiées sur son Facebook, et l’une des plus citées, consiste en
un message clairement adressé aux autorités, au pouvoir en place :
Une police à empattement, incluant donc des sérifs, similaire à la typographie d’une
machine à écrire donne des faux-semblants de discours officiel, installe le texte et lui donne
une certaine assise, un sérieux, un cadre pour asseoir le message linguistique de l’œuvre. Ce
texte, par ailleurs, encadre une image en jouant sur une allitération autour de la répétition
des sons – formant une rime riche – « istence/istance » et « pect » avec un parallèle parfait
L’un des trois types de contextes selon Dominique Maingueneau est ce qu’il dénomme le cotexte c’est-àdire le texte se situant « avant ou après l’unité à interpréter »
MAINGUENEAU Dominique, Analyser les textes de communication, Armand Colin, coll. « Lettres sup »,
Paris, 2007, p. 9.
117
228
autour de l’image. Une opposition binaire et manichéenne enrôle le tout pour en faire un
ultimatum à l’adresse du pouvoir, que nous pourrions associer à un « promissif »118
conditionné. Si le Régime décide d’employer la force, Keizer, par l’intermédiaire de son
discours artistique, promet que le citoyen ne se laissera pas faire et « résistera » en retour.
Soit celui-ci « respecte l’existence » soit, saut à la ligne après le passage par le regard d’un
personnage de manga, il doit s’attendre à de la « résistance ». Une mise en garde et un défi
lancé à l’Ancien Régime. Les sourcils froncés et le regard, encore une fois vers un ailleurs,
non pas à l’égard du spectateur de la photographie, d’un guerrier tout droit sorti d’une
bande-dessinée japonaise (un manga), avec tout ce que cela implique en généalogie de
combat de super-héros ayant des pouvoirs souvent venus d’autres planètes, comme dans
Dragon Ball par exemple. Le pouvoir en place doit donc s’attendre, selon Keizer, à une lutte
sans merci, une confrontation avec des êtres dotés d’une force incommensurable et
insoupçonnable. Leur colère sera donc difficile à contrer. Les épis de cheveux, au repos pour
le moment, sont prêts à se dresser pour transformer le personnage en « super-guerrier »119,
devenant ainsi invincible. Une tentative d’objectivation évidente menée par Keizer donnerait
plus de pouvoir à l’image. La généralisation du propos, sans pronom personnel, comme si
l’image transmettait une pensée et un propos issu d’un dicton, par exemple, partagé donc par
une large communauté et fondé ainsi sur une vérité populaire. Pourtant Keizer signe son
œuvre, mais il prétend par l’emploi d’une citation, qui touche toute la génération des années
1970-1980, presque se dédouaner du propos tenu. Il s’inscrit dans une généalogie afin
d’employer « l’arme absolue du faire croire »120, du faire croire que c’est le personnage de
manga, représentant le citoyen égyptien lambda, qui tient ces paroles pour défier le pouvoir
politique et, par prolongement, militaire. Un langage de « guerrier » est donc nécessaire pour
contrer ce pouvoir, par essence violent et qui ne sait communiquer que par les ordres. Il ne
faut absolument pas, pour le Régime, provoquer le citoyen égyptien qui pourrait se rebeller
et se transformer en « super-guerrier ». Celui-ci a du répondant, d’après l’œuvre de Keizer,
et ne se laissera plus, dorénavant, mener à la baguette par le régime militaire qui gouverne
l’Egypte.
118
AUSTIN John Langshaw, Quand dire, c’est faire, Seuil, Paris, 1970.
Dans Dragon Ball, certains héros se transforment en « super-guerriers/saiyan » lors de leurs combats, leurs
cheveux devenant blonds, le corps entièrement recouvert d’une auréole de feu protectrice le rendant presque
invincible grâce à de nouveaux pouvoirs acquis lorsqu’il entre dans cet état dit de « super-guerrier ».
120
LAMBERT
Frédéric,
« Négocier
sa
croyance
face
au
langage
des
images »
http://www.protestantismeetimages.com/F-Lambert-La-semiotique-du-croire.html, dernière consultation le
premier juin 2016.
119
229
Sangoku à l’état normal (à gauche) et en super-guerrier (à droite)121.
Anarchiste assumé122, Keizer déclare, par ce type d’images, la guerre ouverte au Régime
qu’il rejette. Notons, par ailleurs, que Keizer communique souvent en anglais pour atteindre
des cibles étrangères. Son objectif est clair, il ne s’en cache pas, il souhaite toucher des
acteurs occidentaux, entre autres des Egyptiens de l’étranger et des gouvernements
démocratiques, qui sont plus à même de défendre les intérêts des Egyptiens, face à
l’oppression du pouvoir militaire.
Keizer, le « Banksy égyptien »123 – surnom donné grâce à la proximité de son style, à son
dévouement envers Banksy ainsi qu’à l’influence qu’exerce l’artiste britannique sur lui, tant
au niveau artistique qu’au niveau du mystère et de l’anonymat qu’il cultive autour de son
identité toujours inconnue – se positionne en tant que juge des acteurs de la société
égyptienne. Effectivement, il distribue, comme un maître d’école, les bons et mauvais points
aux célébrités, de la culture, de la politique, des médias, etc., de l’Egypte. Il se permet de
http://matthelou.a.m.f.unblog.fr/files/2009/05/sangokumultiple.png, blog d’un fan qui a monté une image où
il regroupe les différents états de Sangoku, personnage principal de toutes les saisons de Dragon Ball. Dernière
consultation le 31 mai 2016.
122
Voir l’entretien de Keizer en annexe (5) ainsi que son œuvre 11.09.06 « I love Chaos » dans le corpus en
annexe numérisé.
123
KLEMENZ Lisa et VILLIAUME Leslie, Graffiti baladi. Street art et Révolution en Egypte, Ominiscience,
Montreuil, 2014, p. 116.
121
230
juger chacun selon sa grille de jugement moral. Il apprécie et déprécie les différents acteurs
grâce à ses pochoirs et il communique ainsi le tout sur les murs des villes et sur son mur
socionumérique.
Entre le 6 et le 7 septembre, il poste différents portraits pochoirisés incluant une « dimension
normative, morale et politique »124 pour répartir les rôles entre « bons » et « méchants », les
« bruts » et les « truands », selon leur appartenance à l’Ancien Régime, leur soutien pour
l’Armée ou au contraire leur appui apporté publiquement à la Révolution. Certains seront
sélectionnés ci-dessous à titre indicatif.
124
VOIROL Olivier, « Présentation. Visibilité et invisibilité : une introduction », Réseaux, n°129-130, 2005/1,
p. 18.
231
Amro Waked obtient un portrait gratifiant (coin supérieur gauche), où Keizer le qualifie de
« classe », « un vrai », au sens employé dans un langage vernaculaire en français, c’est-àdire une personne qui n’oublie pas ses valeurs et qui ne trahit pas ses principes. Amro
Waked est un des acteurs égyptiens qui a toujours soutenu la Révolution et ce depuis les
premiers instants (janvier-février 2011), il n’a jamais fait marche-arrière. Keizer réalise donc
232
un pochoir pour féliciter son engagement malgré les risques encourus. Rappelons que de
nombreuses célébrités se sont relayés les unes après les autres sur les plateaux de télévision,
entre autres, pour se fendre de plaidoyers émouvants afin de soutenir « notre père à tous,
Moubarak »125, comme Mohammad Fouad, célèbre chanteur qui a promis de ne plus jamais
chanter si Moubarak venait à démissionner. En larmes, durant un échange téléphonique avec
la chaîne publique transnationale, il prie tous les Egyptiens d’épargner leur « père », sans qui
le pays sera totalement perdu. A l’inverse, Amro Waked, ayant joué des rôles très engagés à
l’écran126, a manifesté pendant les 18 jours de révolution et a toujours publiquement affiché
son soutien pour la chute de l’Ancien Régime. Pour le récompenser Keizer lui décerne une
bonne appréciation : « A+ ».
Il en fait de même pour Bassem Youssef (coin inférieur droit), qui s’est fait connaître en tant
que présentateur de l’émission « Al Bernameg »127, programme satirique d’actualité
quotidien diffusé à l’origine sur Youtube dès le début de l’année 2011 avant d’obtenir une
programmation télévisuelle sur CBC, puis ON TV et enfin sur MBC Masr (« Masr » : Egypte
en arabe). Ces nombreuses migrations sont dues aux problèmes qui l’ont opposé aux
propriétaires des deux premières chaînes égyptiennes, la troisième étant la propriété d’un
groupe d’investisseurs de nationalité émiratie. Ses démêlés avec la justice égyptienne128 (il
est le journaliste le plus poursuivi) prouvent à quel point il a toujours pointé les failles du
Régime. Bassem Youssef, développant en Egypte pour la première fois un talk-show
satirique à l’américaine, à l’instar du Petit Journal de Yann Barthès en France, critique
(ou)vertement le pouvoir égyptien. Et pour toute son œuvre, Keizer lui attribue la meilleure
note. Il obtient ainsi le respect et la distinction la plus élevée qu’un artiste révolutionnaire
peut lui offrir, compte tenu de son soutien indéfectible pour la Révolution.
A l’extrême opposé, il s’en prend clairement au comédien égyptien Adel Imam (coin
inférieur gauche) qui est surnommé le « Zaeem »129, titre normalement attribué
125
Vidéo Youtube de son intervention sur la chaîne publique satellitaire égyptienne.
https://www.youtube.com/watch?v=BM6fg1Obt3g, dernière consultation le 2 juin 2016.
126
Il jouera notamment le rôle d’un blogueur emprisonné durant les 18 jours de révolution en 2012 dans le
long-métrage Winter of discontent.
127
Littéralement « Le programme ».
128
Entre autres lectures possibles sur la question des poursuites contre Bassem Youssef, et autres journalistes,
nous renvoyons à l’article de Yves Gonzales-Quijano publié sur son blog, Culture et politique arabes, le 8 avril
2013 sous le titre de : « Bassem Youssef, Mon Qatar chéri et l’utopie arabe »
http://cpa.hypotheses.org/4287, dernière consultation le 2 juin 2016.
129
Un titre spécifique au président égyptien, synonyme de « Rayess » depuis Nasser et qui pourrait se traduire
par leader, guide ou chef. Originellement à connotation idéologique, le terme a évolué avec la dictature
233
exclusivement au président, au « rayess » de la Nation. Il l’a décroché parce qu’il est
considéré comme le Zaeem du cinéma et du théâtre égyptiens et avant tout parce qu’il a joué
sur scène un rôle de dictateur de 1993 à 1999 – pas ouvertement égyptien, et plus proche
d’une personnalité ressemblant à Kadhafi – et qu’il l’avait consacré aux yeux d’un certain
public comme étant un opposant au Régime, sachant qu’il peignait un portrait extrêmement
défavorable au Zaeem en question. Mais dans les faits, ce dénommé Adel Imam, le citoyen
et non plus le personnage du Zaeem, a bien soutenu le Régime et plus particulièrement la
personne de Moubarak et son gouvernement d’« hommes d’affaires ». Ce faisant, Keizer lui
reprend tout crédit et le déclasse dans son estime en lui déclarant « Tu es dépassé, Zaeem ».
Enfin, Habib el-Adli (coin supérieur droit), pour sa part, se voit dressé un portrait à son
effigie et le qualifiant d’injuste. L’ancien ministre de l’Intérieur, de 1997 à 2011, principal
responsable des meurtres de manifestants durant la Révolution de 18 jours, a été reconnu
coupable le 19 avril 2011, par une commission d’enquête constituée par le CSFA, d’avoir
ordonné l’usage de balles réelles lors des manifestations de janvier-février. Il a déjà été
condamné, pour plusieurs chefs d’inculpation tels le « meurtre de manifestants », ainsi que
de « corruption », etc.130, à la date de la diffusion de cette photographie. Keizer choisit tout
de même de s’en prendre à lui comme symbole de l’Ancien Régime, surnommé le « ministre
de la Torture » par la population, et surtout pour un jeu de mots très aisé à opérer. En arabe,
la justice se dit « el-adl » et l’ancien ministre porte le nom de famille « el-Adly », la
proximité est donc évidente et le jeu de mots est simple à composer. Par un processus de
renversement, Keizer affiche le portrait du condamné surplombant la réclamation ou la
revendication suivante : « La justice aujourd’hui Adly ». Un « verdictif » émettant un
jugement moral parfaitement consommé grâce au jeu de mots. Keizer ne le juge pas
seulement mais se sert de son cas pour faire la morale à tout un chacun, et plus
particulièrement aux gouvernants. Toute chose a une fin, et l’injustice ne demeurera jamais
impunie. Il souhaite ainsi démontrer que celui, qui se sentait tout-puissant un jour, peut se
retrouver derrière les barreaux, le lendemain.
Après avoir défié les autorités et jugé des acteurs sociaux égyptiens, grâce à l’action
potentielle de l’image, Keizer souhaiterait désormais donner du pouvoir aux citoyens. Pour
égyptienne et signifie avant tout la mainmise du président sur toutes les décisions du pays. Il est seul à diriger
et le seul apte à cette charge. En français, il s’écrit souvent de cette manière « Raïs » mais pour une fidèle
retranscription nous avons opté pour la première orthographe.
130
BORAÏE Sherif, Wall Talk, graffiti of the egyptian revolution, Zeitouna, Le Caire, 2012, p. 107.
234
ce faire, il leur offre des armes pour contrer le Régime auquel ils s’opposent de manière
frontale.
La première arme est celle du nombre, l’union ferait la force selon Keizer. Il faut s’appuyer
sur la force collective qui, en s’associant les uns aux autres, pourrait permettre de passer les
murs ou plutôt de franchir les barrières, comme l’indiquait le titre français du docu-fiction
réalisé par Banksy en 2010 : Faites le mur !. Keizer rêverait de voir les Egyptiens se donnant
la main pour transpercer les murs grâce à ce pochoir simpliste. Mais s’ils parvenaient à
passer ce type de frontières et qu’ils tombaient sur une opposition du régime, il leur faudrait
des armes et Keizer ne néglige pas ce point, essentiel dans son œuvre.
235
Des armes pacifiques sont mises à la disposition des révolutionnaires, ou des citoyens plus
généralement. Keizer propose, dans le cadre de ces deux œuvres notamment, une version
pacifiste de la confrontation. Un oxymore qui peut s’appliquer à la situation décrite par
l’artiste. En Egypte, les manifestants ne disposaient que d’outils de technologie
d’information et de communication pour faire face à la violence des forces de l’ordre.
Certains auteurs, activistes et journalistes se sont même emportés en désignant cette
révolution de « 2.0. » ou encore qu’elle a pu aboutir grâce aux TIC, smartphones, caméras,
réseaux sociaux numériques, etc. Keizer, à l’instar de l’initiative d’un certain Ibrahim ElMasry qui a créé un groupe Facebook, muni d’une centaine de photographes amateurs,
intitulé « Mon appareil photo est mon arme »131, en fait donc des armes à part entière dont le
manifestant peut se munir pour répondre à l’agression du Régime. La première image figure
un oxymore iconographique donnant naissance à une caméra à gâchette. Prête à l’emploi, il
suffirait au lecteur de mettre l’œil dans le viseur et d’enclencher l’enregistrement, seule arme
aux mains du révolutionnaire. Un hommage est ainsi rendu aux appareils de TIC et à leur
efficacité dans leur propension à « révéler », à « publiciser » les résultats d’enquêtes menées
par des publics politiques. Tellement efficaces que ces armes sont installées, dans la seconde
photographie, sur un même piédestal qu’une kalachnikov, a priori, pouvant faire bien plus
de dégâts qu’une « simple » caméra. Ces deux armes sont opposées et représentées, dans les
signes iconographiques et plastiques, sur un même modèle. Même la police des messages
linguistiques est identique. « Notre arme » et « leur arme » se trouvent à une même hauteur.
Une équité inéquitable, ou une égalité inégale anime cette composition artiviste. Une vision
manichéenne opposant le « bien », à droite, et le « mal », à gauche, dans le sens de la lecture
pour un spectateur arabe, qui a culturellement assimilé la lecture de la logographie tout
autant que l’iconographie dans ce sens, parachève cette représentation binaire du monde
131
GHONIM Wael, Révolution 2.0. Le pouvoir des gens plus fort que les gens au pouvoir, Steinkis, Paris,
2012, p. 206
236
mettant en prise un « Nous » contre un « Eux ». Dans le sens de lecture, un chemin lui est
aménagé132, le spectateur est par obligation projeté dans le camp des « Nous », à la place qui
lui est gracieusement réservée, grâce à l’emploi du possessif « Notre » et se voit assigné un
adversaire par contrainte, un « Eux » violent et belliqueux, imaginé et fantasmé, par l’emploi
de la kalachnikov. Une victime démunie fait front à un bourreau tout-puissant.
Le manifestant a pour charge de prouver par l’image les abus des forces de l’ordre, qui
visent clairement l’objectif de la caméra. Certains manifestants ayant perdu un œil, ont été
atteints par des snipers bien situés sur les hauteurs de la place133, l’antithèse opérée entre le
viseur de l’arme létale et l’objectif de l’arme de défense prend tout son sens. Au risque de
mourir, le révolutionnaire se doit de révéler les scandales du Régime à travers l’usage de
cette caméra, désignée comme une « arme ». Elle peut donc faire du tort à un adversaire
choisi. Une figure de rhétorique antithétique, simplificatrice, binaire et manichéenne permet
une « efficacité » à l’image ou du moins une charge symbolique puissante, un des quatre
points cardinaux de l’analyse d’une image dans la boussole de Frédéric Lambert 134. Plus
l’image est triviale et lisible plus la rétention d’information et même l’accès au message
seront parachevés. « L’information photographique, et parce que la photographie est
occupée par ses effets de réel, ne peut transcrire qu’un langage manichéen ou faire appel aux
vieilles ficelles du symbole et des mythographies. Le naturel, en occupant l’espace
photographique avec l’insistance qu’on lui sait, réduit d’une certaine manière les chances
d’une rhétorique plus complexe que celle de la comparaison ou de l’antithèse. »135 Même
si Frédéric Lambert traite de la photographie de presse, et principalement d’information
générale et politique, dans le cadre de l’ouvrage cité ci-dessus, force est de constater que des
marketeurs et des (street) artistes, peuvent avoir une conception mercatique de leur
production, convoquent cette même méthodologie dans la fabrication de leurs images.
Concevoir l’image avec un « bon » et un « mauvais », du « blanc » et du « noir » facilite
l’emprise que le spectateur peut avoir sur l’image en question. Des postures négociées
pourraient instaurer du bruit ou compliquer l’accessibilité à une efficacité symbolique
« L’œil suit « les chemins qui lui ont été ménagés dans l’œuvre » selon Paul Klee, ce qui contredit cette idée
injustement répandue d’une lecture « globale » de l’image. » in JOLY Martine, Introduction à l’analyse
d’image, Armand Colin, Evreux, 2005, p. 85.
133
Nous reviendrons ultérieurement sur certains « héros » ayant perdu un ou deux yeux lors de différentes
manifestations anti-Régime.
134
LAMBERT Frédéric, « Une image jamais n’abolira ses langages » in GENIN Christophe (dir.),
Déconstruire l’image, Publications de la Sorbonne, Paris, 2011.
135
LAMBERT Frédéric, Mythographies, La photo de presse et ses légendes, Médiathèque Edilig, Paris, 1986,
p. 83. C’est nous qui soulignons.
132
237
recherchée. Le symbole est la boîte de pandore recherché par tout professionnel de l’image
qui souhaite toucher un grand-public. Il doit tenter de convoquer des interprétants simples et
abordables afin de séduire le plus grand nombre de lecteurs possible. L’enchaînement des
interprétants doit conduire tout droit à un symbole précis et doit prohiber toute navigation
vagabonde de la part du lecteur de l’image. Pour ce faire, proposer ou imposer des images
faites de signes (linguistiques, iconiques et plastiques) simples est bien souvent la voie
empruntée. Pour éviter l’idiosyncrasie, ou la formule proclamant qu’il existe autant
d’interprétations que d’interprètes, le concepteur a pour charge de convoquer des symboles,
partagées par une convention et des habitudes et animées par une loi générale 136, pour
réduire la « chaîne flottante des signifiés »137. Subsumer une situation complexe en un
discours simple, sans nuances, et, par conséquent, accessible à tout un chacun a le don de
séduire un auteur qui cherche à réunir autour de son discours un collectif aussi large que
possible, la tentation d’user de symboles faisant autorité socialement et culturellement dans
leur lecture une et unique s’agrandit.
Ceci étant dit, nous devons à présent pointer le fait que l’opposition des armes n’est pas
l’œuvre de Keizer, même s’il ne le précise pas dans le cadre de son post Facebook. Celle-ci
serait une réalisation de HZB, selon les suppositions de Sherif Boraïe dans Wall Talk138. Par
contre, le buste d’homme mystérieux à capuche tentant de maîtriser un flux d’énergie avec
ses mains est bien une production de Keizer. Une syntaxe139 s’établit entre ces deux œuvres,
ou bien un dialogisme certain. Keizer, en effet, se représente certainement lui-même en se
mettant en abyme, à l’instar de ce que fait Banksy régulièrement, afin de se positionner
comme médiateur, mettant en exergue ainsi son rôle social d’artiste engagé, entre ces deux
forces.
Anarchiste proclamé, donnant les armes aux révolutionnaires, Keizer ne souhaite qu’une
finalité, à savoir atteindre la paix. Combattre en vue d’obtenir la paix :
136
TIERCELIN, Claudine. C. S. Peirce et le pragmatisme. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Collège de
France, (n.d.) (généré le 18 novembre 2015), 1 ère éd. 1993, p. 38.
137
BARTHES Roland, « Rhétorique de l’image », Communications, 1964, n°4. Roland Barthes évoque
pourtant cette notion pour aborder le rôle du message linguistique qui vient s’ajouter à l’image pour tenter
d’imposer une seule lecture possible au « spectator ».
138
BORAÏE Sherif, Wall Talk, graffiti of the egyptian revolution, Zeitouna, Le Caire, 2012. Page
139
BARTHES Roland, « Le message photographique » in Communications, n°1, 1961.
238
Toujours à la date du 7 septembre 2011, parmi les nombreuses œuvres réalisées depuis le
soulèvement du début de l’année civile, Keizer publie la photographie de la jauge ci-dessus.
Cette dernière présente la guerre en rouge et à gauche, la senestre symbolise le « mauvais »
côté. A l’extrême opposée, à droite, la dextre est l’antithèse par excellence de la guerre, la
paix qui n’est pas encore totalement atteinte par l’aiguille. En plein milieu de la jauge, la
peur a été dépassée, selon l’artiste, mais un effort reste à fournir pour accomplir les objectifs
initiaux de la Révolution, à savoir toucher enfin du doigt la paix. A cet effet, un combat
s’impose avec des « armes pacifiques » pour obtenir une paix qui est à portée de main. Un
dernier petit effort et le plein sera fait. L’aiguille ayant dépassé le stade de la peur n’a
presque plus que le choix de descendre, force gravitationnelle oblige, vers la paix finale.
Une œuvre donc d’incitation à l’action, ou du moins à ne pas relâcher l’action entamée, est
clairement le résultat du discours de Keizer, dans son ensemble. Son désir est de contribuer à
la sédition d’un public actif qui s’empresse d’exiger ses droits.
Conclusion chapitre 4.
Nous sommes tous Khaled Saïd, à travers son discours, tente d’entretenir l’émotion suscitée
par les pertes humaines d’avant, pendant et post-révolution et surtout aspire à atteindre
239
l’« étape de la maintenance »140 qui est la phase la plus critique selon Laurence Kaufmann.
Pour passer cette phase et y survivre, une remise en question permanente141 doit s’appliquer
au public. Ainsi, nous observons comment Wael Ghonim, en se servant du street art(ivism),
cherche à consolider sa « communauté numérique »142 en vue d’appartenir à un public
politique plus large, en continu. Pour ce faire, l’expérience esthétique est un atout majeur
pour atteindre cette finalité. Les dimensions esthétique et morale entretenues par le street art
offrent à l’Admin de la page « activiste » la plus visitée d’Egypte, un moyen de préserver
intacte, voire de l’enrichir, l’émotion et l’imagination nées depuis juin 2010 dans le cadre de
ce mur socionumérique, qu’est la page Facebook : Nous sommes tous Khaled Saïd.
Même si le street art, cantonné à sa caractéristique artiviste, demeure marginale dans le
discours de Wael Ghonim, il reste néanmoins un support non-négligeable pour étayer le
propos tenu et soutenir la ligne éditoriale du cybermilitant. La numérisation de cet art ne
tient qu’un rôle périphérique dans le discours en question mais l’action souhaitée des images
apporte une plus-value dans l’incitation à l’agir143 de la communauté.
Une expérience esthétique, de nature révolutionnaire, a démarré en juin 2010 et tout ce que
souhaitent les membres de ce collectif constitué c’est de ne surtout pas la voir périr. L’effort
déjà consenti n’a pas été suffisant et nécessite une poursuite de l’action, entre autres le
maintien des enquêtes, la réclamation des droits de l’Homme, etc., afin de protéger les rares
acquis du soulèvement de janvier-février 2011 et d’obtenir gain de cause quant aux
revendications des origines. L’objectif final étant d’imposer le terme suivant : « La
Révolution continue ». Celle-ci n’est donc pas terminée dans le discours de tous les Khaled
Saïd, ce qui s’est produit en début d’année n’est qu’un commencement.
Graffiti in Egypt, dont l’administrateur reste anonyme, fait du street art, même s’il
n’emploie pas ce terme au profit de « Graff », sa raison de vivre, l’expression d’une identité
revendiquée. Ultra, fan de culture hip-hop et graffeur, la page a pour visée d’obtenir de la
visibilité-« reconnaissance » à ce champ méprisé par une société égyptienne, culturellement
140
KAUFMANN Laurence, « Faire « collectif » : de la constitution à la maintenance » in KAUFMANN
Laurence et TROM Danny (dir.), « Qu’est-ce qu’un collectif ? Du commun à la politique », op. cit..
141
Référence aux sept points constitutifs du « public » selon John Dewey, Partie I.
142
Partie I.
143
N’oublions pas qu’agir, dans notre propos, se définit comme suit :
« Agir, c’est toujours faire quelque chose en sorte que quelque autre chose arrive dans le monde. »
RICOEUR Paul, Du texte à l’action, Essais d’herméneutique II, Editions du Seuil, Paris, 1986, p. 194.
240
conservatrice. La page se trouve utilisée comme un médium d’engagement dans l’optique de
défendre une communauté de « marginaux ». Mais tout cela verse dans le même sens qu’une
page grand-public comme celle de Nous sommes tous Khaled Saïd puisque les deux militent
et agissent pour la poursuite de la Révolution. Seulement la première fait du street art une
fin alors que la seconde en fait un moyen parmi tant d’autres.
Enfin, la page de l’artiste Keizer prend les attributs d’une galerie numérique destinée à
pérenniser son art dans le temps et à lui offrir plus de visibilité « médiatique » pour
différents publics. Néanmoins il se présente comme « un anti-capitaliste, anti-système, antiRégime »144 et agit toujours en tant que tel. Son art n’est qu’un corrélat de son engagement
politique, même s’il ne développe aucune stratégie communicationnelle impliquant un
public, au sens de l’agir. Il ne fait que proposer des contenus qu’il voudrait incitatif, à
l’intérieur des frontières égyptiennes et à l’international, en naviguant entre l’arabe et
l’anglais. Une page suivie, essentiellement, par des initiés mais qui ambitionne d’atteindre
un public universel avec un discours policé, simple et accessible à tous. Seule la circulation
entre réseaux socionumériques expliquerait le succès de cet artiste et la diffusion aussi
conséquente de son œuvre, que nous pouvons retrouver régulièrement sur les autres pages de
notre corpus. Keizer impose sa vision du monde en souhaitant la partager avec tout un
chacun afin, à terme, d’inciter à l’action et à continuer la Révolution pour obtenir la paix
sociale.
Le street artivisme octroie de la visibilité au street art, c’est donc la dimension politique et
révolutionnaire qui permet d’accéder à « ce qui doit être vu », car celui-ci devient un mode
d’expression au service du public et de son agir.
Tous ces discours se réunissent par l’expressivité d’un même mode artistique engagé dans
une même perspective qui est de maintenir en vie la Révolution jusqu’à ce que celle-ci
atteigne ses objectifs annoncés courant janvier 2011 et les mois précédents. La finalité est
donc identique mais l’emploi d’un même média varie dans les procédés de diffusion et
d’interaction.
144
Annexe (5), Entretien avec Keizer.
241
Chapitre 4 : « La deuxième révolution »1.
« Je vous ai dit à plusieurs reprises, (…) que les
canons qui bordent les frontières, en plein désert,
ne crachent le feu que lorsqu’ils sont dirigés vers
nous, que ces balles, dont nous payons le prix en
sacrifiant le pain et le médicament, ne tuent pas les
ennemis, mais nous tuent si nous élevons la voix ».
Amal Donqol, Commentaire sur ce qui s’est passé,
1971.
En guise d’ouverture, voici un plan pour donner un aperçu au lecteur de l’emplacement de la
rue Mohammad Mahmoud, située en plein cœur du centre-ville du Caire :
2
C’est ainsi qu’elle a été désignée lors de son surgissement, même si cette appellation a été relativement
éphémère, nous la maintenons pour relayer l’esprit contemporain aux discours qui y prennent cours.
Finalement le « coup d’Etat » de juillet 2013 sera désigné « Deuxième révolution » par les partisans de ce
soulèvement, principalement initié par le mouvement Tamarod.
Nous avons opté pour « deuxième » au détriment de « second » puisqu’à ce moment précis des événements les
révolutionnaires concevaient que le processus était bien loin d’aboutir en novembre 2011 mais ils souhaitaient
marquer cet épisode du sceau de l’Histoire en lui octroyant le titre révolutionnaire mais seulement
« deuxième » pour insister sur le fait qu’il sera suivi d’autres épisodes.
1
242
Le 19 novembre, un nouvel événement dans le déroulement de la Révolution frappe les
esprits et engendre un traumatisme qui durera de nombreuses années. Les si communément
dénommés « événements de Mohammad Mahmoud » se déroulent pendant quatre jours à
partir du 19 novembre. A partir de ce moment précis, la rue se fait le théâtre d’affrontements
réguliers entre révolutionnaires et forces de sécurité (police centrale, militaire, civile ou
politique, etc.). La rue Mohammad Mahmoud deviendra ainsi le lieu privilégié du street
artivisme au Caire et en Egypte. Ce n’est pas un hasard si les publications se sont focalisées
essentiellement sur cette rue tels que l’article de Zoé Carle et François Huget3, ou encore les
publications en ligne de Mona Abaza4. Par ailleurs, une page Wikipédia consacrée à cette
thématique existe en anglais : « Mohamed Mahmoud graffiti »5. Des pages Facebook ont été
spécialement créées pour parler de cette rue, lui conférant ainsi une certaine visibilité. Il
s’agit d’un nouvel espace médiatique spécifique censé palier la suppression régulière des
œuvres recouvrant les murs de la rue. Dès lors un palimpseste, comportant des strates et des
couches de peintures et de bombes qui se recouvrent, prend place et une histoire commence
à naître. Les forces de l’ordre effacent les murs puis des artistes viennent les recouvrir,
souvent dans la nuit qui suit. L’espace mémoriel s’enrichit ainsi puisque la production
artistique, se voulant lieu de préservation de l’histoire en marche, s’enrichit d’un point de
vue quantitatif et qualitatif. Les œuvres supprimées sont souvent reproduites mais avec un
travail nouveau qui rend un produit final amélioré. Non seulement, le détail, le grain, les
nuances et la maîtrise des œuvres ne font qu’augmenter mais ce petit jeu de défi entre les
autorités et les artivistes fait de la rue un lieu de pèlerinage. Des activistes, photographes,
2
Plan du centre-ville du Caire incluant une indication (spot rouge) au milieu de la rue Mohammad Mahmoud
afin de montrer l’emplacement stratégique de cette artère primordiale pour le contrôle de l’espace urbain
cairote, reliant la place Tahrir au ministère de l’Intérieur, en passant par l’Université Américaine du Caire
(AUC).
https://www.google.fr/maps/place/Mohammed+Mahmoud,+Abdeen,+Cairo+Governorate,+%C3%89gypte/@3
0.0431605,31.2380695,17.01z/data=!4m13!1m7!3m6!1s0x145840b800e30191:0xb9c5dce89e8cf2ff!2sMoham
med+Mahmoud,+Abdeen,+Cairo+Governorate,+%C3%89gypte!3b1!8m2!3d30.0430587!4d31.239915!3m4!1
s0x145840b800e30191:0xb9c5dce89e8cf2ff!8m2!3d30.0430587!4d31.239915, dernière consultation le 12
septembre 2016.
3
CARLE Zoé et HUGET François, « Les graffitis de la rue Mohammed Mahmoud. Dialogisme et dispositifs
médiatiques » in DE ANGELIS Enrico (dir.), Evolution des systèmes médiatiques après les révoltes arabes,
CEDEJ, n°12, 2015.
4
Mona Abaza, professeur de sociologie à l’Université Américaine du Caire (AUC), dont l’un des murs s’est
fait connaître pour son invasion par le street art se situe dans la rue Mohammad Mahmoud, a publié sur le site
Jadaliyya huit articles traitant du street art en Egypte entre mars 2012 et janvier 2015 dont le premier le 10
mars 2012 intitulé : « An Emerging Memorial Space ? In Praise of Mohammed Mahmud Street »
http://www.jadaliyya.com/pages/contributors/37823.
5
« Mohamed Mahmoud graffiti », Wikipédia,
https://en.wikipedia.org/wiki/Mohamed_Mahmoud_graffiti, dernière consultation le 14 juin 2016.
243
journalistes, chercheurs, et fans en tous genres viennent régulièrement dans la rue pour
découvrir les nouveautés ou bien restent à l’affût sur l’internet de toute actualisation des
murs urbains de Mohammad Mahmoud. Certains demandent même aux gardiens des
immeubles et des parkings, ainsi qu’aux employés de commerces de la rue de les tenir au
courant de toute nouveauté, afin de venir sur les lieux et pouvoir les immortaliser et saisir
par un cliché photographique la fugacité de l’œuvre. Ils laissent leur numéro de téléphone
pour être informés de toute nouveauté, moyennant une petite somme d’argent. Ainsi une
attente se créée et la rue devient non seulement un « sanctuaire d’écriture », un autel, ou un
même un monument aux morts tombés pour la Révolution, mais aussi un média où une
histoire, prétendant mettre à jour les réalités cachées par le Régime, s’écrit jour après jour.
Des mythographies s’installent sur le « mur des martyrs » dans la « rue des martyrs » pour
rendre « gloire aux martyrs » (campagne activiste et artiviste qui existe encore aujourd’hui).
Les interactions entre les autorités et les artistes de la rue Mohammad Mahmoud constituent
des espaces de lutte entre une version officielle souhaitant réguler le flux médiatique et
urbain des manifestants ainsi que la visibilité des morts et des victimes et une version des
artivistes qui tentent de mettre à jour et de graver dans la roche une mémoire collective
alternative, afin de rendre hommage aux « vrais » héros de la nation.
Quatre journées de combat acharné entre les forces de sécurité et les révolutionnaires
aboutissent à l’érection d’un mur de blocs en bêton pour barrer la route menant au ministère
de l’Intérieur. Le bilan de ces affrontements s’élève à 47 morts et des centaines de blessés,
plus de 600 à la fin de la première journée. Un sit-in place Tahrir, en place depuis la veille,
jour de grande manifestation en vue d’exiger une transition démocratique plus rapide que
celle annoncée par le CSFA et le transfert à un pouvoir civil en avril 2012 est évacué dans la
violence par les forces de l’ordre. La brutalité de la répression, (emploi de gaz
lacrymogènes, de balles en caoutchouc, tirs de grenailles et de balles réelles) a fortement
exacerbé les affrontements. Des tireurs d’élite embusqués sur les hauteurs des immeubles, de
part et d’autre de la rue, (et principalement le toit de l’université américaine du Caire
(AUC), qui se scandalisera de cette pratique) visent les manifestants présents et leurs yeux
en particulier. La rue sera par la suite rebaptisée : « La rue des yeux de la liberté ». De
nombreux documentaires télévisés intitulés « Eyes of Freedom Street », seront même
244
consacrés à cet épisode de la Révolution égyptienne6. Les victimes atteintes à un œil, voire
les deux, cristalliseront la colère des révolutionnaires. Des initiatives activistes iront même
jusqu’à organiser des voyages en Europe afin d’aider certaines victimes à recouvrer la vue.
Celles qui ont effectué le voyage seront accueillies en héros à leur retour à l’aéroport du
Caire.
La toponymie de cette rue comporte une dimension révélatrice de l’état d’esprit des
révolutionnaires. Par exemple, lorsqu’ils la renomment « Eyes of Freedom Street » cela
présente un double enjeu au niveau des actions de cette appellation. Premièrement, cela
permet une commémoration en l’honneur des victimes éborgnées. De plus, cela fait
référence au verset 45 de la sourate « Le Festin » du Coran :
« Nous leur avons prescrit dans la Thora : « Vie pour vie, œil
pour œil, nez pour nez, oreille pour oreille et dent pour dent ;
les blessures aussi relèvent du talion », mais celui qui, par
charité, renonce à son droit, bénéficiera de l’expiation de ses
fautes. Ceux qui ne jugent pas selon la loi révélée par Allah
sont, eux, les injustes. »7
Ce verset entraînant un dicton populaire égyptien « œil pour œil, dent pour dent ; et
l’initiateur est en tort ». Ainsi, le discours qui sous-tend cette appellation prévient les
autorités qu'une vengeance aura bien lieu. La perte des yeux de dizaines de victimes
entraînera des actions en retour. La loi du talion sera saisie et appliquée. Malgré le pardon
recommandé dans le Coran, le dicton égyptien ne retient que la vengeance. Ainsi la
toponymie évolutive de cette rue promet aux autorités une persévérance dans la vengeance.
Par ailleurs, une vidéo circulant sur Youtube pendant ces événements, achèvera de faire
basculer l’opinion du public en faveur des révolutionnaires. Celle-ci montre un policier
tirant le cadavre d’un manifestant inconscient par le bras pour le déposer quelques mètres
plus loin dans un caniveau au milieu des ordures qui jonchent le trottoir. Cette vidéo amateur
laisse entendre les pleurs d’une femme qui, de plus, traite le policier, armé de sa matraque,
Entre
autres
un
documentaire
d’AlJazeera
disponible
sur
Youtube
https://www.youtube.com/watch?v=GGCJwRSONZ8.
Ainsi qu'ON TV, chaîne satellitaire privée égyptienne, qui met à disposition sur sa chaîne Youtube un
documentaire avec le même titre https://www.youtube.com/watch?v=43hQfhya4Xo, dernière consultation le
29 juin 2016.
6
7
OULD BAH El-Moktar (Trad.), BELLO MANA (révision), Le Noble Coran, Complexe Roi FAHD pour
l’impression du NOBLE CORAN, Médine, 2006, p. 162.
245
de « sioniste »8, ce qui est probablement la pire injure dont peut être affublé un égyptien.
Seule une violence extrême et inhumaine pourrait justifier l’usage d’un tel qualificatif au
sein de cette « communauté d’action »9.
En distinguant nettement pouvoir et violence, Hannah Arendt dans son traité Sur la Violence
voit en celle-ci la « manifestation la plus évidente du pouvoir »10. Le pouvoir dès qu’il se
sent menacé, diminué ou contesté en externe ou en interne est bien souvent « tenté de
compenser par la violence cette perte de pouvoir »11. Ainsi en période révolutionnaire une
question se pose quant à l’emploi de la violence. L’autorité au pouvoir sent celui-ci lui
échapper et opte pour la facilité, voire la nécessité, « dans le but de maintenir l’intégrité de
la structure du pouvoir à l’encontre de ceux qui la contestent »12. Plus la contestation se fait
grandissante et persistante, plus la réaction de l’autorité au pouvoir s’accentue dans une
violence qui devient de cette manière, et en toutes circonstances, « la condition
indispensable du pouvoir »13. Dans l’optique de se maintenir en jouant sur la rhétorique de la
préservation de l’ordre et de l’intégrité de la nation, représentée par le pouvoir. Défier
l’autorité et son corrélat le pouvoir, qui s’exprime indubitablement dans la violence, serait
aller à l’encontre des intérêts de la nation et justifierait ainsi les violentes sévisses encourues
par les réfractaires. Ce court raisonnement, avec tout ce que cela induit en réductionnisme
souvent malencontreux, expliquerait l’escalade de la violence en situation révolutionnaire et
ceci s’applique au cas égyptien également qui témoigne des hésitations et des pérégrinations
classiques durant ce type de contexte. Entre poursuite des objectifs affichés en début de
soulèvement et retour à la vie commune et à l’économie de marché assurant la survie de tout
un chacun, les incertitudes font vaciller une large partie du public. Des convictions opposées
poussent chacun des deux camps, à savoir l’institution militaire au pouvoir et les
révolutionnaires qui aspirent à renverser ce pouvoir, à affermir leur position. Cela se traduit
par des affrontements de plus en plus véhéments et par l’exacerbation de plus en plus
prononcée des clivages.
8
« Egypt-Police shot man and through the body in garbage.avi », Youtube, Fact Tv, 29 novembre 2011,
https://www.youtube.com/watch?v=ou1FSwF0H40, dernière consultation le 29 juin 2016.
9
DEWEY John, Logique. La théorie de l’enquête, PUF, Paris, 1967, p. 108.
10
ARENDT Hannah, Du mensonge à la violence, Calmann-Lévy Pocket, coll. « Agora », Paris, 1972, p. 135.
11
Ibid., p. 155. C’est nous qui soulignons.
12
Ibid., p. 147.
13
Ibid., p. 147.
246
Afin de rendre intelligible ce que nous avançons quant à ces événements, notion employée
pour rappel dans l’acception de Jocelyne Arquembourg qui rejoint celle d’Hannah Arendt 14,
passons à l’analyse de notre corpus en opérant un balayage méthodique et dans l’ordre des
pages Facebook sélectionnées.
I.
Nous sommes tous Khaled Saïd affiche les borgnes de
Mohammad Mahmoud. Essaim d’une culture victimaire.
Comme à son habitude, dès que les événements prennent une tournure tragique, Wael
Ghonim accorde peu de place au street art(ivisme) au sein de son espace discursif
socionumérique. Tout comme durant les 18 jours de janvier-février 2011, en novembre 2011
l’administrateur de la page Nous sommes tous Khaled Saïd poste très peu d’images
consacrées au street art, il semblerait que ce n’était pas le moment selon lui. Six posts seront
pris en compte pour cette période qui s’étend du 19 novembre 2011 au 31 janvier 2012, dont
certains ne sont pas référencés avec un mot-clé faisant référence au street art. Nous les
exploiterons néanmoins pour certaines raisons qui seront développées ultérieurement.
Le tout premier post n’intervient qu’au terme des affrontements de Mohammad Mahmoud, à
savoir le 24 novembre.
14
« Les événements représentent, par définition, des concours de circonstance qui interrompent le déroulement
des procédures et des processus habituels » in ARENDT Hannah, Du mensonge à la violence, Calmann-Lévy
Pocket, coll. « Agora », Paris, 1972, p. 110.
247
Dans le cadre de cette publication, il n’est nullement question de street art pour Wael
Ghonim, ni pour les membres de la page. La légende qu’il accole à cette photographie, dans
une fonction d’ancrage15 évidente, soutient que ce « révolutionnaire défie les gaz
[lacrymogènes] rue Mohammad Mahmoud »16.
Ceci étant dit, ce type d’objet iconographique nous permet de mettre le doigt sur une
dimension des inscriptions murales du Caire dont nous disposons rarement au sein de notre
corpus. Les pages que nous traitons mettent en scène des œuvres travaillées et sophistiquées,
prises en photographie avec un certain souci de la luminosité, de l’angle de prise de vue, de
la netteté, etc.. Tandis que, dans ce cas, il y a une pose évidente qui met en exergue le
révolutionnaire qui défie, les bras sur les hanches, le masque et les lunettes de protection
bien vissés sur le visage, le regard droit ne fuyant pas le spectateur, comme pour annoncer
qu’il tiendra bon face à la brutalité des forces de l’ordre. Au-delà des moqueries contenus
dans certains commentaires17 concernant cette pose, bien trop « belle » pour paraître réelle et
L’image étant toujours polysémique, le message linguistique a pour fonction première de fixer la « chaîne
flottante » des signifiés.
Le message linguistique peut avoir deux fonctions distinctes : d’ancrage et de relais.
La première consiste à confirmer, pour le postuler trivialement, une donnée que le « spectator » aurait pu
déceler par lui-même en regardant l’image, tandis que la seconde apporte une donnée nouvelle, impossible à
deviner en fixant ou en analysant les deux messages iconiques.
BARTHES Roland, « Rhétorique de l’image », Communications, 1964, n°4, p. 44.
16
Annexe, 11.11.24 bis.
17
A titre indicatif le premier commentaire ironique : « C’est ça les révolutionnaires ou c’est juste pour la
montrer à sa fiancée et lui dire regarde-moi bébé, hahahahahahah », commentaire d’Amr Said, Annexe
11.11.24, p. 1.
15
248
prise sur le vif, c’est le second plan de la photographie qui nous intéresse alors qu’il n’est
pas pointé comme digne d’intérêt par l’administrateur ou les membres de cette communauté
numérique.
En effet, hormis un troisième plan où nous pouvons déceler la présence d’autres
révolutionnaires se protégeant de la même manière de la diffusion de gaz lacrymogène, un
mur ou plutôt les résidus d’un mur plante le décor de la photographie. Un mur gribouillé de
haut en bas, de droite à gauche, sans ordre notable parmi les écritures. Une sorte d’écriteau
pris comme support par les révolutionnaires pour exprimer ou défendre une ou des idées. Il
ne s’agit plus d’une activité artistique mais d’une trace de ce que pensent les
révolutionnaires et qu’ils inscrivent sur leur propre champ de bataille. Un « sanctuaire
d’écritures » polygraphique destiné à s’encourager les uns les autres, tout comme les chants
et les cris synchronisés de slogans révolutionnaires. Entre les « Vive l’Egypte », « J’aime
l’Egypte », « Pain, Liberté, Dignité » et autres « nous sommes tous une seule main ». Le
révolutionnaire pose fièrement au milieu de ces « actes d’écriture » qui sont partie prenante
de l’atmosphère révolutionnaire et du front que constitue la rue Mohammad Mahmoud. Ces
écrits ne sont qu’au second plan mais ils sont nécessaires à l’ambiance générale. Cette
photographie, à vocation professionnelle, dénote de ce que devrait être le condensé
iconographique d’un révolutionnaire : il est montré comme mettant au défi les autorités
même en plein milieu du chaos et de la destruction. Le mur avec les traces successives de la
révolution s’écroule mais le révolutionnaire tient debout, fier et prêt au combat malgré
l’adversité et l’air pollué du combat. Les inscriptions murales tiennent donc le rôle, et cela
semble inconscient inconscient de la part de Wael Ghonim lorsqu’il décide d’insérer cette
photographie dans son média, de support et de soutien du révolutionnaire. Le théâtre de la
révolution ne peut se concevoir sans écrits révolutionnaires, les chants ne pouvant se traduire
en trace visuelle, la logographie prend le relais afin de rendre la photographie efficace,
résumant en un cliché unique la situation de la rue Mohammad Mahmoud.
Plus tard le même jour, à quelques minutes près, un autre post intervient sur la page. Celui-ci
est clairement dédié à une œuvre de street art de Hosni.
Tous les commentaires ne sont pas du même acabit, certains prient Amr Said en retour d’aller se prendre en
photographie dans un célèbre parc paisible du Caire en le traitant de « malade ». Une des membres de la page
lui répond qu’il compte trop sur sa catégorisation sexuelle à l’état civil et que dans les faits il n’est qu’« un
semblant d’homme ».
249
Sans légender la photographie, Wael Ghonim, estimant certainement que l’image se suffit à
elle-même pour réduire son inhérente polysémie et n’avoir qu'une finalité possible, reprend
ainsi à son compte le message véhiculé par cette œuvre. L’auteur de l’œuvre n’est pas
indiqué par l’administrateur. Cela dit, la signature et l’année de création sont présents sur le
« parchemin » 18 et le style de Hosni est très reconnaissable, grâce au lettrage et aux couleurs
employés. Le contenu linguistique du « parchemin » pourrait se traduire comme suit :
« Communiqué numéro 1 de la population au Conseil militaire : Dégage ! Dieu nous guide
»19. Dans une police bien plus petite, la mention « Que Dieu nous guide »20 se trouve insérée
au cœur du « Dégage ». En fait, cette formulation, consacrée à ce type de communiqué,
clôture tous les communiqués officiels émanant de l’institution militaire égyptienne depuis
des décennies. Traditionnellement elle est un peu plus longue et signifie que c’est Dieu qui a
pris les décisions et guidera les hommes pour les mettre en application. De la sorte, Hosni
décide de détourner de manière satirique le format des communiqués militaires, en reprenant
En caractères plus petits, la signature/tag de l’artiste se trouve à gauche de l’œuvre en noir.
En parallèle, nous proposons la traduction de Leslie Vuilliaume et Lisa Klemenz :
« Déclaration n°1 du peuple égyptien au CSFA : partez ! »
KLEMENZ Lisa et VILLIAUME Leslie, Graffiti baladi. Street art et Révolution en Egypte, Ominiscience,
Montreuil, 2014, p. 65.
20
Une traduction plus littérale aurait donné « Dieu est conciliateur » mais celle-ci ne transmet pas
nécessairement l’esprit de la formule. A titre d’exemple, cette formule concorde, dans son usage et son action,
avec le célèbre « God bless America », usité solennellement en fin de certains discours officiels de
personnalités politiques américaines.
18
19
250
le numéro du communiqué, son auteur, son destinataire, la décision adoptée et sa signature à
connotation religieuse. Le « Dégage » devient solennel et tente de performer une décision
validée à l’unanimité par la population qui aurait ainsi formellement et officiellement
condamné le CSFA à quitter le pouvoir et à déléguer toutes ses prérogatives à un pouvoir de
nature civile.
Comme pour chaque publication qui prend l’Armée pour principal fautif et responsable de
tous les maux de la société égyptienne, un vif débat anime la page entre les partisans de
l’Armée qui la voient comme garante du bien-être et protectrice de l’Egypte et les résistants
à celle-ci. Premier argument de division : ne pas tout mélanger c’est-à-dire ne pas confondre
Armée et CSFA. La première à réagir, une dénommée Shaimaa El Yamny, qui a semble-t-il
pour habitude de toujours défendre l’Armée avec des formules religieuses, patriotiques et
par-dessus tout moralisatrices, enchaîne ces trois commentaires d’affilée :
« Qu’il dégage où, vers les Etats-Unis ? Est-ce qu’il y a dans
ce monde un pays sans armée ? »
« C’est ce que peuvent dire des gens qui aiment l’Egypte ? »
« Honte à vous »21.
Elle se fait immédiatement « remettre à sa place » par d’autres membres qui l’informent de
la distinction entre Armée et CSFA. D’ailleurs Ahmed Khorshed s’offusque de la réussite du
plan machiavélique du CSFA :
« Et quand le Conseil s’en ira, l’Armée partira aussi ?!!! Ayez
honte, réfléchissez un peu, ils ont réussi à nous imposer leur
sale jeu qui est de nous diviser »22.
Cette personne qui se fait appeler Shaimaa sera exclue, quasiment manu militari, par les
autres membres. Certains la traitent d’infiltrée, un membre demande même de manière
ironique « avec qui elle est venue celle-là »23. Ne partageant pas des valeurs communes, la
membre incriminée se voit donc renvoyée – symboliquement puisque techniquement il
21
Annexe 11.11.24, p. 1. Certaines traductions ne dépeignent malheureusement pas suffisamment la mesure
religieuse que prennent les commentaires d’origine. Le terme que nous avons traduit par « honte » signifierait
plutôt pêché, un interdit imposé par la loi divine. Par ailleurs, ce terme est quotidiennement utilisé dans le
dialecte égyptien sans forcément systématiquement avoir une connotation religieuse, il s’est déplacé sur un
plan performatif « laïc ».
22
Annexe 11.11.24, p. 2.
23
Ibid., p. 3, commentaire de « K Ibn Hafs ». Au sens de qui lui a permis de s’introduire dans notre
communauté.
251
garde le droit de réagir à tout moment mais sa réputation la poursuivra – aux marges de la
communauté, voire à l’extérieur de celle-ci.
Toujours dans l’ordre chronologique, afin de ne pas perdre le fil des événements, le post qui
suit met en scène une production de street art :
A la date du 27 novembre, l’Admin publie cette photographie d’une œuvre picturale
d’Ammar Abo Bakr qui reprend les codes et le format de l’affichage public du Far West
pour signifier qu'une personne est recherchée par la justice. Aucune mise à prix mais
l’homme présent sur ces deux photos peintes est désigné comme « WANTED », juste en
dessous est indiqué en arabe « Recherche avec la population » puis sous l’image se trouvent
les détails civils qui qualifient la personne :
« Lieutenant/Mahmoud Sobhy El Shenawy
Officier de la Sécurité centrale accusé d’avoir liquidé les yeux
252
De dizaines des révolutionnaires héros du Tahrir
BRAVO PACHA ».
Un artiste décide donc de communiquer publiquement les photos – reproduites en peinture
pour mieux résister aux épreuves du temps et du climat – de l’accuser et de rendre public
son identité. Mais qui est ce Mahmoud Sobhy El Shenawy ? Ce jeune officier se retrouve au
cœur d’une tornade médiatique animée par des activistes puisqu’en date du 21 novembre
pendant les événements de Mohammad Mahmoud, une vidéo est publiée sur Youtube. Elle
montre ce jeune lieutenant, rue Mohammad Mahmoud, tirant sur les manifestants et
atteignant l’œil de l’un d’entre eux. Bien évidemment l’image ne montre pas le détail de la
blessure mais c’est là où la provocation ébranle l’opinion du public. Au niveau du son, nous
entendons ses acolytes le féliciter parce qu’il aurait « eu l’œil du mec, elle [la balle] a touché
l’œil du mec. Nique la religion de sa mère. Bravo pacha. »24 Force est de constater que
l’expression « Bravo pacha », dont la traduction littérale serait plutôt « T’es un brave
pacha », est reprise sur l’avis de recherche en guise de moquerie. Ce qui a le plus offusqué
les égyptiens c’est que des policiers se félicitent d’avoir blessé des victimes et plus
précisément pour avoir touché le point névralgique des révolutionnaires, leurs yeux. Les
snipers et policiers, en tous genres, tentaient de viser les yeux. Entendre des agents des
forces de l’ordre approuver cette pratique rend difficile la défense de ceux-ci. Cela montre
que les blessures aux yeux n’étaient pas un simple hasard mais le résultat de directives. La
direction aurait formellement ordonné probablement de cibler les yeux, ce qui expliquerait le
nombre excessivement élevé de victimes éborgnées. Le terme « pacha » était un titre de
noblesse qui a été supprimé, comme tous les titres de noblesse, avec la chute de la
monarchie. Pourtant les officiers de police et de l’armée se font toujours appeler de la sorte.
Un égyptien qui oserait ne pas nommer avec son titre de noblesse un officier irait au-devant
d’un grand péril ; et un policier, qui manquerait de considération, en ne donnant pas un titre
à son supérieur encourrait également de sérieux risques.
Un agent des forces de l’ordre émet ses paroles, il semble que ce soit celui qui filme. « Nique la religion de
ta mère » étant considéré comme l’injure la plus grave et la plus blessante pour un égyptien puisque
blasphématoire. Insulter une personne serait moins outrageant que d’injurier ses parents ou encore pire sa
religion, voire la religion de ses parents, la mère en particulier étant LA représentante de l’intimité à protéger, à
cacher et donc de l’honneur familial.
« Un officier de police tire volontairement sur les yeux des manifestants en direct », Youtube, le 21 novembre
2011
https://www.youtube.com/watch?v=7jzCqi_d0Yk, dernière consultation le 13 septembre 2016.
24
253
La vidéo évoquée scandalise l’Egypte et des activistes de tous bords se lancent dans une
enquête acharnée pour retrouver l’identité du criminel, afin de le faire traduire en justice. Un
artiste décide de le mettre au ban de la société et lance donc cet avis de recherche avec tous
les détails nécessaires pour se mettre à sa poursuite. Il s’agit de l’artiste Ammar Abo Bakr,
information qui n’est pas proposée par l’Admin, qui formule ainsi une injonction à l’égard
de son lecteur à travers l’usage du mode impératif pour le verbe « rechercher ». Si le lecteur
souhaite faire partie du public politique qui veille à ses intérêts, qui s’oppose foncièrement et
de manière binaire et frontale à la police et au Régime, il doit alors rechercher le criminel
afin d’être intégré à un « Nous » excluant un « Eux ».
Parmi les possibles actions de l’image, ou de la publication dans son intégralité qui relaye
une information du journal Al Tahrir indiquant que ce lieutenant a été arrêté et sera inculpé
comme tout citoyen, il n’est pas question d’inciter la population à le rechercher mais de
mettre la pression sur les différents organes des forces de l’ordre. Celui-ci étant maintenu
caché pendant quelques jours, par la suite il sera déclaré retrouvé et arrêté. Quelques temps
plus tard après une enquête interne il sera « prouvé » que ce n’était pas lui puisqu’il n’aurait
pas été au Caire au moment des faits. Quelques mois plus tard, suite à une multitude de
rebondissements, il sera condamné à trois ans d’emprisonnement, la direction se dédouane
ainsi de son geste.
Parmi les 1401 commentaires25 que suscite ce post, une bonne partie des membres se
moquent de la direction soupçonnée de le protéger voire de le promouvoir à terme. Tandis
qu'une autre partie des commentaires exigent que ses supérieurs soient inculpés par la justice
puisque ce sont eux qui donnent les ordres et qui sont donc responsables des actes du
lieutenant El Shenawy.
Les normes de surveillance, d’une société fondée sur un pouvoir militaire et policier de
répression continue, sont complètement renversées par l’intermédiaire de cette œuvre qui
tente de performer la remise du pouvoir de surveillance aux mains des « bons » citoyens.
Elle met au jour l’idée qu’ils peuvent poursuivre, pourchasser, voire traquer le « mauvais
flic ». Avec son nez rouge, il prend des traits clownesques et ses lèvres tiennent pour trace
du sang des révolutionnaires pompé, ne pourra plus être au-dessus des lois et abuser de son
25
Ce qui est bien au-dessus de la moyenne, à titre de comparaison les deux précédents posts ont généré,
respectivement, 97 et 30 commentaires.
254
pouvoir. Ainsi dans la lignée de ce que font les copwatchers26, principalement aux EtatsUnis d’Amérique, une pression peut être exercée sur l’agent de l’ordre qui abuserait de ses
armes, matérielles et symboliques, en le poursuivant sur les réseaux sociaux : publication de
données professionnelles et privées, diffusion de vidéos ou images révélatrices et
compromettantes, etc. De ce fait, le « mauvais flic » devient un exemple pour les autres afin
de les empêcher d’user des mêmes pratiques. Une sorte d’enquête menée à la place des
institutions défaillantes ou véreuses.
Afin d’aborder le post qui va suivre, il nous faudra opérer une légère digression en allant
chercher une publication sur Graffiti in Egypt qui précède le post en question d’un jour.
La première photo est parue sur Nous sommes tous Khaled Saïd le 3 décembre 2011, tandis que
la seconde a été publiée sur Graffiti in Egypt la veille.
Il ne s’agit pas de la même photographie mais de la même œuvre avec une forte proximité
dans la composition photographique des deux publications. Cette œuvre d’Ammar Abo
Bakr effectuée environ dix jours après la fin des affrontements rend hommage aux victimes
blessées aux yeux. D’ailleurs l’œuvre sera baptisée : « Eyes of Freedom Graffiti ». C’est le
titre que lui donne Wael Ghonim en la légendant ainsi : « Graffiti des yeux de la liberté, rue
Mohammad Mahmoud. Crédit photo : Ahmed El Esh »27. La circulation de cette œuvre se
fait très rapidement sur les réseaux socionumériques. Une certaine attente a été créée vis-àvis des événements de cette rue et de nombreuses personnes restent à l’affût de l’apparition
de toute nouveauté.
Nous vous renvoyons au site de l’organisation dont la page d’accueil présente les méthodes à adopter, un
certain outillage à réquisitionner est promu, pour tout citoyen témoin d’abus policier.
copwatch.org, dernière consultation le 7 juillet 2016.
27
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 11.12.03, p. 1.
26
255
Sur Graffiti in Egypt, le 2 décembre 2011, le graffiti apparaît accompagné de la légende
suivante :
« Le graffiti est dans la rue Mohammad Mahmoud .(.(
In Tahrir Square
Exc Graffiti in Egypt »28.
En mettant en parallèle ces deux légendes, force est de constater que l’auteur de l’œuvre
importe peu. Tout ce qui compte, c’est l’emplacement. La rue en Mohammad Mahmoud est
devenue le lieu de la transgression absolue, à quelques encablures du ministère de l’Intérieur
et tout proche de la place Tahrir, elle regroupe plusieurs symboles. La liberté est représentée
par la Place et la rue même a baigné dans le sang durant les jours qui ont précédé. D’ailleurs,
le mur en question est souvent surnommé « Mur des Martyrs ». C’est une rue dédiée aux
victimes du faut des graffiti qui leur sont quasi exclusivement dédiés.
La photographie est une exclusivité de « Graffiti in Egypt », ainsi la page s’octroie une part
d’auctorialité au lieu de nous apprendre qui est à l’origine de cette œuvre. Aux yeux du
récepteur, l’auteur se réduit à la page Facebook. Ce qui ressort le plus de ce post, c’est
l’hommage et le clin d’œil fait aux victimes. Dans les partages, nous nous apercevons que
trois personnes sur cinq reprennent le nouveau smiley crée spécialement pour l’occasion.
Désormais, les partisans de la Révolution feront la grimace à la manière d’un borgne victime
des atrocités du régime. Et cet émoticône va rapidement essaimer sur les réseaux
socionumériques puisque le lendemain sur la page Nous sommes tous Khaled Saïd, le nouvel
émoticône est énormément repris parmi les membres de la page pour signifier qu’ils
soutiennent et compatissent avec les victimes.
Une fois parvenue sur la page Nous sommes tous Khaled Saïd, une autre photographie de la
même œuvre suscite pléthore de réactions, 457 précisément. La majorité des réactions
viennent rendre hommage aux victimes. Certains commentaires abondent dans le même sens
que l’Admin, par exemple :
« Mes potes, ce sont des gens incapables de nous faire face,
alors ils tuent nos yeux pour pouvoir se cacher de nous. Mais où
vont-ils bien pouvoir aller, on les voit avec notre cœur ! Nous ne
sommes pas handicapés. »29
28
29
Annexe Graffiti in Egypt, 11.12.02.
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 11.12.03, p. 58. Commentaire de Mahmoud Mahmoud.
256
En somme, des commentaires qui se scandalisent des méthodes policières employées.
Malgré cela, nous pouvons également lire : « Avec ces yeux disparus, nous verrons la
lumière de la liberté »30. La police égyptienne tentait en quelque sorte, symboliquement, de
supprimer ce qu’un citoyen avait de plus cher, c’est-à-dire ses yeux, l’organe avec lequel il
peut jouer son rôle de témoin et ainsi révéler les atrocités du régime, l’une des charges qui
incombent au public selon John Dewey. C’est la force révélatrice du public politique qui est
atteinte par les balles du Régime. Souvenons-nous que Keizer donnait les armes aux
manifestants grâce à l’objectif d’une caméra à gâchette, ainsi que HZB qui, tout autant, met
dans la main des manifestants une caméra pour s’opposer aux kalachnikovs des autorités.
Les manifestants n’avaient que leurs yeux pour tenter de s’opposer à un régime militaire,
celui-ci tente alors d’éradiquer cette seule arme, cet unique moyen de résistance.
Dans ces deux photographies, pourtant différentes, nous observons une constante
suffisamment saisissante pour être soulignée. Deux photographes ont fait le même choix de
cadrage et deux administrateurs de communautés numériques, n’ayant pas les mêmes lignes
éditoriales, optent pour la même construction visuelle. L’œuvre s’étend sur plusieurs mètres
et elle est compliquée à condenser en un cliché. Dès lors, une partie de l’œuvre est saisie
photographiquement avec une ligne de fuite qui se déploie vers le coin supérieur gauche
insinuant un hors-champ composé de victimes à perte de vue. Dans les faits, le mur était
recouvert de représentations de 18 victimes éborgnées. Or le nombre total de manifestants
ayant perdu l’usage d’au moins un œil, courant novembre 2011 dans la rue Mohammad
Mahmoud, est estimé à plus de soixante31. La circulation socionumérique favorise aussi la
réification de certains termes qui s’imposent très rapidement à l’ensemble des acteurs. Ainsi
le « Street Eyes Freedom » qui commençait à émerger avec les événements est repris par
Wael Ghonim qui l’applique au « graff » même. De nombreux membres reprennent cette
expression « Eyes Freedom » pour parler de l’œuvre ou de la rue.
De manière générale, ce qui émerge le plus dans les flux conséquents de commentaires, c’est
la morosité face à la brutalité des méthodes des forces de l’ordre, policière et militaire.
Ibid., p. 55. Commentaire d’Osama ElKore.
GRÖNDAHL Mia, Revolution graffiti, street art of the new Egypt, The American Univeristy in Cairo Press,
Cairo, 2012, p. 169.
Les chiffres varient. Selon d’autres sources le nombre de victimes éborgnées s’approche, voire dépasse, les 80
personnes.
KLEMENZ Lisa et VILLIAUME Leslie, Graffiti baladi. Street art et Révolution en Egypte, Ominiscience,
Montreuil, 2014, p. 72.
30
31
257
L’Ancien Régime n’aurait donc pas perdu ses réflexes répressifs et ceci se révèle aux yeux
du public. Une large partie des commentaires s’attèlent donc à prier pour les martyrs ou les
victimes, rappelons que la rue est également dénommée « rue des martyrs », et de nombreux
cris « Gloire aux martyrs » se dressent sur la page. Ainsi une culture victimaire émerge au
sein de la communauté numérique Nous sommes tous Khaled Saïd, et nous pourrons
observer ce phénomène encore une fois pour ce qui est de la dernière œuvre étudiée durant
cette période.
La photographie de cette œuvre a été publiée par Wael Ghonim le 7 décembre, l’œuvre
datant du premier décembre, toujours dans ce contexte douloureux des événements de
Mohammad Mahmoud et de ce choc que représente le ciblage des yeux des manifestants. Un
symbole en particulier émerge à ce moment. Un dénommé Ahmad Harara résume à lui seul
les événements de l’année 2011. Il perd son œil gauche durant le soulèvement du début
d’année et plus précisément le 28 janvier, jour des affrontements les plus brutaux avec les
forces de police et qui aboutira à l’occupation de la Place. Durant la « deuxième
révolution », appellation très rapidement désuète, ce même Ahmad Harara perd son second
œil rue Mohammad Mahmoud le 19 novembre. Ainsi Ahmad Harara, qui passera sur
plusieurs plateaux de télévision pour son destin particuièrement malheureux, devient l’égérie
des borgnes égyptiens. Il symbolise la victime du Régime, obligée de vivre avec les
séquelles imposées par celui-ci alors qu’il luttait pour la liberté. Par hasard ou par chance, un
poème révolutionnaire d’Amal Donqol fait parfaitement écho à ce cas de figure, à savoir le
cas de victimes éborgnées par une répression féroce. Amal Donqol, poète égyptien décédé
258
en 1983, demeure une source d’inspiration inépuisable pour la frange résistante et
révolutionnaire égyptienne. Un excellent article d’Al-Ahram32 en français résume bien
l’impact de son œuvre et propose des traductions que nous n’aurions certainement pas pu
obtenir avec une telle qualité et en retranscrivant les émotions qu’elles peuvent dégager.
L’œuvre ci-dessus met en scène le visage d’Ahmad Harara avec à la place des yeux les dates
auxquelles il a perdu chaque œil. Et tout autour des traits fins de son visage, quelques vers
du poème « Pas de réconciliation », qui sont traduits par Rasha Hanafy de la sorte : « Si je
sortais tes yeux de tes orbites et que je mettais deux pierres précieuses à leur place, sauraistu voir ? Saurais-tu voir qu’il y a des choses qui ne s’achètent pas ? »
Cette portion de poème, au titre évocateur et sensiblement en adéquation à la pensée des
victimes et des révolutionnaires, s’adapte parfaitement à la situation. La légende de Wael
Ghonim en postant cette photographie indique le nom d’Ahmad Harara suivi de la reprise de
ces deux vers ainsi que des noms de l’auteur du poème et de la photographie. L’accent est
donc mis sur la corrélation entre la victime Ahmad Harara et l’adaptabilité de ce poème à
son cas. Ahmad Harara regarde avec les dates historiques qui symbolisent la « libération »
de l’Egypte le spectateur qui ne peut que se sentir fier d’avoir lutté aux côtés de ce « héros »
ou coupable d’avoir préféré le « parti du canapé » et d’avoir profité des bénéfices en quelque
sorte consentis par les sacrifices d’autrui, comme l’avoue un membre de la page. Les
commentaires le consacrent donc comme un héros, tout comme l’avis de recherche du
lieutenant Shenawy qui qualifiait de « vrais héros » les victimes, et promettent de ne jamais
oublier ses droits pour lesquels ils lutteront jusqu’à les reconquérir.
Au cours de cette période, sur la page Nous sommes tous Khaled Saïd, aucune pièce de
street art n’est dédiée à Khaled Saïd (c’est une première depuis juin 2010). Le flot de
nouvelles victimes oblige à un renouvellement de la figure de la victime. Dans les autres
types de récits Khaled n’est pas oublié mais, visuellement, les événements font émerger un
nouveau genre de victimes jusque-là non-présent. La culture victimaire persiste et permet de
trouver un liant à la communauté constituée et, désormais, maintenue. Cependant, cette
maintenance doit répondre aux exigences du temps et des ravages que peut engendrer
l’oubli. De nouvelles figures et de nouveaux combats menés incitent à, toujours dans le
HANAFY Rasha, « Le remarquable legs d’Amal Donqol », Al-Ahram Hebdo, 08.06.16.
http://hebdo.ahram.org.eg/NewsContent/0/5/33/16363/Le-remarquable-legs--d%e2%80%99Amal-Donqol.aspx
Dernière consultation le 5 juin 2016.
32
259
même esprit, perdurer au-delà des épreuves de la lassitude, tout comme le fait le street art
par nature.
La souffrance et le lourd tribut qu’ont payé les victimes, nouveaux héros du public politique
dont l’expérience propre est constitutive de l’expérience commune, les consacrent comme
les héros nouveaux d’une nation meurtrie par une année d’instabilité et de renversements
politiques en tous genres.
C’est la pénibilité de la souffrance endurée et à endurer toute une vie qui suscite une
émotion, déjà acquise par l’intermédiaire des victimes précédentes et entretenue
régulièrement avec de nouvelles victimes.
Le street art(ivisme) permet, comme nous l’avons démontré précédemment, de lui proposer
un mode expressif qui fait surgir une version communicable. Celui-ci permet d’ouvrir donc
des perspectives en esquissant les traits des émotions, impalpables jusque-là, générées par
les événements.
II.
Graffiti in Egypt, amorce d’un éloge de la martyrologie.
Nous commencerons par évoquer une photographie déjà, en partie, étudiée auparavant. Le
post du 2 décembre nous montre une succession de visages borgnes rue Mohammad
Mahmoud, rebaptisée « rue des yeux de la liberté ». L’œuvre, fresque victimaire, qui s’étale
sur des dizaines de mètres est décomposée dans le détail par la page Graffiti in Egypt à
travers cinq posts reposant sur des photographies adoptant des angles de prise de vue variés
afin de présenter en détails cette fresque. Nous avons choisi la première occurrence citant
cette œuvre pour sa dimension révélatrice. Les autres ne sont pas légendés ou bien ne sont
accompagnés que du message linguistique suivant : « Graffiti rue Mohammad Mahmoud, à
la place Tahrir »33. Il s’agit dans ces cas de réunir les différentes composantes de la fresque
que les photographes n’ont pu saisir intégralement. Or, le premier post porte les stigmates
d’une tout autre intentionnalité. Tout d’abord l’incrustation du logo de la page Graffiti in
33
Annexe Graffiti in Egypt, 11.12.18 Graffiti rue Mohammad Mahmoud (5) entre autres.
260
Egypt, ce que fait fréquemment l’Admin de la page, dans le coin inférieur gauche de la
photographie. Et lorsque nous associons cette appropriation auctoriale de l’objet
photographique à la légende, une autre lecture émerge :
« Le graffiti est dans la rue Mohammad Mahmoud .(.(
In Tahrir Square
Exc Graffiti In Egypt »34.
A la fin du message linguistique, l’Admin confirme effectivement que cette photographie
tombe sous la propriété de droit d’auteur, c’est une exclusivité de Graffiti in Egypt.
Cependant il émet bien une distinction profonde entre un copyright, dont le logo © apparaît
de temps à autres dans certains posts pour bien prévenir les collègues ou les concurrents
socionumériques gérant d’autres pages Facebook qu’ils ne peuvent citer ses photographies
sans son autorisation préalable, et la mention « Exc », abréviation de « Exclusive » en
langue anglaise. L’exclusivité ajoute une part de nouveauté, de découverte, et sousentendant que les autres ne l’ont pas. ainsi Graffiti in Egypt, tout comme un journaliste, est
la page la plus réactive du champ socionumérique égyptien. Si le membre souhaite être au
courant le plus rapidement possible des nouveautés du terrain, il doit s’inscrire au sein de la
communauté numérique Graffiti in Egypt pour recevoir ses notifications. Outil de promotion
de la page ou bien de son attachement à la cause street art(iviste), ce post permet à l’Admin
de se positionner comme étant un acteur influent et prégnant parmi tous les intéressés au
street art égyptien engagé. Il tente ainsi de performer, par l’intermédiaire d’un
positionnement éditorial, son avance et sa réactivité sur les autres. A noter, qu’après la
mention « Exc » le nom de la page n’est pas donné de manière anodine mais sous forme de
lien hypertexte. De la sorte, le lecteur peut suivre ce lien afin de s’abonner à la page, en étant
redirigé vers la page d’accueil (si ce n’est encore le cas). Nous constatons que sa stratégie de
communication fonctionne plus ou moins en remplissant certains de ses objectifs, le smiley
clin d’œil d’un borgne a été énormément repris dans une circulation circulaire
socionumérique initiée par l’administrateur de la page Graffiti in Egypt. Néanmoins sa
photographie n’est pas reprise. Chaque personne pouvant se déplacer préfère aller sur place
pour enregistrer sa propre réalité photographique. Il demeure pourtant celui qui a prévenu et
informé en premier, tous les initiés et intéressés au street art ou même à l’évolution de la
Révolution égyptienne du surgissement d’une fresque nouvelle en précisant l’emplacement
afin de permettre à chacun, s’il le souhaite, d’assister au récit qui prend cours dans cette
34
Annexe Graffiti in Egypt, 11.12.02.
261
partie du Caire. Il endosse donc le rôle d’agence de presse spécialisée dans le street
artivisme en Egypte.
Pour poursuivre sur notre lancée, initiée avec les posts de Nous sommes tous Khaled Saïd,
nous nous attellerons à analyser la figure déjà évoquée plus tôt qui est celle d’Ahmad
Harara. Le premier décembre, soit six jours avant le post consacré à Ahmad Harara sur Nous
sommes tous Khaled Saïd, l’administrateur de la page Graffiti in Egypt, poste cette
photographie :
Le post étant complété par la légende suivante :
« Il ne me reste qu'une petite étincelle dans mes yeux
(émoticône en larmes)
EXC at Graffiti In Egypt
Share & like
– avec Diana Ghanem et Romio Ghally. »35
35
Annexe Graffiti in Egypt, 11.12.01. Nous prenons en charge la traduction et la totale responsabilité qui
incombe à celle-ci en tentant de rester le plus proche de l’esprit du texte originel
262
En réalité, l’Admin ne reprend que la première ligne de la citation présente dans l’œuvre de
NEMO. L’intégralité pourrait se traduire ainsi : « Il ne me reste qu'une petite étincelle dans
les yeux / que je t’offre sans regret puis m’envole vers le royaume des cieux ». Ces phrases
sont extraites d’une chanson d’Ahmad Saad, titre qui faisait partie de l’album sorti pour
promouvoir le chef-d’œuvre cinématographique Dokan Shehata36 réalisé par Khaled
Youssef, l’un des disciples de Youssef Shahin. Ce film dépeint les misères et les injustices
que subit l’un des fils d’un jardinier de Haute-Egypte installé au Caire pour faire vivre sa
famille. La chanson, interprétée par le frère de l’acteur principal Amro Saad, étant le titre
phare de la bande-annonce et du trailer est intégrée au film même37. Le clip et le texte
présentent le personnage principal qui s’exprime à la première personne s’adressant à
l’Egypte, pauvre et miséreuse « prête à courber l’échine pour mendier un morceau de pain »
afin de lui certifier qu’il lui offrira, se sacrifiera même, toujours ce qu’il lui reste de « son
âme, de son sang » malgré le peu de « chair qui lui reste dans les épaules » et en dépit de
toutes les injustices et les blessures endurées et sa dignité piétinée par la société égyptienne.
En citant ce film38, et en particulier des paroles de la chanson de celui-ci, NEMO et Graffiti
in Egypt, qui reprend le texte à sa charge et donc sans guillemets, s’adresse à un public qui
comprend la référence sans aucune difficulté. Toute la force performative de cette citation,
comme avec l’extrait du poème d’Amal Donqol, c’est sa concordance avec la situation
présentée et à la personne, nouvellement érigée en tant que « vrai » héros de la « Nation »,
qui est encore une fois Ahmad Harara, ce qui est indiqué par le texte soulignant l’image
iconique qui le représente. Cette fois-ci il est présenté comme un borgne ayant perdu un œil,
pourtant il a bien perdu les deux à ce moment précis, couvert d’un bandeau cache-œil
devenu un objet-« faitiche » pour les révolutionnaires qui, depuis le 19 novembre 2011, en
arborent souvent un lors des manifestations et des affrontements avec les forces de l’ordre en
signe de protestation contre ce moyen de répression et en guise de provocation. Ils n’ont
désormais plus rien à perdre en portant un cache-œil sur un organe encore valide. Ils
36
Le titre pourrait se traduire comme « La petite boutique de Shehata », celui-ci étant le personnage principal
dont on suit le parcours depuis sa naissance à son meurtre par l’un de ses demi-frères. Shehata, né au Caire
dans une famille récemment débarquée dans la capitale depuis la Haute-Egypte est le symbole d’une frange de
la population pauvre, méprisée et obligée de composer avec les humiliations quotidiennes et les injustices de la
société égyptienne.
37
Voici un lien dirigeant vers le clip officiel :
https://www.youtube.com/watch?v=r5gmJzOQvZg, dernière consultation le 11 juillet 2016.
Puis un lien vers le film sous-titré en anglais :
https://www.youtube.com/watch?v=VHqmdjkdCIw, dernière consultation le 11 juillet 2016.
38
Datant de 2009 ce film a connu un certain succès au box-office, à savoir le deuxième film en nombre
d’entrées pour l’année en question.
263
« reterritorialisent » ainsi une nouvelle colère et communiquent, par là même, leur
indignation ainsi que leur soutien aux victimes en se plaçant au même rang qu’elles. N’avoir
qu'un seul œil ne serait donc pas un handicap et devient même une fierté, un signe indiciel
d’appartenance au public politique qui défend, malgré tous les risques encourus, ses intérêts,
ses quelques acquis et ses objectifs affichés.
Ahmad Harara se serait donc sacrifié pour l’Egypte en lui offrant sa vue, et ce sans aucun
regret. Il s’en ira de ce bas-monde, selon NEMO et Graffiti in Egypt, qui confirme adopter
pleinement cette opinion, fier de ce qu’il a pu laisser derrière lui sur le champ de bataille.
La composition photographique de Diana Ghanem et Romio Ghally n’est en rien anodine.
Légèrement prise en plongée et du « coin de l’œil », grâce à l’angle de 3/4 adopté, le
spectateur peut se retrouver face-à-face avec Ahmad Harara qui le regarde l’œil dans les
yeux. Ce « héros » de la Révolution, au menton bien redressé, fier de fixer le passant – non
plus le piéton dans cette situation de médiation photographique mais le webnaute
socionumérique – l’interpelle par cette phrase. A la manière d’une bulle de bande-dessinée,
il s’adresse à cet autre révolutionnaire, compagnon de lutte, ou encore le passager clandestin
– qui compte sur l’action d’un tiers pour en soutirer les bénéfices sans jamais risquer des
retombées néfastes quelconques – pour lui rappeler avec force et dignité le lourd tribut qu’il
a dû verser. Ainsi soit l’action de l’image tente d’enclencher un sentiment de culpabilité soit
elle donne envie de suivre la trajectoire de ce « héros » pour accéder à son rang. Ahmad
Harara, sous le pinceau de NEMO et le post de Graffiti in Egypt, demande à tout un chacun
de se sacrifier tout autant que lui s’il souhaite léguer un héritage, digne de valeur, à la
« Nation ». Le jour des sacrifices serait arrivé !
Par ailleurs, à chaque fois que l’administrateur de Graffiti in Egypt en ressentira le besoin
selon le contexte immédiat il repostera cette photographie afin de redéployer la potentialité
active de cette image comme le 30 janvier 2012, sans aucun message linguistique pour
côtoyer cette photographie. L’Admin republie cette photographie à l’occasion de six
marches qui prendront cours le lendemain lors du « Mardi de la Détermination »
convergeant vers le Parlement. Afin de remotiver les troupes, cette photographie réinvestit
donc le dispositif médiatique de Graffiti in Egypt parmi nombre d’autres images,
considérées comme possédant suffisamment d’intensité performative eu égard à la situation.
A cette date, une série de 17 photographies, proposant une certaine syntaxe entre elles qui a
pour finalité de présenter une rhétorique résistante axée sur les publications les plus
264
frappantes des derniers mois, seront republiées afin de remotiver les troupes lors de ces
marches.
Entre le premier et le second tour des législatives, le 28 novembre et le 14 décembre 2011,
les violences continuent entre forces de l’ordre et révolutionnaires qui militent pour le
mouvement « La Révolution continue ». Le 9 décembre, une nouvelle œuvre primordiale
apparaît à un endroit particulièrement stratégique. En effet, le 24 novembre dès que les
événements de Mohammad Mahmoud se sont calmés quelque peu, le CSFA a décidé
d’ériger plusieurs murs en briques tout autour du ministère de l’Intérieur, cible première des
manifestants. L’un de ces murs s’est bien évidemment dressé dans la rue de toutes les
tensions, à savoir Mohammad Mahmoud. Tentant de repousser ainsi les révolutionnaires, les
forces de l’ordre n’ont fait qu’attiser la colère en lui donnant une opportunité supplémentaire
de nouer un lien indéfectible entre la reterritorialisation de la colère et celle de la rue. Les
street art(iv)istes décident immédiatement d’enfoncer, au moins symboliquement ces murs
urbains censés les empêcher d’accéder à un espace qu’ils estiment leur propriété, ou du
moins l’espace qui réunit leur adversaire. Dès lors, d’énormes fresques en trompe-l’œil se
relayeront sur ces différents murs au cours des mois qui vont suivre. Le premier acte
d’écriture qui a lieu sur le nouveau mur érigé rue Mohammad Mahmoud est celui-ci :
265
Nous pourrions traduire la suite du post de la manière qui suit :
« Graffiti des Ultras sur le mur qui sépare les manifestants de
la police dans la rue Mohammad Mahmoud, place Tahrir.
UWK
Allume un fumigène qui dissipera l’injustice, répandra la
liberté, fera chuter le Régime
UA
La liberté viendra, sûrement
Graffiti In Egypt
J’aime · Commenter · Partager · 9 décembre 2011 »39.
Contrairement à ses habitudes, l’administrateur de la page charge son post de matériaux
riches et de paratexte censés expliciter l’image. Une herméneutique prise en charge par le
graffeur ultra, gestionnaire de la page en personne. Les données sont assez nombreuses et
proviennent d’un langage relativement ésotérique, ce pour quoi il estime certainement devoir
des explications à son lectorat. Il donne, au cours de la première ligne de la légende, des
informations de lieu et d’auctorialité. Il semble que la peinture ait été exécutée par deux
groupes d’Ultras, ce qui suit sous les précisions d’emplacement urbain, qui auraient donc
coopérer en vue d’aboutir à ce résultat. A savoir que les UWK, que nous avons déjà cités,
acronyme de Ultras White Knights, sont le groupe d’ultras le plus important du club cairote
du Zamalek, club royal fondé dans le quartier le plus chic du Caire, alors que les UA, sigle
de Ultras Ahlawy, regroupent la frange la plus passionnée et accessoirement la plus violente
des supporters du Ahly, club populaire du Caire ayant la plus grande assise au niveau des
soutiens quant aux fans de football, aux artistes, aux personnes politiques, journalistes, etc.
Il fait « bon » être ahlawy en Egypte, en premier lieu pour l’excellence du club quant à son
palmarès, le plus fourni en Afrique, et en second lieu pour son histoire fondée sur la
résistance contre la noblesse du temps de la monarchie qui supportait le Zamalek. En
somme, une longue histoire qui séparait ces deux clubs et surtout leurs groupes de
supporters qui avaient une inimitié énorme les uns envers les autres, jusqu’aux débuts de la
révolution de janvier-février 2011. Les Ultras, peu importe leur appartenance de club, se
sont tous associés pour vaincre l’oppression des forces de l’ordre, policière et militaire, avec
lesquelles ils ont toujours développé des rapports de violence souvent exacerbés. Les forces
de l’ordre et les Ultras, en tous genres, préservent, depuis janvier 2011 et les luttes autour de
39
Annexe Graffiti in Egypt, 11.12.09.
266
la Place et son occupation possible le 28 janvier en grande partie grâce aux Ultras, un
sentiment de revanche l’un contre l’autre.
Notons donc que malgré l’adversité qui oppose les UWK et les UA, ces deux groupes ont
réussi à dépasser leur haine pour combattre « main dans la main » contre le Régime.
L’administrateur, dans son « A propos »40, qui se définit comme Ultra ne dit jamais de quel
camp il est depuis la création de la page. Il promeut tous les groupes d’Ultras sans
distinction, ni privilège pour un groupe particulier. Pour ce qui est de ce post, il souligne
donc la polygraphie bi-auctoriale du projet, deux entités s’exprimant comme une seule,
certifiant que la liberté sera atteinte quoi qu’il advienne. Sur ce mur de séparation 41, une
peinture rouge provoque cette barrière matérielle par la référence à un concept abstrait, la
liberté, pour lequel des millions de gens se sont engagés depuis des mois. Et lorsque cette
liberté sera parachevée, toutes les barrières tomberont les unes après les autres.
Dans le cadre de son message linguistique, faisant office de légende à la photographie
proposée, Graffiti in Egypt ajoute, sous forme de relais, des slogans des deux groupes de
supporters. Le premier, concernant les UWK, provient d’un de leurs célèbres chants 42 dans
lequel le fumigène – seul arme disponible pour un supporter, malgré son interdiction dans
les stades – permettra de disséminer la liberté, l’administrateur prolongeant les voyelles
comme dans la chanson. Au cœur de cette chanson, le texte, véritable déclaration d’amour à
l’Egypte, avertit que le « foot est ma vie mais pour mon pays je mourrai ». La vie de ces
supporters pourrait être consacrée au football et à leur club de cœur mais seul le pays mérite
de leur reprendre la vie en cas de nécessité. Une véritable profession de foi martyrologique.
La seconde mention, provenant des UA, reprend le message du graffiti même, à savoir « La
liberté viendra, sûrement ». Ainsi ces deux groupes de supporters, que tout oppose
initialement, ont surpassé les clivages et leurs divisions pour lutter contre le Régime, entité
conçue comme homogène malgré la variété de ses appareils de surveillance, de répression,
etc.
Un détail, si nous pouvons dire ainsi, ne peut échapper à l’attention eu égard à sa prégnance.
Le petit encadré « Graffiti in Egypt », que nous avons mentionné à maintes reprises
auparavant, occupe le coin inférieur gauche de l’image postée. Il impose encore une fois un
40
Voir Annexe (2).
C’est ainsi qu’il est désigné par l’Admin et par tous les partisans de la Révolution.
42
Voici le lien d’une vidéo Youtube du chant dont il s’agit :
« Le soleil de la liberté UWK07 sous-titré », Youtube,
https://www.youtube.com/watch?v=9ppYjNwJwXM, dernière consultation le 12 juillet 2016.
41
267
droit d’auteur sur cette photographie. Et au-delà de ce point purement pratique, il s’associe
au message des deux groupes de supporters en insérant sa griffe sur l’image. Sa légende
notifie que cette peinture est bien l’œuvre des UWK et des UA. Cependant, il vient s’agréger
à eux en souhaitant s’associer, à travers le procédé de réappropriation, au message diffusé :
« La liberté viendra, sûrement ».
Toujours dans la même veine et inspiré du slogan des UA, Graffiti in Egypt publie cette
photographie, le 18 décembre, mêlant plusieurs œuvres et plusieurs graffiti à la fois. De
prime abord, ce qui nous interpelle dans ce post ce sont les chaînes qui se brisent pour
accompagner ce slogan des Ultras Ahlawy. Dans un second temps, une autre œuvre attire
particulièrement notre attention, c’est le nouveau panneau dénommant la rue, celle-ci grâce
au traditionnel panneau vert redésigne la rue : « Rue de la boucherie du Maréchal, rue
Mohammad Mahmoud (anciennement) ». Ainsi un nouveau qualificatif est attribué au
maréchal Tantawi qui serait un boucher et qui aurait fait de la rue Mohammad Mahmoud
une scène de boucherie. Le panneau en serait le témoin grâce à une preuve matérielle, les
traces d’effusion de sang éclaboussant certaines parties de cette peinture. Et malgré cette
nouvelle désignation, la liberté viendra à coup sûr en poursuivant le combat afin de se libérer
des chaînes du Régime.
Mais pour accéder à cette dite-liberté, selon le discours de Graffiti in Egypt, il faudra lutter
afin de détruire ces murs et plus particulièrement celui de la peur. Ainsi des œuvres de
Keizer sont relayées par la page, notamment :
268
La première image est postée le 13 décembre suivie de cette légende : « Alors demain
entendrons-nous ta belle voix ou pas ? »43. Avec cette interjection directement adressée à
son lectorat qu’il désigne d’un tutoiement afin de l’interpeler, de l’interroger et de le
provoquer par là même, l’administrateur tente de s’approprier encore une fois le message
intrinsèque de l’œuvre. Keizer nous propose un mégaphone éclatant d’un scintillement
solaire surplombant un texte calligraphique signifiant « Fais-nous entendre ta voix ». Graffiti
in Egypt modifie donc la modalisation verbale en passant d’un impératif à un interrogatif
puisque nous nous situons à ce moment dans une phase transitoire, plus ou moins calme,
appelée à reprendre l’action dans la rue. Le second tour des législatives aura lieu le
lendemain alors que ces élections ne satisfont absolument pas les révolutionnaires qui
souhaitent d’abord une constitution et un président civil avant de songer à l’assemblée. En
même temps les sit-ins tentent, avec énormément de difficultés, de se stabiliser justement
devant le bâtiment de l’Assemblée. Il s’agit donc selon Keizer, qui publie cette image sur
son Facebook dès le 2 décembre, et selon Graffiti in Egypt – qui reprend cette œuvre à son
compte, grâce à l’ajout de sa patte soulignant l’œuvre au sein de la photographie, dans des
circonstances légèrement modifiées et évoluées – de proposer aux révolutionnaires un
moyen d’expression, non pas de mettre sa voix dans une urne mais de crier publiquement ce
que les manifestants pensent.
Toujours dans cet esprit de contribution d’incitation à l’action, la deuxième image, publiée
quant à elle le 18 décembre sans aucun ajout linguistique, datant du 24 novembre sur la page
de Keizer, met en exergue une montre surplombée d’un « place Tahrir » et envahie d’un
« Maintenant » dans un caractère gras, rouge et plus imposant. La montre ne fonctionne
donc plus, aucun délai ne peut plus être accordé aux révolutionnaires, c’est « maintenant »
43
Annexe Graffiti in Egypt, 11.12.13.
269
ou jamais, sorte d’implicite inductif imposé par l’image. Graffiti in Egypt, en se fondant sur
la communication artistique de Keizer réaménagée selon les besoins de son discours variant
selon une nouvelle temporalité, transmet son désir de voir son lectorat agir et ce
immédiatement, sans plus attendre. La situation ne le permet plus. Entre-temps de nouveaux
morts sont venus s’ajouter au bilan désastreux des mois de novembre et de décembre.
L’avant-veille, trois nouveaux morts, dont le sheikh Emad Effat qui est engagé depuis les
débuts aux côtés des révolutionnaires, et plus de 200 blessés scandalisent les activistes. La
veille, une vidéo commence à circuler sur Youtube révélant le traitement atroce et
inqualifiable qu'une jeune femme, inconsciente, a subi de la part de policiers qui la trainent
au sol et la dévêtissent laissant apparaître son soutien-gorge bleu. Un présentateur la traitera
de « prostitué » parce qu’elle a laissé une partie de son intimité visible à tous et parce qu’elle
a osé manifester, ce qu’il prohibe religieusement. Il se demandera même en plein direct
pourquoi son soutien-gorge était bleu44. A cet égard, le 20 décembre, des femmes
s’amasseront place Tahrir pour manifester contre ce qu’elles ont appelé la « Honte des
hommes Egyptiens »45.
La répression de plus en plus violente, atteignant de nouveaux symboles religieux et
féminins, commence à atteindre ce que nombre d’égyptiens ont de plus chers. Il est donc
désormais question d’une action urgente que Graffiti in Egypt tente de promouvoir en des
temps très troubles et chargés d’une extrême violence.
Une date demeure primordiale au cours de cette période allant de novembre 2011 à fin
janvier 2012. C’est le premier anniversaire du 25 janvier !
Voici le lien d’une des nombreuses vidéos qui ont essaimé à très grande vitesse à l’international :
« Blu Bra protester Beating by Egyptian military police – Orwell version », Youtube, 18 décembre 2011,
https://www.youtube.com/watch?v=ot_wU1iZWqs, dernière consultation le 13 juillet 2016.
Concernant le présentateur, soutien de Moubarak, qui interdit le droit de manifester aux femmes, nous
renvoyons à un article complet de Mona Abaza :
ABAZA Mona, « Intimidation and Resistance : Imagining Gender in Cairene Graffiti », Jadaliyya, 30 juin
2013.
http://www.jadaliyya.com/pages/index/12469/intimidation-and-resistance_imagining-gender-in-ca,
dernière
consultation le 7 juin 2016.
45
BORAÏE Sherif, Wall Talk, graffiti of the egyptian revolution, Zeitouna, Le Caire, 2012, p. 345.
44
270
Parmi les posts célébrant le premier anniversaire du début de la révolution, par ailleurs
appelée la « révolution du 25-janvier », désormais devenu un jour férié et de fête nationale
depuis le 11 janvier 2012 (décision prise par le CSFA afin de tenter de calmer les ardeurs
des révolutionnaires). Puis le 21 janvier les résultats finaux des élections législatives sont
publiés donnant le parti des Frères Musulmans, « La liberté et la justice », vainqueur avec 47
% des suffrages, suivi par le parti salafiste, « La lumière », deuxième qui réunit 24 % des
voix exprimées. La situation déplaît donc fortement aux révolutionnaires, souvent libéraux
et de gauche, qui pour une grande partie avait décidé de boycotter les élections qu’ils
estimaient illégitimes sans constitution. Les circonstances demeurent donc très instables et le
discours de Graffiti in Egypt dévoile, à cette occasion, l’état d’esprit, d’une frange de
révolutionnaires investis dans le processus de renversement d’un régime depuis les débuts.
Nous avons, à cet égard, choisi deux photographies postées le 24 janvier puis le 28 janvier.
La première transmet une version de l’une des œuvres de Ganzeer. Celui-ci s’est notamment
fait connaître et reconnaître grâce à ses imposantes fresques nécrologiques, voire
martyrologiques. Sous un format unique, et un code-couleurs identique, il a multiplié les
hommages aux martyrs de la Révolution. Ici, un exemple bien connu celui du « martyr Seif
Allah Mostafa, 16 ans », texte voisin du portrait. Ganzeer redonne vie, en quelque sorte, et
ravive le visage de chaque martyr pour l’inscrire dans la mémoire collective. Les inscrire sur
les murs des villes et les disséminer sur les murs socionumériques a une fonction
commémorative afin de ne jamais les oublier. Cela devient un acte engagé d’inscription dans
la durée et de devoir de mémoire envers les personnes qui se seraient sacrifiées pour le bien
du public. Donc à la veille du premier anniversaire de célébration du premier soulèvement,
Graffiti in Egypt en fait un événement de commémoration. Les martyrs sont à l’honneur, les
drapeaux sont en berne, l’heure du recueillement a sonné. Le post de l’Admin est complété
271
par cette mention « Gloire aux martyrs…cette nuit est révolutionnaire »46. Cette campagne
« Gloire aux martyrs » perdure encore et toujours, à chaque occasion tous les activistes le
rappellent et en cette nuit de commémoration solennelle, ce que retient Graffiti in Egypt
c’est l’hommage à rendre aux martyrs.
Il ne s’agit pas seulement d’un devoir de mémoire, mais d’un devoir d’action ! Lorsque
l’administrateur poste la seconde image ci-dessus le 28 janvier, l’action est relancée. Le
temps des cérémonies est révolu. Il propose ainsi la photographie d’une œuvre de Hosni,
énormément relayée sur les réseaux ainsi que dans tous les ouvrages recensant les œuvres de
la Révolution, intitulée « J’aimerais être un martyr ». Dans son post, l’Admin rappelle
seulement le lieu, à savoir la place Tahrir avec un émoticône souriant, ainsi que l’exclusivité
de son post, encore une fois le premier média à proposer une photographie de cette œuvre
qui vient d’être produite. Sur l’image nous pouvons lire en jaune doré une phrase qui
annonce la « Gloire aux martyrs » surplombant ce graffiti qui fracasse le mur pour annoncer
l’intention « louable » de Hosni qui dit « J’aimerais être un martyr ». L’artiste n’est pas peu
fier au point d’ajouter dans une police plus petite et en fin de lecture « Et toi t’aimerais être
quoi ? ». Ainsi, il interpelle et exige une réponse de la part d’un « tu », Hosni et Graffiti in
Egypt feraient presque culpabiliser leurs lecteurs de ne pas s’être encore sacrifiés pour la
Révolution. Ils y sont vivement encouragés, la « Révolution continue » et l’occasion de
mourir en martyr se représentera à de nombreuses reprises. La forme interrogative tente
donc d’inciter le public actif à aller jusqu’au bout de sa lutte, à savoir mourir pour rejoindre
le panthéon des nouveaux héros de la « nation », les MARTYRS et l’auréole glorieuse qui
les entoure. Ce qui définit avant tout cette première année de révolution, selon le discours de
Graffiti in Egypt, c’est sa dimension martyrologique.
Une courte parenthèse digressive s’impose pour opérer une transition vers la page Facebook
de Keizer qui se distingue des autres sur un point essentiel, la part féminine très présente et
prégnante dans son œuvre. Pour ce faire, nous citerons une œuvre majeure de nos trois
années de corpus, l’une des créations qui a connu une diffusion très large et qui a été publiée
dans les ouvrages recensant les œuvres de street art de la Révolution égyptienne. Elle paraît,
entre autres, sur Graffiti in Egypt le premier janvier 2012 :
46
Annexe Graffiti in Egypt, 12.01.24.
272
Une figure héroïque en émergera : Samira Ibrahim qui a, comme nombre de ses
concitoyennes, subi les tests de virginité imposés à certaines manifestantes par l’Armée afin
de les dissuader de participer de nouveau à tout type de manifestation contestataire. Cette
pratique humiliante, scandaleuse et abominable a choqué nombre de citoyens et fut pratiquée
pour la première fois en mars 2011 (suite à une manifestation qui a eu lieu le 9 de ce mois
précisément). 17 femmes ont enduré ce test à ce moment pour vérifier qu’elles n’ont pas été
violées ou qu’elles n’ont pas pratiqué la fornication ou l’adultère, tous les deux interdits par
le code des mœurs en Egypte. Selon les sources militaires, ces tests auraient eu pour objectif
de protéger ces « honnêtes citoyennes » pour les laver de tout soupçon puisque certains
médias et certains politiciens les accusaient de manifester pour profiter d’une zone de nondroit et de s’adonner à des pratiques sexuelles débridées et condamnables, qui sont
légalement répréhensibles en Egypte. Les accusateurs étaient principalement des partisans
de l’Ancien Régime et donc de l’Armée. Dans les faits, cette atteinte à la dignité féminine et
donc humaine avait pour seule visée d’intimider ces femmes et par extension les autres
femmens à prendre part à la contestation antimilitaire.
Dans Graffiti Baladi, voici comment les deux auteures décryptent l’œuvre :
« Mur du siège du Conseil des ministres, Le Caire, 1er
décembre 2011, par Ammar Abo Bakr
A droite : « Gratitude et soutien à Samira Ibrahim, fille de la
Haute Egypte »
273
A gauche : « Samira Ibrahim, 25 ans. Elle a été déshabillée de
force pour subir un test de virginité devant les soldats de
l’armée ; elle refusa de voir sa fierté brisée et porta plainte.
Aucune marque d’intérêt, aucun public, aucun média…C’est
comme parler à un mur !
Aliaa al-Mahdi, 20 ans. Elle se déshabilla et dévoila son corps
de son plein gré. Les médias et le public la suivent de près :
environ trois millions de personnes ont vu sa photo, pas moins
de 50 articles et de nombreuses émissions TV. »
Ce graffiti met Aliaa al-Mahdi et Samira Ibrahim sur le même
plan : deux façons de se révolter pour une même cause, celle
de la condition féminine en Egypte. »47
Cette production artistique donne corps au sexe féminin et en particulier à une héroïne de la
Révolution selon l’artiste et toutes les communautés socionumériques activistes et street
artivistes. Le corps de la femme, malgré ce qu’il a enduré, doit gagner en visibilité. Une
prise de position d’un artiste, relayé donc dans le discours notamment de Graffiti in Egypt,
deux semaines après l’interdiction, prononcée par une cour de justice, des tests de virginité
pratiqués par l’Armée. Ainsi, le corps « compte » désormais comme le dit Judith Butler en
faisant référence à la « matérialité du sexe »48. Toutefois, une longue lutte reste à mener
dans la société égyptienne rongée par le harcèlement sexuel et les viols, dont la
responsabilité est souvent attribuée à la femme qui aurait éveillé les pulsions masculines.
D’autant plus que les viols et agressions en tous genres sont souvent encouragés à se murer
dans le silence le plus total, même au sein des familles des victimes, de peur de se trouver au
cœur d’un scandale public et de déshonorer la réputation familiale. Si le langage peut
blesser, selon Judith Butler49, en d’autres circonstances, comme la publication de cette
œuvre, il peut tenter de panser tant bien que mal les plaies de victimes, complètement
dénigrées par les autorités. Ce type de publication tente de leur redonner un minimum de
reconnaissance sociale et leur offrir enfin le statut de victime, qui à partir de là peut
commencer à envisager une reconstruction psychologique. L’acte de les afficher sur les
47
Crédit à Lisa Klemenz et Leslie Villiaume pour la traduction.
KLEMENZ Lisa et VILLIAUME Leslie, Graffiti baladi. Street art et Révolution en Egypte, Ominiscience,
Montreuil, 2014, p. 69.
48
BUTLER Judith, Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du « sexe », Editions
Amsterdam, Paris, 2009.
49
BUTLER Judith, Le pouvoir des mots, Discours de haine et politique du performatif, Editions Amsterdam,
Paris, 2004
274
murs urbains et socionumériques tente de leur proposer du soutien tout d’abord, mais surtout
de les consacrer comme « héroïne » de la Révolution au même titre que d’autres héros, sans
distinction de genre.
III.
Keizer, la Femme au front.
Nous nous contenterons dans ce chapitre d’aborder les questions de genre, que nous
définirons en suivant le propos de Joan W. Scott50, chez Keizer puisque cette préoccupation
est particulièrement présente chez cet artiste et deuxièmement parce que nous avons déjà
cité certaines de ces œuvres au cours de cette période dans d’autres portions de notre corpus.
La question de la place de la femme dans la société égyptienne n’est pas forcément
appréhendée de manière prioritaire dans notre corpus. Cela dit, Keizer, en quelque sorte
avant-gardiste sur ce point précis, traite cette question de manière latente tout au long de
notre période d’analyse. Il propose des figures féminines ayant un pouvoir de contestation,
une dimension subversive, une force révolutionnaire au même titre que l’homme. Dans les
œuvres faisant office d’avertissement pour les autorités, afin de renforcer le côté menaçant
de son discours, très souvent il opte pour une figure féminine. Jouant, d’une manière
ironique voire satirique, sur les supposés antagonismes opposant la femme, douce et
inoffensive, et des outils de violence, même symbolique, censée être un attribut masculin
dans cette société sexiste, il joint ces deux parts afin de provoquer toutes celles et ceux qui
auraient un point de vue conservateur sur le rôle de la femme au moins dans la Révolution.
Dans un pays, où sur les plateaux de télévision de tous bords politiques et religieux, est
souvent discutée la légitimité des femmes à manifester et à contribuer au processus
révolutionnaire et donc à être membres à part entière du public politique. Keizer joue la carte
de la provocation frontale en donnant le pouvoir à la femme dans ses œuvres afin de lui
« Joan W. Scott avait proposé dès 1986 sa propre définition – bien plus ambitieuse : « Le genre est un
élément constitutif des rapports sociaux fondé sur des différences perçues entre les sexes, et le genre est une
façon première de signifier des rapports de pouvoir » »,
In BUTLER Judith, FASSIN Eric et SCOTT Joan Wallach, « Pour ne pas en finir avec le « genre »... Table
ronde », Sociétés & Représentations 2007/2 (n° 24), p. 286.
50
275
restituer la part première de son humanité, à savoir avoir des droits pour lesquels elle se doit
de combattre.
A titre seulement indicatif, avant de revenir à la période traitée, nous proposons un petit
aperçu sur la position de la femme chez Keizer, trois œuvres parues le 6 septembre 2011 lors
de la création de sa page peuvent, dans une certaine mesure, résumer son engagement.
Pour revenir à notre période étudiée au cours de ce chapitre, Keizer propose le 27 novembre,
peu de temps après les événements de Mohammad Mahmoud, le résultat d’une collaboration
avec Mélanie Cervantes.
Keizer signe cette œuvre, comme à son habitude de graffeur, et propose une figure féminine
en légère contre-plongée, dominant ainsi le spectateur. Cette femme, même voilée, lève le
276
poing droit et semble crier le court texte qui la surplombe : « Aie peur de nous
gouvernement !! » Les deux points d’exclamation consolident l’impératif du message
linguistique et renforcent par là même l’injonction communiquée par le visuel aussi bien que
le linguistique. Cette figure féminine domine, malgré sa position sociale subalterne et même
le port d’un voile. Selon Keizer, même si elle est aliénée ou bien en position de dominée,
elle dispose d’un pouvoir de contestation, d’objection voire de réclamation. Elle réclame et
avertit ainsi le gouvernement que même elle, supposée être le citoyen le plus faible et le plus
démuni, ne laissera en aucun cas ses droits être bafoués par celui-ci. Prenant des traits
agressifs, néanmoins douce grâce aux lignes de son visage, et auréolée par l’artiste, cette
femme-symbole ira au front sans crainte ni peur, bien au contraire, c’est elle qui est en
position de faire peur au gouvernement en dépit de sa force de frappe armée.
Le 20 janvier, à quelques encablures du premier anniversaire du début de la Révolution,
Keizer, ou plutôt son administrateur51, poste une série de ses œuvres dont les deux cidessous :
Concernant la première image, celle de gauche, Keizer, sans la citer nommément, reprend
une célèbre illustration d’une des figures majeures des Black Panthers et du black feminism,
Angela Davis52. Quelques mois plus tôt en 2011, un célèbre street artiste Shepard Fairey, qui
Une tierce personne non-identifiée s’occupe de gérer sa page Facebook ainsi que sa communication
socionumérique de manière générale. Il nous en a informés lors de l’entretien sans désirer communiquer
l’identité de cette personne en question. Voir Annexe (5).
52
« Angela Davis est née en 1944 en Alabama. Grande figure du mouvement Noir américain, militante
révolutionnaire, elle comprend très vite que seule l’unité des mouvements sociaux et politiques entre Blancs et
51
277
s’est fait connaître sous le pseudonyme de Obey, proposait pour une exposition l’affiche cidessous :
Ce type de référence mythographique ne fait pas forcément sens pour des communautés
d’action égyptiennes. Néanmoins, Keizer décide d’employer ce pochoir à de nombreuses
reprises au cours de l’étendue de notre corpus. Ce qui est encore plus saisissant c’est que la
citation d’une célèbre figure de la lutte pour l’égalité et les libertés est associée à un texte
englobant le visage d’Angela Davis : « Si vous ne nous laissez pas rêver / nous vous
empêcherons de dormir ». Cette phrase, de tradition révolutionnaire, était notamment
scandée en Espagne à cette même période par le mouvement des Indignés. Keizer s’inscrit
ainsi dans une certaine tradition de lutte pour les droits des plus démunis. Et pour ce faire, il
opte pour une figure iconique et symbolique féminine et féministe à savoir Angela Davis.
Cette fois-ci c’est une femme qui prend la parole pour s’exprimer au nom du « Nous », un
public politique exigeant de recouvrer ses droits les plus fondamentaux. Si nous revenons
quelque peu au poste précédent intégrant le message linguistique « Aie peur de NOUS
gouvernement », nous constatons donc l’emploi du pronom personnel « Nous ».
L’émergence d’un public, au sens de John Dewey, étant tributaire de l’apparition et de
l’usage de ce pronom, force est de constater que Keizer use de figures féminines qui
Noirs, hommes et femmes permettra de combattre la classe dirigeante. Condamnée à mort en 1972, elle sera
libérée à la suite d’un très fort mouvement de mobilisation international. »
DAVIS Angela, Femmes, race et classe, Des Femmes, Paris, 2007, quatrième de couverture.
278
s’exprimeraient au nom du public. Elles seraient les porte-paroles du public, et non plus
seulement des femmes qui se positionnent uniquement en tant que telle afin de lutter pour
une cause en particulier, celle des femmes. Plus largement, ces femmes acquièrent le droit,
sous le pinceau et les bombes de Keizer, de s’exprimer en tant que citoyenne, et non
uniquement en tant que femmes ! La femme est donc promue au rang d’être à part entière,
égale à l’homme voire supérieure, dans le discours de Keizer. L’étendard du public politique
peut également être dessiné par des traits féminins.
De plus, auprès de ce type de communauté d’action, l’usage artistique de figures féminines
apporte une dimension de provocation supplémentaire. Les œuvres deviennent plus
remarquables et susceptibles d’atteindre l’attention explicite du spectateur, le passant urbain
et le webnaute socionumérique confondus, par leur caractère exceptionnel.
« Il est à remarquer que la différence sexuelle est souvent
invoquée comme une question de différences matérielles. La
différence sexuelle n’est pourtant jamais simplement le résultat
de différences matérielles qui ne soient pas de quelque façon à la
fois marquées et formées par des pratiques discursives. »53
Judith Butler souligne ainsi, à juste titre, les enjeux de la différenciation selon le sexe. Et
dans une telle société sexiste, le fait de se débarrasser discursivement de la distinction
homme/femme attire nécessairement l’attention. Keizer réussit au moins à marquer les
esprits par la simple citation d’une figure féminine/résistance voire l’insinuation à une
probable violence. L’emploi de supposées antithèses fondées sur une « nature genrée » est
combattue par Keizer afin d’éliminer cette figure de rhétorique. L’artiste sort du schéma
discursif faisant de la femme un être « par nature » non-violent et en fait une figure
essentiellement et fondamentalement résistante et prête à faire usage de son corps pour lutter
et exprimer ses désidératas.
La seconde image, disposée ci-dessus sur la droite, présente un visage visiblement féminin
auquel est associée l’expression suivante : « Ma colère est vraiment mauvaise ». Son visage
étant tout sauf colérique, regard dirigé vers le sol, plutôt réservé voire calme et apaisé, ce
visage serait ainsi prêt à entrer en ébullition et serait capable d’exprimer une colère
excessive. Comme dans toutes les œuvres qui ont précédé, ces figures féminines émettent un
avertissement aux autorités. Une sorte de promissif engageant à une action à venir, celle de
résister par tous les moyens. Au mur, Keizer avait ajouté un élément contextuel primordial :
53
BUTLER Judith, Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du « sexe », Editions
Amsterdam, Paris, 2009, p. 15.
279
le logo « 25 janvier » suivi de la mention « On descend », au sens nous manifesterons le 25
janvier 2012. Cette campagne avait été lancée pour contrecarrer les plans du CSFA, qui avait
pour objectif d’en faire un moment de célébration. Les révolutionnaires, quant à eux,
désiraient en faire une date de manifestation majeure tout comme l’année précédente
puisque les objectifs émis à cette date n’ont pas été atteints, par voie de conséquence, le
discours qui prime lors de cette période est : « La Révolution continue ». L’engagement à
descendre, à perpétuer cette lutte jusqu’au bout, est ici exprimé par des actes d’avertissement
émis par des femmes capables, contrairement à tout préjugé, de devenir foncièrement
violente. La latence de la violence n’en fait pas un néant au contraire elle est présente et
prête à être déployée. Le pouvoir doit ainsi avoir peur de ce public dont les membres
supposés les plus fragiles sont prêts à agir jusqu’à l’empêcher même de fermer l’œil. Le
CSFA est prévenu, il devra être sur ses gardes à chaque instant.
IV.
MadGraffitiWeek « jusqu’à la chute du Régime »54.
Le 13 janvier, à l’initiative d’un collectif de street artistes dont fait partie notamment
Ganzeer, est lancée la semaine du « graffiti agressif ». Cependant, celle-ci est destinée à
perdurer jusqu’à la « chute du Régime ». Cette « semaine » sera donc prolongée et est en
cours encore à l’été 2016 même avec une activité diminuée. Pour la durée concernée, peu de
publications sont à dénombrer au vu de la date relativement tardive du lancement de la page.
Nous nous focaliserons sur quelques posts qui permettent d’identifier la ligne éditoriale de la
page, tous publiés le 22 et le 23 janvier, tout juste au moment où des activistes ont organisé
depuis le 20 janvier, « le rêve du martyr » qui consiste en un sit-in supposé durer jusqu’au
25.55
54
Voir Annexe (4) : « A propos » de MadGraffitiWeek.
CEDEJ, « Chronologie de trois années de révolution » in Egypte en Révolution(s), Février
2014, https://egrev.hypotheses.org/1092, dernière consultation premier juin 2016.
55
280
L’une des premières photographies postées sur le mur met en lien une partie du visage de
Khaled Saïd, désigné comme « LE martyr »56. Celui-ci fixe le spectateur droit dans les yeux
et se trouve accompagné d’un message linguistique injonctif : « Descend parce que le martyr
te voit ». Khaled Saïd, au visage connu de tous, est l’emblème, le symbole par excellence
puisque par convention il représente, visiblement pour MadGraffitiWeek, le martyr de cette
Révolution. L’article défini employé démontre que cette victime est considérée comme le
parfait représentant du martyr du régime égyptien de ces dernières années. Mais ce martyr
agit en « voyant » ou plutôt en « regardant » ou en « épiant » le spectateur qui doit
descendre, au sens d’aller manifester, puisque s’il ne le fait pas le regard de Khaled Saïd le
condamnera au malaise relatif à une culpabilité générée par un sentiment de lâcheté vis-à-vis
de celui qui s’est sacrifié et qui attend, ou plus précisément réclame, une contrepartie qui lui
serait due. Le sang du martyr coulerait toujours puisque il a été inscrit en rouge renforçant
probablement ce sentiment de culpabilité. Il faut donc descendre dans la rue le 25 janvier
afin de recouvrer les droits de celui-ci et se laver les mains de tout soupçon. Le discours de
la page semble donc plus ou moins frontal et agressif, aucune précaution ou pincette ne sera
employée pour s’adresser à une future communauté d’initiés qui a l’habitude de ce type de
rhétorique.
56
C’est nous qui soulignons.
281
Le même jour est postée sur le mur socionumérique cette photographie d’un collage formant
une syntaxe entre deux images, répétées à deux reprises. Disposant en parallèle le dessin du
porte-parole du CSFA, Mohsen Al-Fangary, qui a le 11 février prononcé en direct face aux
caméras de la télévision nationale égyptienne que le CSFA prenait le pouvoir provisoirement
en attendant de le remettre dans les mains d’un président civil élu démocratiquement. Il
témoigne lors de ce communiqué tout d’abord d’une certaine affection de la part du CSFA
au président déchu Mohammad Hosni Moubarak en rappelant que celui-ci a beaucoup fait
pour l’Egypte durant sa carrière militaire et politique. En fin de discours, dans une mise en
scène dramatique, émouvant aux larmes une large proportion de la population égyptienne
qui ne s’y attendait pas, faisant sens dans un moment aussi prégnant de l’histoire
contemporaine égyptienne, il s’arrête net lève le bras droit puis le positionne au niveau de sa
tempe pour exécuter un salut militaire après avoir prononcé ces quelques paroles : « En
hommage aux martyrs »57.
57
Nous vous renvoyons vers ce lien Youtube de la chaîne nommée « NowFreeEgypt » qui résume la
déclaration avec fierté le communiqué en question comme un acte de « libération du peuple égyptien »
https://www.youtube.com/watch?v=gRRQwAm0lI0, dernière consultation le 19 juillet 2016.
282
L’artiste, auteur du collage ci-dessus, reprend cette pose afin de la détourner, une année plus
tard après avoir constaté les dérives du pouvoir toujours militaire aux mains du CSFA, en y
ajoutant l’affiche d’un « martyr » faisant face au porte-parole du CSFA qui, en faisant le
salut en hommage à ces « martyrs », lui tire une balle au niveau du front et lui fait exploser
la cervelle. En-dessous des deux images un message linguistique à valeur d’ancrage vient
préciser que c’est bien un « Hommage aux martyrs ». Seulement cet acte, inattendu au
moment où il a été accompli par le représentant du CSFA, se transforme en geste sournois
où, sans regarder de face le « martyr », l’Armée fusille à bout portant le révolutionnaire tout
en maintenant ce discours de respect et d’office rituel, quasi-religieux, déclarant être dévoué
à la cause des « martyrs » qui tombent régulièrement. Or, c’est bien l’Armée ou les décisions
de celle-ci qui fait autant de victimes. L’Armée met donc régulièrement en place des
cérémonies afin de confirmer son dévouement à la cause martyrologique en la poignardant
dans le dos en même temps.
Un détail supplémentaire semble prendre une certaine importance lorsque nous nous
concentrons sur la photographie, choisie par la page MadGraffitiWeek, et l’angle adoptée
plus particulièrement. Le collage paraît circonscrit dans un espace exigu, une petite ruelle
sombre qui n’a pas l’air d’être très fréquentée. Et au bout de cette ruelle le soleil éclaire le
283
reste de la ville. Dans les faits, la page tient le discours suivant : le destin des martyrs se joue
dans une allée sombre, cachée n’ayant aucune visibilité, le seul homme que nous apercevons
sur la photographie tourne le dos à l’affichage en question. Les martyrs seraient donc
exécutés en silence, dans l’indifférence la plus totale du public, qui ne pourrait dans ce cas
se réclamer justement de ce statut de public politique actif. Ainsi MadGraffitiWeek tente
d’attirer ou de tourner la lumière vers cette catastrophe qui se jouerait tous les jours sans
attirer l’intérêt de quiconque.
Une raison supplémentaire, selon MadGraffitiWeek, pour participer aux manifestations
contestataires, et non festives, du 25 janvier est exprimée par le post qui suit :
Ce pochoir de Zeftawy58, seule précision apportée par le post, est composé sous forme de
titre de journal. Il reprend la police, les caractères et le logo de Al-Ahram, et détourne le tout
sur les murs du Caire et certains murs socionumériques pour titrer une information de
première importance : « Le peuple n’a pas fait chuter le Régime ». La part active, critère
premier dans la définition pragmatiste deweyienne du public politique, disparaît
soudainement, voire elle est reniée dans la titraille pochoirisée de Zeftawy qui dénigre ainsi
tout simplement la Révolution. Mais cet acte de langage est produit dans un but très précis,
celui de la mener à bien, et faire chuter le Régime prochainement. Trois jours plus tard, il
faudra descendre dans les rues et les grandes places égyptiennes afin de modifier cette
couverture prévisionnelle. La pré-impression de la Une doit être modifiée par le public qui
doit, pour ce faire, remobiliser la dimension active de son engagement. De cette manière, et
seulement de celle-ci, le public fera chuter le Régime et non seulement le Roi, renversé,
58
Signifiant littéralement « merdique ».
284
mais le système politique avait survécu à la tornade du début 2011. Par un acte de
provocation Zeftawy, et surtout MadGraffitiWeek qui relaye en reprenant totalement à son
compte l’esprit de l’œuvre, tente de faire réagir, ou agir celles et ceux qui n’ont pas encore
participé à la Révolution, afin de parvenir à faire enfin chuter le Régime en question, dont
Al-Ahram est le principal outil de communication et de propagande.
Afin de perpétuer cette rhétorique provocatrice et inciter encore plus à l’action,
MadGraffitiWeek publie le 23 janvier l’image ci-dessous :
Sous forme d’affiche publicitaire promouvant un tout « nouveau » produit, est proposé aux
membres de la page ce collage présentant le dernier produit du Conseil Suprême des Forces
Armées appelé le « MASQUE DE LA LIBERTE » présentant une version iconographique
du citoyen désormais « libre ». Celui-ci y gagne de petites ailes mais perd la vue et la parole,
à travers des objets matériels contraignants l’empêchant donc de voir ou de parler. Grâce à
une insertion à la photographie postée sur la page, nous pouvons comprendre que le collage,
ou un pochoir à imprimer chez soi afin de le reproduire dans les rues, philosophie principale
de la page et de la communauté nouvellement constituée autour de cette pratique, est la
propriété des artistes/auteurs de la page qui souhaitent faire circuler leur production à
quiconque veut bien diffuser le plus largement possible ces actes de langage sur des murs
urbains aussi bien que des murs socionumériques.
285
Conclusion chapitre 3.
Nous avons vérifié, dans le cadre de ce chapitre, divers éléments constitutifs de la définition
d’un public politique selon John Dewey, à savoir :
- La revendication de mettre un terme à la censure,
- La permanence du public est en suspend compte-tenu de la « maintenance »
toujours compliquée, la remise en question est donc perpétuelle jusque-là.
Chaque page dans son style – agressif, grand-public, essentiellement esthétique – tente
d’apporter sa pierre à l’édifice activiste ou street artiviste afin de parvenir à un activisme
contribuant, par sa performativité, à la constitution d’un ou de publics variés.
La culture victimaire crée une nouvelle mythographie fondée sur l’héroïsation des éborgnés
de la rue Mohammad Mahmoud, désormais érigée en « sanctuaire d’écritures », consacrée
comme nouveau médium à la disposition des nouveaux héros de l’expérience esthétique
révolutionnaire en cours.
Une réelle lutte pour l’espace urbain, essentiellement politique et lieu de pouvoir par nature,
s’engage entre les révolutionnaires, qui font de la rue Mohammad Mahmoud leur autel
destiné à commémorer leurs victimes, et les autorités.
286
Chapitre 5 : La mythographie martyrologique au service
de la « maintenance » du public.
« Le sens de la vie c’est
que tu donnes à la vie un sens »,
Keizer.
Nous avons placé le curseur transitif entre les chapitres trois et quatre à la date du premier
février, comme nous l’avons précisé précédemment, par rapport à la survenue d’un
événement tragique et à dimension fortement disruptive dans l’histoire contemporaine
égyptienne. Un drame, qui distribue des avants et des après, qui scinde les perceptions du
public, des autorités, des révolutionnaires, en des logiques de raisonnement complètement
chamboulées par l’événement même. La manière de penser de chaque acteur est grandement
influencée par cette tragédie. Le soir du 1er février, une rencontre de football opposant le
club du Masry à celui du Ahly à Port Saïd se termine dans le chaos le plus total lorsque des
supporters envahissent le terrain, dans la seconde qui suit le coup de sifflet final, et s’en
prennent aux supporters du club adverse. Les supporters du Ahly dénombrent 74 morts
parmi eux en fin de soirée. Des armes blanches, des matraques, battes et objets en tout genre
ont pu s’introduire dans le stade malgré la sécurité supposée renforcée. Les services de
sécurité, militaire et policier, présents ont assisté, impassibles, au massacre des supporters du
Ahly par certains prétendus supporters du Masry, alors que leur club venait de remporter le
match face à l’équipe la plus forte du football égyptien et africain. Les caméras de télévision
enregistrent ces moments extrêmement douloureux pour le public égyptien, tout juste une
année après la « bataille des chameaux » place Tahrir. Les images1 dénotent la facilité
Nous renvoyons vers plusieurs vidéos toujours en ligne sur Youtube, dont l’une, qui fera l’objet de
nombreuses parodies, est l’enregistrement d’un extrait de l’émission « Le foot de l’Egypte », présentée par
Ahmad Shobeir ancienne gloire du football égyptien et du Ahly, gardien le plus célèbre de l’histoire du football
local et africain, il découvre les images écroulé dans un flot de larmes, s’accapare la parole devant ses invités
en larmes également, et crie son désarroi dans une voix très aigüe que le grand-public ne lui connaissait
pas jusque-là :
https://www.youtube.com/watch?v=CGtWUgRhN-Y, dernière consultation le 21 juillet 2016.
Notamment, un extrait plus long regroupant la toute fin de la rencontre et les neuf très longues minutes qui
suivent :
https://www.youtube.com/watch?v=18jb5405rG8, dernière consultation le 21 juillet 2016.
1
287
déconcertante avec laquelle des membres d’une tribune, censée être dédiée aux supporters
du Masry, peuvent traverser le terrain afin d’atteindre l’extrême opposée du stade et s’en
prendre aux supporters du Ahly. Le bilan de 74 morts2, plus des centaines de blessés, tous du
côté du public ahlawy, est sans précédent dans l’histoire du football égyptien. Le problème
principal est que ces deux clubs et leurs Ultras n’ont jamais connu ou développé une inimitié
ou adversité quelconque auparavant. Le drame n’étant pas la conséquence d’un accident,
infrastructurel ou d’éléments météorologiques par exemple, de nombreuses questions restent
en suspens. Une incompréhension totale règne parmi les non-initiés à certains épisodes très
spécifiques de la Révolution ou au football. Dans les jours suivants, nombreux sont ceux qui
tiendront le CSFA pour responsable de ce drame, qui n’a rien d’accidentel mais qui est bien
intentionnel, peut-être même prémédité. Le CSFA et le ministère de l’Intérieur seront ainsi
tous deux accusés de vouloir faire étalage de leur pouvoir et de prouver que l’Ancien
Régime n’est pas si ancien que cela. Les Ultras du Ahly, jouissant de la plus grande assise
populaire et du plus grand soutien en termes quantitatifs en Egypte, s’associent à ceux du
Zamalek pour de nombreuses actions depuis les débuts de la Révolution, soutenus par de
nombreux activistes, chanteurs, principalement de rap et street artistes communiquant ainsi
leur haine envers le CSFA. Ce dernier se serait vengé des UA par ce geste de passivité. Les
Ultras ont très largement contribué au « succès » du soulèvement du début 20113 en
remportant la bataille de la Place puis ont maintenu sa sécurité sur les marges. Ils ont
également marqué de leur présence les événements de Mohammad Mahmoud, fin 2011.
Leur expérience de la confrontation physique et leur propension à la violence avec les
services de sécurité a été utile lors de divers épisodes du processus révolutionnaire mais leur
a joué un bien mauvais tour en février 2012.
Ou encore cet extrait de l’émission « Le stade du Ahly » diffusée par la chaîne du club, Ahly TV, juste après le
surgissement de l’événement, se mettant en deuil grâce à l’emploi d’un bandeau noir et tentant de décortiquer
les images du drame :
https://www.youtube.com/watch?v=Xt-DxmER2EI, dernière consultation le 21 juillet 2016.
2
77 morts selon les Ultras Ahlawy.
BORAÏE Sherif, Wall Talk, graffiti of the egyptian revolution, Zeitouna, Le Caire, 2012, p. 439.
Et 1000 blessés selon HAMDY Basma, DON KARL (aka Stone), Walls of Freedom, From Here to Fame
publishing, Berlin, 2014, p. 132.
3
Nous recommandons à ce sujet la lecture d’un vibrant compte-rendu des célèbres faits d’armes des différents
groupes d’Ultras depuis 2005 : BESHEER Mohamed Gamal, The Ultras Book, Dar Al Diwan, Cairo, 2011.
Une note de lecture est présentée sur Jadaliyya, en partenariat avec Al-Ahram online, par Mahmoud AlWardani, « The Ultras and the Egyptian Revolution », 25 décembre 2011.
http://www.jadaliyya.com/pages/index/3759/the-ultras-and-the-egyptian-revolution, dernière consultation le 21
juillet 2016.
288
D’ailleurs avant même le démarrage du mouvement de contestation en janvier 2011, les
Ultras avaient promis, par l’intermédiaire des réseaux socionumériques et plus
particulièrement Youtube, qu’ils allaient s’engager et protéger les manifestants des violences
policières :
« Three days before the revolution kicked off, unknown Ultras
uploaded a video on Youtube reassuring people not to be afraid
of joining the demonstrations and that the Ultras would be at
Tahrir Square and in the streets ready to protect the protesters
against the police and security forces. »
« The Ultras are very well-organized groups that spread their
culture through the Internet, songs, and graffiti. Their graffiti
artists work in disciplined teams; nothing is painted or written
on a wall without prior discussion and approval by their
leaders. »4
Qui plus est, le 27 janvier, soit quatre jours avant le « massacre » de Port Saïd, lors d’une
rencontre du club du Ahly, les Ultras Ahlawy chantent pendant toute la durée du match : « A
bas, à bas le régime militaire ! ». La vidéo de cette déclaration à l’encontre de l’institution
militaire rencontre un vif succès sur les réseaux socionumériques et circulent énormément5.
Tous les partisans de l’Armée en veulent particulièrement à cette frange très active que sont
les Ultras6. Rappelons les quelques paroles, citées dans le chapitre précédent, d’un chant des
Ultras du Zamalek, les UWK, « le foot est ma vie mais pour mon pays je mourrai », dénotant
de leur passion pour la politique, non forcément politicienne mais au sens large du terme, et
leur « amour » pour le bien-être du pays bafoué, selon eux, par l’Armée, l’Etat policier, et la
corruption générale qui prend, entre autres, place au sein des directions des clubs de football
égyptien. La haine opposant le pouvoir militaire et les groupes d’Ultras a donc toujours été
particulièrement virulente mais s’est exacerbée encore plus après le 28 janvier 2011. Ce
jour-là, les Ultras, parmi d’autres forces vives, sont parvenus à repousser les assauts des
4
GRÖNDAHL Mia, Revolution graffiti, street art of the new Egypt, The American Univeristy in Cairo Press,
Cairo/New York, 2012, p. 92.
5
BORAÏE Sherif, Wall Talk, graffiti of the egyptian revolution, Zeitouna, Le Caire, 2012, p. 391.
6
A titre indicatif, tous les matches « sont des occasions privilégiées de ridiculiser les policiers en leur rappelant
leur défaite du 28 janvier par des chants déjà cultes : « Corbeau stupide/T’étais nul en classe/T’as eu 10 sur 20
en payant un pot-de-vin/Mais t’as quand même pu t’offrir les meilleures facs/Pourquoi tu niches dans ma
vie ?/Juste pour me la pourrir/On n’oublie pas Tahrir, fils de pute. » »
CHASTAING Jacques, « Egypte : grèves de masse, espace public oppositionnel et insurrection des
consciences » in Variations, Revue internationale de théorie critique, « Tahrir is here ! Retour des espaces
publics oppositionnels », n°16, 2011-2012.
http://variations.revues.org/118, dernière consultation le 21 novembre 2016.
289
forces de l’ordre hors de la place Tahrir, maintenant ainsi l’ordre et la paix sur la Place. Sur
ordre du ministère de l’Intérieur, la police s’est totalement retirée de la ville ce soir-là après
la mise en place du couvre-feu. Cet acte est encore aujourd’hui vécu comme une humiliation
pour l’intégralité de ce corps professionnel. D’après Basma Hamdy et Don Karl, auteurs de
Walls of Freedom7, le « massacre de Port Saïd » a été recherché voire provoqué par les
autorités en n’opérant aucun contrôle habituel à l’entrée du stade, en laissant les « voyous du
régime » accéder à l’enceinte, en regardant totalement passif et impassible ce qui se
produisait, en bloquant les issues de secours. Il faut enfin noter qu’aucun officiel n’a assisté
à ce match, fait d’après les auteurs extrêmement rare pour ce type de rencontre sportive
importante. Un piège ou un véritable traquenard aurait été tendu aux supporters du Ahly afin
d’étancher la soif de vengeance du Régime qui n’aurait donc pas oublié la résistance des
ultras tout au long des péripéties de la Révolution.
Ajoutons à cela, que durant les quelques jours qui ont suivi, voire dès le premier soir où
30 000 personnes se sont amassées devant la gare du Caire pour accueillir les blessés
revenant de Port Saïd8, des manifestations prennent cours dans les grandes villes
égyptiennes. Certaines tournent à des affrontements particulièrement violents avec les forces
de l’ordre. Cela donne naissance, dans la désormais fameuse rue qui cristallise tous les
clivages, à la « deuxième bataille de Mohammad Mahmoud »9 incluant son lot habituel de
morts, ou de nouveaux « martyrs » pour les révolutionnaires. Pendant quelques jours les
forces de l’ordre, défendant toujours le Ministère de l’Intérieur, font face aux
révolutionnaires venus exiger que justice soit rendue aux « martyrs ».
I.
Nous sommes tous Khaled Saïd, « il était une fois un
supporter… ».
Un récit complet et détaillé du « massacre de Port Saïd » se trouve à la page 132 de l’ouvrage :
HAMDY Basma, DON KARL (aka Stone), Walls of Freedom, From Here to Fame publishing, Berlin, 2014.
8
BORAÏE Sherif, Wall Talk, graffiti of the egyptian revolution, Zeitouna, Le Caire, 2012, p. 439.
9
HAMDY Basma, DON KARL (aka Stone), Walls of Freedom, From Here to Fame publishing, Berlin, 2014,
p. 132.
7
290
Un point essentiel, déjà évoqué mais d’une prégnance fondatrice à ce moment, est à
souligner : la page Nous sommes tous Khaled Saïd s’apparente à un médium activiste grandpublic axé sur de l’information générale et politique. Ce média ne porte, a priori, pas un
intérêt particulier au monde du football ou l’univers « violent » des Ultras. Pourtant, c’est
cette même page qui, durant les préparatifs du 25 janvier 2011, a sollicité les Ultras, en leur
demandant une aide logistique compte tenu de leur savoir-faire dans les affrontements de rue
avec les services de sécurité et plus particulièrement les forces anti-émeute. Un certain lien
s’est donc noué au cours de l’année qui a précédé entre les Ultras et nombre d’activistes, en
ligne ou pas. Wael Ghonim peut donc développer, au nom de tous les Khaled Saïd, un
sentiment de proximité avec les Ultras pour leur relative similarité quant à leurs visées
finales. Un autre facteur vient s’ajouter pour justifier le fait de communiquer sur les Ultras :
l’ampleur de la catastrophe inscrit a fortiori l’événement dans l’information générale et
politique. Et comme à chaque moment de tensions particulièrement prononcées, l’Admin de
la page Nous sommes tous Khaled Saïd n’opte pas pour le street art comme premier mode
d’expression pour informer ou militer auprès de sa communauté socionumérique. Quelques
posts ont, néanmoins, été entrepris en citant des inscriptions murales. Une en particulier aura
connu deux occurrences sur la page.
C’est seulement le 6 février, soit cinq jours après le « massacre de Port Saïd », ainsi
renommé par les UA – premières cibles et victimes de cet événement – que l’Admin publie
cette photographie de deuil. Une inscription, sous forme de tag, accompagnée de deux
bandes noires comme le veut la norme en situation de deuil national, que nous pouvons
traduire ainsi : « Une fois un supporter est allé assister à un match, il est MORT ». L’unité
linguistique en question a été scindée en deux parties bien distinctes. La première en rouge
décrit la banalité du début d’un récit sur le point d’être conté. Rien de plus ordinaire qu'un
291
supporter qui va assister à une rencontre sportive. Cela dit il n’en revient pas : ce fait extraordinaire est signifié par l’agrandissement de la taille de la police et modification de la
couleur. Une rupture saisissante, comportant quasiment une disjonction contre-intuitive
entre les deux entités formant la phrase, met fin à un récit n’ayant même pas eu le temps et
l’espace de démarrer. Une chute soudaine, logographique et métaphorique à la fois, cherche
à saisir le regard du spectateur et lecteur de Nous sommes tous Khaled Saïd. Une
anacoluthe10 chargée de rappeler le choc qu’a causé le « massacre de Port Saïd ». Cette
publication est accompagnée du texte suivant :
« Pouvons-nous nous concentrer sur nos revendications
principales qui sont l’accélération des sanctions envers ceux
qui tuent nos frères, puis la proposition de revoir
l’infrastructure de l’Intérieur et le développement de sa pensée
sécuritaire complètement obsolète et stérile, le jugement des
tueurs de manifestants pendant et après la révolution… et aussi
la transmission du pouvoir parce que la stabilité de l’Egypte
est désormais dépendante de la rapidité de la transition…plutôt
que les gens se divisent entre deux avis : est-ce que les
fameuses cartouches [de fusil] sont défectueuses ou non ? »11
En guise d’accompagnement de l’image proposée, ou plutôt de légende destinée à aiguiller
le regard ou la lecture, Wael Ghonim rappelle à ses membres leur ligne de conduite générale
depuis le lancement de la Révolution, voire depuis la création de la page en juin 2010. Il
souhaite orienter continuellement le débat sur les exigences primordiales à la
« maintenance » et à la cohésion de sa communauté socionumérique, craignant la dislocation
et l’effondrement du collectif à cause de débats inutiles, tel l’emploi des cartouches 12, leur
nature, etc. Ainsi s’éloignant du discours transmis par l’inscription murale urbaine, il
propose un message linguistique relayant de nouvelles données. Celles rappelant que ce
supporter nécessite une action pour recouvrer ses droits, à savoir une justice qui reprend son
rôle premier, c’est-à-dire la sanction mais également la prévention. Il revendique également
la purge de l’appareil répressif géré par le Ministère de l’Intérieur ainsi qu'un changement de
régime total afin de démarrer la construction d’un avenir. Parmi les 654 commentaires
10
Définition du Larousse.fr : « Rupture ou discontinuité dans la construction d'une phrase ».
http://larousse.fr/encyclopedie/rechercher?q=anacoluthe, dernière consultation le 9 novembre 2016.
11
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.02.06, p. 1. C’est nous qui soulignons les trois principales
demandes.
12
A titre indicatif, nous proposons la lecture d’un post, datant d’octobre 2011, de la page d’un docteur en droit
souhaitant mettre au clair la distinction entre cartouche et balle réelle. Ce n’est qu'un exemple parmi tant
d’autres des nombreux débats ayant cours autour des différents outils de répression employés par le Régime.
https://www.facebook.com/notes/10150320036883595/, dernière consultation le 23 juillet 2016.
292
réagissant à cette publication, une large majorité des membres s’accorde avec l’Admin : ils
souhaitent se concentrer sur ce qu’il y a de plus essentiel – la transition démocratique – et ne
surtout pas perdre leur concentration et leur énergie à discuter de problèmes connexes voire
superflus. Certains membres jouent le rôle d’informateur afin de préserver la communauté
sur ses gardes. Par exemple, à 22h22 Ahmed Khedr annonce cette nouvelle :
« Les manifestants se font éliminés à Mohammad Mahmoud…
Un nouveau manifestant vient de tomber sous les balles réelles
de source inconnue »13.
Ainsi les préoccupations majeures de la communauté sont entretenues par son administrateur
ainsi que par ses membres.
Cette même photographie est republiée sur la page Nous sommes tous Khaled Saïd mais à la
date du 22 juillet 2012 pour des raisons quelque peu différentes cette fois-ci. A l’occasion
d’un match mettant aux prises les clubs du Ahly et du Zamalek dans le cadre de la ligue des
champions africaine, les deux plus grands rivaux du football égyptien et cairote, l’Admin a
estimé nécessaire de reposter cette photographie accompagnée du message linguistique :
« Nous n’avons pas oublié…nous n’avons pas oublié »14. Alors qu’il s’agit en temps normal
de la rencontre de football la plus attendue, elle est dans ce contexte rejetée par certains,
dont la communauté Nous sommes tous Khaled Saïd. En réaction, 451 commentaires
viennent confirmer qu’ils n’oublieront jamais, certains vont plus loin en remettant en
question les joueurs et leur club qui auraient oublié en rejouant15. En effet, de nombreux
activistes et groupes de supporters ne souhaitaient pas voir le football égyptien reprendre
même à l’échelon continental, le championnat national ayant été arrêté depuis le 10 mars
2012 sur décision de la fédération égyptienne de football16, tant que les « martyrs » n’ont pas
été reconnus comme des victimes et que les auteurs du « crime » ne sont pas jugés. Donc,
plus de cinq mois après l’événement, la communauté des Khaled Saïd certifie de nouveau
qu’elle ne cessera de militer et d’agir pour la défense des victimes et les droits de l’Homme
en général. A chaque nouvelle occasion qui se présente, la communauté re-prête serment aux
« martyrs » de la Révolution. Etant une communauté qui s’est créée et constituée autour
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.02.06, p. 2. Commentaire d’Ahmed Khedr.
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.07.22, p. 1.
15
Ibid., Commentaire Ahmed Ramadan, p. 2 « Mais les joueurs ont oublié et ils rejouent là ».
16
Par ailleurs, le début de la saison 2011-2012 sera repoussée et finalement annulée à la suite du « massacre » ;
la saison 2012-2013 sera totalement annulée à cause de l’instabilité politique traversant le pays et le « manque
de sécurité ». Malgré le huis clos, les groupes d’Ultras, soutenus par de nombreux activistes, désiraient voir la
direction des deux clubs annuler la rencontre.
13
14
293
d’un « martyr », elle ressent le besoin de se consolider ou de se pérenniser autour de ce
thème crucial, voire vital, pour son existence sur le long terme. Cette promesse engage donc
la communauté à poursuivre, jusqu’à ce que résultat s’en suive, son combat en faveur des
« martyrs ».
A ce sujet, régulièrement la communauté se soude de nouveau autour de cette thématique
précise en s’intéressant à toute information nouvelle concernant la mort d’un
révolutionnaire. Chaque « martyr » nouvellement tombé est exposé au cœur de la page,
parfois à travers la modalité expressive du street art, et permet à la communauté de prêter
allégeance à la cause à chaque opportunité. La Révolution ne sera parachevée, selon ce
collectif, qu’au prix de la justice pour les « martyrs », ou comme la formule consacrée par la
campagne activiste en cours à ce moment la « Gloire aux martyrs ». Dans le cadre de cette
règle éditoriale propre à la communauté socionumérique, le 24 février 2011 Wael Ghonim
met en Une de la page le post suivant :
Ne répétant que le message linguistique de l’œuvre dans son post, l’administrateur se range
derrière les paroles de l’artiste auteur de ce pochoir. Message de prévention voire
d’avertissement à ses membres afin de rester vigilant quant à cette cause prégnante pour la
préservation de la communauté.
294
« Dans le flot des paroles, tâchez de ne jamais oublier le sang
du martyr »17.
Décédé en août 2011 pendant une manifestation à Abbaseya, Mohammad Mohsen avait été
pris au piège, indubitablement tendu par le CSFA, entre un cordon serré établi par la police
militaire et des personnes postées sur les toits d’immeubles de la place lançant des pierres
sur les manifestants18. Ce jeune activiste de 23 ans monté au Caire depuis Aswan
spécialement pour manifester a perdu la vie alors que les secours avaient peine à le sortir de
la place pour l’emmener à l’hôpital. Il entre ainsi dans le cercle des victimes à défendre par
la communauté socionumérique de Nous sommes tous Khaled Saïd, il refait même son
apparition sur la page plusieurs mois après son décès afin d’être saisi comme un support de
cohésion pour le collectif. 749 commentaires tentent de prêter serment, à travers l’emploi de
promissifs tout au long de la page, au « martyr » dont ils n’oublieront pas le sang, qui est le
leur puisqu’ils sont tous Khaled Saïd : LE « martyr du Régime ».
Ainsi nous pouvons lire, principalement parmi les premiers commentaires, proposés dans
l’ordre :
« Tâchez de ne pas marchander le sang du martyr »
« Jamais. Je le jure. [Emoticône cœur] »
« On en a oublié notre nom :(((( »
« Je n’oublie pas
Ça s’est passé devant mes yeux…et son sang est encore sur
mes mains »
« Le sang du martyr coule dans nos veines »
« Nous n’oublierons pas »
« Gare à vous [n’oubliez pas] »
17
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.02.24.
Comme à chaque épisode du processus révolutionnaire aboutissant à un bilan désastreux en termes de
victimes, une guerre d’images, par médias interposés, télévision et réseaux socionumériques confondus, entre
l’institution militaire et les activistes prend place.
Voici un lien Youtube de l’émission d’information politique présentée par Youssri Fouda, que nous aurions pu
évoquer dans le chapitre deux lorsque Keizer lui attribue un « T’es un vrai » pour son soutien à la Révolution
tout comme Amro Waked présent quant à lui dans l’analyse, intitulée « Dernier mot » et diffusée sur ONtv en
soirée. Youssri Fouda propose des images montrant le visage ensanglanté de Mohammad Mohsen après avoir
reçu une pierre en pleine tête ainsi que des images « montrant », entre autres, une femme, qui sera accusée par
des associations d’activistes d’être l’auteure de l’acte, lancer des pierres depuis les hauteurs d’un immeuble de
la place Abbaseya.
https://www.youtube.com/watch?v=kPa6ocSdAdg, dernière consultation le 25 juillet 2016.
18
295
« Ou que l’on meurt comme eux :((((( »19.
Des actes de langage extrêmement puissants quant à leur charge promissive s’investissant et
se risquant à des promesses bien compliquées à accomplir. Une première catégorie de
promissif aspire à « ne pas oublier » avant tout, une deuxième consiste à promettre de ne pas
profiter de la cause en célébrité ou en retombées financières par exemple, enfin une
troisième se traduirait dans l’idée d’engager sa propre vie en contrepartie.
Seulement, pendant cette période de la Révolution, un « martyr » nouveau vient s’intégrer
aux victimes précédentes : le supporter. Nous avons vu que la page Nous sommes tous
Khaled Saïd rendait hommage au supporter « mort » à deux reprises. Cependant, une œuvre
majeure et incontournable street artistiques et street artivistes d’Ammar Abo Bakr, qui
occupe des dizaines de mètres du « mur des martyrs » rue Mohammad Mahmoud, ne figure
à aucun moment sur ce média. A l’instar de sa fresque victimaire composée de borgnes à
perte de vue, l’artiste a choisi de re-présenter des « martyrs » de Port Saïd tout au long de la
rue. Cette fresque ne fait aucune apparition ou parution au sein de l’espace médiatique géré
par Wael Ghonim. D’autres œuvres occupent cet espace :
A trois jours d’intervalle, les 27 et 30 mars 2012 respectivement de gauche à droite, Wael
Ghonim publie ces deux photographies pour relayer une information précise concernant les
Ultras et une action en particulier. La première image est associée à la légende suivante :
« Photographie du sit-in des Ultras à l’Assemblée nationale [du
peuple, littéralement] exigeant des sanctions contre les
bourreaux des martyrs de la Révolution… Ne pense pas
19
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.02.24, pp. 1-2. Les huit premiers commentaires sans prétendre à
une quelconque représentativité des 741 restants, ils dénotent seulement des membres les plus réactifs à 4h du
matin.
296
qu’Allah soit indifférent
commettent ! »20
à
ce
que
les
coupables
La première entité de cette unité transphrastique à analyser peut être appréhendée selon sa
fonction relais, comme une légende de photographie de presse apportant des informations
nouvelles que le lecteur ne peut deviner en appréciant uniquement la photographie. Il
apprend ainsi que les Ultras tiennent un sit-in à un endroit précis, ce qui fait sens et acquiert
une certaine valeur transgressive et provocatrice à l’égard du pouvoir en place et
l’Assemblée élue depuis peu. La seconde entité a, quant à elle, une fonction d’ancrage
évidente puisqu’elle ne fait que reprendre ce qui se trouve inscrit dans l’œuvre
photographiée. Nous pouvons voir ces trois Ultras, par essence activistes, en situation de sitin, contre un mur, patiemment installés jusqu’à ce qu’ils soient entendus. Un ordinateur aux
mains d’un des trois manifestants renforce le stéréotype du jeune activiste qui milite en ligne
et dans la rue à la fois. Constamment connecté il peut désormais mener sa lutte en
s’appuyant sur tous les moyens dont il peut disposer. Les trois hommes sont entourés de
toute part de logo du groupe UA prenant la forme d’un trident réunissant les deux lettres que
compose le sigle du collectif. Toujours dans ce second plan, au-dessus de leur tête, une
fresque qui dépeint une cage du CSFA, dont l’acronyme en anglais constitue le socle de la
cage, brisée par un « martyr » ailé aux couleurs du drapeau égyptien, portant la date du 25Janvier au dos, signe de dévouement à la Révolution. Le bras tendu vers le ciel, il s’y dirige
tout droit dans un mouvement et une dynamique parfaitement fluides, ce super-héros de la
nation, sur un fond bleu ciel, regagne un paradis situé dans un hors-champ que le commun
des mortels ne pourrait atteindre visuellement. En parallèle, sur un fond beige sablonneux
cette fois-ci, digne des cimetières égyptiens, deux mères de « martyrs », tenant une stèle qui
confirmerait cette donnée, se consolent l’une l’autre pendant leur deuil, visiblement
inachevé puisque leurs fils n’ont toujours pas accédé à une quelconque justice. Cette fresque
est intégralement surplombée par la phrase suivante, reprise par l’Admin de la page Nous
sommes tous Khaled Saïd dans le cadre de la légende de cette photographie, « Ne pense pas
qu’Allah soit indifférent à ce que les coupables commettent ». Extraite d’un verset du
Coran, numéro 42 dans la sourate « Ibrahim »21, elle fait référence à une formule consacrée
souvent employée en cas d’injustice subie. Afin d’avoir un aperçu plus clair sur l’esprit de
ce verset, nous proposons ce verset intégral et les deux suivants :
20
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.03.27, p. 1.
OULD BAH El-Moktar (Trad.), BELLO MANA (révision), Le Noble Coran, Complexe Roi FAHD pour
l’impression du NOBLE CORAN, Médine, 2005, p. 382.
21
297
« 42. Ne pense pas qu’Allah soit indifférent à ce que les
coupables commettent. Ils retardent seulement leur sanction
jusqu’au jour où ils comparaîtront, les yeux hagards
d’épouvante ;
43. ils afflueront, les cous tendus, les regards figés et les cœurs
vides.
44. Dis aux hommes de prendre garde à ce Jour où le
châtiment les frappera, où les criminels diront : « Ô Seigneur !
Accorde-nous un bref délai, pour répondre à Ton Appel et
suivre les Messagers [d’Allah]. » [Il leur sera dit] : « N’avezvous pas juré auparavant que vous ne quitteriez jamais les
sépulcres ? »22
Une citation, faisant autorité puisque fondée sur le texte de nature divine de référence pour
une communauté d’action majoritairement musulmane, cet extrait montre la dimension
promissive, de nouveau, de l’acte de langage en question. Celui-ci tient à avertir, à prévenir,
une catégorie de « Eux », foncièrement injuste et représentant le Mal absolu, capable
d’oublier les messages et messagers de Dieu, qui lui en retour n’oubliera pas de les châtier.
Le pouvoir politique, visé par cette adresse à son égard, se voit assigner au rôle du
« méchant » qui va au bout de son vice et devra en assumer les conséquences en payant sa
dette par une punition exemplaire. Requinquant les révolutionnaires, désignés par un TU
(initialement le prophète Ibrahim), ils ne doivent pas omettre que le « Tout-Puissant » sera
toujours à leur côté. Le Nous constitué en public politique fondé sur un composite de
communautés, dont certaines socionumériques, s’exprime à la première personne du pluriel
et s’accapare le Bien en s’en remettant à Dieu, en dernier ressort. Le Nous est pieux et le
Eux est le pécheur, infidèle, reniant l’existence de Dieu en proférant le Mal. Une rhétorique
viscéralement manichéenne à caractère religieux et donc indiscutable dans ce cas.
Pour plus de précision, voici comment le traducteur de cette version française du Coran
introduit cette sourate :
« Après confirmation de l’authenticité et de l’objet du Livre
révélé, la sourate rappelle l’objet de la mission de tout
Prophète et la règle de division des peuples concernés en
croyants bien guidés et mécréants rebelles.
Elle rapporte ensuite le dialogue-type entre Prophètes et
peuples ; et l’échange le Jour de la Résurrection, qui se fera
22
Ibid., versets 42-43-44 de la sourate 14.
298
entre faux-dieux et leurs adeptes ainsi que l’attitude, ce jourlà, de Satan.
Après relation de 1’invocation d’Abraham, la sourate se
termine par une description de l’horrible destin des injustes et
de leur grande épouvante le Jour Dernier. »23
La répartition des rôles est donc très claire dans le cadre de cette sourate qui insiste donc sur
le sort réservé aux « injustes ». Et dans un média comme celui de Nous sommes tous Khaled
Saïd, il est très aisé de faire le diagnostic des protagonistes faisant office de « croyants » et
ceux renvoyant aux mécréants. L’Admin et les artistes, auteurs des œuvres qui renforcent
cette répartition entre « Bons » et « Mauvais », s’attribueraient presque le rôle de prophète
venu rappeler à chacun où il se positionne dans la configuration actuelle.
Comme précisé plus haut, trois jours plus tard alors que le sit-in se prolonge, Wael Ghonim
propose la seconde photographie ci-dessous suivie de ce texte :
« Photographie du sit-in des Ultras à l’Assemblée nationale [du
peuple, littéralement] exigeant des sanctions contre les
bourreaux des martyrs de la Révolution. Les Ultras : le trident
sur lequel la corruption se brisera le dos »24.
Sur un format similaire au post étudié précédemment, Wael Ghonim reprend le message
linguistique présent au cœur de l’œuvre, qui dans un style diabolique propre aux Ultras
Ahlawy, victimes du « massacre de Port Saïd », avertit le régime militaire qu’il sera
l’ennemi qu’il ne fallait pas provoquer puisqu’il s’y cassera les dents. Le bas de l’uniforme
et la botte, symbolisant visuellement l’Armée, en tentant d’écraser les Ultras va s’enfoncer
le trident dans le pied malgré la résistance de la semelle. Gare donc à l’Armée au vu de la
ténacité des Ultras : c’est en somme le message revendiqué dans l’œuvre et qui est
totalement pris en charge par la position éditoriale de Nous sommes tous Khaled Saïd. Un
hic demeure dans ce constat : le peu de commentaires suscités par ces deux posts. Près de
deux mois après la survenue de l’événement de Port Saïd, la communauté socionumérique
retourne à son désintérêt relatif pour la cause des Ultras en particulier. Le premier post
génère 216 commentaires tandis que le second, plus ou moins redondant au niveau de son
contenu global, s’ensuit de 52 réactions. Nombre de ces commentaires confirment ou bien la
position de Wael Ghonim, ou bien proviennent de probables Ultras qui profitent de
23
24
Ibid., p. 374.
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.03.30, p. 1.
299
l’occasion pour promouvoir leur cause, ou encore des publicités sans lien quelconque avec la
thématique abordée, pratique fréquente sur la page surtout lorsque le sujet touche moins la
communauté.
Pourtant, l’événement de Port Saïd a fortement caché une date destinée initialement à faire
événement mais qui suite à ce nombre de décès est quasiment tombée dans l’oubli. Le 11
février 2012, premier anniversaire de la démission de Moubarak, était a priori appelé à
rencontrer un certain succès quant au rassemblement, en termes quantitatifs, de manifestants
dans les rues et les places occupées un an plus tôt. Les communautés socionumériques
activistes et street artivistes ont toutes appelées à participer à ce jour de célébration et de
réengagement dans une continuité du processus révolutionnaire. A l’inverse, le CSFA
communiquait autour d’une tempérance des citoyens vis-à-vis de ce jour pendant que la
direction des Frères Musulmans faisait tout depuis quelques mois pour calmer les
révolutionnaires afin d’obtenir la transition « démocratique » la plus rapide, pertinemment
consciente et convaincue de son triomphe dans les urnes. Au final, l’espace urbain fut vide
lors de ce jour, le 11 février étant obstrué en quelque sorte par le choc de Port Saïd, survenu
dix jours plus tôt. Le manque de mobilisation ce jour n’est pas faute d’avoir essayé. Le 11
février, l’Admin postait cette pièce de street art en guise d’avertissement :
Le post reprend le message linguistique du pochoir en y intégrant un court en-tête :
« Avertissement [mention absente du pochoir, ajout de Wael
Ghonim] : Interdiction de stationner hormis aux frontières de
la patrie. »25
Ce post a lieu aux alentours de 18 heures, Wael Ghonim est conscient, à ce moment précis
de la journée, du manque évident de mobilisation de sa communauté, des confrères, et des
publics politiques en général. Il préfère cependant affirmer que la colère n’a pas disparu
25
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.02.11, p. 1.
300
pour autant en publiant ce message d’« avertissement », pouvant glisser vers une menace.
Une inférence implicite qui pourrait se traduire comme suit : si l’Armée venait à placer ses
chars en plein cœur du pays, les révolutionnaires s’occuperont de les saisir pour les retourner
à leur place attitrée, les frontières ! La date du post profère une charge symbolique
significative au message transmis aux membres de la communauté socionumérique ainsi
qu’à un destinataire externe qui suit quotidiennement ce média, l’institution militaire et plus
spécifiquement le CSFA qui dirige le pays. Wael Ghonim profite de l’occasion pour rappeler
à tous, en tant que porte-parole de tous les Khaled Saïd, que le collectif qu’il représente
ressent une forte inimitié et une amertume à l’égard de l’Armée égyptienne. Même si le
supposé événement du 11 février a été complètement happé par ce qui s’est produit dix jours
plus tôt, un vif débat s’engage entre les membres de la communauté, comme à chaque fois
que l’Armée est pointée du doigt. Une grande partie des membres s’accorde avec l’Admin
de la page, mais certains défendent encore et toujours les militaires, « seuls garants » de la
sécurité, de l’union et de la cohésion sociales. Ainsi, la présence des militaires en plein cœur
du territoire se justifierait et répondrait même à un besoin de bien-être national. Le manque
de confiance latent envers l’Intérieur renforce ce sentiment de besoin vis-à-vis de la Défense
afin de combler ce vide sécuritaire. A titre d’exemple, Ahmed Elesaly proclame sa
dissociation quant à ce point précis. Il se désolidarise de sa communauté en donnant l’avis
suivant :
« Je ne suis pas avec vous là-dessus. En ce moment l’Armée
doit sécuriser les gens dans les rues et dans les domiciles. La
sécurité s’est effondrée. Cessez d’être idiots »26.
Malgré la virulence du propos, ainsi que l’injure destinée à décrédibiliser ceux qui sont en
désaccord avec lui, Ahmed Elesaly, qui selon son profil Facebook27 soutient les Frères
Musulmans, notre intérêt va porter sur l’usage des pronoms personnels. « Là-dessus », en
d’autres termes sur cette question précise, il se retire de la communauté provisoirement en
annonçant clairement qu’il n’est pas avec « Eux », en somme Nous sommes tous Khaled
Saïd. Un retrait ponctuel ou occasionnel est donc possible et celui-ci s’exprime avant tout
dans le renvoi de la communauté à son imbécilité. S’il s’exclut provisoirement, c’est qu’il ne
peut cautionner le manque d’intelligibilité de certains propos, selon lui. Tentant de porter un
coup à la légitimité de la position officielle de la communauté, il souhaite ainsi performer,
26
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.02.11, p. 6.
Profil Facebook d’Ahmed Elesaly,
https://www.facebook.com/elesaly?fref=ufi, dernière consultation le 28 juillet 2016.
27
301
par son acte de langage, une intégrité intellectuelle à toute épreuve, allant jusqu’à dénigrer le
discours de « sa » communauté lorsqu’il estime qu’il y a un manque de réflexion. A ce sujet,
Eldeen Ezz Shaimaa28, dans la même minute, traite « Wael d’imbécile » et ne comprend pas
que la page Nous sommes tous Khaled Saïd puisse porter atteinte à, voire
« d’humilier l’institution militaire », et se moque de l’époque où ils étaient tous « heureux de
célébrer l’occupation des rues par l’Armée », faisant référence au 28 janvier 2011. Encore
une fois, certains opèrent une distinction profonde entre l’Armée et le CSFA, crédibilisant la
première et injuriant le second. De nouveau, les débats sur l’Armée sont imprégnés d’une
forte conflictualité au sein de cette communauté. Entre politisation de l’Armée et réduction
de la part politique au CSFA, les points de vue ne cessent de diviser l’institution militaire en
deux entités distinctes. Celles et ceux qui condamnent uniquement le CSFA estiment que
l’Armée n’est qu'une institution nationale émanant du peuple et ne pouvant lui souhaiter du
mal, alors que d’autres considèrent que, même sans le CSFA à sa tête, l’Armée ne peut se
mêler des affaires intérieures de l’Egypte et de tout ce qui est de nature civile. Ces derniers
souhaiteraient les renvoyer à leurs casernes, difficile à entendre pour « d’autres » qui ont
pour habitude de voir leur pays dirigé civilement depuis soixante ans par des militaires, que
ce soit dans les domaines commercial, urbaniste, développement durable, politique, etc. La
communauté se tient dans une cohésion certaine sauf lorsqu’il est question de l’Armée et de
sa différenciation avec sa direction, à savoir le CSFA.
Notons malgré tout qu’aucune fresque nécrologique dédiée aux Ultras n’a été diffusée par la
page malgré le succès de ces œuvres et leur charge émotionnelle puissante, inscrivant le
« martyr » au sein de l’espace voué à la martyrologie, la rue Mohammad Mahmoud. Ces
fresques connaîtront un autre sort sur d’autres supports socionumériques.
II.
Graffiti in Egypt, Gloire aux Ultras-martyrs.
Sur cette même période s’étalant du premier février à juin 2012, le plus grand choc qui
monopolise l’attention de Graffiti in Egypt, sans aucune surprise, se trouve être le
28
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.02.11, p. 7.
302
« massacre de Port Saïd ». La présidentielle viendra s’agréger, par la suite, aux
préoccupations éditoriales de la page mais nous verrons cela plus en détail plus tard dans
notre raisonnement. Dès le premier février, dans l’immédiateté de l’événement,
l’administrateur de la page présente ses condoléances aux Ultras Ahlawy.
Endeuillé par la nouvelle de Port Saïd, l’administrateur qui, rappelons-le, a créé la page
notamment pour promouvoir les Ultras, présente ses hommages et ses plus « chaleureuses
condoléances aux morts des Ultras Ahlawy [suivi de trois émoticônes de tristesse] »29. A
travers la médiation de cette œuvre picturale faisant office de cérémonie solennelle. Peignant
un univers sombre, prenant pour décor un cimetière, deux arbres tristes sans feuille penchés
sur une tombe, des têtes de mort entourant celle-ci, cette œuvre reprise par Graffiti in Egypt
est traversée par un détail qui sort du studium30 et peut « poindre » le spectateur. En effet, un
bras sort du tombeau et brandit un flambeau. Le texte dominant le reste de l’œuvre signifie :
« Le jour où j’arrête de supporter c’est que je suis sûrement mort ». Malgré cette
revendication mortuaire, ou sacrificielle, le bras de ce mort continue à supporter, à
communiquer la flamme qui l’anime même une fois passé dans le monde des morts. Il
éclairera cet univers noir quoi qu’il advienne. L’administrateur de Graffiti in Egypt
communique son deuil en optant pour une fresque comportant une lueur d’espoir, composée
29
Annnexe Graffiti in Egypt, 12.02.01.
Le studium qualifie la photographie studieuse, selon Roland Barthes, celle qui ne l’affecte que
moyennement, car elle est trop harmonieuse, jolie et tend vers une perfection esthétique. Ce studium peut être
« point » par un élément qui vient rompre l’harmonie de la photographie, le punctum. C’est lui qui peut
marquer, voire affecter le spectator.
BARTHES Roland, La chambre claire, Cahiers du Cinéma, Gallimard, Seuil, 1980, pp. 48-49.
30
303
avant l’événement mais reprise pour celui-ci. Ce qui montre à quel point les Ultras
s’attendaient à des affrontements violents, encore à venir, avec les autorités.
Ceci dit, dès le lendemain Graffiti in Egypt reprend sa marche en avant en menaçant les
autorités à travers la publication de cette œuvre :
Cette fresque est doublement chargée d’une violence symbolique. Ces sourcils froncés, les
yeux rouges de colère et les dents serrées, grinçantes, donnant pour résultat une grimace des
plus effrayantes. Le tout prenant une autre dimension lorsque la lecture s’attarde sur le
message linguistique : « Gare à la colère des Ultras ». L’acte de langage performe ainsi une
promesse belliqueuse à l’encontre des autorités. Mais là où la charge symbolique attribue
une tout autre dimension à cette œuvre, à sa publication et à cette date précise, c’est son
auteur. La légende accompagnant l’œuvre nous apprend que :
« Dernier graffiti dessiné par le martyr Khaled Omar (Gare à la
colère des Ultras) »31.
La communauté d’initiés membres de cette page aux accents ésotériques est parfaitement au
courant de qui il s’agit, de ses engagements, de ses réalisations picturales, etc. Ainsi revoir
ce message le lendemain du « massacre » et du décès de l’artiste-Ultra prend une force
particulière. Il menace les autorités et les met en garde. Pourtant, il a été victime de cette
31
Annnexe Graffiti in Egypt, 12.02.02.
304
mise en garde, republier son œuvre à titre posthume signifie de la part de Graffiti in Egypt
que ce « sacrifice » ne sera pas sans suite. Remis à jour, cette œuvre déclare aux autorités, à
nouveau, le combat ouvert et interminable tant que les « martyrs » n’auront obtenu gain de
cause, et que justice leur soit rendue. L’ultimatum tient toujours, il prend même une
puissance supérieure depuis ces décès à Port Saïd. La colère des Ultras n’a fait que décupler.
Une action de l’image creusant encore un peu plus la position déjà adoptée par les Ultras.
Ainsi quatre commentaires découlent de ce post dont l’un opère une action, même
indirectement :
Bassem Agrebi : « Nos condoléances, emplies d’une grande
douleur, aux familles des victimes et à nos frères des Ultras
Ahlawy »32.
Cet énoncé est, en fait, doublement performatif. Le premier acte de langage se trouve dans la
déclaration solennelle et émouvante de la présentation des doléances. Il s’exprime en sa
qualité de citoyen mais également membre d’un autre groupe d’Ultras, ce qui permet une
félicité certaine. Aucun discours officiel au nom d’une quelconque organisation d’Ultra
n’apparaît mais il semble néanmoins membre d’un groupe d’Ultra supportant certainement
le Zamalek, d’où l’emploi du terme « frère ». Ce terme en particulier performe un nouvel
acte de langage, celui d’engager sa personne dans une nouvelle « fraternité », ce qui
implique des droits mais surtout des devoirs vis-à-vis des Ultras Ahlawy. Sans appartenir à
ce groupe, il se déclare comme étant un obligé à cette organisation. En tant que frère, il se
doit désormais de militer pour que justice soit rendue à ces « victimes ». Son propos ne se
réduit pas uniquement à des paroles prononcées sans aucun engagement qui s’ensuivrait.
Ce post, comme d’autres, engendre donc des actions plus ou moins évidentes à souligner.
Dans ce cas, nous pouvons constater à quel point ce type de publication doublement
symbolique, de par son message et par sa situation de communication (auteur de la fresque,
date de rediffusion, dispositif médiatique, etc.), performe doublement au sein d’une
communauté d’initiés qui se sent directement concernée par l’événement mis en avant à ce
moment. Promissif à l’adresse des autorités mais également en soutien des familles des
victimes et des Ultras Ahlawy, les suiveurs et membres de la page s’engagent vis-à-vis de
deux entités totalement distinctes, et ce sur des actions complètement antithétiques.
Trois œuvres précises, conçues pour le « massacre de Port Saïd » de Keizer ont été publiées
sur Graffiti in Egypt, mais nous les étudierons dans le détail lors du sous-chapitre suivant
32
Ibid. Il s’agit du premier commentaire. C’est nous qui soulignons les éléments les plus pertinents à l’analyse.
305
consacré à la page Facebook de cet artiste. Hormis ces citations de Keizer, à chaque
nouvelle œuvre de celui-ci, de nombreuses publications entrent dans le cadre de la campagne
militante : « Le jour où j’arrête de supporter c’est que je suis sûrement mort »33. D’autres
publications proviennent ou sont à l’adresse, parfois de l’étranger, spécifiquement du groupe
UA07, le groupe de supporters Ultras Ahlawy, première victime des événements du premier
février. N’étant pas en quête d’exhaustivité, nous allons nous concentrer sur quelques posts
présentant un certain intérêt pour notre analyse et nos questionnements.
Par exemple, le 9 février cette photographie est publiée :
Cette œuvre a énormément circulé sur les réseaux socionumériques pour sa saillance relative
aux événements de la période concernée. Ce qui nous intéresse ici concerne la nature des
liens entre membres de la page. Ce post suscite quatre commentaires en réaction à la légende
de l’administrateur :
« Graffiti In Egypt : !)
Hossam Elden Mohamed Kewea C’est moi =]
Pas qui l’ai dessiné xD
Mais le même œil =]
9 février 2012, 18:14
Graffiti In Egypt hhhhhhhhhhhhhhhhhh ça marche hooss
9 février 2012, 18:42
Hossam Elden Mohamed Kewea xD
saiKo xD
3aBeebY xD
9 février 2012, 18:42
33
Comme celle du Graffiti in Egypt, 12.02.11
306
Mostafa Fouad C’est moi qui l’ai dessiné et j’ai écrit à côté
Libres
Et j’ai écrit A.C.A.B sur le mur qui est dans la rue du sheikh
Rehan
5 mars 2012, 13:21 »34.
Ce qui attire nécessairement notre attention quant à cet échange que nous pourrions diviser
en deux parties, une première incluant une interaction entre un membre et l’administrateur
suivie d’une donnée d’un membre tiers qui clôt la discussion, c’est le registre de langage
employé ainsi que la nature de la discussion. D’abord l’échange se fait dans une certaine
familiarité puisque le tutoiement est de mise, ainsi que l’usage de surnom le tout dans un
langage plutôt « jeune » régi par un égyptien en lettres latines, bien souvent compliqué à
comprendre puisque certaines voyelles ou sons sont retranscris en chiffres n’ayant aucun
équivalent dans l’alphabet latin35. Puis nous nous apercevons que l’échange se limite à des
interrogations concernant l’auteur et l’emplacement de l’œuvre, émaillé de quelques
hommages ou de dédicaces : des préoccupations de graffeurs et d’initiés au graffiti en
somme. Et la réponse qui ne trouve pas d’interlocuteur surgit près d’un mois plus tard, c’està-dire le 5 mars, ce qui explique certainement le manque de réactivité à cette information.
Effectivement, l’administrateur a récupéré une photographie qui est antérieure aux
événements et à cette date du 9 février pour faire un petit clin d’œil, comme nous avons pu
le voir précédemment, seulement celui-ci, composé d’un point d’exclamation suivie d’une
parenthèse, ne connaît pas le même succès que son précédent clin d’œil 36, la seule personne
avec qui il discute ne reprend même pas son nouveau smiley mais en emploie un tout autre.
Sur le reste de la période étudiée, deux œuvres majeures, qui ont eu un écho énorme dans les
cercles d’initiés au street art(ivisme) et même au-delà, occupent une certaine place sur le
médium Graffiti in Egypt. Surtout l’une d’entre elles, celle d’Ammar Abo Bakr, sur le même
modèle que la fresque des borgnes rue Mohammad Mahmoud et au même emplacement, une
34
Annexe Graffiti in Egypt, 12.02.09. Tous les commentaires concernant ce post. A noter que Hossam Elden
Mohamed Kewea est l’administrateur de la page.
35
L’emploi de l’alphabet latin pour retranscrire un dialecte arabe s’explique souvent par le fait que ce soit
dialectal justement, les populations arabes ont rarement l’occasion d’écrire leur dialecte. Deuxièmement, cet
alphabet présente un avantage de rapidité par rapport aux claviers d’ordinateur, ou encore des écrans de
smartphones. Enfin, certaines expressions employées par les jeunes générations sont préférablement
retranscrites en latin pour préserver une part de secret à déchiffrer quant aux plus âgés, un langage spécifique à
la jeunesse en émerge et certains termes vulgaires, par exemple, peuvent passer inaperçus pour ceux qui n’en
maîtrisent pas les codes.
36
Pour rappel « ,) » en lieu et place de l’habituel « ;) » pour rendre hommage aux « borgnes » de Mohammad
Mahmoud.
307
fresque nécrologique, étendue sur quelques dizaines de mètres, présente une multitude de
« martyrs » de Port Saïd. 18 posts ont lieu le 21 février 2012 à propos de cette fresque
géante. Un premier post propose un panorama, tentant de donner une vue d’ensemble de
l’œuvre et 17 autres photos portent une focalisation et adoptent un angle précis sur
différentes parties de la fresque, afin de la décortiquer. Un hommage aux « martyrs »-Ultras
qui a dû attendre que l’artiste puisse finir sa création colossale.
Cette fresque est accompagnée d’une seule indication en guise de légende : « photographie
panoramique d’un graffiti rue Mohammad Mahmoud, place Tahrir »37. Etant l’une des
œuvres qui a le plus circulé depuis les débuts de la Révolution, il est fortement intrigant de
constater à quel point la page Graffiti in Egypt ne lui accorde qu'une reconnaissance
quantitative. Le nombre de publications et la tentative de mettre en lumière chaque détail et
chaque protagoniste de la fresque constituent le seul travail éditorial consenti par
l’administrateur de la page. Un hommage silencieux a été adopté par la communauté, seule
la médiation de l’œuvre suffit à l’engagement de la page sur ce thème. Une communauté
préoccupée par le « graff », la « Rev » et les « Ultras » estime ne pas avoir un réel besoin de
communiquer autour d’une fresque qui réunit ces trois thématiques à l’emplacement le plus
symboliquement subversif et transgressif du Caire durant cette période. Le seul fait de
publier cette création, dans ses détails les plus infimes, au sein de son dispositif médiatique
produit un acte d’engagement renouvelé à l’égard de ces trois thématiques qui définissent la
communauté. Un acte d’engagement, ou plutôt de réengagement, qui ancre de nouveau la
communauté dans sa profession de foi proclamé lors de sa création. L’acte de langage
professant que ces victimes seraient des martyrs aux yeux de Graffiti in Egypt est bien
inutile. Ils le sont assurément pour cette communauté qui comptait en son sein certaines de
ces victimes. Une citation de l’œuvre en question sans travail éditorial, qui équivaudrait à
l’emploi des guillemets ou le discours indirect libre par exemple signifiant un
désengagement de la part de l’auteur des propos, signifie bien que la page adopte totalement
la vision d’Ammar Abo Bakr développée à travers cette fresque. La page s’associe
37
Annexe Graffiti in Egypt, 12.02.21 Mohammad Mahmoud st.
308
totalement à l’artiste et reprend son discours sans aucune pincette ni précaution, un accord
total et manifeste englobe cette citation socionumérique. Aucune précision n’est à apporter
afin d’aiguiller le regard du spectateur, l’œuvre se suffirait à elle-même pour
l’administrateur de la page. L’emplacement et l’artiste sont les seules données offertes quant
à cette fresque nécrologique qui, désormais, dans le cadre de sa médiation socionumérique
sur le mur de Graffiti in Egypt, engage la responsabilité d’Ammar Abo Bakr et de ladite
page Facebook.
Ces portraits d’Ultras décédés, aux bandeaux noirs, méritent visiblement selon Graffiti in
Egypt, une exposition maximale. Chaque « martyr » a le droit de bénéficier d’une
publication qui, lui est propre dans laquelle il fixe le spectateur droit dans les yeux exigeant
ainsi une réponse de sa part, un engagement, ou une promesse, une action en somme.
D’autres ont une peinture à leur effigie affublée d’ailes leur permettant d’accéder à un
paradis qui leur est promis par l’artiste-créateur de l’œuvre. Chacun est doté d’une identité
précise avec son nom civil et parfois son surnom d’usage dans le milieu des Ultras, comme «
Le martyr Mohammad Nasser « Hector » » sur la gauche ci-dessus, celui-ci portant un teeshirt rouge et marqué du logo des Ultras Ahlawy qui est sur le point de rejoindre les cieux
après avoir jeté un dernier regard à ses compagnons à qui il demande certainement de ne pas
l’oublier. Ammar Abo Bakr tente donc d’ancrer la mémoire des Ultras-« martyrs » dans la
pierre de la rue Mohammad Mahmoud tandis que Graffiti in Egypt aspire, quant à lui,
d’inscrire cette mémoire sur son mur socionumérique. Le tout sous la bannière de « gloire
309
aux martyrs, comme c’est le cas à chaque événement retentissant produisant son lot de
victimes depuis le début de la Révolution.
Un artiste, une communauté d’initiés ainsi que des praticiens du street art(ivisme) qui
proposent de ressusciter iconographiquement les « martyrs » de Port Saïd, tout en leur
promettant le paradis et une poursuite du combat pour leur cause. Ils tentent également de
faire perdurer leur mémoire en l’ancrant sur des murs urbains et socionumériques. Ils
contribuent ainsi à construire une mythologie autour de la figure de l’Ultra-« martyr »,
sacrifié pour avoir combattu en faveur de la Révolution, en passant par une mythographie
simple. Elle affilie ce type de « martyr » à un ange qui exige et revendique, à travers le jeu
de regards établi tout au long de la fresque et des photographies publiées par Graffiti in
Egypt, ce que les survivants lui doivent en échange de son sacrifice. Ce sont les nouvelles
personnes illustres de la société égyptienne puisqu’elles bénéficient du droit, extrêmement
rare, de recouvrir la quasi-totalité du mur de l’AUC (American University of Cairo). Elles
prennent place dans le lieu le plus prisé désormais du Caire, emplacement stratégique et
théâtre de la lutte continue entre les forces de l’ordre et les révolutionnaires. Elles donnent
un nouveau nom à ce mur en question et à la rue Mohammad Mahmoud, depuis le 19
novembre, requalifiée « rue des martyrs » et comportant le « mur des martyrs ». De cette
manière, la martyrologie devient une œuvre de gloire méritoire et digne d’obtenir des noms
de rue38 tout comme les gloires de l’Histoire égyptienne. Ces illustres inconnus obtiennent,
grâce aux expositions artistique, street artiviste et socionumérique, le statut de personnes
emblématiques de la mémoire collective égyptienne par l’intermédiaire de ces « sanctuaires
d’écriture » et ces autels à leur effigie. L’attente suscitée autour de ces fresques
nécrologiques, en restant en veille pour toute nouvelle production rue Mohammad Mahmoud
et toute publication sur les pages street artivistes, fait de ces espaces des lieux de pèlerinage
et de recueillement pour nombre de partisans de la Révolution et nombre d’admirateurs de
ce type d’engagement. Par ailleurs, le « crew »39 Graffiti in Egypt offre cette œuvre aux UA
à la date du 9 mars 2012.
38
Par ailleurs la station de métro Moubarak avait été renommée « Les Martyrs » très peu de temps après la
Révolution. Le CSFA avait consenti à ce compromis afin de calmer les partisans de la « Révolution continue ».
39
Légende accompagnant la photographie, Annexe Graffiti in Egypt, 12.03.09, RIP UA.
310
Le mur socionumérique est donc, en partie, consacré au recueillement et devient un espace
d’hommage aux morts, aux Ultras-« martyrs ». L’œuvre est entourée d’un certain nombre de
tags, productions destinées à un certain nombre d’initiés, langage ésotérique n’ayant pas par
essence de portée universelle. Graffiti in Egypt rend hommage aux UA mais se sent proche
aussi de ce groupe de supporters puisqu’ils ont initialement les mêmes passions, le football,
le street art et la politique. Graffiti in Egypt profère un acte de langage, transmettant leurs
condoléances aux UA et par là même performe une action en faisant de son espace
médiatique un lieu de sanctuarisation.
Dans la même veine que la fresque nécrologique d’Ammar Abo Bakr, le 11 mars 2012, trois
photos rendant hommage aux Ultras-« martyrs » sont publiées sur la page Graffiti in
Egypt. L’œuvre au centre sera même reprise en couverture, ci-dessous, de l’ouvrage de Mia
311
Gröndahl40 dès 2012 tellement son succès socionumérique fut immense et surtout parce
qu’elle abordait le fameux thème des Ultras-« martyrs » ailés.
Ces trois publications surviennent le même jour afin de recenser le travail effectué sur les
murs de l’école des beaux-arts de Louxor, depuis quelques jours déjà, par Ammar Abo Bakr,
qui a été enseignant dans cette même école pendant de nombreuses années 41, ce qui n’est
nullement indiqué sur la page. Accompagné à chaque fois du même texte indiquant
l’emplacement de l’œuvre présentée : « The wall around Faculty of Fine Arts at Luxor », le
texte étant proposé en anglais et en arabe pour chaque publication. Seule est en plus
accompagnée du message linguistique inséré dans l’image qui est repris par l’administrateur,
toujours en arabe et en anglais :
« Wall around the Faculty of Fine Arts in Luxor – Do not tear
gas and Abiena suffer hunger and thirst .. As the youngest
child in the home fighter Nsktwa not try ? No – we are trying
to ...! "Abdul Rahman Abnoudi"»42.
La traduction anglaise étant quelque peu maladroite, entre l’anglais et le dialecte égyptien
retranscrit en latin, probablement le produit de Google translate, l’énoncé n’est pas
forcément compréhensible, pour cette raison nous en proposons une version française :
« Mur autour de la faculté des beaux-arts de Louxor – Ni avec le
gaz lacrymogène, ni en souffrant de soif ou de faim, comme le
plus petit des enfants dans ce pays combatif. Nous tairons-nous
40
GRÖNDAHL Mia, Revolution graffiti, street art of the new Egypt, The American Univeristy in Cairo Press,
Cairo/New York, 2012. Par ailleurs la photographie publiée par Graffiti in Egypt provient justement de la
photographe Mia Gröndahl, sa signature étant bien apposée dans le coin inférieur gauche.
41
Ibid., pp. 124-125
42
Annexe Graffiti in Egypt, 12.03.11, the wall 3
312
ou essaierons-nous ? Non ! Nous essaierons… Abdul Rahman
Al-Abnoudy ».
Extrait du poème, La Mort sur le Bitume d’AbdelRahman El-Abnoudy, poète populaire et
souvent appelé le poète des pauvres et des déshérités, pour son langage vernaculaire, voire
son registre familier, et sa poésie souvent accessible à tout un chacun. Il est surtout
extrêmement connu en Egypte et dans le monde arabe pour avoir écrit de nombreuses
chansons à Abdelhalim Hafez. Originaire de Haute-Egypte, issu d’une famille modeste, AlAbnoudy s’est toujours battu pour les plus pauvres. Et cette citation d’un poète, connu de
tous en Egypte, permet de donner à son propos une certaine autorité d’autant plus si nous
prenons en considération la teneur du texte et l’image à laquelle il est associé. Ce jeune Ultra
affublé d’ailes rouges, se protégeant, grâce à un masque à gaz, des armes du Régime se
cache derrière un mur mais jette un coup d’œil sur le spectateur et sur le texte avoisinant.
Déjà mort, il questionne son spectateur, celui-ci se trouve face à l’extrait du poème et se
trouve assigné à une place attitrée dans un « Nous » subsumant les publics politiques censés
lutter pour les plus démunis, le « martyr », les victimes du Régime – victimes de gaz
lacrymogène, de faim et de soif – ainsi que les enfants subissant ce sort auquel ils ne peuvent
strictement rien. Ainsi un « Nous » est constitué et ce pronom personnel a pour mission
d’agir en faveur de ces laissés-pour-compte, auxquels le « martyr », qui plus est Ultra, vient
de s’agréger dernièrement.
Ces œuvres, médiées par nombre de réseaux socionumériques, contribuent à l’érection d’une
mythographie édifiée à partir de la figure de l’Ultra-« martyr » ailé, renforçant sa part
angélique destinée à l’envoyer tout droit vers l’Eden. Des discours accusateurs circulaient
affublant les groupes d’Ultras de voyous incapables de traiter avec quiconque sans violence,
ces discours étaient incontestablement véhiculés par les appareils institutionnels du Régime.
A l’opposé, des pages comme Graffiti in Egypt, entre autres avec cette publication du 25
février 2012, répondent en exposant des œuvres street artistiques :
313
Une déclaration frappante, capable de briser les murs ou d’en faire tomber la peinture,
proclame haut et fort : « Ultras pas criminels ». Ce début de dédouanement des Ultras se
poursuit par la mythographie ailée de l’Ultra, indubitablement, « martyr ». Comme le montre
les illustrations d’Ultras, ceux-ci se sont toujours fièrement battus pour défendre leurs idées
et sont tombés en « martyrs ». Ainsi, des espaces de sanctuarisation et de reconnaissance,
vis-à-vis de leur action, doivent leur être aménagés. Il est peu anodin de représenter des
victimes non comme des êtres passifs mais à l’inverse comme des combattants actifs ayant
mené une confrontation déséquilibrée avec le Régime. Ce seraient donc des héros, à la vue
de leur combat perdu d’avance mais néanmoins honoré jusqu’à un point de non-retour, qui
leur permet d’accéder au rang de « martyrs ».
III.
Keizer, les Ultras poignardés dans le dos par l’Intérieur.
Keizer est loin d’être un Ultra. Il n’est pas non plus un artiste sensible au football ou à
l’organisation en groupe de supporters afin de défendre un club et des idées. Cela dit, il est
bien conscient de ce que les Ultras ont fait pour contribuer à l’expérience révolutionnaire.
Même s’ils n’avaient eu une contribution aussi significative aux différents épisodes de la
Révolution, il n’y a aucune raison pour qu’ils soient pris à parti de la sorte à ses yeux. Il
dépeint ainsi les Ultras comme des victimes du Régime lâchement assassinés.
314
Dès le 6 février, il leur rend hommage à sa manière :
Postée pendant la nuit par l’administrateur de sa page, il la fait suivre des commentaires
suivants :
« Keizer Their Light Will Never be Extinguished
6 février 2012, 04:23 · J’aime
Keizer Tribute to the Ahly fans that were murdered in Port
Said
6 février 2012, 05:01 · J’aime
Keizer R.I.P
6 février 2012, 05:02 · J’aime »43.
Il se recueille juste après avoir produit cette œuvre, leur rend hommage et surtout leur
promet qu’ils continueront, grâce à leur lumière, à vivre en lui. Ils continueront à éclairer le
quotidien du citoyen égyptien et de motiver ou animer son combat jour après jour. A chaque
événement engendrant des victimes, le premier message des activistes et leur premier acte
est la promesse de ne jamais les oublier, ce que fait très précisément à cette occasion Keizer.
43
Annexe Keizer, 12.02.06 2.
315
Toujours affecté par l’événement de Port Saïd et « l’assassinat » des 74 Ultras du Ahly,
Keizer expose le 9 février deux nouvelles œuvres qui leur sont consacrées :
La première œuvre, sur la gauche, est dominée par une calligraphie en signe de
condoléances aux Ultras décédés. Cette formule religieuse, énoncée en situation de deuil
afin de présenter ses condoléances, elle pourrait se traduire par « Dieu seul est éternel ».
Ensuite, la composition de l’œuvre est un grand classique de Keizer, à savoir un énoncé
coupé en deux entités entre lesquelles s’insère une image. Dans ce cas, englobant cet Ultra« martyr » ailé, à l’instar de ce qu’a fait Ammar Abo Bakr suivant ainsi la même rhétorique
faisant de ces Ultras les nouveaux héros et les figures emblématiques de la société
égyptienne, nous pourrions traduire le message linguistique de cette manière :
« Le sens de la vie c’est
que tu donnes à la vie un sens ».
Apostrophant son spectateur, Keizer opère toujours une suspension – double dans ce cas.
Nous dénombrons une suspension de l’énoncé interrompu par une pause iconographique
ainsi qu'une suspension du personnage dont les pieds ne touchent pas terre – par
l’intermédiaire de l’image insérée entre les deux parties de l’énoncé qui consiste en un
renversement afin de donner sens à la totalité de son énoncé. Ce procédé stylistique offre
316
une charge symbolique puissante à son œuvre, comme nombre de ses créations. S’adressant
directement à un « Tu » qu’il désigne et à qui il propose, voire impose par une injonction
implicite, une sorte de tautologie, néanmoins sophistiquée. Ce qui est autrement intéressant
dans cette œuvre, c’est qu’elle est fortement symptomatique de la philosophie de Keizer, il
divise une unité phrastique en deux entités et renverse la première partie d’un mode passif à
un mode actif dans la seconde partie. Dans la première partie de l’énoncé, aucun sujet n’est à
l’œuvre ; or, dans la seconde un « Tu » apparaît et devient actif, si actif que c’est à lui de de
maîtriser sa vie et non le contraire. Cet ange, venu s’adresser une dernière fois au lectorat de
Keizer avant l’ultime moment de sa montée vers le ciel, exprime une dernière volonté, celleci a pour fonction d’inciter un public à agir, à passer du stade du subir à l’agir. Une
incitation à l’action qui résume parfaitement la posture de Keizer en tant que street artiviste.
Son discours est toujours tourné vers l’action, il souhaite voir ses images performer des
actions au sein de son/ses publics. Et il transmet, ici, sa philosophie à travers le personnage
de l’Ultra-« martyr »-ailé, qui n’a plus rien à gagner en prodiguant des conseils à des publics
politiques qui, quant à eux, restent sur terre.
En ce qui concerne la seconde œuvre publiée le même jour, une généalogie évidente est
convoquée pour soutenir le message transmis par Keizer. Le penseur d’Auguste Rodin est
mis à l’honneur mais réactualisé et adapté à la situation et au contexte locaux. Celui-ci est
peint, dans la même posture, installé sur le même type de socle, et en train de méditer à
propos d’un dilemme. Seulement ici, le socle est noyé dans une mare de sang, signé du logo
des Ultras Ahlawy et le ballon de football achève le détournement du penseur en un Ultra« martyr », et par-dessus tout le dilemme trouve une réponse simple, claire et nonnégociable. Ce penseur égyptien, poignardé dans le dos, connaît le coupable, le criminel qui
l’a assassiné. Sa méditation semble avoir porté ses fruits. Une idée semble surgir de son
esprit. Celle-ci est inscrite dans une police à caractère gras et noir, sans sérif, ce qui la rend
très lisible. Et cette bulle qui émerge de la tête du penseur accuse, sans détour,
« l’Intérieur ». Le penseur, selon Keizer, a été lâchement poignardé dans le dos par le
Ministère de l’Intérieur et les outils du crime ainsi que les preuves matérielles de celui-ci
sont toujours visibles. L’Intérieur serait donc lâche et l’assumerait pleinement, il n’aurait
même pas besoin de prendre la peine de nettoyer ou de supprimer les indices d’inculpation.
Dans le prolongement de cette accusation de l’Intérieur, Keizer publie le 17 février cette
photographie :
317
Elle expose le tracé d’un cadavre sur une scène de crime qui a été apparemment atteint à
deux reprises par des balles réelles et a fini allongé à même le sol. Les deux taches rouges,
en signe d’impacts de balles, contribuent à faire de ce dessin l’icône d’un cadavre, et l’indice
d’un meurtre à la fois. Ce signe iconique-indexical renvoie, dans ce contexte précis, à
l’Ultra-« martyr ». En effet, dans ce cas le signe devient symbolique puisque par convention
il officie en lieu et place de tous les Ultras décédés durant la soirée du premier février
précédent. Et cet Ultra se pose une question, toujours par la présence d’une petite bulle
énonciative rendant compte de la pensée de la victime, qui est : « ça veut dire que je suis
mort pour rien ? ». En fait, il ne se pose pas, à proprement parler, cette question mais il la
pose à un tiers, le spectateur de l’image qu’il rend coupable de ne pas avoir vengé son acte
318
de martyr. Dans une période où les manifestations et les confrontations connaissent une
accalmie, par rapport la première dizaine de février, en grande partie à cause d’une féroce
répression faisant de nouveaux morts, le « martyr » – sous le pinceau de Keizer qui se
propose de lui donner la parole – demande où en est le combat censé le laver de tout
soupçon. Victime, de manière très claire dans cette œuvre, l’Ultra-« martyr » questionne
désormais ceux qui ont survécu et les accuse, presque, de l’avoir délaissé à la suite de son
acte héroïque. Le combat devrait donc perdurer jusqu’à obtenir justice pour ces nouvelles
figures victimaires et, surtout, héroïques. Elles ont été bafouées par les autorités et il s’agit
désormais, parmi les missions du public politique, de les réhabiliter et de les faire
reconnaître comme des victimes, voire des martyrs lorsque nous nous référons aux œuvres
antérieures.
Suite aux accusations, Keizer dénonce désormais directement l’Intérieur en pointant du doigt
la police dans une œuvre publiée sur son Facebook le 29 février 2012.
Un jeune officier de police, en tenue officielle, regarde le spectateur droit dans les yeux
apposant son index sur sa bouche en guise d’ordre au silence le tout voisinant ce massage
linguistique :
« Ferme-la
parce que ta liberté ne m’arrange pas ».
319
Cet officier, synecdoque de toutes les forces de l’ordre, s’adresse, en sa qualité personnelle
employant la première personne du singulier, à un « Tu », également synecdoque de tous les
citoyens égyptiens, pour lui signifier que leurs intérêts divergent et que ceux-ci s’opposent
de manière frontale. La liberté des citoyens serait une entrave aux intérêts des forces de
l’ordre alors ces dernières préfèreraient protéger ses acquis et avoirs au détriment de la
population. Un antagonisme manichéen et simple définit cette œuvre qui déclare ainsi
l’ennemi ouvertement et vertement. Le coupable de toutes les atrocités dénoncées jusque-là
est donc tout trouvé : la Police !
IV.
MadGraffitiWeek, « Pas de Barrière » comme moyen de
contournement.
Pour démarrer, il nous faut préciser avant tout que les fresques d’Ultras-« martyrs »-ailés
d’Ammar Abo Bakr sont bien médiés par la page MadGraffitiWeek et connaissent un
traitement médiatique fortement similaire à celui de Graffiti in Egypt, ce pour quoi nous ne
reviendrons pas dessus afin d’éviter la redondance. La principale distinction est que Graffiti
in Egypt accorde plus d’espace et d’importance à ces œuvres, et d’autres, consacrées aux
Ultras puisque les fondateurs du dispositif médiatique même revendiquent cette
appartenance identitaire aux Ultras.
Durant cette période ce qui préoccupe le plus les artistes du collectif MadGraffitiWeek,
hormis les Ultras et les élections présidentielles, ce sont les barrières érigées par le Ministère
de l’Intérieur tout autour de ses locaux. Cette interdiction d’avancer et d’avancée à leurs
yeux sera combattue d’une manière originale et systématique. Des trompes-l’œil seront
réalisés sur chaque barrière, et à chaque fois que les autorités effaceront les fresques les
artistes recouvriront les barrières de nouveau dans la nuit qui suit. Une campagne en est née
et portera le titre de « Efface, nous redessinerons ». Selon les communautés
socionumériques cette appellation sera prolongée d’un « fils de femelle », l’une des injures
320
les plus dégradantes en Egypte, et dans le monde arabe, puisqu’elle touche à la figure
maternelle44.
Le 9 mars 2012, un premier post concernant ces murs de briques sera publié et le lendemain
douze posts décortiqueront le travail effectué, composés de photographies où il est possible
de voir des artistes, des citoyens lambda et même des enfants qui peignent sur ces barrières,
ailleurs qualifiés de « murs de séparation ». Cette série de publications sera dénommée « Sur
chaque barrière » et destinée à inciter les citoyens à recouvrir ces murs afin d’égayer le
paysage, pendant que des artistes peigneront d’autres murs en trompe-l’œil afin de
contourner cette inaccessibilité à des espaces urbains publics. Entre autres mobilisations, un
groupe de jeunes adolescentes, d’une école rue Youssef al-Gindi, s’est organisé en vue
d’une manifestation contre l’Armée et le Ministère de l’Intérieur en signe de protestation de
l’érection d’un mur dans la rue les privant d’accéder à leur lycée, les obligeant à faire un
léger détour. Elles refusèrent de traiter le problème en interne avec leur proviseur et
insistèrent pour manifester leur colère dans la rue Mohammad Mahmoud. Elles obtinrent
gain de cause, le mur a été reculée de quelques mètres pour les laisser accéder au Lycée sans
détour, et leur geste, en tant que jeunes lycéennes, fut salué par nombre d’activistes et
relayés sur des médias alternatifs comme Jadaliyya45. Cet épisode fut quelque peu médiatisé
mais que dire des résidents du quartier ou des personnes qui travaillaient sur place ? Toutes
ces spatialités nouvelles engendrant de nouvelles temporalités compliquent le quotidien d’un
certain nombre de citoyens. Leur sort et leur liberté à se mouvoir ont été délimités sans
discussion par la pose de quelques briques pour régir leurs déplacements quotidiens.
44
Renvoi à la page 144 et à la note de bas de page n°
ABAZA Mona, « Three Travelling Plaques Become Four in Mohamed Mahmoud Street »
http://www.jadaliyya.com/pages/index/18471/three-travelling-plaques-become-four-in-mohamed-ma, dernière
consultation le 14 août 2016.
45
321
A deux jours d’intervalle, les 9 et 11 mars respectivement de gauche à droite, la page publie
ces deux fresques d’HZB et d’Ammar Abo Bakr, respectivement. La première est suivie de
la légende : « Pas de barrière…A vous de commenter »46. Etant la première occurrence de
trompe-l’œil elle enclenche des commentaires d’étonnement et de satisfaction. Les 17
commentaires qui font suite s’extasient de cette œuvre. L’un des membres demande :
« where is this with handala?*__* »47, un autre s’exclame : « LIKE LIKE LIKE jusqu’à
demain matin »48, il transmet son admiration pour l’idée et l’exécution. Handala est
justement la figure symbolique du réfugié palestinien, devenue avec le temps un symbole de
résistance dans de nombreuses communautés d’action, il est ici, comme à son habitude, de
dos tenant son arme à la main droite, faisant ainsi partie intégrante du mur. La résistance se
traduira par une inscription, voire une incrustation, dans les murs surtout ceux qui
s’opposent à la liberté de tout un chacun. Ces trompes-l’œil s’accompagnent d’un travail
iconographique, aussi bien qu’esthétique, fin et détaillé s’appuyant sur une continuité des
trottoirs, des fenêtres, de la signalisation, du mobilier urbain, etc.. Ils proposent une nouvelle
perspective à la rue qui, symboliquement, ne s’arrête plus à la matérialité contraignante de
ce mur.
La seconde œuvre postée deux jours plus tard est, pour sa part, suivie de la légende
suivante :
« Pas de Barrière…La merveilleuse fresque d’Ammar Abo
Bakr et l’équipe de travail.
Photo : Ahmed Hayman
Repris de Nous sommes tous Khaled Saïd ! »49
Seul un commentaire en réaction à cette publication surgit puisque l’effet de surprise est
passé depuis deux jours et que nombre de photographies ont été publiées la veille.
46
Annexe MadGraffitiWeek, 12.03.09
Ibid., p. 2
48
Ibid., p. 1.
49
Annexe MadGraffitiWeek, 12.03.11.
47
322
Certaines photographies postées le 10 février 2012, pendant que des marches convergent en
ce « Vendredi du Départ » vers le Ministère de la Défense pour exiger de nouveau la fin du
pouvoir militaire, proposent des images d’artistes, ou plutôt, de citoyens et d’enfants en
train de peindre les barrières. Le dynamisme des photographies, grâce au processus en cours
retranscrit dans plusieurs versions photographiques, offre la chance voire le privilège dont
bénéficie le lectorat de MadGraffitiWeek en assistant à la fabrication même de ces peintures
qui mettent au défi les barrières du Régime. A chaque publication, l’administrateur, en guise
de légende, fournit le message suivant : « Sur chaque barrière : Kasr El-Eini, ElSheikh
Rihan, Youssef El-Gendi, etc. ». Il énumère en fait, avec quelques variantes selon la
photographie, les emplacements de toutes les barrières incitant, implicitement, à s’y déplacer
et à se joindre à ces citoyens qui leur redonnent des couleurs. Chacun avec son niveau, plus
ou moins évolué, peut aller peindre sur les murs des plus jeunes aux plus âgés, des moins
expérimentés aux plus talentueux. L’administrateur de la page met à disposition des
photographies mettant en scène des artistes capables de dessiner quelques voitures de
manière assez réaliste autant qu'un enfant qui peint une petite voiture et un arbre avec ses
compétences forcément limitées à son âge. L’encouragement est limpide, malgré l’implicite
et l’insinuation du message linguistique, chacun peut participer, l’action ne doit pas se
réduire à une infime minorité d’artistes. Ceci étant dit, lorsque nous nous penchons sur
certains commentaires, nous observons une constante diagnostiquant un échec de l’action de
ces images. Les membres de la page félicitent les personnes qui se sont déplacées, ainsi que
les artistes en se dissociant de leur collectif. A titre d’exemple, suite au post de la première
de ces deux photographies, voici les trois premiers commentaires :
« Dalia Medhat
ssD at sD sD itas se itra seD
323
10 mars 2012, 12:44 · J’aime
Kamal Elamari
Quelle créativité ! Bravo à vous. Révolution de la créativité
arabe.
10 mars 2012, 21:35 · J’aime
Ahmad Hassan Mohammad Ibrahim
Je jure vous êtes vraiment des artistes […]
10 mars 2012, 21:39 · J’aime »50.
Nous constatons donc aisément un certain émoi à la vue de ces photographies de peinture
sur les fameuses barrières, cela dit les spectateurs se dissocient très nettement dans leurs
commentaires des auteurs de ces peintures. La tentative de MadGraffitiWeek sur ce projet
échoue donc d’une certaine manière au niveau de l’action des images.
Un autre type de contournement ayant lieu sur la page nous intéresse tout particulièrement,
parce qu’il n’est pas effectué par l’administrateur mais par un des membres dans le cadre
d’un commentaire en réaction à la publication suivante :
« Le graffiti du martyr Essam Atta après que ces chiens de militaires l’ont effacé »51 est le
massage linguistique apposé aux côtés de cette photographie. Ce qui nous intéresse vient par
la suite, quelques heures après la publication une dénommée Iman Helal poste un album de
50
51
Annexe MadGraffitiWeek, 12.03.10 Avec Hassan Soliman
Annexe MadGraffitiWeek, 12.04.03 « Les chiens de militaires »
324
34 photos d’Ammar Abo Bakr en train de peindre le portrait d’Essam Atta qu’elle
accompagne d’un vibrant hommage aux martyrs qui « vivent encore avec nous »52. Le
Régime supprime la mémoire visuelle des « martyrs » alors les révolutionnaires
renchérissent en reproduisant ces portraits, nous y reviendrons par la suite, ou en faisant
circuler ces images, non-déchues parce que la version urbaine aurait disparu, sur les réseaux
socionumériques afin de raviver la mémoire des « martyrs » en question.
Conclusion chapitre 4.
Au chapitre précédent nous avons pu émettre comme diagnostic l’émergence, entre autres,
d’un discours donnant lieu à la mythologie suivante : Il était une fois un éborgné, il était
une fois une victime !
Désormais la mythologie de la période analysée, solidement fondée sur une mythographie
circonscrite dans une espace urbain précis, à savoir le « sanctuaire » de la rue Mohammad
Mahmoud, faisant office de « sanctuaire d’écritures » assigné à une fonction de
recueillement et de mémoire collective par certains street artivistes, ainsi que des espaces
socionumériques également consacrés à cette sanctuarisation mythographiée, donne lieu, par
procédé métonymique encore une fois, à la conclusion suivante : Il était une fois un Ultra,
il était une fois un martyr ! Les nouveaux héros de la rue Mohammad Mahmoud et des
pages, surtout ésotériques, de notre corpus sont les « martyrs » de Port Saïd.
Ces pages socionumériques tout autant que les lieux urbains concernés produisent de
nouveaux espaces chargés de politique, devenant ainsi un enjeu majeur de lutte et de
pouvoir.
Parmi la triplicité d’Henri Lefebvre, nous constatons que cette lutte circule, va et vient, entre
les différentes conceptualisations suivantes de l’espace :
52
Ibid., pp. 2-3.
https://www.facebook.com/photo.php?fbid=281959801881932&set=a.281959321881980.63557.10000203743
8695&type=3, dernière consultation le 3 août 2016.
325
a) La pratique spatiale, qui englobe production et reproduction,
lieux spécifiés et ensembles spatiaux propres à chaque
formation sociale, qui assure la continuité dans une relative
cohésion. Cette cohésion implique pour ce qui concerne
l’espace social et le rapport à son espace de chaque membre de
telle société, à la fois une compétence certaine et une certaine
performance. [dans les termes de Noam Chomsky]
b) Les représentations de l’espace, liées aux rapports de
production, à l’« ordre » qu’ils imposent et par là, à des
connaissances, à des signes, à des codes, à des relations
« frontales ».
c) Les espaces de représentations, présentant (avec ou sans
codage) des symbolismes complexes, liés au côté clandestin et
souterrain de la vie sociale, mais aussi à l’art, qui pourrait
éventuellement se définir non pas comme code de l’espace
mais comme code des espaces de représentation.53
Ainsi cette lutte et ce « processus »54 mènent les street artivistes à tenter de maîtriser ces
trois propriétés de l’espace en invisibilisant les murs grâce à leurs trompe-l’œil performant
une disparition des « barrières » en leur octroyant une nouvelle profondeur et une nouvelle
hauteur, par l’intermédiaire des ailes qui permettent aux « martyrs » de surpasser, de
contourner ces murs.
Les murs socionumériques garantissent, quant à eux, de nouvelles spatialités proposant de
prendre le relais des murs urbains afin d’organiser la lutte, la quantifier, et encourager à la
« maintenance » des « collectifs » constitués. Ces réseaux deviennent également des espaces
de lutte, à l’instar de l’espace urbain, et créé finalement des spatialités et des temporalités
extensibles, presque infinitésimales. Nous avons vu que les actes de « suppression »
pouvaient inciter les collectifs à produire ou à reproduire ce qui a été supprimé, grâce à la
mémorisation des échanges, ils étendent leur champ d’actions.
53
LEFEBVRE Henri, La production de l’espace, Editions Anthropos, Paris, 1974, p. 42.
« Générer (produire) un espace social approprié […] ne s’accomplit pas en un jour. C’est un processus. »
Ibid., p. 43.
54
326
Chapitre 6 : La quête de l’homme providentiel, les publics
politiques en crise ?
« We are the leader we were waiting for »,
Keizer.
Nous avons choisi à titre exceptionnel de traiter parallèlement une seule et même période sur
deux chapitres distincts, estimant que chaque événement, l’un prospectif et l’autre
rétrospectif, méritait un espace qui lui serait pleinement réservé. Nous ne traiterons bien
évidemment pas ces deux événements de manière scindée puisque le tout est imbriqué dans
un seul et même contexte global. Les événements de Port Saïd ont, à coup sûr, des
répercussions sur le déroulement de la présidentielle, tout autant que les résultats de cette
élection peuvent avoir un impact sur la suite du déroulement et le dénouement de l’affaire du
« massacre de Port Saïd ». Ce sont tous ces événements que nous avons dénommés la
Révolution ou le processus révolutionnaire et qui se réduit à trois années de corpus dans la
cadre de notre thèse de doctorat, sachant que ce processus en question n’a toujours pas
touché à sa fin. Le dénouement de juillet 2013, sur lequel nous reviendrons au chapitre
suivant, ne met pas un point final à la Révolution égyptienne, loin s’en faut. Notre plan n’est
donc pas uniquement fondé sur un développement chronologique mais il se double d’une
dimension événementielle ; nous avons considéré que le « massacre de Port Saïd », tout
autant que l’attente et le déroulement de la présidentielle requéraient un traitement séparé
tout en prenant en compte le surgissement ou le déroulement d’autres événements.
Les grandes lignes du contexte dans ce chapitre1 toucheront principalement au processus
électoral instauré depuis le renversement de Moubarak en février 2011, des élections
1
Les lignes qui suivent sont principalement fondées sur les récits contextuels des chronologies formalisées
dans :
BORAÏE Sherif, Wall Talk, graffiti of the egyptian revolution, Zeitouna, Le Caire, 2012 ;
CEDEJ, « Chronologie de trois années de révolution » in Egypte en Révolution(s), Février
2014, https://egrev.hypotheses.org/1092, dernière consultation premier juin 2016 ;
et PAUL Ian Alan, « Chronology », The Conditions of possibility
http://www.conditionsofpossibility.com/chronology.html, dernière consultation le 13 septembre 2016.
Nous renvoyons donc à ces lectures ainsi qu’à la chronologie en première partie pour les faits marquants du
processus révolutionnaire s’étalant de juin 2010 à juillet 2013.
327
législatives (qui ont débuté fin novembre 2011) au second tour de l’élection présidentielle et
aux résultats de celle-ci en juin 2012. Le choix d’un nouveau dirigeant, appelé à prendre
place au palais présidentiel, toujours occupé par la même personne jusqu’à sa mort hormis
Moubarak, est-il un enjeu vital dans le processus révolutionnaire qui a démarré en 2010 ? La
recherche d’une personne destinée à gouverner le pays peut-elle remettre en question le rôle
du public politique ? A priori, non. Toutefois, les critères de sélection et de lutte visant à
imposer un candidat ou un autre peuvent mettre en péril l’existence du public constitué
jusque-là. Si l’homme en question, (il n’est visiblement pas envisageable à ce moment en
Egypte qu'une femme prenne les rennes de la présidence – même si cela est prévu par la
Constitution2), est perçu comme un fonctionnaire à la solde du public qui l’emploie, capable
de décharger ce public de certaines tâches afin de veiller à ses intérêts, cela est tout à fait
prévu dans la conception deweyienne du public politique. En revanche, si ce candidat
acquiert les traits d’un homme-providentiel censé guider un public complètement déboussolé
et qui aurait besoin de sa présence pour déterminer ses propres intérêts, il y a fort à parier
que le public politique, constitué, se désagrégera très rapidement et perdra l’essence même
de sa dimension collective ainsi que sa cohésion.
Le 28 novembre 2011 est la date du premier tour des législatives en Egypte. Premières
élections depuis le début de la Révolution et première épreuve d’un processus électoral
transparent, libre et démocratique3. Seul bémol : les bureaux de vote sont surveillés par
l’Armée comme sous l’Ancien Régime. Une forte attente entoure donc cet épisode empreint
d’une forte symbolique de transition démocratique. Bien évidemment, un taux de
participation bien plus élevé qu’à l’habitude, malgré quelques irrégularités et plaintes, et un
suivi médiatique significatif marqueront ce jour « historique » pour l’Egypte.
Les résultats paraissent le 21 janvier suivant donnant pour vainqueur le parti nouvellement
créé pour représenter les Frères Musulmans, « La Liberté et La Justice », avec 47 % des
suffrages exprimés, suivi du parti salafiste, « Al-Nour », signifiant littéralement « La
lumière », avec 24 % des votes. Ainsi les deux principaux partis religieux obtiennent une
majorité absolue à l’Assemblée Nationale pour la première fois. Suivent des anciens partis
2
Buthaina Kamel a été raillée et combattue pour sa candidature en tant que première femme concourant à
l’investiture présidentielle en Egypte. Elle a même subi, sur la chaîne nationale, une coupure de programmation
en direct pour avoir critiqué l’institution militaire.
3
Comme le montre Tewfic Aclimandos dans le cadre de son article :
ACLIMANDOS Tewfic Albert, « Comment les législatives se négocient : quelques réflexions sur les élections
égyptiennes » in BEN NEFISSA Sarah (dir.), « Egypte, Tunisie : de la rue aux urnes », CONFLUENCES
Méditerranée n°82, L’Harmattan, Paris, 2012, pp. 71-90.
328
comme le Wafd (néanmoins désigné comme le « nouveau Wafd » alors que c’est le plus
ancien parti d’Egypte), mais aussi de nouvelles forces politiques comme le « Bloc
égyptien » ou encore l’alliance de la « Révolution continue », issues de la jeunesse
révolutionnaire.
Le 23 janvier, l’Assemblée se réunit pour la première fois et les députés prêtent serment.
Lors de cette session des remous et des scènes sans précédent se produisent. Les députés
salafistes, par exemple, ajoutent de leur propre initiative une phrase à leur serment, jurant
qu’ils respecteront leurs devoirs constitutionnels si ceux-ci ne sont pas en contradiction avec
la Charia, la « loi divine » ; un brouhaha s’empare de l’Assemblée, généralement dominée
par LE parti unique et souvent bien calme, et les révolutionnaires fustigent le comportement
de ces députés qui, de la sorte, ne respecteraient pas la « mémoire des martyrs ».
Si nous considérons qu'un public politique s’était constitué en vue de la Révolution, nous
pouvons dès lors avancer que début 2012, une forte scission devient patente entre différents
publics, chacun ayant contribué au soulèvement de début 2011 mais ne souscrivant plus aux
mêmes objectifs depuis. Le 25 janvier 2012 constituera un réel tournant dans la séparation
entre révolutionnaires et partisans des Frères Musulmans. D’un côté, les révolutionnaires se
réunissent afin de sceller un nouvel engagement qui est de continuer la Révolution –
entonnant en chœur « A bas le régime militaire » – de commémorer les « martyrs » et de les
venger en atteignant les objectifs fixés au début du processus révolutionnaire. De l’autre
côté, des partisans des Frères Musulmans se postent devant le Tahrir – le bâtiment public
situé sur la place portant le même nom – célébrant leur victoire aux législatives en reprenant
des chants patriotiques. Ce geste est perçu par les révolutionnaires comme une trahison à la
promesse collective qui consistait à mettre un terme au pouvoir militaire avant de se réjouir
de quoi que ce soit. Selon les activistes, les Frères Musulmans sont désormais des
« partisans de l’Armée », qui serait prête à leur offrir la part civile du pouvoir. Cette force
politique deviendrait un appareil totalement intégré au système politique en place afin d’en
profiter, oubliant dès lors le combat mené depuis plus d’un an. Cette scission se confirmera
le 31 janvier lorsque six marches, se dirigeant vers l’Assemblée nationale, virent au combat
de rue. Ces marches, dites du « Mardi de la Détermination », étaient organisées par des
révolutionnaires en tous genres, dont des Frères Musulmans chargés de former des cordons
de sécurité. Des échanges de coups entre « Révolutionnaires » et « Frères Musulmans »
pleuvent dans tous les sens. Cet épisode en particulier cristallisera par la suite les clivages
entre ces deux forces désormais opposées. Une réelle haine se développera dans certains
329
cercles de ces deux entités, si nous pouvons nous exprimer ainsi – ces deux structures ne
jouissent pas de la même homogénéité ni de la même organisation ; les Frères Musulmans
étant une organisation bien plus ancienne, dotée d’une expérience certaine, régie par une
direction qui détermine la ligne officielle à suivre, tandis que la « jeunesse révolutionnaire »
est composée d’une multitude de groupes, récemment formés, et sans leader attitré pour
fixer un programme idéologique ou même politique.
Le lendemain, le premier février, des activistes lancent des appels à organiser des
manifestations pour le 3 février sous l’appellation du « Président d’abord ». Les Frères
Musulmans et les Salafis refusent de s’y joindre et rejettent purement l’initiative, ce qui tend
encore un peu plus les relations entre ces diverses formations « révolutionnaires », selon la
terminologie employée et déployée par chacune d’entre elles pour la part de gloire que ce
terme peut leur prodiguer. Les Frères Musulmans refusent de se joindre à cette initiative or
ils souhaitent absolument l’organisation rapide de la présidentielle puisque leur direction
estime avoir de fortes chances de l’emporter.
Au final, en guise de préparatif pour le second tour de la présidentielle, le CSFA, en passant
par l’intermédiaire d’une décision judiciaire, dissout l’Assemblée le 13 juin, ce qui a pour
conséquence d’ébranler le peu de stabilité politique dans le pays. Le premier tour de
l’élection présidentielle avait eu lieu le 24 mai, donnant comme candidats au second tour,
parmi les treize candidats : Ahmad Shafik, le dernier Premier Ministre de Moubarak et
ancien général de l’aviation militaire – tout comme l’ex-président –, et Mohammad Morsi,
représentant des Frères Musulmans et ancien détenu pendant les premiers jours du
soulèvement de janvier-février 2011. Le second tour se tiendra le 17 juin malgré la
dissolution de l’Assemblée et donnera comme vainqueur le candidat du parti de « La liberté
et la Justice » avec 51,73 % des voix. Il est déclaré vainqueur le 24 juin et prête serment le
30 juin.
Cette dissolution pourrait s’expliquer par le rôle bien « trop » pesant que l’Assemblée
prétendait acquérir face au CSFA. A titre indicatif, le 10 avril l’Assemblée propose un
amendement à une loi interdisant désormais aux cours martiales de juger des civils ; tous les
procès en cours doivent être transférés au Bureau du Procureur Général. Le 29 du même
mois, l’Assemblée suspend toutes ses sessions intimant un ultimatum au CSFA de démettre
le cabinet du gouvernement mis en place par celui-ci. L’Assemblée commençait alors à
devenir gênante et agaçante pour la gestion politique du CSFA.
330
Pendant toutes ces intrigues et ce processus électoral complètement chamboulé et
discontinu, soi-disant « démocratique » selon le CSFA qui a tout fait pour le maîtriser
comme il a l’habitude de le faire, il serait très intéressant d’observer le positionnement des
pages Facebook activistes et street artivistes composant notre corpus, toutes opposantes au
régime militaire tout autant qu’au pouvoir des Frères Musulmans, tandis que le second tour
mettait aux prises un cador de l’Ancien Régime à un membre des Frères Musulmans. Ces
communautés socionumériques, membres à part entière du public politique constitué dans
l’optique d’aboutir aux objectifs initiaux de la Révolution, sont-ils en train de transiger, de
lâcher du lest en exigeant un homme qui remplirait la fonction présidentielle comme ce fut
le cas soixante ans durant, ou réclament-elles un homme qui, à leur service, veillerait aux
intérêts du public ?
I.
Nous sommes tous Khaled Saïd dans l’attente d’un président.
Etant lui-même croyant et particulièrement pratiquant, Wael Ghonim fut partisan des Frères
Musulmans4, quelques années avant de s’engager dans le militantisme politique en faveur de
Mohammad El-Baradei et par la suite pour la défense de Khaled Saïd. Mais depuis qu’il
s’est engagé dans la campagne numérique promouvant le retour de El-Baradei en Egypte
afin de concourir à la présidentielle – voire plus tôt –, il a définitivement cessé de soutenir
les Frères Musulmans devenus dorénavant ses opposants politiques. Ainsi depuis juin 2010,
la page Nous sommes tous Khaled Saïd a quelques priorités, principalement ne jamais prêter
allégeance à une quelconque formation politique, Wael Ghonim ayant lui-même cessé entretemps de travailler bénévolement au service de Mohammad El-Baradei.
Une première occurrence médiatique, voire la seule au sujet de l’élection présidentielle au
sein de la page Nous sommes tous Khaled Saïd à travers une œuvre de street art, paraît le 21
février 2012, alors que le calendrier électoral ne sera annoncé que le 29 février suivant. C’est
l’unique référence street artistique mettant en exergue explicitement la présidentielle à venir
4
Le récit de cette tranche de vie est proposé au début de son ouvrage :
GHONIM Wael, Révolution 2.0. Le pouvoir des gens plus fort que les gens au pouvoir, Steinkis, Paris, 2012,
pp. 11-44.
331
alors que des œuvres extrêmement reconnues, que nous évoquerons plus tard dans le cadre
de l’analyse de nos autres corpora, seront créées lors de cette période. En cette fin février,
voici ce que réclame l’Admin de la page :
Cette photographie est accompagnée par le message linguistique qui suit afin de compléter
le post de Wael Ghonim :
« Un président est demandé
by: BarCode Team »5.
Reprenant le message linguistique intégré à l’œuvre proposée, l’Admin y ajoute seulement
le créateur ou le concepteur de l’œuvre qui, selon le tag en guise de signature, a été
initialement diffusée par la page AlexandriaGraffiti. Nous pouvons ainsi en déduire que
l’œuvre a été produite par ce collectif qui agit en Alexandrie. Mais ce qui importe plus, dans
notre travail, c’est la médiation de cette œuvre par la page Nous sommes tous Khaled Saïd,
lui offrant une tout autre visibilité, avec ses cinq millions de membres, contre cinq mille
pour la première page.
Alors que le calendrier de transition démocratique n’est toujours pas en place et sujet à de
nombreuses manifestations exigeant une élection le plus rapidement possible, et pendant que
la question d’une nouvelle constitution avec ou sans président se pose tous les jours, la page
5
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.02.21
332
Nous sommes tous Khaled Saïd exige un président. Mais la question subsidiaire et vitale
repose sur la nature du président « recherché »6 ou souhaité par cette communauté, qui
aspire à faire partie d’un public politique demeurant par essence supérieur et qui garderait un
droit de regard sur les fonctionnaires qui le représenteraient.
D’un point de vue « rhétorique de l’image », le président est anonyme, un visage sombre
sans trait apparent quelconque. Il n’a que les attributs, stéréotypés, d’une personne de sexe
masculin, à savoir les cheveux courts, le costume, la cravate et la situation égyptienne qui ne
peut encore admettre la prise de pouvoir d’une femme. Ce protagoniste est traversé par un
bandeau aux couleurs du drapeau égyptien et effectue un salut de présidentiable, en somme
un homme quelconque dans lequel pourrait se projeter bon nombre d’hommes politiques,
excepté peut-être les jeunes issus des mouvements révolutionnaires qui ne paraissent
publiquement que très rarement dans ce type d’accoutrement censé dans ce cas subsumer la
fonction présidentielle. Le président « demandé » semble requérir un minimum d’expérience
du jeu politique, préserver les semblants superficiels de la politique traditionnelle afin de
montrer patte blanche quant à son sérieux : une figure symbolique, conventionnelle, du
président présentée sous forme stéréotypée et ne sortant pas spécialement des
représentations préétablies et conventionnées de cette fonction aux relents « régaliens ».
Mais l’animation du débat qui suit ce post va nous aider à façonner un diagnostic du profil
du ou des présidentiables souhaités par la communauté Nous sommes tous Khaled Saïd. Dès
les premiers commentaires les exigences semblent assez claires ; parfois surprenantes mais
régies par une certaine cohérence. Par exemple,
« Mohamed Serag
ée atrDsnse isis sD ns aenr
21 février 2012, 17:57 · J’aime · 1
Elshazly Said Elshazly
edsts re eass
ersns]
21 février 2012, 17:57 · J’aime · 1 »7.
Il est relativement étonnant, voire intrigant, de constater qu'un membre de cette communauté
réclame ou souhaite l’arrivée d’un homme-providentiel, d’un guide de nature quasi-divine
supposé remettre sur la « bonne » voie les brebis égarées que sont les citoyens. Pourtant il
L’œuvre est conçue à la manière des avis de recherche « Wanted » ou « Recherché », or ce n’est pas un
criminel qui est à l’affiche mais le futur dirigeant exécutif du pays.
7
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.02.2, p. 2.
6
333
n’est pas seul à penser que l’apparition soudaine d’un homme suffisamment intelligent,
« bon » et courageux soit la meilleure option afin de remettre le pays sur de bons rails. De
nombreux membres émettent leur souhait le plus cher quant à cette personne qui occupera la
plus haute fonction étatique, c’est-à-dire qu’il soit un « bonhomme ». Ce commentaire
revient fréquemment, à vingt reprises précisément sur 404 commentaires pendant que des
termes pouvant être qualifiés de synonymes réunissent de nombreuses occurrences 8, ce qui
est loin d’être négligeable. Par exemple, ces deux réactions univoques et successives :
« Khaled Abdelaty
Un bonhomme [littéralement un mâle] est demandé
21 février 2012, 17:58 · J’aime · 1
Piqûre de rappel
L’Egypte a besoin d’un homme
21 février 2012, 17:58 · J’aime »9.
Un autre échange un peu plus loin dans la discussion nous semble intéressant et
particulièrement symptomatique de ce qui se produit au cœur de cette communauté quant à
cette thématique précise :
« Ossama Bahaa
Un bonhomme [littéralement un mâle, comme à chaque
citation] de Président est demandé au premier sens du terme
21 février 2012, 17:58 · J’aime
Nesma Shawky
Est demandéééééééééééééééééééééé un président équitable et
non pas injuste ; un président qui nous offre vraiment la
Liberté, pas seulement des paroles ; est demandé, pour être
claire et brève, un hooooooooomme qui traitera sa population
en craignant Dieu ; peu importe qu’il soit libéral ou islamique
à partir du moment où sa population le préoccupe il ne lui sera
jamais injuste
21 février 2012, 17:58 · J’aime · 1
Eng Amr Megahed
8
9
Le terme « homme » apparaît 18 fois par exemple.
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.02.2, p. 6.
334
Je ne pense pas que ce soit la solution…La solution dépend de
la personnalité même du prochain président
21 février 2012, 17:58 · J’aime
Maha M. Elgindy
Un bonhoooooomme est demandé
21 février 2012, 17:58 · J’aime
Mohamed Elkomy https://www.facebook.com/BarCodeTeam
BarCode Team | ت يم ب ارك ود
Artiste
299 J’aime
21 février 2012, 17:58 · J’aime
Âcc Gedo
En avant : Révolution, Révolution
21 février 2012, 17:59 · J’aime »10.
Hormis la promotion, régulière tout au long de cette page de commentaires, du BarTeam
Code auteur de l’œuvre, nous observons une certaine redondance dans les réactions quant au
futur président. La plus grande partie des membres s’accordent sur un point en particulier,
c’est qu’il leur importe peu le parti du candidat à choisir, ou encore ses idées, son
programme, son ancrage politicien. Tout ce qui compte c’est sa personnalité. Des résidus de
figure paternaliste, axée sur le soin que peut prendre le « père » de la patrie vis-à-vis de ses
enfants qui ne sauraient s’en sortir sans lui… En bref un homme-providentiel !
En guise de conclusion de la dernière série de commentaires, nous avons intentionnellement
terminé sur le membre qui sonne le glas de la Révolution quittant brusquement le champ de
la discussion au sujet de la personnalité, toute masculine, brave, bienveillante, réunificatrice
qu’elle soit, en hurlant sa priorité : la Révolution. Effectivement, une autre catégorie de
militants refuse ce débat qui, à ses yeux, ronge la transition démocratique en monopolisant
l’attention sur un sujet secondaire selon cette seconde catégorie de membres.
« Mohamed Reda
Après la Constitution
21 février 2012, 17:57 · J’aime
Mohamed Elfouly Vmc
10
Ibid., pp. 7-8.
335
Après plus d’une année écoulée depuis la révolution : ils sont
devenus tous des Hosni Moubarak…et nous sommes tous
devenus des Khaled Saïd
21 février 2012, 17:57 · J’aime · 6 »11.
Certains membres de la communauté adoptent donc bien une tout autre posture : celle du
rejet voire du déni de la présidentielle. D’abord, selon cette catégorie de la communauté, un
cadre constitutionnel devrait régir le processus électoral. Le second commentaire met dans
un même panier toute la classe politique, totalement en crise depuis février 2011 : entre ceux
qui comme Amro Moussa essaient de réhabiliter leur image après avoir eu des connivences
avec l’Ancien Régime et ceux qui peinent à sortir du lot des (nombreux) nouveaux
politiciens désireux de percer en tant qu’ex-résistants ou révolutionnaires, etc., tous ces
candidats seraient des nouveaux « Moubarak » opposés ainsi au « Nous » composé de
« Khaled Saïd ». Une antithèse manichéenne met en opposition ce « Nous » et un « Eux »
fait d’hommes politiques aux intérêts divergents de ceux du public politique, victime de
cette classe d’hommes marqués par une compromission patente, s’accaparant le pouvoir
pour défendre leurs intérêts privés. Ce commentaire en particulier répartissant les rôles entre
ce « Eux » et ce « Nous », entités toutes deux exclusives, a la particularité de recueillir six
mentions « J’aime », ce qui en fait le plus apprécié de cette discussion. Pourtant la première
discussion évoquée ci-dessous où les membres débattent de la virilité et du paternalisme du
futur candidat vient à la suite de ce commentaire infamant la totalité de l’échiquier politique.
Ceci signifie donc clairement que son commentaire n’a pas une répercussion concrète sur le
déroulement de la discussion qui revient très rapidement, deux minutes plus tard, sur le
terrain de la personnalité du futur « sauveur » de la « Nation ».
Hormis les nombreux posts consacrés aux nouveaux « martyrs » qui surviennent
régulièrement, et surtout le deuxième anniversaire de la mort de Khaled Saïd le 6 juin 2012,
les publications comportant des pièces de street art portant sur les élections ne sont pas très
nombreuses. Celle analysée ci-dessus est la seule conçue explicitement pour la présidentielle
et qui est diffusée par Nous sommes tous Khaled Saïd, les quelques autres que nous
dénombrons se trouvent être des œuvres pas forcément en lien avec le processus électoral
mais qui seront publiées par Wael Ghonim dans un contexte dédié aux élections. Il est par
ailleurs fort intéressant de constater que trois des quatre publications de street art concernant
11
Ibid., pp. 3-4.
336
les élections tombent à des dates charnières, à savoir les 24 mai et 24 juin 2012, dates de
divulgation des résultats respectivement du premier puis du second tour.
Le 24 mai 2012 au matin, dans l’attente de la communication des résultats et en prise aux
nombreuses rumeurs qui circulent, Wael Ghonim estime bon de publier cette œuvre de
Keizer :
A cette occasion, il reprend le message linguistique de l’artiste, « Ce que tu n’as pas vu…ne
le rapporte pas », en le précédant d’un souhait de « bonne journée » à tous suivi d’un
émoticône souriant12. Or, cette même œuvre de Keizer est reprise le 24 juin 2012 dans un
contexte sensiblement similaire, à la seule différence qu’il ne s’agit plus du premier mais du
second tour et qu’il modifie sa légende au bas de la photographie inchangée :
« Dans les heures et les jours prochains, un million de rumeurs
vont se répandre pour instaurer un climat de confusion et de
chaos et peut-être même installer la peur et probablement pour
duper les gens, donc s’il vous plaît…s’il vous plaît : ce que tu
n’as pas vu…
Ne le rapporte pas… »13.
Le changement de contenu textuel dénote une tension bien plus exacerbée qu’au premier
tour puisque désormais la victoire se joue entre un ancien membre du Parti National
Démocratique (PND), l’ancien parti unique, Ahmad Shafik et le candidat officiel de « La
Liberté et la Justice », parti des Frères Musulmans, Mohammad Morsi. Les clivages sont
12
13
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.05.24.
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.06.24.
337
donc très prononcés et les rumeurs peuvent entraîner des conséquences désastreuses. Ainsi
une insistance, à travers la répétition de la supplique « s’il vous plaît », suivant un texte
présentant les risques encourus pour le pays montrent qu’une réelle crainte du jeu et des
enjeux politiques, dans lesquels les médias prennent leur part, se fait ressentir, surtout
lorsque deux ennemis jurés se trouvent au second tour d’une élection supposée avoir des
retombées vitales et à long terme sur l’avenir du pays. L’évolution de la tension transparaît
également dans le nombre de réactions aux deux posts. La première occurrence de cette
œuvre engendre 3 987 likes [mentions « J’aime »], 1 637 partages et 366 commentaires
tandis que la seconde publication, pour sa part, génère 11 266 likes, 15 221 partages et enfin
632 commentaires. Une tout autre activité, de la part des membres de la communauté, due au
contexte immédiat bien plus tendu lors du second tour. Aucun des deux postulants se
trouvant au second tour ne recueille, a priori, le soutien de la communauté socionumérique
Nous sommes tous Khaled Saïd : étant un frère musulman, Mohammad Morsi n’obtient pas
l’assentiment de révolutionnaires vu les désaccords qui les divisent depuis quelques mois, et
Ahmad Shafik, ancien cadre du PND, et récoltera normalement les voix des « feloul », les
partisans de l’Ancien Régime.
Justement en abordant la question des « feloul », et toujours dans ce contexte de préparation
du second tour, le 15 juin 2012, cette photographie est publiée par l’Admin :
Sa légende étant :
338
« Sur le mur du siège du PND à [rue] AbdelMoneim Riyad, un
avis qui dit : inauguration prochainement »14.
Le second tour se tient deux jours plus tard et l’identité des deux concurrents est de notoriété
publique depuis trois semaines. Ahmad Shafik, dernier Premier Ministre sous la présidence
de Hosni Moubarak a de grandes chances de l’emporter. Animé par cette crainte, Wael
Ghonim décide de publier cette photographie qu’il semble trouver drôle ou du moins
intrigante et respectable parce qu’elle défend une opinion publiquement tranchée 15. Dans les
faits, les locaux du PND, à proximité de la place Tahrir sur la Corniche du Nil, ont été brûlés
le 28 janvier 2011 pendant le soulèvement révolutionnaire. Depuis un an et demi, le siège de
l’ancien parti unique périt et décrépit et cette inscription à l’entrée principale constitue une
satire acerbe à l’encontre de ce qui se produit dans l’hypocrisie la plus totale durant cette
période. Effectivement, des ex-membres du PND tentent de se réhabiliter publiquement afin
de participer au prochain gouvernement si Ahmad Shafik venait à l’emporter. Une nouvelle
expression est apparue depuis une année, à ce moment : les « feloul ». Elle désigne les
partisans de l’Ancien Régime qui trouvent un soutien de la part de l’Armée mais également
les hommes d’affaires et les hauts fonctionnaires corrompus qui profitaient du Régime en
place et qui ne souhaitent que son retour pour préserver leurs intérêts mais également par
crainte d’être inculpés pour des faits datant de l’Ancien Régime. Ainsi, la probable victoire
d’Ahmad Shafik est l’occasion pour la page Nous sommes tous Khaled Saïd, en relayant
cette œuvre d’un auteur anonyme, de moquer le « vernissage » prochain du PND qui
rouvrirait donc ses portes dès que les représentants de l’Ancien Régime reprendraient le
pouvoir.
En réaction à cette publication, 1 025 commentaires surviennent dont une grande partie sont
moqueurs comme celui-ci : « Ah parce qu’il n’est pas déjà ouvert ? […] »16. Ou encore des
commentaires profitant du post pour racoler des membres vers des pages soutenant le
candidat des Frères Musulmans en tentant d’appâter sa cible par la haine commune envers
14
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.06.15.
La mention « Un Avis » fait peut-être référence à une pièce de théâtre de 1989, portant ce titre, de Lenine ElRamli et jouée par la troupe du célèbre comédien Mohammad Sobhy. Tous les deux réputés pour leur
opposition au Régime, ils ont monté cette pièce mettant en scène un non-voyant, malicieux et rebelle, arrivant
dans une maison spécialisée pour les personnes à déficience visuelle où la direction profite du handicap des
résidents pour les exploiter au lieu de leur apporter des soins et l’attention. Une satire du Régime qui a lancé la
carrière de certains comédiens de cette pièce comme Hany Ramzy ou encore Ablaa Kamel.
Voici un lien Youtube de la pièce :
https://www.youtube.com/watch?v=eBuCdHulcbI, dernière consultation le 10 août 2016.
16
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.06.15. Commentaire de Raef Ahmed, p. 3.
15
339
Ahmad Shafik17. Un autre commentaire nous semble intéressant de par sa pertinence quant
au contexte de la parution :
« Hahahahahahahahaha
C’est comme ça que la Révolution va nous échapper bande de
fils de putes alors que vous êtes assis à penser aux élections qui
se profilent »18.
Résolument critique quant à la tenue des élections et surtout à l’égard des membres de sa
communauté qui s’y intéressent, ce dénommé Ahmed Spi accuse sa communauté d’entrer
dans le jeu politicien du CSFA et des Frères Musulmans en monopolisant l’attention
publique sur des élections qui, à ses yeux, n’ont pas lieu d’être puisque ce serait une trahison
à l’esprit même de la Révolution – à savoir obtenir d’abord un régime démocratique pour
ensuite voter pour les personnes à placer aux postes cruciaux, et non l’inverse –, ce qui
risquerait de faire périr ce combat long d’une année et demie. De cette manière, et avec
l’emploi d’une injure destinée à blesser sérieusement sa communauté, un membre prend à
parti sa collectivité et les conjure, indirectement, de ne pas contribuer à la renaissance du
Régime autoritaire qui a mis fin aux jours de Khaled Saïd mais à combattre d’abord le
pouvoir militaire en place qui tente de renouer avec l’Ancien Régime par la tenue de ces
élections.
Enfin, après l’annonce des résultats, l’Admin revient à ses habitudes à savoir de rendre
hommage aux « martyrs » à chaque moment crucial de la Révolution :
17
18
Ibid. Se référer au commentaire et aux liens de Bsant Elhadidi, p. 4.
Ibid. Se référer au commentaire d’Ahmed SPi, p. 2.
340
« Dans tous les moments de pression et de stress, de peur et de
joie, de tristesse et de suspense, d’amour et de peine, pour
lesquels nous nous sommes engagés il y a plus d’un an et
demi…dans les combats que nous avons épousés, les
confrontations dans lesquelles nous nous sommes défendus…il
y avaient des héros à qui revient tout le mérite, et tout le crédit
leur est dédié pour ce qui va encore se produire dans les années
à venir…Ils se sont sacrifiés pour que l’on vive un rêve que
nous envisagions depuis des années, ils nous ont quitté pour
que l’on récolte les fruits qu’ils avaient cultivés…Les
Martyrs…Les plus honorables d’entre nous…Nous ne vous
oublierons pas et nous continuerons votre parcours pour
réaliser vos rêves…Notre Révolution continue et elle vaincra si
Dieu le veut »19.
Les « martyrs » les plus célèbres de la Révolution sont chacun accompagnés de la date ou du
lieu où ils sont tombés en « martyrs », photographiés et diffusés par Nous sommes tous
Khaled Saïd en signe d’hommage à leur « sacrifice » effectué pour ceux qui, par voie de
conséquence, « doivent » continuer le combat. Au moment où Morsi vient d’être déclaré
vainqueur de la présidentielle et premier président élu démocratiquement dans l’Histoire de
l’Egypte, Wael Ghonim préfère se recueillir auprès de la catégorie des nouveaux héros de la
« Nation ». Ceux qui auraient vraiment tout donné sans rien attendre en retour.
19
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.06.24
341
Suite à cette publication, des messages d’hommage aux « martyrs » s’enchaînent les uns
après les autres, quelques messages de félicitations ou d’auto-félicitations des partisans de
Morsi émaillent les commentaires et surtout régulièrement des membres prêtent leur serment
à la lutte qui doit continuer.
« Mǿštąfặ Hìššêň
Révolutionnaires, libertaires, nous continuerons jusqu’au bout
24 juin 2012, 17:02 · J’aime · 2 »20.
Ce membre entonne, à l’écrit, l’un des chants révolutionnaires fondé sur une rime qui
termine chaque unité de la phrase. Tandis qu'un autre reprend également un des cris
révolutionnaires :
« Mo Kadib
Nous ne partirons pas…les militaires partiront
24 juin 2012, 17:02 · J’aime »21.
Ainsi, après une période de balbutiements et d’hésitations, le jour de la victoire de
Mohammad Morsi la communauté Nous sommes tous Khaled Saïd, en s’appuyant sur son
origine « martyrologique », déclare, promet et s’engage à continuer le combat.
La recherche d’un homme-providentiel n’aura pas mis un terme à l’existence de la
communauté ou du moins ne serait-il pas le « sauveur » attendu par ce collectif en question.
II.
Graffiti in Egypt, les élections aux « mains » de l’Ancien
Régime.
Concernant le traitement médiatique des élections par Graffiti in Egypt, nous nous
concentrerons principalement sur deux œuvres, particulièrement saillantes concernant les
événements en cours, et leur évolution dans le temps au sein du dispositif socionumérique.
Sans vouloir digresser longtemps, ces mêmes œuvres connaîtront un parcours très similaire
sur MadGraffitiWeek, nous ne les reprendrons pas dans le détail lorsque nous aborderons ce
20
21
Ibid., p. 2
Ibid., p. 3.
342
média, nous développerons dès lors une dimension « active » moins présente sur Graffiti in
Egypt.
Deux fresques ont été l’objet d’une circulation socionumérique intense et d’une lutte
acharnée entre les autorités et les street artivistes. Peintes, effacées, puis repeintes à
plusieurs reprises, ces fresques visant très clairement l’élection présidentielle vont
cristalliser la haine entre le pouvoir en place et les artistes auteurs des œuvres en question.
Ce que Béatrice Fraenkel appelle l’« acte de cancellation »22, au Moyen-Âge, cela consistait
à barrer d’un « X » un acte aboli ou annulé ; dans le cas de la censure a posteriori d’œuvres
street artistiques nous nous trouvons face à un acte de « suppression », nous dirons, d’une
trace sémiotique annulant la signature activiste/artiviste, opéré par le pouvoir grâce à sa
domination sur l’espace public urbain.
Le trois mars 2012, pour la première fois, la fresque « Celui qui a délégué n’est pas mort »
est diffusée par l’Admin de Graffiti in Egypt :
L’œuvre d’Omar Picasso, de son vrai nom Omar Fathi, membre de l’Union des artistes de la
Révolution et ancien caricaturiste23, met en scène une face coupée en deux reprenant la
moitié du visage de Moubarak sur la droite et l’autre moitié composée du visage du
maréchal Tantawi, à la tête du CSFA et donc du pays depuis la chute de Moubarak. Le tout
surgissant de l’expression, issue du détournement, à une consonne près, d’un proverbe
égyptien, « Celui qui a délégué n’est pas mort ». Effectivement, en Egypte une expression
idiomatique dit « Celui qui a engendré n’est pas mort »24. Celui-ci se dit généralement de
22
FRAENKEL Béatrice, La signature, Genèse d’un signe, Gallimard, coll. « Bibliothèque des HISTOIRES »,
Paris, 1992, p. 51.
23
KLEMENZ Lisa et VILLIAUME Leslie, Graffiti baladi. Street art et Révolution en Egypte, Ominiscience,
Montreuil, 2014, p. 116.
24
Littéralement « Celui qui engendre n’est pas mort », cette expression pourrait être l’équivalent du « Les
chiens ne font pas des chats » en français, en y ajoutant cette puissante connotation masculine. Le verbe étant
343
l’héritage « sanguin » d’un père à son fils : pour complimenter un père ou bien un fils, cette
expression peut être usitée afin d’exprimer l’admiration face à la ressemblance de
comportement qu'un fils peut développer à l’égard de son géniteur. Normalement, cette
expression se dit toujours lorsqu’il s’agit d’une qualité transmise par le père à son fils : un
proverbe à connotation patriarcale à la louange du procréateur qui saurait transmettre ses
qualités à ses enfants et ainsi maintenir un contrôle sur eux grâce à son instruction.
Concernant l’œuvre, photographiée ci-dessus, l’artiste, repris par Graffiti in Egypt qui
n’ajoute aucun commentaire linguistique lors de ce premier post, détourne ce proverbe en y
ajoutant une part intentionnelle, la dimension active étant ainsi renforcée, dans la
modalisation verbale. « Celui qui a engendré » transmettrait un code génétique à son enfant
quoi qu’il advienne, or la « délégation » n’est pas un processus de transmission « naturelle ».
Moubarak, même déchu, aurait donc choisi Tantawi pour le suppléer ou pour être dans la
continuité de ce qu’il a accompli. Comme pour une relation père-fils, il arrive que cette
expression soit employée suite au décès du père afin de signifier que celui-ci a bien fait son
« travail » de procréateur en léguant un comportement empli de dignité, de fierté, de
responsabilité et globalement adéquat pour affronter les épreuves de la vie. Le père est mort,
vive le père ! En somme, cette expression remaniée pourrait traduire ce concept régalien
appliqué au chef de famille. Toute l’idée est donc détournée et transvasée à un tout autre cas
de figure, à savoir la chute de Moubarak et le lègue laissé au CSFA et plus particulièrement
Tantawi, son fidèle compagnon de route depuis des décennies. Ainsi Moubarak, même
absent de la scène politique depuis sa déchéance, est toujours présent et actif en la personne
de Tantawi, qui continue de le faire vivre à travers son action au sein de la plus haute
institution militaire qui régit le pays. Ils sont finalement les deux faces d’un même visage.
Ils forment une seule et même entité, ou plutôt identité. Le CSFA au pouvoir est donc
déclaré et perçu comme un appareil de l’Ancien Régime qui ne fait que prolonger le système
politique installé par Mohammad Hosni Moubarak.
Cette même œuvre, ou bien un remaniement de celle-ci, est publiée également à la date du
22 mai 2012 par Graffiti in Egypt :
au présent de l’indicatif conjugué à la troisième personne du singulier, au masculin, il est rare d’entendre cette
expression énoncée pour une relation mère-fille. Si cela concerne une fille, le trait de caractère évoqué
proviendra du père et aura certainement un caractère supposé « masculin ».
Par ailleurs, le proverbe a été traduit par « Celui qui a des enfants ne meurt jamais » par Pascal Zoghbi et Don
Karl.
ZOGHBI Pascal et DON KARL, Le Graffiti arabe, Eyrolles, Paris, 2012, p. 40.
344
Une polyphonie et une dissonance ressortent de cette photographie comportant nombre
d’œuvres et inscriptions murales de différents auteurs se partageant le même espace
d’écriture sanctuarisé, rue Mohammad Mahmoud, et ce mur en particulier, coin de rue
extrêmement prisé par les artistes en tous genres25. Mais cette photographie de Beshoy
Fayez, l’un des photographes les plus actifs et réactifs quant aux nouveautés street
artistiques de la Révolution au Caire, a un tout autre intérêt lors de sa publication sur Graffiti
in Egypt. D’ailleurs, voici la légende qui complète ce post :
« Chaque fois que tu effaceras nous redessinerons fils de
femelles
Jamais je ne te ferai confiance, plus un jour de plus sous ta
gouvernance
by : Omar Picasso ( Artist Of Tahrir Square Artiste de la Place
) Omar Picasso )…..( »26.
Les autorités ont repeint l’œuvre en blanc la veille et l’artiste Omar Picasso a repeint de
nouveau, en réaction à cette censure a prosteriori, la même fresque presque à l’identique. En
effet, elle a évolué, et s’est amélioré entre-temps, en rapport avec les circonstances de
l’actualité. Le 22 mai 2012, deux jours avant la divulgation des résultats du premier tour de
la présidentielle, règne la crainte de voir les prétendants liés à l’Ancien Régime atteindre le
second tour. Tous les révolutionnaires connaissent bien la machine militaire qui a l’habitude
Récit par Mona Abaza de…
ABAZA Mona, « The Dramaturgy of A Street Corner »
http://www.jadaliyya.com/pages/index/9724/the-dramaturgy-of-a-street-corner, dernière consultation le 14 août
2016.
26
Annexe Graffiti in Egypt, 12.05.22. Tout ce qui est retranscrit en français était en arabe dans le texte, et les
contenus en anglais l’étaient déjà dans le texte d’origine, d’où la répétition en toute fin de citation.
25
345
de se mettre au service, lors de tous types d’élections, des candidats qui protègent ses
intérêts. Ainsi, Omar Picasso a ajusté sa célèbre fresque en accompagnant le maréchal
Tantawi de nouveaux visages, ou moitié de visages, qui sont ceux d’Amro Moussa et
Ahmad Shafik. Ces deux figures seraient donc selon l’artiste des successeurs à part entière
de l’héritage de l’Ancien Régime, renforcée sous la houlette de Moubarak. Graffiti in Egypt
en postant cette photographie de la fresque, remise à jour, prend parti en injuriant le CSFA
pour avoir supprimé les traces murales de la Révolution et s’engage à défier les autorités à
chaque fois que celles-ci tenteront de détruire l’autel de la mémoire collective
révolutionnaire. Ainsi l’action du pouvoir, en supprimant les œuvres street artistiques et/ou
street artivistes, permet aux auteurs de proposer des versions nouvelles et bien souvent
améliorées de leurs créations et de s’adapter à l’actualité en cours. Cela créé également une
grande attente voire, désormais, une campagne qui portera le nom de « Efface nous
redessinerons, (fils de…) ». La censure entraîne un trou d’air dans lequel s’engouffrent les
artistes révolutionnaires ainsi que les communautés socionumériques, surtout celles qui sont
composées essentiellement de street artistes ou de suiveurs initiés à cette pratique.
Une épreuve de force s’engage entre les autorités et les street artivistes pour évaluer qui aura
la plus grande détermination. Dans son ouvrage La dimension sacrificielle de la guerre,
Abu-Bakr Abélard Mashimango, cite des travaux de Fredéric Gros, dont « cinq
configurations morales inspirées du fracas des batailles ». L’une d’entre elles correspond
fortement au bras de fer entamé entre les autorités et les street artivistes, celle du :
« tenir bon : le courage, l’endurance, l’ardeur, l’héroïsme, la
constance et la maîtrise de soi »27.
Sur ce même post, nous pouvons observer un autre phénomène d’accentuation des clivages
politiques entre différents publics politiques qui commencent à s’affronter de plus en plus
directement. La polyphonie, évoquée plus haut, prend sens lorsque nous en arrivons au
dernier commentaire réagissant à cette publication.
« Mohamed Samara
https://www.facebook.com/photo.php?fbid=306765286071224
&set=a.155691071178647.38659.155662224514865&type=1
&theater
27
MASHIMANGO Abou-Bakr Abélard, La dimension sacrificielle de la guerre. Essai sur la martyrologie
politique, L’Harmattan, Paris, 2012, pp. 123 et suiv.
346
Café des socialistes à Remainders End
Les jeunes des Frères se chargent de supprimer un graffiti qui
« ne leur plaît pas »…..Bienvenue à la répression de la
créativité à l’époque des islamistes
22 mai 2012, 19:37 · J’aime »28.
Dans le coin gauche de la photographie publiée par l’administrateur de la page Graffiti in
Egypt, nous pouvons apercevoir l’une des œuvres qui dépeint un candidat chauve et barbu à
la grimace assez sévère, lui conférant un air pas très commode, et portant sur son torse le
logo du parti « La Liberté et La Justice», le personnage représenté étant dominé par le
message linguistique suivant : « Nous sommes ravis de vous présenter le candidat des
Frères ».
Un membre de la page fait suivre un post du Café des socialistes29, reprenant le texte initial
tel quel, par essence opposé aux Frères Musulmans. Ce type de réactions assimile la
Jeunesse des Frères, et par extension les Frères, au pouvoir en place puisqu’ils procèdent de
la même manière lorsqu’ils se sentent attaqués. Depuis l’insurrection du début de 2011 et la
chute de Moubarak, une tripartition était observable entre les révolutionnaires, plutôt de
28
Ibid., pp. 2-3.
Cette page Facebook créée en 2011 a pour mission de « répandre la justice sociale parmi tous »
https://www.facebook.com/uesycfe/?fref=nf, dernière consultation le 14 août 2016.
29
347
gauche sur un échiquier politique à la française, les partisans des Frères et enfin les
« feloul », partisans de l’Ancien Régime, dont une campagne a rapidement surgi après la
déchéance de Moubarak qui a été appelée « Excuse-nous Rayess », à l’adresse de ce dernier.
Même si d’autres forces pouvaient aspirer à prendre place dans le jeu politicien, elles
restaient minoritaires ou agissaient en partenariat avec ces trois courants majoritaires.
Depuis quelques mois, et surtout la fin 2011 et le début de l’année 2012, les clivages se font
ressentir entre révolutionnaires et Frères alors qu’ils étaient unis contre le Régime militaire
jusqu’à la tenue des premières élections législatives et surtout la mise en place du calendrier
électoral en vue de la présidentielle.
Les révolutionnaires voient dans les Frères une force qui joue le jeu du pouvoir afin de s’y
glisser et les Frères perçoivent les révolutionnaires comme une jeunesse sans expérience qui
plongera le pays dans le chaos alors qu’ils espèrent enfin accéder au pouvoir après quatrevingt années de pérégrinations, entre interdiction et tolérance surveillée. Ainsi, et ce depuis
le 25 janvier 2012 et la célébration du premier anniversaire de la révolution, aux yeux des
révolutionnaires, les « feloul » et les Frères ne font désormais plus qu'un. Une bipolarisation
clivante qui va exacerber les tensions entre ces deux forces, qui ont jusque-là participé
ensemble au processus révolutionnaire. Et ce commentaire entre totalement dans l’esprit de
la communauté Graffiti in Egypt, accusant les Frères d’opter pour les méthodes du régime
militaire à savoir la répression dès qu'un discours les dérange.
En publiant cette fresque qui dénonce la « planification » héréditaire du régime militaire, la
communauté Graffiti in Egypt prend pour adversaires le régime militaire en place mais aussi
les partisans des Frères.
Dans le même esprit, le 9 mai, en préparation de la présidentielle imminente, voilà une autre
fresque publiée par Graffiti in Egypt :
348
Inspiré du personnage le « Joker » de Batman, ce marionnettiste, œuvre des collectifs
MadGraffitiWeek et Graffiti in Egypt, sera plus communément appelé « La Marionnette ».
Ce « méchant » au sourire du joker et à la casquette militaire, incluant une tête de mort en
lieu et place de l’aigle des forces de l’ordre égyptiennes, guide différents pantins de ses deux
mains omnipotentes et toutes-puissantes, décidant de l’action de ces marionnettes en
costume-cravate sans tête. Cet anonymat permet d’apposer tout type de visage à ces poupées
totalement sous contrôle. La publication n’est pas seulement composée de cette
photographie mais elle est suivie du message linguistique ci-dessous :
« Graffiti In Egypt
Dédicace de la part de Graffiti In Egypt | & اسبوع الجرافيتي العنيف
MAD GRAFFiTi WEEK
A tous les conseils du pays
L’assemblée nationale…le conseil
candidats à la présidence…les partis
des
ministres…les
Bonne année à vous émoticône smile
Joyeuses élections présidentielles émoticône grin
– avec Ahmad Shahin, Muhamett Maher, Amr Nazeer et 26
autres personnes.
349
J’aime · Commenter · Partager · 9 mai 2012 »30.
Ainsi le média en question se dissocie purement et simplement des institutions politiques en
place ou à venir. En s’adressant à « eux » de cette manière, à savoir une « dédicace » ciblée
à certaines assemblées ainsi qu’aux différentes représentations politiques traditionnelles,
Graffiti in Egypt, qui ne se sent absolument pas concerné par la tenue de la présidentielle,
leur souhaite de s’amuser en continuant à contrôler les élections comme ils ont l’habitude de
le faire. Graffiti in Egypt, associé à MadGraffitiWeek, en souhaitant de « joyeuses
élections » à ces représentations se désengage et s’exclut totalement de ce processus
électoral censé faire événement dans l’Histoire égyptienne contemporaine, puisque le
gagnant serait le premier président élu au suffrage universel direct. Ces pantins, sans tête,
sont donc des candidats quelconques sur le point d’être manipulés par le marionnettiste au
sourire diaboliquement ravageur et esthétiquement parfait, et comme tout « méchant » qui se
respecte, il effectue le mal en y éprouvant un malin plaisir. Notons au passage que ces
candidats sont au nombre de cinq, ce qui était improbable avant le soulèvement du début
2011. Ils demeurent néanmoins dans le stéréotype de l’homme politique, par essence
masculin, et entrent dans la caricature du parfait candidat accoutré selon certaines règles
c’est-à-dire vêtu d’un costume noir et d’une cravate noire pour répondre à une certaine
normativité sociale. Ces pantins sont donc similaires, peu importe leur idéologie et leur
ancrage partisan, ils sont tous logés à la même enseigne lorsqu’il s’agit de postuler à la
présidence égyptienne, à savoir se mettre au service et à la merci du dirigeant suprême :
l’Armée !
Cette même fresque sera l’objet de plusieurs reprises dont les trois suivantes :
La première, de gauche à droite, est publiée le 21 mai, soit un jour avant la republication de
la première fresque « Celui qui a délégué n’est pas mort » après avoir été redessinée et ce
pour les mêmes raisons. La légende qui complète ce post dit :
30
Annexe Graffiti in Egypt, 12.05.09.
350
« (((((((: !!!!! Meeeeeeerde notre travail a disparuuuuuu
Je ne vais plus parler à partir de maintenant, sérieux les paroles
seront des actes et du travail pas juste des mots :|
Gare à la colère du patient s’il se fâche »31.
Sur ce photomontage proposant un après et un avant l’acte de suppression de la part des
autorités, nous pouvons apprécier la « marionnette », en cours de disparition sur la gauche,
et cette même fresque republiée sur la droite. L’acte de censure offre une opportunité à
l’Admin de remettre sur son mur l’œuvre transgressive, alors que le premier tour est sur le
point de se tenir trois jours plus tard. Et surtout, cet acte de censure des autorités, supprimant
cette « Marionnette » à quelques pas du Ministère de l’Intérieur lors de ce contexte tendu,
contraint l’Admin à performer un acte de langage « promissif » dans lequel il menace ces
mêmes autorités d’avoir désormais une réaction potentiellement violente et qui va se traduire
par des actes et non plus des paroles. En terminant son post par une expression égyptienne
qui met en garde celui qui cherche à enclencher la colère d’une personne « patiente » voire
« tolérante », il se permet de convoquer, en usant de « l’arme absolue » de nos sociétés à
savoir la citation32, un savoir populaire émanant donc d’une vérité incontestable puisque
constituée voire instituée au fil du temps par l’assentiment de tout un chacun. Ces vérités
« absolues » seraient donc incontestables puisqu’elles ont reçu l’aval de toute une société
avec toutes ses strates et tout un historique frappé du sceau de la sagesse populaire. Et les
actes vont rapidement arriver puisque le premier juin deux posts sont consacrés à la
suppression de cette fresque et surtout à sa recomposition. Au moment où est discuté à
l’Assemblée nationale le projet de loi d’isolation – qui voudrait exclure des prochaines
échéances politiques les personnes ayant eu des responsabilités durant les dix dernières
années de l’Ancien Régime – cela aurait pour conséquence de mettre fin à la candidature
d’Ahmad Shafik, qui se trouve au second tour et bouleverserait donc toute la présidentielle.
De même, des campagnes commencent à être lancées ce jour-même afin de boycotter le
second tour. Ne souhaitant pas choisir entre « deux diables »33, l’Admin de Graffiti in Egypt,
l’une des communautés activistes instigatrices de cette campagne, propose de répondre à la
suppression d’une fresque en la repeignant. Dans les faits, les collectifs d’artistes
MadGraffitiWeek et Graffiti in Egypt ne la repeignent pas telle quelle mais en profitent
31
Annexe Graffiti in Egypt, 12.05.21
Troisième constat de la sémiotique du croire selon Frédéric Lambert, en citant Michel de Certeau : « La
citation sera l’arme absolue du faire croire ».
33
Boraïe, 01/06/12.
32
351
également pour la remettre au goût du jour. Une adaptabilité provoquée par les autorités et
qui se retourne contre elles. Effectivement, à l’instar de la première fresque étudiée plus
haut, les mêmes mécanismes sont réitérés puisque la fresque est reproduite le premier juin à
la seule différence que les candidats du second tour sont désormais connus. Dès lors, six
ficelles sont aux mains du marionnettiste, inchangé, au bout desquelles pendent Mohammad
Morsi ainsi qu’Ahmad Shafik, les deux prétendants à la victoire finale dans leur costume et
leur pose d’apparat, et quatre squelettes gesticulant et souriant niaisement, représentant les
candidats éliminés. La rhétorique n’a donc pas tellement évolué : tout vainqueur serait sous
l’emprise du marionnettiste, symbolisant la « méchante » Armée égyptienne. Frère ou
membre de l’Ancien Régime, le résultat serait identique.
Afin d’approfondir quelque peu l’analyse, nous devons passer par l’analyse des posts dans le
détail. L’image centrale a été publiée dans la nuit du premier juin, juste après l’exécution de
l’œuvre, surplombant ce message linguistique :
« La nouvelle marionnette émoticône grin
Aucune validité des élections sous le pouvoir militaire
#Boycottons
Graffiti In Egypt
| اسبوع الجرافيتي العنيفMAD GRAFFiTi WEEK »34.
Toujours sous l’égide des liens Facebook de Graffiti in Egypt et MadGraffitiWeek en tant
qu’auteurs de la fresque, l’Admin propose la nouvelle version de la « Marionnette » et
proclame son intention de boycotter le second tour de la présidentielle, incitant tout un
chacun à en faire de même par l’emploi du hashtag « #Boycottons » dont la page est l’un des
collectifs activistes à l’initiative de cette campagne de mobilisation. De plus, il donne
l’explication en amont à cette campagne, à savoir qu’aucune élection ne devrait se tenir sous
le pouvoir militaire. Ce qui se passe dans les faits à ce moment en Egypte, c’est que les deux
candidats qui se retrouvent au second tour ne satisfont pas une large frange de la population
et en particulier les révolutionnaires. Pour ceux-ci, avoir ce type de choix cornélien
équivaudrait à devoir sélectionner entre la peste et le choléra pour mener le pays vers sa
ruine, ou du moins un net retour en arrière serait la seule issue du second tour. Ainsi la seule
alternative possible serait d’annuler tout simplement cette présidentielle, d’exiger un pouvoir
34
Annexe Graffiti in Egypt, 12.06.01 MGW
352
politique civil, une constitution rédigée par des civils et enfin un processus électoral régi par
ce nouveau cadre « légitime » et non imposé par coercition.
Quant à l’image de droite, focalisée sur les deux candidats finaux, elle est accompagnée du
texte suivant :
« Les Frères fils de femelles @:@:@:
Une roue de secours qui restera une roue de secours
Fils de femelles »35.
Le 15 avril, la Commission des élections avait fixé la liste définitive des candidats à treize,
excluant entre autres Khairat el-Shater, premier choix de la direction des Frères Musulmans.
Par conséquent Mohammad Morsi, second choix donc du parti « La Liberté et La Justice»,
sera raillé et moqué, à partir d’une conférence de presse à el-Mansoura qui s’est tenue le 22
avril36, alors qu’il arrive accompagné de Khairat el-Shater en personne. Il sera accueilli par
nombre d’activistes révolutionnaires portant des pancartes le désignant comme « la roue de
secours ». Cette appellation lui collera à la peau pendant toute sa présidence, elle sera même
l’objet d’œuvres street artistiques pendant les échéances électorales37 et par la suite.
35
Annexe Graffiti in Egypt, 12.06.01 Les Frères fils de femelles.
L’insulte employée prolifère dans les milieux anti-Frères, elle se traduit littéralement par « femme » mais se
rapproche plutôt de l’usage du terme « femelle » en français. Il serait toutefois l’équivalent de « garce » en
français, puisque ces deux mots connaissent une évolution quelque peu similaire. « Femelle », à l’instar de la
langue anglaise détermine seulement une personne de sexe féminin mais est devenu en Egypte au fil du temps
une injure, « garce » étant le féminin de « garçon » également a acquis une dimension injurieuse comme si le
fait d’être d’appartenir au sexe féminin pouvait être reprochable ou méprisable, et assimilé à une position de
faiblesse, d’infériorité, voire de souillure potentielle au niveau des mœurs.
Injure grave, au sens où l’homme injurié ne serait pas le descendant d’un homme mais, par déduction, d’une
femme, ou bien « élevé par une femme » comme le dit une autre expression injurieuse, il n’aurait donc aucune
virilité. Les valeurs et principes ne se transmettraient que d’homme à homme.
En s’appuyant sur KNIBIEHLER Yvonne, BERNOS Marcel, RAVOUX-RALLO Elisabeth et RICHARD
Eliane, De la pucelle à la midinette. Les jeunes filles, de l’âge classique à nos jours, Paris, Messidor/Temps
actuel, 1983, Anne Saouter nous apporte un précieux éclairage au sujet de la carrière des termes « garce » et
« fille » en France :
« […] à partir du XVIe siècle, le mot « fille » supplante celui de « garce ». Alors que « garce » et « garçon »
étaient employés pour désigner les jeunes indépendamment de leur famille, « fille » et « fils », quant à eux,
appartiennent au vocabulaire de la filiation. En rendant « garce » péjoratif, pour ne plus utiliser que le mot
« fille », la langue a ainsi imposé une vision restrictive du destin féminin, refusant « à la fille toute existence
autonome, toute distance par rapport au père ; c’est aussi lui faire intérioriser ce refus ». »
SAOUTER Anne, Des femmes et du sport, Payot, Paris, 2016, pp. 29-30.
36
BORAÏE Sherif, Wall Talk, graffiti of the egyptian revolution, Zeitouna, Le Caire, 2012, p. 585.
37
Annexe Graffiti in Egypt, 12.05.07 La candidat Michelin.
353
Nous constatons, grâce à ce gros plan opéré sur la face des deux candidats, que le visage de
Mohammad Morsi a déjà été dégradé et son nom lui a été accolé, certainement par un tiers,
et surtout le post ne se concentre que sur sa personne et son parti. Aucune mention n’aborde
le candidat Ahmad Shafik, pourtant militaire de carrière et membre actif de l’Ancien Régime
sous Moubarak. Néanmoins celui-ci sera attaqué dans d’autres posts. A cette occasion seuls
les Frères, qui semblent être des favoris aux yeux de Graffiti in Egypt, sont pris à parti
puisqu’ils constituent le risque des lendemains, côtoyant le danger d’hier et le rejoignant en
quelque sorte. En se retrouvant sous le contrôle du même marionnettiste, un des symboles de
l’Ancien Régime et le symbole actuel des Frères sont posés sur un même pied d’égalité et
représentent un risque similaire, selon cette communauté d’artistes et d’initiés. Aucune
différence ne paraît distinguer ces deux forces politiques dans la perception et les choix
discursifs de Graffiti in Egypt.
III.
Keizer, la crainte des Frères tout autant que de l’Ancien
Régime.
Keizer tient également un discours assez homogène mettant dans un même panier les Frères
et les anciens cadres du Régime précédent, par ailleurs toujours en place puisque l’intérim
est assuré par le CSFA. Cet artiste craint ces deux forces politiques, les seules à être
suffisamment organisées pour prétendre sérieusement à une victoire à la présidentielle de
juin 2012.
354
Afin de les mettre tous dans le même paquet, il commence par faire référence à l’une des
figures montantes de l’humour en Egypte. Depuis les débuts de la Révolution, un dénommé
« Zalata [petit caillou] Daebesh » fait fureur sur les réseaux sociaux et en particulier sur
Youtube en postant des vidéos où il analyse les faits politiques en cours en Egypte.
Seulement, il le fait en prenant des allures d’un attardé ayant de sérieuses difficultés
dyspraxiques. Ce ton ironique et sa satire ont au début soulevé de nombreuses questions,
certains pensant qu’il ne jouait aucun rôle et qu’il était tout à fait naturel, d’où la puissance
de la performance pour ceux qui ont accédé à la part satirique de ses messages.
Effectivement, il entre dans la peau d’un « idiot » de milieu modeste soutenant l’Ancien
Régime, le tout avec un discours simplet et manichéen, soutenu par un argumentaire
complètement absurde. Il s’est fait notamment connaître par cette phrase et la pose que
Keizer reprend dans son pochoir : « Allez tous vous faire foutre »38 adressée à tous ceux qui
seraient en désaccords avec lui. Seulement cette image est postée sur le Facebook de l’artiste
à la date du 21 mai en prélude de la tenue de la présidentielle. Tous les candidats seraient
38
Littéralement « Maudits soient vos pères à tous ».
355
maudits donc par ce personnage haut en couleurs, sous la bombe de Keizer. Par ailleurs, le
lendemain une vidéo de « Zalata » apparaît sur Youtube où « le meilleur analyste politique
d’Egypte », dans toute sa splendeur, soutient « officiellement » le général Ahmad Shafik39.
Quelques semaines plus tard, alors que les élections approchent, voici comment, par
l’intermédiaire d’une affiche, Keizer définit les « modalités de vote » :
Pour une fois, le street artiste ne procède pas avec son art de prédilection mais opte pour un
design qu’il ne diffuse qu’à travers les réseaux socionumériques. Qualifiant son montage de
« Modalité de vote », il y assimile deux étapes : cocher le nom du candidat et ensuite mettre
le bulletin dans l’urne. Seulement, cette urne en question a été détournée en postérieur.
Rappelons que Keizer se revendique comme un anarchiste. Les élections menant à des
représentativités seraient donc a fortiori une agression anale subie par la population de la
part des institutions politiques et de ceux qui détiendraient un pouvoir quelconque. A noter
que le « nom du candidat » dans l’étape numéro 1 de son affiche est qualifié ainsi, aucune
désignation nominative n’est proposée afin de choisir un candidat, celui-ci se réduit à son
rôle de candidat, peu importe finalement son appartenance à un parti ou à un autre.
39
« Zalata Dabash supports Ahmed Shafik »,
https://www.youtube.com/watch?v=Ex_5l7txO2s, dernière consultation le 17 août 2016.
Par la suite, ce même « Zalata », une fois son identité de comédien mise en lumière, aura sa propre émission,
dès 2013 sur une chaîne égyptienne transnationale Al-Hayat 2, le Zalata Show dont nous pouvons voir de
nombreux épisodes sur Youtube dont voici un lien vers la première
https://www.youtube.com/watch?v=4Kn6FSTiJXM, dernière consultation le 17 août 2016.
356
En abordant justement les distinctions partisanes et politiciennes, Keizer a eu une vision
particulière de l’échiquier politique égyptien, mais pas singulière, puisqu’elle rejoint ce que
nous avons vu auparavant. Le 5 juin, pendant l’entre-deux tours, cet arti(vi)ste définit la
politique politicienne égyptienne comme une étendue de squelettes composée, de droite à
gauche, de « libéraux », de « socialistes », de « gauchistes », de « chrétiens » et de
« Frèristes ». Cinq camps politiques qu’il décide de mettre à égalité dans une fresque ne
faisant aucune distinction entre des idéologies a priori variées et distinctes. Tous se valent,
pour l’anarchiste Keizer. Et au-delà de cette univocité, ces partis acquièrent des traits de
squelettes livides et complètement inanimés. Ces partis en question, censés représenter les
différentes franges d’une population, se trouvent être décédés aux yeux de Keizer. Dans un
esprit et un contexte quelque peu éloignés, Keizer reprend le même procédé qu’Oliviero
Toscani pour Benetton dans les années 1980, en particulier la disposition de trois cœurs tout
à fait identiques sur fond blanc mais surplombés d’une indication linguistique propre à
chacun donnant la couleur d’une personne représentée par un de ces cœurs – « White, Black,
Yellow » – performant ainsi un acte de langage antiraciste véhiculant l’idée que l’humanité
est composée de personnes aux apparences externes légèrement différentes mais aux
357
caractéristiques physiologiques parfaitement identiques. Keizer fait ainsi de l’échiquier
politique égyptien, allant d’un extrême à l’autre, une seule et même entité absolument
homogène dotée d’un immobilisme et d’une inactivité à toute épreuve puisque toutes ces
divergences ont été frappées par la mort.
Chacun en prend pour son grade au sein du dispositif médiatique de Keizer, et plus
particulièrement les forces politiques significatives à savoir les Frères Musulmans et le
régime militaire.
Nous avons sélectionné trois de ses publications concernant les Frères Musulmans lors de
cette période courant de février à juin 2012, publications que nous avons considérées comme
suffisamment symptomatiques de son discours quant à cette organisation politique
désormais autorisée. Le 21 avril, alors que le nouveau parti reprenant l’idéologie politique
des Frères Musulmans déclare vouloir se présenter à toute investiture politique et alors qu’il
domine l’Assemblée nationale avec à ses côtés le parti salafiste « el-Nour », Keizer qualifie
la « confrérie » de « connerie ». Dans la seconde image, postée le même jour, il reprend le
logo du parti « La Liberté et La Justice » en lui trouvant un nouveau slogan : « Le mensonge
est la solution ». Enfin, le 2 juillet, peu de temps après les résultats définitifs de la
présidentielle et la victoire proclamée de Mohammad Morsi, Keizer moque ce succès
électoral en signant un mur d’une police pompeuse et semblant provenir d’une
correspondance privée avec ses lettres arrondies tout en mouvement, à l’aide d’un pochoir
« Morsy Beaucoup ». Raillant les citoyens qui lui ont permis de se retrouver à ce poste, cet
artiste les remercie par la formule de politesse consacrée provenant du français, la
détournant en l’adaptant à la situation locale. Il faut savoir qu’en Egypte, pour dire merci il y
a des mots aux origines arabes ou dialectales mais également le terme français « merci » qui
est employé régulièrement, prononcé avec un accent arabe bien évidemment, c’est-à-dire en
roulant le R, néanmoins le mot français est utilisé au quotidien. Ainsi son pochoir satirique
atteint, quant à sa signification, tout un chacun ; il est compréhensible et accessible.
358
Pour ce qui est de l’autre camp fort de la politique égyptienne de cette période, à savoir les
« feloul » et les adeptes de l’Ancien Régime encore éligibles, ils reçoivent un traitement
assez similaire dans le discours de Keizer.
Le 26 avril, Keizer ou plutôt l’administrateur de sa page Facebook publie la première image
qui, comme souvent, propose une composition graphique en quatre parties. La première en
guise de titraille composée d’un message linguistique inaugural, puis un élément
iconographique suspendant le message linguistique, qui est complété dans une troisième
entité, et enfin sa signature traditionnelle en rouge ou en noir, comme c’est le cas ici. Cette
image comporte le buste d’un homme vêtu d’un traditionnel costume-cravate, faisant face au
spectateur même s’il se cache derrière ses lunettes aux verres assez épais, au menton
fièrement redressé effectuant un salut militaire. Celui-ci est entouré d’un message
linguistique :
« L’ARNAQUE
Que tu renonces à ta liberté et à tes droits
En contrepartie d’une illusion de sécurité et de stabilité »
Ce personnage à l’accoutrement civil mais à l’attitude militaire serait donc le symbole d’une
institution militaire qui présente son candidat, en la personne d’Ahmad Shafik, en faisant
miroiter la garantie de sécurité et de stabilité. L’Armée tient d’ailleurs ce discours depuis
plus de soixante ans, à savoir qu’elle est la seule institution à pouvoir procurer ces deux
droits, chers à toute population, à l’Egypte qui serait en proie à de nombreux complots et
convoitises de l’étranger. Les « Autres » voudraient du mal à l’Egypte et l’Armée serait la
seule en capacité de défendre les intérêts de la nation, la protéger du danger qui la guette et
de lui apporter de la continuité sur du long terme. Tout ce discours est ici réfuté d’un revers
359
de main par Keizer qui le déclame comme une « arnaque », un mensonge auquel il ne
faudrait pas prêter l’oreille.
Concernant Ahmad Shafik, prétendant à l’investiture présidentielle et militaire, il est
représenté par Keizer, une fois les résultats du premier tour annoncés, le six juin, sur un
rouleau de papier toilette à son effigie. Les feuilles du rouleau sont recouvertes d’un dessin
reproduisant le visage de celui-ci. Lors du premier chapitre analytique, nous avions évoqué
le cas d’une photographie d’un rouleau de papier toilette sur lequel un photomontage – et
non une œuvre street artistique ce qui est le cas ci-dessus – était « inscrit » ou plutôt ajouté,
grâce à Photoshop, faisant des titres des journaux publics égyptiens des outils de
désinformation d’après Nous sommes tous Khaled Saïd. Dans ce cas précis, alors que le
second tour n’est plus très loin, Keizer décide de déclarer Ahmad Shafik bon uniquement
pour essuyer le derrière des citoyens après avoir fait leurs besoins naturels. D’un point de
vue performatif, l’injure iconographique est fortement chargée et présente une puissance
particulière. Ahmad Shafik serait méprisable au point de n’être plus utile qu’à cette tâche.
Au lieu de prétendre servir les intérêts des citoyens égyptiens au sens politique, qu’il le fasse
mais sur un exercice bien moins significatif, qu’il entre dans le quotidien des égyptiens mais
par une autre porte.
Keizer ne souhaite pas réaliser de choix entre la « connerie » et « l’essuie-excrément », il ne
recherche absolument pas d’homme-providentiel, ce qui serait synonyme d’« arnaque »
selon lui. Au public politique de veiller à ses intérêts !
IV.
MadGraffitiWeek, l’action des spectateurs ou la
communauté active.
Comme
nous
l’avons
précisé
précédemment,
la
page
MadGraffitiWeek
traite
médiatiquement cette période électorale de manière fortement semblable à celle de Graffiti
in Egypt, surtout en ce qui concerne le lancement de la campagne « Efface et nous
redessinerons ». Dans les mêmes temps de passage et à propos des mêmes fresques, pour
360
certaines conçues par les deux collectifs en partenariat, des réactions identiques s’opèrent, à
savoir la republication socionumérique de l’œuvre, dans un premier temps, en déclarant leur
intention d’entrer de plain-pied dans le jeu de la provocation et du défi permanent, dans un
second temps, une fois que l’œuvre a été repeinte sur le même emplacement mural et qu’elle
a été remaniée selon l’actualité, une publication en résulte afin de montrer le résultat de leur
engagement et de prouver que la promesse a été bien tenue.
Déjà lors du chapitre précédent, nous avions évoqué cet épisode de la suppression de
certaines fresques et de leur reprise – par exemple, lors d’un post datant du 3 avril 2012 dont
la légende du post disait : « Le graffiti du martyr Essam Atta après que ces chiens de
militaires l’ont effacé »40. Ainsi il est intéressent dès à présent de s’intéresser à deux
réactions, notamment, faisant suite à cette publication. Ahmed Galal calme ironiquement sa
communauté de cette manière : « C’est pas grave les amis, la peur provoque ce genre de
réactions, voire pire »41. Alors que Waleed Yassin estime que : « c’est un aveu de leur part
qu’ils ont bien tué le martyr »42. Ainsi le premier commentaire cité tente de renverser les
normes en proclamant l’Autorité militaire comme étant effrayée par l’expérience artistique
que mènent des activistes/artivistes. Tandis que le second pense, à travers sa déclaration, que
le fait d’effacer les traces du crime serait un aveu de la part de l’accusé apportant donc les
preuves du crime commis. Si le CSFA n’avait pas employé des méthodes répressives et
violentes provoquant des morts, il ne s’occuperait alors pas le moins du monde de supprimer
l’œuvre du portrait d’un « martyr », qui n’a jamais été reconnu comme tel par la justice
égyptienne. Ces commentaires ne sont que des exemples, parmi tant d’autres, des actions des
images et de la guerre d’usure qui s’installe autour de ces images et crée de nouveaux
espaces politiques de lutte, qu’ils soient urbains ou socionumériques. La mémoire des
« martyrs » et la sanctuarisation d’espaces consacrés à ce type de discours fait émerger d’un
côté une mythographie tentant de soutenir la constitution d’un public politique à travers le
passage souhaitable par une expérience esthétique, et d’un autre côté des tentatives de ne
laisser aucune mémoire, et par extension, aucune mythographie émerger afin de tuer les
publics politiques dans l’œuf de leur constitution.
40
Annexe MadGraffitiWeek, 12.04.03 « Les chiens de militaires »
Ibid., p. 1
42
Ibid., p. 1.
41
361
Ce qui distingue la page MadGraffitiWeek des autres composant notre corpus c’est qu’elle
prétend tenir un rôle bien plus actif, du moins elle aspire à une incitation à l’action de son
lectorat, qui à terme doit être membre d’une seule et même communauté. L’une des missions
principales de la page (Graffiti in Egypt avait également cet objectif initialement mais
l’observe beaucoup moins dans les faits) est de proposer des supports, essentiellement des
pochoirs, pour que tout un chacun puisse imprimer, couper, et enfin reproduire à l’aide
d’une bombe l’œuvre dans une multitude d’endroits tout en essayant d’atteindre des
emplacements particuliers qui offriraient une part transgressive à l’action. Mais ce type
d’organisation activiste ressemble fortement à ce qui peut se faire en ligne sur des réseaux
socionumériques : répandre les œuvres, en maintenant un maximum de données quant au
lieu, la date, etc., sur un florilège de pages acquis à la cause, mais aussi en tentant de pirater
des pages, dans un autre genre d’activisme43, qui sont moins en accord avec son propre
discours. Les réseaux socionumériques servent, en partie, à proposer un espace où peut
s’organiser l’action qui prendra place dans un espace urbain mais ils permettent également
de mener la lutte au sein de cet espace même qui gagne en légitimité et en reconnaissance,
quant à son rôle, vis-à-vis de tous les acteurs sociaux.
Hormis les fresques, ou les œuvres plus généralement, déjà abordées en analysant le
discours de la période électorale sur Graffiti in Egypt et qui sont traitées d’une manière
sensiblement similaire par MadGraffitiWeek, nous allons nous pencher sur quelques
publications qui mettent en exergue le mode de fonctionnement, surtout en cette période très
tendue de la Révolution, de la communauté dirigée par des arti(vi)stes au service d’un
lectorat potentiellement actif afin de participer à un public politique, continuellement en
proie à des attaques émanant du pouvoir en place.
Dans le traitement des perspectives électorales, les cadres de l’Ancien Régime reçoivent ce
type de traitement médiatique et actif :
Parmi les trois types d’action du répertoire hacktiviste les « actions de perturbation électroniques », selon
Sacha Constanza-Shock cité par Olivier Blondeau et Laurence Allard.
BLONDEAU Olivier et ALLARD Laurence, Devenir média, L’activisme sur Internet, entre défection et
expérimentation, Ed. Amsterdam, Paris, 2007, p. 41.
43
362
Le 29 février, comme cela a été précisé antérieurement, le calendrier définitif du processus
électoral censé aboutir au choix du prochain président égyptien a été annoncé publiquement.
Dans la foulée, des réactions s’enchaînent pour critiquer, dans les milieux activistes et
révolutionnaires, l’organisation d’une telle échéance sous le régime militaire en place. L’une
de ces réactions prend place le 9 mars sur MadGraffitiWeek. Deux photos, entre autres, sont
publiées, mettant en scène des étudiants de Ain Shams, une université cairote, mettre à profit
les pochoirs médiés par la page artiviste en en faisant usage sur leur campus. Le lecteur peut
voir une étudiante, une lectrice initialement tout comme lui, agir en s’engageant dans une
démarche militante par le bombage du sol d’une œuvre reprenant le portrait d’Ahmad Shafik
traité d’« hypocrite ». La très probable candidature d’Ahmad Shafik, qui le dédouane de son
action sous l’Ancien Régime depuis sa supposée chute, ne réjouit pas la jeunesse
révolutionnaire ; pour preuve : elle l’accuse d’hypocrisie lorsqu’il tente de se dissocier du
régime militaire alors qu’il en est un élément et membre éminent.
L’un des autres cadres du régime militaire, et qui dirige à ce moment l’Egypte puisqu’il
préside le SCFA qui constitutionnellement gouverne en l’absence de président et de viceprésident, se trouve être le maréchal Tantawi :
363
Le 25 mars, à l’Université du Caire cette fois-ci et pendant la tenue de ce que le
MadGraffitiWeek a surnommé la « MadGraffitiStudentWeek », le maréchal est représenté
également à l’aide d’un pochoir imprimé depuis la page Facebook de la communauté street
artiviste et l’accuse de vouloir « truquer les élections ».
Ces photographies participent à un certain dynamisme dans leur composition tout d’abord.
Le lecteur assiste au processus de production en cours à travers une scénographie rendue
possible par la publication de plusieurs photographies décryptant l’application de l’œuvre.
Deuxièmement, cette application, en cours de cheminement, est assurée par un étudiant, qui
n’est pas originellement un street artiste ou même l’auteur du pochoir. Ainsi, la communauté
MadGraffitiWeek rebaptise les étudiants du Caire en les insérant dans son propre collectif
par leur dénomination nouvelle et leur permet de se ranger de leur côté en accédant à une
action facile et que tout un chacun peut reproduire sans difficulté. Le sentiment
d’appartenance surgit immédiatement et l’emploi du pronom « Nous » est fortement
probable puisque l’étudiant, souvent sans visage et donc anonyme, performe une action au
nom de la communauté, ce qui permet de créer un phénomène d’identification ou de
projection possible en lieu et place de la personne présente dans la photographie. Il est donc
en quelque sorte sponsorisé par la communauté et l’intègre par conséquent très
naturellement. Chacun, s’il le souhaite, peut reproduire les pochoirs proposés par le
MadGraffitiWeek et ainsi faire partie de ce collectif artiviste, et ce au détriment des
prétendants à la prochaine présidentielle qui subissent cette constitution en communauté
destinée à se glisser dans l’émergence d’un public politique plus large qui exprime à terme
sa colère à leur égard.
364
Il en est de même pour les Frères, qualifiés pour leur part de « menteurs ». Une campagne
activiste sera lancée à leur encontre les traitant de « Frères menteurs ». Une autre en
parallèle, qui porte le titre de « Menteurs » prend pour cible les journalistes et acteurs
médiatiques qui véhiculent de fausses informations.
Le trois avril est publiée ce pochoir prêt pour impression d’un portrait de Khairat el-Shater –
l’un des cadres des Frères Musulmans qui a souhaité se présenter à la présidentielle mais
dont la candidature a été rejetée par la commission électorale pour son passif judiciaire –
portrait accompagné d’une phrase signifiant « Frères menteurs ». A cette date, de nombreux
candidats des Frères souhaitent se présenter et le parti, récemment créé, ne sait plus où
donner de la tête entre AbdelMoneim Aboul Fotouh, Mohammad Morsi et surtout Khairat
el-Shater qui semble être le favori du parti. De plus, l’attitude de l’Assemblée (dominée par
les Frères) vis-à-vis par exemple du projet de loi d’isolation – ayant pour but d’éliminer les
candidats qui ont participé à l’Ancien Régime et donc les plus dangereux en vue de la
présidentielle – est perçue comme une manipulation pour l’emporter. Les Frères souhaitent
diriger même si cela nécessite de discuter et de négocier avec le pouvoir militaire en place et
ceci est très mal accueilli par les révolutionnaires qui rejettent toute prise de décision sous la
gouvernance de l’Armée. Toutes les propositions des Frères sont donc reçues comme des
manipulations et du mensonge afin d’arriver à leurs fins.
Ainsi Khairat el-Shater, l’illustre figure du parti « La Liberté et la Justice », est pris comme
symbole-iconique pour représenter la confrérie et ses « mensonges ». Le message
linguistique qui complète ce post incite donc à la reproduction de ce portrait injurié et
injurieux :
365
« Frères menteurs – pochoir
# MADGRAFFiTiWEEK »44
Le 11 avril paraît la seconde photographie proposée ci-dessus sur la droite. Elle provient
d’une série de pochoirs, effectuée à Port Saïd, entre lesquels s’établit une réelle syntaxe. Le
pochoir publié huit jours plus tôt, notamment, a été repris et contribue à un dialogisme entre
quatre pochoirs qui mettent en place une rhétorique quelque peu imbriquée. En effet, un logo
créé dénonce le CSFA et s’intitule « NoSCAF ». Celui-ci est entouré de plusieurs
« slogans » sous forme de pochoirs, sous le format d’une affiche publicitaire où un produit
est présenté avec toutes ses caractéristiques qualitatives. Donc le « NoSCAF » est avant tout,
de droite à gauche dans le sens de lecture d’un spectateur arabophone, un évitement de la
candidature d’Omar Souleiman exposé comme « le candidat de Tel Aviv pour la présidence
du domaine [familial] », poursuivi par une réclamation pour le « major : Tamer Badr.
Liberté aux officiers de la Révolution » et enfin clôturé par le pochoir que nous avons
précédemment évoqué, façonnant un Khairat el-Shater comme la figure symbolique des
« Frères menteurs ».
Ainsi, le « NoSCAF » porte diverses revendications du combat contre les « imposteurs »
encadrant le logo, que sont : Omar Souleiman, ancien directeur de renseignements généraux
égyptiens et dernier vice-président sous Moubarak, souvent critiqué pour servir les intérêts
états-uniens dans la région en protégeant l’Etat d’Israël, ainsi que les Frères moqués comme
des opportunistes qui ne souhaitent que sauter sur l’occasion pour enfin découvrir ce qu’est
l’exercice du pouvoir. Et la dernière revendication touche à une catégorie de « héros » de la
Révolution, que nous avons rarement abordé par faute de temps, que sont les officiers qui
ont par un acte « exceptionnel » fait preuve d’un engagement auprès des révolutionnaires.
Ce dénommé Tamer Badr a été emprisonné après avoir été condamné pour désertion en
2011 car il avait renoncé à son poste d’officier, sans démission officielle, afin de se joindre
aux révolutionnaires lors de manifestations. En somme, le « NoSCAF » se traduirait par une
philosophie nouvelle qui souhaiterait se débarrasser des « menteurs » et des « profiteurs »
afin de mettre en lumière et rendre hommage aux « héros » qui auraient perpétré un acte de
bravoure en faveur de la Révolution. En résumé, le CSFA (SCAF en anglais) serait un frein,
voire un ennemi annoncé et assumé de la Révolution. Ce qui est intrigant, c’est d’observer
que la montée des Frères, tout autant que le retour aux affaires des partisans de l’Ancien
Régime, se fait sous la protection du CSFA selon MadGraffitiWeek, si nous suivons la
44
Annexe MadGraffitiWeek, 12.04.03 Frères menteurs
366
rhétorique fournie par cette série d’œuvres composée. Il ne s’agit donc pas de s’intéresser au
jeu « truqué » des élections mais de protéger la Révolution en épousant la cause de ceux qui
se sont « sacrifiés » pour elle.
A cet égard, deux nouvelles publications prolongent ce discours :
Le 27 mai paraît cette photographie en quelque sorte panoramique qui tente de reprendre
toutes les fractions composant la totalité d’une fresque gigantesque, toute nouvelle, rue
Mohammad Mahmoud, effectuée par Ammar Abo Bakr et une petite armée de cinquante
personnes45. Elle est présentée en tant que telle mais surtout elle porte un intérêt singulier
vis-à-vis des événements en cours. A cette date, les deux candidats au second tour sont
désormais connus, la présidentielle paraît comme le sujet de prédilection du moment des
citoyens et des médias mainstream.
Or, MadGraffitiWeek choisit d’informer son lectorat et sa communauté de la parution de
cette nouvelle œuvre, principalement composée de « martyrs » et de mères de « martyrs »
présentant la photographie de leur fils perdu pour la noble cause. Ainsi la légende qui
aiguille la lecture de cette photographie prend un sens tout particulier : « Nouvelle fresque
murale rue Mohammad Mahmoud…Oublie le passé et suis les élections ! Oublie le
martyr ». L’Admin de la page reprend le message linguistique qui traverse la fresque et, en
s’appropriant le discours de l’artiste puisqu’il le cite sans l’emploi de guillemets, engage sa
responsabilité éditoriale derrière celle de l’auteur en s’adossant confortablement à son
discours. Par la provocation, l’administrateur de la page s’engage et indique que si sa
commuanuté s’intéresse aux élections ce serait oublier l’essentiel : le passé combatif
douloureux et son lot de « martyrs ». La communauté est-elle prête à oublier son histoire et
trahir son passé collectif, sans lequel elle n’existerait plus ? C’est en ces termes que le
gestionnaire de la page pose le débat de cette période extrêmement conflictuelle quant à la
légitimité et l’intérêt même de la tenue de la présidentielle.
45
HAMDY Basma, DON KARL (aka Stone), Walls of Freedom, From Here to Fame publishing, Berlin, 2014,
p. 140.
Où une citation de l’artiste reprend l’explication du choix du lieu et la lutte qui prend place autour de
l’exécution de cette fresque principalement avec la police et des partisans des Frères Musulmans.
367
Pour ce qui est de la légitimité justement, une campagne avait été lancée, notamment par le
collectif du MadGraffitiWeek, appelée « Déchéance de la légitimité des élections »
complètement agrégée à la campagne de Boycott.
Le 31 mai est diffusée cette affiche, en guise de pochoir utilisable, pour soutenir, lancer et
adhérer à ces campagnes. Le bandeau noir en bas faisant office de « dépôt légal » indique
précisément
le
lien
vers
l’auteur
de
cette
affiche
à
pochoiriser
« facebook.com/MAD.GRAFFITI.WEEK » ainsi qu’en arabe l’ancrage dans la campagne à
laquelle participe la page « La campagne du graffiti agressif pour la déchéance de la
légitimité des élections ». Hormis ces mentions positionnant le collectif MadGraffitiWeek,
l’affiche même mérite d’être quelque peu décryptée. Une urne est centrale, seulement elle
est doublement barrée d’une croix et du mot « truqué » sur le côté de celle-ci. Par-dessus
l’urne est suspendue l’expression « le troisième choix », employée à cette période pour
inciter au refus des élections. La décision ne se limiterait pas à opter pour l’un des deux
candidats, Ancien Régime ou Frère. Une troisième et dernière option serait disponible :
« Boycotte » en rouge, en caractère gras et dans une police bien supérieure au reste du
message linguistique. Revenant à une typographie noire et moins imposante, le terme
« Boycotte » est suivi des « élections ». Le MadGraffitiWeek milite pour instaurer une
368
troisième alternative à la posture classique en période électorale, c’est-à-dire le rejet et le
boycott des élections mêmes. Il n’est pas question pour cette communauté de se voir mourir
en débattant et en prenant part aux élections ; l’essentiel est ailleurs. Il leur faut maintenir la
cohésion sur toutes les caractéristiques qui ont permis aux différents membres de se réunir, à
savoir la protection de la Révolution ou la continuation de la semaine agressive jusqu’à
obtenir les exigences annoncées dès les débuts : parvenir à une gouvernance civile,
recouvrer les droits des plus démunis – dont les martyrs et leurs familles – et accéder aux
droits de l’Homme et du citoyen dans un régime démocratique où les publics politiques
décideront de leur propre sort. Toutes ces revendications sont bien loin d’être atteintes, par
voie de conséquence la Révolution continue et les élections ne doivent pas avoir lieu.
Ce type d’image aspire à deux actions connectées : celle d’inciter des lecteurs à reproduire et
répandre le message puis convaincre son lectorat – et au-delà si possible – de l’ignominie
des élections, alors que les conditions requises ne sont pas garanties pour la tenue de cellesci.
Conclusion chapitre 5.
La question dans ce chapitre étant d’observer si le public politique, avec toutes ses variantes,
aurait pu transiger avec l’approche d’une présidentielle, nous avons vu que Nous sommes
tous Khaled Saïd hésite tout au long du processus électoral jusqu’à l’annonce des candidats
présents au second tour. Entre la peste et le choléra, le collectif refuse désormais de choisir.
La conviction n’est donc pas profondément ancrée et surtout n’est pas unanime parmi les
individus constituant le collectif. C’est la perspective du second tour qui a achevé de faire
tourner l’avis du collectif qui était jusque-là prêt à flancher et à remettre son destin entre les
mains d’une personne.
Les trois autres pages, purement street artivistes, rejettent en bloc tous les partis et toutes les
initiatives menant à l’élection d’un homme politique quelconque tant que les conditions
requises à l’installation d’un pouvoir civil n’ont pas été assurées.
369
Aucune négociation ne semble possible avec ces artistes ou ces communautés
socionumériques.
370
Chapitre 7 : La chute des Frères, une victoire du public
politique ou son avortement ?
Après nous être penchés sur les deux premières périodes du processus révolutionnaire, à
savoir l’ère anti-Moubarak suivie de la phase anti-CSFA, nous voici parvenus, suite à
l’élection présidentielle, à ce cycle anti-Frères. Afin d’entrer dans le vif du sujet et pour
pouvoir suivre l’esprit du mouvement révolutionnaire associé à cette période, dont le street
art(ivisme) fait partie intégrante, nous allons présenter les grandes lignes événementielles de
cette année qui a vu l’avènement de Mohammad Morsi à la tête de l’Etat jusqu’à sa chute.
Le nouveau chef de l’Etat prête serment, à la suite de sa victoire étriquée, le 30 juin 2012 et
sera forcé de laisser son siège le 3 juillet 2013. Entre-temps de très nombreux faits nous
aideront à assimiler ce qui s’est produit pour en arriver à ce dénouement.
Dans les faits, dès le 24 juin1, faisant suite à l’annonce de la commission électorale du
succès des Frères et de leur candidat officiel Mohammad Morsi, des divergences continuent
à creuser l’écart entre les partisans des Frères et les révolutionnaires. Les partisans de
Mohammad Morsi célèbrent ce qu’ils perçoivent comme une victoire pour la Révolution sur
la place Tahrir tandis qu’à quelques mètres les révolutionnaires fêtent quant à eux la défaite
d’Ahmad Shafik, qui se présentait comme un militaire conservateur prêt à revenir aux
normes politiques de l’Ancien Régime. Les révolutionnaires, présents sur la Place,
ressentent un certain soulagement à l’idée de ne pas assister à un retour en arrière vers
l’Ancien Régime militaire, qui serait pour une fois légitimé par des élections transparentes et
démocratiques, mais en même temps, ils s’engagent à continuer la Révolution tant que celleci n’a pas abouti à ses visées initiales. Ainsi l’événement n’est pas vécu de la même manière
par ces deux parties d’un seul et même public politique, qui bataillait à l’unisson jusqu’à ce
que les Frères créent leur parti politique « La Liberté et La Justice » en mars 2011 et
montrent leurs ambitions de pouvoir.
1
Afin de ne pas perturber le lecteur par une multitude de notes de bas de page, nous tenons à préciser que les
éléments contextuels présentés dans les pages qui suivent proviennent essentiellement de deux sources
rigoureuses et remarquablement détaillées, que sont :
BORAÏE Sherif, Wall Talk, graffiti of the egyptian revolution, Zeitouna, Le Caire, 2012, pp. 639-641.
Et principalement HAMDY Basma, DON KARL (aka Stone), Walls of Freedom, From Here to Fame
publishing, Berlin, 2014, pp. 179-231.
371
Alors que le CSFA est toujours au pouvoir : dès l’annonce de la prise de pouvoir de Morsi,
le 24 juin, l’institution militaire déclare qu’elle continuera à exercer le pouvoir législatif
puisque l’Assemblée a été suspendue en attendant une décision de la Cour Suprême. Le
CSFA ne détient pas seulement une partie du pouvoir mais surtout l’élément le plus
important, c’est-à-dire les finances de l’Etat, puisque ce même jour un communiqué officiel
déclare que le CSFA a validé le budget du gouvernement Ganzouri pour l’année 2012/2013
et que Morsi jouira de 20 % du budget national pour mener sa politique. Le CSFA tient à
marquer le coup dès l’annonce même du succès de Morsi, qu’elle empêchera
systématiquement de mener sa politique à bien, alors que ce dernier n’en avait nullement
besoin puisqu’il s’est engagé pendant sa campagne à obtenir des résultats en 100 jours sur
cinq promesses vitales pour le bien-être des citoyens : combler le manque de sécurité,
remédier aux problèmes d’engorgement du trafic routier, aux pénuries ponctuelles
d’essence, aux problèmes d’approvisionnement de pain et d’énergie (des coupures
d’électricité, de gaz, et d’eau émaillent le quotidien des Egyptiens), et la résolution des
problèmes d’insalubrité publique quant au ramassage des déchets et détritus ménagers autant
que la propreté de la voie publique. 100 jours pour respecter un tel programme avec
seulement 20 % du budget validé par le CSFA, Morsi décidait déjà de se compliquer la tâche
voire de se la rendre impossible à surmonter. Cet engagement de campagne lui sera
longtemps reproché et un site, légèrement satirique, le poursuivra quant à ses promesses et
établira des statistiques moqueuses, par rapport à ses méthodes manquant de rigueur.
Lorsqu’à la fin de ces 100 jours, Morsi annoncera les pourcentages de réussite sur chaque
point, ce site le Morsimeter.com2, discutera chaque point en proposant d’autres statistiques
bien moins glorieuses concernant son bilan.
Le 12 août, de manière totalement inattendue, Morsi tente de répliquer face au pouvoir
démesuré du CSFA en envoyant à la retraite, quelque peu forcée, deux cadres du Conseil, le
maréchal Tantawi qui était à sa direction ainsi que Sami Anan le chef d’état-major. Ainsi les
deux figures les plus remarquables et les plus puissantes de l’Armée et donc du pays se
trouvent contraintes à l’arrêt d’activité, alors que Tantawi était ministre de la Défense depuis
plus de vingt ans à ce moment précis. Symboliquement, Morsi envoie un message explicite à
2
Dont il existe deux versions, en arabe et en anglais :
http://morsimeter.com/
http://morsimeter.com/en/, dernières consultations le 22 août 2016.
Voilà comment est présentée la motivation du site : « This is an attempt to monitor the performance of the
recently elected president Mohamed Morsi by documenting what have been achieved as opposed to his
promises. »
372
l’institution militaire pour lui faire savoir qu’il prend réellement le pouvoir. Il remplace le
maréchal Tantawi par un jeune général de la nouvelle génération, celle qui n’a pas vécu les
guerres de 1967 et 1973, dénommé AbdelFattah el-Sissi. Faisant monter en grade des jeunes
militaires plus ou moins méconnus du grand-public, Morsi pensait que ceux-ci lui rendraient
en termes de fidélité et de protection, ou du moins en lui laissant un peu l’initiative quant à
sa politique. Nous verrons plus tard que c’était bien méconnaître l’Armée et sa mainmise sur
les institutions, l’économie et les finances du pays, tout autant que son rôle diplomatique et
géopolitique.
Cette initiative ne rassure pas forcément les révolutionnaires, tandis qu’elle est applaudie par
son parti et ses soutiens, parce qu’elle jette un doute concernant de potentielles accords
passés avec le CSFA lors de son élection. Certains ont du mal à croire qu’il a pu presque
assigner à résidence les deux personnes les plus puissantes du pays sans réaction de leur
part. Deuxièmement, cela inquiète car il semble s’accaparer quelque peu le pouvoir. Le pays
sans Assemblée représentative depuis des mois, le CSFA faisait office de garde-fou aux
yeux de nombre d’Egyptiens. Désormais le CSFA continue à s’occuper du pouvoir législatif
mais de nombreuses questions planent en ce qui concerne l’influence que Morsi peut avoir
sur cette institution.
A ce sujet, pendant que des affrontements ont lieu dans la rue Mohammad Mahmoud à la
suite de manifestations qui ont mal tourné, commémorant le premier anniversaire de la
bataille qui a eu lieu dans cette rue sanctifiée, Morsi fait une déclaration constitutionnelle, le
22 novembre, dans laquelle il s’octroie les pleins pouvoirs. Le nouveau « Pharaon »
d’Egypte, appellation qui lui est donnée par ses opposants après cette déclaration comme les
Egyptiens avaient l’habitude de le faire avec tous leurs chefs d’Etat précédents, décide de se
garantir tous les pouvoirs et que toutes ses décisions ne peuvent être sujettes à un
quelconque appel ou action judiciaire jusqu’à l’adoption de la prochaine constitution et
l’élection d’une nouvelle assemblée. A partir de ce jour aucun cadre politique et
institutionnel ne régit la gouvernance de l’Etat, le président élu a tous les droits et est le seul
apte à prendre tout type de décision tant qu’il « protège le pays et les objectifs de la
Révolution »3.
Alors que la justice et le président s’affrontent quant à la validité de la commission
constitutionnelle nommée pour rédiger la constitution, Morsi la déclare immune de toute
3
HAMDY Basma, DON KARL (aka Stone), Walls of Freedom, From Here to Fame publishing, Berlin, 2014,
p. 195.
373
dissolution dans le cadre de sa déclaration constitutionnelle et annonce, le premier
décembre, qu’un référendum se tiendra le 15 de ce même mois afin que les citoyens se
prononcent sur l’adoption de cette constitution ou non. Les affrontements se multiplient dès
lors entre les sympathisants des Frères, qui estiment protéger la Révolution et son avenir, et
les révolutionnaires qui se sentent pris en otage par ces décisions entièrement pilotées par
des Frères ou des salafis, qui dominent le gouvernement de Morsi et la commission
constitutionnelle. A partir de là, des appels ont lieu pour se réunir devant le palais
présidentiel d’Ittihadeya. Dès le 5 décembre, des tensions et de violents affrontements
occuperont les alentours du palais, certains pensant protéger le Président et le gouvernement
ainsi que la Révolution contre le chaos et d’autres estimant lutter contre la « Constitution des
Frères Musulmans ». La cristallisation des positions et la bipolarisation désormais exacerbée
entre deux collectifs totalement scindés et opposés, formant auparavant un seul public
politique, témoignent de la réussite du plan de l’Armée qui souhaitait absolument diviser en
deux collectifs distincts les révolutionnaires, afin de les ramener vers elle à terme, des
partisans des Frères Musulmans, qu’elle rejetterait en toutes circonstances. Cette
bipolarisation va se traduire par une violence extrême, un bilan lourd chaque jour et une
insécurité opprimante pour le quotidien des Egyptiens. Le référendum prendra place tout de
même et malgré une forte abstention, seulement 33 % de participation, le 25 décembre, la
Constitution est adoptée à hauteur de 64 % des votants.
Pendant que la violence prédomine au quotidien, une nouvelle décision exaspérera les
révolutionnaires, Morsi annonce, le 21 février, que de nouvelles élections législatives se
tiendront entre la fin avril et la fin juin. L’opposition, dont une large partie s’est regroupée
en un « Front de Salut National » sous la direction de figures politiques renommées comme
Amro Moussa, Hamdeen Sabahi et Mohammad el-Baradei, rejette ces élections sous le
régime constitutionnel en place. Le 6 mars, la Cour administrative suprême 4 suspendra le
processus électoral et annulera le décret de Morsi, puisqu’une procédure juridique est
toujours en cours depuis février à la Cour Suprême concernant la possibilité d’organiser des
élections. Les législatives n’auront finalement jamais lieu. Le 28 avril 2013, une campagne
d’opposition sera lancée par quelques activistes, appelée Tamarod, ce qui signifie
« Rébellion », ayant pour but de réunir 15 millions de signatures afin de prouver que Morsi
ne jouit plus du soutien d’une majorité d’Egyptiens, voire que ceux-ci souhaiteraient le voir
L’équivalent du Conseil d’Etat en France, autrement dit nous avons opté pour une traduction littérale de la
juridiction la plus élevée de la justice administrative
4
374
démissionner. En fait, ces activistes aspirent à récolter précisément ce nombre de signatures
car le président a été élu par 13,2 millions de voix, ils espèrent ainsi obtenir plus
d’opposants que de sympathisants au moment de son avènement et ce avant le 30 juin 2013,
c’est-à-dire tout juste un an après son serment en tant que chef de l’Etat et son accession
officielle au pouvoir. Cette initiative a été lancée par cinq activistes peu renommés,
Mahmoud Badr, Hassan Shahin, Mohammad AbdelAziz, Ahmad Abdo et Ahmad al-Masrv.
Les trois premiers mentionnés, qui proviennent du mouvement de Kefaya (Ça suffit), ont
créé une page Facebook intitulée Tamarod et celle-ci réunira rapidement quasiment toute
l’opposition aux Frères, créant une alliance essentiellement composée de Kefaya, le
mouvement de la jeunesse du 6-avril et du Front de Salut National.
En parallèle, une campagne au nom de Tagarod (impartialité) sera lancée par un membre de
la Gamaa Islameya (littéralement, Groupe Islamique), organisation plus radicale et ayant
opté pour la violence dans son passé mais en en étroite collaboration avec les Frères, afin de
prouver que Morsi, démocratiquement élu, bénéficie toujours de la légitimité du suffrage
universel et que rien ne devrait remettre en question son investiture. Le 20 juin, Tamarod
déclare avoir atteint le compte pendant que Tagarod réplique en annonçant avoir réuni 11
million de signatures dans le cadre de sa pétition.
A partir du 30 juin, comme convenu, les manifestations occupent toutes les places des
grandes villes égyptiennes pour réclamer le départ de Morsi. Au Caire, la place Tahrir n’a
visiblement jamais été aussi bondée de monde tandis que les soutiens des Frères eux se
réunissent, pour contrer les gigantesques regroupements anti-Morsi, sur la place Rabaa ElAdaweya. Le premier juillet, par l’intermédiaire d’AbdelFattah el-Sissi, ministre de la
Défense installé par Morsi, l’Armée pose un ultimatum de 48 heures au Président durant
lesquelles il se doit de répondre aux revendications de la population. Le lendemain dans une
allocution télévisée, Morsi refuse cet ultimatum et critique les méthodes militaires qui vont à
l’encontre de la légitimité démocratique. Pourtant le lendemain, le 3 juillet, Morsi est
destitué par son ministre de la Défense et chef des armées, qui lors d’une intervention
télévisée sur la chaîne publique nationale, entouré de cadres du Front de Salut National et
des représentants des deux cultes majoritaires en Egypte, Al-Azhar et l’Eglise copte, déclare
suspendre la Constitution et la haute cour constitutionnelle5 et nomme provisoirement Adly
Mansour président en attendant que la feuille de route de l’Armée soit appliquée et qu’une
nouvelle constitution encadre de nouvelles élections. Morsi demeure donc emprisonné dans
5
L’équivalent du Conseil Constitutionnel en France.
375
son palais n’ayant plus que sa garde pour le protéger. Il sera néanmoins arrêté sans savoir où
il est détenu, tandis que le sit-in des partisans des Frères et des manifestants contre le « coup
d’Etat » militaire, place Rabaa el-Adaweya, perdurera pendant des mois avec son lot de
violence et d’évacuation meurtrière en fin d’été. Le 14 août précisément, le sit-in sera
démantelé dans une violence encore inconnue dans l’Histoire égyptienne6. L’ancien public
politique est donc bel et bien scindé en deux collectifs antagonistes.
Cette période allant de juillet 2012 à juillet 2013, brièvement résumée en ces quelques pages
ci-dessus, a également été animée par des violences particulièrement prononcées tout le
long. A titre indicatif, parmi les manifestations qui ont été réprimées violemment, nous
pouvons citer la commémoration du premier anniversaire des événements de Mohammad
Mahmoud, le 19 novembre 2012, ainsi que le deuxième anniversaire des débuts de la
Révolution le 25 janvier 2013, ainsi que des attaques régulières contre les locaux du parti
« La Liberté et la Justice » un peu partout sur le territoire national. Cependant l’un des
événements les plus lourds quant à son bilan se trouve être la succession des verdicts
concernant le « massacre » de Port Saïd. Des condamnations à mort inacceptables pour les
familles de supporters d’Al-Masry, reconnus coupables grâce aux images télévisées entre
autres, qui se regroupent à l’extérieur du tribunal et refusent les différents verdicts tandis
qu’au Caire les ultras du Ahly ont du mal à admettre que seuls des supporters, des petites
mains, soient finalement les uniques responsables de ce massacre alors que les cadres de la
police et de l’Armée inculpés sont tous acquittés en définitive pour manque de preuves. Les
violences sont telles que l’état d’urgence sera décrété par Morsi pendant trente jours, le 27
janvier 2013, dans trois gouvernorats de l’est égyptien.
Ces violences notables proviennent également du Sinaï qui est marqué par plusieurs attaques
terroristes contre l’Armée égyptienne. Par exemple, le 5 août 2012, 16 gardes des frontières
sont tués à Rafah ce qui choquera particulièrement les Egyptiens. Les tensions entre la bande
de Gaza et Israël ajouteront également de l’huile sur le feu sur le plan intérieur. Les
gazoducs conduisant du gaz à Israël, vendu en-dessous des prix du marché mondial alors
que des coupures d’énergie accompagnent le quotidien des Egyptiens, sont régulièrement
attaqués et explosés. L’opération « Colonne de nuée » ou « Pilier de Défense », qui a fait
171 morts côté palestinien, connaîtra un dénouement, le 21 novembre 2012, grâce à
6
HAMDY Basma, DON KARL (aka Stone), Walls of Freedom, From Here to Fame publishing, Berlin, 2014,
p. 241. Un « carnage » de 10 heures qui fera, selon le Ministère de la santé, 638 morts en Egypte, dont 288 sur
la place de Rabaa el-Adaweya, et près de 4000 blessés.
376
l’intermède de Morsi qui négociera le cessez-le-feu avec les deux parties, ce qui lui sera
reproché en interne. Il sera notamment accusé d’être à la solde du gouvernement israélien
mais également du Hamas, finalement de tout et son contraire. En somme, l’Armée a réussi
à diviser le public en faisant craindre d’un côté le pouvoir des Frères et de l’autre l’insécurité
et la vie quotidienne misérable qui se profile. L’institution militaire continuait à garder une
mainmise sur les finances mais également sur toutes les institutions étatiques, même la
distribution des énergies. Et l’enjeu juridique aura été un point de tension permanente entre
Morsi et le CSFA qui tenteront l’un et l’autre de remettre en question chaque décision. La
nomination du procureur général7 a été particulièrement mouvementée entre la mutation du
procureur « feloul » en novembre 2012, envoyé par Morsi à l’ambassade du Vatican, et la
nomination d’un procureur sympathisant des Frères. Cette décision sera rejetée par la Haute
Cour constitutionnelle en mars, sous influence du CSFA, puis rejetée à son tour par Morsi et
ainsi de suite. Pour résumer, Morsi n’est pas parvenu à rassurer l’Armée ou à la ranger de
son côté, au contraire il a tenté de s’accaparer le pouvoir pensant détenir la légitimité
démocratique et s’est de la sorte attiré les foudres de l’Armée, l’institution qui tient
réellement le pouvoir. Même Moubarak sera rejugé et disculpé quant au chef d’accusation
« Meurtre de manifestants », ainsi il est relaxé de sa peine de mort. Certains épisodes
démontrent à quel point l’Armée, malgré l’illusion aoûtienne où les militaires avaient été
renvoyés à leurs casernes en imposant la retraite notamment à Tantawi, n’avait pas renoncé
à son influence sur la politique égyptienne.
I.
Nous sommes tous Khaled Saïd, culture martyrologique pour
contrer le pouvoir des Frères Musulmans.
Lors de cette période, qui constitue un tiers précisément de l’étendue chronologique de notre
corpus, les publications de Nous sommes tous Khaled Saïd reposant sur des œuvres street
7
A ce sujet, nous renvoyons à un article particulièrement riche traitant du « processus de politisation du
judiciaire » et de l’instrumentalisation des magistrats égyptiens.
BERNARD-MAUGIRON Nathalie, « Les juges et les élections dans l’Egypte post Moubarak : acteurs ou
victimes du politique ? » in BEN NEFISSA Sarah (dir.), « Egypte, Tunisie : de la rue aux urnes »,
CONFLUENCES Méditerranée n°82, L’Harmattan, Paris, 2012, pp. 117-132.
377
artistiques régressent quelque peu. Nous dénombrons 38 posts comprenant la médiation
d’une photographie d’une pièce de street art sur un total de 146 objets au cours de la période
de trois ans allant de juin 2010 à début juillet 2013. Moins d’un tiers des publications ont été
effectuées au cours de cette année analysée, qui s’étend du 30 juin 2012 au 3 juillet 2013. Et
par-dessus tout, nous constatons qu’après la mi-mars quasiment plus aucune œuvre de street
art ne figure dans le discours activiste de Nous sommes tous Khaled Saïd. Seules deux
photographies paraissent le 4 avril et le 23 mai, dont la seconde présente une fresque
provenant du Liban. Comme à son habitude, l’administrateur de la page n’accorde que très
peu d’attention et d’intérêt au street art(ivisme) lors des périodes qui lui semblent
notablement tendues. Le street art n’occupe qu'une place marginale dans le discours de
Nous sommes tous Khaled Saïd. Même à la fin de nos trois années d’étude, il demeure un
mode d’expression n’ayant pas vraiment gagné ses lettres de noblesse quant à une
reconnaissance artistique mais surtout activiste. Lorsqu’il s’agit d’agir dans l’immédiat,
soudainement l’expressivité street artistique perd son caractère activiste aux yeux de ce
média politiquement engagé et militant. Nous verrons à la fin de ce chapitre que d’autres
facteurs pourraient expliquer cette cessation de médiation street artistique au sein de Nous
sommes tous Khaled Saïd. Un exemple très précis et remarquablement saisissant de cette
diminution des publications d’œuvres de street art se trouve être le troisième anniversaire de
la mort de Khaled Saïd. En effet, le six juin 2013 et les jours alentours ne donnent lieu à
aucune publication de ce genre artistique, et ce pour la première fois depuis la création de la
page. Ce fait pourrait s’expliquer par un événement extrêmement douloureux pour tous les
Khaled Saïd quelques jours avant cette date. Effectivement, les deux indicateurs de police
ayant tué Khaled Saïd sont libérés le premier juin pour un vice de procédure 8, la
communauté est sous le choc cinq jours avant de commémorer la mort du « martyr » qui a
permis leur existence en tant que communauté socionumérique et auquel tous les membres
se sont identifiés en s’appropriant son nom. Encore une fois, force est de constater que
lorsque l’heure est grave – pour Wael Ghonim, toujours administrateur de la page, et pour la
communauté – le street art a tendance à disparaître du discours comme s’il n’était pas
suffisamment digne de traiter d’événements « notoires » selon la communauté.
8
HAMDY Basma, DON KARL (aka Stone), Walls of Freedom, From Here to Fame publishing, Berlin, 2014,
p. 220.
378
Pourtant, l’Admin mentionne l’acte de suppression des œuvres de street art de la rue
Mohammad Mahmoud. En effet, le 18 septembre les employés communaux du Caire
effacent toutes les traces murales de la rue et en particulier la fresque « Gloire aux martyrs »
qui occupait le mur de l’Université américaine du Caire (AUC). Des manifestations en
découleront et un éclairage médiatique critiquera cette pratique des autorités9 pour la
première fois alors que cette censure a posteriori s’exerce depuis plus de deux années. Les
artistes, dans l’heure qui suit, ont recommencé à recouvrir ce mur des « martyrs ». Cet
épisode de la Révolution est donc éclairé par la page Nous sommes tous Khaled Saïd qui, le
22 septembre, publie cette photographie accompagnée de la légende suivante :
« Une photographie d’un graffiti qui a été effacé dans la rue
Mohammad Mahmoud »10.
Cette photographie ne serait donc qu'une parmi tant d’autres potentiellement publiable pour
dénoncer l’acte autoritaire de suppression, cependant elle n’est pas tout à fait anodine. La
fresque d’Ammar Abo Bakr, intitulée « Gloire aux martyrs », a été sélectionnée parmi
d’autres œuvres effacées pour représenter de manière symbolique la « rue des martyrs »
ayant subi cette tentative d’éradication de la mémoire révolutionnaire « martyrologique ».
Or, le 20 septembre, une dépêche de l’agence nationale égyptienne MENA reprend une
source du Ministère de l’intérieur déclarant ne pas être responsable de la « destruction des
graffiti de la rue Mohammad Mahmoud » alors que le Premier Ministre de Morsi, Hisham
Kandil, appelle les artistes à faire du Tahrir « une plateforme pour la liberté d’expression à
9
Ibid., p. 184.
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.09.22
10
379
travers leurs peintures murales et leurs graffiti »,11 les pouvoirs publics démentant ainsi
avoir souhaité porter atteinte à la mémoire révolutionnaire, que Morsi avait promis de
protéger.
Parmi les commentaires venant à la suite de cette publication, la plupart des membres
déplorent cet acte et dénoncent les autorités de toujours vouloir étouffer la liberté
d’expression. Nous avons choisi de présenter quatre commentaires qui se suivent, parmi les
plus réactifs :
« Eslam Ali Hassen
Jusqu’à quand on va rester silencieux ?
Voir la traduction
22 septembre 2012, 13:30 · J’aime · 1
Tamer Mido
Pourquoi il a été effacé [le graffiti], Hooooooooonte à eux
Voir la traduction
22 septembre 2012, 13:30 · J’aime
Mohammed Bakr
Que Dieu leur accorde sa Miséricorde [les martyrs de la
fresque] Voir la traduction
22 septembre 2012, 13:30 · J’aime · 1
Ismaïl Ahmad
La Révolution ne mourra jamais…Gloire aux martyrs
Voir la traduction
22 septembre 2012, 13:31 · J’aime · 6 »12.
Le premier commentaire accuse cet acte des autorités de constituer un « crime ». Dès lors, il
est aisé de constater que l’Admin de la page considère désormais le street art comme une
chapelle à défendre, membre à part entière des divers collectifs prenant part à la Révolution,
et non plus comme un mode d’expression susceptible d’être employé dans son discours
comme une arme expressive. Cette publication participe donc à une action de la part de
Wael Ghonim, qui fait du street art, du moins ponctuellement, une sorte de profession
11
HAMDY Basma, DON KARL (aka Stone), Walls of Freedom, From Here to Fame publishing, Berlin, 2014,
p. 184.
12
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.09.22, p. 2. Nous nous permettons d’ajouter des entités
linguistiques entre crochets afin de rendre les commentaires plus accessibles au lecteur. Nous prenons
également la décision de retranscrire les noms de profils lorsque ceux-ci sont en arabe dans le texte.
380
nécessitant une liberté d’expression afin de pouvoir exercer publiquement et non plus un
moyen de plus à sa corde afin de militer. Pourtant, parmi les commentaires sélectionnés,
nous nous apercevons que certains membres continuent à percevoir l’image plus que la
publication en commémorant les « martyrs » de l’œuvre. Une première action de l’image, ou
du discours dans son ensemble, puisque ce qui agit est bien le post dans son intégralité c’està-dire l’image associée à une légende (de nature linguistique par essence), consiste à
dénoncer les autorités de cet acte atroce de suppression de la mémoire collective
révolutionnaire. Alors qu'une autre action semble persister à ne voir que l’image et les
« martyrs » qui y sont représentés, or ce n’est pas vraiment le cas, du moins ce n’est pas
aussi simple que cela. Nous pourrions plutôt émettre l’hypothèse qu’à la suite de la première
action, à savoir la dénonciation, en découle une autre qui est par ailleurs plutôt de l’ordre de
la réaction. En effet, la suppression de la fresque est vécue comme une atteinte à la mémoire
révolutionnaire, en grande partie « martyrologique » ; dès lors, la réaction face à cette
« agression » serait de confirmer son dévouement à cette mémoire « martyrologique »
largement fondée sur la mythographie, dans une certaine mesure street artistique.
D’ailleurs le lendemain, une nouvelle œuvre paraît rue Mohammad Mahmoud et Wael
Ghonim poursuit son militantisme quant à l’ignominie que constituerait la suppression de
ces traces de mémoire collective, encore une fois « martyrologique » :
Le 23 septembre donc, l’Admin publie cette photographie en l’associant à ce message
linguistique :
381
« Photographie d’un graffiti tout nouveau dessiné dans la rue
Mohammad Mahmoud – J’ai un martyr en moi…–
collaboration entre Abdou El-Baramawy et Mohammad
Gaber ».13
Ainsi dans la suite de la dénonciation de la suppression des fresques et œuvres de street art
de la rue Mohammad Mahmoud, Nous sommes tous Khaled Saïd continue à militer pour que
cet espace, tout autant que son mur socionumérique, demeure le « sanctuaire d’écritures »
dédié à la martyrologie révolutionnaire. Et ceci passe par un défi lancé aux autorités en
reproduisant ou en produisant de nouvelles œuvres, des artistes auxquels s’associe par là
même la page en communiquant sur le sujet ; tout en insistant sur le message intrinsèque à
cette œuvre en particulier, puisque Wael Ghonim aurait pu en choisir une autre, en relayant
l’information du remplissage de ce « mur des martyrs ». Ainsi la communauté
socionumérique reprend à son compte cet acte de défiance et le message véhiculé par celuici. La martyrologie, dans sa dimension émotionnelle et identitaire, demeure le moteur
premier de la communauté qui aspire à subsister dans le public politique de cette manière.
L’émotion permet donc de toujours animer le collectif et de maintenir la cohésion au sein de
celui-ci. Le martyr ne leur, donne plus seulement son nom, tous les Khaled Saïd, mais il est
désormais ancré en eux, il est présent au plus profond de leur âme. Toutes les mains venues
recouvrir de leur sang cette œuvre contribueraient à cette rhétorique consistant à dire que ce
« corps » de martyr ailé, composé des termes « En moi repose un martyr »14, est fait d’une
multitude de personnes « indirectement affectées », en se référant au vocable deweyien. Il
est également très intéressant de mettre en parallèle cette fresque avec la terminologie même
de « martyr » :
« Etymologiquement, la martyrologie est composée de martyr
(latin) ou martus (grec) qui signifie « témoin » – « Shahid » en
arabe15 – et logos qui veut dire « étude ». »16
13
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.09.23.
Nous hésitions entre les deux traductions « J’ai en moi un martyr » et « En moi repose un martyr » et nous
avons préféré laisser le lecteur juger de la plus convenable. Littéralement, la traduction s’approcherait plutôt de
la seconde option, sans la dimension potentiellement mortuaire, mais dans l’esprit une plus grande proximité
s’établit avec la première traduction.
15
Selon Ramadan : « Résister au nom de sa foi, de sa conscience humaine, à tous les dictateurs et aux
colonisations injustes, et ce jusqu’au sacrifice de sa vie si nécessaire est une recommandation forte du message
coranique. Il ne s’agit pas d’un romantisme de la résistance, ni non plus d’un culte de martyr, mais il s’agit
clairement du sens donné à la vie, en ce qu’elle est un témoignage, pour chacun, des valeurs que l’on porte :
celui qui va jusqu’au bout de sa résistance et de son combat est nommé Shahid en arabe ; littéralement il
« porte témoignage ».
14
382
La part de « témoignage » est celle qui attire pleinement le citoyen à vouloir intégrer ce
public qui doit mener des enquêtes et « publiciser » les résultats de celles-ci, comme le
préconise John Dewey. Au niveau de la terminologie, l’accession au statut de « martyr »
serait un facilitateur pour intégrer donc le public politique actif.
Cette communauté socionumérique, Nous sommes tous Khaled Saïd est tellement marquée
par son identité et son origine martyrologique qu’elle en fait son point de départ pour
étendre le champ des revendications. L’injustice vécue par certains constitue le
commencement de toute détermination des intérêts publics. L’expérience est donc le
fondement de cette figure collective souhaitant acquérir les traits d’un public politique au
sens deweyien. Il serait peut-être nécessaire de rappeler brièvement les sept points
constitutifs, déjà abordés lors de la mise en place de notre cadre théorique, d’un public
politique selon John Dewey :
- Déterminer les conséquences d’intérêt public ;
- être indirectement affectés pour qu'une expérience personnelle s’étende à une
expérience collective, le pragmatisme étant un expérimentalisme ;
- exiger la mise en place d’enquête(s), mission première du public ;
- pour ce faire, une revendication de mettre terme à la censure est nécessaire, les
résultats de toute enquête concernant le public doivent être publicisés ;
- afin qu'un public « dispersé », « chaotique » et « éclipsé » puisse se regrouper,
prenant conscience de son existence;
- ainsi ce sentiment d’appartenance se traduit par l’emploi du pronom personnel
« Nous » ;
- enfin, un septième point demeure subsidiaire quant à sa vérification dans la mesure
où il nécessite une analyse à plus long terme puisque le public doit se remettre en question
en permanence, sa reconstruction est continue.
La publication de cette photographie, par exemple, engendre des commentaires de ce type :
RAMADAN Tariq, Jihad, violence, jihad et paix en Islam, Lyon, Tahwid, coll. « Questions contemporaines »,
2002, p. 65.
16
MASHIMANGO Abou-Bakr Abélard, La dimension sacrificielle de la guerre. Essai sur la martyrologie
politique, L’Harmattan, Paris, 2012, p. 122.
383
« Gefara Marks17
Est-ce que M. le Président a oublié de juger les corrompus et
sûrement a-t-il oublié qui a tué le général al-Batran et il a
oublié aussi qui a tué les révolutionnaires et qui a crevé leurs
yeux et il a encore oublié l’innocence d’Ismail le poète et le
directeur de la Sécurité d’Etat… et il a oublié de saisir l’argent
public volé par les hommes d’affaires lors de l’époque du
déchu [Moubarak] et il a oublié etc ?? etc ??? »18.
Il est relativement aisé d’observer à partir de ce commentaire à quel point la publication
d’un tel post, faisant référence à la censure de l’Etat – visiblement inchangée depuis
l’Ancien Régime et l’intermède CSFA – et opérant un renvoi à la nature martyrologique du
public constitué dans son message, permet l’extension des revendications à partir des
victimes des régimes en place et antérieures. L’expérience esthétique, fondée sur une
émotion d’une nature fortement victimaire et surtout martyrologique, est à l’origine de la
détermination de ce qui est d’intérêt public et à partir de là de définir des revendications.
Cette dimension martyrologique, censée susciter de l’émotion, moteur élémentaire de
l’expérience esthétique, est présente tout au long de notre période. Elle traverse cette année
de pouvoir des Frères afin de prouver que la nature du régime n’a aucunement évolué. A
peine un mois après la prise de fonction de Morsi, la communauté re-déclare son
dévouement aux « martyrs » de la Révolution :
En arabe, le son « v » n’existant pas, du moins la lettre ne compte pas parmi les 28 de l’alphabet, n’étant
qu'un dérivé de la lettre « f », il est souvent retranscrit par celle-ci. Ce Facebooker, membre de la communauté
Nous sommes tous Khaled Saïd, deviendrait dans une retranscription en français « Gevara Marx ».
18
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.09.23, p. 2.
17
384
« Graffiti : les martyrs de la Révolution »19.
Reprenant le titre de cette peinture murale, Wael Ghonim continue d’afficher l’intérêt accru
porté par la communauté à cette thématique précise, dès le début de la présidence de Morsi.
Implicitement, cette publication revendique l’inscription des « martyrs de la Révolution »
aux préoccupations politiques à venir et aux problèmes à résoudre pour le pouvoir
dorénavant en place. Ces martyrs, malgré l’homogénéité de l’œuvre dans son ensemble,
acquièrent le droit d’être inscrit nominativement sur des murs urbains ainsi que
socionumériques, en fait au panthéon de la mémoire et de l’histoire, afin d’éviter de tomber
dans l’oubli20.
Parmi les commentaires réagissant à cette publication et à cette (re)promesse d’engagement,
pour une énième fois, à l’égard de cette cause chère à la communauté, nous décelons divers
degrés d’investissement à ce sujet. De nombreux membres prient pour que « Dieu leur
accorde sa Miséricorde » par exemple, d’autres s’engagent personnellement en tant
qu’individus faisant partie d’un collectif d’action :
« Très beau [graffiti] mais j’espère que nous n’oublierons pas
de récupérer leur droit [à être reconnus comme martyrs] »21.
Ainsi, restant ancré dans l’esprit historique de la communauté, ce membre engage son action
et celle de la communauté à travers ce « promissif » destiné à ne pas perdre pied dans cet
engagement et ne pas perdre espoir non plus dans une lutte qui, pour le moment, n’a jamais
eu gain de cause. La plupart des accusés sont relâchés ou même pas inculpés pour ces
« meurtres ». Une autre réaction attire particulièrement notre attention :
« Que Dieu nous permette de faire partie des martyrs »22.
Dans le combat, le soldat peut « se sacrifier : c’est-à-dire mourir pour une cause qui dépasse
le « soi ». La raison de vivre est à ce moment la raison de mourir »23. La mort renverse
l’ordre établi en temps normal, à savoir en période de paix, et prime sur la vie.
19
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.07.31.
En référence à l’articulation trichotomique ricoeurienne entre ces trois notions.
« Je reste troublé par l’inquiétant spectacle que donne le trop de mémoire ici, le trop d’oubli ailleurs, pour ne
rien dire de l’influence des commémorations et des abus de mémoire – et d’oubli. L’idée d’une politique de la
juste mémoire est à cet égard un de mes thèmes civiques avoués. »
RICOEUR Paul, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil, Paris, 2000.
21
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.07.31, p. 3. Commentaire de « » هم سه ع تابde son vrai nom
Ahmed Sameh Habib.
22
Ibid., p. 3. Commentaire de Samo Hamed.
20
385
Parmi la résistance à toute forme d’injustice, le martyre est l’une des réactions légitimes afin
de prouver son investissement pour une cause supérieure à la « simple » vie d’un citoyen.
Celui-ci devrait passer par là pour accéder au rang de « héros » plutôt que de vivre ou
survivre dans la honte.
« Le martyr n’est plus l’homme sujet à toutes les faiblesses,
qui souffre lamentablement dans sa chair, tandis que son âme
reste inébranlablement attachée à sa foi. C’est un être
surhumain qui dispose à son gré de la force et faveur divines.
Ce mortel qui, avant même d’avoir consommé son sacrifice,
est entré dans la gloire, c’est, dans des proportions grandies, le
héros d’épopée »24.
Influencé par tous les récits de mythologies grecs et les mythes locaux constitués de héros
morts fièrement pour la patrie, le statut du martyr est donc envié surtout lorsqu’il est
recherché avec une réelle intention et non lorsqu’il arrive malgré celui qui le subit.
Par conséquent, ce membre prie pour avoir la chance de bénéficier de ce statut tant convoité
qu’est celui de « martyr ». Mourir en héros pour, qui plus est, accéder au paradis sans
jugement, semble être un destin prisé, rêvé et fantasmé par une multitude de
révolutionnaires. Le « martyr » défendu par la communauté et auquel elle s’identifie devient
donc un héros dont le rang est envié par nombre des membres du collectif, et ce même dans
son action. Il s’engage ainsi à corps perdu sans craindre la perte de sa vie d’ici-bas, bien au
contraire. Les degrés d’investissement, d’identification et d’engagement varient selon les
membres. L’union d’individus est donc bien « plurielle » socialement comme le dit Joëlle
Zask25, mais également sur le plan de l’engagement ou même de certaines finalités désirées.
Le collectif se définit par sa cohésion et non par son homogénéité ou la similarité de tous ses
membres, chacun est en droit de se distinguer et d’avoir des aspirations nuancées de celles
des autres, néanmoins dans un cadre prédéfini communément. Le public politique n’a pas
vocation à regrouper des êtres totalement identiques et apathiques dans leur conformité mais
plutôt des individus qui peuvent affirmer leur identité personnelle pour la mettre au service
23
MASHIMANGO Abou-Bakr Abélard, La dimension sacrificielle de la guerre. Essai sur la martyrologie
politique, L’Harmattan, Paris, 2012, p. 125.
24
Ibid., p. 127. Citant ainsi Hippolyte Delehaye.
DELEHAYE Hippolyte, Les Passions des martyrs et les genres littéraires, Bruxelles, 1921, 2e édition,
Subsidia hagiographica n°13B, Bruxelles, 1966, Société des Bolandistes, pp. 172-173.
25
ZASK Joëlle, « Le public chez Dewey : une union sociale plurielle », TRACÉS 15, 2008/2, pp. 169-189.
386
des intérêts publics. Ceci résonne parfaitement avec la distinction opérée par Jacques Ion 26
entre le militantisme traditionnel et l’engagement distancié bien plus d’actualité dans notre
ère contemporaine.
Trois autres mentions, en rapport avec le street art(ivisme), traitent des « martyrs » de la
Révolution et ce à intervalles assez réguliers.
Respectivement, la première photographie est publiée le 5 novembre 2012, la deuxième date
du 24 janvier 2013 et enfin la troisième et dernière est parue le 4 avril 2013. Dans des
contextes très variés mais à chaque fois rattachés à la part martyrologique de l’expérience
révolutionnaire, ces posts montrent à quel point, régulièrement, l’Admin juge bon de
rappeler l’un des enjeux majeurs de l’engagement de la communauté socionumérique Nous
sommes tous Khaled Saïd. Le sacrifice de Khaled Saïd n’est toujours pas et ne tombera pas
aux oubliettes mais Wael Ghonim estime nécessaire de renouveler les vœux de
l’engagement collectif quant à cette problématique des « martyrs ». Le 5 novembre, il fait
part d’une photographie qui lui a été transmise par une personne restant anonyme. La
légende accompagnant la photographie pour compléter le post est :
« Un citoyen égyptien ne trouvait pas les mots nécessaires pour
exprimer sa colère concernant les relax des tueurs des martyrs
alors il a écrit deux mots sortant de son cœur…Nous
n’oublions pas et n’oublierons pas nos martyrs »27.
Sur la photographie, un autocar officiel du Ministère de la Justice s’est vu affublé d’une
annotation en rouge, juste à la suite du nom du ministère, précisant que cet appareil d’Etat
vital à la survie d’une société est en dysfonctionnement total. Cela donne : « Au ministère de
la Justice, il n’y a pas de justice ». Un passant, supposé quelconque, souhaitait donc
ION Jacques, La fin des militants ?, Les Editions de l’atelier/Editions Ouvrières, coll. « Enjeux de société »,
Paris, 1997.
27
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.11.05.
26
387
exprimer son dégoût en ce qui concerne les libérations successives des meurtriers des
« martyrs ». Autrement dit, la prise de pouvoir de Morsi n’a rien changé sur l’une des
revendications premières de la Révolution, sans compter tous les débats et les apories
constitutionnelles et juridiques quant à la nomination d’un nouveau procureur général à ce
moment-là. Un procureur de l’Ancien Régime est en poste et il n’a pas forcément tendance à
condamner des acteurs des appareils de sécurité. La tension est à son comble et de nombreux
activistes accusent Morsi d’agiter cet argument seulement pour remplacer ce procureur par
un autre, plutôt sympathisant des Frères afin de s’accaparer l’un des bastions du pouvoir qui
lui résiste encore.
La deuxième photographie, quant à elle, survient sur la page la veille de la célébration ou la
commémoration du lancement de la Révolution. La légende apprend au lecteur que c’est un
graffiti d’Amro Nazir, et le message linguistique de l’œuvre constitue une adaptation de
celle-ci un après son exécution :
« Je suis ceux qui sont morts il y a un an
Et celui qui a tué n’a pas été pendu »28.
L’artiste est revenu sur les lieux afin de barrer le « un an » pour le surplomber d’une
annotation en rouge, comme une erreur corrigée ou remaniée pour s’accorder à la triste
actualité, signifiant « deux années ». L’anniversaire de la Révolution est donc dominé par un
sentiment de tristesse puisque les « martyrs » n’ont toujours pas été reconnus comme tel
dans les faits, même si Morsi et le CSFA, avant lui, répètent régulièrement leur hommage
aux martyrs. Devant la justice, leurs meurtriers ne sont quasiment jamais condamnés et ils ne
reçoivent aucune distinction de la part de l’Etat, comme un soldat mort au combat, ou un
policier blessé lors de l’exercice de sa fonction. Les révolutionnaires persistent donc sur le
point qui les unit tous : les « martyrs ».
La plupart des commentaires se réengagent autour de cette cause en approuvant que la lutte
« continue » afin de « recouvrer les droits des martyrs ». Seuls quelques-uns, comme dans le
cas du précédent post, rappellent à Wael Ghonim qu’il s’était opposé à la nomination d’un
nouveau procureur de la République et qu’il doit en assumer les conséquences quant à
l’enchaînement des libérations d’accusés. De réelles divergences surviennent sur fond
d’opposition quant au rôle des Frères à la tête de l’Etat et leur opportunisme ou bien leur
28
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 13.01.24. Nous avons respecté les différents emplois du singulier et
du pluriel. L’artiste jugeant que le « je » tient pour l’ensemble des tués, « martyrs ».
388
bienveillance envers les activistes à certains égards. Le 8 octobre29, Morsi avait décrété un
pardon général, après que la très provisoire assemblée nationale a interdit les procès
militaires aux civils30 – décision sur laquelle il reviendra en décembre – pour tous les
détenus arrêtés pendant des manifestations ou des actions militantes quelconques, ce qui
pouvait concerner des milliers de personnes. Pour autant, la plupart des militants accusés
l’étaient avec des chefs d’accusation bien différents, demeurant ainsi souvent emprisonnés et
sous le coup d’une condamnation.
Enfin, la troisième mention reprend une fresque, réunissant une multitude de « martyrs » de
la Révolution sous la protection à l’unisson du sheikh Emad Effat et de Mina Daniel, deux
figures éminentes de la martyrologie révolutionnaire symbolisant l’unité islamo-chrétienne
en Egypte, pour bien indiquer que même sous la gouvernance des Frères la Révolution n’a
pas d’identité religieuse. Elle est publiée le 4 avril 2013, alors que la bipolarisation des
publics politiques est de plus en plus vive, les manifestations se tenant souvent dans deux
lieux différents, ou lorsqu’elle se déroulent dans un seul lieu entraînant des affrontements
entre les révolutionnaires et les partisans des Frères Musulmans. Ces derniers voient leurs
quartiers régulièrement graffés et parfois attaqués voire saccagés, tandis que les Frères ou les
Gamaa Islameya appellent à la formation de « comités populaires » pour défendre leurs
locaux notamment31. L’inimitié est exacerbée et durant ce contexte, Wael Ghonim reprend
une fresque datant de fin 2012 pour mettre en exergue cette protection islamo-chrétienne de
tous les « martyrs » de la Révolution et rappelle à une énième reprise son dévouement à la
cause martyrologique par ce post. En guise de légende, une prière semble suffire :
« Que Dieu leur accorde à tous sa Miséricorde »32.
Une série d’Amen suit cette prière, cela dit, certains profitent de l’occasion pour engager de
nouveau une action déjà entamée ou même une nouvelle. Le premier à réagir, parmi les 272
commentaires, s’exprime en ces termes :
« Eng-Mahmoud Tawfiq
Amen, notre Révolution continue ^^ »33.
29
HAMDY Basma, DON KARL (aka Stone), Walls of Freedom, From Here to Fame publishing, Berlin, 2014,
p. 188.
30
BORAÏE Sherif, Wall Talk, graffiti of the egyptian revolution, Zeitouna, Le Caire, 2012, p. 583.
31
HAMDY Basma, DON KARL (aka Stone), Walls of Freedom, From Here to Fame publishing, Berlin, 2014,
p. 215.
32
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 13.04.04.
389
Il commence par acquiescer puis poursuit immédiatement par ce qui prime, à savoir la
Révolution. S’inspirer de l’expérience martyrologique, grandement esthétique, pour rebondir
ou soutenir l’expérience révolutionnaire est le mode de fonctionnement le plus usité par la
communauté Nous sommes tous Khaled Saïd. Par la suite, un membre qui écrit sous l’avatar
« Le peuple est un artiste » :
« Amen
Notre rendez-vous le 6 avril 2013
Et votre droit vous sera retourné si Dieu le veut »34.
De cette manière, tout en approuvant d’abord la prière de Wael Ghonim, le membre
enclenche sur une action concrète à venir le surlendemain. Effectivement, nombre d’appels
ont été lancés, surtout à l’initiative du Mouvement de la jeunesse du 6-Avril, pour manifester
le 6 avril 2013 afin de célébrer le cinquième anniversaire de la création de l’organisation et
pour prononcer publiquement leur vœu de continuer la Révolution. Donc il faudrait
manifester à cette date afin de recouvrer les droits des martyrs selon ce membre, dont la
tournure syntaxique du commentaire émet une condition sine qua none pour parvenir au
résultat tant désiré. Le tout reste, tout de même, à l’appréciation du « tout-Puissant » puisque
cette condition demeure finalement tributaire de la volonté divine.
Ainsi la martyrologie, régulièrement convoquée, devient un moyen d’exprimer la continuité
des situations glissant de l’Ancien Régime, au CSFA au régime des Frères, car rien n’aurait
évolué. Les revendications demeurent donc intactes. Le 27 septembre 2012, l’Admin publie
cette photographie accompagnée du message linguistique suivant :
33
34
Ibid., p. 1.
Ibid., p. 2.
390
« Nos revendications de justice sociale, de liberté et de dignité
humaine ressemblent à la tempête qui ouvre les portes,
personne les arrêtera ! »35
Ce qui est assez intrigant, c’est la légende de la photographie qui omet le pain alors que
celui-ci ressort de la manière la plus évidente. Il s’agit d’aiguiller notre vision sur les autres
aspects et cela réussit tant bien que mal, la plupart des réactions qui suivent s’attachent à
discuter avant tout de liberté ou de dignité. Seulement, lorsque nous regardons de plus près
l’œuvre nous nous apercevons que le pain, en jaune, enveloppe les autres revendications,
inscrites en noir au cœur du terme « pain ». Nous trouvons là un lien avec le propos de
Dewey qui militait pour la mise en place d’un salaire minimum dans les Etats-Unis de
192736. Il ne pouvait concevoir qu’un public puisse négocier avec les fonctionnaires qui le
représentent s’il se trouve dans une situation de faiblesse. S’il lui manque son pain
quotidien, il ne pourra exiger ses droits comme il le ferait s’il était libéré de soucis financiers
d’ordre vital.
Cela se rapproche également de ce que nous dit Arendt sur le sujet. Hannah Arendt a fait
preuve d’une certaine admiration pour la révolution américaine, car celle-ci, contrairement à
35
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.09.27.
« Bien que la règle publique d’un salaire minimum soit encore très discutée, l’argument qui plaide en sa
faveur fait appel au critère établi. En effet, cet argument repose sur le fait qu’un minimum vital est l’occasion
de conséquences indirectes si sérieuses pour la société qu’il ne peut raisonnablement pas être laissé entre les
mains des parties directement concernées, d’autant qu’un besoin pressant peut rendre les personnes incapables
de négocier de manière effective. »
DEWEY John, Le public et ses problèmes, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2010, pp. 148-149.
36
391
la révolution française ou d’autres encore, n’a pas perdu la plus grande partie de son énergie
à résoudre le problème de la misère37. Dans cette Egypte, où l’été a été animé par des grèves
principalement à Mahalla et à Suez pour exiger des revalorisations salariales, une œuvre de
street art vient appuyer ce besoin vital qu’est le pain. Il faut noter qu’en égyptien, et dans
quelques pays du Proche-Orient, le pain se dit « vie » puisque dans l’alimentation
égyptienne le pain est une denrée de base quasi-nécessaire à chaque repas, d’où l’historique
relativement compliqué avec les émeutes du pain, dont la dernière date de 2008. Le pain
subventionné vendu dans les boulangeries publiques coûte 5 piastres (moins d’un centime
d’euro) mais des pénuries peuvent survenir de temps à autres, ce qui génère de longues files
d’attente qui se terminent parfois par des rixes ou des mouvements de foule pouvant
provoquer des décès. Le pain, ou la « vie », comporte donc les revendications de liberté, de
dignité, de justice, etc., et l’œuvre ne fait que reprendre l’une des répliques les plus célèbres
et les plus utilisées lors de chaque manifestation, à savoir « Pain, Liberté, Dignité humaine »
ou bien la variante « Pain, Liberté, Justice sociale ». L’Admin relaye l’œuvre, ce qui incite
les membres de la communauté à délaisser la question de la misère et de la pauvreté au
profit de la liberté et de l’égalité. Mais ceci peut s’expliquer par la fin de l’été plutôt
mouvementée quant à la liberté d’expression, avec des procès contre des journalistes accusés
d’avoir diffamé le président comme le rédacteur en chef de Dostour, qui s’est retrouvé au
tribunal fin août pour « injure au président » ; ou encore la nomination d’un nouveau chef de
la rédaction à al-Ahram. Ajoutons à cela l’intrigue autour de Tawfik Okasha, homme
médiatique démagogue partisan de l’Ancien Régime et qui aspire à une carrière politique,
qui appelle à manifester contre les Frères pendant qu'un sheikh du Azhar émet une fatwa,
communiqué de l’ordre de l’obligation religieuse ayant un statut de loi, interdisant de
manifester car ce serait un complot anti-Morsi38. N’oublions pas non plus que quelques jours
avant la publication de cette œuvre s’est produit le fameux épisode des fresques de
Mohammad Mahmoud, totalement effacées. C’est donc tout naturellement que le débat
« Le grand malheur de la révolution française – et de la plupart des révolutions contemporaines, sur
lesquelles tranche la révolution américaine – c'est qu'elle épuise tout son élan dans la résolution de la misère.
Certes, pour permettre la fondation de la liberté, l'instauration d'une vie politique, il faut que les besoins soient
satisfaits, mais cette satisfaction, selon Arendt, relève plus d'une gestion en quelque sorte technocratique que
de l'initiative politique. Si l'un est un préalable de l'autre, ils ne sont cependant pas de même nature. Et la
grande chance de la révolution américaine c'est de n'avoir pas dû d'abord gérer la misère. Car il n'y a de
véritable espace de liberté qu'une fois dépassée celle-ci. »
COLLIN Françoise, « Du privé et du public » in Les Cahiers du GRIF, N. 33, 1986, « Hannah Arendt », p. 50.
37
38
HAMDY Basma, DON KARL (aka Stone), Walls of Freedom, From Here to Fame publishing, Berlin, 2014,
p. 180.
392
glisse vers les libertés plutôt que la nécessité à combattre le paupérisme. Cependant toutes
ces revendications se trouvent être exactement les mêmes que sous les régimes qui ont
précédés, ce qui contribue à décrédibiliser le pouvoir des Frères et de Morsi.
Le pouvoir politique des Frères n’est donc pas du goût de la communauté socionumérique
Nous sommes tous Khaled Saïd. Même si l’Admin refuse d’exprimer son opinion
politicienne explicitement pour éviter les divisions au sein du collectif, il le fait néanmoins
implicitement.
Les 6 et 8 mars 2013, certaines nouvelles réjouissent Wael Ghonim et celui-ci les étaye de la
manière qui suit :
Pour ce qui est du premier post, la photographie ci-dessus sur la gauche, est accompagnée de
la légende suivante :
« Soyez optimistes…l’avenir nous appartient »39.
Reprenant un émoticône souriant comme cette fresque de Zeft, qui déploie un gigantesque
smiley sur un fond joyeusement jaune, sur l’une des barrières entourant le Ministère de
l’Intérieur au centre-ville du Caire, l’Admin de la page souhaite restimuler les membres de
sa communauté grâce à l’annonce de bonnes nouvelles. La veille, le lieutenant Mahmoud elShenawy qui était au cœur d’une polémique, par l’intermédiaire d’une vidéo parue sur
Youtube, pour avoir visé intentionnellement des yeux de manifestants dans la rue
Mohammad Mahmoud en novembre 2011, vient d’être condamné à trois ans de prison, ce
qui est exceptionnel pour un membre des forces de l’ordre. Deuxièmement, le 6 mars même,
la Cour administrative Suprême annule le décret présidentiel datant du 21 février ayant
39
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 13.03.06.
393
planifié des élections législatives pour avril40. Que Morsi soit ainsi débouté par la justice
égyptienne ravit Wael Ghonim tout autant que la condamnation du « sniper des yeux ».
L’optimisme règne ce jour-là pour l’Admin, cependant moqué par de très nombreux
commentaires qui ont du mal à voir un avenir clair et radieux.
Shehab Mahmoud, un des membres réplique : « Avenir, hahahahahahahahahahaha »41 tandis
qu'un autre suit en demandant pourquoi il ne parle pas de Naguib Sawiras, riche homme
d’affaires et propriétaire de ON TV et de son « évasion fiscale »42. D’autres membres, très
certainement partisans de la politique des Frères Musulmans, l’accusent de mettre le chaos
dans le pays comme à chaque post. L’ambiance n’est donc pas à la fête pour tout le monde
et les clivages Frères/anti-Frères demeurent prégnants.
Pour ce qui est du second post, datant du 8 mars, Wael Ghonim alimente la photographie de
cette légende :
« On va changer les règles…Bon réveil plein d’optimisme et
de persévérance »43.
Cette œuvre d’une souris qui se met à la poursuite d’un chat est reprise par l’Admin de la
page afin de remotiver les troupes en tentant de les persuader que tout est encore possible.
Pour ce faire, l’optimisme doit prendre la place de la rancœur. Il faudrait, après avoir
« reterritorialisé » la colère, « reterritorialiser » l’optimisme et la pugnacité afin de parvenir
à leurs fins. Une formule de politesse destinée à souhaiter une bonne matinée lui est rendue
par bon nombre des membres et parfois détournée comme dans les exemples suivants :
« Bon réveil révolutionnaire »44 ou encore « Bonne matinée de
liberté et d’optimisme »45.
Seulement certains continuent quelque peu à déchirer la communauté en s’en prenant au
discours de l’Admin qu’ils perçoivent comme des attaques incessantes à la politique des
Frères qu’ils défendent visiblement ou du moins à laquelle ils souhaitent donner une chance.
A titre indicatif, voici quelques commentaires critiquant l’attitude de l’Admin :
« Mido Ahmad
40
HAMDY Basma, DON KARL (aka Stone), Walls of Freedom, From Here to Fame publishing, Berlin, 2014,
p. 215.
41
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 13.03.06, p. 2.
42
Ibid., commentaire d’Ahmed Figo.
43
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 13.03.08.
44
Ibid., p. 1. Commentaire d’Aly L Kofy.
45
Ibid., p. 14. Commentaire d’Ibrahim Ahmed.
394
Tant que tu seras négatif quant à la gouvernance de Morsi et
que tu ne veux pas dire ton avis et que t’as peur tu resteras
comme ça »46.
Ou bien :
« Arf An
Bon réveil révolutionnaire maçonnique et juif, Non »47.
En fait, la communauté ne se déchire pas tellement pour le moment vu que ce genre de
commentaire, relativement agressif envers l’Admin et donc la position d’une majorité de
membres, ne sont suivis d’aucune réaction ni de la part de l’administrateur, qui ne le fait
jamais, ni de la part d’autres membres. La plainte de ce membre en question reste lettre
morte et ne soulève aucun questionnement. Comme sous la période Moubarak et celle du
CSFA, les Frères Musulmans ont des équipes de communication numérique et
socionumérique pour promouvoir leur politique en s’immisçant, entre autres, sur des pages
d’opposition comme Nous sommes tous Khaled Saïd. Les autres membres n’y font,
apparemment, plus tellement attention. Aux débuts de la création de la page, Wael Ghonim,
afin de lutter contre ces ingérences d’intrus venant perturber le collectif, suivait la trace de
ces profils Facebook souvent tout nouveaux et sans historique, les prenait en capture d’écran
et les postait sur la page pour bien prouver que ce sont de faux-profils inévitablement
destinés à troubler ou à dissuader le collectif d’agir. Par ailleurs, le profil de Mido Ahmad a
disparu entre-temps, ce qui peut susciter certaines suspicions quant à la personne derrière ce
compte Facebook.
Les Frères Musulmans n’ayant, aux yeux de la communauté socionumérique Nous sommes
tous Khaled Saïd, rien changé aux fonctionnements politiques et social, ce collectif souhaite
désormais renverser les règles en continuant la Révolution, pour refermer la sombre
parenthèse du pouvoir des Frères Musulmans. Des promesses d’engagement sont répétées,
dans une continuité à plus ou moins long terme jusqu’à atteindre les visées initialement
annoncées et cela doit passer par la fin de la domination « frèriste », comme disent les
opposants.
46
47
Ibid., p. 3.
Ibid., p. 6.
395
II.
Graffiti in Egypt, la lutte féministe et la mémoire des
martyrs comme armes brandies contre le pouvoir des
Frères Musulmans.
Durant cette période, à l’instar de l’évolution de l’activité sur Nous sommes tous Khaled
Saïd, un fort recul des publications est à constater. Seules 74 occurrences en une année sur
un total de 679 éléments enregistrés depuis cette page en deux années et demie de corpus,
dont 17 correspondent aux photographies décortiquant une création collective. Lors de la
période anti-Moubarak, la page Graffiti in Egypt n’existait pas encore et lors de la phase
anti-CSFA l’activité médiatique a été foisonnante, il est donc surprenant d’observer cette
réduction notable de l’allant et de l’élan militants de la page sur la période anti-Frères. Peutêtre pourrait-il y avoir des raisons personnelles concernant l’administrateur de la page mais
nous n’avons, à notre plus grand regret, pu obtenir une quelconque information de cet ordrelà. La page était le résultat du groupement d’un crew donc les raisons doivent certainement
toucher à l’ensemble du collectif, au sens premier du terme dans le monde artistique sans
connotation de philosophie politique.
Ce bilan quantitatif, à savoir la diminution des posts durant cette période, concernant Nous
sommes tous Khaled Saïd ainsi que Graffiti in Egypt, n’est propre qu’à ces deux pages. Les
deux autres médias composant notre corpus ne suivent pas un parcours similaire, ainsi, nous
ne pouvons tirer aucune conclusion globale pour ce qui est des communautés
socionumériques militantes en Egypte durant cette année de pouvoir des Frères Musulmans.
D’autant plus que la page Nous sommes tous Khaled Saïd continue à avoir une activité
prospère généralement : seules les publications intégrant des œuvres street artistiques sont
réduites à peau de chagrin, ce qui peut s’expliquer par le rôle même de ce mode
d’expression artiviste aux yeux de la communauté, c’est-à-dire un simple médium marginal
destiné à appuyer la ligne éditoriale en périodes relativement creuses d’un point de vue
événementiel.
Pourtant, durant cette année de régime politique à forte charge religieuse, le pouvoir des
Frères Musulmans est critiqué au sein de la petite communauté ésotérique de Graffiti in
Egypt, et ce principalement à travers la condition féminine et le rôle de la femme dans la
société égyptienne du moment.
396
Le 10 novembre 2012, l’administrateur de la page Graffiti in Egypt relaie une photographie
de cette œuvre de Keizer sans y ajouter un quelconque commentaire linguistique en guise de
légende48. Quelques mois après la prise de pouvoir de Morsi, Keizer, cité sans aucun travail
paratextuel ou éditorial (une réelle prise en charge est donc opérée par la page en accord
parfait avec la position de l’artiste), sacre d’une couronne la nouvelle « Miss Egypt 2013 » à
sa manière, ou plutôt à la manière des Islamistes au pouvoir. Une écharpe recouvrant la
nouvelle Miss certifierait qu’elle vient d’emporter le concours tant prisé, seulement celle-ci
est vêtue d’un voile intégral et d’une tenue cachant toutes ses formes. La couronne et
l’écharpe récompense, non plus sa beauté, son élégance et sa prestance mais, sa propension à
se laisser dominer et aliéner par l’homme, au pouvoir, qui veut en faire un simple objet de
désir à ne découvrir que dans l’intimité du couple. Alors que depuis des mois, voire plus
d’un an, les cas d’harcèlement et d’agression sexuels se multiplient surtout lors des grandes
manifestations et mobilisations en tous genres, un certain discours politique et médiatique
soutenu, en grande partie par les salafistes, mais qui l’était aussi par le CSFA auparavant,
estime que les femmes n’ont rien à faire dans ces regroupements de masse et que la faute
leur incombe. Fin octobre, une nouvelle manifestation, constituée essentiellement de
soutiens des Frères Musulmans et des salafis, s’est tenue pour exiger au plus vite
l’application de la shariah, la loi islamique, en Egypte. Dans un contexte où certains
prédicateurs parviennent à justifier même le viol, par exemple en situation de
manifestation49, afin d’inciter les femmes à ne pas apporter leur contribution à la Révolution,
la condition des femmes s’aggrave en s’inscrivant dans une horreur sans nom.
48
Annexe Graffiti in Egypt, 12.11.10.
Même si le récit effectué par Karen Habashi ne correspond pas à la période étudiée pour cette œuvre, son
article propose une vue d’ensemble, en avril 2013, sur la condition féminine absolument scandaleuse en
49
397
Avec ce savoir latéral acquis au lecteur et au membre de la page Graffiti in Egypt, poster ce
type de photographie, afin de ridiculiser la position des Frères et Musulmans et des salafis
quant à la femme dans la société égyptienne, est un acte de positionnement éditorial franc et
clair. Graffiti in Egypt se positionne contre la politique des Frères Musulmans vis-à-vis de la
femme et des répercussions que cette politique peut avoir sur la société et l’«
objectification »50 des femmes qui en découle. Une publication qui clame donc l’opposition
de ce média au pouvoir en place, du moins pour ce qui est de cette thématique précise. Un
« déclaratif » net qui fait de la condition féminine un motif de contestation.
Pas seulement un motif mais une partie prenante de la contestation. Sur le second post que
nous proposons ci-dessus, datant du 27 avril 2013, c’est une femme qui symbolise le cri
« La Révolution continue », pendant que le problème du harcèlement et des agressions à
caractère sexuel ne fait qu’enfler, jusqu’à prendre des proportions jamais connues jusqu’à
lors51. A la veille du lancement de la pétition Tamarod, l’Admin décide de publier cette
photographie d’un pochoir exécuté à trois reprises et souligné par cette mention : « La
Révolution continue ». Cette photographie est suivie de la légende suivante : « Elle
continue »52. De cette manière, Graffiti in Egypt opte pour une figure combative féminine
afin d’inciter à la persévérance. Cette femme, même voilée, ose adopter une posture
fortement connotée dans le monde arabe, levant le bras effectuant le « V » de la victoire à la
manière d’un.e palestinien.ne en pleine Intifada, comme le voudrait la mémoire
iconographique collective d’une communauté d’action égyptienne. Elle s’ancre ainsi dans
une longue histoire de lutte contre l’oppression. Sauf que cette figure est associée à la
situation égyptienne contemporaine et aux souffrances vécues et ressenties par les femmes
en Egypte. Malgré donc son couvre-chef, cette femme se bat, criant que « La Révolution
continue » impliquant qu’elle est loin d’avoir obtenu ce qu’elle exigeait. En ce qui concerne
la cause féminine, et selon le discours de Graffiti in Egypt, la Révolution a tout intérêt à
continuer.
Egypte. Le cas du prédicateur qui autorise le viol n’est en fait pas une pratique nouvelle ou un discours
innovant en Egypte. Depuis le début de la Révolution de nombreuses personnalités médiatiques se relaient sur
les écrans et les journaux, notamment pour décourager les femmes et les inciter à ne pas participer aux
manifestations, sans quoi elles seraient responsables des agressions endurées.
HABASHI Karen, « The objectivication of Women in Egypt », CNN,
http://ireport.cnn.com/docs/DOC-958303, dernière consultation le 8 juin 2016.
50
Ibid.
51
A chaque grande manifestation des dizaines de cas d’agressions ou d’attouchements sexuels sont enregistrés.
52
Annexe Graffiti in Egypt, 13.04.27.
398
Le plus basique des droits n’est visiblement pas acquis pour les femmes selon ce même
média street artiviste puisque deux jours plus tard l’administrateur publie la troisième
photographie d’un tag réclamant la « Dignity » et ce dans une mise en scène photographique
où une femme « moderne », néanmoins voilée « à l’égyptienne » mais habillée tout de même
de vêtements aux tons clairs, traverse cette écriture de « Dignity » sans forcément y accorder
énormément d’attention. Le gérant de la page contribue à cette lutte en ajoutant comme seul
et unique texte pour commenter cette photographie « #Dingnity »53. Il appelle donc à
l’action pour que la femme accède à ce droit vital à tout humain. La femme est en quête de
dignité dans cette société et la page s’engage, à travers ce hashtag, à lutter pour cette cause.
Le pouvoir ne garantirait donc même pas le droit le plus indéniable à tout un chacun. Pour
cette raison, la « Révolution continue » et celle-ci ne peut se prolonger que si les femmes s’y
engagent pleinement en reprenant possession de leur corps et de leurs causes.
A travers les publications de ces trois œuvres, distantes chronologiquement, et en
égratignant au passage le pouvoir en place, Graffiti in Egypt milite entre autres, pour que les
femmes luttent afin : de recouvrer leur dignité, d’obtenir le droit à disposer de leur corps et
surtout de participer à la Révolution qui concerne aussi bien les hommes que les femmes,
sans distinction genrée.
Cela n’empêche que la question martyrologique, pour la page Graffiti in Egypt, demeure la
préoccupation première et le principal mobile d’opposition aux régimes qui se sont succédés
et celui qui est en place durant cette période.
53
Annexe Graffiti in Egypt, 13.04.29.
399
Dans un tout autre contexte, deux publications, liées l’une à l’autre, sont séparées de
quelques semaines. Le 16 décembre 2012, la photographie de gauche est postée sur le mur
de Graffiti in Egypt par son administrateur, accompagnée du message linguistique suivant :
« L’emplacement : la rue des Moroor [autorité de la circulation
routière], Bein el Sarayat [un quartier du Caire, traductible par
Entre les palais]
Le message est clair et franc »54.
La discussion qui suivra ce post portera principalement sur l’artiste auteur du « message »,
l’Admin répond ainsi le lendemain :
« i don't know who is the
but it's me who take this photo »55.
artist
or
who
did
it
Par la suite, en tant qu’auteur de la photographie, il sera sollicité par Andy Young afin
d’obtenir le droit d’usage de sa photographie56, à cette occasion nous apprendrons son
identité civile « Hossam Kewea (FR3oon) »57. Ce qui n’est pas suffisamment clair dans ce
post et qui est pourtant primordial dans la teneur transgressive et provocatrice de ce
message, c’est le lieu précis. Mais cet emplacement reste à la portée de la déduction du
lecteur issu d’une communauté d’action égyptienne et surtout suivant les événements des
derniers jours. En effet la veille le référendum constitutionnel a démarré, alors que les
manifestations et les sit-in se poursuivent un peu partout en Egypte et se concentrent autour
des locaux du parti « La Liberté et la Justice » ainsi qu’aux alentours du palais présidentiel
justement situé à cet endroit évoqué par l’Admin. En effet, cette inscription murale se situe
sur l’un des murs du palais présidentiel cinq jours après avoir créé une brèche dans le mur
érigé autour du palais afin de le protéger des manifestants en colère après, entre autres,
l’annonce de la loi 107, deux jours plus tôt le 9 décembre 2012, permettant aux cours
martiales de juger des civils de nouveau. Ainsi un « artiste » inconnu ou du moins anonyme,
puisqu’il ne signe guère son inscription, tente de créer une nouvelle brèche symbolique sur
un mur du palais de Morsi lui adressant le message « net et franc » :
54
Annexe Graffiti in Egypt, 12.12.16.
Ibid., p. 2.
56
Voici le lien vers son article où elle inclut cette photographie : YOUNG Andy, « The Writing on the Wall :
Graffiti, Poetry, and Protest in Egypt », LARB, 3 mars 2013.
https://lareviewofbooks.org/article/the-writing-on-the-wall-graffiti-poetry-and-protest-in-egypt/#!,
dernière
consultation le 30 août 2016.
57
« Fr3oon » étant une retranscription possible en lettres latines du mot arabe signifiant « pharaon », c’est en
fait son blaze en tant que graffeur.
55
400
« T’as essuyé les mots ? Mais as-tu essuyé le sang ? As-tu
regagné le droit du mort ? Sinon t’en souviens-tu encore ? »
Le tout suivi d’un pochoir reprenant le logo d’une campagne appelée « Non à la
constitution » ; enfin, visiblement un autre auteur écrit en-dessous, de ce que nous pouvons
voir, « Contre les Frères, pas contre l’Islam ». En suivant tant bien que mal la teneur des
propos tenus tout en décryptant quelque peu l’image nous constatons une certaine
polyphonie constituée d’ajouts successifs de messages afin d’apporter sa propre pierre à
l’édifice tout en confirmant son accord total avec le message qui précède. Aussi, nous nous
apercevons que ce mur fait office de palimpseste, une inscription précédente a visiblement
été effacée par les autorités, ce pour quoi l’auteur interpelle le Président en le questionnant
sur sa part de souvenir et de responsabilité quant aux « martyrs » qu’il avait promis
d’intégrer à ses priorités politiques. L’acte de suppression58 d’une écriture performe selon
cet auteur une volonté de supprimer la mémoire des martyrs en effaçant leur sang, leur droit
à être reconnus en tant que tel et surtout leur ancrage dans l’Histoire du pays et dans les
mythes constitutifs de celle-ci. En permettant à la justice militaire de reprendre ses anciennes
habitudes et en priorisant l’établissement d’une constitution, le Président Morsi serait-il en
train d’oublier la mémoire martyrologique en favorisant par ses actes et agissements
l’apparition de nouveaux « martyrs » ? Du moins c’est l’avis de cet auteur, repris tel quel
sans aucune manœuvre de distanciation vis-à-vis de son discours, par l’Admin de Graffiti in
Egypt et les quelques commentaires qui dénotent d’un accord total avec le contenu du
message. Des manifestants profitent donc de leur présence sur les lieux afin de transmettre
leur revendication au Président.
Seulement, quelques semaines plus tard, la présidence, forte de son succès au référendum
annoncé le 25 décembre, décide de tout effacer de nouveau. Le palimpseste poursuit son
existence puisque le 6 janvier la seconde photographie ci-dessus, disposée sur la droite, est
publiée. Sur le même mur du palais présidentiel, nous pouvons déceler les traces de peinture
recouvrant l’ancienne inscription, un nouveau message apparaît, toujours d’un auteur
anonyme, prenant la balle au bond et lançant un défi au nouveau pouvoir. L’Admin divulgue
cette photographie en reprenant le message présent dans l’inscription murale et y ajoute un
élément :
« Efface encore ce qu’il y a sur le mur de séparation
Et contre ton injustice nous nous révolterons
58
Renvoi à la parenthèse au chapitre 5 concernant l’« acte de cancellation » défini par Béatrice Fraenkel
401
Comme le Parti National Démocratique nous te virerons
Ces mots ont été écrits suite à la suppression de ceci
http://www.facebook.com/photo.php?fbid=415812071824
&689set=pb.197276033678295-.
&2207520000.1357475533type=3&theater »59.
L’Admin insère un lien hypertexte renvoyant vers le post référant à l’inscription précédente,
participant à la création d’un palimpseste mural mais socionumérique cette fois-ci. Il
reproduit de cette manière le processus inchoatif de défiance entre deux entités plus ou
moins identifiées. Le texte met en exergue une confrontation entre un « Tu » référant
certainement à la présidence, compte tenu du lieu et du contexte, et un « Nous » renvoyant
aux révolutionnaires, formant une entité homogène et cohésive selon l’emploi de ce pronom
tendant vers une qualification de public politique pour ce qui est de ces révolutionnaires. Le
mur du palais devient un médium qui permet un échange, un dialogue de sourds mais un
échange performatif tout de même, entre les autorités, soutenues néanmoins par un collectif
formé de sympathisants et les révolutionnaires.
Enfin, un glissement et un remaniement des collectifs menant à une opposition clivante et
bipolaire entre deux collectifs, autrefois unis en un seul public opposé au régime militaire,
qui n’agissent presque plus « pour » mais « contre », est de nouveau observable. Le collectif
lors du « moment de la maintenance » risque de traverser un « moment potentiellement
polémique, voire polémologique : il peut à tout moment basculer d’un « agir-pour » à un
« agir-contre » »60 selon Laurence Kaufmann. Le risque est grandissant lorsqu’un public,
anciennement constitué uniformément, se scinde en deux collectifs qui lors de leur phase de
« maintenance » expérimentent chacun l’« agir-contre » mais l’un contre l’autre. Les
rancœurs lors d’une telle bipolarisation ne sont que plus violentes et exacerbées.
Et la médiation de la mémoire martyrologique devient une sorte de point d’achoppement
entre ces deux collectifs qui s’affrontent sur ce terrain, estimant chacun défendre la cause.
Les partisans des Frères ont pour rhétorique principale d’avoir été les premières victimes des
différents régimes politiques successifs et de l’être toujours, mais aussi d’avoir payé le plus
59
Annexe Graffiti in Egypt, 13.01.06. Nous ne sommes pas parvenus à traduire parfaitement, à notre plus
grand désespoir, le côté poétique et rimé de cette inscription. Pour s’en approcher tant bien que mal, nous
avons malheureusement dénaturé quelque peu le propos en substituant le terme initial « barrière » ou « muret »
par « mur de séparation ». Nous en profitons pour demander aux auteurs et au lecteur de nous pardonner cet
écart préjudiciable.
60
KAUFMANN Laurence, « Faire « collectif » : de la constitution à la maintenance » in KAUFMANN
Laurence et TROM Danny (dir.), « Qu’est-ce qu’un collectif ? Du commun à la politique », op. cit., p. 356.
402
lourd tribut lors de la Révolution et enfin que la victoire de leurs candidats à chaque élection
ait constitué un achèvement révolutionnaire. Or, les révolutionnaires critiquent les
récupérations fréquentes des Frères Musulmans comme lors des affrontements devant le
palais d’Ittihadeya où les « martyrs », tombés début décembre, ont été tous
« officiellement » annoncés comme étant du côté des partisans des Frères, ce qui était
totalement « injustifiés »61 parce que certains d’entre eux étaient des membres, par exemple,
du Mouvement de la Jeunesse du 6-Avril ou des militants d’extrême-gauche. Ainsi la
mémoire martyrologique est l’une des pierres angulaires de l’opposition entre soutiens des
Frères et révolutionnaires, autrement dit les partisans de la continuation de la Révolution.
Les palimpsestes muraux constituent ainsi une occupation de l’espace, urbain et numérique,
destinée à montrer et prouver, pour chaque collectif, que le pouvoir de maîtrise spatiale se
situe de son côté. Par voie de conséquence, il s’agit avant tout d’un dialogue qui établira au
final qui a le plus de pouvoir. Et la guerre des mots et des images a été largement
remportée62 par les collectifs révolutionnaires, vu que sur le terrain des Frères ils
parviennent à s’accaparer l’espace et à développer leur discours proposant leur vision du
monde et leur verbatim. Le « Nous » révolutionnaire et exclusif, revendiquant le « bon »
côté des victimes, leur revient, et le « Tu », pouvoir autoritaire méprisant la dimension
martyrologique, aussi sacrée et théologique soit-elle, est associé au régime « frèriste » en
place et à tous ses soutiens. Le tout étant de savoir qui accède au statut de victime. Sur
Graffiti in Egypt, la répartition discursive des rôles est donc tout aussi « claire et franche »
que les messages muraux proposés. Qui plus est, la pratique de censure des autorités permet,
inconsciemment, une inscription à plus long terme de la mémoire martyrologique et ce sur
l’espace le plus sacrosaint du pouvoir politique en place, sur le palais présidentiel.
L’échange qui s’installe entre les autorités et les révolutionnaires garantit à ceux-ci d’ancrer
couche après couche leur discours martyrologique, intégrant la répartition des rôles abordée
ci-dessus, voire strate après strate, comme se constitue l’écorce d’un arbre. Le mur du palais
présidentiel, ainsi qu’un mur socionumérique comme celui de Graffiti in Egypt, à force de
répétition, intègre désormais dans sa propre roche, la mémoire collective des
révolutionnaires. Ces derniers se voient offrir l’opportunité de s’installer en plein cœur du
61
HAMDY Basma, DON KARL (aka Stone), Walls of Freedom, From Here to Fame publishing, Berlin, 2014,
p. 201. Nous nous appuyons sur les allégations des auteurs.
62
Du moins au sein des dispositifs médiatiques acquis à la cause révolutionnaire, il semble inévitable que la
lutte de pouvoir penche fortement d’un côté de la balance. Les « œuvres » de street art produites par des
partisans des Frères Musulmans sont rarement médiées ; et, si c’est le cas, elles le sont pour être moquées ou
pour inciter à les effacer le plus rapidement possible.
403
médium et du moyen de protection de leurs opposants. Rappelons que la culture du tag a
démarré aux Etats-Unis d’Amérique entre gangs qui signaient de leurs « armoiries » des
murs aux marges de « leur » quartier afin de délimiter leur territoire.
A noter, le glissement du mode interrogatif, sous forme de réaction, de la première
inscription, à une modalité active dans la seconde ce qui ressemble sensiblement à un
passage d’une forme de résistance, un « tenir bon », vers une forme résolument offensive, un
« en finir »63.
Enfin l’échéance de la première année passée au pouvoir s’approchant et les appels à
manifester se multipliant de tous bords, hormis les Frères, même les salafistes se sont rangés
du côté de l’Armée, n’ayant pas obtenu suffisamment de postes influents à leur goût, Graffiti
in Egypt publie cette photographie la veille des rassemblements, sans aucun apport textuel :
Alors que Tamarod, dont les locaux ont été incendiés au début du mois, a annoncé avoir
réuni les signatures envisagées pour remettre en cause la légitimité électorale et
démocratique du pouvoir de Morsi, l’Admin de la page propose, afin de mobiliser son
lectorat et sa communauté d’initiés, cette fresque murale portant pour titre « Le martyr est le
héros ». Mis à part le signe de l’anarchie et l’inscription, sous forme d’annotation dans un
encadré dans le coin supérieur gauche de la fresque, appelant à manifester le « 30/06 »,
l’œuvre met en scène la procession funéraire d’un « martyr », celle de Gaber Salah plus
63
MASHIMANGO Abou-Bakr Abélard, La dimension sacrificielle de la guerre. Essai sur la martyrologie
politique, L’Harmattan, Paris, 2012, pp. 123 et suiv.
404
connu sous le surnom de « Gika ». Cette œuvre picturale, de Mohammad ElMoshir et Sabry
Abo Alam sur le mur de la Cathédrale de l’Annonciation en plein centre-ville du Caire64,
s’inscrit dans une généalogie fortement imprégnée de l’imagerie arabe des funérailles d’un
« martyr » et surtout lorsqu’il s’agit de parler martyrologie arabe, si tant est qu’il y en ait
une, il est tentant de se pencher sur la mythographie de la martyrologie palestinienne qui a
longtemps marqué, et a été un ressort important de, l’identité arabe ou panarabe. Bien
souvent les funérailles du « martyr » palestinien sont représentées par une image mettant au
premier plan, en légère plongée, une personne à l’avant de la procession levant le poing ou
l’index et le majeur en signe de victoire, et une foule à perte de vue grâce à l’angle de prise
de vue, porte le cercueil du « héros » pour le mener jusqu’aux portes du paradis. En tapant
certains mots-clés comme « enterrement » ou « funérailles », et « Palestine »65, sur un
moteur de recherche d’images comme Yahoo.com nous tombons, dès les premiers résultats,
sur ce type de photographies :
66
Le tout bien souvent accompagné par la mère qui pleure, dans un cri qui déchire les chants
entonnés par les porteurs du cercueil, un portrait de son cher fils perdu à la main et serré
contre son cœur. Puisque cette mère a perdu son fils au profit de son autre figure maternante,
Toutes ces indications ne sont jamais annoncées par l’Admin de la page, tout autant que l’identité du
« martyr » sacré sur l’œuvre, le gestionnaire de la page estimant certainement que son lecteur dispose d’un
savoir latéral lui permettant de maîtriser ces données.
65
Seulement l’association de deux termes lors de la recherche.
66
BADER Hazem, photographe de l’AFP dans le cadre d’un article journalistique de L’Express
AFP, « Enterrement d’un Palestinien achevé par un soldat israélien », L’Express.fr, 28 mai 2016,
http://www.lexpress.fr/actualites/1/monde/enterrement-d-un-palestinien-acheve-par-un-soldatisraelien_1796620.html, dernière consultation le 30 août 2016.
64
405
la Patrie. Dans la définition de la martyrologie selon Mashimango, cinq postures
justificatrices sont possibles dont celle du sacrifice :
« C’est donc pour l’amour de la patrie en tant que mère
nourricière, impossible à trahir et source d’identité qui
enracine ses enfants dans un particularisme territorial définitif
selon le mythe de l’autochtonie »67.
La prégnance du sacrifice de Jésus-Christ, fondateur dans le christianisme tout autant que
dans l’islam, malgré les divergences du récit de celui-ci, subsiste comme une figure
iconographique patente dans la mythographie martyrologique. Le mort, qui a payé de sa vie
son sacrifice pour la collectivité, est célébré et érigé en héros tandis que la mère continue à
se lamenter d’une perte irrévocable. Ainsi le « martyr est le héros » d’un collectif
reconnaissant, qui commémore sa perte et son sacrifice qui auraient permis l’éveil de
citoyens, complètement assommés jusqu’à cet acte de gloire sacrificiel. A la veille des
manifestations du 30 juin, et pour appeler à descendre dans la rue à cette occasion, Graffiti
in Egypt rappelle son dévouement à la cause martyrologique en proclamant son
positionnement, adoptant celui de l’artiste auteur de la fresque, qui fait des « martyrs » les
héros de la société égyptienne actuelle et les premiers acteurs et contributeurs de la
Révolution en cours. Dès qu'une occasion particulière surgit, le premier réflexe des membres
de ce collectif révolutionnaire est de rendre hommage à leurs « martyrs », assurant ainsi que
le collectif « ne les oublie pas et ne les oubliera jamais ». Force est de constater que cette
opposition de deux collectifs, à la veille de l’expression publique de ce clivage, se traduit par
la convocation des « martyrs » pour justifier définitivement le bien-fondé de l’« agir-pour »
cette cause, et à la fois l’« agir-contre » le collectif opposé.
III.
Keizer à l’assaut des Frères Musulmans.
A l’inverse de l’évaluation quantitative observée sur les deux pages précédentes de notre
corpus de travail, Keizer, ou son administrateur pour être plus juste, émet quant à lui 320
67
MASHIMANGO Abou-Bakr Abélard, La dimension sacrificielle de la guerre. Essai sur la martyrologie
politique, L’Harmattan, Paris, 2012, p. 125. C’est nous qui soulignons.
406
posts sur la période d’un an étudiée au cours de ce chapitre, à dénombrer parmi un total de
575 publications sur un espace temporel légèrement inférieur à deux années. La production
médiatique est donc relativement équilibrée quant aux événements qui caractérisent la
Révolution, allant de septembre 2011 à début juillet 2013. Keizer assure un traitement
similaire aux Frères Musulmans tout comme il l’avait fait pour le CSFA. La haine des deux
entités, si elle est mesurable, tient d’une équivalence pour cet artiste qui pourrait s’expliquer
par sa propension à l’anarchisme et, par conséquent, à son rejet de toute forme de pouvoir.
Et le pouvoir des Frères est tout à fait similaire à celui de ses prédécesseurs, à savoir les
différents régimes militaires ou même le gouvernement des hommes d’affaires qui a clôturé
l’ère Moubarak. Ainsi le rejet est identique :
Le 26 juillet 2012, alors que Morsi est tout juste à son poste depuis moins d’un mois, Keizer
effectue ce pochoir et le publie sur sa page Facebook. Doté uniquement d’un message
linguistique, ce pochoir est composé d’un texte en caractères noirs suivi de son tag
traditionnel, en rouge pour ce qui est de cette œuvre. Celle-ci prétend :
« We are the leader we were waiting for. »68
Les citoyens égyptiens formeraient ainsi une entité homogène, cohésive et unitaire qui
s’exprime à travers un « Nous ». Cette entité ressemble fortement à ce que nous avons
désigné comme un collectif, qui rappelons-le69 se définit ainsi d’après Laurence
Kaufmann : « la transformation du « multiple en un » via la désignation conjointe d’un
68
Annexe Keizer, 12.07.26. Commentaire de Keizer même, ou de son administrateur, non pas en légende
accompagnant la photographie dans le cadre du post. La traduction lui revient donc.
69
Cf Partie 1, lors des définitions des « publics » politiques, des « collectifs », des « communautés » et les
utilisations possibles de ces concepts dans le courant pragmatiste.
407
« monde tiers » qu’elle met en œuvre constitue un véritable processus de totalisation qui
permet à une collection d’individus de se produire en tant que collectif. »70 Il faudrait
surtout ajouter à cela, dans le cadre de ce rappel, que « Je et Tu se définissent en référence à
un tiers qui est le fondement même de leur unification en Nous », de la sorte une
« configuration triadique »71 émerge, comme l’exposait George Simmel. Nous observons
ainsi comment sur cette œuvre le « Je » de l’artiste s’associe à un « Tu », désignant son
lecteur socionumérique, afin d’engendrer un « Nous » unificateur. Ce « Nous » s’exprime
même au singulier afin de certifier et renforcer sa consistance unificatrice.
L’homme providentiel, qui n’était absolument pas attendu par Keizer, est une nouvelle fois
rejeté. Peu après la victoire présidentielle de Morsi, Keizer affirme qu’il n’est pas, en sa
qualité de personne singulière, le sauveur ou le guide recherché par le mouvement
révolutionnaire. Le gain réel de cette Révolution serait que le collectif constitué s’élève
comme un public politique au sens deweyien, qui veillerait à ses propres intérêts et ne serait
jamais soumis à quiconque. Il demeurerait donc maître et possesseur de son sort et de son
destin en s’imposant à toutes les institutions étatiques comme le « leader » qui décide au
final.
Parmi les six commentaires qui surviennent à la suite de ce post, dont celui de Keizer qui ne
fait que traduire la teneur de son propos en anglais, certains s’interrogent ou demandent à
l’artiste directement où se situe l’œuvre, ce qui demeure l’une des considérations d’une
communauté ésotérique composée d’initiés souhaitant vérifier bien souvent la transgression
géographique ou plus futilement accéder à l’œuvre originelle pour l’immortaliser avec leur
propre objectif et constituer leur collection personnelle. Un membre, le premier à réagir,
partage son avis :
« Ahmed AlBabily Yep! That's what anarchism all about.
émoticône grin
26 juillet 2012, 21:30 »72.
Le petit cri de joie, et d’acquiescement à la fois, « Yep » dénote de son accord avec
l’opinion de Keizer seulement il ajoute que c’est ce qui détermine l’anarchisme. Sa
modalisation verbale et la tournure de sa phrase peuvent laisser à penser qu’il ne ferait
70
KAUFMANN Laurence, « Faire « collectif » : de la constitution à la maintenance » in KAUFMANN
Laurence et TROM Danny (dir.), « Qu’est-ce qu’un collectif ? Du commun à la politique », op. cit., p. 351.
C’est nous qui soulignons.
71
Ibid., p. 349. C’est nous qui soulignons à nouveau.
72
Annexe Keizer, 12.07.26.
408
qu’énoncer une vérité absolue qui ne proviendrait guère de sa pensée personnelle,
nécessairement subjectivante si c’était le cas. Aucun autre membre ne remet en question
cette première intervention, celle-ci étant dans la philosophie de l’artiste.
Cependant celui-ci ne s’en prend pas à tout type de pouvoir de la même manière, il adapte
son discours pour retourner les armes de son ennemi, en entrant de plain-pied dans son jeu, à
son avantage. Conscient de la « vulnérabilité linguistique » et de l’« agir » blessant que peut
déployer le langage, Keizer définit les Frères Musulmans avec les termes qu’il estime être
suffisamment humiliants pour les atteindre et les placer comme des objets sur la « trajectoire
injurieuse »73.
La première des trois publications, pour entrer dans le vif du sujet, date du 24 décembre
2012, la veille de l’annonce des résultats du référendum constitutionnel mais surtout suivant
des événements tragiques. En effet, fin novembre, lors de la commémoration des
événements de Mohammad Mahmoud, des dizaines de blessés s’ajoutent aux nombre
conséquent des victimes de la répression sécuritaire. Quelques jours plus tard, le 24
novembre, l’un des plus jeunes « martyrs » décède d’impacts de balles à la tête et à la
poitrine, Gaber Salah, aka Gika, particulièrement connu parmi les activistes pour son
engagement dans le Mouvement de la Jeunesse du 6-Avril et sa créativité street artistique.
Tombé à tout juste 16 ans, il devient la première figure illustre de la martyrologie sous le
pouvoir des Frères Musulmans, et ce lors d’une période que les révolutionnaires considèrent
comme la commémoration de l’un des épisodes les plus dramatiques du processus
révolutionnaire. Ainsi son caractère dramatique se renforce par la mort de ce jeune activiste
qui deviendra très présent visuellement dans le militantisme des mois qui suivent et souvent
73
BUTLER Judith, Le pouvoir des mots, Discours de haine et politique du performatif, Editions Amsterdam,
Paris, 2004, pp. 21-23. Judith Butler, dans son introduction « De la vulnérabilité linguistique », résume à la
perfection le pouvoir potentiellement paralysant de l’injure vis-à-vis de son destinataire « interpellé », comme
le posait Louis Althusser dans ses « Idéologies et appareils idéologiques d’Etat ».
409
dans la même posture, porté par une foule les bras écartés entonnant des chants
probablement révolutionnaires. Avant de s’en aller pour la rue Mohammad Mahmoud, il
avait posté sur sa page Facebook le message suivant, qui sera donc le dernier :
« If I don’t return, I only have one request – that people
continue our revolution and bring us retribution. »74
Le 11 décembre, rappelons que les violences montent en grade sur la place Tahrir et dans
d’autres villes égyptiennes. De nombreuses manifestations pro et anti-Frères occupent les
espaces de contestation à travers le pays. Quelques jours plus tôt, de violents affrontements
avaient éclaté autour du palais de l’Ittihadeya, alors que Morsi s’était arrogé les pleins
pouvoirs, et que, suite à cette annonce, les autorités répondaient par une violente répression
contre l’opposition. Ajoutons à cela que nombre d’observateurs estimaient que les Frères, ou
du moins la Gammaa Islameya, considérée par certains comme la branche armée des Frères
Musulmans (ce qui est loin d’être aussi simple), était impliquée dans les attentats qui
dominent le quotidien du Sinaï. Enfin, un dernier facteur vient compléter le savoir latéral
nécessaire à l’appréhension de cette œuvre : certains membres éminents des Frères et de la
Gamaa ont appelé à constituer des « milices » pour protéger les locaux et intérêts du parti
« La Liberté et la Justice ».
Pour ces nombreux motifs, Keizer, comme nombre d’opposants, définit le pouvoir des
Frères par sa part de violence, voire par une probable prédisposition pour le terrorisme.
Ainsi il détourne une partie du logo des Frères Musulmans, et non du parti « La Liberté et la
Justice » :
74
Présentation du profil de « Jika » dans :
HAMDY Basma, DON KARL (aka Stone), Walls of Freedom, From Here to Fame publishing, Berlin, 2014, p.
204.
410
75
Dans ce contexte de violence ambiante en Egypte, voulant en imputer la responsabilité aux
Frères Musulmans, Keizer détourne ce logo en reprenant le Coran, qu’il décide de maintenir
ouvert, devenant ainsi un simple ouvrage et pas nécessairement un livre « saint ». Il le
recouvre des sabres croisés traditionnels incurvés qui sont bien souvent un marqueur pour
les organisations religieuses prêtes à promouvoir le jihad76, dans tous les sens du terme.
Seulement ces armes deviennent rouges et des coulures de sang dégoulinent depuis le livre.
Ainsi, le combat mené par les Frères souillerait le fondement même de l’Islam, à savoir le
Coran, selon Keizer. Le détournement continue et achève d’accuser les Frères de violence
puisqu’en lieu et place de la mention « Les Frères Musulmans », à travers le changement
Le logo a évolué au fil du temps, nous nous sommes permis d’en prendre un relativement récent qui demeure
profondément ancré dans la continuité iconographique et historique de ce marqueur visuel censé identifier le
groupe politico-religieux majeur en Egypte. Il s’agit de la deuxième image, sur sept, de la galerie proposée par
Al-Ahram Weekly dans le cadre de cet article.
HASSAN Ammar Ali, « State religion vs religious state », Ahram Weekly, 17 septembre 2015,
http://weekly.ahram.org.eg/News/13299/31/State-religion-vs-religious-state.aspx, dernière consultation le 2
septembre 2016.
76
Jihad signifie en arabe, tout autant que théologiquement, effort. Il peut ainsi désigner l’effort quotidien
fourni lors d’un travail qui éviterait à son auteur d’être dans le besoin ou de tendre la main, il implique
également, entre autres, une dimension familiale et sociale, par exemple en prenant soin de son entourage et de
sa famille. Enfin, il intègre également la notion du combat en dernier recours lorsqu’il s’agit de défendre ses
convictions, ce pourquoi les deux sabres s’associent pour bloquer l’accès au « livre sacré » de nature
« divine ». Le musulman aurait à charge, parmi ses missions de pratiquant, de défendre sa religion si jamais
elle était attaquée.
Mashimango dit d’ailleurs à ce propos : « Selon Tariq Ramadan : « Le Prophète aurait caractérisé la guerre
comme étant un « petit jihad » en comparaison du « Grand Jihad » qu’est l’effort de purification intérieure. » »
MASHIMANGO Abou-Bakr Abélard, La dimension sacrificielle de la guerre. Essai sur la martyrologie
politique, L’Harmattan, Paris, 2012, p. 124.
75
411
d’une seule consonne, Keizer transforme leur appellation en les dénommant désormais « Les
Frères Armés ». Il ajoute à cela, et même entoure cela, de deux armes de poing semiautomatiques, ce qui termine d’accuser l’organisation des Frères de tous les maux de la
société égyptienne, puisque les répressions policière et militaire se symbolisent bien souvent
par l’emploi de cartouches, de balles en caoutchouc ou de balles réelles. D’où la citation de
cette arme précise qui pourrait être chargée de balles en caoutchouc, ou même de balles
réelles. Les Frères ont donc du sang sur les mains et leur violence constitue leur premier
qualificatif puisqu’ils la prônent insidieusement, ce pourquoi Keizer décide de revisiter, à sa
manière, le logo de l’organisation.
Il conserve tel quel leur slogan dans sa petite bulle verte, insérée juste entre le livre et les
deux armes croisées, signifiant « Préparez-vous à la lutte ». Celui-ci provient d’un verset du
Coran :
« Apprêtez, [pour lutter contre eux], tout ce que vous pouvez
comme forces et comme chevaux à l’attache, afin de jeter
l’effroi dans les rangs des ennemis d’Allah et des vôtres ; et
contre d’autres encore que vous ne connaissez pas, mais
qu’Allah connaît. Tout ce que vous dépensez sur la voie
d’Allah, vous en serez largement payés sans être nullement
lésés. »77
Ce verset est donc tiré de la sourate « Al-Anfal » (le butin) qui, entre autres, « incite, en
plusieurs endroits, à la résistance et à la détermination dans le combat, avec des indications
tactiques, et à l’enracinement dans la foi, avec la garantie du succès qui s’ensuit. »78
Le musulman devrait, par conséquent, se maintenir prêt et armé afin de dissuader l’ennemi
de s’en prendre à lui en tant que musulman ou à la survie de sa religion voire d’être paré à
l’éventualité d’une confrontation armée. L’artiste confirme par un élément visuel
supplémentaire, en le retenant dans son œuvre, la violence idéologique de l’organisation qui
convoque des versets relativement « violents » du Coran pour se définir et se promouvoir.
77
Sourate 8, verset 60
OULD BAH El-Moktar (Trad.), BELLO MANA (révision), Le Noble Coran, Complexe Roi FAHD pour
l’impression du NOBLE CORAN, Médine, 2006, p. 267.
78
Ibid., p. 256.
412
Le second qualificatif, visant dorénavant non plus la direction mais les partisans, est le
« mouton ». Pour son suivisme, son manque de questionnement et son idiotie, le mot
« mouton » est le nom qui définit les sympathisants des Frères Musulmans en Egypte depuis
le début de la Révolution. Recherchant un guide ou un berger, avec tout ce que cela implique
en rhétorique religieuse, les moutons le suivent sans dire mot. Ils ne seraient pas aptes à
remettre en cause l’autorité de leur chef, puisque celui-ci leur serait imposé par une
puissance tierce et dont la volonté serait supérieure à celle de l’Homme. Ainsi ce deuxième
post, proposé ci-dessus, dépeint un homme barbu dont la cervelle se réduit au bêlement d’un
mouton qui approuve tout ce qui lui est prescrit. Ce pochoir prend les traits d’un
détournement également car l’image potentiellement attendue serait un homme barbu
affublé d’une trace frontale sombre, dénommée le raisin sec pour sa ressemblance, supposée
traduire sa fidélité à Dieu puisque sa prosternation longue et intense le marquerait et
prouverait à ses congénères sa piété illimitée. Ce raisin sec est donc remplacé par une tête de
mouton qui semble vibrer et transmettre une sorte de bêlement, en signe d’acquiescement à
toute épreuve. Le regard du personnage fixant le spectateur avec un air livide et une
expression faciale d’une vacuité totale prétend le rendre absolument idiot. Sa cervelle ne
contiendrait pas grand-chose mis à part ce mouton tendant à agréer tous les propos qui
peuvent lui être tendus comportant une justification religieuse.
Ce post, publié le 27 janvier, vient conclure une période extrêmement tendue aux
lendemains de la deuxième commémoration du 25-Janvier, dominé par des débordements et
de violents affrontements. La veille, Morsi avait porté des accusations, lors d’un discours à
Al-Azhar contre les vestiges de l’Ancien Régime « responsables d’une contre-révolution »79
tentant de cette manière de mettre en garde les activistes préparant leur mobilisation, qui
risquaient d’être assimilés à des éléments perturbateurs issus de l’Ancien Régime. La
direction des Frères Musulmans est donc accusée de mensonge et leurs soutiens sont perçus
comme des personnes simplettes qui approuveraient toutes les directives communiquées par
leur soi-disant hiérarchie. Parmi les configurations morales de Fredéric Gros, citées par
Mashimango, la troisième consisterait à :
« obéir : il s’agit ici d’une obéissance aveugle, naïve,
inconditionnelle et mécanique. Parce que la guerre n’est pas
79
HAMDY Basma, DON KARL (aka Stone), Walls of Freedom, From Here to Fame publishing, Berlin, 2014,
p. 209.
413
seulement juste, mais sainte. Elle n’est pas seulement tolérée
par Dieu, mais voulue et recommandée par Lui. »80
Ainsi Keizer moque leur ralliement insensé à leur « direction » sans la questionner comme si
celle-ci était la représentante du divin sur Terre, ce qui n’existe tout simplement pas dans
l’Islam.
Enfin, pour ce qui est de la troisième image sélectionnée ci-dessus, elle a été postée pour la
première fois le 29 janvier, soit deux jours plus tard. Cette œuvre picturale met en scène un
chien qui est en train de faire ses besoins. Seulement en excrétant, l’animal dépose une
crotte qui semble dégager une forte odeur, certainement infecte. Grâce à un petit de jeu de
contours, Keizer parvient à distinguer plusieurs entités, ou corps, dans sa création. La
première est composée du chien et de sa crotte, la deuxième est un marquage noir qui
signifie « Les Frères », et enfin le troisième et dernier étant le décor environnant empli de
fleurs, de verdure et d’un petit cours d’eau qui traverse l’œuvre. Pourtant ces éléments
distincts sont reliés : l’univers fleuri constitue l’environnement dans lequel le chien peut
faire ses besoins, ceux-ci étant la ponctuation des « Frères ». Cette organisation est donc le
résultat excrémenteux du chien. « Les Frères » ne seraient ni plus ni moins qu'une crotte,
selon Keizer, ou tout simplement une « merde ». Ce paysage fort plaisant se voit souillé, non
par la crotte mais, par « les Frères ». L’injure est renforcée par le choix de l’animal opéré par
l’artiste. L’option canine ne peut être anodine dans une société telle que la société
égyptienne et pour injurier une organisation comme celle des Frères Musulmans.
Effectivement, le chien81 est un animal extrêmement méprisé dans la culture égyptienne, il
n’a pas le rang de compagnon et de meilleur ami de l’Homme, ou bien très rarement ; il rôde
plutôt dans les rues sans être domestiqué, faisant peur aux passants la nuit et maltraité le
jour. Maigre, sale et se nourrissant des déchets, il provoque souvent un sentiment de dégoût.
Qui plus est, dans un esprit plutôt religieux cette fois-ci, il faut ajouter que cet animal serait
« impur ». S’il touche le fidèle avec son museau, dans certaines tendances religieuses, celuici doit renouveler ses ablutions s’il compte exercer un quelconque acte de foi. Le chien n’a
pas droit d’accès à l’espace d’intimité du pratiquant, il pourrait garder une maison mais ne
80
MASHIMANGO Abou-Bakr Abélard, La dimension sacrificielle de la guerre. Essai sur la martyrologie
politique, L’Harmattan, Paris, 2012, p. 125.
81
« Chien » et « fils de chien » étant des injures régulièrement utilisées dans le monde arabe, impliquant une
connotation de saleté et de forte odeur répulsive. Passées dans la plus profonde banalité du langage
vernaculaire arabe, ces insultes comptent parmi les très rares tolérées par la censure médiatique en Egypte, en
compagnie d’« âne » et « fils d’âne ». Ainsi Keizer peut se permettre de blesser profondément les partisans des
Frères sans s’attirer les foudres dignes de l’usage d’une injure inacceptable dans la société égyptienne.
414
jamais pénétrer dans l’espace de vie au risque de le souiller, seuls ses rôles de gardien
(maison, troupeau, champ, etc.) et de chasseur ne seraient pas entachés d’un pêché pour le
pratiquant. Ainsi, Keizer renforce l’injure en traitant « les Frères » de « merde » de chien, vu
la mésestime et la répugnance que cet animal enclenche généralement dans une telle société.
Le pouvoir est donc rabaissé à l’acte le plus bas proféré par l’espèce la plus vile et la plus
répulsive aux yeux de celui-ci.
Compte tenu de la bassesse du régime des Frères Musulmans et de sa forte ressemblance
avec l’Ancien Régime au niveau de sa force répressive perçue comme compulsive par ses
opposants, Keizer souhaite mettre un terme à cette expérience, déjà très longue à ses yeux.
Et de nouveau, nous observons que les deux collectifs désormais opposés ne s’inscrivent
plus dans un « agir-pour » mais dans un « agir-contre », qui comporte de nombreux risques.
La première image, publiée le 10 février 2013, est le résultat d’un pochoir qui propose un
steak surplombé du texte suivant : « Nous vous mangerons au déjeuner avant que vous ne
nous mangiez au dîner »82. Ce proverbe égyptien est repris alors que les tensions sont de
plus en plus exacerbées et clivantes. Fin janvier, le premier verdict de Port Saïd n’a satisfait
personne, ni les familles des accusés et encore moins les Ultras qui regrettent le manque
d’implication dans l’affaire des appareils de sécurité. Ce jugement a été suivi de nombreux
affrontements et à l’issu, Morsi a proclamé l’état d’urgence dans trois gouvernorats de l’est.
Le président a tenté par la suite de mettre en place un dialogue national avec le Front de
Salut National qui a décliné la proposition. Enfin, le premier février ou le « Vendredi de la
82
Annexe Keizer, 13.02.10.
415
délivrance », pour commémorer le premier anniversaire des « événements de Port Saïd »,
une marche d’activistes partie de la Place Tahrir vers le palais présidentiel se termine en une
confrontation brutale entre ceux-ci et les forces de l’ordre. Ainsi, l’opposition entre
révolutionnaires et partisans des Frères parvient presque à un point de non-retour, et pour
cette raison Keizer emploie cette expression idiomatique « promissive » et menaçante. Celleci consiste à mettre en garde un ennemi pour lui indiquer de la volonté d’agir plutôt que de
réagir. Ce steak, visiblement tout cru, ne fait pas peur à Keizer et il souhaite de cette manière
montrer sa volonté ambitieuse de mettre un point final au pouvoir des Frères et ce par la
manière forte. Aucune demi-mesure n’est à l’ordre du jour, c’est « Eux » ou « Nous », la
bipolarisation est nette. Il faut faire un choix pour les révolutionnaires, soit ils se font
dévorer soit ils dévorent leur ennemi sous forme de légitime-défense. Le « Nous », exclusif,
doit venir à bout du « Eux » avant que ce ne soit l’inverse. L’action et la performativité de
l’image ne laissent aucune latitude décisionnelle à son lectorat et au collectif des
révolutionnaires.
Le 26 mars, l’artiste publie sur le mur de sa page l’image de droite incluant dans son œuvre
une petite fille tenant un pinceau bondé de peinture rouge en train de terminer une
inscription murale signifiant : « Nous allons vous écraser »83.
Entre-temps, depuis la publication précédente, un second verdict des accusés de Port Saïd a
envenimé la situation alors que des membres des Frères Musulmans appellent à mettre en
place des « milices » de protection qui se sont empressées de montrer leurs muscles à la mimars lorsque des activistes et des artistes s’en sont pris aux locaux des Frères Musulmans
sur les hauteurs du Caire à Moqqattam, le tout sur fond de bataille juridique entre la
présidence et les instances juridiques quant à la mise en place des élections législatives ou
non.
Le contexte de plus en plus tendu creuse donc la rupture entre les deux collectifs que sont les
révolutionnaires opposés aux soutiens des Frères Musulmans. Au-delà du point de nonretour, à ce moment précis, les révolutionnaires estiment être arrivés à la phase terminale de
leur confrontation avec les Frères Musulmans et leurs partisans. Dans ces conditions Keizer
opte pour une image, fortement inspirée de Banksy, qui dépeint le collectif des
révolutionnaires sous les traits d’une jeune fille aux allures d’Alice au pays des merveilles,
83
Annexe Keizer, 13.03.26. La traduction proposée par Keizer en anglais, dans les commentaires, est : « We
will crush you ». Littéralement, en égyptien, cela signifie « nous allons vous hacher ». Ce qui rend la
modalisation active du verbe quelque plus violente grâce à une référence à un terme de boucher.
416
comme le note l’un des membres84 de la page Facebook. Cette composition street artistique
répond à des critères généalogiques mixtes d’une tradition picturale instituée par le street
artiste anglais Banksy.
85
Banksy a pour habitude de peindre des enfants, parfois de dos préservant ainsi une part
d’anonymat et une projection possible de la part du lecteur dans le personnage, qui se
permettent de renverser les normes établies par les adultes. Ainsi sur la gauche une œuvre
effectuée à Gaza donnait le pouvoir à une jeune fille qui désarme un soldat, manifestement
israélien, afin de pouvoir le contrôler, alors que sur la droite un jeune garçon grimpe sur une
échelle, malgré le chien de garde – tenu en laisse par son gardien – que nous pouvons tout
juste apercevoir, afin de condamner la propagation des caméras de surveillance en plein
centre de Londres. La réalisation de Keizer se situe, notamment, à la croisée généalogique de
ces deux œuvres ci-dessus. Elle reprend la figure juvénile et féminine, censée ne symboliser
qu’innocence, naïveté et passivité, qui prend le pouvoir grâce au pinceau avec lequel elle
s’élève à la hauteur des adultes pour leur signifier qu’elle peut devenir active et renverser les
règles en application dans la société égyptienne. Elle ose même déclarer la guerre à ses
84
Annnexe Keizer, 13.03.26. Commentaire de « Martine Giraud What is Alice writing ????? ».
Mail Online, « Graffiti artist Banksy pulls off most audacious stunt to date – despite being watched by
CCTV »,
14
avril
2008.
http://www.dailymail.co.uk/news/article-559547/Graffiti-artist-Banksy-pulls-audacious-stunt-date--despitewatched-CCTV.html#ixzz4JSxajE4q,
dernière
consultation
le
6
septembre
2016.
et ROBINSON Martin, « 'Please have a picture. If you don't like it feel free to add stuff': Pupils who named a
classroom after Banksy are stunned to find artist had trespassed over half term to paint them a mural », Mail
Online,
7
juin
2016.
http://www.dailymail.co.uk/news/article-3627262/Pupils-named-classroom-local-hero-Banksy-stunnedguerrilla-graffiti-artist-trespassed-half-term-left-stunning-playground-mural.html#ixzz4JSyHWble,
dernière
consultation le 6 septembre 2016.
85
417
opposants. Les embrayeurs de personnes86, « Nous » et « Vous », ainsi que le déictique
temporel à travers l’emploi d’un futur proche, dans ce cas, ancrent l’énoncé de la jeune fille,
et de Keizer au final, dans une situation d’énonciation qui marque définitivement
l’opposition entre les Frères Musulmans et les révolutionnaires, qui pensent nécessaire
d’écraser leur ennemi afin de persévérer leur Révolution. La voix active employée dénote de
ce souhait d’opter pour la manière forte, il n’y a plus de discussion ou de négociation
possible. Un seul survivant sortira de cette confrontation et le discours de Keizer fait de la
petite fille une figure suffisamment violente pour amener la victoire finale du côté du
collectif des révolutionnaires. Il ne s’agit plus de contre-attaquer ou de se défendre par la
violence en dernier recours mais de lancer les hostilités en premier. Il n’y a plus de place que
pour l’offensive.
Abu Bakr Abélard Mashimango, reprenant Fredéric Gros, émet cinq finalités possibles dans
la guerre dont la dernière qui est le « en finir » :
« la dynamique même de la violence. Autrement dit, la guerre
totale. Le but n’est pas de triompher mais d’anéantir, c’est-àdire obtenir la victoire par la destruction absolue : se battre
jusqu’à l’extermination. »87
Même s’il ne s’agit pas de guerre dans notre cas d’étude, nous nous en approchons dans le
traitement. Désormais, la seule solution pour se débarrasser du pouvoir « oppressant » des
Frères Musulmans est d’en finir une bonne fois pour toute en les « écrasant ». Il faudrait les
achever avant qu’ils ne le fassent. La bipolarisation devient obsédante pour chaque collectif
qui s’oppose frontalement à son adversaire. Les alternatives ne tiennent plus, chaque
collectif se positionne dans un « agir-contre » un « Eux » représentant l’autre collectif qui
serait dans l’erreur et porterait atteinte au bien-être de la patrie.
86
MAINGUENEAU Dominique, Analyser les textes de communication, Armand Colin, coll. « Lettres sup »,
Paris, 2007, p. 86.
87
MASHIMANGO Abou-Bakr Abélard, La dimension sacrificielle de la guerre. Essai sur la martyrologie
politique, L’Harmattan, Paris, 2012, pp. 126-127.
418
IV.
MadGraffitiWeek, la Révolution remise en question par le
pouvoir islamique.
A l’instar des autres pages, le collectif MadGraffitiWeek s’inscrit dans la même opposition
aux Frères Musulmans. Tenant un discours très proche de ceux étudiés antérieurement, nous
nous pencherons sur les rares divergences propres à cette page, qui néanmoins
correspondent à celles observées dans les chapitres précédents.
En effet, le discours de cette période pourrait se résumer ainsi : Les Frères et l’Ancien
Régime ne font qu'un, les hommes d’affaires, les militaires et les « barbus » ne forment
qu'un. Le pouvoir des Frères Musulmans constituerait un retour en arrière dans le processus
révolutionnaire. Une fois ce constat établi, il faudrait ensuite les combattre et mettre un
terme à ce règne par l’effroi, tout en soutenant la campagne de Tamarod.
Comme ce que nous avons pu constater dans les chapitres précédents, cette communauté
artistique, ésotérique mais prétendant atteindre une vaste universalité, entend faire agir son
lectorat et ce jusqu’au succès de la Révolution. C’est l’action de l’image, ou du discours plus
largement, qui particularise quelque peu cette page des autres. Elle se rapproche un peu du
fonctionnement de Graffiti in Egypt, mais sa productivité et son efficacité la distingue
encore et toujours.
Le MadGraffitiWeek a pour cœur de métier, ou d’engagement, de proposer sur son mur
socionumérique des pochoirs à imprimer, couper, appliquer sur des murs urbains, prendre en
photographie et, au final, les poster sur le mur de la communauté. Une boucle doit être
bouclée pour atteindre les objectifs initiaux du collectif artistique, qui se définit par cette
action de l’image à répandre sur son mur et à diffuser sur les réseaux en tous genres.
En parvenant à clore la boucle, l’expérience artistique s’étend à des individus, qui n’y étaient
pas prédestinés, et peut permettre à ceux-ci de s’investir encore plus dans le collectif
artistique, qui aspire à faire partie d’un public politique. L’expérience artistique consommée
de la sorte peut remplir le rôle d’un facilitateur d’accession à l’expérience esthétique qui, à
terme, peut simplifier la propulsion du public d’un stade du subir à l’agir.
Au sujet de cet ancrage dans l’expérience artistique, chaque période se voit adaptée en
fonction des événements en cours.
419
Parmi les contributions à l’opposition bipolaire de cette période, voici une publication datant
du 21 septembre 2012, alors que trois jours plus tôt toutes les œuvres avaient été effacées
par les employés municipaux chargés de l’hygiène de la métropole. L’administrateur la
poste en la légendant comme suit :
« Le groupe des Frères Musulmans dessine dans la plus sainte
des rues « la rue Mohammad Mahmoud »…le slogan de la
Liberté et la Justice !!
Pour faire bref, ce graffiti s’il n’est pas effacé et s’il ne reçoit
pas de réponse avant qu’on ne l’efface nous-mêmes, c’est qu’y
a pas de bonhomme graffeur en Egypte !! […] »88
Le premier commentaire réplique par ceci :
« Mahmoud Gado
C’est bon, il est déjà effacé. Ne t’inquiète
https://pbs.twimg.com/media/A3RXpRqCIAApvv3.jpg
pas.
Voir la traduction
21 septembre 2012, 03:26 · J’aime · 9 »89.
Il publie ainsi un lien hypertexte, rassurant l’administrateur sur la « qualité » et la
combativité de leur communauté, en certifiant grâce à une preuve par l’image, faisant ainsi
autorité et gage de bonne foi, que le « graffiti » n’est plus. Les membres de la communauté
socionumérique MadGraffitiWeek seraient au moins aussi courageux que les Frères
Musulmans puisque le logo et le slogan du parti de « La Liberté et La Justice », représentant
de l’organisation islamique, ont bien été recouverts de peinture blanche par des street
artivistes en représailles des actes, remontant au 18 septembre, qui ont déclaré la guerre de
88
89
Annexe MadGraffitiWeek, 12.09.21
Ibid.
420
l’image entre les deux collectifs, à savoir les partisans des Frères Musulmans et les
révolutionnaires.
L’expérience artistique est pleinement vécue par les deux collectifs qui en font un terrain de
bataille entre eux. L’art serait la propriété des révolutionnaires, de ceux qui veulent créer et
non de ceux qui souhaiteraient transmettre les outils d’une « propagande bien huilée », et
pour le confirmer les artivistes vont interdire l’accès de la rue Mohammad Mahmoud par
exemple aux Frères ou encore faire de cette espace urbain, une « zone de graffiti » officielle
avec des panneaux de signalisation officieux, afin de contrer l’idée selon laquelle les
partisans des Frères feraient de toute création artistique un péché. A titre indicatif, pour
illustrer cette bataille sur le front, où chaque collectif estime posait sa patte sur un territoire
qui lui revient naturellement en installant sa tranchée, voici deux œuvres 90 médiées par le
MadGraffitiWeek, au cours de cette période, qui répondent de cette appropriation belliciste
et excluante de l’espace urbain.
Participant aux rhétoriques faisant des Frères Musulmans, avec à leur tête Morsi, des
« menteurs » et des « moutons », le MadGraffitiWeek soutient l’effort de résistance à
l’organisation en publiant, par exemple, avec plus de trois mois d’écart :
90
Annexes MadGraffitiWeek, 12.09.20 et 12.09.28 respectivement. Le premier est une proposition de pochoir
mettant en exergue une personne, peu affable, vêtue d’un niqab suivie de la mention : « De toute façon le
graffiti est un péché ». Le second détourne un panneau de signalisation indiquant que la rue Mohammad
Mahmoud est une « zone de graffiti ». Ces publications surviennent peu après que les autorités ont effacé, le 18
septembre 2012, toutes les œuvres de la rue en question.
421
Le 18 mars 2013, ce pochoir est communiqué à la communauté, proposant ainsi de
reproduire cette « promesse », prolongeant la voyelle afin de former une corde pour pendre
Morsi. Ce pochoir est repris, entre autres, le 26 juin, à quelques jours de la grande
mobilisation visant à destituer le président en exercice. Ce pochoir se trouve sur un mur de
Port Saïd, qui a connu des périodes très mouvementées et même le retour à l’état d’urgence,
accompagné d’une multitude d’autres œuvres instaurant un certain dialogisme entre elles, et
une syntaxe lisible a posteriori. La date du « 30/06 » occupe de larges parties de ce mur,
souvent accompagnée de termes comme « Descends » ou « Descendez », ou encore
« Rébellion » ou « Rebellez-vous » en référence à la campagne de Tamarod. Enfin, d’autres
œuvres s’en prennent aux Frères Musulmans et à leur parti, dont ce pochoir promettant de
mettre la corde au cou de Morsi dans quatre jours.
L’action de l’image consiste donc à inciter à un « agir-pour » un collectif artistique aspirant
à faire partie d’un collectif plus large, celui des révolutionnaires. Tout à la fois, l’image tente
d’enclencher un « agir-contre » les Frères Musulmans dont les révolutionnaires devraient se
débarrasser définitivement, comme nous avons vu avec le dispositif discursif de Keizer.
Conclusion chapitre 6.
Nous nous rendons compte, quelque peu tardivement il est vrai, que la page de Keizer ne
prétend absolument faire naître une communauté socionumérique ou un collectif ou un
public ou quoique ce soit de la sorte. L’artiste ne conçoit sa page Facebook qu’en tant que
422
médium lui offrant un espace de visibilité plus important. Pour ce qui est de l’action de
l’image, il compte plutôt atteindre des piétons dans la rue qui tombent sur ses œuvres qu’il
aurait placées en conséquence. Il n’est absolument pas conscient de l’impact que peut avoir
une telle page socionumérique et de sa dimension médiatique, d’un point de vue information
générale et politique et pour ce qui est de sa faculté à offrir un espace de cybermilitantisme.
Il ambitionne uniquement de soulever, ou au moins d’interroger, des citoyens au sujet de
leur destin politique et voudrait les inciter à agir, à prendre part à l’action du public politique
qui veille à ses intérêts.
Concernant les autres pages du corpus, force est de constater qu’un « agir-contre » prend le
dessus sur un « agir-pour ». La haine des Frères Musulmans et la cristallisation des clivages
bipolaires l’emportent sur les convictions initiales et la surveillance des intérêts publics.
L’enquête se réduit à une volonté exprimée, en partie à travers des expériences artistiques et
esthétiques entremêlées surtout dans le collectif MadGraffitiWeek, qui serait de mettre fin à
l’expérience du pouvoir « islamique ». Enfin, pour renouer avec le continuum de
l’expérimentation ces collectifs, estimant être membres à part entière d’un seul et même
public politique – même si une profonde distinction s’observe entre Nous sommes tous
Khaled Saïd, média mainstream, et les trois autres – est de parvenir « jusqu’au bout » de
l’expérience des Frères Musulmans.
Le « Nous » émergeant devient synonyme d’un antagonisme avec un « Eux », ou un autre
« Nous », où s’opposent une martyrologie politique face à une martyrologie religieuse. Mais
ces « Nous »91 qui se confrontent présentent un risque majeur pour le sort du public.
« Le glissement du « Je » au « Nous » présente d’énormes
risques, selon Annabelle Sreberny qui considère le « Nous »
comme le plus dangereux des pronoms personnels car
l’individuation du collectif autoriserait les pires horreurs à partir
du moment où l’action se ferait au nom de l’intérêt de la
collectivité. »
Le public se scindant en deux collectifs distincts et opposés, il ne peut survivre à cette
épreuve ; ce qui constitue une étape primordiale chez John Dewey, à savoir la remise en
question permanente du public. Comme « les fruits sont périssables », le public politique, au
91
DAYAN Daniel (dir.), La terreur spectacle, terrorisme et télévision, De Boeck, Institut national de
l’audiovisuel, Bruxelles, 2006, p. 287. C’est nous qui soulignons.
423
sens de Louis Quéré92, ne passe pas l’obstacle de la division entre révolutionnaires et
partisans des Frères Musulmans, ou du moins de ce qui se réclament de ces deux
appartenances.
La bipolarisation signe probablement l’arrêt de mort du public et le sectionne en différents
collectifs dont certains demeurent dans une identité-résistance, c’est-à-dire une opposition à
une posture dominante les rejetant, c’est le cas de Keizer, Graffiti in Egypt ainsi que
MadGraffitiWeek ; alors que Nous sommes tous Khaled Saïd adhère à une identité
légitimante en rentrant dans le circuit classique de la domination en faisant confiance au
pouvoir militaire.
« Un public ne se réduit jamais à l’ordre des faits positifs : il ne coïncide pas, par exemple, avec l’ensemble
des individus rassemblés pour une représentation en un lieu déterminé pour un temps limité. Il est une forme,
et, en tant que forme il ne peut être saisi que par un acte de compréhension (comprendre c’est souvent voir
apparaître une organisation, saisir une configuration globale). Il est une forme parce qu’il oriente et anime les
attitudes et les comportements. Dans ce cas, il est de l’ordre de l’intention »
QUERE Louis, « Le public comme forme et comme modalité d’expérience » in CEFAÏ Daniel et PASQUIER
Dominique (dir.), Les sens du public. Publics politiques, publics médiatiques, PUF, CURAPP, 2003, p. 120.
92
424
Conclusion de la partie empirique.
« Que sert-il qu'on se contrefasse ?
Prétendre ainsi changer est une illusion :
L'on reprend sa première trace
A la première occasion. »93
Jean de la Fontaine,
Le Loup et le Renard.
Nous nous devons de commencer cette conclusion par la clôture de l’activité de la page
Nous sommes tous Khaled Saïd qui, le 3 juillet 2013, avec l’annonce de la (re)prise du
pouvoir du CSFA publie le texte suivant :
« ك ل نا خال د س ع يد
93
Le renard souhaitant améliorer sa condition en se nourrissant de meilleurs mets demande conseil auprès du
loup. Celui-ci lui prodigue une instruction afin de chasser des proies de qualité et plus imposantes. Le renard,
parvenant enfin à faire peur à tout le village comme un loup, oublie toute sa formation à la première occasion
qui se présente. Une brebis gît presque à sa merci mais lorsque celui-ci entend un coq au loin, il s’empresse de
retrouver ses vieilles habitudes. « Chassez le naturel, il revient au galop » pourrait être la morale de cette fable.
425
3 juillet 2013 ·
Au nom de Dieu Le Clément le tout Miséricordieux
Le grand peuple égyptien
1-Les forces armées ne pouvaient se boucher les oreilles ou
fermer les yeux quant au soulèvement populaire et l’appel des
masses du peuple qui a convoqué son rôle patriotique94 et non
politique, que les forces armées ont été les premières a
annoncé et continue à clamer sa distance avec l’activité
politique.
2-Et le forces armées ont senti – grâce à leur vision perspicace
– que le peuple les appelait pour le faire vaincre et non pour
diriger ou pour gouverner mais les appelle pour le service
public et pour la protection urgente pour les revendications
révolutionnaires… et ceci est le message qu’ont reçu les forces
armées de toutes les cités, places et villages égyptiens et elles
ont ainsi mesuré leur rôle dans la réalisation de cet appel, elles
ont compris ses objectifs, elles ont estimé son urgence et se
sont approchées de la scène politique pleines d’espoir et
désireuses et engagées dans les limites du devoir, de la
responsabilité et de l’honnêteté.
3-Les forces armées ont, durant les derniers mois écoulés,
consenti d’épuisants efforts directement et indirectement afin
de maîtriser la situation locale et tenter une union nationale
entre toutes les forces politiques dont l’institution
présidentielle depuis novembre 2012…elles ont commencé par
inciter à la discussion patriotique, toutes les forces politiques
nationales y ont répondu par la positive mis à part la
présidence qui s’est retirée au dernier moment. Les appels se
sont succédé et les négociations s’enchaînent depuis lors à ce
jour.
4-Les forces armées ont également présenté plus d’une fois
une proposition de feuille de route stratégique sur les plans de
94
Flou total en arabe entre national et patriotique puisque les concepts de « nation » et de « patrie » recouvrent
le même terme.
426
l’intérieur et de l’extérieur dans laquelle elles garantissent de
surmonter les plus importants obstacles et menaces que
rencontre la nation sur le plan [ sécuritaire / économique /
politique / social ] et la vision des forces armées en tant
qu’institution patriotique pour contenir les raisons des divisons
sociales, supprimer les causes menant à tous les maux sociaux
et affronter les obstacles et les menaces pour sortir de la crise
actuelle.
5-Dans le suivi de la crise actuelle se sont réunis la direction
générale des forces armées avec M. le Président de la
République égyptienne au palais de la Qobbah le 22 juin 2013
où la direction générale a certifié son refus d’offenser les
institutions nationales et religieuses de l’Etat, tout autant
qu’elle a assuré son refus de terroriser et de menacer toutes les
franges du peuple égyptien.
6-Ainsi l’espoir reposait sur un accord qui aurait établi un plan
prévisionnel fournissant les conditions nécessaires pour la
confiance, l’apaisement et la stabilité pour que ce peuple
accomplisse ses ambitions et ses espérances, mais le discours
de M. le Président d’hier soir et le délai de 48 heures s’est
écoulé sans qu’il ne réponde ou accorde une attention aux
revendications des composantes du peuple. Une situation qui a
contraint, à partir de leurs responsabilités patriotique et
historique, les forces armées à consulter tous les symboles des
forces vives et politiques de la nation ainsi que les jeunes sans
exclure quiconque. Un accord émana de cette réunion avec
l’aval de tout un chacun conclu par l’adoption d’un plan
prévisionnel comportant les prochaines étapes primordiales
pour construire une société égyptienne solide et homogène
dont aucun de ses enfants ni tendances [confessionnelles et
politiques] ne sera exclu et pour mettre fin à la situation
conflictuelle.
Et ce plan se présente ainsi, fondé sur les points suivants :
*la suspension temporaire de la constitution
*menant le président de la Haute Cour Constitutionnel à prêter
serment devant la Haute Cour Administrative
*procéder à une élection présidentielle anticipée, pendant que
le président de la Haute Cour Constitutionnelle administre les
affaires nationales pendant la période de transition jusqu’à
l’élection d’un nouveau président.
427
*au président de la Haute Cour Constitutionnel revient le
pouvoir de décréter des déclarations constitutionnelles pendant
la période de transition.
*la composition d’un gouvernement de fortes compétences
patriotiques et capable de jouir de tous les droits de direction
durant la période actuelle.
*la composition d’une commission regroupant la totalité des
tendances et des compétences pour réviser les amendements
constitutionnels proposés pour la constitution qui a été
suspendue temporairement.
*l’engagement de la Haute Cour Constitutionnel à approuver
rapidement un projet de loi pour les élections de la chambre
des députés et la préparation des élections parlementaires.
*la mise en place d’un pacte d’honneur médiatique comprenant
la liberté de la presse et instaurant un code des règles de la
profession, l’honnêteté, la neutralité et l’élévation de l’intérêt
supérieur de l’Etat.
*adopter les mesures d’application pour permettre aux jeunes
d’intégrer les institutions de l’Etat participant aux décisions en
tant que conseillers des ministres, des gouverneurs, et de tous
les centres décisionnels.
*la composition d’une commission pour la réconciliation
nationale s’appuyant sur des personnes bénéficiant d’une
crédibilité et d’une popularité vis-à-vis de la totalité du spectre
des composantes nationales et représentant les diverses
orientations.
7-les forces armées invitent le grand peuple égyptien, avec
toutes ses composantes, à manifester pacifiquement et à éviter
la violence qui conduit à des maux profonds et à l’effusion de
sang d’innocents. Et elles avertissent qu’elles se dresseront,
collaborant avec les hommes du ministère de l’Intérieur, avec
force et fermeté contre tout débordement non pacifiste en
accord avec les lois en vigueur et ceci s’explique par leurs
responsabilités patriotiques et historiques.
8-enfin les forces armées adressent leur hommage et toute leur
considération aux hommes des forces armées et aux honorables
et fidèles hommes de la police et de la justice pour leur noble
rôle patriotique et tous leurs sacrifices permanents afin de
428
préserver la paix et la sécurité à l’Egypte et son magnifique
peuple.
Que Dieu préserve l’Egypte et son grand peuple éternel.
Que la paix soit sur vous ainsi que la bénédiction et la
miséricorde de Dieu. »95
A travers la parution de ce texte et la cessation d’activité de la page Facebook, nous devons
nous rendre à l’évidence. Nous sommes tous Khaled Saïd a combattu l’Armée pendant près
de trois années pour au final accepter de lui remettre le pouvoir, dans l’optique de mettre fin
à l’expérience autoritaire des Frères Musulmans, et de mettre fin à leur engagement en tant
que collectif prétendant faire partie d’un public politique. L’expérience prend fin ainsi il est
désormais inutile de mener des enquêtes ou d’en publiciser les résultats et ainsi de suite, ce
pour quoi Wael Ghonim, au nom de tous les Khaled Saïd, décide de remettre son destin aux
mains de l’Armée, qu’il croit être sincère dans sa démarche protectrice de la Révolution.
Khaled Saïd, comme tous les autres « martyrs » de la Révolution, n’a jamais recouvert son
droit à être reconnu comme victime et pourtant la page qui s’est lancée à cette fin s’éteint. Il
y a une réelle dissonance et un manque de cohérence avec les positionnements éditoriaux et
politique que la page déployait jusqu’à lors. Même si ce collectif n’a jamais ouvertement
critiqué l’institution militaire, en distinguant bien celle-ci du CSFA, au final il la laisse
maîtresse de la gestion du pays. La rhétorique prérévolutionnaire revoit le jour, à savoir que
l’Armée est la seule instance capable de protéger le pays et ses intérêts face aux menaces
extérieures et intérieures. L’Armée se (re)positionne comme le garant « naturel » de la
sécurité nationale et locale. Comme dans Le Loup et le Renard, l’Armée affirme que la
« nature » du peuple égyptien voudrait qu’il se laisse guider par la disposition protectrice de
celle-ci.
« Le problème est remettre le public dans son contexte
d’ensemble, c’est-à-dire dans la totalité structurée dont il fait
95
Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, texte de clôture. La traduction a été de nouveau effectuée par nous.
Malgré la longueur du texte, nous avons estimé nécessaire la formulation explicite de l’intégralité de celui-ci,
compte tenu de son importance pour notre thèse.
https://www.facebook.com/ElShaheeed/posts/582745258442009, dernière consultation le 14 septembre 2016.
429
partie, que ce soit la totalité d’un processus ou d’une activité,
ou celle d’un système ou d’un agencement, et d’identifier le
mode de distribution/association qui le spécifie. »96
Si nous avons pu considérer Nous sommes tous Khaled Saïd comme un collectif, visant à
faire partie d’un public politique actif, il est évident que celui-ci a émergé dans un contexte
absolutiste et a survécu quelques temps sous un régime dictatorial. Cela dit, agir dans ce
type de circonstances est fort épuisant, ce pour quoi Dewey a postulé sa définition du public
en situation démocratique ou pour améliorer une démocratie déjà existante, et dure l’espace
et le temps d’une expérience qui ne peut durer éternellement. Dans ce type de configuration,
le public ne peut perdurer au-delà des capacités physiques et mentales d’un individu. La
force collective ne surmonte visiblement pas l’épreuve des souffrances quotidiennes de tout
un chacun. L’engagement, s’il est endigué voire combattu par un pouvoir excessif, n’a pas
l’air de survivre aux épreuves de l’intérêt personnel, ou du moins de la survie individuelle.
L’appui sur la mythographie martyrologique sert bien à s’encourager et à mobiliser des
forces, en se créant une histoire commune, mais à terme si la situation socio-politique se
dégrade ou même ne s’améliore aucunement, le temps et la force dissuasive de la violence
physico-sociale, répétée et systématique, semblent l’emporter sur la volonté d’existence
collective.
Cette décision top-down, prise par le haut de la communauté socionumérique, à savoir Wael
Ghonim, ne laisse place à aucune discussion collective ou négociation quelconque. La
conviction d’un être, tout leader qu’il soit, prime sur la volonté d’autrui, même s’il prétend
régulièrement prendre le pouls de ses pairs. Wael Ghonim est passé d’une identité-résistante
(adéquate pour l’émergence d’un collectif) à ses débuts, où il se positionnait comme le
défenseur, anonymement, d’une cause qui se trouvait être la torture, vers une identité-projet
(la plus propice pour la constitution d’un public politique), au bout de quelques mois, visant
à renverser le régime politique en place puis ce qui ont suivi, pour à terme se ranger dans
une identité légitimante97 qui répond aux critères de domination de l’instance la plus
puissante en Egypte : l’Armée. C’est certainement le glissement du bien-être de la nation
QUERE Louis, « Le public comme forme et comme modalité d’expérience » in CEFAÏ Daniel et
PASQUIER Dominique (dir.), Les sens du public. Publics politiques, publics médiatiques, PUF, Paris, 2003, p.
130
97
« L’identité légitimante est introduite par les institutions dirigeantes de la société, afin d’étendre et de
rationaliser leur domination sur les acteurs sociaux. Cette idée est au cœur de l’analyse de l’autorité et de la
domination chez Senett, mais rejoint aussi diverses théories du nationalisme. »
CASTELLS Manuel, L’ère de l’information (tome 2), Le pouvoir de l’identité, Fayard, Paris, 1999, p. 18.
96
430
primant sur le bien-être du public en tant que configuration d’êtres humains qui rend
possible le passage d’une identité-projet à une identité légitimante. Cette opération met un
terme à l’existence du public puisque celui-ci, à l’évidence, ne peut uniquement résider dans
l’intérêt d’une patrie mais, au contraire, d’une configuration d’individus préoccupés par leur
bien-être social.
Concernant les autres pages de notre corpus, le comportement et les réactions face au coup
d’Etat sont quelque peu différents. Nous remarquons une nette réduction de l’activité pour
toutes ces pages mais aucun arrêt brusque comme pour Nous sommes tous Khaled Saïd.
Cette réduction pourrait s’expliquer par l’émergence d’autres réseaux socionumériques
seulement Facebook demeure un réseau très prisé en Egypte en 2013. Autre suggestion
possible : les cas personnels des administrateurs des pages et des communautés
socionumériques. S’il est possible qu'un individu puisse avoir des empêchements pour
continuer à diriger, il est tout aussi possible qu’il soit remplacé par un tiers, un pair. Et ce
n’est pas le cas.
Nous ne pouvons apporter de réponses définitives et catégoriques mais d’après les résultats
de l’analyse, ces quatre pages Facebook, malgré leur variété, ont toutes échoué à faire du
street art un moyen d’expression suffisamment puissant afin de contribuer à la genèse d’un
public politique. Du moins, si elles sont parvenues à le faire naître, elles n’ont pu créer les
conditions favorables à la mise en place d’un terreau suffisamment fertile pour lui permettre
de se maintenir à long terme.
« La démocratie est la solution »98,
Alaa el-Aswany, Chroniques de la révolution égyptienne.
98
EL ASWANY Alaa (traduit par GAUTHIER Gilles), Chroniques de la révolution égyptienne, Actes Sud,
Arles, 2011.
En conclusion de chaque chronique, Alaa el-Aswany préconise : « La démocratie est la solution ».
431
Conclusion générale
« Dans ce monde il n’y a que deux tragédies. La
première est de ne pas obtenir ce que l’on veut et la
seconde est de l’obtenir »
Oscar Wilde, L’éventail de Lady Windermere.
Un public politique s’est constitué en quelques mois, des résultats d’une sédimentation de
plusieurs décennies, afin de renverser un régime dictatorial. Le pouvoir militaire a ainsi
assisté à la chute de sa figure la plus éminente, à savoir Mohammad Hosni Moubarak, mais a
persisté pour maintenir toutes les institutions du pays sous sa gouvernance. Le CSFA
(Conseil Suprême des Forces Armées), succédant à Moubarak, a donc résisté pendant plus
d’un an alors que les révolutionnaires continuaient à le combattre. En effet, un enchaînement
d’événements a abouti à la mise en place d’une élection présidentielle, et malgré l’accession
au pouvoir d’un civil ce même public a tout fait pour remettre au pouvoir l’institution
militaire. Après avoir obtenu ce qu’il souhaitait, le public a donc décidé finalement de
revenir à ses habitudes de gouvernance dictatoriale, réconfortantes mentalement, avant de se
désagréger. Le règne de la peur avait été chassé et il est revenu encore plus puissant, doté
d’une légitimité désormais offerte par le public politique.
Mise en récit des événements : reflet du cheminement des entités plurielles.
432
Pour la période juin 2010-juillet 2013, nous avions décidé de reconstituer rétrospectivement
le récit configuré par des activistes révolutionnaires. En retraçant le parcours narratif de
quatre pages Facebook engagées dans la Révolution, il nous était possible, en adoptant la
sémiotique peircienne, d’observer comment un discours pouvait susciter une action. Il était
donc question de vérifier dans quelle mesure un discours street artiviste, inséré dans un
dispositif discursif médiatique, pouvait contribuer à la constitution et au maintien d’un
public politique.
Ainsi l’enchaînement des événements a fait ressortir un récit composé de nouements et de
dénouements instituant une multitude de micro-récits. Ainsi, une tripartition du récit est
observable. Trois périodes semblent clairement se distinguer : la première durant laquelle le
combat est focalisé sur la chute de Moubarak, une deuxième que nous pourrions qualifier
d’anti-CSFA et enfin une troisième et dernière où un public constitué a adopté des modes
d’action propres à un collectif, à travers le passage d’un « agir-contre » en lieu et place d’un
« agir-pour ».
En effet, durant la phase anti-Moubarak, force est de constater que seule une page Facebook
de notre corpus, Nous sommes tous Khaled Saïd, existe et agit. Elle se constitue très
nettement comme un collectif politique qui appelle à la constitution d’un public politique.
Elle opte à ce moment pour une modalité d’action de type : collectif politique/identitérésistance. Passée par l’étape de la communauté socionumérique (à travers la mise en place
d’une charte et d’un règlement intérieur intuitif à observer), elle aspire immédiatement à se
comporter comme un collectif, cohérent en interne et en externe, pour contribuer à la
constitution d’un public. Nous sommes tous Khaled Saïd se pose comme un collectif
précurseur capable de fédérer d’autres collectifs, qui ont pris forme en ligne, afin de motiver
le passage du subir à l’agir.
Pour ce faire, rapidement le collectif réalise que l’emploi d’un mode d’expression tel que le
street art, uniquement apparent sous sa forme artiviste, pourrait lui apporter une dimension
esthétique. L’expérience esthétique lui permet de générer des récits notamment victimaires
et martyrologiques, suscitant ainsi l’émotion. Les mythographies fondées sur le subir
ensemble, nécessaire à la constitution d’un public politique, sont produites et
continuellement sollicitées. La fonction opérationnalisante du street art(ivisme) pour
l’expérience esthétique révolutionnaire exalte une expressivité performative couplée à un
agir. Un discours accessible et émouvant donne vie à une expérience tout en économisant
l’énergie intellectuelle. En établissant ce type de discours nuancé, fin, sophistiqué et
433
facilitateur pour la mise en place d’une imagination commune, le street artivisme donne des
couleurs, de la hauteur et de la profondeur au discours révolutionnaire de Nous sommes tous
Khaled Saïd. C’est ce « sel qui redonne saveur contre l’affadissement du banal »1 qui offre
de nouvelles spatialités et temporalités au street art, grâce à sa médiation au sein de ce
dispositif discursif activiste, ainsi il acquière de la reconnaissance et devient une modalité
d’action, comme une autre, prête à l’emploi. Le street art(ivisme) devient en quelque sorte
une valeur ajoutée mobilisable pour un collectif tel que Nous sommes tous Khaled Saïd.
La reprise ex et post situ d’œuvres de street art par un collectif politique lui permet
d’accéder à une touche esthétique garantissant une cohésion à l’expérience en vue d’un
aboutissement. Pour rappel, l’apparition d’une expérience est une condition nécessaire pour
parvenir à la constitution d’un public politique qui subit ensemble et agit de concert, malgré
sa pluralité. L’expérience esthétique constitue un facilitateur offrant des possibilités à un
collectif, à savoir de se réunir avec des pairs afin de former un public.
En parallèle, au sein de notre corpus hybride, trois pages proposent une immersion totale
dans le street art(ivisme). Celles-ci ont des contextes de production et de réception variés
produisant des actions diverses. Tout d’abord, Keizer gère sa page comme une galerie
d’exposition numérique. Celle-ci ayant pour objectif de donner une nouvelle vie à ses
œuvres, son discours s’inscrit dans la durée et devient accessible à des suiveurs qui ne
tomberaient pas forcément sur ses œuvres in situ. Cela dit, il n’aspire à aucun moment à
contribuer à la construction d’un collectif. Il ambitionne seulement, à travers sa production
situationniste, d’inciter un public à se réunir et à agir. Il reste, cependant, significatif dans
notre corpus pour la circulation numérique de ses œuvres qui produisent des récits pour
d’autres collectifs qui s’en saisissent afin de fluidifier la constitution d’un public.
Tandis que Graffiti in Egypt se consacre à une communication ciblée pour une niche
d’initiés passionnés de graffiti, de street art, de football, et de Révolution. Néanmoins cette
communauté s’érige rapidement comme un collectif et prétend avant tout défendre ses
intérêts face à un « Ils » qui ne les reconnaîtraient pas. Pourtant, nous observons que les
conséquences d’intérêts publics prennent le pas sur les intérêts propres au collectif. Ainsi, le
collectif agit en accord avec d’autres collectifs et relaye même par moments la
communication d’autres collectifs dans son propre dispositif médiatique en signe de soutien.
1
GENIN Christophe, Le street art au tournant, Reconnaissances d’un genre, Les Impressions Nouvelles,
Bruxelles, 2013, p. 114.
434
Graffiti in Egypt va même jusqu’à défendre la cause féminine ce qui démontre bien son
ambition à faire partie d’un public politique qui veillerait à des intérêts d’ordre public.
Enfin, le MadGraffitiWeek a, quant à lui, eu un mode de fonctionnement particulier. Il s’est
construit sur une modalité d’action simultanément interactive et participative. Cette
communauté socionumérique est rapidement entrée dans la définition du collectif politique
(mobilisant les quatre éléments constitutifs : la nominalisation, la totalisation, la conscience
mutuelle et l’intentionnalité) mais a, d’autant plus rapidement, observé le comportement
d’un collectif membre d’un public politique. A l’initiative d’un collectif d’artistes, la page
Facebook qui les représente s’avère être un outil de communication de sollicitation des
citoyens. L’expérience artistique vécue par les auteurs est proposée à tous. Des pochoirs sont
mis à la disposition de tout un chacun afin de les reproduire sur des murs urbains et d’en
poster la photographie en retour sur le mur numérique. Ainsi, les expériences artistiques et
esthétiques se trouvent entremêlées en permanence et produisent comme action un sentiment
de participation directe de la part d’un collectif, ce dernier proclamant ne jamais vouloir se
décomposer tant que la Révolution n’a pas atteint ses objectifs.
Nous constatons donc qu’en l’espace de deux années, juin 2010 à juin 2012, un public
politique a émergé, se manifestant principalement par des enquêtes révélatrices des
dysfonctionnements du régime politique en place. Ce public était composé d’une multitude
de collectifs qui ont, peu à peu, oublié leur individuation et leurs particularismes pour se
préoccuper non plus d’un « souci de soi » collectif mais d’un « souci du monde ». Pour y
parvenir, l’expérience esthétique a joué ici un rôle capital.
Le street artivisme, unification urbaine et ciment du public.
Le street artivisme a donc permis de générer des récits pour cette Révolution en cours.
Partant d’une identité victimaire, il a ensuite progressivement basculé vers l’apologie de la
martyrologie révolutionnaire, donnant une tout autre consistance à l’émotion suscitée.
Désormais fondée sur une sanctification de la cause, l’émotion acquiert une légitimité
indéniable et incontestable. Autant le pouvoir en place prétend défendre le bien-être et les
intérêts supérieurs de la nation ; autant le street artivisme, acquis à la cause révolutionnaire,
435
se pose en défenseur des droits de l’Homme et particulièrement des victimes tombées pour
une « noble cause ». Donner une image et des couleurs aux éborgnés de la rue Mohammad
Mahmoud, aux Ultras-« martyrs »-ailés de Port Saïd, aux victimes de la Révolution, dans
leur ensemble, contribue à la construction d’une mémoire collective conférant une
sacralisation du récit révolutionnaire.
Des discours établissant des figures anonymes, destinées à devenir emblématiques, comme
des victimes du Régime produisent petit à petit un récit révolutionnaire. De Khaled Saïd,
parfait inconnu avant l’été 2010, à la multitude de victimes des 18 jours de l’insurrection
érigés en héros de la Révolution, aux éborgnés de la rue Mohammad Mahmoud, aux Ultras« Martyrs »-ailés de Port Saïd, de la succession des événements du processus
révolutionnaire peints sur les murs urbains, et médiés socionumériquement, émerge un récit
révolutionnaire, essentiellement esthétique et fondé sur l’émotion suscitée par la
sanctification de la cause, qui génère des projets à atteindre.
« Le street art, qu’il soit décor urbain, spontané ou sur
commande, qu’il soit activiste, traditionaliste ou progressiste, est
l’interface où se lisent les tectoniques de notre époque, entre
pauvres et riches, entre minorités et majorité, entre partis
rebelles et hégémonie en place, entre femmes et hommes.
Comme figure libre il a créé une onde de choc visuelle qui
atteint toute nos formes d’expression, et, à son tour porte les
ondes de choc de maints conflits. »2
Non seulement, le street art, et plus particulièrement dans sa « dimension géopolitique »3,
procure une vision claire sur les récits et les problématiques qui animent une société, mais il
« agit » sur ces récits et sur leurs effets de sens. Il créé donc des récits et des « agir »
potentiels. Le street art permet donc d’observer l’évolution du récit révolutionnaire et les
actions que celui-ci engendre. La médiation socionumérique l’ancre d’autant plus dans une
dimension artiviste prégnante et lui garantit de la visibilité. Le récit révolutionnaire,
construit parallèlement par les activistes et les arti(vi)stes4, progresse vers une martyrologie
et conduit à un dépassement des contraintes imposées par le pouvoir. Ainsi, les
murs/barrières érigé.e.s par les autorités afin de contrôler le centre-ville sont rapidement
2
GENIN Christophe, Le street art au tournant, Reconnaissances d’un genre, Les Impressions Nouvelles,
Bruxelles, 2013, p. 167.
3
Ibid., p. 164.
4
L’articulation des modalités d’action, cyberactivistes et street artivistes, crée une interaction entre deux
champs en vue de produire un discours cohérent. Ainsi, lorsque l’action dans la rue n’est plus possible, une
action en ligne s’organise et inversement. Tout ceci dans l’optique de réunir les forces vives des protestataires.
436
défié.e.s pour signifier à l’oppresseur qu’il ne pourra jamais faire taire la colère, ni la murer
dans le silence. Les œuvres de street art fédèrent des individus, se reconnaissant dans des
figures de victimes ou de martyrs du régime, et leur proposent un récit cohérent à partir
duquel une action commune peut naître. Ainsi, l’individualisme disparaît au profit du
« souci du monde »5.
« Le développement du graffiti lors des soulèvements arabes
démontre la capacité de ce moyen d’expression à briser la
passivité, à jouer un rôle pionnier dans l’unification urbaine.
Le dialogue public se faisant dans un contexte de guerre urbaine,
il est manifeste que l’accessibilité est un enjeu clé. Alors que les
différentes versions rivalisent et que les médias alimentent les
controverses, les rues sont devenues le support visuel d’une
révolution en marche : elles créent un lien entre divers outils de
communication, entre les messagers et leur audience, les
graffeurs devenant les narrateurs de leur propre histoire. »6
Le street art permet une médiation plus fluide accédant à la tiercéité de l’expérience
esthétique, passant de l’émotion à l’imagination. Une fonction projective unifiée par les
récits street artistiques de la Révolution.
Le matériau nécessaire au développement et au maintien, c’est-à-dire l’émotion et
l’imagination, d’une expérience esthétique est notamment fourni par le street art(ivisme), et
surtout par sa médiation socionumérique. Pourtant, cela n’a pas suffi au maintien d’un
public politique.
Le Délitement du public.
Dans la mise en récit configuré par le public, nous observons que la tournure des
événements n’a pas été en leur faveur. Lorsque la lueur d’espoir d’un pouvoir civil germait,
à savoir l’organisation d’une élection présidentielle, le public se rendit compte que l’Ancien
Régime n’avait jamais été aussi puissant. Il a réussi à imposer, sans l’adoption d’une
5
6
ARENDT Hannah, Du mensonge à la violence, Calmann-Lévy Pocket, coll. « Agora », Paris, 1972, p. 166.
ZOGHBI Pascal et DON KARL, Le Graffiti arabe, Eyrolles, Paris, 2012, p. 44. C’est nous qui soulignons.
437
constitution et après la destitution de l’Assemblée nationale, un second tour entre deux
candidats qui ne concordaient pas avec les exigences du public. Deux alternatives se
présentaient aux citoyens : un militaire (Ahmad Shafik) ou un Frère musulman (Mohammad
Morsi). Le second l’emporte mais sa présidence a exacerbé les tensions dans le pays. Une
bipolarisation du public politique s’est accrue et les haines se sont cristallisées autour d’une
personne et de son parti politique. C’est à partir de ce moment précis que le public –
anciennement composé de révolutionnaires, de partisans des Frères musulmans, de
communistes, de libéraux, etc. – commença à se désagréger en divers collectifs qui
défendaient leurs propres intérêts. Désormais le public s’est trouvé scindé en une variété de
collectifs, une première partie d’entre eux se mobilisent contre le nouveau président et son
parti, soutenant désormais l’ennemi d’hier c’est-à-dire l’Armée ; tandis que l’autre soutient
le président. Pour les premiers, l’« agir-contre » prime tellement qu’il n’y a plus d’objection
à solliciter l’Ancien Régime afin de se débarrasser du nouveau régime « islamiste et antirévolutionnaire». En ce qui concerne les seconds, ils s’opposent aux premiers qu’ils voient
comme des « traîtres » à la patrie, à l’islam et à la Révolution.
Lorsque la bipolarisation atteint un pic, un danger puissant guette la survie d’un public. S’il
se divise en deux entités opposées, celui qui est en désaccord devient rapidement un ennemi,
voire un traître dont il faudrait se débarrasser. Chaque camp prétend défendre la Révolution
et la patrie, en reliant fatalement les deux. En effet, le patriotisme est un frein majeur à
l’émergence, à la maintenance et à la survie d’un public. Le public n’a pas trait à prendre
soin d’une patrie mais a pour mission de surveiller les conséquences d’intérêt public sur les
terrains économique, social et politique, etc., et non de protéger une « institution
imaginaire »7 telle la patrie.
Ainsi de juin 2012 à juin 2013, le premier collectif a déterminé ses intérêts comme étant
ceux de mettre un terme à une expérience de pouvoir islamiste. Seulement pour arriver à cet
aboutissement, ce collectif expérimente le retour à l’Ancien Régime. Le continuum de
l’expérimentation renoue son fil à travers la complétude d’une expérience, qui a mis un
terme à la présidence de Morsi, mais au lieu d’atteindre une situation stable et meilleure que
la précédente, le collectif se confronte désormais à un retour en arrière, voire à une situation
plus délicate qu’au préalable. Avant la chute de Moubarak, l’Ancien Régime avait établi une
7
CASTORIADIS Cornelius, L’institution imaginaire de la société, Seuil, Paris, 1975.
438
dynamique de domination plus ou moins stable, imposant des habitudes aux citoyens. Or, le
retour à un pouvoir militaire a modifié les habitudes en installant une répression encore plus
sévère.
La population égyptienne a toujours été réduite à l’état d’un enfant à éduquer par son père :
l’Armée représentée par le dictateur, « Le guide », « Le Père de la Nation ». Celui-ci, au prix
de la sécurité, lui faisait croire qu’elle avait droit à un repas quotidiennement. Lorsque
l’enfant s’est permis de s’émanciper de la tutelle du père et a émis le souhait de se soustraire
à son autorité, le père l’a laissé expérimenter une soi-disant liberté. L’enfant en question,
n’ayant jamais été travailleur et n’ayant aucune expérience de la société qui l’entoure, ne
parvient pas à se nourrir seul. Il revient donc tout naturellement vers son père et mendie,
désormais, la moitié d’un repas, son père lui faisant comprendre qu’il devrait s’en satisfaire
étant donné sa trahison.
Ce scénario pourrait s’appliquer à l’expérience révolutionnaire égyptienne. Un public s’est
constitué afin de demander ses droits les plus essentiels et de reconquérir sa souveraineté.
Expérimentant douloureusement la démocratie, tandis que l’Armée continuait à maîtriser
toutes les institutions fonctionnelles du pays, le public n’a jamais réellement réussi à se
défaire de l’emprise militaire. Au bout de trois années de lutte, le public, n’ayant aucune
culture démocratique, s’est résigné à retrouver ses habitudes en recourant au pouvoir
militaire.
La dictature : l’impossible émergence d’un public politique ?
Malgré la remise en question de :
« la typologie des formes de l’action collective telle que
corrélée à la nature des régimes politiques et explicitée par
Sydney Tarrow et Charles Tilly (2008). A partir de cette
hypothèse, il semble désormais difficile de réserver les
mouvements sociaux aux régimes démocratiques et les
439
oppositions clandestines et les brefs affrontements aux régimes
autoritaires. »8
Il demeure néanmoins compliqué pour un public de perdurer en situation dictatoriale. Parmi
les limites du pragmatisme deweyien nous retrouvons la corrélation à la nature démocratique
d’un régime. En effet, la réflexion de John Dewey « se présente moins comme un traité sur
les principes du droit politique que comme une méditation sur les conditions de survie de la
démocratie »9. Or, dans notre cas d’étude il s’agissait d’observer la vérifiabilité de ces
concepts pragmatistes en situation dictatoriale et autoritaire. Il s’avère, d’après l’analyse
menée, que dans ce type de régimes politiques, dans lesquels aucune latitude n’est donnée au
public, l’émergence d’un public peut se faire mais ne peut outrepasser, sur du long terme, les
obstacles de la misère et de la répression. Le public politique s’épuise dans ce cas puisque
l’appétence en matière de droits politiques ne peut primer sur les appétences primaires. En
d’autres termes, les appétences liées à la tiercéité ne peuvent être satisfaites tant que les
appétences de la priméité n’ont été comblées.
Selon le pragmatisme deweyien, le public est comme les fruits « périssables » et pour éviter
de faner, il doit se remettre en question continuellement. Pourtant, dans ce type
d’environnement les transactions ne sont pas fluides. La résistance, qui prévaut dans chaque
expérience, empêche l’aboutissement d’une expérience, le fil de l’expérimentation est
régulièrement coupé. Le public tente de retisser les liens avec tellement de peine qu’il
fatigue rapidement et se réconforte dans ses habitudes.
Cependant, tout ceci n’est que temporaire. Une première expérience révolutionnaire a atteint
ses limites et sa complétude lors du coup d’Etat de juillet 2013. Pour autant, le public, qui
s’est délité, va très probablement émerger de nouveau pour renouer le continuum du
processus révolutionnaire. D’autres expériences sont appelées à prendre le relais afin
d’aboutir à un point de stabilité plus souhaitable par et pour le public politique à
reconstituer. Les contraintes financières aussi bien que répressives ne seront dépassées
qu’avec l’intermédiaire d’une expérience esthétique qui refranchira, ou brisera
définitivement, les barrières des préjugés et des habitudes. L’échec de l’expérience
esthétique n’est que provisoire. Pour une première émergence de public politique en Egypte,
8
BEN NEFISSA Sarah, Introduction « Mobilisations et révolutions dans les pays de la Méditerranée arabe à
l’heure de « l’hybridation » du politique (Egypte, Liban, Maroc, Tunisie) » in BEN NEFISSA Sarah et
DESTREMAU Blandine (dir.), « Protestations sociales, révolutions civiles. Transformations du politique dans
la Méditerranée arabe », Revue Tiers-Monde, Hors-série n°2, Armand Colin, 2011, p. 9. C’est nous qui
soulignons.
9
DEWEY John, Le public et ses problèmes, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2010, p. 15.
440
l’expérience s’est avérée plutôt concluante mais l’effort doit être prolongé, ou plutôt
renouvelé.
Une réelle brisure dans l’élan révolutionnaire s’est produite après le coup d’Etat et le retour
au pouvoir de l’Armée. Le public, qui a été actif pendant deux années avant de revenir à la
forme de collectifs, s’est totalement délité ; pour preuve la clôture de la communauté
socionumérique Nous sommes tous Khaled Saïd et l’activité réduite des trois autres pages du
corpus.
Le public, selon la formule de Louis Quéré10, est relatif à une forme et une modalité
d’expérience. Il « est nécessaire de le caractériser par rapport à la forme sociale dont il est
solidaire, celle de l’espace public. »11 Or, dans un pays rongé par la dictature depuis des
décennies, l’espace public est totalement dominé par le pouvoir autoritaire qui ne laisse donc
aucune liberté d’action dont le public pourrait se saisir. Celui-ci développe donc des
modalités d’action nouvelles qui peuvent échapper au contrôle des autorités. Un public peut
émerger et concurrencera le pouvoir quant à la maîtrise de l’espace public. A chaque fois
qu’il se désagrègera il pourra s’emparer de modalités d’action temporaires et cachées,
comme dans les TAZ (Zone autonome temporaire)12. Celles-ci permettent de prendre
d’assaut les rares espaces « concédés » par les autorités avant de retourner à l’invisibilité,
tout cela pour éviter d’avoir affaire aux organes de surveillance. Il s’agit donc d’apparaître et
de disparaître aussi vite. Cette phase ne saurait qu’être temporaire avant qu’une nouvelle
génération de citoyens persévérants reforme un public politique en s’inspirant de
l’expérience précédente.
« Mais je suis un […] rêveur, un grand optimiste,
c'est une philosophie qui me suit,
Alors je me dis que ça peut s'arranger. J'espère
donc je suis.
[…] Surtout le printemps, surtout l’été, surtout
l’automne, surtout l’hiver. »
Grand Corps Malade, « Vu de ma fenêtre ».
QUERE Louis, « Le public comme forme et comme modalité d’expérience » in CEFAÏ Daniel et
PASQUIER Dominique (dir.), Les sens du public. Publics politiques, publics médiatiques, PUF, Paris, 2003.
11
Ibid., p. 113.
12
Hakim Bey, TAZ, Zone autonome temporaire, Editions de l’éclat, Paris, 2004 (1ère éd. En anglais 1991).
10
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-YOUNG Andy, « The Writing on the Wall : Graffiti, Poetry, and Protest in Egypt », LARB,
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Vidéographie :
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-« Documentaire d’ONtv: Eyes of Freedom », Youtube, Chaîne ONtv, 19 novembre 2012,
https://www.youtube.com/watch?v=43hQfhya4Xo, dernière consultation le 23 septembre
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- « Egypt-Police shot man and through the body in garbage.avi », Youtube, Fact Tv, 29
novembre 2011,
https://www.youtube.com/watch?v=ou1FSwF0H40, dernière consultation le 23 septembre
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-« Le soleil de la liberté UWK07 sous-titré », Youtube, 8 février 2013,
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-« Port Said vs Ahly !!!. », Youtube, 2 février 2012,
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-« Plus grande tragédie et boucherie dans l’histoire du football… AlAhly et AlMasry »,
Youtube, 1 février 2012,
https://www.youtube.com/watch?v=18jb5405rG8, dernière consultation le 23 septembre
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-« Ce qui est arrivé au Ahly à Port Saïd dans le détail Yallakora.com », Youtube, 1 février
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-« Blu Bra protester Beating by Egyptian military police - Orwell version », Youtube, 18
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-« Le dernier mot : en hommage au martyr d’Abbaseya Mohammad Mohsen », Youtube,
ONtv, 8 août 2011,
https://www.youtube.com/watch?v=kPa6ocSdAdg, dernière consultation le 23 septembre
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-« El Gada3 Gada3 Tahrir », Youtube,
https://www.youtube.com/watch?v=WsIEp1d9lOo, dernière consultation le 14 septembre
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-« Un officier de police tire volontairement sur les yeux des manifestants en direct »,
Youtube, le 21 novembre 2011
https://www.youtube.com/watch?v=7jzCqi_d0Yk, dernière consultation le 13 septembre
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-« Protest in Cleopatra Square for Khaled Saeed 20/04/2012 (amroali.com) », Youtube,
Amro ALI, 2 juin 2012.
https://www.youtube.com/watch?v=T-DfmmipWdI&feature=youtu.be, dernière consultation
le 12 septembre 2016.
-« La vidéo pour laquelle Khaled Saïd a été tué », Youtube, Asmaa MAHFOUZ, 11 juin
2010.
https://www.youtube.com/watch?v=35t58GFfMbo&lr=1, dernière consultation 21 mars
2016.
-« El Gada3 Gada3 Tahrir [Le brave est brave, Tahrir] », Youtube, 29 mars 2011,
https://www.youtube.com/watch?v=WsIEp1d9lOohttps://www.youtube.com/watch?v=WsIE
p1d9lOo, dernière consultation le 23 septembre 2016.
-« La Révolution égyptienne : Mohammad Fouad pleure pour Moubarak », Youtube, 6
février 2011,
https://www.youtube.com/watch?v=BM6fg1Obt3g, dernière consultation le 02 février 2016.
-« Zalata Dabash supports Ahmed Shafik », Youtube, 22 mai 2012,
https://www.youtube.com/watch?v=Ex_5l7txO2s, dernière consultation le 17 août 2016.
-« Zalata Show EP1 », Youtube, 15 février 2013,
457
https://www.youtube.com/watch?v=4Kn6FSTiJXM, dernière consultation le 23 septembre
2016.
Webographie :
- Streetartutopia,
http://www.streetartutopia.com, dernière consultation le 2 juin 2016.
- GONZALES-QUIJANO Yves, « Ramadan, mois de sacrée télévision », Culture et
politique arabes, 18 juin 2015,
http://cpa.hypotheses.org/5581, dernière consultation le 2 juin 2016.
- GONZALES-QUIJANO Yves, « Bassem Youssef, Mon Qatar chéri et l’utopie arabe »,
Culture et politique arabes, 8 avril 2013,
http://cpa.hypotheses.org/4287, dernière consultation le 2 juin 2016.
- http://matthelou.a.m.f.unblog.fr/files/2009/05/sangokumultiple.png, blog d’un fan qui a
monté une image où il regroupe les différents états de « Sangoku », personnage principal de
la totalité des saisons de Dragon Ball. Dernière consultation le 31 mai 2016.
Filmographie :
-Trailer Winter of discontent, Youtube,
https://www.youtube.com/watch?v=1jJJPYvax1k, dernière consultation le 22 novembre
2016.
-Microphone, Youtube,
https://www.youtube.com/watch?v=kJOjZqAkcR0, dernière consultation le 22 novembre
2016.
-« Saye3 Ba7r DVDRip [Voyou de la plage] », Youtube, AhmedHellmy, 18 juillet 2011,
https://www.youtube.com/watch?v=p6GnSMpj98c, dernière consultation le 27 octobre
2016.
-« Masrahiyat Weghet Nazar [La pièce de théâtre « Un avis »] », Youtube,
MelodyMasrahiyat [Melody Pièces de théâtres], 27 mars 2016,
458
https://www.youtube.com/watch?v=eBuCdHulcbI, dernière consultation le 23 septembre
2016.
- « Masrahiyat El Zaeem », MelodyMasrahiyat, Youtube,
https://www.youtube.com/watch?v=1imG97XrSbg, dernière consultation le 22 novembre
2016.
-« Dokan Shehata 2009 [ Arabic Movies with English Subtitles ] », Youtube, 19 octobre
2012,
https://www.youtube.com/watch?v=VHqmdjkdCIw, dernière consultation le 13 septembre
2016.
Musicographie :
-Mahmoud Esseily, Mai Selim, Mohammad Kilani, « T'es certainement en Egypte »,
Youtube, 23 octobre 2011,
https://www.youtube.com/watch?v=EAWL5kW4iAE, dernière consultation le 13 septembre
2016.
-Ahmad SAAD, « Msh Ba2y [Il ne reste] », Youtube, 19 septembre 2011,
https://www.youtube.com/watch?v=r5gmJzOQvZg, dernière consultation le 13 septembre
2016.
-Abdelhalim HAFEZ, El Maseeh [Le Messie], Youtube,
https://www.youtube.com/watch?v=5frYcLEfG4M, dernière consultation le 22 novembre
2016.
459
ANNEXES
Annexe 1 : « A propos » de Nous sommes tous Khaled
Saïd.
https://www.facebook.com/ElShaheeed
https://www.facebook.com/LeMartyr
Informations sur la Page
Date de début
Naissance le 10 juin 2010
Brève description
Nous rêvons d’une Egypte qui respecte les droits de l’homme, de représentants élus par la
population, d’un Etat indépendant qui force le respect aux yeux du monde
Informations personnelles
Une page inaugurée pour la défense de Khaled Saïd (que la miséricorde de Dieu lui soit
accordée) contre les sévices qu’il a subis, et si Dieu le veut qu’elle se transforme en tribune
pour le droit de chaque égyptien à mener une vie digne.
Centres d’intérêt
Premièrement : Qui sommes-nous et que voulons-nous ?
-La page est destinée à tous les égyptiens sans distinction de religion, d’âge, de sexe,
d’éducation, de niveau social ou bien d’orientation politique qui se regroupent parce qu’ils
veulent un pays meilleur et parce qu’ils veulent que les droits de Khaled Saïd lui soient
rendus, en tant que symbole qui a réveillé tous les égyptiens.
-La page a pour objectif de faire connaître les grands dossiers et les peines des égyptiens
surtout lorsque celles-ci touchent aux droits de l’Homme ou une quelconque atteints à ceuxci que la Constitution garantit. Et ceci n’arrivera jamais tant qu’on ne s’unit pas tous, qu’on
n’avance pas main dans la main et qu’un grand nombre d’égyptiens ne se joint pas à nous
sur l’internet et en dehors à travers un activisme auquel nous participons tous.
-La page défend tous les égyptiens et portera au grand jour toute tentative d’intimidation ou
de chantage qui pousserait un égyptien à décliner ses droits. Et elle demeurera une tribune
pour la défense de nos droits sans aucune ligne rouge.
460
-La page n’a aucune orientation politique et ne prête allégeance à aucun parti politique,
aucune organisation ou mouvement. Mais la page partage les maux de la nation avec tout
mouvement politique qui plaide les mêmes revendications et tout ceci étant une première
étape vers l’éveil des égyptiens.
Deuxièmement : Quelles règles de participation à la page :
-Tout visiteur peut exprimer leur opinion et leur point de vue à propos de n’importe quel
sujet important qu’il souhaite proposer à travers la page : « les débats » de la page est un
nouveau thème et la page est ouverte à tous Wall ou en passant par l’écriture directement sur
Discussions tant que les règles du débat sont observées. Et il n’y a aucune ligne rouge à part
le respect d’autrui et le débat avec un langage soutenu. Et sur la page nous allons
commencer à nous imposer de publier les pages débats de manière plus conséquente pour
qu’un plus grand nombre de visiteurs y entrent et qu’ils assistent aux débats que les gens
aiment aborder hors ce qui a été proposé par la page.
-Les commentaires publiés sur la page sous le nom de : « Nous sommes tous Khaled Saïd »
doivent être reliés avec le sujet principal. C’est-à-dire : si un sujet aborde la question de la
torture de quelqu’un les commentaires ne peuvent pas, par exemple, parler de la rencontre de
Hosni Moubarak avec Perez. Ce sujet peut s’inscrire dans la page débat ou la discussion
instantanée sur le Wall. Et les commentaires qui outrepassent cette règle seront supprimés,
les auteurs récidivistes seront susceptibles d’interdiction sur la page. Parce qu’il se produit
souvent des éloignements et on sort souvent du sujet initial.
-Interdiction de dire du mal d’une personne privée ou publique…qu’elle soit présente sur la
page ou non, à travers l’insulte et l’usage de termes tels que : chien ou dégueulasse ou bien
les insultes visant le père ou la mère…tout ceci est prohibé sur la page et sera retiré et la
répétition engendrera l’interdiction de la participation aux commentaires. Par contre, chaque
personne a droit de critiquer toute autre personne de manière argumentée et polie. Cette page
compte plus de 22 000 enfants de moins de 16 ans et il n’est pas bon d’utiliser tout type de
vocabulaire. Sans compter que l’insulte n’a jamais été une solution à un quelconque
problème.
-Parler de politique est autorisé car tout ce que l’on fait est parler de politique dans son
acception la plus large. Par contre la discussion autour des personnes et les divergences entre
les partisans d’une personne en particulier ou un parti en particulier contre une autre
personne ou un autre parti n’est pas autorisée sur la page parce que sur cette page nous
sommes tous égyptiens. On ne peut pas laisser la page se transformer en lieu de
confrontation politique puisqu’il y a des dizaines voire des centaines de pages sur l’internet
qui existent pour cela. Ici on a une seule cause commune : nous voulons changer notre pays,
peu importe quelles sont les personnes qui vont mener ce changement…et nous nous
concentrons sur l’éveil de tous les égyptiens pour qu’ils puissent revendiquer leurs droits, et
que chacun puisse être libre par la suite dans ses choix grâce à son information et ses
lectures.
461
-La promotion des sites, pages et groupes n’est pas autorisé sur la page. La page a des droits
et ses participants sont très nombreux donc si chacun tenant une page ou un groupe se fait de
la promotion sur la page, celle-ci se transformera d’un espace de débats constructifs à propos
du changement de notre vers un site d’annonces publicitaires. La mise en place d’une
alternative est en cours à travers laquelle toute personne ayant un groupe engagé qu’il désire
publier, qu’il nous écrive et nous posterons le lien dans une rubrique intitulée « Pages
amies ».
-Nous devons discuter dans une atmosphère faite de politesse, d’amour et d’affection même
si nous ne nous accordons pas quant à nos opinions, ceci étant l’objectif principal : que nous
nous comprenons tous et que nous nous aimions malgré nos désaccords. Nous sommes des
gens venant de différents milieux, différentes cultures et éducation, ayant vécu des
expériences différentes et il est certain que nos jugements sur tout sujet varieront. Par
conséquent, nous devons expliquer l’un l’autre nos opinions et nous devons admettre que
cette explication ne sera pas nécessairement suivie d’une conviction.
Courrier électronique
elshaheeed@gmail.com
[traduction littérale lemartyr@gmail.com]
462
Annexe 2 : « A propos » de Graffiti in Egypt.
https://www.facebook.com/Graffiti.in.Egypt/
À propos de Graffiti In Egypt
Informations sur la Page
Informations sur la Page
Brève description
HipHop,Ultras,REV and other graffiti in Egypt
Longue description
HipHop,Ultras,REV and other graffiti in Egypt
463
Annexe 3 : « A propos » de Keizer.
https://www.facebook.com/KeizerStreetArt/
Naissance 6 septembre 2011
Informations sur la Page
Biographie
Keizer is the pseudonym of an anonymous Egyptian Street Artist and graffiti artist
whose work has gained popularity and notoriety in Egypt following the 2011
Egyptian Revolution .
Little is known about Keizer's early life, as the artist (identified as a male) has taken
steps to protect his identity. He has been photographed wearing a hooded sweatshirt
while creating his artwork in Egyptian Streets and slums.
In a rare encounter he said " Generally speaking, my street art has coded and
embedded metaphors and symbols that trigger associations with the people in
connection with existing stereotypes, values, categories, and sensations, etc.
At the same time street art can modify and reshape the existing narratives. The
interpretations of existing symbols are not uniform but negotiable. In this respect, the
interpretation lies beyond the control of the street artist. Symbols are not constants,
since they are fluid and may change in meaning throughout time and space. So what
is perceived in Egypt has different meanings within Egypt itself and the same goes
for when the work is being perceived and interpreted in other countries."
Keizer
Sexe
Masculin
Centres d’intérêt
Graffiti (singular: graffito; the plural is used as a mass noun) is the name for images
or lettering scratched, scrawled, painted or marked in any manner on property.
Graffiti is any type of public markings that may appear in the forms of simple written
words to elaborate wall paintings. Graffiti has existed since ancient times, with
examples dating back to Ancient Greece and the Roman Empire.[1]
In modern times, paint, particularly spray paint, and marker pens have become the
most commonly used graffiti materials. In most countries, marking or painting
property without the property owner's consent is considered defacement and
vandalism, which is a punishable crime. Graffiti may also express underlying social
and political messages and a whole genre of artistic expression is based upon spray
paint graffiti styles. Within hip hop culture, graffiti has evolved alongside hip hop
music, b-boying, and other elements.[2] Unrelated to hip-hop graffiti, gangs use their
own form of graffiti to mark territory or to serve as an indicator of gang-related
activities.
Controversies that surround graffiti continue to create disagreement amongst city
464
officials/law enforcement and writers who wish to display and appreciate work in
public locations. There are many different types and styles of graffiti and it is a
rapidly developing art form whose value is highly contested, reviled by many
authorities while also subject to protection, sometimes within the same jurisdiction.
Street art formats
Graffiti • Stencils • Sticker art
Wheatpasting • Poster art
Etymology
Ancient graffiti, Church of the Holy Sepulcher, JerusalemGraffiti and graffito are
from the Italian word graffiato ("scratched"). "Graffiti" is applied in art history to
works of art produced by scratching a design into a surface. A related term is
"graffito", or "sgrafitto,"[3] which involves scratching through one layer of pigment
to reveal another beneath it. This technique was primarily used by potters who would
glaze their wares and then scratch a design into it. In ancient times graffiti was
carved on walls with a sharp object, although sometimes chalk or coal were used.
The word originates from Greek γράφειν — graphein — meaning "to write."
The earliest forms of graffiti date back to 30,000 BCE in the form of prehistoric cave
paintings and pictographs using tools such as Animal bones and pigments.[4] These
illustrations were often placed in ceremonial and sacred locations inside of the caves.
The images drawn on the walls showed scenes of animal wildlife and hunting
expeditions in most circumstances. This form of graffiti is subject to
disagreement[clarification needed Disagreement between whom and concerning
what?] considering it is likely that members of prehistoric society endorsed the
creation of these illustrations.
The only known source of the Safaitic language, a form of proto-Arabic, is from
graffiti: inscriptions scratched on to the surface of rocks and boulders in the
predominantly basalt desert of southern Syria, eastern Jordan and northern Saudi
Arabia. Safaitic dates from the 1st century BCE to the 4th century CE.
Téléphone
911
E-mail
keizerstreetart@hotmail.com
Site web
http://www.flickr.com/photos/keizerstreetart/
465
Annexe 4 : « A propos » de MadGraffitiWeek.
https://www.facebook.com/MAD.GRAFFiTi.WEEK/
À propos de MAD GRAFFiTi WEEK
Informations sur la Page
Propriétaires de la Page
Informations sur la Page
Date de début
Fondation le 2 avril 2012
Horaire
Toujours ouvert
Brève description
Nous dessinons pour la liberté, pour exprimer l’opinion du peuple, pour informer sur
le peuple et la Révolution. Nous avons commencé le 13 janvier 2012 contre le
régime et contre le SCAF (Supreme Council of Armed Forces)
Longue description
Nous dessinons pour la liberté, pour exprimer l’opinion du peuple, pour informer sur
le peuple et la Révolution. Nous avons commencé le 13 janvier 2012 contre le
régime et contre le SCAF (Supreme Council of Armed Forces). C’était la semaine
du graffiti enragé, mais elle ne s’arrête pas avec la fin de la semaine, elle s’étend à
jamais. Jusqu’à la chute du régime.
Ces murs emplis des futilités du régime vous appartiennent (usagers de la page), ces
murs témoignent de l’injustice et de l’oppression, ces murs ont assisté à la coulée de
sang des martyrs, gloire à eux.
Liberté !
Informations générales
Médite, crée, dessine, milite…
466
Annexe 5 : Entretien avec Keizer.
Entretien semi-directif, de vingt-cinq minutes, mené le 25 juillet 2013, dans un café de
Mohandesseen au Caire. Après quelques échanges informels, voici ce qui s’en est suivi :
-Tu avais des problèmes avec le pouvoir de manière générale ?
-Oui mais sans confrontation directe avec le pouvoir. C’est-à-dire que je n’ai jamais été
emprisonné, je n’ai jamais eu de problèmes avec la police mais souvent…l’idée du pouvoir
et qu’ils doivent nous diriger et nous restreindre. L’art a toujours été présent en moi depuis
tout petit, j’ai toujours aimé dessiné. En grandissant, j’ai compris que l’art, le dessin, la
poésie ne pouvait pas me faire vivre et c’est ce que mes parents m’ont inculqué alors j’ai
commencé à bosser en entreprise, puis je suis entré dans le tourbillon de la vie et après un
long détour la vie m’a ramené vers l’art il y a cinq ans. Puis avec les mouvements politiques
de contestation, principalement des années 60, aux Etats-Unis et en Europe et de nombreux
autres pays ça m’a toujours beaucoup attiré et j’ai commencé à entrer dans la politique, la
culture de ces mouvements, la musique, la mode… comme on pourrait dire c’était mon
utopie. L’endroit où j’aurais aimé être ! Et à cause de ça, des gens m’accusaient d’être
beaucoup trop optimiste donc cet instinct révolutionnaire qui m’habitait est resté enfoui,
enterré en moi pendant environ 20 ans puis la Révolution est arrivée ! Deux semaines avant
la Révolution, j’avais commencé à faire des essais de pochoirs dans la rue… en tant que test,
je testais les couleurs, la texture des murs, la propreté de mes bombes et juste après la
Révolution est arrivée.
La Révolution est arrivée et là comme on pourrait dire, c’était l’explosion (artistique), c’est
tout ! Et c’est très naturel comme pour bon nombre d’égyptiens. Toutes les émotions
emprisonnées en eux sont sorties comme une inondation. C’est tout ! Donc tout ce qui est
révolutionnaire en moi, tout ce qui est anti-régime, anti-système est sorti naturellement.
Et tu vois, tout ça a énervé beaucoup de monde, surtout les street artistes en Egypte qui se
disaient : « c’est quoi ça ? Qui est ce type inconnu ? qui est sorti soudainement et en
puissance et avec un style » parce que y avait la quantité et la qualité. Ce n’était pas qu’une
question de quantité. Voilà ! Puis ce feu est toujours allumé. Tout ce qui est contre
l’humanité, tout ce qui est injuste c’est ma priorité… ah oui et la peur, parce que la peur
c’est quelque chose qui se tisse qui s’ancre dans nos mentalités et c’est ce qui nous divise
dans le monde et en Egypte.
-Quand as-tu commencé le dessin dans la rue ?
-Deux semaines avant la Révolution.
-Jamais à l’étranger ?
467
-Non jamais. Uniquement en Egypte.
-C’est ce que j’ai lu mais je souhaitais avoir confirmation.
-Non mais tu liras beaucoup de choses très différentes voire contradictoires.
-Ma seconde question concernait le graffiti et le street art
-La différence entre les deux ?
-Oui tout à fait ! Comment te qualifies-tu ?
Street artiste bien sûr !
-Et pour toi quelle est la (différence) ?
-Le graffiti, c’est…
-T’es passé par le graffiti avant d’en arriver au street art ?
-Non, je l’ai étudié. Et comme toute chose dans ma vie, je fais toujours des recherches et je
fais mes devoirs, donc j’ai compris d’où venait l’histoire du graffiti depuis l’antiquité
jusqu’au présent. L’idée est simple en fait. Le graffiti c’est la concentration et la conception
autour de la formation des lettres du mot. Les lettres ont un cadre, les cadres changent, les
lettres se déforment, se reforment, tu comprends, et toute la concentration est sur le mot. Et
c’est territoriale. Tu sais quand un gang veut montrer sa présence dans un lieu, elle laisse
une trace.
-Ici c’est à moi, personne d’autre n’y accède
-C’est exactement ça ! Exactement ! Donc c’est juste pour délimiter des lieux, un quartier,
une rue…
-Et toi tu n’as pas cette approche de graffeur avec une vision de conquête territoriale,
par exemple tu es souvent « présent » ici [lieu de l’entretien et son lieu de résidence] à
Mohandessine, à Maadi ou encore à Zamalek ?
-Non, non pas du tout, ce que je fais est différent ! Aucun rapport avec la présence de mes
dessins. En fait on s’est accordé le graff est une question de concentration sur les lettres et
une question territoriale, ok ? Ce que je fais est différent. Mais je veux terminer ce que je
disais sur le graffiti. Le graffiti se concentre sur la lettre et le lieu. Les seuls changements
s’opèrent sur la couleur, le cadre, la largeur, l’épaisseur des lettres, c’est tout ! C’est ça le
graffiti ! Alors que le street art a une teneur sociale et politique. Après il peut établir une
différence selon le lieu, puisque cela peut différer selon les quartiers, le milieu social dans
lequel tu vis, ça peut même te faire douter de la réalité dans laquelle tu vis. Tu vois ? Parce
que par exemple l’image n’est pas censée être à cet endroit. Normalement ces images sont
conçues pour se trouver dans des lieux qui leur sont prédestinés comme des musées, des
galeries précises et les gens n’ont pas l’habitude que l’art dans lequel il y a autant
468
d’application, de concentration, de couleurs leur soit adressé en tant que citoyen ou simple
piéton dans la rue. Voilà ce qu’est le street art !
-Et pour toi, l’idée de vendre ou non, ton rôle vis-à-vis du citoyen ? Où te positionnes-tu par
rapport à ces questionnements ?
J’ai jamais rien vendu qui n’a pas été fait dans la rue. Je ne fais pas du sur-mesure ou des
commandes pour des clients précis et le peuple lui aurait droit à des œuvres plus simples, je
refuse cette idée.
-Imaginons que quelqu’un vienne te proposer une grande somme d’argent pour une
œuvre.
-S’il est riche je prendrais cette somme sans aucun scrupule, je n’ai aucun problème même à
toucher 3 millions et je te le dis sans problème, voire 5 ou 10 s’il est riche et j’aurais la
conscience tranquille. Mais pour une personne de la classe moyenne, je changerais le prix
pour elle. Alors que c’est un geste très peu apprécié dans le monde de l’art ou dans le monde
des galeries plus généralement. Que tu évalues la valeur de la chose selon le client alors que
le prix est censé être standard. Mais s’il est riche, je lui prendrais beaucoup parce que je
n’aurais aucune peine pour lui.
-Où se trouve la limite, pour toi, entre l’art et le politique, entre le purement esthétique
et ce qui a une portée politique ?
-Moi je fais des deux. Y a du politique, des mots sans images, y a des images et du texte et y
a des choses abstraites. Et beaucoup de gens trouvent que je travaille beaucoup la femme. Je
dessine souvent des femmes et c’est une chose qui m’est venu aussi naturellement. Moi
je…c’est quoi déjà le contraire de majorité ?
-Minorité.
-Je ne peux laisser une minorité, dans le pays, sans lui donner la parole ou m’exprimer en
son nom. Par exemple, les gens en situation de handicap, l’Egypte c’est zéro ! On a aucun
service, aucun aménagement. C’est pour ça que je me suis concentré sur ces personnes et
que j’ai créé une œuvre après le harcèlement et plusieurs thèmes de ce type. Toutes les
représentations sociales négatives, tu dois te positionner pour ou contre en tout cas prendre
position. Et il y en a beaucoup !
-Donc tu es arrivé dans cet univers à travers le politique ou grâce à la Révolution ?
-Euh…les gens connaissent les intentions et savent qu’on veut améliorer le quotidien, les
conditions de vie. Donc l’art associé à un peu de politique. C’est exactement comme la
mixture entre le militant politique et l’artiste. Tu les mets ensemble et c’est exactement ça !
-Mais dessiner dans la rue a nécessairement une teneur politique. Pas nécessairement
une politique politicienne.
-Ah, je comprends ce que tu veux dire. Moi j’appelle ça dialogue
469
-Exactement et ce dialogue c’est la politique
-Parfaitement
-Tu t’adresses à la société pas seulement aux visiteurs d’une galerie, mais pour tous.
-C’est vrai ! Imagine que pour se cultiver il faut payer. Ça c’est mauvais
-Donc ton approche, ta réflexion est purement politique, tu veux offrir à tout un
chacun ta production
-C’est vrai, c’est vrai, je trouve que tout le monde le mérite. L’époque où un cercle de
personnes pouvait boire du vin, acheter ces peintures, se balader ensemble pour comparer
ces productions et se concurrencer, c’est une époque révolue. L’internet l’a prouvé depuis
longtemps. Et le partage de musique et tout ça, c’est fini ! Le monde a compris, on essaye
d’instaurer de nouvelles lois parce qu’on a compris qu’on était tous relié à un point que cela
pourrait se renverser contre nous. Et ça s’est déjà retourné contre eux !
-Tu as déjà un peu abordé la question au tout début concernant tes rapports avec les
forces de sécurité. Tu m’as parlé de tes soucis avec eux alors que tu refuses totalement
l’idée de pouvoir coercitif.
-Ah oui, je refuse. J’ai été arrêté quelques fois. Avant quand je vivais en Egypte y avait très
peu de présence policière dans la rue mais y avait un sentiment de sécurité. Leur présence a
beaucoup augmenté surtout sous El-Adli. Et ça a augmenté accompagné de violence, de
volonté d’embêter, d’injustice, d’oppression et ça a commencé à vraiment se voir. Avant la
sécurité, en l’absence des forces de l’ordre, était garantie par les gens. Donc c’est bon ils ont
prouvé leur échec et l’échec du principe même. Et la Révolution a confirmé cette idée. Mais
j’avais ce sentiment depuis longtemps et il s’est confirmé de plus en plus lorsqu’on fait le
parallèle entre l’absence de forces dans la rue et la situation actuelle.
-Et tu rencontres des problèmes avec les forces de sécurité en exerçant ton art.
-Euh j’ai été embarqué deux fois jusqu’au commissariat. Une fois où j’ai été violemment
battu et la fois qui suivait on m’a traité normalement et c’est tout. Les autres histoires se sont
limitées à un échange de paroles dans la rue et cet échange doit être très diplomatique. Tu
vois une voiture de police arriver, se garer pour t’aborder, ton discours doit être un mix
d’environ cinq choses qui sont : comédie, respect, confiance en soi, et un manque de peur
total parce qu’ils sentent la peur parce qu’ils ont envie de la voir en toi, c’est une équation
avec laquelle je joue très souvent. Je le respecte, je l’emmerde, je lui donne ce dont il a
besoin, en même temps je lui montre que j’ai confiance en moi et que je connais mes droits
c’est tout. Donc après y en a qui parlent avec toi et se braquent, d’autres partent et te laissent
tranquille parce que t’as l’air complètement fou et que tu n’en vaux pas la peine et parfois ils
viennent te parler et veulent t’emmener au poste. Après y a autre chose. Souvent je les fais
entrer en interaction avec une image. Donc déjà je ne vais pas vers eux, je les laisse venir.
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« Bonjour », « bonjour, alors qu’est-ce que t’en penses ? », une fois qu’il est entré dans la
conversation et qu’il donne son avis sur quelque chose c’est fini. Le mur disparaît entre lui
et moi. Il te donne son avis en tant que citoyen et non pas en tant qu’officier. Donc il peut y
avoir de la compréhension. Une fois y en a même un qui m’a aidé à dessiner quelque chose.
Et là je lui dis « mais t’aimes l’art » et il m’a répondu « je dessinais plus jeune » et il a
commencé à me montrer. Il a pris mon pinceau et a ajouté un élément à mon dessin, je lui ai
dit « génial ! » et ils sont partis. Des histoires bizarres comme ça. Cette Egypte est vraiment
bizarre !
-Concernant la nature même de ta production, tu as des œuvres où le message
linguistique peut être en anglais ou bien en arabe selon les cas. Pourquoi différents
destinataires ?
-C’est très simple. Cette histoire est complètement sortie du cadre de la vérité. En fait, j’ai
fait 3 ou 4 pochoirs en anglais et là j’ai trouvé un article sur internet qui disait « Keizer
penche pour le style occidental et évoque des choses incomprises dans ses œuvres » et puis
un article en anglais pareil, comme quoi son public est plutôt occidental, Allemagne, France,
etc. Pour 4 ou 5 pochoirs. Et j’en ai fait plus de 200, bien ? Depuis ce jour, je n’ai fait que de
l’arabe et je n’ai pas arrêté l’arabe jusqu’à aujourd’hui. Donc tu as 180 ou plus de 200
pochoirs en arabe et 5 en anglais sur lesquels les gens se sont beaucoup focalisés.
-Donc tu considères que tu crées pour les égyptiens
-J’ai ma page Facebook, tu peux aller voir combien j’en ai fait en anglais et combien en
arabe. Et il y a toutes les photos.
-Effectivement, lorsque j’y repense il n’y en a pas beaucoup en anglais. Mais quand tu
concevais en anglais c’est parce que tu le souhaitais ou parce que ça te venait comme
ça ?
-Non, non, j’aimerais encore produire en anglais, mais vraiment ce premier article m’a gêné
et puis après ça je me suis dit « en fait il faut que je m’adresse à ma population
effectivement ».
-J’ai lu dans pas mal d’articles journalistiques que tu t’adressais à l’élite de la société
égyptienne, du moins ceux qui ont suivi une certaine éducation et qui maîtrisent donc
l’anglais. Qu’en penses-tu ? Est-ce le cas ou pas du tout ?
-Absolument pas. C’est improbable ! J’utilise l’arabe, et même un arabe populaire [familier]
par moments. Par exemple, récemment j’en ai fait une qui s’appelle « Tamaradou taflahou »
[Résistez, vous réussirez], tu vois ? Et celle-ci elle est plutôt islamique même. Donc voilà, je
peux pas faire plus que ça.
-Si tu peux parler de ton art, comment considères-tu ta contribution, c’est-à-dire par
exemple tu parles de « Résistez, vous réussirez » ou « Fais-nous entendre ta voix »,
quand les gens voient ce que tu as produit, tombent dessus sur ta page Facebook ou sur
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une autre page dans quelle mesure cela peut inciter à l’action ? A descendre dans la
rue ?
-Moi, je pense que ça aide vraiment. Quand on pense à des moments où il y a une ferveur
populaire, comme quand on se réunit place Tahrir, à ce moment la population le fait d’ellemême, de sa propre initiative, il n’a pas besoin de quiconque pour le faire sortir, ok ? Mais
lorsqu’on se trouve dans des périodes d’accalmie et de dépression et les situations de merde
qui arrivent, les gens sortent dans la rue dans un esprit morose et pessimiste et lorsqu’ils
voient du street art dans la rue. Donc quand ils voient que dans des périodes sombres et de
fainéantise totale y a encore de la présence, une voix, des gens qui ont encore une motivation
au point de risquer leur vie ou leur intégrité physique et qui sortent pour porter un message
là ils ressentent l’optimisme de nouveau. Ca je l’ai souvent constaté. Deuxième chose, et
c’est vraiment triste, il s’est avéré que ma population aime savoir que les choses ont été
faites pour qu’elle aille les voir, voilà. Donc, là ça implique de la fainéantise, typiquement
égyptienne bien évidemment, y a pas d’exaltation à vouloir aller voir où cela a été produit, la
force de ce qui a été créé dans la rue. Puis troisième constat, que l’on ne peut pas apprécier,
c’est qu’ils préfèrent s’intéresser à un phénomène plutôt qu’aux gens qui se trouvent derrière
ce phénomène, alors qu’il y a des gens, des humains, des âmes derrière tout ça. C’est pas
juste question de prendre plein de photos, de faire un bouquin de graffiti, non. Y a des
personnes dans tout ça, qui ont mis un effort et des risques pour ça. C’est tout ! Mais pour ce
qui est de l’influence je peux pas trop la mesurer mais je sais que ça recrée de
l’enthousiasme. S’il y a un feu et qu’il est en train de s’éteindre, elle [l’influence du street
art] le ravive de nouveau un peu, elle n’est pas responsable de, c’est comme si c’était
l’étincelle parfois.
-Effectivement, je suis tout à fait en accord. Et à ton avis, est-ce que tu essaies de
dessiner, de colorer les rêves de la population ou bien tu les encourages à descendre ou
bien les deux à la fois ?
-Moi, je les encourage à l’action. Qu’ils [les gens] soient plus proactifs que de parler
seulement, en fait qu’ils agissent plus qu’ils ne parlent. Et je les encourage à ne pas avoir
peur. Ecoute, le grand parapluie c’est la peur ! La peur, c’est elle qui fait ça à toute
l’humanité. C’est elle qui scinde, c’est elle qui fait que des gens veulent se protéger
d’ennemis qui n’existent même pas, tu vois ? Et de clivages inexistants contre lesquels il
faut lutter et tout ça, c’est cette terreur, cette peur. Donc le message bien sûr c’est l’amour,
l’ardeur et l’unité.
-Et si on tentait d’approfondir un peu plus. Toi en tant qu’artiste, tu estimes que ton
rôle dans la société, comparativement à un citoyen ordinaire, qu’est-ce que tu as en
plus ? Quel est ton rôle dans la Révolution, ou ton rôle dans « La Révolution
continue » ?
-Mon rôle dans la Révolution je ne peux le déterminer par contre ce qui me distingue c’est
ma passion, ma fashion [son style] tu vois ? Ça c’est une chose dont je rêve tout le temps, à
laquelle je pense tout le temps, c’est ma seule préoccupation. Demain, ce que je vais faire.
Le drive et mon ambition sont situés là. C’est une flamme, que je pense tout le monde n’a
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pas, cette flamme dans le street art, c’est sûr beaucoup de gens ont cette flamme dans
d’autres domaines et c’est pour ça qu’ils réussissent ou obtiennent un peu de visibilité. Voilà
c’est cette flamme qui m’anime.
-Et quel a été, et quel est le rôle de Facebook à ton avis, ou des autres réseaux sociaux ?
-En plein dans le mille, c’est notre seule manière pour marketer notre production. Facebook
et twitter. Bon twitter ça reste faible, c’est surtout Facebook. C’est du marketing gratuit.
Comme si j’avais une entreprise, je commercialise alors que j’ai pas de siège social, de
location, de headquarters, y a rien de mieux.
-Mais il peut y avoir d’autres manières pour te promouvoir, par exemple la télévision,
la radio, la presse écrite
-Euh moi j’ai refusé…
-En fait, ta page Facebook quelques-uns la connaissent mais tout le monde ne la voit
pas…
-C’est vrai, c’est vrai. J’ai fait à peu près trois films documentaires et j’ai refusé à peu près
90 % des interviews qui m’ont été demandées. Parce que j’ai l’impression que mon travail
parle de lui-même et mon visage n’a aucun rapport avec le travail. Tu vois ce que je veux
dire ? Voilà ! Tu sais si j’étais chanteur, si j’étais acteur ça veut dire à ce moment que j’ai
signé un contrat qui stipule que mon visage est une propriété publique, tu vois ? Et moi, je
ne peux pas jouer à ce jeu, je n’ai pas les capacités d’y jouer. Moi, j’ai envie de pouvoir aller
n’importe où avec ma femme, ou mes enfants, ou bien mes amis sans que quelqu’un ne me
regarde ou me pointe du doigt.
-Et qu’est que tu penses du fait que tes œuvres sont, euh…je ne sais plus comment on
dit, widespread sur d’autres pages comme Nous sommes tous Khaled Saïd, 6-avril ou
d’autres encore, ou même Graffiti in Egypt,
-Graffiti in Egypt, ils ne mettent rien ces imbéciles [sur le ton de la plaisanterie]
-Si y en avait ! Mais plus beaucoup maintenant.
-Oui, ils ont complètement arrêté.
-Oui, ils ont arrêté depuis un certain temps, faut que je revérifie quand exactement.
-En fait, j’avais un admin pour ma page et il s’est embrouillé avec eux assez violemment sur
un truc artistique, un peu philosophique du coup, ils se sont pris la tête et depuis ils ont cessé
[de reprendre mes œuvres] mais tranquille je n’ai aucun lien avec eux, ça ne me dérange pas.
-Mais, toi, quel est ton avis sur cette pratique de médiation numérique ? A la base tu
dessines sur des murs, dans la rue, pour prendre en photo et afficher sur ta page tes
œuvres. Alors que penses-tu de cette circulation, que tes œuvres terminent sur d’autres
pages ?
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-Tu veux dire que les gens partagent sur Facebook ? C’est le but bien sûr !
-Oui c’est ça ! On retrouve des photos de tes œuvres sur Nous sommes tous Khaled Saïd
par exemple ou si on fait une recherche sur google, etc.
-Ben c’est ça l’idée, y a pas de copyright sur les photos à la base. N’importe qui peut les
prendre, les partager et ça fait partie de la démocratie de cet art-là. Moi, je produis sur un
mur et toi t’as le droit d’effacer si t’en as envie ou de laisser tel quel si tu le souhaites. Dans
une galerie, tu peux pas. Donc y a cette démocratie.
-Donc tu estimes que c’est une sorte de démocratie, une chose positive ?
-Bien sûr ! Et sans copyright surtout. N’importe qui peut l’imprimer et l’afficher même dans
sa chambre s’il le veut. Je n’irai pas lui intenter un procès.
-Et que penses-tu du rôle de Facebook ou des réseaux sociaux pour ce qui est de la
Révolution ou de la politique actuellement ? Ou même de la société égyptienne ?
-Moi j’ai l’impression que c’est la colonne vertébrale de la mise en relation dans le monde
entier. On ne peut plus s’en passer. C’est l’origine de tout ce qu’il y a de bien et de
tout…euh…je sais pas quoi dire.
Parce que les débuts de Facebook…en fait, par exemple, s’il te manque un doigt à la main,
ok ? Tu trouveras un groupe qui s’appelle « Des gens qui n’ont que 4 doigts » ou « Groupe
de protection des personnes n’ayant que 4 doigts », donc Facebook a cette puissance depuis
le jour où ça a commencé. Tu vois ce que je veux dire ? Mais sa puissance, je peux pas en
parler plus que ce que l’on sait déjà là-dessus.
-Une dernière question à propose de ta page
-Oui bien sûr, la Facebook ou l’autre [FlickR] ?
-Non, la Facebook, tu postes souvent des photos sans y ajouter de texte autour, d’une
photo et c’est tout
-Oui, c’est vrai !
-Pourquoi ?
-De nombreuses personnes ont été gênées…
-Par exemple, quand je vais sur la page Nous sommes tous Khaled Saïd, tu trouveras
toujours un texte qui guide ta lecture. Parce qu’il cite des photos pour appuyer son avis
et sa ligne éditoriale. Toi, tu postes juste une photo et rien d’autre.
-C’est pas juste une marchandise. Puis ça a embêté beaucoup de gens que je ne mettais pas
les adresses des photos, parce que ces photos ne sont pas faites pour …euh…un milieu qui a
une caméra Nikon ou une caméra Canon et qui veut la photographier, tu vois ? C’est plus
fait pour le piéton normal, parfois même sous un pont. Si tu fais attention, au début j’étais
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very high exposure, je mettais ça dans un endroit où beaucoup de monde pouvait la voir,
dans un endroit connu à Zamalek, maintenant je la mets dans des lieux sales ou dégueulasses
mais l’homme qui habite ce quartier va la voir. Donc là c’est pour eux, pas pour les autres.
Sans compter qu’il y a de très nombreux photographes qui vont aller prendre ces photos
pour en faire un livre, en faire de l’argent et ne rende rien, laisse tomber moi peu importe,
mais ils ne rendent rien à la société artistique ou aux street artistes. Moi, à une période
j’empruntais 5 livres [environ 60 centimes d’euros] pour m’acheter une bombe de spray, tu
vois ce que je veux dire ? Et y a des gens comme ça encore aujourd’hui. Moi, Dieu merci, je
ne suis plus comme ça mais à une étape je l’étais, je cherchais 5 livres pour
m’approvisionner en bombes parce qu’y a aucun soutien de quiconque, aucun soutien dans
le milieu artistique qui est relié au graffiti ou fait du graffiti et ça c’est une chose dont je suis
responsable et que je peux cesser en les empêchant de connaître où est la location. Tu veux
quelque chose de moi, tu me demandes la permission soit je te la donne soit je te la vends
tout dépend de ce que tu fais, tu vois ce que je veux dire ? C’est pour ça que je m’intéresse
toujours à qui tu es, un journaliste, un journaliste d’où, la ligne éditoriale de ton média, leur
policy, où va l’argent, d’où vient l’argent, etc.
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La médiation socionumérique du street artivisme en Egypte (2010-2013) et sa
contribution à l’émergence d’un public politique : approche sémiotique d’une
expérience esthétique révolutionnaire.
Résumé :
La transgression discursive que constitue le street art peut s’exprimer dans divers espaces. Si les œuvres
apparaissent tout d’abord dans la rue, leurs reprises sur les réseaux socionumériques leur octroient de nouvelles
spatialité et temporalité ; elles sont alors non seulement inscrites dans la durée, mais également intégrées dans
un nouvel « effet de sens ». Passant d’un mur urbain à un mur socionumérique, cet acte subversif engage à la
constitution d’une communauté autour d’une thématique ou un centre d’intérêt plus ou moins politisé.
L’Egypte voit le street art soudainement apparaître dans ses rues et se répandre comme une traînée de poudre
sur les réseaux socionumériques dès le soulèvement insurrectionnel de janvier-février 2011.
A partir de ce constat, il s’agit d’étudier la contribution de la médiation socionumérique du street art, prise en
charge par des communautés activistes, à un agir des collectifs politiques. Ce travail de thèse a pour principal
objectif de vérifier dans quelle mesure ces collectifs s’instituent en un public politique revendiquant la chute
d’un régime ainsi que la mise en place d’un pouvoir civil et démocratique. Une approche pragmatiste, associant
une « théorie de l’action » deweyienne à une sémiotique peircienne, est mise à l’œuvre afin d’observer les
actions d’un public. Celles-ci sont suscitées par des dispositifs médiatiques, dont les auteurs insèrent dans leur
discours des images street artivistes, générant des récits mythographiques victimaires et martyrologiques.
Descripteurs : Street art, Artivisme, Réseaux sociaux, Egypte, Révolution,
Pragmatisme, Sémiotique, Public (politique), Expérience esthétique.
The sociodigital mediation of street artivism in Egypt (2010-2013) and its
contribution to the rise of a political public: semiotic approach of an aesthetic
revolutionary experience.
Abstract:
The discursive transgression of street art can be expressed in various spaces. In the street for a first appearance,
but the coverings on the social networks give new spatiality and temporality to a work, they now inscribe it in
duration as well as in a new "effect of meaning". Moving from an urban wall to a sociodigital wall, subversion
commits to the constitution of a community around a thematic or a more or less politicized center of interest.
Egypt in 2010 sees street art suddenly appearing in its streets and spreading like wildfire on the sociodigital
networks from the insurrectional uprising of January-February 2011.
From this observation, it will be necessary to study the contribution of the social media mediation of street art,
taken over by activist communities, to incite political collectives to an action. This work of thesis will try to
verify to what extent these collectives are instituted in a political public demanding the fall of a political regime
as well as the establishment of a civil and democratic power. A pragmatist approach will combine a deweyian
"theory of action" with a Peircian semiotics in order to observe the actions of a political public. These are
aroused by media devices, which include street artivist images in their speeches, generating victimary and
martyrological mythographic narratives.
Keywords: Street art, Artivism, Social networks, Egypt,
Pragmatism, Semiotics, (Political) Public, Aesthetic experience.
UNIVERSITE SORBONNE NOUVELLE - PARIS 3
ED 267 – École Doctorale Arts et Médias
4, rue des Irlandais 75005 Paris
Revolution,