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La médiation socionumérique du street artivisme en Egypte (2010-2013) et sa contribution à l’émergence d’un public politique : approche sémiotique d’une expérience esthétique révolutionnaire Mohammad Abdel Hamid To cite this version: Mohammad Abdel Hamid. La médiation socionumérique du street artivisme en Egypte (2010-2013) et sa contribution à l’émergence d’un public politique : approche sémiotique d’une expérience esthétique révolutionnaire. Sciences de l’information et de la communication. Université Sorbonne Paris Cité, 2017. Français. ฀NNT : 2017USPCA024฀. ฀tel-01578116฀ HAL Id: tel-01578116 https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01578116 Submitted on 28 Aug 2017 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of scientific research documents, whether they are published or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. UNIVERSITE SORBONNE NOUVELLE - PARIS 3 ED 267 – École Doctorale Arts et Médias Laboratoire Communication, Information, Médias – EA 1484 ERCOMES : Equipe de Recherche sur la Constitution des Médias, des Evénements et des Savoirs Thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication Mohammad ABDEL HAMID La médiation socionumérique du street artivisme en Egypte (2010-2013) et sa contribution à l’émergence d’un public politique : Approche sémiotique d’une expérience esthétique révolutionnaire. Thèse dirigée par Jocelyne ARQUEMBOURG Présentée et soutenue le 26 janvier 2017 Jury : Mme. Sarah BEN NEFISSA, Sociologue, politologue - Chargée de recherches 1ère Classe à l’Institut de Recherche pour le Développement, HDR (Rapporteure) Mme. Jocelyne ARQUEMBOURG, Professeure en Science de l’information et de la communication (Directrice de thèse) M. Mathieu BRUGIDOU, Chercheur EDF R&D - Chercheur associé PACTE, HDR (Rapporteur) M. Christophe GENIN, Professeur en Sciences de l’art à l’Université de Paris 1 – Panthéon-Sorbonne M. Bruno-Nassim ABOUDRAR, Professeur en Sciences de l’art à l’Université de Paris III - Sorbonne Nouvelle (Président du jury). Résumé : La transgression discursive que constitue le street art peut s’exprimer dans divers espaces. Si les œuvres apparaissent tout d’abord dans la rue, leurs reprises sur les réseaux socionumériques leur octroient de nouvelles spatialité et temporalité ; elles sont alors non seulement inscrites dans la durée, mais également intégrées dans un nouvel « effet de sens ». Passant d’un mur urbain à un mur socionumérique, cet acte subversif engage à la constitution d’une communauté autour d’une thématique ou un centre d’intérêt plus ou moins politisé. L’Egypte voit le street art soudainement apparaître dans ses rues et se répandre comme une traînée de poudre sur les réseaux socionumériques dès le soulèvement insurrectionnel de janvier-février 2011. A partir de ce constat, il s’agit d’étudier la contribution de la médiation socionumérique du street art, prise en charge par des communautés activistes, à un agir des collectifs politiques. Ce travail de thèse a pour principal objectif de vérifier dans quelle mesure ces collectifs s’instituent en un public politique revendiquant la chute d’un régime ainsi que la mise en place d’un pouvoir civil et démocratique. Une approche pragmatiste, associant une « théorie de l’action » deweyienne à une sémiotique peircienne, est mise à l’œuvre afin d’observer les actions d’un public. Celles-ci sont suscitées par des dispositifs médiatiques, dont les auteurs insèrent dans leur discours des images street artivistes, générant des récits mythographiques victimaires et martyrologiques. Descripteurs : Street art, Artivisme, Réseaux sociaux, Egypte, Révolution, Pragmatisme, Sémiotique, Public (politique), Expérience esthétique. 2 Abstract: The discursive transgression of street art can be expressed in various spaces. In the street for a first appearance, but the coverings on the social networks give new spatiality and temporality to a work, they now inscribe it in duration as well as in a new "effect of meaning". Moving from an urban wall to a sociodigital wall, subversion commits to the constitution of a community around a thematic or a more or less politicized center of interest. Egypt in 2010 sees street art suddenly appearing in its streets and spreading like wildfire on the sociodigital networks from the insurrectional uprising of January-February 2011. From this observation, it will be necessary to study the contribution of the social media mediation of street art, taken over by activist communities, to incite political collectives to an action. This work of thesis will try to verify to what extent these collectives are instituted in a political public demanding the fall of a political regime as well as the establishment of a civil and democratic power. A pragmatist approach will combine a deweyian "theory of action" with a Peircian semiotics in order to observe the actions of a political public. These are aroused by media devices, which include street artivist images in their speeches, generating victimary and martyrological mythographic narratives. Keywords: Street art, Artivism, Social networks, Egypt, Revolution, Pragmatism, Semiotics, (Political) Public, Aesthetic experience. 3 A tous les êtres repoussés à nos frontières : celles et ceux qui tentent de fuir la misère, la guerre, la dictature, la discrimination… A toutes celles et ceux qui se sont vus ainsi retirés leur dignité humaine. « Et pour tous les sourires, toutes ces étincelles de joie qu'on voit chez nos petits, chez nos femmes, chez nos frères, chez nos parents, chez nos anciens, chez nos semblables, qu'on les connaisse ou non, qu'ils aient les mêmes papiers, les mêmes convictions, les mêmes aspirations que nous ou pas du tout, en l'honneur de tous ces sourires j'offre ces mots à ceux qui sauront les recevoir, un peu "comme un fou va jeter à la mer une bouteille vide et puis espère qu'on pourra lire à travers", à la Balavoine... » Jean-Yves Bourgain, Les années dingues. 4 Remerciements Tout naturellement, je ne peux que commencer par Jocelyne Arquembourg en lui exprimant toute ma gratitude pour sa patience sans limite, sa disponibilité, sa détermination, sa sollicitude et son soutien indéfectible. Son dévouement et son investissement m’ont permis de découvrir le monde de la recherche et l’univers de l’enseignement supérieur. Son penchant pour la conversation et son sourire à toute épreuve m’ont toujours stimulé intellectuellement. L’entente a été immédiate et perdure depuis sept ans, malgré les péripéties de la vie. Pour ces raisons, je ne la remercierai jamais assez. Si j’en suis là, c’est grâce à vous. Je remercie également les membres du jury pour le temps consacré et l’énergie employé à l’évaluation de ce travail de thèse ainsi que pour leur présence à la soutenance. Merci à Keizer de m’avoir accordé un entretien et à Ganzeer avec qui les échanges étaient davantage informelles. Tous les membres du personnel administratif et enseignant de l’institut de la communication et des médias de Paris 3 qui m’ont accueilli les bras ouverts tout au long de mes cinq merveilleuses années de vacations et d’ATER, vous êtes gravés dans ma mémoire. Une pensée particulière et émue à Cécile, toujours serviable et souriante, et Zaza, ma ronchonne préférée ; toutes les deux ont toujours su me remotiver par leur gaieté. Un grand merci à toutes les personnes qui ont croisé mon chemin et ont réussi à me donner goût à l’enseignement et à la recherche, en particulier : Marie-Dominique Popelard, Guy Lochard, Aurélie Jeantet, Emilie Roche, Yasmine Marcil, Michel Dufour, Julien Mésangeau, Laurence Corroy, Eric Maigret, Jamil Dakhlia, Marie-France Chambat-Houillon, Fabrice Buschini, François Jost… Aux membres du CIM, et de l’ERCOMES en particulier, sachez que je vous suis et vous resterai dévoué. A mes amis qui ont trouvé la bonne parole au bon moment, vous vous reconnaîtrez : Sarah, Lucile, Lama, Dima, Juliette, Clémence, Camila, Estera, Thierno, Mag, Ken, Didounet, Céline, Emma, Amro, Bandour, Hazem, Mostafa, Fafa, Loulou, Tarik… La vie est plus belle grâce à vous. Merci à mes amis de la coopérative Novaédia, et des associations Capitale Banlieue et Dans tes Rêves. Mes très chers relectrices et relecteur : Jocelyne, Jean, Mimi, Lucie, EmmaManue, Sophie, Mél et surtout Nat, qui m’a accompagné dans les moments les plus difficiles ; ce travail est le vôtre. Anne-Laure et Jean-Yves, la vie n’aurait pas la même saveur sans vous. Je vous aime. 5 Ma famille et mes amis en Egypte qui m’ont porté à bout de bras. Ma fratrie nombreuse et bruyante mais qui respire la vie. Rahma, ma traductrice disponible à tout moment, merci pour ton aide. Nour, Ali, Mimi, et la petite datte Ola. Et surtout mes nièces et neveux qui ont égayé mon quotidien de leur sourire radieux. Je vous porterai toujours dans mon cœur. Maman et papa, aucun mot ne saurait exprimer mes sentiments, à part : vous êtes la vie. 6 Table des matières Introduction générale ...................................................................... 11 La Révolution et le prisme médiatique. .............................................................................. 13 Le street art révolutionnaire. .............................................................................................. 15 Le pragmatisme comme grille de lecture. ........................................................................... 17 Première partie : Une approche pragmatiste située. ................... 19 Chapitre 1: Comment l’Egypte a basculé ? ......................................................................... 20 I. Dix-huit jours pour renverser Mohammad Hosni Moubarak. ............................................. 20 II. Une situation socio-économico-politique insoutenable. .................................................... 26 III. Une dictature de plus de soixante ans. ........................................................................... 31 IV. La colère prend forme. .................................................................................................... 40 Chapitre 2 : Du street art au street artivisme. .................................................................... 44 I. Origines, à la croisée du writing et du situationnisme. ....................................................... 44 II. Idéologie, renverser les contraintes. ................................................................................... 48 III. Le street artivisme, une « antidiscipline » en action. ...................................................... 54 IV. Migrations, la création de nouveaux espaces-temps...................................................... 55 Chapitre 3 : Les entités plurielles, communautés et collectifs. .......................................... 57 I. La « mêmeté » de la communauté...................................................................................... 57 II. Un engagement en ligne. .................................................................................................... 61 III. « Faire collectif ». ............................................................................................................ 66 IV. Emergence et « maintenance » du collectif. ................................................................... 69 Chapitre 4 : Le public chez Dewey, articulation entre une théorie de l’action et une théorie de l’expérience esthétique. ................................................................................... 74 I. Le pragmatisme, un concept fondé sur l’expérience. ......................................................... 74 7 II. L’enquête, la mission du public. .......................................................................................... 76 III. Le public, une association en reconstitution permanente. ............................................. 77 IV. L’expérience esthétique, une réponse au public et ses problèmes ? .............................. 85 Conclusion chapitre 3. ................................................................................................................. 92 Chapitre 5 : L’émergence et l’action d’un public politique au prisme de la sémiotique peircienne. .......................................................................................................................... 96 I. Définitions. .......................................................................................................................... 97 II. Une philosophie générale. ................................................................................................ 100 III. Icône, indice, symbole. .................................................................................................. 102 IV. La photographie et ses spécificités, tentative d’objectivation. ..................................... 105 V. De le performativité à l’action........................................................................................... 106 Seconde partie : Le street art inséré dans un dispositif socionumérique militant, empirie d’une expérience esthétique révolutionnaire. .............................................................................. 112 Chapitre 1 : Présentation du corpus. ................................................................................ 114 I. Nous sommes tous Khaled Saïd, corpus de référence. ..................................................... 116 II. Graffiti in Egypt, une collecte d’œuvres de street art en Egypte. ..................................... 124 III. MadGraffititiWeek, ou l’incitation à l’expérience artistique. ....................................... 126 IV. Keizer, le street artiste de la Révolution ? ..................................................................... 129 V. L’étendue du corpus. ......................................................................................................... 131 Chapitre 2 : Nous sommes tous Khaled Saïd, ou la religion du nom. ............................... 136 I. La présence permanente du martyr : Index, icône ou symbole ? ..................................... 140 II. Khaled, signe de ralliement. .............................................................................................. 144 III. Khaled est mort : le « Régime m’a tuer » !.................................................................... 152 IV. La Tunisie, un élément déclencheur d’une révolution ? ............................................... 160 V. Emotion et imagination. .................................................................................................... 163 Conclusion chapitre 1. ....................................................................................................... 165 Chapitre 3 : La Révolution continue. ................................................................................ 167 I. Une situation de communication évolutive : délimitation chronologique. ...................... 167 a. De nouveaux sous-corpora................................................................................................ 169 8 b. Le street art en Egypte : entre accessibilité numérique, invisibilité et visibilité publiques. 172 c. Ebauches de définitions .................................................................................................... 174 II. « Reterritorialisation » de la colère, Nous sommes tous Khaled Saïd s’engage à persister. 182 a. Les lendemains qui chantent. ........................................................................................ 182 b. Colère prolongée et décuplée. ...................................................................................... 187 c. « Sois avec la Révolution », appel à l’agrégation de nouveaux membres. ................... 202 d. Gare à la télévision. ....................................................................................................... 207 e. Le CSFA antirévolutionnaire. ......................................................................................... 210 f. La Révolution prime. ..................................................................................................... 213 III. Graffiti in Egypt, en quête de reconnaissance pour un mode de revendication. ......... 216 IV. Keizer met au défi les autorités ..................................................................................... 226 Conclusion chapitre 4. ....................................................................................................... 239 Chapitre 4 : « La deuxième révolution ». ......................................................................... 242 I. Nous sommes tous Khaled Saïd affiche les borgnes de Mohammad Mahmoud. Essaim d’une culture victimaire. ........................................................................................................... 247 II. Graffiti in Egypt, amorce d’un éloge de la martyrologie. .................................................. 260 III. Keizer, la Femme au front. ............................................................................................ 275 IV. MadGraffitiWeek « jusqu’à la chute du Régime ». ....................................................... 280 Conclusion chapitre 3. ....................................................................................................... 286 Chapitre 5 : La mythographie martyrologique au service de la « maintenance » du public. .......................................................................................................................................... 287 I. Nous sommes tous Khaled Saïd, « il était une fois un supporter… ». ............................... 290 II. Graffiti in Egypt, Gloire aux Ultras-martyrs. ...................................................................... 302 III. Keizer, les Ultras poignardés dans le dos par l’Intérieur. .............................................. 314 IV. MadGraffitiWeek, « Pas de Barrière » comme moyen de contournement. ................. 320 Conclusion chapitre 4. ....................................................................................................... 325 Chapitre 6 : La quête de l’homme providentiel, les publics politiques en crise ?............ 327 I. Nous sommes tous Khaled Saïd dans l’attente d’un président. ........................................ 331 II. Graffiti in Egypt, les élections aux « mains » de l’Ancien Régime. .................................... 342 III. Keizer, la crainte des Frères tout autant que de l’Ancien Régime. ............................... 354 IV. MadGraffitiWeek, l’action des spectateurs ou la communauté active......................... 360 9 Conclusion chapitre 5. ....................................................................................................... 369 Chapitre 7 : La chute des Frères, une victoire du public politique ou son avortement ? 371 I. Nous sommes tous Khaled Saïd, culture martyrologique pour contrer le pouvoir des Frères Musulmans. ............................................................................................................................... 377 II. Graffiti in Egypt, la lutte féministe et la mémoire des martyrs comme armes brandies contre le pouvoir des Frères Musulmans. ................................................................................. 396 III. Keizer à l’assaut des Frères Musulmans. ....................................................................... 406 IV. MadGraffitiWeek, la Révolution remise en question par le pouvoir islamique. ........... 419 Conclusion chapitre 6. ....................................................................................................... 422 Conclusion de la partie empirique.................................................................................... 425 Conclusion générale ....................................................................... 432 Mise en récit des événements : reflet du cheminement des entités plurielles. ............... 432 Le street artivisme, unification urbaine et ciment du public. ........................................... 435 Le Délitement du public. ................................................................................................... 437 La dictature : l’impossible émergence d’un public politique ?.......................................... 439 BIBLIOGRAPHIE ........................................................................ 442 ANNEXES ...................................................................................... 460 Annexe 1 : « A propos » de Nous sommes tous Khaled Saïd............................................ 460 Annexe 2 : « A propos » de Graffiti in Egypt. ................................................................... 463 Annexe 3 : « A propos » de Keizer. ................................................................................... 464 Annexe 4 : « A propos » de MadGraffitiWeek. ................................................................ 466 Annexe 5 : Entretien avec Keizer. ..................................................................................... 467 10 Introduction générale Le 11 février 2011, Omar Soleiman, vice-président égyptien, annonce la démission de Mohammmad Hosni Moubarak. 18 jours après le début des manifestations, le dictateur à la tête de l’Etat depuis trente ans renonce à son pouvoir sans limite. Nombreux sont ceux qui qualifient ce soulèvement de « Révolution 2.0 »1 ou de « Printemps arabe ». Nous ne souscrirons pas à ces deux appellations et parleront uniquement de « Révolution » égyptienne. Nous nous désolidarisons de ces dénominations car d’une part parmi les inférences d’un terme tel que « Révolution 2.0 » se trouve le rôle supposément capital des réseaux sociaux numériques2 et de la jeunesse égyptienne. Or, ces réseaux et cette frange de la population ne seraient certainement pas parvenus aux résultats escomptés s’ils n’avaient pas été soutenus par d’autres fractions de la population et le relais d’autres médias, les chaînes de télévision transnationales notamment. D’autre part, nous écarterons de notre terminologie le « printemps arabe » parce que ce terme journalistique ne peut recouvrer la réalité du terrain, à savoir que les révolutions « arabes » n’impliquent plus aucun panarabisme, totalement désuet mais facilitant certains schèmes de lecture géopolitique. Il y a bien entendu des interactions évidentes entre la Tunisie et l’Egypte, par exemple ; cependant le succès du soulèvement tunisien n’est en rien déterminant quant à l’issue du mouvement de protestation égyptien, nous le constatons avec les particularismes qui caractérisent les soulèvements libyens et syriens. L’implicite contagion qui sous-tend ce terme constitue une réduction de la réalité des faits bien plus complexe, le « monde arabe » n’étant pas une entité homogène. Pour ce qui est du terme « Révolution », les définitions d’Arendt semblent tout à fait pertinentes pour installer un cadre terminologique. « Dire l’événement »3, à l’instar de l’intitulé d’un ouvrage collectif paru en 2013, paraît indispensable à la construction de notre travail et pour ancrer celui-ci au cœur d’une problématique précise. Pour ce faire, le choix 1 AYARI Michaël Béchir, « Non, les révolutions tunisienne et égyptienne ne sont pas des « révolutions 2.0 » » in Mouvements des idées et des luttes, « Printemps arabes. Comprendre les révolutions en marche », n°66, La Découverte, 2011/2. 2 Que nous contracterons dorénavant comme ceci : « réseaux socionumériques ». 3 LONDEI Daniel, MOIRAND Sophie, REBOUL-TOURE Sandrine et REGGIANI Licia (éds), Dire l’événement, Langage mémoire société, Presses Sorbonne nouvelle, Paris, 2013. 11 d’un terme ainsi que la définition de ce dernier constitue une étape primordiale de l’introduction. Ainsi, « le rapport entre événement et langage est convoqué à travers la catégorisation nominale, non seulement par des sémanticiens, mais également par des philosophes (Badiou par exemple) et des sociologues, en particulier Quéré et Neveu, pour qui l’identification de l’événement « sous une description » (une émeute, une crise sanitaire, un conflit social) le rend analysable, l’explication et l’interprétation étant alors orientées par cette description, qui souvent emprunte au sens commun. »4 Ainsi, l’identification du terme « révolution » sera, dans le cadre de notre travail, traduit par la définition empruntée à Hannah Arendt : « Depuis les révolutions du XVIIIe siècle, chaque soulèvement important a eu en fait pour conséquence de faire apparaître les éléments d’une forme de gouvernement entièrement nouvelle, qui, en dehors de toute influence des théories révolutionnaires précédentes, procède du processus révolutionnaire lui-même, c’est-à-dire de l’expérience de l’action et de la volonté de ceux qui y participaient de prendre part, en conséquence, à la gestion ultérieure des affaires publiques. »5 En s’appuyant sur Carl Cohen, Hannah Arendt distingue nettement la désobéissance civile de la révolution de la manière qui suit : « Celui qui fait acte de désobéissance civile accepte les cadres de l’autorité établie et la légitimité d’ensemble du système juridique existant, alors que le révolutionnaire les rejette». »6 Nous adopterons ces définitions qui font de la révolution le résultat d’une action commune dans l’optique de gérer les « affaires publiques », en d’autres termes recouvrer la souveraineté de la population, ou d’une partie de celle-ci. Ce choix terminologique s’explique par sa proximité paradigmatique avec notre cadrage théorique pragmatiste et 4 LONDEI Daniel, MOIRAND Sophie, REBOUL-TOURE Sandrine et REGGIANI Licia, « Le sens de l’événement » in LONDEI Daniel, MOIRAND Sophie, REBOUL-TOURE Sandrine et REGGIANI Licia (éds), Dire l’événement, Langage mémoire société, Presses Sorbonne nouvelle, Paris, 2013, p. 16. C’est nous qui soulignons. 5 ARENDT Hannah, Du mensonge à la violence, Calmann-Lévy Pocket, coll. « Agora », Paris, 1972, p. 239. C’est nous qui soulignons. 6 Ibid., p. 78. 12 deweyien7 pour sa dimension active et sa propension à faire du « public » politique une entité qui veille à ses intérêts, l’Etat n’étant que le prolongement du public. Même si John Dewey postulait cet axiome en pensant à un contexte démocratique à renforcer, la gestion des affaires publiques par le public est capitale dans son raisonnement. A partir de ce choc, que constitue la démission de Moubarak, il nous semblait intéressant d’étudier la mobilisation qui a mené à cet acte inattendu quelques mois plus tôt. L’apparente émergence d’un public politique8, constitué au fil des événements, a suscité un vif intérêt quant à la conflictualité politique traditionnellement réservée à la sociologie des mouvements sociaux. L’apport des sciences de l’information et de la communication (SIC) éclaire sous un nouveau jour les enjeux médiatiques au cœur de la révolution égyptienne. S’inscrivant conjointement dans les SIC et en sémiotique, notre travail de thèse portera un regard vigilant à la contribution médiatique au sein du processus révolutionnaire. La Révolution et le prisme médiatique. Nous avons exprimé notre scepticisme à l’égard d’une expression telle que « Révolution 2.0 », il ne faut pas toutefois négliger le rôle des réseaux socionumériques dans le déclenchement de la Révolution9. Les réseaux socionumériques ont été un espace dans lequel l’étincelle s’est produite. Le constat de Sarah Ben Néfissa, politologue et spécialiste du Proche-Orient, remet en perspective la variété des actions, qui ne se réduisent pas à un militantisme numérique. En effet : « la diversité des répertoires de l’action collective, de leurs espaces et de leurs acteurs. Les coupures de routes, les émeutes dans les quartiers populaires et les actions violentes et sporadiques coexistent avec de longues mobilisations comme 7 DEWEY John, Le public et ses problèmes, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2010. L’un et l’autre inscrivent leur « théorie de l’action » dans la durée. 8 Au sens de Dewey, c’est-à-dire un public actif qui se constitue en vue de passer d’un stade du subir à l’agir. Cet appareillage théorique pragmatiste sera détaillé dans le cadre de la première partie. 9 Dorénavant, nous emploierons le terme « révolution » au sens d’Hannah Arendt. Nous lui administrerons une minuscule lorsqu’il s’agira de l’acception au sens large et une majuscule lorsque nous évoquerons le processus révolutionnaire égyptien qui démarre en 2010. La Révolution égyptienne consiste en un processus qui a démarré en 2010 et est toujours en cours présentement malgré le retour à la dictature militaire. Les rebondissements et péripéties caractérisent tout processus révolutionnaire, dont les retours en arrière bien souvent temporaires. 13 celle des fonctionnaires des impôts en 2008, des experts du ministère de la Justice en 2009. »10 Malgré cela, il semble clair que les réseaux socionumériques constituent une nouveauté dans le développement de la Révolution en Egypte. Cette innovation résulte du développement d’un activisme en ligne initiée au milieu des années 2000 et qui arrive à maturation en 2010. Les blogueurs et les cybermilitants ont commencé à agir au milieu des années 2000 et ont pleinement contribué à la « démonopolisation du champ médiatique »11 et à l’intégration de la sphère publique numérique au cœur des enjeux conflictuels entre le pouvoir et les opposants. Une transgression discursive socionumérique concurrence un appareil de surveillance numérique mis en place suite au développement de ces outils de communication. Ainsi, l’information et la communication en ligne deviennent des enjeux majeurs pour le pouvoir et les oppositions. Ces espaces sont investis par ces acteurs qui s’y affrontent. Un nouveau terrain social se trouve régi par des normes similaires à celles qui dominent dans d’autres sphères publiques. Cependant, les réseaux socionumériques et les blogs permettent aux activistes de s’organiser, de se dénombrer, de transmettre des informations en contournant la surveillance de l’Etat et de tenir un discours alternatif. La fonction révélatrice de la blogosphère et des réseaux socionumériques militants devient la raison d’être de ces espaces subversifs. Ces nouveaux espaces, engendrant de nouvelles temporalités, sont des objets d’étude passionnant pour tout chercheur en SIC. Mais à l’aune des innombrables travaux dédiés à cette question, à savoir l’influence du numérique sur un événement politique telle qu’une révolution, il nous est paru nécessaire de resserrer le sujet de notre recherche. A partir de là, un constat est venu « poindre » notre démarche lorsque nous avons réalisé que les murs des villes et les murs socionumériques ont été brusquement envahis par une nouvelle pratique artistique en Egypte, qui n’avait jusque-là qu’une visibilité publique très réduite : le street art. Constituant un simple chapitre au commencement de notre projet, à l’instar de ce qui 10 BEN NEFISSA Sarah, Introduction « Mobilisations et révolutions dans les pays de la Méditerranée arabe à l’heure de « l’hybridation » du politique (Egypte, Liban, Maroc, Tunisie) » in BEN NEFISSA Sarah et DESTREMAU Blandine (dir.), Protestations sociales, révolutions civiles. Transformations du politique dans la Méditerranée arabe, Armand Colin, coll. « Revue Tiers Monde », 2011, p. 9. 11 BEN NEFISSA Sarah, « Révolutions civiles : le basculement du politique. Ces 18 jours qui ont changé l’Egypte » in BEN NEFISSA Sarah et DESTREMAU Blandine (dir.), Protestations sociales, révolutions civiles. Transformations du politique dans la Méditerranée arabe, Armand Colin, coll. « Revue Tiers Monde », 2011, p. 235. 14 s’est produit en milieu urbain et socionumérique, le street art a rapidement conquis un espace qui ne lui était pas promis au cœur de notre projet initial. Le street art révolutionnaire. En effet, les rues des grandes villes égyptiennes ont été prises d’un tourbillon artistique sans précédent. La place Tahrir et la rue Mohammad Mahmoud ont concentré la majorité de la production artistique pour leur emplacement stratégique et transgressif, le ministère de l’Intérieur se situant dans ce quartier. Malgré ce foisonnement urbain, nous notons que des pages Facebook sont créées par des militants, des artistes ou des artivistes afin de consacrer un espace médiatique à cette pratique artistique qui prend de l’ampleur en Egypte et ce de manière exponentielle. D’autres pages Facebook, déjà existantes, s’imprègnent petit à petit de ce discours artistique et à teneur militante, créant ainsi une nouvelle modalité d’action. Dès lors, nous nous sommes demandés pour quelles raisons ces acteurs se saisissent de ce mode d’expression en lui donnant une visibilité au sein de leur dispositif discursif médiatique et se l’approprient. De même, pour quels motifs des artistes ou activistes fondent des pages socionumériques pour en faire un nouveau mur d’apparition pour le street art ? Ces interrogations ont étendu notre questionnement compte-tenu de notre approche sémiotique. La signification corrélée aux « effets de sens », et potentiellement à une action, nous incite à nous demander dans quelle mesure le street art contribue à la Révolution. Plus précisément, il s’agit d’étudier la médiation socionumérique du street artivisme – car le street art se développe en Egypte principalement grâce à sa part activiste et politique au sens large – et sa propension à unir un public politique. L’expérience révolutionnaire acquiert une dimension esthétique, grâce notamment au street art, et peut ainsi devenir un élément fédérateur pour l’émergence d’un public politique. Le street art et sa médiation socionumérique deviennent une sorte de plateforme d’expressivité au récit révolutionnaire qui se constitue en parallèle des événements qui surgissent. Nous adopterons donc dans cette optique une démarche chronologique et narrative qui nous permettra d’observer l’évolution du récit de la Révolution, reconfiguré rétrospectivement. Cependant, notre démarche ne sera pas linéaire, il ne sera nullement question de traiter les faits les uns après les autres mais les 15 uns à cause des autres ; l’enchaînement causal étant le lieu du « vraisemblable » selon Paul Ricoeur12. Au même titre qu’il a été indispensable de définir un terme tel que « révolution », il nous faut désormais définir l’acception de la « médiation » que nous solliciterons dans notre développement. Pour ce faire, nous conjuguerons diverses approches de la « médiation ». Premièrement, nous nous appuierons sur la définition de la « médiation culturelle » proposée par Bruno-Nassim Aboudrar et François Mairesse, dans le cadre d’un ouvrage paru en 2016, ayant pour titre La médiation culturelle13. Ils la résument ainsi : « On appelle « médiation culturelle » l'ensemble des actions qui visent, grâce à un intermédiaire – le médiateur –, à mettre en relation un individu ou un groupe avec une proposition culturelle ou artistique (œuvre d'art, exposition, concert, spectacle, etc.), afin d'en favoriser la connaissance et l'appréciation. La médiation culturelle apparaît le plus souvent comme une pratique spontanée, informelle, par laquelle un amateur, familier d'une expression artistique, en facilite l'accès à des proches : parents, amis, voire élèves dans un cadre scolaire. »14 Pour ce qui est de notre cas d’étude, la médiation que nous aborderons ne se limitera pas uniquement à l’aspect culturel. Il ne s’agit pas seulement pour les médiateurs de promouvoir une pratique artistique. De plus, même s’ils le font en partie, celle-ci ne se limite pas à un cercle réduit de connaissances mais se fait dans un cadre de relations à distance. En effet, ces acteurs sociaux s’imprègnent du street art afin d’ajouter une dimension esthétique à leur discours, d’étayer leurs propos en les embellissant, et faire du street art(ivisme) un moyen d’expressivité permettant de générer des récits communs. A cet effet, nous ajouterons une dimension médiatique à la définition culturelle, que nous préservons précieusement, de la médiation. L’apport de Laurence Kaufmann est à cet égard particulièrement enrichissant puisqu’elle assigne aux médias, en tant que lieu de « médiations sociales », le rôle suivant : 12 RICOEUR Paul, Temps et récit 1, L’intrigue et le récit historique, Seuil, « Essais », 1983, p. 85. ABOUDRAR Bruno-Nassim et MAIRESSE François, La médiation culturelle, PUF, coll. « Que sais-je ? », Paris, 2016. 14 Ibid. 13 16 « le travail anthropologique qui consiste à lier les individus entre eux dans une culture et des significations transversales qui font office de dénominateur commun »15. C’est donc le paramètre « liant » de la médiation qui nous intéressera en premier lieu. Transmettre une information de nature promotionnelle au sujet d’un objet culturel et/ou artistique n’a pas pour seul objectif de lui donner de la visibilité mais de créer une idée communément admise permettant à un public de se fédérer autour d’un discours. La médiation socionumérique à laquelle nous nous intéressons sera donc soumise à cette logique de la médiation culturelle comme outil fédérateur créant un « dénominateur commun » entre des individus s’instituant ainsi en public médiatique. Il s’agira donc d’observer comment la médiation socionumérique du street art, qui est surtout publicisé pour sa dimension artiviste dans le cas étudié, peut créer des récits dans l’optique de « réunir » des publics en un public politique, censé veiller à ses intérêts. Nous verrons donc dans quelle mesure ce processus donne naissance à une expérience esthétique révolutionnaire visant, en définitive, à faire émerger un public. L’émergence, la maintenance et la déliquescence de celui-ci seront étudiées tout au long de notre analyse. S’intéresser à la médiation socionumérique du street art(ivisme) nous force à prendre quelques précautions quant à l’objet étudié. Il ne sera nullement question de travailler sur des œuvres in situ mais bien post et ex situ. Celles-ci sont désormais prises en charge par un média et un contexte nouveaux ce qui donne pour résultat une nouvelle situation de communication. Celle-ci produit de nouvelles significations ainsi que de nouvelles « actions » du signe. Les situations étudiées sont donc caractérisées par leur instabilité et par une forte porosité. L’hybridité et la nouveauté qui caractérisent notre objet de recherche représentaient pour nous un renouveau particulièrement stimulant au niveau scientifique. Le pragmatisme comme grille de lecture. Pour tenter d’apporter des réponses à nos questionnements, nous opterons pour la mise en place d’un cadrage théorique en premier lieu afin de définir notre ancrage disciplinaire. En 15 KAUFMANN Laurence, « La société de déférence. Médias, médiations et communication », Réseaux 2008/2 (n° 148-149), p. 82. 17 second lieu, nous exploiterons cet appareillage théorique et méthodologique afin d’analyser notre corpus en suivant la trame du récit configuré par les révolutionnaires. Au sein de la première partie, il s’agira de présenter la situation de communication, à savoir de contextualiser en proposant une brève histoire contemporaine de l’Egypte. Celle-ci sera uniquement consacrée à la dictature militaire, c’est-à-dire les soixante années qui séparent le renversement de la monarchie en 1952 au début des manifestations en 2011. Ce premier chapitre sera suivi d’une proposition de définition du street art, ainsi que l’idéologie qui l’anime. Une fois la situation fixée, nous nous emploierons à présenter notre ancrage disciplinaire, à savoir le courant de pensée pragmatiste. Des précisions seront néanmoins nécessaires quant à notre emploi des termes suivants : « communauté », « collectif » et « public ». Notre problématique portant sur le « public », au sens deweyien, nous détaillerons l’articulation de la théorie de l’action et de la pensée-signe peircienne. Enfin, dans une seconde partie empirique nous analyserons notre corpus après l’avoir présenté dans un premier chapitre. Par la suite, nous adopterons une approche chronologique afin d’examiner l’évolution du street art et de sa contribution au sein des dispositifs discursifs, que nous nous proposons d’étudier, ainsi que l’évolution de la figure du public au prisme des événements majeurs du processus révolutionnaire. Parmi les trois périodes qui composent notre délimitation chronologique (juin 2010 – juillet 2013), – à savoir la période anti-Moubarak, suivie d’une phase anti-CSFA (Conseil Suprême des forces armées), et se terminant par une année assez mouvementée où la lutte s’est affermie et cristallisée autour du pouvoir des Frères musulmans – six chapitres rendront compte de l’évolution du récit révolutionnaire et examineront l’articulation entre les différentes entités plurielles (communauté, collectif et public). Au gré des événements, nous porterons une attention particulière aux apports du street art à la mythographie victimaire et martyrologique du récit révolutionnaire, aux campagnes activistes successives et la part que prennent tous ces discours dans l’expérience esthétique révolutionnaire. 18 Première partie : Une approche pragmatiste située. 19 Chapitre 1: Comment l’Egypte a basculé ? « If you don’t stand for something you will fall for anything », Malcolm X. I. Dix-huit jours pour renverser Mohammad Hosni Moubarak. Le 14 janvier 2011, dans les rues de Tunis, des scènes de liesse inédites envahissent les écrans de télévision. Ben Ali s’enfuit par voie aérienne vers l’Arabie Saoudite. La révolution a eu raison d’un dictateur au pouvoir depuis vingt-trois ans. Soudain, le monde se met à espérer ou, pour certains, à s’inquiéter d’un mouvement de protestation qui pourrait s’étendre aux pays voisins. Ben Ali n’étant en rien supérieur à Moubarak, Kadhafi et autres dictateurs, des populations entières vivant sous les oppressions policière et militaire voient « un mur de peur » s’écrouler devant leurs yeux et se disent alors : pourquoi pas nous ? L’Egypte hérite, sans l’ombre d’un doute, de ce mouvement insurrectionnel et voit en celuici une lueur d’espoir. La situation géostratégique du pays complique la tâche. Pourtant, des activistes décident de tenter leur chance à leur tour. Une campagne d’appel à la manifestation connaît un certain succès sur l’Internet. Il faut descendre dans la rue le vingtcinq janvier 2011, jour férié en Egypte. Cette date étant hautement symbolique, c’est le jour de la police nationale qui est célébrée pour son soulèvement en 1952 contre le colonisateur britannique. D’où le choix d’un tel jour, en 2011, il n’y a plus de colonisateur mais un dictateur qui occupe le pouvoir ou plutôt se l’accapare sans fondement démocratique. L’Internet, lieu de l’étincelle : souvent, la révolution égyptienne a été qualifiée de « Révolution 2.0 », nous n’adopterons pas cette appellation très réductrice par rapport à ce qui s’est réellement déroulé. Les réseaux socionumériques sont considérés comme le lieu où s’est déclenché l’étincelle, mais l’alpha et l’oméga de la Révolution, certainement pas. C’est une question de relais ; le « jour de rage », comme il a été appelé par ses instigateurs du web, 20 ne fera des émules que grâce à sa couverture médiatique télévisuelle. En effet, les chaînes satellitaires transnationales montreront ce fameux 25 janvier 2011, des dizaines de milliers (environ cinquante mille au Caire et autant à Alexandrie) de personnes arrivées jusqu’à la place Tahrir (littéralement : place de la libération) ; à partir de là, un effet boule de neige viendra grossir les effectifs des protestataires. Un autre fait, hormis l’aboutissement tunisien, explique aussi cette rage qui paraît au grand jour dans les rues des villes égyptiennes. Cette explication porte un nom : Khaled Saïd. La Tunisie a eu son Bouazizi, l’Egypte a eu son Khaled Saïd. Jeune alexandrin tué par deux indicateurs de police dans la soirée devant un certain nombre de témoins. La scène a lieu le 6 juin 2010, Khaled s’installe dans un cybercafé où il a ses habitudes lorsque deux indicateurs de police (moukhbereen, littéralement ceux qui vont en quête de l’information) font irruption et commencent à aborder violemment le jeune homme. Le propriétaire intervient et leur demande de sortir, il ne veut pas de problème au sein de son établissement. Sans plus attendre, juste devant la porte du cybercafé, les deux bourreaux se mettent à rouer de coups Khaled devant une petite foule qui s’amasse. Le jeune égyptien meurt sous les coups. Son crime : avoir posté une vidéo sur Youtube révélant le partage d’une saisie douanière entre officiers de police. Le souci est que l’objet du partage se trouve être des cigarettes, de l’argent mais aussi de la drogue. La vidéo circule sur l’Internet et les réseaux socionumériques en particulier mais aucune occurrence significative ne vient perturber l’agenda des médias dits traditionnels. Cependant, Khaled sera bel et bien assassiné par le régime et devient rapidement, grâce à la création quasiment immédiate, quatre jours plus tard, d’une page Facebook : Nous sommes tous Khaled Saïd, le symbole de l’oppression policière et d’une jeunesse meurtrie par un régime qui n’en a que faire de son existence. Il faudra tout de même patienter jusqu’au « précédent tunisien »1 pour que la page qui lui est consacrée voit le nombre de visiteurs s’envoler. Par ailleurs, c’est bien là que se situe « l’avantage principal de Facebook » à savoir « de compter et d’évaluer le nombre de personnes prêtes à prendre des risques. » Tewfik Aclimandos accrédite le rôle de l’Internet en le qualifiant d’« étincelle dans 1 BEN NEFISSA Sarah et DESTREMAU Blandine (dir.), « Protestations sociales, révolutions civiles. Transformations du politique dans la Méditerranée arabe », Revue Tiers-Monde, Hors-série n°2, Armand Colin, 2011, p. 218. 21 l’organisation des manifestations » 2 en soulignant l’importance cruciale des chaînes satellitaires. La campagne appelant à descendre dans la rue le vingt-cinq est notamment orchestrée par le groupe Nous sommes tous Khaled Saïd, le 6-avril, Kefaya (ça suffit) ainsi que la blogosphère activiste. Parmi eux, se trouve Asmaa Mahfouz qui publie plusieurs vidéos sur Youtube pour encourager à manifester, dont une3 la veille qui a fait vibrer pas mal d’Egyptiens. A noter, qu’un tel courage montré par une femme a son importance dans un pays aussi machiste et patriarcal que l’Egypte. Ses paroles ont certainement convaincu quelques indécis à descendre dans la rue pour exprimer leur colère. Le vingt-cinq, des milliers de manifestants déferlent dans les rues des grandes villes égyptiennes, partant d’une multitude d’endroits, empruntant des petites artères pour contourner les cordons de police et se regrouper sur la place principale de la ville. Seulement, la confrontation avec les services d’ordre dissuadent les manifestants et la plupart rentrent chez eux. Ils souhaitent néanmoins profiter de cet enthousiasme rare pour renouveler l’expérience le vendredi 28. L’Egypte est à craindre essentiellement après la prière du vendredi. Et cela, les manifestants ainsi que le régime le savent fort bien. Un facteur capital va renforcer le mouvement, le 25 les protestataires se font violenter par la police, cela dit les médias égyptiens n’y accordent aucune attention. Pendant ce temps-là, la très grande majorité des Egyptiens assistent à cette violence sur leur poste de télévision grâce à Al-Arabia, Al-Jazeera, BBC, France 24 entre autres. Trois jours d’affrontements préparent ainsi un terrain propice pour la grande manifestation du vendredi 28. A ce moment, les manifestants se comptent par centaines de milliers et la colère ne fait qu’augmenter. Le régime ne baisse pas la garde, loin de là. Les affrontements vont être rudes quant à l’occupation de la place Tahrir. Suite à une violente confrontation de plusieurs heures, la place Tahrir est conquise, la police se retire et abdique sur ordre du ministère de l’Intérieur. Pire, elle disparaît totalement du pays. C’est l’Armée qui fait alors son apparition dans les grandes villes égyptiennes pour maintenir l’ordre. Tout a basculé en quelques ACLIMANDOS Tewfik (Entretien) in Centre d’Analyse et de Prévision des Risques Internationaux, MoyenOrient. Géopolitique, géoéconomie, géostratégie et sociétés du monde arabo-musulman, « Révolutions, le réveil du monde arabe », n°10, Paris, avril-juin 2011, p. 34. 3 « La vidéo pour laquelle Khaled Saïd a été tué », Youtube, Asmaa MAHFOUZ, 11 juin 2010. https://www.youtube.com/watch?v=35t58GFfMbo&lr=1, dernière consultation le 21 mars 2016. 2 22 heures. La direction ne voulait rien entendre jusque-là, cependant elle a été obligée de se rendre à l’évidence et de faire face à la révolution naissante. Mais le régime a surtout décidé de retirer la police des rues égyptiennes dans une optique bien précise : faire régner un sentiment de chaos dans le pays. La police disparaît, l’Armée prend en main la situation, un couvre-feu est mis en place, l’Internet est coupé et surtout des prisonniers de droit commun sont relâchés des centres de détention. Tout cela ayant une visée très claire, le pouvoir transmet un message net, sur lequel il a toujours joué depuis des décennies à chaque fois qu’il a été en difficulté. C’est la corde sensible qui a maintenu l’Egypte sous la houlette de la dictature : l’insécurité. Il « s’agissait de rappeler aux Egyptiens que le prix de leur sécurité, c’est leur indignité et leur soumission. Soumettezvous si vous voulez vivre dans la sécurité ! »4 Les Egyptiens ont cherché la révolte et l’insurrection, à eux d’assumer le chaos qui va en découler, voilà en somme ce que veut communiquer le gouvernement aux indécis qui ne penchent encore ni d’un côté ni de l’autre. Sauf que face à l’insécurité, le pouvoir ne soupçonnait pas la réaction solidaire des citoyens. Pour faire face au désordre et à la menace des criminels qui sévissent un peu partout dans le pays, ce qui était très relayé par les médias officiels et publics, des jeunes commencent à s’organiser pour mettre sur pied des comités de quartier, s’inspirant du précédent tunisien. Le pouvoir estime avoir tout de même bien réagi étant donné qu’il souhaitait voir les citoyens rester chez eux pour protéger leurs biens afin de ne pas enrichir les effectifs place Tahrir. Seulement, les jeunes trouvent un stratagème de roulement. Pour un jeune qui reste dans son quartier, pour s’occuper de la surveillance, un s’en va manifester et le lendemain les rôles sont inversés. Ce qu’il faut souligner c’est qu’au lieu de désorganiser le mouvement révolutionnaire, le gouvernement l’a renforcé en lui donnant des raisons pour se réunir. Une sorte de chantage qui a abouti au constat de l’échec d’une régulation par la peur, comme dirait l’historien Pierre Vermeren 4 BEN NEFISSA Sarah, « Révolutions civiles : le basculement du politique. Ces 18 jours qui ont changé l’Egypte » in BEN NEFISSA Sarah et DESTREMAU Blandine (dir.), « Protestations sociales, révolutions civiles. Transformations du politique dans la Méditerranée arabe », Revue Tiers-Monde, Hors-série n°2, Armand Colin, 2011, p. 234. 23 cité par Tewfik Aclimandos5, une politique qui ne tenait plus sa place en Egypte après le 25 janvier. Ceci dit, le pouvoir n’a absolument pas abandonné la confrontation à ce moment-là. Moubarak prend une décision importante, celle de s’exprimer à la télévision. Il interpelle l’« Egyptien moyen » et joue sur le registre des sentiments en s’emportant dans une envolée lyrique mémorable et fort bien maîtrisée. L’Egyptien serait trop affectif dans l’imaginaire collectif arabe, et Moubarak et son régime l’ont maintes et maintes fois répété et s’en sont convaincus eux-mêmes avec force. Alors le président décide de lâcher un peu de lest, il ne se représentera pas aux prochaines élections présidentielles de septembre 2011 et engage un « dialogue national » en nommant un vice-président, chose à laquelle il s’était toujours refusé de souscrire. Il aidera donc à la transition démocratique du pays, il a écouté le peuple – oui « je vous ai entendu », à l’instar de Ben Ali, la même erreur se réitère à deux semaines d’intervalle. Il colore son discours de sentiments et de patriotisme en employant de grandes paroles, s’adressant à un « grand et merveilleux peuple » qui ne peut que le comprendre et s’associer à son malaise et son désarroi face à une telle situation. Moubarak est né sur ce sol, a fait plusieurs guerres pour la survie de la patrie (d’ailleurs il s’est toujours fait passer pour LE héros de 1973), et désire mourir sur la terre de ses ancêtres et de son pays tant chéri. Et ce soir-là, des doutes émergent, des vidéos circulent de la place Tahrir où d’âpres débats prennent place, certains veulent rentrer chez eux et mettre un terme à tout cela, le mouvement aurait ainsi atteint ses objectifs. D’autres jugent hypocrite le discours de Moubarak et sont persuadés que rien ne changera. Pendant ce temps, une campagne proMoubarak est créée de toute pièce, la télévision nationale mène une campagne de réhabilitation pour le président. Pléthore de comédiens, de sportifs et d’artistes en tous genres appellent en direct ou descendent dans des manifestations orchestrées par le gouvernement pour témoigner de leur soutien à un président âgé qu’il serait inhumain de malmener de la sorte alors qu’il ne lui resterait que quelques jours à vivre. Mais cette position ne tiendra pas bien longtemps, le 2 février une réaction violente du pouvoir va donner raison à ceux qui voulaient continuer le mouvement et refuser d’écouter les paroles de Moubarak. L’image effroyable de personnes, munis d’armes blanches, à dos de chevaux et de chameaux qui s’attaquent aux manifestants place Tahrir va achever d’écorcher et de ACLIMANDOS Tewfik (Entretien) in Centre d’Analyse et de Prévision des Risques Internationaux, MoyenOrient. Géopolitique, géoéconomie, géostratégie et sociétés du monde arabo-musulman, « Révolutions, le réveil du monde arabe », n°10, Paris, avril-juin 2011, p. 35 5 24 détruire l’image parfaitement policée du président. Ce fut l’erreur impardonnable. Désormais, rares sont ceux qui seront à son écoute. Un point de non-retour a été atteint à ce moment précis, sur la place Tahrir plus rien n’est négociable : c’est la chute du régime ou la mort. Moubarak tente alors une dernière manœuvre de séduction à l’égard de la jeunesse égyptienne. Il leur envoie par exemple le 4 février le ministre de la Défense jusqu’à la place Tahrir, sachant que l’Armée est assez appréciée par les Egyptiens, la visite se passe sans accrochage, mais rien ne change. Le maréchal Mohammad Hussein Tantawi est allé rassurer les militaires sur place et a fait un discours neutre, il ne s’est en rien engagé du côté des manifestants et en même temps ne lâche pas prise quant à la position du président. En somme, sa visite reste lettre morte, elle ne fait aucun effet sur la Place, mis à part de se montrer dans certains médias et prouver que le gouvernement négocie avec les manifestants. Malgré tout, Moubarak perd la bataille dans le champ médiatique : « Son discours du 1er février où il a annoncé qu’il ne se présentait pas aux élections présidentielles prévues pour le dernier trimestre de 2011 a retourné à son avantage une partie de l’opinion publique interne. Mais le lendemain, l’attaque des manifestants de la Place Tahrir par les mercenaires du régime sur des chevaux et des chameaux a produit sur l’opinion internationale et nationale l’effet inverse. Et c’est surtout l’interview bouleversante, le 7 février 2011, sur la chaîne privée Dream 2, de Waël Ghonim qui a parachevé la conquête de la bataille médiatique par les insurgés. Ce jeune cadre de Google au Moyen Orient, artisan de la mobilisation sur Facebook, avait été arrêté par la police dès le début du soulèvement. Relâché après douze jours au secret, il a fondu en larmes sur le plateau en découvrant le nombre de victimes. Le lendemain même, le nombre des manifestants avait quasiment doublé, alors qu’une partie d’entre eux était quelques jours auparavant dans les manifestations pro-Moubarak. »6 Wael Ghonim fut ainsi l’un des derniers déclencheurs pour le maintien du soulèvement. Ses larmes sur un plateau de télévision jusque-là acquis à la cause de Moubarak ont bouleversé le rapport de forces de manière définitive. Le créateur de la page Nous sommes tous Khaled Saïd, qui était resté jusqu’alors un parfait anonyme, est soudainement devenu un des 6 BEN NEFISSA Sarah, « Révolutions civiles : le basculement du politique. Ces 18 jours qui ont changé l’Egypte » in BEN NEFISSA Sarah et DESTREMAU Blandine (dir.), op. cit., p. 232. 25 symboles de la Révolution, depuis son arrestation pour avoir incité à la rébellion et au renversement du Régime, l’une des accusations les plus répréhensibles pour le régime autoritaire égyptien. Ainsi le 11 février 2011 à 18 heures précises et après le décès de plus de huit cents personnes, le vice-président Omar Souleiman annone la démission de Moubarak, au moment où les manifestants s’y attendent le moins. La veille, Moubarak avait repris la parole dans un discours à la nation pendant lequel tout le monde s’attendait à l’annonce de son départ mais, à la surprise générale, il annonçait encore une fois qu’il voulait décéder sur le sol de sa patrie pour laquelle il a versé son sang, s’est sacrifié, et lui est toujours resté fidèle. Ajoutant même que seule l’Histoire pouvait le juger. Et brusquement le lendemain, pendant la première prière du soir (al-maghreb [le coucher du soleil]) – preuve que personne ne s’attendait à une annonce de cette importance, une large frange des révolutionnaires priaient alors qu’ils savaient qu’un discours était programmé – l’allocution du vice-président commence. Contre toute attente, ce discours fut le dénouement de dix-huit jours de souffrance et de sacrifice, mais aussi de joies, de scènes de liesse, de communion entre gens de toutes conditions sociales, entre musulmans et chrétiens, entre jeunes et personnes plus âgées... II. Une situation socio-économico-politique insoutenable. Quelques chiffres nous permettront d’avoir une idée plus juste de la situation socioéconomique égyptienne. « En 2007, 32 % de la population était totalement illettrée (42 % des femmes), 40 % des Egyptiens vivaient à la limite ou en dessous du seuil international de pauvreté, et le PNB par tête (à pouvoir d’achat égal) équivalait à la moitié de celui de la Turquie et à 45 % de celui de l’Afrique du Sud. »7 7 OSMAN Tarek, Révolutions égyptiennes, de Nasser à la chute de Moubarak, Les belles lettres, coll. « Le bruit du monde », Paris, 2011, p. 14 26 En effet, l’Egypte a connu une période de paupérisation sans précédent au cours de la période Moubarak. Et le chômage n’est pas en reste. « Le chômage augmentait, avec un taux effectif de 18 à 21 % pour les 24-54 ans, soit le cœur de la population active. Le logement devenait un véritable défi social, rendant le mariage plus difficile pour les jeunes »8, et la vie ne fait que se compliquer de plus en plus. « L’inflation, à deux chiffres pendant la moitié des années 1990 et 2000, fit décliner le niveau de vie des pauvres et d’une bonne partie de la classe moyenne. Le Programme alimentaire mondial estima que le coût de la vie pour un foyer égyptien moyen avait augmenté de plus de 75 % entre le milieu des années 1990 et milieu des années 2000. La hausse du prix du pain et des aliments de base entraîna de violents affrontements dans les longues files d’attente devant les points de distribution de pain subventionnés par l’Etat ; en 2008, l’un de ces incidents fit au moins dix morts. »9 La bourse de l’Egyptien est petit à petit atrophiée depuis plus de dix ans ; et 2008 est un tournant dans la misère qui règne dans le pays. Les « émeutes du pain », qui ont fait plusieurs morts, ont scandalisé en interne et à l’international. Un pic a été ainsi atteint, les denrées alimentaires de première nécessité accessibles normalement aux plus démunis ne le sont plus tellement. La grogne monte. Le gouvernement joue toujours sur la sécurité garantie aux citoyens mais ceux-ci commencent à ouvrir les yeux sur les raisons de l’inflation que ne peut supporter la majorité des Egyptiens. Le vrai problème n’est pas tellement la pauvreté en tant que telle, mais l’écart qui se creuse entre une certaine partie de la population qui détient une large part des richesses du pays et une majorité de citoyens qui bataille quotidiennement pour se nourrir. Au point que le trafic d’organes ou encore les mariages forcés deviennent une pratique courante dans certains milieux. Le Golfe arabique a toujours trouvé un vivier sans fin en Egypte, et en Afrique du Nord, d’épouses potentielles dont l’acquisition se fait pour quelques centaines d’euros. La classe moyenne est en train de se volatiliser petit à petit. Le fonctionnaire ne peut plus subvenir à ses besoins, il se trouve souvent obligé de faire des petits boulots pour s’en sortir. Le salaire d’un fonctionnaire ne pouvant répondre à ses 8 9 Ibid., p. 116. Ibid., p. 117. 27 besoins, encore moins à ceux de toute une famille, par conséquent la corruption se généralise dans les institutions publiques. Ceci dit, là ne réside pas la seule raison du mécontentement et de la fronde qui commence à se faire entendre au milieu des années 2000. Ted Gurr10, dans sa théorie de la privation relative, postule que ce n’est pas le manque seul qui pousse à la mobilisation mais bien la perception des différences avec autrui (dans l’espace ou dans le temps) qui génère une forme de frustration et ainsi l’envie d’agir. Ce qui révolte par conséquent les Egyptiens, en tout premier lieu, c’est de voir se concentrer les richesses du pays entre les mains d’une infime minorité. « Plus de 40 % de la richesse du pays (avoir réels et semiliquides) étaient contrôlés par 5 % de la population. Les dix premières entreprises cotées à la bourse du Caire, où l’on trouvait plus de 45 % de la capitalisation totale du marché, étaient contrôlés par moins de vingt familles. »11 Les Egyptiens voient les plus aisés délaisser le centre du Caire, ou des grandes villes, pour aller occuper des compounds ultra-protégés aux périphéries de la ville où les superficies des maisons, voire des palais, étaient jusqu’alors inconcevables. « Le Caire s’est métamorphosée en une ville […] où des quartiers d’une splendeur insolente se situent à quelques minutes des taudis les plus sordides. »12 Cette division de plus en plus nette entre une très grande majorité de citoyens, une minorité de privilégiés et une classe moyenne qui tend à disparaître ne rend pas le bilan de Moubarak très reluisant. Celui-ci comptait sur la police pour le maintenir au pouvoir alors que ses prédécesseurs s’appuyaient sur l’institution dont ils sont issus : l’Armée. Ceci explique en partie le succès de la Révolution, Moubarak s’était mis à dos l’Armée en comptant sur l’Intérieur mais celle-ci s’est révélée moins efficace que prévue. Les causes de cette rupture se résument essentiellement en la personne de Gamal Moubarak : 10 « The potential for collective violence varies strongly with the intensity and scope of relative deprivation among members of a collectivity. » GURR Ted Robert, Why Men Rebel, Princeton University Press, Princeton, 1970, p. 24. 11 OSMAN Tarek, Révolutions égyptiennes, de Nasser à la chute de Moubarak, Les belles lettres, coll. « Le bruit du monde », Paris, 2011, p. 105. 12 Ibid., p. 124. 28 « C’est au début de l’année 2010 que le désaccord de l’armée avec le projet de succession héréditaire de Gamal Moubarak est apparu clairement. Hosni Moubarak avait ainsi rompu avec ce pacte implicite issu de la prose du pouvoir en 1952 par les Officiers libres. De même, le démantèlement du secteur public par la « privatisation sauvage » opérée par le « gouvernement des hommes d’affaires » du clan de Gamal Moubarak avait heurté l’ethos nassérien de l’armée, partagé par ailleurs par une large partie de l’opinion publique du pays. »13 Les jalousies se font donc sentir depuis que Gamal, le fils cadet de Mohammad Hosni Moubarak, est de plus en plus pressenti à la tête de l’Etat pour ne pas dire qu’il dirige déjà le pays depuis le milieu des années 2000. Il est le guide de son père, rien ne lui échappe, toutes les initiatives sont prises par Gamal qui apporte une aide considérable au président vieillissant qui s’occupe plus de sa santé et de son bien-être que de la politique du pays. Mais Moubarak écorne sérieusement son alliance avec l’Armée lorsqu’il commence à imposer à tout prix son fils comme son successeur ; au point que l’opinion publique égyptienne songeait déjà à un coup d’Etat militaire, immédiatement après le décès de Moubarak père, pour remettre les choses dans l’ordre. Dès lors, le président a essayé de fragiliser l’institution militaire autant qu’il le pouvait jusqu’au début des événements de janvier 2011. La logique aurait voulu que le successeur soit Tantawi, Shafik ou bien encore Souleiman – tous les trois ayant fait leur carrière dans l’Armée ou dans les appareils de sécurité de l’Etat, comme tous les présidents de l’Egypte – et non pas l’héritier du trône. Afin de réduire l’influence de l’Armée, Moubarak décide de suivre son fils dès 2004 en nommant un gouvernement d’hommes d’affaires, l’Armée n’a plus qu'un rôle secondaire au sein du gouvernement. A partir de cette date fatidique, l’Egypte traverse un tournant libéral sous l’impulsion de Gamal qui détruit en quelque sorte tout ce qu’avaient bâti Nasser et Sadate. Il s’entoure d’amis fortunés qu’il considère de bon conseil. Il s’attelle à privatiser tout ce qui peut l’être, à réduire les dépenses inutiles de l’Etat, et donc à licencier autant que possible. « A une époque où les produits de base (pain, sucre, thé, tabac et essence) connaissaient une inflation à deux chiffres, et avec plus de 40 % de la population vivant en dessous du seuil international de pauvreté, la bourse égyptienne enregistrait en 13 BEN NEFISSA Sarah, « Révolutions civiles : le basculement du politique. Ces 18 jours qui ont changé l’Egypte » in BEN NEFISSA Sarah et DESTREMAU Blandine (dir.), op. cit.,, p. 232-233. 29 2005 le plus fort indice d’appréciation au monde et les prix de l’immobilier haut de gamme augmentaient de plus de 20 % par an, atteignant des sommets comparables à ceux des beaux quartiers de Londres. »14 Pendant ce temps-là, les membres du gouvernement dont Ahmad Ezz était le symbole absolu de la puissance financière, car il possédait plus de 80 % de l’acier du pays et établissait le cours des prix à sa guise. Ces hommes d’affaires s’enrichissaient de manière exponentielle et entraînaient dans leur idylle financière la famille Moubarak qui en profitait plus que jamais. En résumé, les Egyptiens traversaient des difficultés jamais rencontrées jusque-là à cause de la gestion de ce « gouvernement de réforme ». Celui-ci a effectivement transformé le pays mais en creusant les écarts entre citoyens. L’Armée a, par voie de conséquence, beaucoup de mal à accepter la situation tout autant que la population. Les deux voient dans l’avènement du fils prodigue un très mauvais service qui leur ait rendu. Un autre facteur capital fait perdre son assise populaire à Moubarak : sa politique extérieure. Les Egyptiens ont eu l’habitude de voir leur pays comme étant le plus grand et le plus important de la région, même à l’initiative des non-alignés durant la Guerre froide. Et ils déplorent le mutisme de Moubarak sur des sujets qui leur sont chers. La population admet difficilement que son pays soit, dans le concert des nations, un interlocuteur parmi tant d’autres. Dans le monde arabe, l’Egypte se fait appelée la « Mère du monde » ou encore le « berceau de la civilisation » ; ses appellations procurent une satisfaction énorme et entretiennent la fierté des Egyptiens. Ce peuple nourri aux chansons à la gloire de la patrie durant la faste période des Oum-Kalthoum et Abdel Halim Hafez, entre autres, ne peut admettre que la voix de l’Egypte ne soit plus entendue à l’échelle internationale. Depuis Mohammad Ali au début du XIXe siècle, « l’Egypte s’est toujours crue des devoirs envers la nation arabe »15. Nasser a été le « père » du panarabisme. Les Egyptiens ne peuvent donc pas se contenter de la situation actuelle où Moubarak ne s’intéresse plus à la question palestinienne, par exemple, ou ne le fait que pour s’attirer les faveurs des EtatsUnis d’Amérique et non plus pour refléter l’opinion de sa population. Le peuple n’a pas pu 14 OSMAN Tarek, Révolutions égyptiennes, de Nasser à la chute de Moubarak, Les belles lettres, coll. « Le bruit du monde », Paris, 2011, p. 125. 15 MEYNADIER Pascal, L’Egypte au cœur du monde arabe, l’heure des choix, Tempora–Editions du Jubilé, Perpignan-Paris, 2009, p. 20. 30 tolérer le silence de Moubarak lors des Intifadas, lors de la guerre de 2006 au Liban, lors de l’opération « Plomb durci » en décembre 2008-janvier 2009, ou encore pendant la crise diplomatique qui a suivi l’amerrissage de la « flottille de la liberté » en 2010. A chaque fois, le gouvernement de Moubarak ne condamne pas formellement Israël et cela insupporte une large majorité des Egyptiens, bien conscients que leur président est en état de paix avec le voisin hébreu mais cela ne justifie pas pour autant d’endurer de telles humiliations sans réagir promptement. Le peuple égyptien sait pertinemment que Moubarak est un fidèle allié des Etats-Unis d’Amérique mais peine à l’acquiescer. III. Une dictature de plus de soixante ans. Afin d’expliquer le mouvement révolutionnaire de 2011, il faudrait remonter à la nature même de la dictature militaire égyptienne et son évolution au cours des soixante dernières années. Toutes les difficultés que connaît l’Egypte en 2011 ne sont pas uniquement imputables à Moubarak. Les conditions sociales se justifient aussi par les politiques de ses prédécesseurs. Nous pouvons remonter à la fin de la monarchie égyptienne et aux débuts de la République, qui coïncide avec la dictature, pour donner un aperçu de l’histoire égyptienne contemporaine. Contrairement à une idée reçue, Gamal Abdel Nasser n’est pas le premier président de l’Egypte. Mohammad Naguib l’a précédé, mais au bout de quelques mois de gouvernance, un deuxième coup d’Etat militaire vient mettre fin à sa présidence, il est assigné à résidence et Nasser s’accapare le pouvoir. Quelques années en amont, le roi Farouk était très apprécié par l’Armée jusqu’à ce que survienne la défaite humiliante en 1948 contre Israël, de jeunes officiers se sont sentis trahis et ont fomenté un coup d’Etat. D’autres facteurs expliquent ce sentiment de révolte chez de nombreux Egyptiens au début des années 1950, en effet les richesses du pays se concentraient principalement entre les mains de l’aristocratie et des étrangers. « A la fin des années 1940, environ 5 % de la population contrôlait plus de 65 % des avoirs du pays […] tandis qu’environ 3 % de la population détenait 80 % des terres 31 cultivables ; les étrangers continuaient à exercer une influence énorme sur l’économie. »16 Tout cela commençait à mettre le roi dans une posture délicate. La population avait le sentiment d’être dirigée par des étrangers qui ne se souciaient pas de son sort. En effet, l’aristocratie égyptienne était majoritairement d’origine turque et pour nombre de ses membres il était même déprécié de parler égyptien. Par conséquent, un fossé s’est creusé entre la haute-société et la population. Mais il aura fallu attendre une série de scandales, portant essentiellement sur les mœurs et les affaires de corruption du monarque, en 1951 pour que le roi Farouk s’affaiblisse considérablement et que les jeunes officiers mènent leur coup d’Etat l’année suivante. Effectivement, l’ « alliance » trop contraignante avec l’Angleterre n’était plus vraiment concordante avec les intérêts de l’Armée, mais les affaires de corruption, d’achat d’armes illégales et la vie privée du Roi continuait à faire scandale. Ses mœurs étaient loin d’être conformes à la morale égyptienne de cette époque. Survient alors en juillet 1952 le coup d’Etat fomenté par les jeunes « officiers libres ». Cette « révolution » constituait un succès total et la population égyptienne manifestait gaiement. Mise à part la parenthèse Naguib, Nasser se distingue rapidement des autres officiers et s’impose comme la figure principale de ce mouvement militaire. A partir de là, une passionnante « idylle » débute entre le président égyptien et sa population qui lui voue un amour énorme. La première raison est simple : c’est le premier dirigeant qui est de sang « purement » égyptien depuis les pharaons. Il provient d’une famille totalement « ordinaire ». Depuis Alexandre le Grand en 332 avant J.C., Nasser est la première personne ayant exclusivement des origines autochtones à gérer les affaires du pays. Le peuple se reconnaît enfin en son dirigeant. Mais ce qui parachève son succès, c’est bien sa politique socialiste et sa rébellion face aux grandes puissances mondiales, l’Egypte retrouve un certain prestige dans le concert des nations à travers sa personne. « En 1950, plus d’un tiers de toutes les terres fertiles étaient détenues par moins de 0,5 % des Egyptiens, tandis qu’un autre tiers était partagé entre 95 % des fermiers généralement pauvres. »17 16 OSMAN Tarek, Révolutions égyptiennes, de Nasser à la chute de Moubarak, Les belles lettres, coll. « Le bruit du monde », Paris, 2011, p. 41 17 Ibid., p. 48 32 Nasser sait donc comment séduire la population égyptienne : en lui offrant des terres tout simplement. Dès lors, il fonde sa politique entièrement sur une mesure radicale : la redistribution des biens agricoles. Il impose alors « un plafond de quarante hectares à chaque propriété familiale »18. Des millions de paysans sans terre se retrouvent soudainement propriétaires. Nasser s’assure donc un soutien indéniable du monde agricole qui représente encore la majorité de la population. Pour s’attirer les faveurs de l’autre grande composante de la population, il décide de nationaliser presque toutes les entreprises égyptiennes. Le secteur public constitue l’autre grande mesure de la « révolution » nassérienne. Un grand nombre d’Egyptiens se retrouve du jour au lendemain doté du statut de fonctionnaire, avec tous les privilèges que cela implique. D’ailleurs, un des épisodes de la nationalisation forcée fut l’un des plus grands symboles de sa présidence. Il s’agit, bien évidemment, de la crise de Suez en 1956. Nasser sonde toute son équipe pour savoir s’il peut « décoloniser » le dernier bastion égyptien sous contrôle étranger, à savoir le canal qui représente pour la France et surtout l’Angleterre une manne financière considérable. Dès lors, il déclare dans un discours public que le canal est propriété de l’Etat et s’ensuit la brève guerre contre le trio britannique, français et israélien. Celle-ci aboutit à une conclusion diplomatique grâce à la médiation américano-soviétique. L’Egypte est donc propriétaire de son canal et trouve en ceci un moyen de pression sur les grandes nations en maîtrisant désormais le point de passage commercial le plus important de la planète. Nasser est à ce moment élevé au rang de « héros » national, voire de glorieuse égérie du monde arabe puisqu’il s’est forgé une image « anti-impérialiste dans le contexte de la guerre froide »19. En somme, à partir de 1952, une « nouvelle identification arabe » se construit autour de son pouvoir : « un mélange de glorification de l’armée ainsi que de la lutte contre Israël, de propagande industrialiste ainsi que de glorification du paysan (fellah) comme figure idéale du peuple, et de culture populaire offrant un rêve commun. C’est tout un ensemble culturel qui est porté par ces révolutions militaires mettant à bas des régimes hérités de la colonisation et du temps de l’ottomanisme. »20 18 Ibid., p. 48 DAKHLI Leyla, Histoire du Proche-Orient contemporain, La Découverte, Paris, 2015, p. 56. 20 Ibid., p. 57. 19 33 Enfin, pour parachever un énorme succès, Nasser prend l’initiative de la construction du barrage d’Assouan. Le fleuve du Nil inondait chaque année la vallée. Malgré le riche limon fertilisant du Nil qui se posait sur les terres, ces inondations paralysaient la vie agricole et menaçaient la vie de citoyens de la Haute-Egypte. Par la même, l’érection du barrage permet d’approvisionner la totalité du pays en électricité. Nasser paraît donc comme un modernisateur, un réformateur, un fédérateur panarabe et par-dessus tout celui qui a enfin accordé de l’intérêt au peuple. Résultat de cette politique : « près de 75 % du produit intérieur brut (PIB) passa des mains des plus riches soit entre celle de l’Etat, soit entre celles de millions de petits propriétaires. »21 L’Egyptien est donc, de prime abord, très avantagé financièrement par la prise de pouvoir de Nasser. Il profite également d’un système d’éducation désormais ouvert et d’une culture de plus en plus accessible. « La culture populaire, principalement produite en Égypte à l’époque, fabrique un syncrétisme attentif à la misère sociale, révérant l’instruction et les lettres, glorifiant ceux qui s’extraient de leur condition, qu’ils soient des ouvriers qui s’instruisent ou des femmes qui travaillent. Incontestablement, une idée du progrès social, dans un contexte anti-impérialiste, porte les mobilisations de cette période, de guerre en guerre, de crise en crise. En effet, après les indépendances, les États se concentrent sur 1’instruction et la culture nationales. Les masses paysannes, toujours majoritaires dans la plupart des régions, se transforment grâce aux résultats des réformes agraires, mais aussi grâce à l’éducation. »22 Ainsi, ces réformes permettent un renouvellement des élites et une éventuelle ascension sociale désormais concevable pour les milieux modestes. Un semblant de méritocratie naît à cette période en Egypte, qui en réalité cache la suppression des élites précédentes, principalement de gauche, accusées de tous les maux de la société égyptienne. La misère et la répression sont maquillées aux couleurs de la culture populaire servant la propagande orchestrée par le régime autoritaire. 21 OSMAN Tarek, Révolutions égyptiennes, de Nasser à la chute de Moubarak, Les belles lettres, coll. « Le bruit du monde », Paris, 2011, p. 49. 22 DAKHLI Leyla, Histoire du Proche-Orient contemporain, La Découverte, Paris, 2015, p. 61. 34 D’autres paralysies, héritées de cette période, paraissent toujours insurmontables. Tout d’abord, le secteur public mute en : « un système de pensée stérile, « à la soviétique », un étouffoir à talents, un cadre où les ressources étaient mal gérées, une bureaucratie suffocante et inefficace »23. A ce jour, le secteur public égyptien en pâtit. Celui-ci a été mis en place comme une machine qui ne fait pas de cas pour les exceptions ou les particularités personnelles. Le diplômé de telle université devrait exercer tel emploi. En remontant un peu plus en amont, telle note obtenue au baccalauréat mène vers tel parcours universitaire, aucune exception à la règle n’est aménagée. Le choix de carrière n’en est pas réellement un, il ressemble plus à une injonction étatique et familiale24. Mais là où cela devient très problématique, c’est que pour éviter d’ajouter un chômeur aux statistiques qui ternirait le bilan du président, un ingénieur, par exemple, peut être incité à exercer une profession à laquelle il n’a pas été formé, tel qu’employé de bureau, souvent sans charges prédéfinis dans les missions qui lui sont contractuellement imparties. De plus, la réforme agraire s’est révélée dévastatrice pour le secteur agroalimentaire égyptien : « le remplacement de grands propriétaires terriens instruits et riches en capitaux par des paysans pauvres et aux compétences modestes se traduisit par une production de médiocre qualité, un manque de souci pour la subsistance à long terme, une mauvaise commercialisation de produits stratégiques comme le coton, et une érosion constante des liens avec les marchés internationaux (surtout l’Europe). »25 A son bilan, il faut ajouter que Nasser étouffe le libéralisme. Les investisseurs ne peuvent travailler librement. Ils doivent avoir l’aval du pouvoir, aucune action ne peut se produire sans le contrôle du chef Suprême. Mais l’héritage que Nasser a réellement légué à l’Egypte se situe à un autre niveau. Le président était obsédé par le contrôle des médias et le culte de la personnalité. Un énorme 23 OSMAN Tarek, Révolutions égyptiennes, de Nasser à la chute de Moubarak, Les belles lettres, coll. « Le bruit du monde », Paris, 2011, p. 65 24 Les familles décrètent souvent vers quel métier l’enfant doit se diriger ; dans le cas contraire, il représenterait une honte pour l’honneur et la réussite sociale de la famille. 25 OSMAN Tarek, Révolutions égyptiennes, de Nasser à la chute de Moubarak, Les belles lettres, coll. « Le bruit du monde », Paris, 2011, p. 65 35 appareil de propagande a donc été monté sous sa présidence. L’Etat policier que Nasser a construit a su se prolonger sous Sadate et Moubarak. « La torture et la coercition existaient déjà sous la monarchie, mais Nasser les avaient institutionnalisées. »26 Déjà, les marxistes et les Frères musulmans étaient torturés voire tués dès qu’ils constituaient un risque pour la pensée unique du régime. Le bilan de Nasser semble peu reluisant surtout si s’y ajoute la défaite face à Israël en 1967, même si les Egyptiens ne lui en tiennent pas vraiment rigueur au point de manifester spontanément pour qu’il revienne sur sa décision de démissionner de ses fonctions suite à cet échec humiliant. Enfin, pour en terminer avec Nasser : il était peut-être délicat de parler d’héritage car l’un des problèmes majeurs de la période nassérienne est qu’il n’a pas légué grand-chose. Nasser a tellement personnifié son pouvoir, le culte de la personnalité a été si exacerbé qu’il fut difficile de distinguer le programme socialiste de son instigateur. Tout ce qu’a achevé le président lui colle à sa personne, tout est grâce à lui mais ne peut, du coup, lui survivre. L’« aventure sociopolitique nassérienne tournait autour de l’homme Nasser. »27 Ce qui obligea presque ses successeurs à adopter des stratégies en contrepoint pour pouvoir se détacher de l’image de Nasser. Au lieu d’améliorer le système nassérien, il a fallu tout remettre à plat et démarrer un nouveau cycle. Ce fut précisément le cas d’Anouar Al Sadate, celui-ci s’étant efforcé à détruire tout ce qu’a réalisé Nasser, tout sauf les mesures dictatoriales qui, quant à elles, persistent indéfiniment. « Sadate, par exemple, abolit le socialisme nassérien ; renonça au nationalisme arabe et à l’étroite amitié avec l’Union soviétique en faveur d’une alliance avec les Etats-Unis ; repoussa le « révolutionnisme » progressiste et adopta le conservatisme prôné par les Saoudiens ; dilua le secteur public au profit d’un capitalisme renaissant ; et renversa la relation du régime avec la population, passant d’une légitimité venant d’en bas, fondée sur le consentement des masses, à un pouvoir imposé d’en haut. »28 La présidence de Sadate est qualifiée comme celle de l’« infitah », à traduire par « l’ouverture ». C’est le libéralisme qui revient à l’ordre du jour. Le socialisme nassérien est 26 Ibid., p. 65 Ibid., p. 66 28 Ibid., p. 67 27 36 complètement décomposé, pièce par pièce. Le secteur privé prend de l’ampleur et vient concurrencer le public et l’écart des salaires commence à se faire sentir entre les deux secteurs. Les fonctionnaires ne peuvent plus subvenir à leurs besoins avec un seul salaire. L’« infitah » offre surtout des opportunités dorées aux investisseurs locaux et surtout étrangers, les restrictions sur les produits importés sont levées, et les Egyptiens peuvent enfin voyager comme bon leur semble. « L’essentiel de la classe moyenne assista cependant, en parallèle, à une érosion de son pouvoir d’achat. De 1975 à 1982, l’inflation oscilla aux alentours de 14 %. Le gouvernement supprima lentement, mais sûrement, le filet de sécurité social. L’expansion des services (éducation, santé, commerce et logement) fut menée par le secteur privé et visait avant tout les nouveaux riches. […] A la périphérie de l’économie, ceux dont les compétences étaient moins faciles à vendre sur le marché, les retraités et la majorité des fonctionnaires de bas niveau, basculèrent dans la pauvreté. »29 La classe moyenne s’érode et la pauvreté gagne du terrain, pendant que certains s’enrichissent notablement. L’ouverture a surtout eu des effets néfastes dont l’Egypte n’arrive toujours pas à se débarrasser actuellement comme la : « corruption de pans entiers de la bureaucratie égyptienne, hausse flagrante des pratiques économiques douteuses, apparition de liens parasitaires entre certaines parties du secteur public et le capital privé. »30 Or Sadate construit sa réputation sur un fait majeur : la guerre de 1973. Les Egyptiens considèrent l’issue de cette confrontation comme une victoire éclatante, il est encore perçu aujourd’hui comme un héros national. Cependant, sa cote de popularité régresse fortement au moment de la signature des accords de Camp David en 1978 et la paix israélo-égyptienne en 1979. De nombreux Egyptiens y voient une trahison flagrante ; celle-ci constitue l’une des raisons capitales pour lesquelles il fut assassiné en 1981. Mais là où Sadate a innové, c’est au niveau des liens entre pouvoirs religieux et séculiers. Il dicte à l’Eglise copte et à Al-Azhar31 les décisions à prendre. Par exemple, lors des accords 29 Ibid., p. 110. Ibid., p. 111 31 Université de théologie cairote, elle forme une instance religieuse sunnite parmi les plus influentes du monde. 30 37 de Camp David il exigea la présence de dizaines de dirigeants d’Al-Azhar afin de soutenir les accords sur un fondement religieux, réflexe politique que conservera par la suite Moubarak. L’Eglise copte recommande régulièrement de voter pour le père de la Nation pendant qu’Al-Azhar est devenu un jouet aux mains de Sadate puis de Moubarak. A titre indicatif, au cours du soulèvement de janvier – février 2011, certains sheikhs32 ont interdit les manifestations, l’Eglise en a fait de même. Pendant ce temps, Sadate et Moubarak n’ont jamais remis en question la torture et les « camps de rétention ». S’y concentrent des opposants aux régimes, la torture est y une pratique généralisée, et surtout où il n’y a aucun registre, aucune base de données, ils sont emprisonnés sans que les familles ne puissent être tenues au courant et ainsi aucune défense n’est envisageable. Les procès militaires se multiplient contre les opposants et les décisions arbitraires sont monnaie courante. Si un officier ou un membre du Parti National Démocratique (PND) décide de faire emprisonner un citoyen, cela peut s’exaucer sans aucune procédure au préalable. L’Egypte est constamment en état d’urgence, ce qui justifierait cette politique autoritaire et arbitraire. Les trois présidents égyptiens n’ont pas partagé les mêmes idéologies politiques mais se sont soudés lorsqu’il s’agissait de soumettre le peuple et de lui retirer sa souveraineté. Nasser a tenté de répartir les richesses afin d’obtenir le soutien du peuple alors que Sadate et Moubarak ont choisi l’option de la minorité influente. Renforcer une infime minorité et s’appuyer dessus pour bâtir un pouvoir qui ne s’occupe que de ses proches, qui lui rendront la pareille en cas de difficulté. Ainsi sous Moubarak : « plus de 40 % de tout le crédit bancaire disponible en 1995 allait à moins de cent hommes d’affaires ou familles, pour la plupart unis au régime par des liens obscurs et complexes. »33 Et cette situation ne fait qu’empirer avec l’ascension de Gamal Moubarak. Ce qui choque énormément les Egyptiens pendant la présidence d’Hosni Moubarak, c’est le nombre conséquent d’hommes d’affaires qui obtiennent des prêts en dizaines de millions de livres et s’enfuient à l’étranger, souvent après avoir obtenu l’accord tacite du pouvoir. Un paramètre primordial semble incontournable pour caractériser la période Moubarak. Elle est surtout 32 « Sheikh » signifie littéralement le « vieux » mais religieusement ce terme qualifie une personne érudite et détenant une « autorité » qui lui revient sur la base de son savoir théologique. 33 OSMAN Tarek, Révolutions égyptiennes, de Nasser à la chute de Moubarak, Les belles lettres, coll. « Le bruit du monde », Paris, 2011., p. 117 38 synonyme pour les Egyptiens d’une pauvreté accrue qui peut s’expliquer également par l’explosion démographique qu’a connue le pays à partir des années 1980 : « l’Egypte connut un grand boom démographique, et la population doubla presque, passant de quarante-cinq à quatrevingt millions »34. Et la population égyptienne est très jeune, une grande majorité d’Egyptiens n’a connu que Moubarak comme président. Plus de 75 % des Egyptiens ont moins de trente-cinq ans à la fin des années 2000. Cette génération a de surcroît grandi dans des conditions de difficulté et de précarité extrêmes. « Dans les écoles publiques, les classes comptent souvent plus de soixante ou soixante-dix élèves ; en moyenne, on compte un enseignant pour cinquante enfants. »35 D’autant plus que tout élève égyptien a besoin de cours particuliers pour s’en sortir, ce qui rend l’égalité des chances tout à fait illusoire. Cependant, il n’y a pas que l’école qui exprime les difficultés des Egyptiens, ils vivent pour certains d’entre eux dans des espaces tellement exigus que l’hygiène de vie et la promiscuité en deviennent presque inhumaines. Prenons un exemple extrême, mais qui n’est pas unique en son genre, le bidonville de la « cité des Morts » au Caire : « il s’agit d’une zone de plus de huit kilomètres carrés où au moins quatre millions de pauvres vivent et travaillent, au milieu d’un réseau très dense de tombes et de mausolées, formant une communauté quasi indépendante. »36 Mais les conditions socio-économiques ne sont les seuls facteurs qui justifient la colère des Egyptiens. La diplomatie de Moubarak déplaît et il en est de même pour sa politique intérieure. La position, par exemple, vis-à-vis des Frères musulmans est incommode. En 2005, les Frères sont enfin autorisés à participer aux élections législatives, ils remportent quatre-vingt-huit sièges, soit environ un cinquième du parlement. La direction Moubarak a voulu faire preuve de démocratie face à la pression américaine et par là même démontrer que la démocratie en Egypte ne servirait pas forcément les intérêts occidentaux puisque la seule alternative serait l’option « islamiste ». Dès lors, en 2010, le régime interdit toute candidature sérieuse des Frères, ce qui perturbe les Egyptiens et la seule force d’opposition 34 Ibid., p. 95 Ibid., p. 178 36 Ibid., p. 175. 35 39 organisée du pays. Cet épisode, parmi tant d’autres comme les nombreux accidents du trafic ferroviaire ou le naufrage d’un ferry en 2008 dont le président se moque en direct à la télévision, établit une rupture entre le régime et ses administrés. La colère cherche à s’exprimer d’une manière ou d’une autre. IV. La colère prend forme. La plupart des activistes n’en sont pas à leur premier coup d’essai durant la Révolution de 2011. Il y a forcément des antécédents pour expliquer que le mouvement ait pris une telle ampleur aussi rapidement et pour justifier que certaines modalités d’action étaient déjà bien rodées, puisant dans un répertoire qui s’est constitué au cours de la décennie écoulée. Le mécontentement n’est pas nouveau dans l’Egypte de 2011, cela fait quelques années que la situation devient insupportable pour une large frange de la population. Et cette colère s’est exprimée lors de certaines périodes cruciales même si la répression l’emportait sur les différents soulèvements. Le mécontentement peut se résumer par la hausse magistrale des prix : « Le taux d’inflation moyen sur les produits de consommation courante s’élevait à 2,9 % en 2000-2003. En 2004, il atteint 16,5 %, un chiffre cinq fois plus élevé qu’au cours de la période précédente. »37 Mais ce n’est pas la première fois que les tarifs des denrées alimentaires s’envolent soudainement. Un autre facteur vient s’ajouter et décide certains Egyptiens à braver l’état d’urgence et à manifester. L’élément principal est la privatisation à grande vitesse du secteur public et la restructuration de ce qu’il en reste. Les ouvriers vont donc entrer dans le champ de la contestation. « Le programme de privatisation s’accompagne d’une restructuration des entreprises publiques afin de les rendre plus compétitives et d’attirer les potentiels investisseurs. L’une de 37 DUBOC Marie, « Mobilisations sociales et politiques : les sociétés en mouvement. La contestation sociale en Egypte depuis 2004 », in BEN NEFISSA Sarah et DESTREMAU Blandine (dir.), op. cit, pp. 103-104. 40 ces composantes est le programme de départs en préretraite. Ainsi, de 1990 à 2002, la main-d’œuvre des entreprises publiques est réduite de 238 000 salariés grâce à la mise en œuvre d’un programme de préretraites. »38 Des ouvriers de quarante-cinq ou cinquante ans se retrouvent forcés de partir à la retraite sachant pertinemment qu’ils ne retrouveront pas d’emploi à cet âge-là. D’autres ouvriers subissent une situation extrêmement précaire, conscients du risque de privatisation de leur entreprise ou d’un nouveau plan de restructuration qui les mettrait dans une position délicate. La situation est donc explosive. « Depuis 2004, plus de 1,7 million d’Egyptiens ont protesté sur leur lieu de travail en recourant à la grève, au sit-in ou à d’autres formes de protestation. »39 Pour raviver les tensions, en novembre 2006, des élections au cœur des syndicats d’ouvriers prennent place et de graves irrégularités sont constatées, ce qui pousse les ouvriers à manifester. La direction des syndicats est désormais détenue par des éléments proches du régime et les ouvriers ne le tolèrent pas. Mais les ouvriers ne sont pas vraiment à l’origine de la reprise de cette culture de la protestation. Depuis 1977 et les premières émeutes du pain, les Egyptiens n’étaient quasiment jamais redescendus dans la rue jusqu’au début des années 1990 avec l’assentiment et l’aide logistique offerte par l’Egypte aux alliés lors de la guerre du Golfe. Puis l’an 2000 et l’Intifada ainsi que la guerre en Irak en 2003 font resurgir les tensions qui opposent le gouvernement à ses gouvernés. A chaque occasion, de nombreux manifestants témoignent de leur opinion pour émettre une critique à l’encontre du pouvoir. Et souvent les manifestations glissent vers des sujets de politique interne sans se fixer làdessus bien longtemps. Il a fallu patienter jusqu’à 2004 pour qu’un mouvement émerge et proteste clairement contre la situation intérieure déplorable. Les ouvriers n’ont donc pas le monopole de la manifestation, les cols blancs les concurrencent désormais à partir de 2004 et surtout en 2005. Le mouvement Kefaya – littéralement « ça suffit » – s’exprime plus particulièrement en 2005. Une minorité de jeunes et d’intellectuels décident de se lancer dans une campagne de 38 39 Ibid., p. 103 Ibid., p. 95 41 manifestations, de sits-in, d’occupation des médias pour attirer l’attention sur la situation épouvantable que traverse le pays. Ils tentent ainsi de « reterritorialiser la colère »40. « Le recours à l’Internet et la participation de bloggeurs à ces manifestations ont offert de nouveaux modes d’organisation et de coordination entre manifestants. Car les élections de 2005 et les mobilisations qu’elles ont suscitées marquent l’intégration des bloggeurs dans l’espace public égyptien »41. Même si l’articulation du smartphone et des réseaux sociaux n’est pas encore très efficiente, elle est dorénavant indispensable dans le répertoire d’action de tous les mouvements de protestation. Les blogs et les réseaux sociaux disponibles encouragent les manifestants à descendre dans la rue tout en jouant un rôle de révélateur de scandales politiques. Par exemple en 2007, Wael Abbas diffuse une vidéo où Emad El Kebir est torturé. L’usage de l’Internet acquiert une certaine efficacité tout au long de la décennie. Dans un pays où la liberté d’expression n’est qu’une illusion délivrée aux puissances occidentales, il a fallu, pour les opposants, occuper d’autres « sphères publiques » pour se faire entendre. Le mouvement Kefaya et toutes les ONG, dont la préoccupation première porte sur les droits de l’homme, le comprennent très vite. Il faut absolument occuper les médias nationaux autant que possible, profiter de la fenêtre ouverte par l’Internet et surtout tenter d’acquérir de la visibilité dans les médias étrangers, ce qui leur procure une sorte de protection. En prenant le monde à témoin le régime aurait plus de mal à emprisonner arbitrairement des activistes. C’est, en quelque sorte, une forme de pression sur le régime, d’où le rôle capital conféré à la médiation des chaînes satellitaires et transnationales. Même si toutes ces mobilisations ne regroupent pas énormément de monde encore, il ne faudrait pas négliger l’impact du « passager clandestin » de Mancur Olson42, à savoir que l’intérêt PAGES-EL KAROUI Delphine, « L’odyssée de l’espace public égyptien » in OUALDI M’hamed, PAGESEL KAROUI Delphine et VERDEIL Chantal (dir.), Les ondes de choc des révolutions arabes, Presses de l’Ifpo, coll. « Contemporains publications », Beyrouth, 2014. 41 DUBOC Marie, « Mobilisations sociales et politiques : les sociétés en mouvement. La contestation sociale en Egypte depuis 2004 », in BEN NEFISSA Sarah et DESTREMAU Blandine (dir.), op. cit,, p. 98 42 OLSON Mancur, Logique de l’action collective, PUF, Paris, 1978. Face au coût très élevé de l’engagement collectif, le « passager clandestin » priorise son intérêt individuel, en demeurant passif, et compte tirer bénéfice de l’action des autres. Ce point est par ailleurs traité par Sarah Ben Néfissa en ce qui concerne le cas égyptien en introduction de la revue Tiers-Monde parue en 2011. Nous renvoyons donc à cette publication complète et minutieuse : BEN NEFISSA Sarah, Introduction « Mobilisations et révolutions dans les pays de la Méditerranée arabe à l’heure de « l’hybridation » du politique (Egypte, Liban, Maroc, Tunisie) » in BEN NEFISSA Sarah et DESTREMAU Blandine (dir.), « Protestations sociales, révolutions civiles. Transformations du politique dans la Méditerranée arabe », Revue Tiers-Monde, Hors-série n°2, Armand Colin, 2011, pp. 9-10. 40 42 personnel, ou surtout la peur dans une dictature, ne pousse pas l’individu à manifester. Il peut tirer profit de la mobilisation d’autrui. Si ceux-ci obtiennent quelques avantages de leur position, il en profitera également ; s’ils y perdent quelque chose, lui en sortira indemne. Enfin, un mouvement comme celui du 6-avril, va désinhiber encore un peu plus les Egyptiens. A El Mahalla el Kobra, le foyer industriel de l’Egypte, des ouvriers appelaient à manifester le 6 avril 2008 et pour ce faire des jeunes ont pris l’initiative de porter leur voix en créant une page Facebook intitulée « le mouvement de la jeunesse du 6-avril ». Ces activistes signent ainsi l’entrée de la jeunesse égyptienne sur la scène politique nationale. En se saisissant de l’Internet comme moyen de communication et de diffusion, le 6-avril, qui soutient toute mobilisation contre Moubarak, donne l’exemple pour la Révolution du 25janvier. Par ailleurs, la page du 25-janvier s’est construite sur le même raisonnement. L’appel à manifester à cette date a donné le nom à une page de militants sur Facebook, faisant ainsi de la date un événement avant même que celui-ci n’ait lieu. Pour le soulèvement révolutionnaire du début d’année 2011, ces pages, Nous sommes tous Khaled Saïd, Le mouvement de la jeunesse du 6-avril et le 25-janvier, ont joué un rôle primordial aux côtés des blogs de certains militants. Ils ne sont qu’un élément déclencheur au final mais ont su être le médiateur entre des militants et une petite frange de la population, à savoir la jeunesse citadine connectée et de toutes conditions sociales. 43 Chapitre 2 : Du street art au street artivisme. Graffiti, tag, art de rue, art urbain, ou encore street art : autant de termes aux contours flous qui ne recoupent ni les mêmes pratiques, ni les mêmes visées ni les mêmes idéologies. Il est pourtant devenu habituel de parler de « graff », apocope de graffiti, pour définir tout ce qui, en tant qu’inscription murale, se trouve dans la sphère publique urbaine. Ce « mot » définit, dans la langue française, un terme générique renvoyant à une culture artistique pourtant régie par une multitude de pratiques et d’idéologies. I. Origines, à la croisée du writing et du situationnisme. Afin de mieux comprendre d’où provient cette confusion terminologique, il convient de se pencher sur l’étymologie de « graffiti ». Pluriel de « graffito », il serait issu du mot italien « sgraffio »1, qui pourrait se traduire par « gratter ». L’apparition de ce terme serait reliée à la redécouverte de Pompéi, entre la fin du 18e et le début du 19e siècle : selon Kristina Milor, des touristes commencent à employer ce mot pour définir les inscriptions murales qu’ils pouvaient admirer en visitant la cité antique2. A l’époque romaine, ces inscriptions étaient principalement de nature politique et avaient pour but de transmettre un message aux autorités en préservant son anonymat. Les risques encourus par ce type de critique politique poussaient des citoyens à faire des murs urbains un médium nouveau leur permettant de s’exprimer sans mettre leur intégrité physique en péril. Hormis ses origines étymologiques, le « graffiti » pourrait également renvoyer à des pratiques qui auraient existé « en Orient bien avant que l’Occident ne découvre l’écriture »3, 1 GANZ Nicholas, Graffiti world: street art from five continents, Abrams, New York, 2006, p. 8. LEWISOHN Cedar, Street Art, the graffiti revolution, Abrams, New York, 2008, p. 26. 3 ZOGHBI Pascal et Don Karl, Le Graffiti arabe, Eyrolles, Paris, 2012, p. 7. 2 44 à condition toutefois de définir le graffiti4 par le fait d’« écrire son nom sur un mur et [de] laisser une trace sur un mur »5. Il s’agirait alors d’une pratique quasi antagoniste à la précèdente. L’anonymat n’est plus au cœur de cet acte, et la motivation n’est plus nécessairement politique mais davantage égocentrique. Le « graffiti » oriental serait fortement influencé, selon Pascal Zoghbi et Don Karl, par la calligraphie. Le graffiti et la calligraphie seraient « frère et sœur » car : « Ils sont tous deux basés sur l’usage des lettres, des alphabets, et leur centre de gravité est la beauté de l’écriture. Pour l’un comme pour l’autre, une lettre n’est pas simplement une lettre, c’est un vecteur d’émotion. Ils ont également en commun l’utilisation d’un espace vide et la composition au sein de ce même espace. »6 Parmi leurs similitudes s’ajoute la latitude offerte par ces deux arts à leurs créateurs. Une grande liberté, laissant place à la créativité et à l’innovation, côtoie des codes inhérents à la pratique. Les codes et les formats imposés ne sont accessibles qu’à un cercle d’initiés, des pairs ou des passionnés. La calligraphie orientale serait donc l’ancêtre du « tag ». Le souci esthétique sous-jacent à l’inscription d’un nom est une caractéristique commune à ces deux pratiques artistiques. Toutefois, les motivations ne sont pas toujours identiques. Le « tag » n’est qu'une pratique parmi tant d’autres au sein du « graffiti » et la calligraphie nominale, souvent consacrée à Dieu ou des êtres de nature sacrée, n’est également qu'un pan du champ calligraphique. Ce que nous entendons par « tag », aujourd’hui, dans nos sociétés occidentales, renvoie à la culture hip-hop qui s’est développée aux Etats-Unis d’Amérique à partir des années 1960. Inspiré du marquage de territoire des gangs, qui inscrivaient les signes de leurs armoiries sur A distinguer à ce sujet deux acceptions du terme, l’une restreinte et l’autre plus ouverte. Au sens étroit, nous entendrons par graffiti l’écriture du nom ou du pseudonyme d’un « graffeur » dans une codification stylistique inaccessible aux non-initiés. Au sens large, nous entendrons par graffiti toute inscription ou toute installation, de tout type d’objet sur tout type de support dans tout type d’emplacement public, effectuée par un « graffiteur ». Pour ces définitions, nous avons puisé dans deux références : GENIN Christophe, Le street art au tournant, Reconnaissances d’un genre, Les Impressions Nouvelles, Bruxelles, 2013 ; LIEBAUT Marisa, « L’artification du graffiti et ses dispositifs » in HEINICH Nathalie et SHAPIRO Roberta (dir.), De l’artification, Enquêtes sur le passage à l’art, Editions de l’EHESS, coll. « Cas de figure », Paris, 2012. 5 ZOGHBI Pascal et DON KARL, Le Graffiti arabe, Eyrolles, Paris, 2012, p. 7. 6 Ibid., p. 31. 4 45 les murs aux marges du territoire qu’il revendiquait sous leur contrôle7, le tag ou le writing aspire à remettre en cause le monopole de l’espace public urbain qui revient exclusivement à l’Etat et aux annonceurs commerciaux, en somme au pouvoir financier. Ce rejet de la domination spatiale s’exprime par l’occupation de l’espace grâce à l’emploi d’un « logo » qui représente un writer ou un crew, composé de plusieurs writers associés. Ceci étant dit, ce mode d’expression ne s’adresse qu’à des initiés qui se partagent l’espace public urbain. Chacun tentant de devenir le king, il s’agit avant tout de maîtriser son propre territoire et ensuite de se répandre dans toute la ville jusqu’à empiéter sur le territoire de ses concurrents. Le writer ne peut prétendre au titre de king que lorsqu’il atteint des spots qui n’ont jusqu’alors jamais été occupés. Ses pairs lui confèrent ce titre lorsqu’ils estiment que son style est supérieur et inimitable. A partir de cet achèvement, un respect s’installe et aucun writer n’est censé le toyer, c’est-à-dire recouvrir ses tags. Il devient alors une source d’inspiration pour les autres writers qui peuvent lui vouer une réelle admiration. Celle-ci s’obtient lorsque le style et l’occupation territoriale se rejoignent derrière un anonymat qui cultive une part mystérieuse enrichissant sa supériorité. Le tag consiste donc à avoir un « blaze », un surnom/pseudonyme qualifiant la personne au sein de son champ, et à le reproduire en milieu urbain le plus rapidement possible afin d’en apposer un maximum en un minimum de temps. Un lettrage spécial doit rendre à chaque tag une particularité afin qu’il soit reconnu par les concurrents. Tout writer tente d’occuper des spatialités nouvelles et s’engage dans des lieux risqués pour se faire respecter. Ainsi, les tunnels des transports métropolitains deviennent rapidement la cible des writers. Mais pour s’offrir une plus grande visibilité, les poids lourds deviennent un support de prédilection puisqu’ils vont faire voyager le blaze au sein d’une sphère que le writer ne peut couvrir physiquement. Enfin, les toits et façades d’immeubles acquièrent également une valeur inestimable pour ces artistes. La difficulté d’accessibilité et la visibilité accrue de ce type de spot expliquent la quête permanente d’écrire sur ce type d’emplacement urbain. Il sera d’autant plus compliqué pour les autorités ou les propriétaires d’effacer ces traces situées dans des lieux difficiles d’accès. L’émergence du writing aux Etats-Unis dans les années 1960 et 1970, importé en Europe dans les années 1980 par l’intermédiaire de quelques jeunes ayant séjourné outre-Atlantique, 7 Comme tout Etat moderne, les gangs américains avaient pour habitude de marquer, et ainsi de protéger, leur territoire en inscrivant des signes iconographiques sur toute sa périphérie. Cela traduisait l’interdiction pour tout autre gang, ou membre de celui-ci, de franchir les limites territoriales sans autorisation préalable. Leur mode de fonctionnement se situait, et se situe toujours, à la croisée des frontières étatiques et du marquage territoriale animal. 46 ne se réduit cependant pas à une pratique scripturale. Le writing consiste en un mode de vie particulier et quelque peu nouveau. Il s’agit de vivre en marge de la société, en crew, et de rejeter le monde capitaliste. Squat, vol, et vie nocturne devenaient l’alpha et l’oméga de ces jeunes en manque de repères et refusant l’économie de marché. Ainsi, un writer achetant une bombe perdait définitivement toute crédibilité au sein de son environnement. Les nouveaux arrivants étaient d’abord testés sur leur aptitude à voler des bombes, de la nourriture, des boissons ainsi que sur leur aptitude à effectuer les tâches ingrates du graffeur, à savoir remplir les lettres une fois achevées par les plus anciens ou faire les contours des œuvres. Le nouveau venu devait se charger des tâches de première nécessité, indispensables à la survie du groupe. La réponse à ces exigences et l’acceptation du bizutage lui permettait d’intégrer un crew dans l’optique d’apprendre des plus expérimentés, et par la suite de prendre des initiatives et accéder à la création. C’est dans cet environnement de vie, en périphérie de la société de consommation, que s’est développé le hip-hop en Occident. Mélange de danse, de musique, de rap et de graff, le hiphop n’obtenait aucune reconnaissance sociale. Il ne pouvait qu’occuper des terrains vagues le temps d’un après-midi ou d’une soirée lors de laquelle des DJ (disc-jockeys), des MC (Master of Ceremony), des skateurs, des tagueurs et des graffeurs venaient s’affronter devant un cercle d’initiés. C’est ainsi que se transmettaient des normes, des codes, des formats mais les nouveautés circulaient également, permettant ainsi le développement de ces pratiques. Sans ces réunions essentiellement consacrées au graffiti et aux DJs, le rap n’aurait jamais pu s’implanter en Europe. La plupart de ces artistes ne se contentaient pas d’exercer une seule pratique. L’un des exemples les plus connus concerne les NTM. Ils ont commencé par le tag et le graffiti avant de s’intéresser et de se faire connaître à l’échelle nationale par le rap. De tagueur, qui ne fait que reproduire d’un trait de marqueur un blaze, au graffeur, qui développe ce blaze en une fresque colorée pouvant inclure même des personnages, il y a un lien quasi systématique. Le style s’est vite développé et le graffiti a rapidement pris l’ascendant sur le tag, même si les motivations de ces deux pratiques ne sont pas comparables. En graffant, ces jeunes imposaient un nouveau style plus sophistiqué et dont les codes se multipliaient indéfiniment. La concurrence s’en trouvait intensifiée. Le lettrage et les styles variaient, augmentant le travail nécessaire à la réalisation d’un graff. Le temps de travail et l’effort également s’allongeaient. En tagguant, il s’agissait d’impressionner par la multiplication et l’extension territoriale de sa production ; en graffant il est plutôt question de troubler la concurrence en créant de nouveaux styles, de nouvelles associations de 47 couleurs, des lettrages encore jamais vus et de mêler les lettres comme cela n’a jamais été encore fait. Le tag pourrait se définir par une « religion du nom »8 qui cherche à se reproduire autant de fois que possible, alors que le graff tend petit à petit vers un art qui opère ponctuellement par à-coups afin de marquer les esprits. Le langage demeure ésotérique et s’adresse essentiellement à des pairs. Le graff reste inintelligible pour le grand-public et souvent inaccessible lorsqu’il se développe, par exemple, dans des usines désaffectées ou sur des terrains vagues. II. Idéologie, renverser les contraintes. A l’inverse, le street art s’adresse à tout un chacun. Une pratique ésotérique caractérise le tag et le graffiti. Le street art s’engage, quant à lui, à délivrer un message universel. De nombreux street artistes ont commencé dans le tag et le graff mais ont penché, en définitive, pour le street art qui intègre, dès les années 1990, une valeur artistique : grâce à l’ajout du terme « art », ils repoussent le vandalisme qui sous-tendait le tag et le graff, gagnant par la même occasion une reconnaissance sociale. Nous optons, pour le reste de notre étude, pour le terme street art et ce pour plusieurs motifs. « Graffiti, street art, art urbain, peu importe le nom, car par sa dimension planétaire il est indéniablement l’art de notre temps. »9 C’est ainsi que Christophe Génin présente en quatrième de couverture cette problématique terminologique. Il est vrai que le choix du terme ne modifie en rien les motivations du street art : il s’agit bien d’une pratique qui prétend à plus de légitimité sociale et qui s’est instituée 8 LEMOINE Stéphanie, L’art urbain, du graffiti au street art, Découvertes Gallimard, coll. «Arts », Paris, 2012, p. 46. Il s’agit de l’intitulé de la partie qui traite de l’apparition et du développement du writing aux Etats-Unis d’Amérique. 9 GENIN Christophe, Le street art au tournant, Reconnaissances d’un genre, Les Impressions Nouvelles, Bruxelles, 2013. 48 petit à petit dans le circuit traditionnel du marché de l’art. A l’instar de Christophe Génin qui discute les différents termes au sein de son ouvrage – puisque c’est « un mot qui fait des histoires »10 – et explique pour quelles raisons le choix d’un vocabulaire ou d’un autre infère des idéologies bien différentes, nous justifierons le choix de notre terme de référence : street art. Premièrement, le tag et le graffiti sont exclus pour leur nette différence quant à la pratique et à l’idéologie inhérente au hip-hop et aux publics qui s’en saisissent. Deuxièmement, « art de rue » et « art urbain », en français, renvoient à une multitude de pratiques incluant le spectacle vivant qui ne fait aucunement partie de notre champ de travail. La musique, le théâtre, le cirque, les performances en tous genres constituent l’art de (la) rue et l’art urbain, alors que street art implique exclusivement une inscription ou une installation urbaine éphémère, ce qui est au cœur de notre sujet. Enfin, le street art exclut la dimension péjorative du graffiti, parfois vécu comme une intrusion dans le champ visuel de certains publics, tout comme la publicité. Toujours illégal dans la majorité des cas, le street art acquiert néanmoins une crédibilité aux yeux de son audience, plus large, grâce à sa volonté universelle et son affranchissement de l’égoïsme inhérent au writing. Le street art peut maintenir une part de tag lorsqu’un artiste signe son œuvre de son blaze, mais cela devient secondaire car la pratique ne se limite plus à la promotion d’un nom. Celui-ci devient dès lors un logo qui revendique des droits d’auteur ; comme pour une signature : « elle caractérise le signataire, révèle également une certaine conception sociale de l’identité de l’individu. »11 L’ajout du tag, en guise de signature, institue un artiste au sein de son champ sociologique en le présentant avec un statut plus ou moins élevé, plus ou moins respecté. L’artiste, en signant son œuvre, proclame socialement qu’il s’impose aux autres – aux initiés et noninitiés, à la concurrence – et refuse publiquement de s’assujettir à la coercition étatique exercée sur l’espace public. Par ailleurs, le street art ne se réduit pas à un art découlant du graffiti importé en Europe dans les années 1980, même si cette jeunesse, issue de tous milieux sociaux, constitue la 10 Ibid., p. 106. FRAENKEL Béatrice, La signature, Genèse d’un signe, Gallimard, coll. « Bibliothèque des HISTOIRES », Paris, 1992, p. 9. 11 49 plus large part des effectifs des street artistes contemporains. En effet, une autre mouvance a autant apporté au street art que le hip-hop. « Pour schématiser, l’art urbain relève de deux sources aux motifs différents. D’un côté, une pratique contestataire d’origine européenne, affirmée dès le milieu des années 1950 par des artistes sortis des écoles d’art ou des universités, fait converger intention politique et acte artistique pour changer de système économico-politique, et inscrit sur les murs des propositions, des symboles et des pochoirs engagés. Cette lignée situationniste, anarchiste, communiste, perdure dans les mouvements alternatifs et antipub, et recourt majoritairement à la proposition, au pochoir, à l’affiche. D’un autre côté, une pratique protestataire, d’origine nord-américaine, née à la toute fin des années 1960 dans des groupes d’autodidactes en graphisme, mêle individualisme et communautarisme, aspirant a posteriori à réformer le système pour être reconnue par lui, s’y intégrer, en profiter. Elle répète sur les murs des pseudonymes obscurs à ceux qui n’appartiennent pas au groupe. Cette lignée du tag et du graff perdure dans les lettrages contemporains et un certain graphisme publicitaire. Ces deux perspectives ont des façons différentes de s’approprier l’espace urbain et de lui donner sens. »12 En effet, l’apport des situationnistes a été au moins aussi significatif que celui des graffeurs dans le développement du street art. Malgré la divergence de ces deux publics artistiques, les deux convergent, à terme, vers la même pratique. Les premiers sortent d’écoles d’art et rejettent la conception muséale des beaux-arts, les limites du cadre, ainsi que les contraintes du marché de l’art auxquelles ils étaient censés se soumettre. Les seconds, caractérisés par leur autodidaxie et leur milieu social indéterminé, refusent quant à eux de se plier aux normes de la société capitaliste et à l’emprise de l’Etat sur l’espace public. Ainsi, ces deux courants se retrouvent dans l’esprit du street art qui se sert des contraintes urbaines pour les détourner. Malgré ces divergences de composition sociale, « elles sont identiquement réfractaires à l’ordre établi, au sens où elles en dévient les contraintes et en récusent les injonctions. »13 12 GENIN Christophe, Le street art au tournant, Reconnaissances d’un genre, Les Impressions Nouvelles, Bruxelles, 2013, pp. 13-16. 13 Ibid., p. 16. C’est nous qui soulignons. 50 Après avoir constaté les apports et les origines multiples et variés (hip-hop, situationnisme, Antiquité, Orient) du street art, nous le définirons donc de la manière qui suit : Exposition, manifestation ou installation intentionnelle de nature visuelle, matérielle, humaine, par essence éphémère et/ou volatile, prenant place dans un lieu public potentiellement accessible à tout un chacun. Au mur, à même le sol, sur un véhicule, sur un arbre, recouvrant du mobilier urbain, un rideau de fer de commerce, ou dans le métro, etc., tous les supports peuvent être réunis, à partir du moment où l’objet apparaît dans un emplacement accessible. Le critère d’accessibilité, et non de visibilité, est le dénominateur commun et le nœud de notre acception. Tous ces supports doivent être exploités comme un médium destiné à véhiculer un message s’adressant à tous. Enfin, il nous faut y ajouter l’expression d’une volonté esthétique et artistique. Nous éliminerons donc de notre périmètre les œuvres exposées en galerie ou au musée de notre acception du street art. Cependant, l’apparition dans un lieu public, potentiellement accessible à tout chacun, peut recouvrer la sphère publique numérique. Les réseaux socionumériques feront donc partie des supports intégrant cette définition, à condition que la page numérique soit présentée comme « publique », et non destinée à un groupe fermé. Mais : « Suffit-il d’ajouter « art » pour que la pratique soit estimée artistique ? Comment passe-t-on d’un acte compulsif ou protestataire à une intention artistique et esthétique ? »14 Concernant l’apport esthétique et artistique, nous pouvons nous référer aux problématiques de travail initiées par Nathalie Heinich et Roberta Shapiro sur la question de l’artification. Par sa distanciation avec la sociologie de l’art et ses potentielles classification et évaluation, l’artification s’engage dans un questionnement quant à des activités en cours. Elle se rapporte à « une théorie de l’action » selon Roberta Shapiro15. « L’artification désigne le processus de transformation du nonart en art, résultat d’un travail complexe qui engendre un changement de définition et de statut des personnes, des objets, et des activités. Loin de recouvrir seulement des changements 14 Ibid., p. 7. SHAPIRO Roberta, « Avant-propos » in HEINICH Nathalie et SHAPIRO Roberta (dir.), De l’artification, Enquêtes sur le passage à l’art, Editions de l’EHESS, coll. « Cas de figure », Paris, 2012, p. 22. 15 51 symboliques (requalification des actions, ennoblissement des activités, grandissement des personnes, déplacements de frontières), l’artification repose avant tout sur des fondements concrets : modification du contenu et de la forme de l’activité, transformation des qualités physiques des personnes, reconstruction des choses, importation d’objets nouveaux, organisationnels, création d’institutions. »16 Au-delà de cette transformation permettant le passage d’un non-art à un art, l’artification ne s’opère pas uniquement par la légitimation du marché traditionnel de l’art, elle s’arrache également à travers une dynamique, impliquant néanmoins une certaine résistance, détournant les circuits déjà connus en en créant de nouveaux pour intégrer ce qui est désigné comme « art ». L’évolution inhérente à ce champ donne donc naissance à une artification, dont le programme est de « comprendre l’éclosion et la construction de ce monde. »17 Dans son article « L’artification du graffiti et ses dispositifs », Marisa Liebaut démontre ainsi comment l’art urbain, à Paris, s’est artifié des années 1970 jusqu’au début des années 2000. Au prix d’une « observation attentive des différentes étapes de ce processus d’artification, entre nettoyage au kärcher et muséification, entre commissariat de police et commissariat d’exposition »18, l’art urbain s’artifie mais demeure inclassable. L’instabilité de cet art le poursuit sur tous les supports, malgré les possibilités d’archivage nouvelles et son accession aux musées, aux galeries d’art et aux activités éditoriales qui ont fortement participé à ce processus. Le street art s’est donc institué comme un art nouveau grâce au croisement de plusieurs dynamiques. Ce processus a conjugué un certain nombre de facteurs : - les définitions des acteurs qui, en ajoutant le terme « art » à leur pratique, ont « anobli » le « bâtard »19 ; - l’accession initiatique à des espaces physiques dédiés habituellement aux beauxarts (musée, galerie, festival, librairie, maison d’éditions, etc.) ; 16 Ibid., p. 20. Ibid., p. 23. 18 LIEBAUT Marisa, « L’artification du graffiti et ses dispositifs » in HEINICH Nathalie et SHAPIRO Roberta (dir.), De l’artification, Enquêtes sur le passage à l’art, Editions de l’EHESS, coll. « Cas de figure », Paris, 2012, p. 151. 19 GENIN Christophe, Le street art au tournant, Reconnaissances d’un genre, Les Impressions Nouvelles, Bruxelles, 2013, p. 65. 17 52 - l’intérêt porté à ces phénomènes par des photographes, des documentalistes, des littéraires et des chercheurs ; - les commandes privées et publiques passées à ces nouveaux « artistes » désormais prisés. Il en résulte une reconnaissance sociale, malgré des résistances20 encore persistantes. Ce processus d’artification s’explique donc en grande partie par la volonté d’un champ d’acteurs qui souhaitent se débarrasser de sa réputation de vandales en se réclamant d’un statut artistique. Ainsi, il ne faudrait plus parler de graffeurs, ni même de graffiteurs dans une acception plus large, mais d’artistes de rue, d’artistes urbains ou de street artistes qui s’adressent désormais à des non-initiés. Christophe Génin établit une idéologie du « bombage » qui se démarque profondément du « graffiti » par sa dimension artistique et esthétique. Cette idéologie : - « tient dans des propositions politiques et esthétiques censées le légitimer. Il serait : l’expression d’un plaisir personnel ; l’expression d’une personnalité, d’un particularisme ; l’expression de minorités opprimées ; le refus du droit de propriété, cause de l’oppression ; un apport de couleurs sur des murs lépreux ; une forme d’art subversive et nouvelle ; l’œuvre d’artistes distingués des vandales. »21 Ainsi, le street art serait par essence politique, selon Christophe Génin : « l’opposition n’est pas entre l’art et la politique, car, qu’il soit art de pauvre ou art de riche, le street art a toujours un sens politique, explicite ou implicite. »22 Dans les premières pages de son article, Marisa Liebaut rapporte quelques récits d’arrestations d’artistes urbains, comme Invader ou Miss.Tic, pourtant reconnus et jouissant d’une grande renommée à l’échelle internationale. LIEBAUT Marisa, « L’artification du graffiti et ses dispositifs » in HEINICH Nathalie et SHAPIRO Roberta (dir.), De l’artification, Enquêtes sur le passage à l’art, Editions de l’EHESS, coll. « Cas de figure », Paris, 2012, pp. 151-169. 21 GENIN Christophe, « Tag et graff » in DARRAS Bernard, Images et études culturelles, Publications de la Sorbonne, Paris, 2008, p. 68. C’est nous qui soulignons. 22 GENIN Christophe, Le street art au tournant, Reconnaissances d’un genre, Les Impressions Nouvelles, Bruxelles, 2013, p. 165. 20 53 III. Le street artivisme, une « antidiscipline » en action. A partir du moment où il s’exerce au sein de l’espace public, le street art est fondamentalement politique. Les rapports de pouvoir et les enjeux politiques déterminent l’espace public, de même que son agencement et son occupation, son contrôle et ses résistances. En nous saisissant du côté politique, voire géopolitique23, du street art nous pouvons désormais nous emparer de l’artivisme. En nous référant à la définition de Stéphanie Lemoine et Samia Ouardi, nous parlerons dorénavant de « street artivisme » lorsque la conscience politique est au centre de l’activité artistique. « L’art dont il s'agit ici prolonge les traditionnelles critiques faites (par tous, partout) à l’injustice, l’inégalité et à la violence, d’un geste de refus concret, immédiat de l’injustice, de l’inégalité et de la violence. En lieu et place d’une dénonciation du caractère aliéné de nos vies, il propose d’imaginer d’autres façons possibles de vivre et entreprend de les expérimenter directement. »24 A ce titre, il ne s’agit pas d’une indiscipline mais d’une « antidiscipline », comme le postulait Michel De Certeau cité par les deux auteures : « Pour ponctuelles, localisées et éphémères qu’elles soient, ces pratiques sont transformatrices car elles procèdent d’un geste de réappropriation de l’espace social et intime de nos vies. Ce que Michel de Certeau appelait une « antidiscipline », soit la collection « des formes (…) que prend la créativité dispersée, tactique et bricoleuse des groupes ou des individus » au sein même de notre société disciplinaire. On voit comment la définition de l’art s’en trouve considérablement élargie pour tendre vers la question plus générale de la création. La création 23 Ibid., p. 164. LEMOINE Stéphanie, OUARDI Samia, Artivisme. Art, action politique et résistance culturelle, Alternatives, Paris, 2010, p. 12. 24 54 comme outil et méthode de vie et de lutte, mais aussi comme expérience. Le mot est au fondement de tout. »25 L’artivisme tente donc de défaire tout ce qui a pu s’instituer comme codes ou formats à respecter. Pourtant, lorsqu’il s’agit de « street artivisme », le constat se complique puisque le street art est bien régi par des codes et des règles qui lui sont immanents. Cette expression pourrait tenir du domaine de l’oxymore ; pourtant un compromis peut être trouvé par des artistes qui peuvent s’inscrire dans un mode artistique, en souscrivant à certaines modalités, mais en repoussant les normes sociales. Pour ce faire, ils tentent également de se libérer des contraintes de leur propre champ artistique. C’est le côté créateur-bricoleur de leur art et de leur posture : créer de nouvelles actions en adoptant de nouveaux modes d’apparition. Afin de compléter notre acception du « street artivisme », nous ajouterons que l’idéologie qui sous-tend le street art est par nature artiviste. Les murs sont perçus comme des barrières, ainsi il s’agit, selon la formule consacrée de Christophe Génin, de « dévier les contraintes »26 voire de les renverser. En effet, ces barrières matérielles sont symboliquement creusées, détruites, conquises, surpassées afin de créer un nouvel espacetemps apte à transmettre, comme un médium, un message. Ces murs deviennent le lieu d’une médiation entre un auteur et un spectateur ; en somme ils acquièrent par ce processus une dimension médiatique à part entière. La barrière tombe symboliquement et laisse place à un médium. La contrainte est retournée et transformée en un avantage dont se saisissent les street artistes. IV. Migrations, la création de nouveaux espaces-temps. De la même manière, les street arti(vi)stes s’emparent des médias numériques pour leur accessibilité publique. A l’instar des murs urbains, les murs socionumériques sont animés par des règles, des injonctions, des surveillances, etc. Ces contraintes sont également 25 Ibid., p. 12. GENIN Christophe, Le street art au tournant, Reconnaissances d’un genre, Les Impressions Nouvelles, Bruxelles, 2013, p. 16. 26 55 renversées afin d’être récupérées à l’avantage des street arti(vi)stes. Cette pratique artistique et politique s’apparente donc bien à une « antidiscipline » qui, au lieu de contourner les contraintes, s’en empare et en fait des supports d’expression et des objets de transgression. Ainsi, poser un tag, un graff, ou une œuvre injuriant la police près d’un commissariat ou à proximité du ministère de l’Intérieur constituera le summum de la subversion et de la transgression. Et le résultat de cette défiance sera nécessairement relayé par des réseaux socionumériques afin de conférer une plus grande visibilité à un tel acte. Ainsi, le street art numérisé n’est pas l’équivalent de sa version originelle qui a été produite dans la rue. Face à l’érosion naturelle et la suppression provoquée par les autorités, face à la fugacité du street art, la numérisation offre une autre vie et de nouvelles situations de communication – avec différents contextes de production et de réception et donc de nouveaux « effets de sens ». Cette migration situationnelle vers des sphères publiques numériques inscrit le street art dans la durée, étend son accessibilité publique et accélère la circulation de ces objets médiatiques. Une œuvre produite à Paris peut être accessible à Tokyo le jour même. Seulement, cette apparition post et ex situ crée une nouvelle situation de communication et atteint de nouvelles audiences. Une nouvelle œuvre émerge, elle n’évolue plus dans le même contexte de production et de réception. De nouvelles spatialités et de nouvelles temporalités surgissent, enfin une économie du stockage, grâce aux nouvelles possibilités d’archivage, vient côtoyer l’économie de flux qui avait jusque-là à elle seule caractérisé le street art. Pourtant, le street art, en milieu urbain ou socionumérique, demeure caractérisé par son instabilité et sa vulnérabilité. Il est susceptible de disparaître à tout moment, d’être en permanence contrôlé par le pouvoir et assujetti aux relations de pouvoir qui caractérisent toute sphère publique. 56 Chapitre 3 : Les entités plurielles, communautés et collectifs. Parmi les trois entités plurielles que nous sollicitons dans notre étude de cas nous commencerons par la notion de communauté. A ce sujet, nous nous référerons principalement à un travail riche et complet de collecte effectué par Michel Marcoccia et présenté lors d’une intervention en 2003 au groupe de travail « Formes du collectif ». Celleci avait pour intitulé « Les communautés en paroles : l’apport de la sociolinguistique interactionnelle à l’étude des « communautés virtuelles » »1. I. La « mêmeté » de la communauté. Prenant comme point de départ les « communautés virtuelles » d’Howard Rheingold et leurs limites, ou le vague qui les entoure, puisque celles-ci sont principalement fondées sur le « nombre suffisant d’individus »2, Michel Marcoccia, avec une approche sociolinguistique interactionnelle, démontre comment cette conceptualisation communautaire est désormais bien éloignée de la réalité des communautés en ligne contemporaines. Pour y remédier, il adopte un angle dialectique et discursif. Il préfère ainsi emprunter la notion de « communautés en paroles » (« speech community ») de John Joseph Gumperz afin de s’approcher des communautés en ligne grâce à une performativité du langage, en français celle-ci a été reformulée comme une « communauté discursive » par Dominique Maingueneau. Ce cheminement théorique entre en corrélation avec notre objet de recherche compte tenu de la difficulté à appréhender des entités aussi vastes et matériellement diffuses et invisibles. MARCOCCIA Michel, « Les communautés en paroles : l’apport de la sociolinguistique interactionnelle à l’étude des « communautés virtuelles » », Groupe de travail « Formes du collectif », 31 octobre 2003. www.irit.fr/ACOSTIC/docs_ACOSTIC/diapos Marcoccia.ppt, dernière consultation le 15 septembre 2016. 2 Diap. 8 1 57 La communauté virtuelle pourrait se définir de la manière suivante, selon les critères constitutifs ci-dessous : 1) sentiment d’appartenance : une forme d’entre-soi et donc un phénomène d’exclusion de ce qui est externe (Nous vs Eux), il y a un intérieur et un extérieur. Développement d’un code commun d’élocution avec un certain registre de langage qui devient une norme ; 2) possibilité de construire une identité dans la communauté, pas nécessité d’apparaître sous son identité réelle ; 3) dynamique des échanges : adopter les normes/rituels et surtout participer. Puis forme d’égalité entre les membres ; 4) engagement réciproque, chacun s’exprime en son propre nom et réagit aux autres. C’est la réciprocité qui marque l’engagement, créant un sentiment d’appartenance et surtout de gratification ; 5) partage des valeurs et objectifs du groupe. Valeurs énoncés dans une charte à respecter par tout un chacun ; 6) émergence d’une histoire commune : la mémoire est conservée il y a donc possibilité de référer aux échanges précédents ceci impliquant un autocontrôle ou une autosurveillance. Cela ne dit rien de l’histoire personnelle mais seulement des interactions entre membres ; 7) durée des échanges, modification du rapport au temps, plus de périodicité à mettre en œuvre ni de rendez-vous à fixer ; 8) principes de pilotage des comportements : régulation, rôle du modérateur, résolution des conflits au sein du groupe ; 9) réflexivité à soi et à autrui : double-registre de projection « Nous » en tant que prise de conscience du groupe et de chaque individu comme membre du groupe. Nous remarquons donc que ces neuf conditions d’existence se situent avant tout sur le terrain des interactions langagières ou du moins se concrétisent à l’évidence sous une forme 58 éminemment discursive. Ceci étant dit, nous opterons pour une appellation tierce tout au long de notre travail pour les besoins de notre recherche à savoir la « communauté socionumérique ». Comme nous travaillerons sur des communautés qui se constituent sur des réseaux socionumériques, uniquement Facebook pour des raisons qui seront étayées ultérieurement, nous les qualifierons de la sorte lorsqu’il s’agira d’observer leur comportement en tant que « communauté ». L’inscription dans une page Facebook portant un intitulé précis constituera la condition sine qua none pour désigner ces communautés de cette façon. Leur engagement et la performativité de leurs propos interagissant les uns avec les autres nous mèneront vers d’autres qualificatifs mettant en jeu l’agir de ces communautés. Lorsque nous opterons pour le terme « communauté socionumérique » il sera seulement question de définir un cadre désignant une entité plurielle composée d’individus ayant souscrit à la création d’un avatar (d’un profil socionumérique, pas nécessairement en concordance avec l’identité réelle de l’individu) et à l’inscription de celui-ci dans cette communauté avec tout ce qu’elle véhicule en termes de valeurs et d’image. Il sera question, pour notre part, de valider deux fonctions qui apparaissent dans le mode de fonctionnement de ces réseaux socionumériques, au sens de Bernard Stiegler : « Fonction d’autoprofilage, qui pourrait devenir l’occasion d’un exercice réflexif…engage le nouveau membre de ce type de réseau à déclarer son appartenance sociale […] en déclarant et écrivant ses réseaux d’appartenance…à travers un dispositif d’écriture numérique. [….] Fonction d’intérêt…) »3 d’auto-indexation (amitié, centre Ce sont ces deux fonctions, d’une teneur proprement déclarative quant aux appartenances d’un webnaute, auxquels nous associerons notre définition de « communauté socionumérique ». Cette appartenance se traduira également par le respect des normes, souvent sous forme de charte ainsi que de positions éditoriale et politique, imposées par un ou des administrateurs qui agissent en fonction d’une légitimité historique fondée sur leur acte de création de la communauté ou de leur engagement politique reconnu de tous et par tous, ce que nous pourrions qualifier de « E-réputation »4. STIEGLER Bernard, « Le bien le plus précieux à l’époque des sociotechnologies » in STIEGLER Bernard (dir.), Réseaux sociaux, culture politique et ingénierie des réseaux sociaux, FYP, Limoges, 2012, p. 22. 4 « L’E-Réputation désigne l’art de gérer l’identité numérique, de la stratégie à l’acte de communication, en passant par l’étude d’image et la veille, en vue de déployer une influence pérenne sur et avec Internet. » 3 59 Nous résumerons donc notre définition de la « communauté socionumérique » relative à notre corpus comme une entité plurielle fondée sur : - l’inscription dans un réseau socionumérique, tel Facebook ; - la souscription à une page à thématique précise résolument militante ou bien street artiviste ; - l’acceptation de certaines règles de fonctionnement, éditoriales et de positionnement politique, et d’un registre de langage émergeant parmi les membres de la page ; - enfin la gestion de la communauté par un ou des administrateurs qui détiennent le pouvoir d’émettre un discours auquel les membres peuvent « seulement » réagir. Il.s possède.nt également le pouvoir d’exclure un quelconque membre qui aurait porté atteinte au règlement intérieur communiqué par une charte ou des règles intuitives qui se sont consolidées au fil du temps – tout ceci en dépit des stratégies de contournement déployées par certains membres ou encore par les appareils de surveillance numérique5. Cette définition de la « communauté socionumérique » est propre à notre objet de recherche et demeure relativement vague et ce de manière intentionnelle étant donné que nous prenons le parti d’employer cette appellation pour des raisons pratiques lorsque nous souhaitons « seulement » qualifier ce type de communautés. La « communauté socionumérique » ne fait pas partie des questionnements au cœur de notre travail ainsi elle ne constitue « qu’un » qualificatif générique. D’autant plus que nous ne pouvons pas nous contenter de la notion de « communauté » car celle-ci présente un écueil majeur pour notre travail à savoir la « mêmeté » des individus qui la composent ce qui serait contradictoire avec notre cadre pragmatiste et la « théorie de l’action » sur laquelle nous nous adossons. Il nous faut néanmoins distinguer « la notion d’E-Réputation (un ensemble d’outils pour l’action, une forme de communication) de l’identité numérique (ici objet de l’action) et de la finalité (l’influence au sein d’Internet, et l’influence grâce à Internet). » FILLIAS Edouard et VILLENEUVE Alexandre, E-Réputation, Stratégies d’influence sur Internet, Ellipses, Paris, 2011, p. 35. C’est nous qui soulignons. 5 A ce propos « les spécialistes de la répression de la criminalité, de la corruption, du terrorisme, toutes les polices politiques du monde, les services de contre-espionnage s’intéressent toujours aux liens faibles, aux connaissances qui paraissent très éloignées des personnes qu’ils surveillent ou suspectent. » MOULIER-BOUTANG Yann, « Les réseaux sociaux numériques : une application de la force des liens faibles » in STIEGLER Bernard (dir.), Réseaux sociaux, culture politique et ingénierie des réseaux sociaux, FYP, Limoges, 2012, p. 72. 60 Pour ce qui est de la notion de public politique, actif au sens de Dewey, nous avons estimé bon de trouver une passerelle nous y menant naturellement en convoquant la notion de « collectif » et de « collectif politique », selon les définitions de Laurence Kaufmann. II. Un engagement en ligne. Mais avant d’y parvenir, peut-être est-il nécessaire d’effectuer une parenthèse introduisant le militantisme en ligne. Celui-ci est d’abord influencé par l’esprit de l’Internet, lui-même découlant de la méritocratie des univers scientifique et académique qui ont développé cet outil technique pendant des décennies en parallèle des avancées de l’armée américaine. Ainsi l’Internet est régi par la valorisation des pairs. Seuls ces derniers sont en position de juger la validité des propos d’un tel ou un tel et de le rendre visible ou non à travers le procédé de la citation. Plus un webnaute est cité ou suivi puis il obtient de la visibilité sur les moteurs de recherche et les réseaux socionumériques grâce aux algorithmes qui déterminent les fonctionnements de ces plateformes. L’autre point essentiel quant au mode de fonctionnement de l’Internet, qui va avoir un impact prépondérant sur notre travail, concerne la communication de « multiple à multiple », autrement dit de « many to many ». Parmi les conséquences capitales de la migration de certains militants vers l’Internet dès les années 1990 – avec l’accessibilité de cette innovation technologique au grand-public – Dominique Cardon et Fabien Granjon soulignent les points suivants : « allégement des contraintes éditoriales, réduction drastique des coûts de diffusion, modèle de communication many to many (par opposition au modèle one to many des médias traditionnels), facilités de production coopérative et ouverture d’un espace de participation élargi permettant une plus grande interactivité. De façon tout à fait singulière, ce sont d’abord les militants les moins organisés et les groupes les plus périphériques qui se saisiront les premiers de ces nouvelles 61 possibilités de communication qui privilégient l’horizontalité sur l’organisation verticale et hiérarchique » 6 Une certaine co-conception des contenus apparaît puisque les membres peuvent facilement interagir avec le ou les administrateurs d’une communauté socionumérique. Ils peuvent émettre des idées éditoriales ou proposer des contenus qui seront ou non diffusés par l’administrateur. L’interaction agissante est beaucoup plus accessible – la porosité des frontières et les va-et-vient entre membres et administrateur devenant l’alpha et l’oméga d’une communauté socionumérique – et bien plus productive que dans le mode de fonctionnement des médias traditionnels mainstream qui, malgré leurs efforts pour intégrer leur lectorat dans la conception de leurs productions, ne parviennent pas à établir un contact durable et étroit avec leur audience. Les médias d’information générale et politique continuent, en accord avec leur déontologie et leur éthique professionnelles, à se comporter en porte-parole de leur public et aspirent à servir ses intérêts, qu’ils ont eux-mêmes déterminés. Pour ce qui est des communautés socionumériques, l’horizontalité supplante la verticalité du circuit communicationnel ; ainsi, aucune personne physique ou morale ne peut décider à elle seule de l’intérêt commun pour tous les membres. Même si les médias mainstream prétendent aujourd’hui porter une attention bienveillante à leur lectorat et les retours de celui-ci, grâce aux courriers des lecteurs, l’usage des réseaux socionumériques, ou encore les appels réguliers au « journalisme citoyen » pour du contenu amateur, la passerelle demeure coriace à traverser. Le journaliste préserve ses pouvoirs et prérogatives premiers que sont la sélection, le tri et la hiérarchisation. Une rédaction gardera toujours pour elle le soin de sélectionner et de diffuser une information ou non, et surtout elle aura la mainmise sur la manière de la diffuser. Elle fera tout pour maintenir sa fonction de gate-keeper, qu’elle sent de plus en plus menacée face à un « élargissement de l’espace public »7. Il ne s’agit absolument pas de faire l’apologie des réseaux socionumériques et de les présenter comme un espace de démocratisation ou d’ouverture pour le citoyen. La « démocratie Internet » dévoile bien des promesses mais aussi des limites, comme en témoigne parfaitement l’intitulé de l’ouvrage de Dominique Cardon8. Effectivement, l’Internet promet certaines avancées pour les publics, médiatiques et politiques. Ceux-ci se 6 CARDON Dominique et GRANJON Fabien, Médiactivistes, Presses de Sciences Po, coll. « Contester », Paris, 2010, p. 82. C’est nous qui soulignons. 7 CARDON Dominique, La démocratie Internet, Promesses et limites, Seuil, coll. « La République des idées, Paris, 2010. « L’élargissement de l’espace public » étant le titre du deuxième chapitre de l’ouvrage. 8 Ibid. 62 situent principalement au niveau de la fin de la : « pratique du contrôle éditorial, économie de la rareté, conception passive du public »9. En effet, l’Internet permet d’estomper les frontières entre producteurs de l’information et consommateurs de celle-ci, surtout depuis l’accessibilité et la diffusion à grande échelle du smartphone, grâce à l’extension des échanges de données mobiles à très grande vitesse depuis le milieu des années 2000, et la présence d’appareils photo intégrés à ces « téléphones intelligents ». Preuve en est : le premier événement de notre ère contemporaine qui nous a permis d’assister au passage du « profane à l’amateur » se trouve être le tsunami dans le sud-est asiatique en 2004. La quantité d’images parvenues jusqu’aux médias mainstream, complètement impuissants face à l’imprévisibilité du surgissement de l’événement, a permis au « profane » de prétendre au statut d’amateur désormais sollicité par ces médias qui ont besoin de ces objets médiatiques afin de ne pas être totalement dépassés par une déferlante socionumérique qui aurait pu rapidement lui échapper10. L’Internet est donc plus participatif que les médias mainstream, cela dit il nous faudra, à l’instar de Dominique Cardon, distinguer nettement l’accessibilité de la visibilité11. Tout contenu rendu public sur l’Internet – sous toutes ses formes : site, site web 2.0, blog, réseau socionumérique, etc. – est donc accessible à tout un chacun disposant d’une connexion mais ce critère d’accessibilité ne suffit pas pour rendre ce contenu visible. L’utopie que l’Internet promet n’est pas toujours vérifiée. Les grands acteurs commerciaux – Google, Yahoo, MSN, etc. – reproduisent la domination de la sphère économique et des médias mainstream sur l’Internet. Celui qui paie sera mieux référencé et ceux qui en ont les moyens sont bien des médias mainstream quand il s’agit d’information. La qualité et la visibilité ne vont pas forcément de pair sur l’Internet. Cependant, des militants en tous genres, surtout isolés et en manque de reconnaissance, se sont immédiatement saisis de cet outil technologique pour sa prédisposition à l’accessibilité publique. Les groupes des « sans » (sans papiers, sans domicile, sans travail, etc.), du moins 9 Ibid., p. 8. Jocelyne Arquembourg a étudié dans le détail les UGC (user generated contents) lors de l’événement du tsunami de 2004 et la manière dont les rédactions ont été complétement dépassées par le surgissement soudain de cette catastrophe naturelle. Ils ont donc eu recours aux UGC pour parer aux manques de contenus en interne. Nous la prions de nous excuser pour avoir résumé de manière aussi brève et réductrice son propos brillant et bien plus complexe. ARQUEMBOURG Jocelyne, L’événement et les médias, Les récits médiatiques des tsunamis et les débats publics (1755-2004), Editions des archives contemporaines, Paris, 2011. 11 Ibid., p. 42. 10 63 en France dans les années 1990, ont été les premiers – en même temps que les hackers – à se servir de cet outil de communication pour défendre des causes qui leur tiennent à cœur. Mais pour en revenir à la question de la circulation de l’information sur l’Internet, il s’avère que l’utopie de l’accessibilité à tous et la propension de chacun à créer sa propre information sont loin de la réalité des faits. Que ce soit sur Wikipédia12, sur Allociné13 ou sur les sites d’information générale et politique nous nous apercevons que le profil social du contributeur actif n’est en rien anodin. Incontestablement, les amateurs les plus actifs sur l’Internet – peu importe le domaine de prédilection – sont souvent très proches du profil social des professionnels du même champ. Par exemple, pour ce qui est de l’information en France, les acteurs alternatifs : « présentent des profils sociaux relativement similaires et leur manière de concevoir et de produire de l’information n’est pas si différente de celle des professionnels. » 14 La participation prend de nouvelles formes mais socialement il n’y a pas de révolution, le changement n’est pas radical en somme comme le souligne Franck Rebillard, repris par Dominique Cardon et Fabien Granjon, et les producteurs de l’information ont souvent le type de profil suivant : « Journalistes en recherche d’emploi, étudiants en journalisme, professions artistique et littéraire, veilleurs et spécialistes de domaines singuliers constituent le public le plus présent de la blogosphère citoyenne qui s’est développée en marge de l’espace journalistique (blogosphère dont les productions sont aujourd’hui relayées par la « twitosphère »). »15 Ce n’est donc pas totalement un hasard si en Egypte l’un des acteurs les plus importants du lancement de la Révolution fut Wael Ghonim, l’administrateur de la page Facebook Nous sommes tous Khaled Saïd. Celui-ci occupait en 2010 un poste de cadre marketing chez Google, autrement dit il a une maîtrise parfaite des réseaux numériques et socionumériques et sait donner de la visibilité à une donnée. Il avait un passé de militant politique puisqu’il s’occupait d’une campagne de réhabilitation de Mohammad el-Baradeï visant à le faire O’NEIL Mathieu, « Wikipédia ou la fin de l’expertise », Le Monde diplomatique, avril 2009 http://www.monde-diplomatique.fr/2009/04/O_NEIL/16985, dernière consultation le 23 octobre 2016. 13 Conférence donnée par Dominique Pasquier et Valérie Beaudouin « Le jugement profane en ligne. Organisation et contradictions de la critique amateur cinéphile » dans le cadre du colloque « La participation des publics. Pratiques et conceptions », 29 novembre 2013. 14 CARDON Dominique et GRANJON Fabien, Médiactivistes, Presses de Sciences Po, coll. « Contester », Paris, 2010, p. 117. 15 Ibid., p. 117. 12 64 revenir en Egypte et à en faire l’incarnation du candidat idéal, le plus à même de se charger d’une transition démocratique menant vers un pouvoir civil. Wael Ghonim n’est donc pas un webnaute quelconque et a une connaissance approfondie des réseaux numériques qu’il a su mettre à profit lorsqu’une occasion adéquate s’est présentée. A travers ce profil d’un militant égyptien, nous observons un parcours personnel qui est loin d’être unique dans l’engagement en ligne. Si nous suivons le raisonnement de Jacques Ion selon lequel le militantisme n’est pas désuet mais que sa forme a tout simplement évolué, nous pouvons insérer dans ces nouvelles modalités d’action un cas comme celui de Wael Ghonim. Assurément, le militantisme traditionnel se définit par un « engagement militant où l’individu adhère totalement à l’organisation qu’il sert » ; ce qui côtoie un « engagement distancié où l’individu se sert de l’association comme d’un outil pour mener une action limitée dans le temps »16. Ce que décrit Jacques Ion n’est en rien relié à l’engagement en ligne mais lorsque nous nous intéressons à l’engagement sur l’Internet, force est de constater que l’engagement distancié y est très largement dominant. L’engagement militant, par exemple syndicaliste, est bien en crise. L’adhésion totale à une ligne officielle, le passage par des rites d’entrée et de renouvellement, l’homogénéité des militants et le respect absolu de la hiérarchie vertical, avec très peu de renouvellement de ses cadres et élites, poussent l’engagement militant dans une crise profonde. Tandis que l’engagement distancié correspond parfaitement à l’engagement en ligne. « La mobilisation n’y signifie pas renoncement à soi, bien au contraire. Mais cette implication personnelle est toujours circonstanciée, et suppose donc constamment sa suspension potentielle. Engagement de soi va toujours alors avec engagement réversible. Bien évidemment, de même que l’engagement militant peut signifier à la limite la perte de soi dans l’identification aux rôles du groupement, l’engagement personnel risque constamment la tentation du témoignage quand ne compte plus que la seule exposition de soi »17 Celui-ci se définit souvent par son caractère éphémère et par la quête d’épanouissement personnel dans l’engagement. Ce dernier est souvent multiple et ne se réduit plus à une seule problématique. Un individu peut dès lors s’inscrire dans des engagements multiples et consacrés à des problèmes divers et variés. Il peut pleinement profiter de la force des liens ION Jacques, La fin des militants ?, Les Editions de l’atelier/Editions Ouvrières, coll. « Enjeux de société », Paris, 1997, 4e de couverture. C’est nous qui soulignons. 17 Ibid., p. 83. 16 65 faibles18. Autrement dit, le réseau socionumérique « correspond à des processus d’individuation et en même temps de trans-individuation très Simondiens, qui ont pour traduction une multiplication des pluri-appartenances. »19 Il ne s’agit donc plus d’adhérer, au sens de « coller à » une ligne politique dictée par une hiérarchie, mais de braconner des appartenances accomplissant un épanouissement personnel recherché dans des actions multiples. Les réseaux socionumériques, « amplificateurs »20 de notre société, facilitent donc l’inscription au sein de diverses « communautés » à la fois. III. « Faire collectif ». En effet, la « communauté », dans son acception plus large et non plus uniquement socionumérique, pose certains défis et problèmes à surmonter en vue d’une analyse pragmatiste portant essentiellement sur l’action d’une entité plurielle. La communauté a pour caractéristique principale l’homogénéité des individus qui la composent. Ce que Laurence Kaufmann qualifie de « mêmeté » : « Un collectif n’est donc pas une communauté, qui repose sur la mêmeté a priori des mœurs, des valeurs et des pratiques » 21 . Ce critère de « mêmeté » serait plus proche d’une psychologie des foules qui se focalise sur des entités massives animées par une homogénéité immuable à un comportement toujours assimilé à une similitude mécanique et systématique. Par ailleurs, il pourrait également s’agir des communautés au sens culturel, ethnique, etc., dans les deux cas, cette approche, fondée sur la « mêmeté » d’une communauté, serait nettement contradictoire avec nos problématiques c’est-à-dire l’observation de la fonction agissante d’un acteur collectif de 18 MOULIER-BOUTANG Yann, « Les réseaux sociaux numériques : une application de la force des liens faibles » in STIEGLER Bernard (dir.), Réseaux sociaux, culture politique et ingénierie des réseaux sociaux, FYP, Limoges, 2012, pp. 67-81. 19 Ibid., p. 73. C’est nous qui soulignons. 20 Ibid., p. 76. 21 KAUFMANN Laurence, « Faire « collectif » : de la constitution à la maintenance » in KAUFMANN Laurence et TROM Danny (dir.), « Qu’est-ce qu’un collectif ? Du commun à la politique », Editions de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Raisons pratiques. Epistémologie, sociologie, théorie sociale, n°20, Paris, 2010, p. 341. C’est nous qui soulignons. 66 manière intentionnelle et délibérée, et aucunement une action déterminée par des réflexes quelconques ou par une appartenance à un groupe culturel qui serait déterminant en vue de son action. Le collectif, quant à lui, s’engage plus dans une voie de travail conscient, ce que Searle comparait à une symphonie où chaque individu joue d’un instrument mais en définitive l’action et le résultat sont collectifs et l’écoute devient harmonieuse grâce à la composition des différents acteurs qui s’ajustent les uns aux autres, ce que Laurence Kaufmann appelle du « partie-tout »22. Tout comme dans une pièce de théâtre, un individu s’associe intentionnellement à d’autres afin de former une troupe capable de jouer une pièce sur la même scène, et si un comédien venait à se tromper dans le texte ou la mise en scène ceux qui le côtoient doivent s’adapter et réajuster leur texte et leur placement sur scène. Il y a donc un intérêt collectif qui surpasse l’intérêt individuel. « La communauté d’esprit qu’engendre le fait, pour des individus dispersés, de partager de facto un certain nombre de sentiments et de représentations ne suffit pas à « faire collectif ». L’appartenance à un collectif est un choix délibéré et exige de la part de ses contractants un travail de mise en commun qui permette de transformer la quantité de points de vue partagés en qualité collective. »23 Le passage de la notion de communauté à celle de collectif nous semble donc une étape nécessaire afin de pouvoir étudier l’action de ce dernier. Ce qui sépare distinctement la communauté du collectif, selon Laurence Kaufmann, c’est bien son engagement voire le choix de cet engagement et surtout le travail conscient effectué en vue de se constituer en collectif. Nous disposons, à cet égard, d’une définition parfaitement satisfaisante – et qui sied à notre problématique – du collectif chez l’auteure en question : « transformer une collection d’individus disparates en un acteur collectif est la notion transversale d’engagement : c’est par le contrat implicite ou explicite qui sous-tend son entrée dans le collectif que l’agent accepte de lier son futur cours d’action aux décisions du groupe. »24 De fait, c’est ce que Laurence Kaufmann nomme l’opérateur de « totalisation » ou par ailleurs la contribution au passage d’un « multiple en un ». L’engagement et le contrat noué 22 Ibid., p. 337. Ibid., p. 341. C’est nous qui soulignons. 24 Ibid., p. 342. C’est nous qui soulignons. 23 67 entre divers individus, dont le lien ne se restreint pas à une similitude dans les mœurs, les représentations, les valeurs, les codes sociaux, etc. – ce qui se rapproche de la définition de la « communauté d’action »25 chez John Dewey – est la condition nécessaire à la constitution d’un collectif. La modalisation verbale employée par Laurence Kaufmann n’est en rien anodine : les individus ne mutent pas en un collectif, ils se « transforment » ; ce verbe d’action démontre à quel point l’intentionnalité est « centrale ». L’agir en commun doit donc être pleinement intentionnel pour caractériser un collectif. L’« engagement conjoint » ainsi que la « conscience mutuelle » déterminent l’apparition d’un « sujet pluriel » qui se manifeste par l’émergence du pronom personnel « Nous » : « composé de différents individus qui s’engagent mutuellement dans des actions conjointes et des croyances collectives et endossent les droits et les devoirs qu’un tel engagement implique. »26 Pour récapituler en quelques points, le collectif pourrait se définir en quatre opérateurs constitutifs, à savoir : - la nominalisation : « ce que pourrait être la spécificité des collectifs politiques modernes, à savoir le fait de se concevoir, sous un mode réflexif, comme un Nous nominal, un Nous a posteriori et artificiel qui reste suspendu aux intentionnalités collectives des individus qui sont à son principe. »27 - la totalisation où le « contrat implicite ou explicite d’engagement » est animé par un « souci du monde » prenant le dessus sur le « souci de soi-même » ; - la conscience mutuelle de former une unité : un « entre Nous » fondé sur des engagements régis par des droits et des devoirs à respecter ; Celle-ci se concentre principalement sur le partage d’un même code langagier qui laisse transparaître des similitudes quant aux valeurs, aux principes, aux pratiques, etc. Par exemple, une communauté religieuse et une communauté scientifique ne déploieront pas le même langage, ils recouvrent donc des communautés d’action distinctes. Il ne s’agit donc absolument pas d’habitudes culturelles mais une relation avec d’autres membres déterminé par un système linguistique et un dispositif langagier. DEWEY John, Logique. La théorie de l’enquête, PUF, Paris, 1967, p. 110. 26 KAUFMANN Laurence, « Faire « collectif » : de la constitution à la maintenance » in KAUFMANN Laurence et TROM Danny (dir.), « Qu’est-ce qu’un collectif ? Du commun à la politique », Editions de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Raisons pratiques. Epistémologie, sociologie, théorie sociale, n°20, Paris, 2010, p. 339. 27 Ibid., p. 335. C’est nous qui soulignons. 25 68 - l’intentionnalité : un choix délibéré d’agir en commun reposant « sur la manifesteté mutuelle d’une intention-en-‘Nous’ »28. IV. Emergence et « maintenance » du collectif. Enfin le collectif s’exprime en deux moments selon Laurence Kaufmann : celui de la constitution suivi de la maintenance. Le premier temps dépend principalement d’une configuration triadique où la transformation « du multiple en un » se réalise. En suivant les traces de Georg Simmel, la transformation passe par l’étape où les « Je et Tu se définissent en référence à un Nous »29. Un monde tiers, et conjoint aux individus qui composent le collectif, émerge et s’impose en seuil commun au collectif pour y déployer un agir. « Une telle triangulation offre en effet à ceux et à celles qui y participent l’opportunité de valider l’existence et l’intérêt de l’objet de leur attention conjointe (Il), d’éprouver une communauté d’intérêt et d’attention relativement à un référent extérieur (Nous) et de contraster potentiellement les expériences subjectives que ce même référent suscite (Je et Tu). »30 Les expériences de chacun servent donc à une subjectivation générale que le « Nous » convoque pour exprimer des intérêts collectifs fondés sur tous ces particularismes, tout en soulignant des objectifs communs qui doivent dépasser les subjectivités de tout un chacun. Ce double-processus peut être un obstacle, ou un frein, à la constitution d’un collectif mais est nécessaire pour sortir d’une conception additionnelle du collectif, c’est-à-dire de la composition d’un « Nous » constitué d’une addition d’individus : des « Je » et des « nonJe ». Au sein de ce moment de la constitution deux « procédures idéal-typiques complémentaires l’une de l’autre » sont nécessaires à l’apparition d’un collectif. La première concerne la 28 Ibid., p. 341. Ibid., p. 349. 30 Ibid., p. 351. 29 69 constitution en interne, c’est-à-dire l’auto-constitution entre les individus qui fondent le collectif. Cette procédure consiste en une collectivisation et une mise au pluriel afin de connecter de l’intérieur l’ensemble du collectif. A l’issue de cette procédure, il s’agira d’« assembler les volontés et fédérer les différentes opinions » dans le cadre d’un « double contrat tacite de coopération et de subordination »31. La cohésion et l’harmonie du collectif en interne dépendent de la mise en place et du succès de cette procédure. Cependant, cette phase interne ne suffit pas à l’existence du collectif. Il doit apparaître en externe, il se doit d’exister pour un « Eux », ces process sont qualifiés par Laurence Kaufmann de « procédure d’individuation et descente en singularité »32. Le « Nous » s’institue en un « Eux » ou « Ils » pour d’autres « Nous ». En d’autres termes, le collectif acquière une homogénéité et une singularité en tant qu’entité une et unique auprès d’autres instances. C’est son apparition et sa reconnaissance en externe qui complète sa construction en collectif. Son émergence ne peut s’opérer qu’au prix de la reconnaissance par des acteurs qui lui sont externes et qui le voient comme une entité non plus plurielle mais singulière qui se présente sous une identité unique. En résumé : « le Nous ne prend corps que grâce à un détour par d’autres Nous de même grandeur qui lui permettent, en retour, de se produire, de se percevoir et de s’affirmer comme un individu collectif. »33 Si le collectif parvient à se constituer en validant ces deux procédures il devient donc une « entité bi-faciale » qui se constitue dans une version a priori en interne et dans une approche a posteriori pour les collectifs externes, c’est dans cette seconde phase qu’il accède à sa dimension nominaliste, abordée précédemment. Afin de rendre ce double processus plus clair : « Sous l’angle du double processus d’individuation et de collectivisation […], le collectif n’est jamais une entité substantielle. Le procès toujours inachevé de sa constitution repose sur la production continuelle d’un « entre Nous » qui est à prendre dans les deux sens du terme : l’« entre Nous » qui renvoie à la reconnaissance mutuelle des Je en tant que membres d’un seul et même Nous (processus de collectivisation interne) et l’« entre Nous » que déploie l’espace de visibilité et de compétition mutuelle des Nous qui 31 Ibid., p. 352. Ibid., p. 353. 33 Ibid., p. 353. 32 70 se reconnaissent mutuellement, à leur échelle, comme des entités pertinentes d’action et de pensée (processus d’individuation externe). »34 En ce qui concerne le moment de la maintenance, il est nécessaire à la survie d’un collectif mais présente de nombreux risques. Il s’agit d’un moment délicat que rencontre tout collectif constitué. La première problématique se situe au niveau de l’institutionnalisation plausible du collectif. Cette solution étant la plus facile pour s’inscrire dans la durée, celui-ci permet à une « communauté d’enquêteurs », terme emprunté à John Dewey, de basculer dans la « politique normale ». Par conséquent, le collectif « entre en institution » afin de traiter en égal avec toute autre institution. Il accède dès lors à une reconnaissance et une visibilité publique mais par là même se réifie. En prenant un nom figé, en acquérant une cohésion en interne et en externe, il peut peiner à évoluer dans le temps et subir le lourd handicap de l’immobilisme. Ce premier risque ne suit en rien une quelconque logique déterministe, il fait seulement partie d’un certain nombre de probabilités. L’une des principales limites que peut présenter le moment de la maintenance se trouve être la tension « potentiellement polémique, voire polémologique », lorsque le collectif se met à « agir-contre » et non plus « agir-pour »35. Ce basculement présente de nouvelles difficultés pour le collectif qui peut commencer à agir non plus au nom de ses idées originelles mais seulement contre des concurrents ou des adversaires qui évoluent dans le même champ d’action et de pensée. Cette évolution représenterait donc une déperdition de l’esprit qui a motivé la constitution du collectif, il s’agirait là d’une altération bien souvent involontaire mais potentiellement persistante voire destructrice, phénomène que nous corroborerons dans la partie empirique. Au-delà des procédures menant à la constitution et à la maintenance d’un collectif et les caractéristiques de celui-ci, Laurence Kaufmann termine son article par la présentation de la « spécificité » des collectifs politiques, ce qui nous concerne directement pour notre objet d’étude. En s’appuyant sur La Crise de la culture arendtienne et Le Public et ses problèmes 34 35 Ibid., pp. 354-355. Ibid., p. 356. 71 de Dewey, Laurence Kaufmann définit la spécificité du collectif politique de la manière qui suit : « Conscient du pouvoir d’action qu’il a sur son propre devenir historique, le Nous proprement politique vise à dépasser l’horizon du « ici et maintenant », à réaliser des possibles encore non réalisés et à s’imaginer autre qu’il n’est »36. En ce sens, le collectif politique se rapproche énormément de la forme du public deweyien en sa capacité à passer au-delà de la résolution d’un seul problème public. Sa part prospective, à travers l’imagination, le rend pérenne et en fait une entité plurielle collective censée s’inscrire dans le long terme. Pour en revenir à la définition du collectif politique selon Laurence Kaufmann, celui-ci se distingue du collectif « ordinaire » par l’association entre un ressenti, une expérience dans la terminologie deweyienne, et un agir : « Les collectifs politiques ont une dimension fondamentalement contrefactuelle et prospective. Ils sont fondés sur l’articulation potentiellement problématique entre « un être en commun », qui tend à s’imposer sur le mode de la nécessité, et un agir en commun qui prend acte »37. Cette définition-ci est fortement semblable à ce que John Dewey qualifie de public politique. Et une dernière caractéristique chez L. Kaufmann achèvera de rapprocher étroitement les deux notions : « c’est bien d’un travail perpétuel dont il doit s’agir ici : un collectif politique, au sens normatif du terme, ne doit pas perdre la trace de la pluralité première qui est à son principe. Au contraire, il doit procéder à l’exploration réfléchie de la relation et donc de la différence potentielle entre le Je et le Nous, l’individuel et le collectif, le tout et ses parties, ou encore la cité et ses membres. »38 Le « travail perpétuel » est donc déterminant dans une approche à long terme du collectif politique et du public, que nous étayerons par la suite. D’autant plus que la pluralité de cette entité ne doit jamais être omise ou négligée, il en est de même pour le public deweyien qui peut également être qualifié d’« union sociale plurielle »39. Ibid., p. 360. C’est nous qui soulignons. Ibid., p. 360. C’est nous qui soulignons. 38 Ibid., p. 360. C’est nous qui soulignons. 39 ZASK Joëlle, « Le public chez Dewey : une union sociale plurielle », TRACÉS 15, 2008/2, pp. 169-189. 36 37 72 Ce qui distingue notablement le collectif du public, c’est le subir ensemble propre au public : « Il existe ainsi, une manière de subir ensemble les choses, qui relève d’une connexion mentale un peu différente de l’engagement conjoint. En ce sens, le fait de subir ensemble quelque chose est tout autant créateur de lien que le fait de faire ensemble quelque chose. »40 Enfin, nous développerons un axiome englobant, faisant du public une entité regroupant potentiellement des collectifs ou des individus qui viennent à se mobiliser, en délaissant leur singularité au profit d’une action unitaire et commune. Avant d’en arriver à la définition du public au sens de J. Dewey, il ne serait pas superflu de préciser que : « Le « public » renvoie à des contextes divers, selon qu’il est pris comme un substantif ou un adjectif. Substantif, il semble pointer vers une « personne collective », au statut grammatical de sujet, actif ou passif, bien problématique à apercevoir. Il désigne un « être » doté de capacités d’auto-gouvernement, de délibération ou de participation ou de compétences de réception médiatique et culturelle. »41 C’est donc dans sa teneur proprement politique que nous aborderons le public, il ne s’agira à aucun moment de traiter de public médiatique sauf lorsque cela sera explicitement indiqué. 40 ARQUEMBOURG Jocelyne, L’événement et les médias, Les récits médiatiques des tsunamis et les débats publics (1755-2004), Editions des archives contemporaines, Paris, 2011, p. 31. 41 CEFAÏ Daniel et PASQUIER Dominique, « Introduction » in CEFAÏ Daniel et PASQUIER Dominique (dir.), Les sens du public. Publics politiques, publics médiatiques, PUF, CURAPP, 2003, pp. 13-14. 73 Chapitre 4 : Le public chez Dewey, articulation entre une théorie de l’action et une théorie de l’expérience esthétique. I. Le pragmatisme, un concept fondé sur l’expérience. « Le pragmatisme de John Dewey est un expérimentalisme »1 . Ceci s’explique par l’importance accordée par Dewey à l’expérience. Tout se fonde sur l’expérience. Celle-ci représente clairement le nœud de sa pensée. Pour le pragmatisme, le monde n’est pas un donné, il est « en train de se faire » (in the making) et ce processus inchoatif peut être caractérisé par l’expérimentation. Cette dernière est constituée d’expériences qui interagissent les unes avec les autres. « L’expérimentation désigne le cours que suit une activité à l’égard à la fois des expériences antérieures et de celles qui sont visées ou anticipées. »2 Le terme d’expérimentation, une fois saisi, il nous faut dès lors nous pencher sur l’expérience même. Richard Shusterman en donne un aperçu bien complet : « Elle inclut à la fois le sujet et l’objet, en enveloppant aussi bien le contenu de l’expérience que la matière dont elle est expérienciée. L’expérience est en même temps le flux général de la vie consciente, que nous avons tant de mal à saisir, et ces moments distincts, aigus, qui surgissent de ce flux et constituent une « expérience ». Parce qu’elle embrasse à la fois le passé, le présent et le futur, elle renferme la sagesse accumulée de la tradition, célébrée par la pensée conservatrice, et elle symbolise l’ouverture au changement et à l’expérimentation que défend la pensée progressiste. 1 DEWEY John (introduit par TRUC Gérôme et traduit par SAINT-GERMIER Pierre et TRUC Gérôme), « La réalité comme expérience », Tracés, 9 « Expérimenter », 2005, p. 83. Au sens où « « L’expérience a cessé d’être empirique pour devenir expérimentale », en ce sens qu’elle n’implique plus une posture passive mais au contraire une mise à l’épreuve active et réflexive de la réalité et de nos connaissances (toujours provisoires). », pp. 84-85. 2 DEWEY John, Le public et ses problèmes, Farrago/Editions Léo Scheer, Publications de l’Université de Pau, 2003, p. 18. 74 L’expérience humaine est constituée, de part en part, de contextes historiques, sociaux et politiques. »3 Nous détenons à travers cette citation le début de la pensée deweyienne, il s’agit de renouer, en cas de rupture, avec le fil de l’expérimentation. Un problème survient et affecte directement et indirectement des citoyens, il porte donc un coup d’arrêt à l’expérimentation. Il s’agit donc de recouvrir le continuum de l’expérience humaine dans sa globalité, que ce flux de l’expérience humaine retrouve sa liberté et sa cohésion. Pour ce faire, il est question de résoudre le problème qui se pose, dans le cadre d’une expérience, afin de replacer l’expérimentation dans une dynamique fluide. L’expérimentation, est en fait un long fleuve d’incertitudes. Des moments d’accalmie entrecoupées de périodes problématiques, et à chaque fois le but ultime du public étant de recréer une nouvelle forme de cohérence. Afin d’y parvenir, une enquête doit être mise en place. Nous touchons là le deuxième point essentiel du pragmatisme deweyien. Dans la totalité de son œuvre, il s’appuie sans exception sur deux fondements : l’expérience et l’enquête. Ces deux s’entremêlant infailliblement. Il ne peut y avoir l’un sans l’autre. Auparavant, nous avons évoqué une définition de l’expérience humaine dans sa globalité, nous devons désormais saisir le terme d’expérience, au sens unitaire du terme : soit UNE expérience. C’est ainsi que Dewey la qualifie : « Nous vivons une expérience lorsque le matériau qui fait l’objet de l’expérience va jusqu’au bout de sa réalisation. C’est à ce moment-là seulement que l’expérience est intégrée dans un flux global, tout en se distinguant d’autres expériences. »4 Se manifeste à travers cette citation un autre point capital de la pensée de Dewey. Nous ne pouvons parler d’une expérience, que lorsque celle-ci parvient à son aboutissement. Il n’est absolument pas possible de saisir une expérience sans cette condition préalable. Ce qui ne signifie en aucun cas que l’expérience s’engage dans un mouvement prédéfini et qu’elle a dès le départ un objectif in fine à atteindre. Il y a un trouble qui vient déranger l’expérimentation et pour revenir, non pas à la situation initiale mais à une situation stable et 3 DEWEY John, L’art comme expérience, Gallimard, coll. « Folio Essais », Paris, 2010, édition originale 1934, p. 19 4 Ibid., p. 80. C’est nous qui soulignons. 75 meilleure que la précédente, une expérience, à travers la mise en place d’une enquête, doit parvenir à sa fin pour rétablir le flux de l’expérimentation. II. L’enquête, la mission du public. Nous avons abordé au préalable la notion d’enquête sans l’éclaircir. « La tâche essentielle du public est d’assurer un mouvement de passage entre les situations sociales problématiques et les actes de réglementation politique. Elle est donc d’identifier son intérêt »5. Nous trouvons en ces termes une définition de l’enquête au sens de Dewey. Celle-ci vise, en définitive, à transformer les affectations sociales qui ont atteint des individus directement et, surtout, indirectement. Le public doit procéder à une enquête afin de mettre un terme à une situation problématique le concernant. « La corrélation entre vivre une situation problématique, éprouver les conséquences de ses propres activités, et reconstruire le cadre de l’expérience en agissant sur ses conditions afin que puisse reprendre le continuum des expérimentations, est ce que Dewey appelle tout aussi bien « enquête » que « développement de l’individualité ». »6 Nous parlons de public, seulement à partir du moment où cette situation « affecte » indirectement des citoyens. Si la situation en question ne concerne qu’un couple par exemple qui a des difficultés en vue d’avoir un enfant, cela ne les regarde que tous les deux, en aucun cas un public ne se constituera afin de remédier, grâce à une enquête, à ce problème. Même si celui-ci peut devenir public dès lors que d’autres couples vivent le même problème puis que la circulation de l’information permet d’accomplir une montée en généralité. Le problème peut devenir alors celui de la stérilité des couples, de l’adoption ou encore de l’accès à la PMA, il concerne alors une multitude de membres de la société et pas seulement ceux qui sont directement affectés par cette situation du privé, le problème devient public. Par contre, s’il s’agit d’un homme politique accusé de détournement de fonds publics, la question intéresse au plus haut point le public puisque cet argent du contribuable aurait pu être dépensé à meilleur escient. L’enquête, qui revient à la charge du public, a pour 5 6 DEWEY John, Le public et ses problèmes, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2010, pp. 58-59 Ibid., p. 31 76 but de révéler où le bât blesse. Et le terme « révéler » n’est en rien anodin. « Révéler » implique une publicisation des résultats d’une enquête, et ceci est primordial aux yeux de Dewey, voire nécessaire. La mission du public est d’engager une enquête mais personne ne doit entacher celle-ci d’un secret quelconque, comme en évoquant par exemple l’intérêt supérieur de l’Etat. L’Etat n’est que le prolongement du public, alors celui-ci doit pouvoir accéder à tout ce qui le concerne directement et indirectement. « Les conséquences indirectes, étendues, persistantes et sérieuses d’un comportement collectif et interactif engendrent un public dont l’intérêt commun est le contrôle de ces conséquences. »7 Ceci constitue un prolongement de la définition de l’enquête. Le public se doit donc d’examiner tout ce qui le concerne et d’exercer un certain contrôle là-dessus, pour que lors de la survenue d’un problème il puisse réagir au plus vite face aux conséquences indésirables d’une action. L’autre rôle de l’enquête est de donner un aperçu de l’opinion publique. C’est le seul moyen que nous détenons, selon Dewey, pour apprécier l’opinion publique à un moment donné. Mais celle-ci ne doit pas se réduire à un seul court moment coïncidant avec la survenue d’un problème public. « Seule une enquête continue – continue au sens de persistante et connectée aux conditions d’une situation – peut fournir le matériel d’une opinion durable sur les affaires publiques. »8 L’enquête, mais seulement celle qui persiste, fait office de reflet de l’opinion publique, ce qui démontre à quel point l’enquête est nécessaire pour l’expérimentation. III. Le public, une association en reconstitution permanente. Tout d’abord, il semblerait nécessaire d’aborder en premier lieu la question de la distinction entre ce qui est d’ordre privé et ce qui est d’ordre public. Et le trait qui sépare les deux est très clair : DEWEY John, Le public et ses problèmes, Farrago/Editions Léo Scheer, Publications de l’Université de Pau, 2003, p. 140. C’est nous qui soulignons. 8 Ibid., p. 177 7 77 « les conséquences sont de deux sortes ; celles qui affectent les personnes directement engagées dans une transaction, et celle qui en affectent d’autres au-delà de celles qui sont immédiatement concernées. Dans cette distinction, nous trouvons le germe de la distinction entre le privé et le public. »9 Tout dépend donc de la portée des conséquences. Il s’agit là d’un des fondements du pragmatisme, il ne s’agit pas de considérer des causes hypothétiques d’une action mais les conséquences et uniquement ces dernières. Seules les actions et leurs conséquences sont prises en compte pour pouvoir parler d’affaires publiques ou privées. A partir du moment, où les conséquences d’une action affectent indirectement des individus, le problème devient public. Ce raisonnement nous permet d’en arriver à la notion de public que nous avons quelque peu convoquée sans clairement l’expliciter. A terme, notre but est de vérifier si le street art sur Facebook, dans le contexte égyptien, contribue à l’émergence d’un public, au sens de Dewey. Pour cela, nous allons nous attarder quelque peu sur ce concept de public. Tout d’abord, il ne serait pas superflu de revenir sur une distinction significative, celle qui sépare le public d’une masse. « Soit un public se constitue à travers l’acquisition par ses membres des compétences requises pour localiser, en toute indépendance, leurs intérêts partageables, soit il n’y a pas de public. »10 Pour qu’il y ait donc public, il faut que des membres d’un collectif puissent pointer du doigt des problèmes qui les concernent tous l’un autant que l’autre. Mais nous reviendrons sur cet élément plus tard. Penchons-nous d’abord sur ce terme de « masse ». La masse implique que ses membres soient tous identiques, « tandis que public suppose cet accord reposant sur la pluralité »11. Le public est donc composé d’une multitude de membres, chacun présentant une part d’originalité, sa personnalité qui lui est propre, une diversité de point de vue alors que la masse ne fait plus qu’un, un tout, un ensemble qui se dégage dans lequel peu importe les individus qui le fondent puisqu’ils se ressemblent tous. La masse est uniforme, homogène, rien ne dépasse, tout est parfaitement aligné sur un même plan. Celle-ci est 9 DEWEY John, Le public et ses problèmes, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2010, pp. 91-92 ZASK Joëlle, « Le public chez Dewey : une union sociale plurielle », TRACÉS 15, 2008/2, p. 170. 11 Ibid., p. 173. C’est souligné dans le texte. 10 78 privée d’interactions, elle « est le degré le plus bas de la sociabilité »12. Au contraire, le public, en particulier dans la rhétorique pragmatiste, repose pleinement sur l’interaction. Selon Dewey, tout se conçoit au sein d’un environnement, l’organisme interagit avec tout ce qui l’entoure dont les autres membres du public, il y a donc clairement une sociabilité qui s’établit au sein d’une union plurielle, comme le dit Joëlle Zask. Enfin, ce qui peut établir un fossé entre ces deux termes, c’est le type de réaction. La masse se caractérise par « l’uniformité des réactions individuelles à des excitations extérieures. »13 Nous sommes donc ancrés là dans un schème béhavioriste classique où la masse réagit forcément de manière uniforme, l’individu n’a pas sa place au sein de la masse. Il devient un être dénué de sens et de réflexion, il reçoit un message qu’il interprète comme tous les autres membres de la masse. Pour ce qui est du public, le modèle se situe totalement à l’opposé. Les différents individus qui le composent n’ont pas de réactions prédéterminées à dérouler face à telle ou telle excitation. Chacun garde sa part d’originalité et ses particularismes qui le distinguent des autres. Sa réaction ne se fait qu’en lien avec la situation dans laquelle il se trouve et non pas parce qu’il y aurait une sorte de contagion quelconque qui passerait des autres membres de la masse à lui. Sa réaction n’est donc régie que par son environnement et les interactions qu’il contracte avec celui-ci, les autres individus faisant manifestement partie prenante de ce dernier. A ce propos, Jocelyne Arquembourg a travaillé, dans le cadre d’un article 14, sur les émotions suscitées lors de l’annonce de la démission de Moubarak ; en distinguant le récit effectué a posteriori par des médias mainstream et le récit visible sur une vidéo amateur dans toute sa splendeur abrupte, sans aucun travail éditorial ou de montage. Elle constate, en s’appuyant sur une approche pragmatiste et sémiotique, que l’émotion ne se diffuse pas par contagion comme le laisserait à penser les récits médiatiques de chaînes transnationales d’information en continu. En effet, tout repose sur la médiation et la situation, en d’autres termes le ou les interprétants qui permettent une médiation entre l’objet et le representamen, dans une approche peircienne : « Peirce’s originality consists in the introduction of a conceptual mediation to the process of manifestation of emotions that is opposed to the usual definition of emotions as spontaneous, impulsive or irrational. […] 12 Ibid., p. 176 Ibid., p. 176. C’est nous qui soulignons. 14 ARQUEMBOURG Jocelyne, « The collective sharing of emotions in a media process of communication – a pragmatist approach » in Social Science Information, 1—15, Sage, 2015. 13 79 The objects of emotions are the situations in which they develop. »15 Le raisonnement trichotomique peircien, sur lequel nous reviendrons plus tard, contredit totalement une logique de transmission de proche en proche entre membres identiques d’une même entité massive. Pour en revenir à la figure du public commençons d’abord avec la définition qu’en donne Dewey : « Le public consiste en l’ensemble de tous ceux qui sont tellement affectés par les conséquences indirectes de transactions qu’il est jugé nécessaire de veiller systématiquement à ces conséquences. »16 Et pour veiller à ces conséquences, la mission du public consiste à mettre en place une enquête. Mais surtout, les résultats de cette enquête doivent être publics sans aucune exception. « Il ne peut y avoir un public sans une publicité complète à l’égard de toutes les conséquences qui le concernent. »17 L’autre critère attribué au public concerne la prise de conscience de celui-ci à propos de son existence. Il doit se rendre compte de sa constitution pour naître. « Le problème principal du public est que ce dernier se découvre et s’identifie »18. Et pour ce faire, Dewey pose une condition sine qua non, à savoir l’apparition du pronom personnel « Nous ». « « Nous » est aussi inévitable que « je ». Mais « nous » et « notre » n’existent que quand les conséquences de l’action combinée sont perçues et deviennent un objet de désir et d’effort »19. Pour qu’il y ait constitution d’un public, nécessairement le « Nous » / « Notre » doit apparaître. Enfin, ce qu’il faut ajouter à cela, pour compléter cette brève définition du public, c’est la survie du public au-delà d’un simple et unique problème public. A long terme, le public doit Ibid., p. 2. C’est nous qui soulignons. DEWEY John, Le public et ses problèmes, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2010, p. 95. C’est nous qui soulignons 17 Ibid., p. 264. 18 Ibid., p. 285. 19 DEWEY John, Le public et ses problèmes, Farrago/Editions Léo Scheer, Publications de l’Université de Pau, 2003, p. 159. 15 16 80 se mettre et se remettre en question continuellement. « Et comme les fruits sont périssables, le travail d’autoconstitution du public par lui-même est toujours à reprendre. »20 L’idéal de Dewey est de voir émerger un public qui surpasse l’émergence de tel ou tel problème public. Il doit perpétuellement être sur ses gardes afin de surveiller ses intérêts. Et Dewey explique cette nécessité de renouvellement permanent du public de la manière qui suit : « le processus de la vie est continu ; il possède une continuité parce qu’il consiste en un processus constamment renouvelé d’action sur l’environnement, lequel agit à son tour sur elle, en même temps que se créent les relations entre ce qui est ainsi fait et subi. C’est pourquoi l’expérience est nécessairement cumulative et son contenu tire de cette continuité cumulative son pouvoir expressif. Le monde dont nous avons eu l’expérience devient une partie intégrante du moi qui agit et sur lequel s’exerce une action dans la suite de l’expérience. »21 C’est donc notre environnement qui, par nature, nous impose cette règle de remise en question ininterrompue. Afin de mettre en place une idée plus précise du public, nous devons apporter quelques éléments supplémentaires essentiels à la compréhension de cette notion. Nous pouvons commencer par la capacité du public à agir. Le public politique peut prendre forme mais une fois cela acquis comment peut-il avoir une activité conjointe ? Cela ne peut selon Dewey, se faire qu’à travers des fonctionnaires, ou en d’autres termes des représentants du public. « Ce n’est que par l’intermédiaire d’individus que le public parvient à des décisions, prend des dispositions et exécute des résolutions. Ces individus sont des officiers ; ils représentent un Public, mais le Public agit seulement à travers eux. Nous voyons que, dans notre pays, les législateurs et les membres de l’exécutif sont élus par le public. Ceci peut sembler indiquer que le Public agit. »22 Le public est donc difficile à dessiner, et la seule marque extérieure qui le rend visible ce sont les fonctionnaires ou plutôt les officiers qui le représentent. 20 Ibid., p. 35. DEWEY John, L’art comme expérience, Gallimard, coll. « Folio Essais », Paris, 2010, édition originale 1934, p. 185. 22 DEWEY John, Le public et ses problèmes, Farrago/Editions Léo Scheer, Publications de l’Université de Pau, 2003, p. 105. 21 81 « Il n’existe aucune ligne claire et précise qui puisse indiquer d’elle-même et sans aucun doute possible – à la manière de la ligne laissée par la mer qui se retire – où exactement un public en arrive à naître et à acquérir des intérêts si essentiels que des organismes spéciaux ou des officiers gouvernementaux doivent veiller à eux et les administrer. »23 Il est extrêmement compliqué de cerner le public, partie immergée, sauf en saisissant l’élément extérieur, le pic émergent qui peut être plus évident à observer, à savoir les représentants du public. Ce qui désigne donc le public, ce sont simplement les officiers qui ont à charge de s’en occuper. Et ces fonctionnaires obtiennent une seconde mission dans la vision de Dewey, ils aident en fait dès le départ le public à prendre forme, à s’organiser. « Les conséquences durables, larges et graves d’une activité en association engendrent un public. En lui-même, il est inorganisé et informe. Par l’intermédiaire de fonctionnaires et de leurs pouvoirs spéciaux, il devient un Etat. Un public articulé et opérant par le biais d’officiers représentatifs est l’Etat ; il n’y a pas d’Etat sans gouvernement, mais il n’y en a pas non plus sans public. »24 Donc le public ne peut apparemment pas survivre sans les fonctionnaires qui le représentent, car ceux-ci lui donnent une force représentative, c’est à travers eux que le public peut avoir une capacité d’action, c’est grâce à eux qu’il peut passer du stade du subir à l’agir. Mais ces officiers doivent être au service du public, ne travailler que pour son intérêt. La corruption demeure donc une crainte pour Dewey, et pour y remédier il s’appuie sur James Mill qui, selon lui, avait déjà apporté une solution à cette problématique. Il serait question d’élire les fonctionnaires, à intervalles réguliers et réduits, ils seront donc sous la surveillance et le contrôle du public. Celui-ci serait ainsi maître de la situation, puisque le fonctionnaire serait désormais enclin à servir le public afin que celui-ci le maintienne en poste. « [L’]élection populaire des représentants, un mandat à court terme et des élections fréquentes. Si les fonctionnaires publics dépendaient des citoyens pour obtenir une position officielle et des récompenses, alors leurs intérêts personnels coïncideraient 23 24 DEWEY John, Le public et ses problèmes, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2010, pp. 149-150. Ibid., p. 152. 82 avec ceux de la masse des gens, ou du moins avec ceux des personnes industrieuses et propriétaires. »25 Mais pour que le public puisse être en mesure de négocier sur un pied d’égalité avec ses propres représentants, il lui faudrait un salaire minimum. Il serait compliqué pour le public de défendre ses intérêts alors que sa préoccupation première est de se nourrir. Afin d’avoir un pouvoir, le public a besoin d’un salaire décent. Ainsi, Dewey milite pour la mise en place d’un revenu minimum pour que le public puisse recourir à une enquête en toute quiétude. Il y a forcément du conflit et de la résistance rencontrés durant l’expérimentation mais s’il s’y ajoute une faiblesse financière préoccupante, le public, selon Dewey, aurait bien plus de mal à exercer sa fonction. A noter que Dewey rédige son ouvrage dans un contexte bien particulier, il se positionne en discutant de Walter Lippmann. Le débat consiste à étudier ce qu’il en est de la démocratie américaine dans les années 1920. Lippmann parle d’un mythe libéral qui perd appui et son prestige d’antan alors que Dewey préconise toujours plus de démocratie pour sauver cette dernière. « La notion de public doit donc être comprise comme une tentative de réarticuler le corps social de la sociologie et le corps politique de la société »26. Ceci étant dit, dans notre travail, il s’agit de travailler sur un pays où la dictature sévit depuis plus de soixante ans. Certaines préoccupations de Dewey paraissent alors inabordables dans notre étude de cas. Nous convoquerons donc certains points essentiels à notre analyse et en laisserons d’autres de côté, comme celui concernant les fonctionnaires par exemple. Ajoutons à cela, une remarque précieuse dans la conception de Dewey. Le public s’inscrit dans un contexte bien précis, il n’existe qu’à un moment donné dans un lieu donné. « On ne rencontre jamais un même public à deux époques ou en deux lieux différents. Les conditions rendent les conséquences de l’action en association et sa connaissance différentes. »27 DEWEY John, Le public et ses problèmes, Farrago/Editions Léo Scheer, Publications de l’Université de Pau, 2003, pp. 180-181. 26 BRUGIDOU Mathieu, L’opinion et ses publics, Une approche pragmatiste de l’opinion publique, Presses de la Fondation Nationales des Sciences Politiques, Paris, 2008, p. 22. 27 DEWEY John, Le public et ses problèmes, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2010, p. 114. 25 83 Le moment et le lieu où se trouve un public dans l’expérimentation sont primordiaux pour le saisir, nous en revenons toujours à cette idée d’interaction ou de transaction qui consiste à dire que rien ne peut être considéré en dehors de l’environnement alentour direct. Il est déterminant quant à la naissance d’un public et sa survie. L’expérience agit sur le public mais pas seulement, l’inverse est tout aussi vrai. Et dans ce cas-là, nous ne pourrons jamais voir un public subsister dans une même forme initiale, il évolue selon les circonstances. Son émergence même ne peut ressembler à celle d’un autre public même s’il s’agit d’une aire culturelle identique, les conditions de l’expérimentation seront incontestablement autres. Enfin, un dernier point paraît incontournable dans ce que développe Dewey. Il souhaiterait le passage de la Grande société à la Grande communauté. Et pour ce faire, un critère émerge par-dessus tout, la communication en face à face. Dewey souligne le rôle majeur des nouveaux outils de communication, entendons par là les nouvelles technologies d’information et de communication, mais cela ne suffit pas à ses yeux pour qu’un public survive aux épreuves du temps et de l’expérience. Le public nécessite une assise locale qui serait basée sur la communication interpersonnelle, en face à face. Autrement dit, le lien social doit rester tissé pour que les différents membres, qui constituent une grande pluralité, se sentent toujours faire partie d’un collectif qu’ils ne voient pas directement comme pour le cas d’un public de spectacle où la circonscription dans un lieu facilite l’identification et l’appartenance à un collectif. La phase la plus difficile à atteindre pour qu’un public prenne forme, c’est la prise de conscience du public d’en être un. Et pour que celui-ci ne la perde pas de vue, Dewey insiste pour que la communication se fasse de manière directe, de proche en proche. Mais à l’époque de Dewey, la télévision n’existait pas encore, la radio en était à ses balbutiements, et bien évidemment l’Internet était encore inconcevable. En résumé, nous pouvons regrouper quelques points nécessaires à l’émergence d’un public. Nous pouvons en compter sept : - Tout est fondé sur l’expérience ; - Les conséquences doivent être d’intérêt public ; - Exiger et mener des enquêtes sont les missions du public ; - Les résultats de l’enquête doivent être publicisés ; - Un public « dispersé », « chaotique » et « éclipsé » doit être regroupé, en prenant conscience de son existence ; 84 - Dernière étape en vue d’une constitution d’un public, l’apparition d’un Nous faisant face à un Eux ; - Enfin au-delà de ces étapes d’émergence, nous pouvons ajouter la reconstruction du public qui doit être permanente et continue. Ajoutons à cela que nous serons particulièrement vigilants quant à certains points déterminants en ce qui concerne le public : « La dynamique du public et le contexte d’interaction. - - La fragilité des publics : l’existence d’un public est liée au contexte d’interaction qui le forme plus ou moins durablement ; Le contexte d’interaction […] détermine à la fois le contenu de l’opinion et le caractère public du régime de parole qui l’énonce ; La réflexivité des publics et formes de coordination : l’existence d’un public n’implique pas la coprésence de ses membres mais la conscience qu’ils forment un public. »28 « L’art, c’est le plus court chemin de l’homme à l’homme ». André Malraux, La Création artistique. IV. L’expérience esthétique, une réponse au public et ses problèmes ? La publication de L’Art comme expérience en 1934 apporterait potentiellement quelques solutions aux problèmes présentées sept années plus tôt dans Le public et ses problèmes. En effet, en conclusion de ce dernier John Dewey commence à penser à la communication et à l’art comme des remèdes vitaux aux apories rencontrées par le public. L’ésotérisme des 28 BRUGIDOU Mathieu, L’opinion et ses publics, Une approche pragmatiste de l’opinion publique, Presses de la Fondation Nationales des Sciences Politiques, Paris, 2008, p. 30. 85 langages scientifiques et techniques ne serait aucunement un obstacle si nous songeons à la puissance de l’art. Après que Dewey a encensé l’enquête et a défendu la nécessité de la publicisation, il modère son propos en postulant que celle-ci peut être inutile dans certains cas ; il reprend là les arguments de Walter Lippman29 entre autres. En réalité, Dewey part souvent des critiques émises à son encontre pour y apporter une réplique constructive. En effet, le citoyen n’est pas « omnipotent », il ne détient pas la science infuse sur tous les sujets. Dès lors, certaines choses lui échappent. Par exemple, des thématiques financières ou scientifiques ne peuvent être cernées par tout un chacun ; par voie de conséquence le public ne peut se constituer puisqu’il est incapable de comprendre de quoi il retourne dans ces domaines et à terme son intérêt se fane face à la complexité du monde qui l’entoure. La solution ne saura plus être seulement la publicisation des résultats d’une enquête pour mettre un terme à une expérience. Cela ne suffit pas, ou plutôt ne suffit plus depuis les révolutions industrielles et technologiques. Si nous considérons que seuls certains initiés peuvent accéder aux conclusions d’une enquête, il s’agirait d’une erreur car ce serait méconnaître « la puissance de l’art ». « La présentation est d’une importance fondamentale, et elle relève d’une question d’art. »30 L’essentiel est donc, à en croire Dewey, de disséminer les conclusions d’une enquête d’une manière accessible à tout un chacun. Le contenu n’est pas suffisant à lui seul, la forme occupe une part au moins aussi importante. Il s’agirait de rendre compréhensible à tout citoyen les résultats de toute enquête. Par ailleurs, Dewey affirme que la société nordaméricaine de 1927 dispose « d’outils physiques de communication comme jamais En effet, John Dewey publie Le Public et ses problèmes en 1927 en réaction à l’axiome de Walter Lippmann selon lequel le public ne peut plus subsister. Dans notre monde si complexe, d’après révolutions industrielles et technologiques, le public politique ne pourrait plus prétendre ni aspirer à s’occuper de ses affaires mais devra dès lors déléguer tout comme il se laisse aller entre les mains et les décisions d’un médecin sans remettre en cause ses compétences, n’étant pas apte à juger du bien-fondé de ses actions. Le citoyen d’aujourd’hui, en fait celui de 1925 aux Etats-Unis d’Amérique, serait comme un « spectateur sourd assis au dernier rang », il s’ennuie et s’endort à force de n’y rien comprendre. La souveraineté du citoyen serait donc une « fiction ». A titre indicatif, voici une citation qui témoigne de l’esprit de la philosophie politique de Lippmann : « « Nous devons prendre pour une prémisse indiscutable de toute théorie du gouvernement populaire, écrit encore Lippmann, que les hommes, en tant que membres du public, ne seront jamais bien informés, qu’ils ne s’intéresseront jamais longtemps à une affaire, qu’ils ne seront jamais neutres, qu’ils ne feront jamais preuve de créativité et qu’ils n’agiront jamais directement. » » BASTIN Gilles, « Notes de lecture « Walter LIPPMANN, Le public fantôme » », Réseaux n°154, « Web 2.0 », volume 27, 2009, p. 248. 30 DEWEY John, Le public et ses problèmes, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2010. p. 282 29 86 auparavant »31. Il consacre la communication dans ses écrits. Celle-ci permet une publicité à une plus grande échelle et surtout de manière très rapide. La communication s’établit comme le préalable à tout ce que postule l’auteur pragmatiste. Désormais, Dewey met sur un même piédestal la publicisation des résultats d’une enquête et la forme que celles-ci prennent. Ce n’est pas sans raison s’il intitule le chapitre VI de L’Art comme expérience : « La substance et la forme ». « Autrement dit, la libération de l’artiste dans la présentation littéraire est autant une condition préalable pour la création souhaitable d’une opinion adéquate sur les questions publiques que ne l’est la libération de l’enquête sociale. »32 Un fin mélange de communication astucieuse et une forme accessible à tous rendraient le discours plus fluide et plus intéressant. L’artiste se retrouve donc positionné au même rang que le scientifique, si ce n’est à une place plus élevée. Pour éclaircir un peu plus notre propos, nous pouvons commencer par indiquer le positionnement qu’adopte Dewey face à l’art. En disciple de Ralph Waldo Emerson, Dewey est séduit par une conception méloriste de l’art : « Le méliorisme, en esthétique, signifiait non seulement que l’art devait être développé de manière à enrichir notre expérience, mais aussi qu’il appartenait à l’esthétique de fournir un aiguillon critique pour une intervention active destinée à cela »33. En effet, Dewey regrette la conception muséale des beaux-arts, il constate que les œuvres d’arts accèdent à une sorte de vérité absolue en étant coupée de leur contexte. L’œuvre serait donc coupée de ses racines et de ses origines pour s’ériger au rang de mythe. Ce que le pragmatisme déplore. Rien ne peut être appréhendé en dehors de son environnement et des interactions qui ont lieu entre un organisme et celui-ci. Il en est de même pour l’art. Une œuvre ne peut être considérée comme telle si nous excluons son environnement, une création datant de quelques siècles ne peut détenir le même sens aujourd’hui. Dewey convoque l’exemple du Parthénon, celui-ci est une pièce architecturale qui n’avait pas la même valeur pour les Grecs dans l’Antiquité que pour nous 31 Ibid., pp. 235-236 Ibid., p. 282 33 DEWEY John, L’art comme expérience, Gallimard, coll. « Folio Essais », Paris, 2010, édition originale 1934, p. 15. C’est nous qui soulignons. 32 87 à l’heure actuelle. Nous ne pouvons concevoir l’art en omettant le contexte contemporain dans lequel il est abordé. Il fait prendre en considération l’environnement, les interactions ou plutôt les transactions, terme que préfère Dewey, qui prennent place entre l’organisme et son environnement. « Lorsque les objets artistiques sont séparés à la fois des conditions de leur origine et de leurs effets et actions dans l’expérience, ils se retrouvent entourés d’un mur qui rend presque opaque leur signification globale, à laquelle s’intéresse la théorie esthétique. »34 L’œuvre n’acquiert une dimension esthétique que lorsqu’elle prend place dans l’expérience d’un être humain, elle ne peut être qualifiée d’esthétique dans l’absolu, de tout temps ou par nature. L’œuvre n’est pas esthétique, elle le devient. Une œuvre ne peut être atemporelle, immortelle, immuable, présente indéfiniment telle quelle. Elle n’est esthétique qu’à l’aune de son rôle dans l’expérience dynamique que vit, qu’endure, qu’expérimente un être. Ce pourquoi l’élitisme des beaux-arts dérange quelque peu Dewey, dans le sens où un type d’art se détache de l’expérience pour venir s’afficher dans un circuit commercial le mettant en valeur comme si la pièce avait un sens dans l’absolu, elle serait « belle », un point c’est tout. Les musées musèlent l’art en réduisant au silence ce qu’il contient de passionnant, à savoir son rapport avec l’environnement. Il ne suffit pas de re-contextualiser historiquement comment l’œuvre a pris forme, il faut également étudier son ancrage dans l’expérience actuelle, ce qui la définirait bien mieux. « Le produit de l’art […] n’est pas l’œuvre d’art. Il y a œuvre quand un être humain participe au produit, de sorte que le résultat soit une expérience appréciée pour ses propriétés ordonnées et voulues comme telles. Esthétiquement du moins. »35 Tout est parfaitement résumé dans cette citation : il n’y a œuvre que lorsqu’un humain prend part, participe à l’œuvre même, la consomme et l’intègre ainsi dans son expérimentation. L’œuvre d’art ne s’exprime qu’à travers son récepteur potentiel, sans lui elle n’est pas, elle n’a aucune existence propre. Un texte littéraire ne peut être assimilé à une œuvre d’art tant qu’il n’a pas été lu et intégré dans l’expérience par son lectorat, il ne peut prétendre à un aspect esthétique si ses récepteurs ne s’en imprègnent pas au sein de leur expérimentation. 34 35 Ibid., pp. 29-30. Ibid., p. 353. 88 Ce que Dewey appelle l’expérience esthétique ne se distingue en rien de l’expérience « ordinaire », bien au contraire. Il s’agit toujours d’interaction entre un organisme et son environnement. Il ne faut en aucun cas séparer l’objet de ses conditions d’apparition, de ses effets et actions dans l’expérience. Une expérience esthétique peut venir s’insérer dans le champ de l’expérimentation tout comme une expérience ordinaire le ferait. Seulement, l’expérience esthétique présente des caractéristiques bien distinctes. Tout d’abord, celle-ci se doit d’inclure dans son programme l’émotion : « L’expérience en elle-même possède une qualité émotionnelle satisfaisante due à son intégration et à son accomplissement internes, qui sont le fruit d’un mouvement ordonné et organisé. Cette structure artistique peut être immédiatement perceptible. C’est dans cette mesure qu’elle est esthétique. »36 En effet, ce « mouvement ordonné et organisé » offre à l’expérience une cohésion et une unité bien supérieures à celle d’une expérience ordinaire. « Dans l’art vu comme expérience, la réalité et la possibilité ou idéalité, le nouveau et l’ancien, le matériau objectif et la réponse personnelle, la surface et la profondeur, le sensible et le sensé, sont intégrés en une expérience au sein de laquelle ils sont tous transfigurés par rapport au sens qui est le leur quand ils sont segmentés par la réflexion. »37 Cela vient rejoindre ce que nous venons d’avancer, l’art apporte une cohésion au sens de l’expérience. L’esthétique vient mettre de l’ordre dans nos idées. Nous avons abordé plus tôt la notion d’aboutissement qui met un terme à une expérience afin de renouer le continuum de l’expérimentation, à cet effet l’expérience esthétique introduit un avantage qu'une expérience ordinaire ne présente pas : la « qualité esthétique qui donne à l’expérience sa complétude et son unité comme étant de nature émotionnelle. »38 Ainsi l’expérience de nature esthétique facilite la/les transactions qui permettent une fluidité certaine pour recouvrer le fil de l’expérimentation. « C’est l’émotion qui est à la fois élément moteur et élément de cohésion. Elle sélectionne ce qui s’accorde et colore ce qu’elle a sélectionné de sa teinte propre, donnant ainsi une unité qualitative à des matériaux extérieurement disparates et dissemblables. Quand l’unité obtenue correspond à celle que Ibid., p. 85. C’est nous qui soulignons. Ibid., p. 478. 38 Ibid., p. 90. C’est nous qui soulignons. 36 37 89 l’on a déjà décrite, l’expérience acquiert un caractère esthétique même si elle n’est pas essentiellement esthétique. »39 L’émotion est constitutive de l’expérience esthétique, elle la définit par essence et sous-tend la complétude et, par prolongement, l’aboutissement de celle-ci. Un second élément est nécessaire pour qualifier une expérience d’esthétique : l’imagination. L’un ne va pas sans l’autre. Au même titre que l’émotion, l’imagination va fluidifier les transactions censées supprimer ou du moins réduire la résistance qui prend part dans toute expérience. « Toute expérience consciente recèle à quelque degré une qualité imaginative. Car si toute expérience s’enracine dans l’interaction d’une créature vivante avec son environnement, elle ne devient consciente et ne forme la matière d’une perception que quand elle se charge de significations dérivées d’expériences antérieures. L’imagination est la seule porte par laquelle ces significations peuvent se frayer un accès à une interaction en cours ; ou mieux, comme on vient de le voir, l’ajustement conscient entre l’ancien et le nouveau est imagination. »40 L’émotion et l’imagination seraient donc des moteurs et des facilitateurs destinés à garantir à l’expérience esthétique une sensibilité, absente de l’expérience ordinaire, capable de mouvoir un public d’un stade du subir à l’agir. Dans une phénoménologie de l’agir, il n’y a : « pas d’action sans imagination » selon Paul Ricoeur : « l’imagination a une fonction projective qui appartient au dynamisme même de l’agir. »41 L’imagination donne à l’expérience un/des projets qui donnent une/des idées au public de ce qu’il souhaite dans l’optique d’une finalité recherchée. De cette manière l’enquête sociale et politique menée par le public se trouve clarifiée par la « fonction projective » et la « cohésion » relatives à l’expérience esthétique. L’émotion et l’imagination font ainsi tendre l’expérience vers son aboutissement. Ibid., p. 92. C’est nous qui soulignons. Ibid., p. 441. C’est nous qui soulignons. 41 RICOEUR Paul, Du texte à l’action, Essais d’herméneutique II, Editions du Seuil, Paris, 1986, p. 249. 39 40 90 Par ailleurs, la distinction entre exprimer et énoncer expliquerait une grande partie du problème. « La science asserte un sens ; l’art l’exprime »42, selon John Dewey. Et l’assertion tend à généraliser tandis que l’expression individualise le sens. La science découvre une vérité et l’art en créé une version qui, à terme, peut constituer une expérience, qui serait esthétique dans ce cas précis. Mais quelle est concrètement la force de l’art à laquelle nous avons fait allusion précédemment ? La crainte de Dewey se situe sur un point capital, celui des habitudes. Pour lui, l’esprit humain préfère économiser son énergie plutôt que de s’attaquer à une pensée bien ancrée dans une société donnée à un moment donné. L’« apathie et la torpeur occultent cette expressivité en les enfermant dans une coquille. La familiarité porte en elle l’indifférence, les préjugés nous aveuglent »43, l’expression se trouve affaiblie par le poids des habitudes. Et c’est là que l’art entre en scène : « L’art fait s’envoler le voile qui masque l’expressivité des choses de notre expérience ; il nous permet de réagir contre le laisser-aller de la routine, et il nous rend capables de nous oublier, pour nous retrouver dans le plaisir d’une expérience du monde dans la variété de ses formes et qualités. Il se saisit de la moindre touche d’expressivité rencontrée dans les objets pour en faire une nouvelle expérience de vie. »44 L’art possède donc un langage, ou des langages plus à même de toucher les membres d’un public grâce à son pouvoir expressif. L’expérience esthétique permet de dépasser certaines frontières jusque-là insurmontables pour l’expérience ordinaire. L’art pourrait donc aider le public à passer du stade du subir à l’agir. « Là où pour Aristote l’art est affaire de création au détriment de l’action, Dewey renverse les termes de manière à faire porter l’accent sur la dimension de l’action dans le processus créatif. »45 Nous pouvons donc faire le pont entre Le public et ses problèmes et L’art comme expérience. En sept années, Dewey passe d’une conception où l’art fait s’estomper le brouillard et tomber les barrières qui empêchent les membres du public de s’intéresser à ce qui les concernent, à une conception où l’expérience esthétique est entièrement constitutive de notre expérimentation. L’art s’inscrit dès lors tout à fait naturellement dans le projet du public. L’expérience a recours désormais à l’art pour exprimer ce dont elle a besoin. Nous 42 DEWEY John, L’art comme expérience, Gallimard, coll. « Folio Essais », Paris, 2010, p. 155 Ibid., p. 186. C’est nous qui soulignons. 44 Ibid., pp. 186-187. 45 Ibid., p. 563. 43 91 passons d’une communication « attirante » à une esthétique de la communication mais pas seulement, à l’expérience devenant esthétique dans sa totalité tant qu’elle recouvre toutes les conditions que nous avons souligné plus haut. Nous pouvons lire chez Dewey : « L’expression transgresse les barrières qui séparent les êtres humains. Etant donné que l’art est la forme de langage la plus universelle, étant donné qu’il est tissé, y compris dans les arts non littéraire, à partir de qualités communes appartenant au monde public, il est la forme de communication la plus universelle et la plus libre. »46 Dans son cadre pragmatiste, pour parvenir à l’étape de public il est nécessaire d’avoir des qualités communes cependant celles-ci ne peuvent être atteintes qu’à travers l’art. Une sorte de « monde commun » émerge grâce à l’art. Ainsi, le public trouve un terrain propice à son éclosion. A partir du moment où une expérience possède une qualité émotionnelle et qu’elle arrive à son terme, elle est nécessairement esthétique. Dewey élargit ainsi les horizons et ouvre un accès inconcevable jusqu’alors à des activités que personne n’aurait soupçonné d’être une activité artistique. Le bûcheron, s’il s’applique à la tâche pendant le cheminement qui le transporte vers une fin, met un certain ordonnancement dans son activité, accorde une sensibilité esthétique à son travail, et éprouve du plaisir à exercer sa tâche se trouve dès lors expérimenter une expérience artistique. Alors que s’il pratique son activité de manière routinière, sans se soucier de l’apparence et de la visée de son travail, il ne vit pas d’expérience du tout. Tout comme pour l’artiste lorsqu’il s’intègre à son œuvre, il la vit, il traverse une expérience artistique, il en est de même pour certaines activités comme par exemple le ménage s’il se fait dans cette même optique. En fin de compte, assister à ce spectacle revient pour le public à vivre, de son côté, une expérience esthétique. Conclusion chapitre 3. 46 Ibid., p. 440. C’est nous qui soulignons. 92 L’approche pragmatiste et celle de Dewey en particulier, a été, il est vrai, bien plus développée que les autres notions mais il semble évident que, selon l’étude que nous nous proposons de mener, la conception deweyienne est la plus adéquate pour notre analyse à venir. Nous sommes sur le point d’étudier le street art égyptien sur Facebook afin de vérifier quelle a été sa part dans la constitution d’un public actif, qui s’est révolté contre le régime en place en 2011 et perdurer par la suite. Et soudainement, lorsque nous relisons Dewey, nous nous apercevons que ses théories sont effectivement opérationnelles pour notre sujet. L’auteur américain parle d’outils de communication, auxquels nous devons être attentifs, il s’intéresse au rôle de l’art dans l’expérience, et à la naissance d’un public. Grâce à Dewey, « à l’homme-spectateur s’est substitué l’homme-acteur »47, d’où la qualification de l’approche deweyienne comme étant une « théorie de l’action ». Il ne faut pas non plus négliger la conception que Dewey a de l’art, il n’y voit pas du tout un outil élitiste détaché de l’expérience, bien au contraire. Il défend la création de l’art, qui se renouvelle en permanence, il offre aux nouvelles formes d’art une part considérable dans l’expérience, et lorsque l’étude porte sur le street art il semble judicieux et pertinent de se pencher sur une démonstration telle que celle de Dewey. « Chaque fois qu’un matériau trouve un médium exprimant sa valeur dans l’expérience – c’est-à-dire sa valeur imaginative et émotionnelle – il devient la substance d’une œuvre d’art. Le combat permanent de l’art consiste ainsi à convertir les matériaux balbutiants ou réduits au silence dans l’expérience ordinaire en médiums éloquents. En se souvenant que l’art même dénote une qualité de l’action et de ses produits, toute nouvelle œuvre d’art authentique est elle-même jusqu’à un certain point un nouvel art. »48 Et c’est exactement le cas du street art depuis peu en Egypte. Il s’imprègne d’un nouveau médium pour s’exprimer, c’est-à-dire les murs urbains mais pas seulement, il se sert de réseaux sociaux, notamment des murs Facebook, afin d’atteindre un public plus vaste, de créer des interactions, et à terme de rendre le public actif. Un public que nous observons sur des pages d’activistes, s’opposant au régime de Moubarak, et qui a pour finalité ultime de regrouper des citoyens afin de mettre en difficulté le gouvernement en place. Et cette 47 DEWEY John, L’art comme expérience, Gallimard, coll. « Folio Essais », Paris, 2010, édition originale 1934, p. 570. 48 Ibid., pp. 375-376. C’est nous qui soulignons. 93 nouvelle forme d’expression et d’art s’inscrit parfaitement dans la théorie deweyienne du public et de l’expérience esthétique. Par ailleurs, il semblerait particulièrement intéressant et pertinent de nous poser une question jusque-là laissée de côté, à savoir ce qui lie John Dewey à Charles Sanders Peirce, d’un point de vue conceptuel. L’épistémè pragmatiste, dans laquelle nous nous inscrivons, conjugue notamment J. Dewey et sa théorie de l’action à C. S. Peirce et sa sémiotique qui font partie d’un même courant de pensée et d’un cadre conceptuel cohérent. Dans les écrits de John Dewey, la pensée de C. S. Peirce est constamment présente en filigrane, même s’il ne la cite jamais, la philosophie peircienne affleure entre les lignes de Dewey. Fondateur de l’épistémologie pragmatiste avec William James, Peirce a eu un impact non-négligeable sur la construction de la pensée deweyienne, même si celui-ci n’est que sous-jacent. Néanmoins, il paraît utile de relier les philosophies des deux auteurs, très proches l’une de l’autre, car la corrélation des deux constitue un courant de pensée auquel nous souscrivons dans le cadre de notre travail de thèse. Concernant ce que nous avons déjà évoqué quant à la notion de public et son action dans le champ de l’expérimentation, certains parallèles surgissent d’ores et déjà. Nous ne les poserons non pas comme des certitudes mais simplement comme des questionnements qui permettraient de relier la « théorie de l’action » deweyienne à la sémiotique peircienne dont nous avons grandement besoin, aussi bien l’une que l’autre. Ces passerelles opérées demeureront donc au stade de questions subsidiaires auxquelles nous n’apporterons aucune réponse catégorique mais seulement des problématiques soulevées qui mériteraient un travail, proprement théorique et essentiellement philosophique, ultérieur et bien plus approfondi. Effectivement, lorsque nous nous adonnons à une lecture détaillée du Public et ses problèmes et de L’art comme expérience une sémiotique peircienne latente semble décelable. Le corrélat pourrait se situer surtout au niveau des catégories49 phanéroscopiques L’emploi du terme « catégorie », traduction française quelque peu infortuné mais qui ne trouve pas d’alternative plus juste, peut instaurer une difficulté supplémentaire quant à l’appréhension de la logique peircienne. Ce vocable infère, en français, une immobilisation du matériau qui garnirait les « catégories » or pour Peirce celles-ci ne sont absolument pas figées et surtout l’une ne peut pas exclure une autre ou les deux autres. Sa vision est anti-fixiste. Nous reviendrons sur ce point plus en détail par la suite. 49 94 de C. S. Peirce ; à savoir la priméité, la secondéité et la tiercéité50. Nous nous demandons si la priméité, « catégorie » du Feeling, ne saurait intégrer l’expérience esthétique à travers sa dimension émotionnelle. La secondéité, « catégorie » de Reaction, pourrait-elle se poser comme une manifestation possible de la transaction deweyienne ? Un événement rompt le continuum de l’expérimentation, en réaction une expérience à travers la mise en place d’une enquête doit émerger grâce à la mobilisation du public afin de retrouver une situation accommodante pour les intérêts de celui-ci. Enfin, la part imaginative serait-elle la mise en application de la tiercéité, « catégorie » du Thinking ? Les trois, à la fois, sont a fortiori réunies lors de l’apparition d’une expérience esthétique. 50 Les définitions vont suivre dans les pages à venir. 95 Chapitre 5 : L’émergence et l’action d’un public politique au prisme de la sémiotique peircienne. En restant fidèles au courant de pensée pragmatiste, nous associerons à la théorie de l’action deweyienne la sémiotique peircienne afin de détecter l’émergence d’un public politique en nous confrontant à notre corpus. Notre approche se fondera sur la sémiotique pour deux raisons. Premièrement, la proximité des finalités de nos deux ancrages puisqu’ils s’inscrivent tous deux dans l’épistémologie pragmatiste. Deuxièmement, la sémiotique présente l’avantage d’analyser la communication en se focalisant sur les effets de celle-ci. La sémiotique s’attarde sur ce qu'un signe peut faire « quelque chose à quelqu’un »1 et c’est ce qui va nous préoccuper tout au long de notre travail empirique. « En fondateur du pragmatisme, Peirce soutient que ce qui distingue une idée d’une autre, ce sont ses conséquences pratiques. La signification devient ainsi reliée à l’action, de sorte que l’objet de la sémiotique n’est pas d’inventorier des idées ou des représentations mentales, mais d’observer comment les êtres communiquent par les signes et comment les signes agissent sur eux ou les font agir. »2 Il s’agira d’observer, au sein de notre corpus de travail, si les signes étudiés peuvent nous mener à apporter des réponses à nos questionnements, à savoir l’émergence d’un public politique et la contribution du street artivisme dans ce processus d’émergence. 1 ARQUEMBOURG Jocelyne, « Des images en action. Performativité et espace public » in Réseaux, « Un tournant performatif ? Retour sur ce que « font » les mots et les choses », La Découverte, 2010/5, n°163, p. 166. 2 ARQUEMBOURG Jocelyne, L’événement et les médias, Les récits médiatiques des tsunamis et les débats publics (1755-2004), Editions des archives contemporaines, Paris, 2011, p. 67. C’est nous qui soulignons les passages les plus essentiels pour nos besoins. 96 I. Définitions. Afin de clarifier notre propos, commencer par fixer la terminologie et le cadre conceptuel que nous emploierons pour le restant de notre travail paraît indispensable. Par sémiotique, il faut entendre la « science des signes » voire la science des signes au sein de la vie sociale, c’est-à-dire que le signe ne peut signifier a priori ou par nature, il n’a d’existence signifiante qu’au sein d’un environnement donné à un moment donné. La sémiotique n’est pas seulement une science de la signification mais une science de l’agir. « Pour connaître la signification d’une idée, il faut « considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l’objet de notre conception ». Une idée se distingue d’une autre « par les divers modes d’action qu’elles produisent » »3. En effet, la signification est corrélée aux conséquences pratiques du signe sur des entités plurielles déterminées par leur appartenance à une même communauté d’action. De ce fait, « la pensée de Peirce s’applique aux relations plus qu’aux entités. Par « mode d’être », il indique en fait, qu’il ne s’occupe pas des existants en tant que tels, encore moins de leur essence, mais de ce qu’ils sont en fonction des relations qu’ils entretiennent avec d’autres existants. »4 Effectivement, il n’est aucunement question d’établir une classification de significations ou de répertorier des catégories de signes qui resteront figées ad vitam aeternam. Non-fixiste, la sémiotique peircienne est à l’opposé de l’essentialisme et ou encore de l’immanentisme. Le signe ne prime pas par son existence mais par sa dynamique existentielle dans une expérience vécue par des êtres. Cette dynamique erratique des effets de sens caractérise donc la sémiotique. Pour mieux appréhender le signe selon Peirce, il nous faudra distinguer la sémiologie de la sémiotique. Au sein d’une sémiologie, de tradition européenne initiée par Ferdinand de Saussure, le signe constitue la plus petite unité de signification ; or, dans la sémiotique, d’origine états-unienne et dont le projet a été lancé par C. S. Peirce, tout est signe. DELEDALLE Gérard, Charles S. Peirce, Ecrits sur le signe, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », Paris, 1978, p. 11. 4 ARQUEMBOURG Jocelyne, L’événement et les médias, Les récits médiatiques des tsunamis et les débats publics (1755-2004), Editions des archives contemporaines, Paris, 2011, p. 65. C’est nous qui soulignons. 3 97 « Un signe est quelque chose par la connaissance duquel nous connaissons quelque chose de plus. […] Toute notre connaissance et notre pensée se font par signes. Un signe est donc un objet qui est en relation avec son objet d’une part et avec un interprétant d’autre part, de façon à mettre l’interprétant en relation avec cet objet, correspondant à sa propre relation avec cet objet. »5 Nous nous retrouvons face à une conception trichotomique du signe, à l’inverse de la dualité du signe saussurien composé d’un signifiant et d’un signifié, qui renvoie à une relation de médiation entre un objet qui réfère à un representamen par l’intermédiaire d’un interprétant, qui est lui-même un signe. Cette relation de médiation se développe donc à l’infini comptetenu du renvoi permanent de l’interprétant (objet, representamen, interprétant > [objet, representamen, interprétant], et ainsi de suite) à une série d’autres interprétants. La chaîne se déploie indéfiniment. L’interprétant est central dans la pensée peircienne, il exprime toute la valeur ajoutée d’une trichotomie imposant une relation établie entre un signe et son objet. « Pour Charles Sanders Peirce, l’interprétant n’est pas le récepteur. « Il est tout ce qui est explicite dans le signe luimême, indépendamment de son contexte et des circonstances de son expression ». »6 Une précaution capitale est à prendre concernant l’appréhension de l’interprétant : celle de ne pas le confondre avec le récepteur. L’interprétant est un signe second qui permet à un premier signe de se relier à son objet dans l’esprit d’un récepteur. DELEDALLE Gérard, Charles S. Peirce, Ecrits sur le signe, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », Paris, 1978, p. 30. Le signe faisant office, dans cette citation de Gérard Deledalle, de representamen. 6 ARQUEMBOURG Jocelyne, L’événement et les médias, Les récits médiatiques des tsunamis et les débats publics (1755-2004), Editions des archives contemporaines, Paris, 2011, p. 69. 5 98 Interprétant… Interprétant > Representamen Representamen Objet Objet Cette relation triadique – qui génère une seconde relation triadique puis une troisième ad infinitum – est souvent représentée sous forme triangulaire afin de modéliser la médiation permise par l’interprétant qui a pour fonction de relier le signe/representamen7 à son objet. Si nous reprenons un exemple parfaitement opérationnel8 chez Gérard Deledalle afin d’expliciter l’importance de l’interprétant, nous poserions le mot « grenade » comme indéfini a priori et postulerions que celui-ci aura un interprétant variable selon le récepteur. Une communauté d’action de type militaire entendra une « arme », la ménagère pensera probablement qu’il s’agit du fruit alors qu'un touriste français visitant l’Espagne songera certainement à la ville. Gérard Deledalle certifie que « l’expérience individuelle jouera son rôle »9 ; nous dirons d’autant plus qu'une expérience collective d’une communauté d’action, dans l’acception deweyienne, régira également la chaîne des interprétants provoquant une signification particulière ainsi qu’une ou des actions au détriment d’autres conséquences. Le signe n’est donc jamais figé. Ses conséquences dépendent entièrement des contextes de production et de réception qui vont ainsi générer des interprétants variables selon la prise en charge du signe par un émetteur ainsi que la réception de celui-ci par une communauté d’action ciblée. Signe et representamen sont des synonymes dans les écrits de Peirce, nous privilégierons l’emploi du second terme pour sa valeur relationnelle plus prégnante et son renvoi à une représentativité de l’objet plus évidente. 8 DELEDALLE Gérard, Charles S. Peirce, Ecrits sur le signe, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », Paris, 1978, p. 228. 9 Ibid., p. 228. 7 99 II. Une philosophie générale. Cette relation trichotomique du signe, relié à son objet grâce à l’entremise d’une chaîne d’interprétants, s’insère dans une philosophie générale englobant la pensée-signe. Ce que Peirce définit comme une phanéroscopie nous aidera à accéder à la conception triadique du signe. La science des phanérons, ou des phénomènes, repose sur trois catégories philosophiques : la priméité (Firstness), la secondéité (Secondness) et la tiercéité (Thirdness). Ainsi nous constatons que la pensée peircienne sera constamment fondée sur des triades, tout est question de médiation ou de mise en relation du point de vue de la logique établie par C. S. Peirce. L’auteur pragmatiste explique très clairement les trois catégories dans le cadre d’un article intitulé « What is a sign? »10 paru en 1894. Jocelyne Arquembourg en fait un éloquent exposé et une brillante traduction dans son ouvrage L’événement et les médias, Les récits médiatiques des tsunamis et les débats publics (1755-2004) ou plus en amont dans son article « Des images en action. Performativité et espace public ». Nous reprendrons néanmoins de manière abrégée l’anecdote du dormeur, en extrayant certains passages chez Jocelyne Arquembourg, ce qui permet une compréhension plus aisée de la priméité, de la secondéité et de la tierceité. Un dormeur semi-éveillé, toujours dans son lit, « contemple mentalement quelque chose, par exemple, une couleur »11, ainsi il éprouve une sensation due à cette couleur qu’il ne fait qu’imaginer. Il n’y a aucun objet extérieur qui entre en ligne de compte, seule la qualité même d’une couleur et les sensations que celle-ci peut provoquer induisent un « être-là des choses ». Aucun renvoi à une quelconque extériorité n’est admis dans la priméité, catégorie donc du Feeling, qui ne prend en considération qu’une « pure présence » sans lien avec un second. « La priméité est la catégorie du sentiment et de la qualité. »12 10 PEIRCE Charles Sanders « What is a sign? », in The Peirce edition project, The essential Peirce, volume 2 (1893-1913), Indiana Press, 1998. 11 ARQUEMBOURG Jocelyne, L’événement et les médias, Les récits médiatiques des tsunamis et les débats publics (1755-2004), Editions des archives contemporaines, Paris, 2011, p. 65. 12 DELEDALLE Gérard, Charles S. Peirce, Ecrits sur le signe, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », Paris, 1978, p. 83. 100 « Soudain, un sifflement retentit. La perception de ce bruit met le sujet en relation avec un objet extérieur. Un événement est survenu qui a changé l’état du dormeur. Deux entités sont donc désormais en présence l’une de l’autre. Le surgissement de l’événement dans la conscience du dormeur comme les réactions qui s’ensuivent, se boucher les oreilles ou chercher à s’enfuir, relèvent, selon Peirce, de la secondéité où un sujet et un objet se trouvent mis en relation de façon directe. Tout ce qui relève de l’effort et de la résistance, de la lutte, de l’action et de la réaction, renvoie à la secondéité. »13 La secondéité est donc la catégorie de la Reaction selon C. S. Peirce, car elle met un sujet et un objet en relation : « La Secondéité est la catégorie de l’expérience, de la lutte et du fait. »14 Deux entités sont confrontées dans un rapport de résistance qui se conclut par une réaction. « La troisième catégorie est évoquée au travers d’un petit scénario. Agacé par le sifflement qu’il juge insupportable, le sujet décide de quitter la pièce. Au moment où il ouvre la porte, le sifflement cesse. Il la referme alors pour revenir dans la pièce, mais le sifflement retentit à nouveau. Un deuxième essai produisant le même résultat, le sujet va établir un lien de cause à effet entre le fait d’ouvrir ou fermer la porte, et la présence ou l’absence du sifflement. Cette mise en relation d’éléments hétérogènes destinés à dégager des règles ou des lois, est le propre du raisonnement expérimental, et plus généralement de la pensée selon Peirce. Il définit la pensée comme un intermédiaire (mean), une relation, qui repose sur l’interprétation des signes et ne peut se faire qu’au moyen des signes. Le signe est donc une médiation entre deux phénomènes et relève de la tiercéité. Ce schéma fondamental organise l’œuvre de Peirce de bout en bout, à tous les niveaux, tous les étages d’une architecture théorique savante. »15 Nous en concluons que la tiercéité est une catégorie où un premier est mis en relation avec un second au moyen d’un tiers. Un sujet construit un raisonnement à partir d’expériences successives engendrant une règle ou une loi découlant d’une logique expérimentale. « La 13 ARQUEMBOURG Jocelyne, L’événement et les médias, Les récits médiatiques des tsunamis et les débats publics (1755-2004), Editions des archives contemporaines, Paris, 2011, p. 65. 14 DELEDALLE Gérard, Charles S. Peirce, Ecrits sur le signe, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », Paris, 1978, p. 92. 15 ARQUEMBOURG Jocelyne, L’événement et les médias, Les récits médiatiques des tsunamis et les débats publics (1755-2004), Editions des archives contemporaines, Paris, 2011, p. 65. C’est nous qui soulignons souhaitant insister sur ces deux points. 101 Tiercéité est la catégorie de la pensée et de la loi. »16 Il s’agit donc bien de la catégorie du Thinking, comme le proclame Peirce. Les relations entre des existants à travers des processus de médiations deviennent bien plus claires à l’aune de ces catégories philosophiques générales dans lesquelles s’insère notamment la trichotomie du signe. En résumé, ces trois catégories renvoient à la vie émotionnelle, dans le cadre de la priméité ; à la vie pratique, pour ce qui est de la secondéité ; et à la vie intellectuelle en ce qui concerne la tiercéité17. La répartition pourrait être subsumée par l’enchaînement suivant : sensation, perception, réflexion. III. Icône, indice, symbole. La sémiotique de Peirce se déploie dans une triple trichotomie – celle du representamen, celle de l’objet et celle de l’interprétant – dont la plus utilisée concerne la triade de l’objet qui selon les catégories phanéroscopiques se manifestera par une icône (priméité), un indice (secondéité) ou un symbole (tierceité). « Un signe renvoie à son objet de façon iconique lorsqu'il ressemble à son objet. […] Le portrait d'une personne […] est l'icône de cette personne, et une maquette […] est l'icône d'un bâtiment construit ou à construire. »18 A la priméité est adjointe la ressemblance de l’icône. L’iconicité est assignée à une qualité à travers la similarité de la relation qui unit le representamen à son objet. DELEDALLE Gérard, Charles S. Peirce, Ecrits sur le signe, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », Paris, 1978, p. 98. 17 EVERAERT-DESMEDT Nicole, Le processus interprétatif, Introduction à la sémiotique de Ch. S. PEIRCE, Mardaga, Liège, 1990, p. 36. Nicole Everaert-Desmedt, dans cet ouvrage didactique, en conclut que « ces trois catégories font partie de l’expérience humaine, tandis que l’animal ne pense pas, et le végétal ne pense ni n’agit » ainsi l’humain serait concerné par les trois catégories, l’animal par les deux premières tandis que le végétal ne peut que s’inscrire dans la priméité. 18 EVERAERT-DESMEDT Nicole, Le processus interprétatif, Introduction à la sémiotique de Ch. S. PEIRCE, Mardaga, Liège, 1990, p. 53. 16 102 « Un signe renvoie à son objet de manière indicielle lorsqu'il est réellement affecté par cet objet. Ainsi, la position d'une girouette est causée par la direction du vent : elle en est l'indice »19. L’indice s’inscrit dans la secondéité par sa propension à relier la pensée au monde. Il pointe un objet et dit/indique à son récepteur « Regarde », « Par ici », « Là ! ». L’indice est dans l’expectative d’une réaction. « Un signe est un symbole lorsqu'il renvoie à son objet en vertu d'une loi. Un mot de passe, un ticket d'entrée à un spectacle, un billet de banque »20. La tiercéité du symbole est due à sa dimension créatrice de catégories à partir du développement de la pensée générant ainsi des lois, des règles, des habitudes, des conventions. L’icône, l’indice et le symbole sont bien ancrés dans les catégories philosophiques de la priméité, de la secondéité et de la tiercéité. Seulement, ils ne sont pas figés. Les signes vivent puisqu’ils dépendent de leurs contextes de production et surtout de réception. La prise en charge d’un signe par un producteur et la réception du signe varient incontestablement selon les situations, les temporalités, les spatialités, les personnes qui émettent le signe et celles qui le reçoivent. Ainsi, une même photographie n’aura pas la même signification, ni les mêmes « effets de sens », selon qu’elle est dans une presse d’information générale et politique, ou dans une presse magazine people, dans une galerie d’exposition artistique, ni même lors d’une reprise quelques décennies plus tard dans un livre d’histoire destiné à enseigner la mémoire collective d’une nation à des lycéens. Toutes ces migrations impacteront fortement la signification tout autant que l’effet produit par les diverses significations possibles. En effet, un signe peut passer de la priméité à la secondéité et/ou à la tiercéité selon les contextes de production et de réception. Voire il peut partager à la fois deux ou trois de ces catégories. Prenons l’exemple de la girouette qui serait a priori un indice étant donné qu’elle indique la direction du vent et la force à laquelle il souffle. Seulement, ce signe « girouette » pourrait 19 20 Ibid., p. 61. Ibid., p. 65. 103 acquérir une portée iconique et se débarrasser de sa secondéité indicielle s’il se trouve dans un livre d’illustrations pour enfants prévu pour l’apprentissage de nouveaux mots. L’illustration qui rejoindra le mot « girouette » aura pour fonction première de renvoyer à l’objet en vertu d’une ressemblance. Ce même signe « girouette » pourrait devenir symbolique s’il était utilisé pour une parodie satirique d’un parti politique lui affublant cette illustration comme logo afin de railler son opportunisme politique et sa capacité à suivre les courants dominants sur l’échiquier politique. Ainsi c’est la loi fondée sur l’expression moqueuse traitant une personne physique ou morale de « girouette » pour dénigrer son manque de convictions profondes qui fera de ce logo parodique un symbole qui renvoie à son objet en vertu d’une loi ou d’une convention sociale, qu’est l’expression « être une girouette ». La sémiotique peircienne ne consiste pas en une simple classification de signes, c’est-à-dire prendre un signe et lui assigner une signification, une catégorie dans laquelle l’inscrire et un effet qui le déterminera. Au contraire, le signe est dynamique et mouvant, il est presque insaisissable. Nous ne pouvons l’appréhender que circonstancié dans une situation de communication donnée. Si celle-ci évolue, inévitablement le signe en fera de même. La paroi de chaque catégorie est très poreuse et permet aux signes de se mouvoir au gré des contextes de production et de réception. Tout est signe chez Peirce : les signes linguistiques, les images en tous genres, les animaux, les femmes, les hommes, l’univers, etc. : « il n’y a rien qui ne puisse être un signe. « Tout cet univers est imprégné de signes, sinon composé exclusivement de signes. » »21 Les images ont donc pleinement un statut de signe au sens peircien. Et la photographie, en tant qu’image, fait bien entendu office de signe. Nous verrons néanmoins que l’objet photographique peut présenter quelques spécificités généralement dues à sa qualité de ressemblance « parfaite » avec le réel, au premier abord. La photographie serait, ou se voudrait, par essence iconique en toutes circonstances. 21 TIERCELIN, Claudine. C. S. Peirce et le pragmatisme. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Collège de France, (n.d.) (généré le 18 novembre 2015), 1 ère éd. 1993, p. 32. 104 IV. La photographie et ses spécificités, tentative d’objectivation. De même que l’exemple de la girouette, la photographie peut avoir des assignations mouvantes et hybrides entre les catégories de signe peirciennes. D’abord, la photographie serait une simple trace de la réalité imprégnée d’une forte part indicielle qui se voudrait l’analogon parfait22 d’un « ça-a-été »23. Jocelyne Arquembourg rappelle à ce sujet qu’André Bazin distinguait la photographie d’autres œuvres iconographiques comme le dessin ou la peinture. Il ajoutait que la « parenté sémantique » entre l’objectif de l’appareil et l’objectivité intrinsèque à la photographie allait de pair. Celle-ci serait une « reproduction exacte de la nature » et semble s’inscrire dans une procédure de mimésis libérée de « toute intervention humaine »24. La photographie souhaiterait, dans son for intérieur, s’exprimer en dehors de toute subjectivité humaine. Pour cette raison, les photojournalistes les plus connus ont toujours laissé planer une légende autour de la prise de leurs photographies, insistant sur le fait qu’ils se trouvaient là par hasard et qu’ils n’ont effectué aucun travail de mise en scène ou d’esthétisation. Ils n’auraient qu’appuyer sur un bouton pressoir, rien de plus. Ainsi, ils n’auraient proposé que le strict reflet d’une réalité pure, délivrée donc de toute subjectivité. Or, il est évident que tous les clichés d’information et de communication sont des signes qui contribuent à un discours. Le simple fait de choisir un cliché parmi tant d’autres constitue déjà une opération de jugement et de subjectivation. La photographie se voudrait réelle, belle, éloquente et/ou magique et être reçue par des audiences telle quelle, sans aucun questionnement quant au travail photographique, au paratexte qui entoure toujours une photographie – que ce soit dans une galerie, dans les pages d’un journal, sur une page numérique, dans un ouvrage, etc., dans nos sociétés contemporaines rares sont les METZ Christian, « Au-delà de l’analogie, l’image », Communications, 1970, n°15. En conclusion de La chambre claire, Roland Barthes aboutit à un résultat caractérisant la photographie, en particulier le portrait, qui se résume par une célèbre formule : « le pouvoir d’authentification prime le pouvoir de représentation. » BARTHES Roland, La chambre claire, Cahiers du Cinéma, Gallimard, Seuil, 1980, p. 139. 24 ARQUEMBOURG Jocelyne, L’événement et les médias, Les récits médiatiques des tsunamis et les débats publics (1755-2004), Editions des archives contemporaines, Paris, 2011, pp. 60-61. 22 23 105 images qui se laissent vagabondées aux yeux d’un spectateur sans texte censé l’aiguiller dans sa lecture – et le dispositif médiatique et discursif qui la prend en charge : « l’image se veut le lieu d’un simulacre de communication directe. […] l’effet de transparence s’y manifeste souvent dans la mesure où les marques énonciatives propres au médium sont le plus possible atténuées. »25 C’est pour cette raison précise que dès le début des années 1970, Christian Metz a voulu parer à cet écueil de la photographie fortement iconique et aller « au-delà de l’analogie »26 de celle-ci. Elle est nécessairement l’analogie d’une réalité qui s’est produite à un moment donnée, mais il nous faut outrepasser cette question pour en arriver à la composition de celle-ci et des récits qu’elle peut véhiculer ainsi que des effets qu’elle pourrait susciter. V. De le performativité à l’action. « Les mots justes trouvés au bon moment sont de l’action. » Hannah Arendt, Condition de l’Homme moderne, p. 63. Dans un article fondateur de notre pensée, de notre conception du signe ainsi que de notre méthodologie, Jocelyne Arquembourg a transformé les termes de la réflexion sur le signe en l’espace de quelques pages particulièrement probantes. En 2010, dans le cadre de la parution d’un numéro de Réseaux consacré à : « Un tournant performatif ? Retour sur ce que « font » les mots et les choses », l’auteure, adoptant une posture pragmatiste, publie un article intitulé « Des images en action. Performativité et espace public »27. Cet article s’avère être une démonstration particulièrement convaincante d’un point de vue pragmatiste, quant aux « effets de sens » des signes. Des « glissements successifs » permettent de passer d’« images 25 FRESNAULT-DERUELLE Pierre, L’éloquence des images, Images fixes III, PUF, Paris, 1993, p. 12. METZ Christian, « Au-delà de l’analogie, l’image », Communications, 1970, n°15. 27 ARQUEMBOURG Jocelyne, « Des images en action. Performativité et espace public » in Réseaux, « Un tournant performatif ? Retour sur ce que « font » les mots et les choses », La Découverte, 2010/5, n°163, pp. 163-187. 26 106 en action à l’action des images »28. Partant de la performativité austinienne, et ses six conférences regroupées à titre posthume dans l’ouvrage Quand dire, c’est faire29, Jocelyne Arquembourg opère un glissement vers la sémiotique peircienne, au détour de la définition du langage selon John Dewey. En effet, John Langshaw Austin30 posait comme axiome que le sens d’un énoncé ne prime pas, la valeur et les effets recherchés méritent une étude plus approfondie. Ainsi, il distingue cinq classes d’énonciation selon les conséquences possibles de l’énoncé (verdictif, exercitif, promissif, comportatif et expositif) et émet six points à surveiller (1. le mode, 2. ton de la voix/rythme/insistance, 3. Adverbes et locutions adverbiales, 4. Particules de relation, 5. Phénomènes accompagnant l’énonciation (gestes et rituels non-verbaux), 6. Circonstances de l’énonciation) dans la performativité d’un énoncé. Ceux-ci valideront ou non la félicité du propos, en d’autres termes son accomplissement performatif. Cette conceptualisation du langage conduit à la mise en place de ce qu’il appelle un « acte de langage ». Un énoncé ne serait pas uniquement digne d’intérêt pour un linguiste par sa signification mais par l’acte potentiel qui en découle. La parole pourrait « faire quelque chose » par trois actes possibles : le locutoire, l’illocutoire et le perlocutoire. La locution (« Il a dit que ») opère une signification par l’intermédiaire de la production de sons qui se rattachent à un sens. L’illocution (« Il a soutenu que ») produit en disant quelque chose, elle rend manifeste (explicitement) la manière dont les paroles doivent être comprises. Quant à la perlocution (« Il m’a convaincu que »), elle produit par le fait de dire quelque chose (implicitement). L’exemple du taureau dans le pré est particulièrement efficace pour distinguer les deux derniers. Lorsque dans le cadre d’une illocution, il s’agirait de performer en disant « je t’avertis, il y a un taureau dans le pré » ; la perlocution tendrait vers un énoncé qui annonce et performe implicitement « il y a un taureau dans le pré ». L’avertissement s’exécute donc sans être dit explicitement. Cet acte de parole ou de langage ne prend son sens que lorsqu’il est encadré dans une situation donnée qui lui donnera les garanties de sa félicité ou non. De ce fait, lors d’une soirée entre amis si l’une des personnes présentes proclame deux autres personnes mari et femme cela n’aura aucune valeur institutionnelle et ne constituera pas un acte de langage opérationnel. La solennité, le cadre et la personne même qui prononcera l’énoncé auront une 28 Ibid.., p.186. AUSTIN John Langshaw, Quand dire, c’est faire, Seuil, Paris, 1970. 30 Ibid. 29 107 valeur primordiale pour l’« effet » recherché de l’acte. De même, un écriteau « Interdit de fumer » ne provoquera pas les mêmes effets qu’il se trouve dans une salle d’attente médicale, dans un commissariat (auquel cas l’amende encourue en cas d’infraction sera certainement mentionnée) et sur la porte de la chambre d’un petit frère ou une petite sœur. Les circonstances de l’énonciation seront donc absolument capitales dans le jugement de la félicité d’un énoncé. Dans le cadre d’un message de nature linguistique, c’est ce que Dominique Maingueneau appelle le « contexte ». Celui-ci se décompose en trois types : - L’environnement physique de l’énonciation ou contexte situationnel. Le cotexte : avant ou après l’unité à interpréter. Notre connaissance du monde.31 Tous ces éléments permettent de cadrer un énoncé et de déterminer sa performativité. L’autorité de l’instance émettrice de l’énoncé est tout aussi fondamentale lors de l’observation d’un acte de langage. Postulant ceci, il s’agit désormais de transiter des actes de langage à l’action des signes dans une perspective pragmatiste. L’acte de langage peut acquérir une tout autre dimension si, en suivant le chemin tracé par Jocelyne Arquembourg, nous nous fions à la définition deweyienne du langage qui est remarquablement « ouverte » et intéressante : « Le langage est pris au sens large. Il inclut la parole et l’écriture, et non seulement les gestes, mais aussi les rites, les cérémonies, les monuments et les produits des arts industriels et des beaux-arts. Un outil ou une machine, par exemple, n’est pas simplement un objet physique simple ou complexe ayant ses propres propriétés et effets physiques ; il est aussi un mode de langage, car il dit quelque chose à ceux qui le comprennent, concernant les moyens de l’utiliser et leurs conséquences. »32 Les images, et tout type de discours, font donc partie du langage et par voie de conséquence des actes de langage, si nous adoptons le prisme pragmatiste du langage. La Logique de John 31 MAINGUENEAU Dominique, Analyser les textes de communication, Armand Colin, coll. « Lettres sup », Paris, 2007, p. 9. 32 DEWEY John, Logique. La théorie de l’enquête, PUF, Paris, 1967, p. 105. 108 Dewey se révèle particulièrement utile comme passerelle exécutant un glissement de l’acte de langage à l’action des signes. John Dewey : « insiste davantage sur ce qu’il appelle l’usage fonctionnel commun. Ce qui compte, ce sont les comportements communs qui sont déterminés par le langage. La signification des termes serait à chercher dans ce que cela fait à des sujets, mais aussi dans la manière dont ils interviennent au cœur d’activités communes. Dewey souligne particulièrement cette dimension opérationnelle du langage qui est avant tout un moyen de « provoquer des activités accomplies par des personnes différentes en vue de produire des conséquences que partagent tous ceux qui participent à l’entreprise commune » […] Cet éclairage offre de nombreuses ressources pour justifier le fait de considérer les images comme faisant partie du langage et pour orienter leur analyse du côté de ce que les images font à des sujets engagés dans des activités communes. L’accord sur les conséquences est ici fondamental car c’est lui qui détermine la signification. Aussi, l’un des leviers qui assurent la compréhension d’une signification quelconque, est son inscription dans une communauté d’action. »33 S’ouvre ainsi une boîte de Pandore permettant à l’image de prétendre faire partie des signes et ce dans une optique pragmatiste et plus particulièrement sémiotique, axée donc sur les effets de sens pour des acteurs pluriels. En fait, pour des communautés, au sens où celles-ci se définissent par la communication ou « l’établissement de quelque chose de commun »34. « La question ne serait pas alors : « Comment est-ce que les images signifient ?», ni : « Comment est-ce que les images nous influencent ? », mais plutôt : « Comment est-ce que nous communiquons au moyen des images ? ». »35 En intégrant l’image dans une conception sémiotique de tradition peircienne, J. Arquembourg achève son cheminement rigoureux menant de l’acte de langage à l’action des images. Ces dernières, une fois insérées dans la sémiotique et ses effets de sens, acquièrent une dimension active dans la mesure où elles incitent des publics à une action déterminée 33 ARQUEMBOURG Jocelyne, « Des images en action. Performativité et espace public » in Réseaux, « Un tournant performatif ? Retour sur ce que « font » les mots et les choses », La Découverte, 2010/5, n°163, p. 173. C’est nous qui soulignons. 34 DEWEY John, Logique. La théorie de l’enquête, PUF, Paris, 1967, p. 106. 35 ARQUEMBOURG Jocelyne, « Des images en action. Performativité et espace public » in Réseaux, « Un tournant performatif ? Retour sur ce que « font » les mots et les choses », La Découverte, 2010/5, n°163, p. 165. 109 par des contextes, une instance discursive, une situation de communication donnée, des indices qui accompagnent le discours, etc. En somme, « signification et action sont intrinsèquement liées dans des situations »36. Dorénavant, notre démarche s’appuiera sur l’approche de Jocelyne Arquembourg qui s’intéresse à la « manière dont les images font quelque chose à quelqu’un, ou de la manière dont des sujets interagissent ainsi en s’emparant de significations pour une action déterminée »37. Cependant, il ne s’agira pas uniquement d’image mais il faudra ajouter à l’image étudiée les paramètres suivants : le paratexte, les réactions discursives – sous forme de commentaire – le média qui publie et prend en charge l’image, etc. Un certain nombre de points particuliers auxquels nous devrons rester attentifs. Pour ce faire, nous nous fonderons sur la définition du discours donnée par Dominique Maingueneau. Celui-ci a composé l’entrée « Discours » dans le Dictionnaire d’analyse du discours38. En résumé, nous reprendrons les présupposés du discours selon Dominique Maingueneau et nous nous emparerons de ces points précis pour analyser le discours, dans lequel l’image sera l’objet premier de l’empirie : « Le discours suppose une organisation transphrastique […] Le discours est orienté. Il est « orienté» non seulement parce qu’il est conçu en fonction d’une visée du locuteur, mais aussi parce qu’il se développe dans le temps. […] Le discours est une forme d’action. […] Le discours est interactif […] Le discours est contextualisé […] Le discours est pris en charge. Le discours n’est discours que s’il est rapporté à une instance qui à la fois se pose comme source des repérages personnels, temporels, spatiaux et indique quelle attitude il adopte à l’égard de ce qu’il dit et de son interlocuteur (processus de modalisation) […] Le discours est régi par des normes. […] Le discours est pris dans un interdiscours. Le discours ne prend sens qu’à l’intérieur d’un univers d’autres discours à travers lequel il doit se frayer un chemin. Pour interpréter le moindre 36 Ibid., p.166. Ibid., p.166. 38 CHARAUDEAU Patrick, MAINGUENEAU Dominique (dir.), Dictionnaire d’analyse du discours, Seuil, Paris, 2002. 37 110 énoncé, il faut le mettre en relation avec toutes sortes d’autres, que l’on commente, parodie, cite […] »39 Nous tenterons ainsi de vérifier ces points en les confrontant aux discours de nos divers corpora, en portant une attention particulière à la « forme d’action », à la « prise en charge » et à la notion d’« interdiscours ». Notre démarche consistera à appréhender l’image, jamais isolée, au sein de son appareillage discursif tout en portant un regard vigilant aux implicites sous-tendus par le texte explicite. Il s’agira donc d’observer « comment les sujets parlants opèrent pour extraire de l’énoncé les contenus implicites, et comment ceux-ci opèrent sur les sujets parlants. »40 Il sera constamment question d’étudier ce que véhicule le discours, à travers une signification donnée, ainsi qu’une action possible du discours sur un sujet, par l’accomplissement d’un effet de sens. En retour, nous verrons comment, par un processus de rétroaction, le sujet agit sur le déploiement du discours au fil du temps. L’auteur d’un discours émet son message selon le lectorat ciblé, il s’adapte également à celui-ci en prenant compte ses retours. Un feedback potentiellement actif sur la teneur de son discours et sur les récits qui vont en émaner. Nous verrons donc ce que font ces discours ainsi que les récits qui en découlent, et à qui ils font quelque chose. 39 MAINGUENEAU Dominique, « Discours » in CHARAUDEAU Patrick, MAINGUENEAU Dominique (dir.), Dictionnaire d’analyse du discours, Seuil, Paris, 2002, pp. 187-189. 40 Afin de suivre la démarche initiée, il y a trente ans, par Catherine Kerbrat-Orecchioni : KERBRAT-ORECCHIONI Catherine, L’implicite, Arman Colin, Paris, 1998, p. 5. 111 Seconde partie : Le street art inséré dans un dispositif socionumérique militant, empirie d’une expérience esthétique révolutionnaire. 112 Avertissement Nous avons extrait les données sous format texte. Chaque publication fait l’objet d’un fichier texte qui lui est consacré regroupant tous les contenus linguistiques parus suite à la survenue du post. Le fichier comporte la légende, s’il y en a une, émise par l’auteur de la publication, celle-ci sera suivie de la totalité des commentaires, lorsqu’il y en a. Afin de faciliter le parcours du lecteur parmi les objets médiatiques de nos corpora, nous avons opté pour une répartition des données par page Facebook. Les publications y sont triées par ordre chronologique. Ceci dit, il nous faut préciser que la qualification des fichiers, images et textes, a été établie selon un ordre logique pour apparaître de la première à la dernière publication. Pour ce faire, nous avons dû nommer nos fichiers comme suit : Année.Mois.Jour. (ponctuellement suivi d’un titre lorsque plusieurs publications surviennent à la même date, l’objet du titre sera essentiellement la traduction du message linguistique de l’œuvre). De cette manière, à chaque fois que nous citerons une image ou bien un commentaire, nous préciserons l’emplacement de la référence de la manière suivante : Annexe Page Facebook, date de parution (Année.Mois.Jour.), Titre (dans le cas où plusieurs publications seraient parues le même jour). 113 Enfin, nous préciserons la page où se situe un commentaire au sein d’un fichier texte lorsque cela sera nécessaire. Toutes les traductions ont été réalisées par nous-mêmes. Nous prendrons le parti de retranscrire les termes arabes dans un français le plus proche phonétiquement de la prononciation originelle. Certaines lettres, consonnes ou voyelles, et certains sons n’existant pas en lettre latines, seront remplacés par des chiffres, comme le veut l’usage numérique de l’arabe écrit en lettre latines. Le « 3 » remplacera le « ain », le « 7 » pour le « hah », etc. Chapitre 1 : Présentation du corpus. Suite à la présentation de notre cadrage méthodologique, des risques et des précautions méthodologiques à adopter face à ce type d’objet médiatique, il est temps d’en venir à l’introduction de notre corpus et aux délimitations de celui-ci. Le choix du sujet ayant été fixé précédemment, les choix des corpora restent, quant à eux, à préciser. Fin 2011, lorsque la question du street art émerge dans notre travail, nous nous sommes penchés sur un site appelé Cairostreetart, disparu depuis. Celui-ci s’ouvrait sur une carte du Caire où nous trouvions des points, avec un code couleur élaboré, à développer par un clic, sur lesquels une œuvre était représentée. Ce point situé faisait office d’emplacement géographique précis, avec des points cardinaux ou des indications complémentaires permettant de retrouver, dans la ville, le mur en question. La localisation a, dans la plupart des cas, une importance primordiale dans l’analyse de nos objets ; cependant elle ne se réduit pas à une dimension géographique. Le numérique devient un lieu, à part entière, à considérer dans notre travail. Manuel Castells parle lui de la « transformation de la forme urbaine »1 ainsi que de la « fin de la grande ville ». Nous sommes désormais dans une « société de flux ». Le passage d’un mur urbain à un mur numérique nous a séduits dans notre approche, vis-à-vis des corpora à sélectionner, même s’il a instauré un biais 1 CASTELLS Manuel, La société en réseaux : l’ère de l’information, Fayard, Paris, 1998. 114 extrêmement compliqué à négocier d’un point de vue sémiotique. L’extraction des données a grandement modifié le dispositif originel d’apparition, ce qui nous oblige, bien malgré nous, à étudier plus en profondeur le contenu plutôt que le contenant. Le fait de figer les œuvres sur une carte représentant un espace géographique aurait uniquement pu représenter un intérêt comme point d’appui à notre corpus. Seulement ce site disparaît rapidement. Un facteur supplémentaire ne nous poussait pas à nous reposer sur ce corpus, c’était son manque de discours et surtout militant. Il s’agissait seulement de placer dans la ville ces images. Une application française lui ressemble fortement : MyParisstreetart. A partir d’une Google Map, le mobinaute peut prendre en photographie toute œuvre qu’il rencontre afin de la sauvegarder dans ses propres données mais également dans le but de la partager s’il le souhaite. Ce type de plateforme numérique ne touche bien souvent qu’une minorité d’initiés et évolue dans des réseaux relativement réduits, n’atteignant que sporadiquement les personnes n’ayant pas pour passion le street art. Grâce aux lectures de Manuel Castells, nous avons compris que l’ancrage urbain ou géographique n’est pas le plus essentiel – il s’agit bien d’objets médiatiques, non pas in situ mais ex situ et post situ2. Le questionnement primaire tend plutôt vers l’emplacement numérique ; c’est pourquoi nous avons alors délaissé ce corpus au profit de discours socionumériques, souvent plus complexes et sophistiqués, où des interactions s’établissent plus aisément et où le réseautage fonctionne grâce au dispositif proposé, à savoir Facebook et plus précisément des pages militantes. Avant toute chose, et avant de passer à la présentation détaillée du corpus, il nous faut préciser que, en toutes circonstances, des choix doivent être opérés au sein d’un corpus imposant différents niveaux de lecture. L’intégralité du corpus ne peut être analysée de la même manière : « Benedicte Pincemin (dans Rastier et Pincemin, 2000, p. 84-85) distingue différents niveaux de corpus : un corpus existant correspondant aux textes accessibles dont on peut disposer, un corpus de référence constituant le contexte global de l’analyse, ayant le statut de référentiel représentatif, et par rapport auquel Il ne s’agit pas d’étudier « « l’ici et le maintenant de l’original », pour reprendre la définition de l’authenticité selon Benjamin » mais bien son « effet référentiel » qui, malgré tout, fait souvent naître le « désir » de découvrir l’original. Notre préoccupation première sera donc d’analyser le discours socionumérique et militant médiant des photographies d’œuvres street artistiques. HEINICH Nathalie, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Gallimard, Paris, 2012, p. 27. 2 115 se construit l’interprétation des résultats, un corpus de travail « ensemble des textes pour lesquels on veut obtenir une caractérisation » et le cas échéant un corpus d’élection, souscorpus du corpus de travail « contrasté » par rapport à celuici ». »3 Ainsi, un « corpus existant » pourrait réunir tous les discours militants en Egypte à cette période, mélangeant tout type de support médiatique ; un « corpus de référence » pourrait inclure toutes les pages socionumériques militantes médiant des œuvres street artistiques ; puis un « corpus de travail » consisterait à sélectionner quelques pages parmi celles-ci – ce que nous avons effectué en optant pour quatre pages Facebook – ; enfin, un « corpus d’élection » serait chargé d’élire pour l’analyse une partie non-négligeable du « corpus de travail » répondant aux questionnements établis préalablement. En fonction des problématiques de notre thèse, nous dégagerons donc certaines publications, dans chaque page, entrant en corrélation avec nos questionnements théoriques et censées ainsi apporter une plus-value à l’analyse globale. I. Nous sommes tous Khaled Saïd4, corpus de référence. Nous sommes donc partis de la page Nous sommes tous Khaled Saïd : il s’agit en quelque sorte du fil conducteur de notre corpus. C’était la page Facebook la plus visitée d’Egypte5 durant les événements menant à la Révolution. 3 MOIRAND Sophie, Les discours de la presse, observer, analyser, comprendre, Puf, coll. « Linguistique nouvelle », Paris, 2007, p. 3. C’est nous qui soulignons. 4 https://www.facebook.com/ElShaheeed Adresse d’accès à la page Facebook « Nous sommes tous Khaled Saïd ». Notons qu’elle a été nommée, dans l’adresse url, « ElShaeed » ce qui signifie « Le Martyr ». 5 Il y avait 500 000 adhérents sur moins de 5 millions de Facebookers égyptiens au tournant de l’année 2011. A la fin de notre période d’analyse, le 3 juillet 2013, le nombre de membres atteint les 3 772 704. 116 6 Cette page est aussi connue pour avoir été le premier média où ont été émis les premiers appels à la Révolution. L’histoire de Khaled Saïd, jeune homme alexandrin, a cristallisé toute la colère à l’encontre de l’Ancien Régime dès l’été 2010, en raison de son assassinat par deux indicateurs de police le 6 juin.7 Photographie publiée par Nous sommes tous Khaled Saïd dès sa création et par les trois organes de presse les plus vendus en Egypte dans les jours qui suivent. Ce jeune homme alexandrin sans histoire ni casier judiciaire s’est fait connaître auprès d’un grand-public par l’intermédiaire de la page Facebook lui rendant hommage, fondée le 10 juin 2010. Un certain Wael Ghonim, encore anonyme jusqu’aux événements de janvier6 Socialbakers.com. Croissance du nombre de Facebookers en Egypte de juin 2010 à décembre 2010. BEN NEFISSA Sarah, « Révolutions civiles : le basculement du politique. Ces 18 jours qui ont changé l’Egypte » in BEN NEFISSA Sarah et DESTREMAU Blandine (dir.), « Protestations sociales, révolutions civiles. Transformations du politique dans la Méditerranée arabe », Revue Tiers-Monde, Hors-série n°2, Armand Colin, 2011, p. 228. 7 117 février 2011, crée cette page afin d’apporter du soutien à la famille de Khaled Saïd, de commémorer son décès brutal et surtout d’exiger la fin de la torture systématique en Egypte. Quelques jours plus tard, pourtant Al-Ahram, Al-Akhbar et plus particulièrement AlGomhoreya, journaux publics et par voie de conséquence à la solde du gouvernement, publient également cette photographie du jeune homme mais accompagnée à chaque fois d’un article à charge contre Khaled Saïd. Selon cette version, Khaled aurait refusé d’obtempérer avec les forces de l’ordre venues l’interpeller pour, soi-disant, trafic de stupéfiants. S’en était suivie une rixe menant à son décès ; surtout, il aurait avalé un morceau de haschisch assez conséquent pour l’étouffer. Voici en somme les résultats d’une enquête policière « à l’égyptienne », réalisée tout juste en quelques jours. Selon la version officieuse brandie par des militants8 pour les droits et libertés en Egypte, convergeant avec les déclarations publiques de sa mère et de son entourage dans Al-Shorouk, journal indépendant et d’opposition, Khaled Saïd aurait piraté le téléphone portable d’un officier, dans lequel il aurait trouvé une vidéo9, de très mauvaise qualité, montrant, dans un poste de police municipal, des agents de police se partageant les fruits d’une saisie – composée de tabac, d’argent et de haschich. Dès le lendemain de ce piratage, Khaled Saïd est abordé dans un cybercafé d’Alexandrie par deux indicateurs de la police secrète qui commencent à le brutaliser pour les suivre. Le propriétaire des lieux ne souhaitant aucune violence au sein de son établissement leur demande de quitter son commerce. Ainsi les indicateurs continuent de le persécuter, publiquement à la vue et au su de tous les passants (de nombreux témoignages sont présents en ligne malgré le travail de surveillance numérique), jusque dans une cour intérieure où il trouve la mort avant même l’arrivée des secours. Suivant une méthode assez classique de la sécurité nationale égyptienne, cela consiste à faire ingurgiter à la victime du haschich pour le discréditer lors de l’autopsie et soutenir le récit du procès-verbal. Suite à l’autopsie, quatre charges incriminent le comportement de Khaled Saïd et le calomnient ou tentent du moins de le discréditer aux yeux de l’opinion. Mort officiellement d’une overdose, il aurait été recherché pour : trafic de drogue, port d’arme illégal, harcèlement sexuel et désertion (après avoir esquivé le service militaire). Alors que les activistes en ligne le surnommaient le « Martyr de la loi Tout d’abord Mostafa Al-Nagar, un des responsables de la campagne en faveur du retour d’el-Baradei en Egypte, publie le lendemain la photographie de Khaled. Il est ensuite suivi par la page Mon nom est Khaled Saïd et enfin Wael Ghonim crée la page Nous sommes tous Khaled Saïd le 10 juin 2010. 9 MAHFOUZ Asmaa, « La vidéo pour laquelle Khaled Saïd a été tué », Youtube, https://www.youtube.com/watch?v=35t58GFfMbo&lr=1, dernière consultation le 21 mars 2016. 8 118 d’urgence », Al-Gomhoreya, principal organe de diffamation, le baptisait le « Martyr de la Marijuana » en réponse à la campagne de soutien orchestrée par la page Nous sommes tous Khaled Saïd. La page mène alors son enquête et à force de documents officiels, comme le certificat militaire, et de témoignages publiés – notamment du propriétaire du cybercafé ou du gardien de l’immeuble où Khaled a été achevé – Wael Ghonim et les membres de la page tentent de prouver que ces accusations sont de la pure calomnie organisée par la police secrète. Ce type de décès « accidentel », selon les forces de l’ordre, n’était pas si exceptionnel ni accidentel, cependant le profil social de Khaled Saïd en a fait un symbole pour la jeunesse égyptienne et pour une frange connectée de la population. Khaled Saïd était un jeune homme issu de la classe moyenne, quasi inexistante aujourd’hui, qui reflète cette Egypte d’antan appréciée de tous pour sa politesse, ses bonnes manières, ses goûts et sa culture générale. Ainsi ce jeune homme sans précédent judiciaire, n’ayant aucun passif de transgression, devient le symbole de cette jeunesse provenant d’une classe ayant connu les heures de gloire de la société égyptienne des années 1960 et promise à un avenir sombre. Ces enfants de fonctionnaires qui ont reçu une excellente éducation dans un cadre familial relativement aisé, comparativement à la majorité des Egyptiens, ne peuvent prétendre à un futur radieux. Sans réseau ni connaissances à faire valoir pour l’obtention d’un emploi intéressant et décemment rémunéré, cette jeunesse se retrouve souvent sans travail. Nous pourrions ainsi dresser le profil social de ce jeune homme emporté dans la fleur de l’âge, à 28 ans, par la brutalité du régime autoritaire égyptien. Ce sont tous ces facteurs sociaux qui ont favorisé la conversion de cette personne en symbole des victimes de la torture. Nous avions, jusqu’alors, pour habitude de lire les nouvelles de décès d’activistes (communistes, islamistes, ou partisans des libertés religieuses et/ou sexuelles, etc.) ou bien de personnes de milieu modeste. Ces décès ne suscitaient pas de réactions publiques de grande échelle. De nombreux citoyens pensaient que la victime l’avait cherché, le méritait ou bien encore elle ne méritait pas une mobilisation d’ampleur dans laquelle ledit citoyen risquait sa propre survie ou du moins son intégrité physique. Khaled Saïd présentait donc une forme de nouveauté en lien avec les raisons de son exécution et pour son profil social. Inconnu des services de police et élevé dans un milieu social décent, il permettait à de nombreux jeunes Egyptiens de s’identifier à lui même s’ils ne réunissaient pas les mêmes caractéristiques sociales. Il représentait du moins une identité désirable ou bien appréciée par un grand nombre. Nous reviendrons sur cette projection identitaire tournée vers un passé nostalgique. 119 Par voie de conséquence une page Facebook a été rapidement créée pour lui rendre hommage et pour devenir un outil de mobilisation collective. Un jeune homme nommé Wael Ghonim, dont l’identité ne sera découverte par la police et le grand-public, au sens de public médiatique, que durant les 18 jours de la Révolution à cause d’une erreur de manipulation permettant aux forces de l’ordre de débusquer son IP et par là même son identité, fut à l’initiative de cette page. Sans étonnement, son profil social est semblable à celui de Khaled Saïd malgré des divergences de façade. Wael Ghonim a publié, en 2012, un ouvrage intitulé Révolution 2.0, le pouvoir des gens plus fort que les gens au pouvoir10, dans lequel il exprime, entre autres, les raisons de son engagement et de la création de cette page. « Parmi les nombreux titres auxquels je réfléchis pour la page Kullena Khaled Saïd, « Nous sommes tous Khaled Saïd » me semble le meilleur. Il exprime parfaitement mon sentiment : Khaled Saïd était un jeune homme comme moi, et ce qui lui est arrivé aurait pu m’arriver. Tous les jeunes Egyptiens sont depuis longtemps opprimés, ils ne jouissent d’aucun droit dans leur propre pays. Le nom de la page est court, accrocheur, et il est fidèle à la compassion que suscite chez tout un chacun l’insupportable photo de Khaled Saïd. »11 Ingénieur-développeur marketing chez Google aux Emirats Arabes Unis, il est néanmoins issu de la classe moyenne égyptienne. Expatrié « malgré lui », il se reconnaît parfaitement en la personne de Khaled et projette l’idéal de la figure maternelle sur la mère de Khaled. 12 Celui-ci est élevé au rang de martyr par excellence (d’autres suivront) et sa mère fera figure d’Om Shahid (mère du martyr)13, figure emblématique de l’histoire égyptienne particulièrement suite aux deux guerres de 1967 et 1973 menées contre Israël. 10 GHONIM Wael, Révolution 2.0. Le pouvoir des gens plus fort que les gens au pouvoir, Steinkis, Paris, 2012. Tout le récit de sa détention, de son parcours, de la création de la page et de son militantisme se trouvent au sein de cet ouvrage. 11 Ibid., p. 85. C’est nous qui soulignons. 12 Le récit de sa vie en détails se trouve dans Révolution 2.0. La mère de Khaled Saïd est très présente dans le récit de la page ainsi que dans de nombreux graffiti. 13 En guise d’illustration, voici un lien d’une vidéo Youtube où il est possible d’assister à une manifestation en Alexandrie lors de laquelle les participants, s’adressant à Layla Marzouk, la mère de Khaled Saïd, entonnent le chant suivant : « Ne t’inquiète pas Om ElShaheed, nous ramènerons les droits de ton fils ! Au paradis, Khaled. Au paradis, Khaled. » ALI Amro, « Protest in Cleopatra Square for Khaled Saeed 20/04/2012 (amroali.com) », Youtube, https://www.youtube.com/watch?v=T-DfmmipWdI&feature=youtu.be, dernière consultation le 12 septembre 2016. 120 La mère de Khaled Saïd représentée dans une fresque reprise par MadGraffitiWeek le 28 mai 2012 ; et par Graffiti in Egypt le 29 mai 2012.14 Il semble donc de plus en plus évident qu’une page Facebook telle que Nous sommes tous Khaled Saïd15 rencontre un tel succès quantitatif et polarise autant les débats dans l’avantRévolution. La présence d’une photo, aussi atroce, peut expliquer également, en partie, les raisons de la construction de la figure du martyr autour de la personne de Khaled. Une cause supplémentaire pourrait expliquer l’attachement et l’identification projetée sur Khaled par tous les membres de Nous sommes tous Khaled Saïd, c’est le fait qu’il passe d’une personne anonyme ayant subi un fait-divers à un statut de « héros passif » selon Nathalie Heinich, ce qui lui confère une certaine visibilité. « On trouve aussi dans cette catégorie [les « héros passifs »] ceux qui ont non pas bénéficié mais pâti d’un sort particulièrement malheureux : ils n’ont rien fait ni pour le mériter ni pour s’y soustraire, mais se trouvent grandis par des souffrances qui leur confèrent une position de martyr, une valeur victimaire. »16 Nous aurions pu également opter pour des pages comme Le Mouvement de la Jeunesse du 6 avril, évoqué plus tôt, ou bien Kefaya (Littéralement « ça suffit » ou « Assez ») parmi tant 14 Annexe MadGraffitiWeek, 12.05.28 et Annexe Graffiti In Egypt, 12.05.29. Traduction littérale de l’arabe. 16 HEINICH Nathalie, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Gallimard, Paris, 2012, p. 239. 15 121 d’autres, mais elles ne connaissaient pas la même activité d’un point de vue quantitatif et avaient un historique vieux de quelques années ce qui a essoufflé quelque peu leur mouvement. De plus leur historique faisait d’elles des pages ou, plus généralement, des mouvements connus de tous avec bien souvent des liens plus ou moins évidents avec des personnalités politiques ou des partis. Tandis que Nous sommes tous Khaled Saïd a suscité un engouement nouveau sans figure de proue ou une quelconque personnalité à la tête du mouvement. Cependant, ce qui distingue principalement toutes ces pages, ce n’est pas seulement le nombre de personnes atteintes, mais principalement que les premiers appels à la Révolution se trouvent du côté de Nous sommes tous Khaled Saïd. Un autre facteur est primordial, susceptible d’expliquer la réussite de cette page : c’est la nouveauté dans les modalités d’actions et le fonctionnement collectif de celle-ci. Ainsi la page tout juste née, une idée collective émerge rapidement : organiser un sit-in sur toutes les corniches d’Egypte, et plus spécifiquement en Alexandrie, se vêtir en noir, s’asseoir face à l’eau, s’espacer un maximum pour donner une impression d’ampleur et se recueillir toute une journée au nom de Khaled en lisant des extraits du Coran, de la Bible ou tout autre texte pour commémorer le défunt. L’objectif étant, non pas une démonstration de force mais, d’interroger tous les passants (Alexandrie s’étend principalement sur la corniche méditerranéenne donc une majorité d’habitants ont vu l’étendue de la manifestation) et de les inciter à prendre connaissance du décès de Khaled Saïd si ce n’était pas encore le cas. 122 Le 25 juin, l’une des premières photos publiées sur la page depuis al-Mansoura, afin de rassurer les membres quant à la faible présence des forces de sécurité. Cette page est donc un outil militant et un média alternatif porté sur l’information générale et politique17. Cependant, nous constatons rapidement la présence de posts d’œuvres de street art. C’est un mode d’expression minoritaire au sein de la page mais nous verrons l’intérêt qu’il peut présenter pour ce type de discours militant. D’autres objets sont employés tels que la caricature, l’affiche, le photojournalisme et la photographie de manière générale ainsi que des vidéos, etc. La page publie 5 313 images sur la totalité de la période traitée dont 145 seulement en lien avec le street art et 61 vidéos dont aucune ne concerne de près ou de loin ce mode d’expression artistique. Nous décidons donc de porter notre choix sur notre objet d’étude au sein de cet espace discursif militant. Comme sur toutes les pages restantes de notre étude, le post se fait de manière transversale par l’administrateur de la page, est souvent accompagné d’un texte, toujours appelé « post » dans le langage socionumérique mais que nous pouvons qualifier de légende. D’autres Facebookers ou usagers peuvent poster des objets comme un graff mais ce fait reste assez rare et ne suscite que très peu de réactions. Ce qui nous intéresse et nous préoccupe avant tout c’est la manière d’insérer un objet artistique au sein d’un discours médiatique militant. Comment passer du street art au street artivism en servant son discours militant ? Autrement dit, nous suivrons les raisons de l’emploi d’un objet artistique dans une 17 Traduction de la rubrique « A propos » de la page en annexe. 123 ligne et une politique éditoriales précises à la manière des médias mainstream, ou médias grand-public. A l’inverse de notre première démarche décrite ci-dessus, nous avons trouvé pertinent de confronter ce premier corpus à des pages Facebook – Twitter étant moins implanté en Egypte, surtout de 2010 à 2013, dates délimitant nos corpora (nous y reviendrons plus tard) –, reposant sur le street art. Nous voulions observer le cheminement opéré par ces pages plus ou moins ésotériques, s’adressant principalement à une communauté d’initiés, vers un activisme politique. Il faut rappeler que le street art était quasi inexistant en Egypte avant la Révolution et nous le vérifierons sur nos quatre pages Facebook. Les trois pages à consonance artistique ont été créées après la Révolution et Nous sommes tous Khaled Saïd ne connaît un tournant esthétique qu’après la Révolution également. Jusque-là les expressions murales représentées sur la page ressemblent plus à du tag ou plutôt du graff primaire qu’à du street art à proprement dit. II. Graffiti in Egypt18, une collecte d’œuvres de street art en Egypte. De ce fait, nous avons opté en premier lieu, par réseautage, à partir de la page Nous sommes tous Khaled Saïd, pour la page intitulée Graffiti in Egypt dont certains objets sont récupérés par Wael Ghonim pour une publication à terme dans le récit de Nous sommes tous Khaled Saïd. Graffiti in Egypt est une page publique sur Facebook qui a pour visée de collecter ce qui se fait sous l’appellation de street art en Egypte. Voici ce qui est indiqué dans la rubrique « A propos » de la page, sorte de « Qui sommes-nous ? » selon Facebook : « HipHop,Ultras,REV and other graffiti in Egypt »19 Donc tout type de graffiti est pris en considération par l’administrateur de la page qui reste anonyme mais qui semble, selon les modalités de son discours, lui-même un graffeur et un ultra, ce constat n’ayant qu’une valeur d’hypothèse. Néanmoins, il s’inclut régulièrement dans un public de graffeurs et d’ultras en se revendiquant membre d’un « Nous », désignant 18 19 https://www.facebook.com/Graffiti.in.Egypt/ « A propos » de la page en annexe (1). 124 ces deux entités collectives. Cette page ne voit le jour qu’après la Révolution et plus exactement à la date du 30 septembre 2011, elle découle donc, comme le dit la description de l’auteur, de la Révolution et s’y intéresse en retour. Elle promeut régulièrement toute la culture hip-hop en Egypte, les différentes campagnes de street art, l’actualité des ultras bien souvent à travers des œuvres de street art. En somme, l’auteur tient au courant son lectorat des dernières informations concernant l’univers du street art en Egypte. Au risque de nous répéter, nous employons le terme « en » Egypte numériquement parlant, ce sont des pages Facebook localisées en Egypte ou du moins s’intéressant aux événements qui se produisent en Egypte. Nous pourrions utiliser pour terme le « street art égyptien », mais de nombreuses œuvres ne sont pas produites par des artistes égyptiens ou ne sont pas conçues en Egypte, d’un point de vue urbain. Nous nous prêtons donc au jeu de l’allégeance socionumérique. C’est alors la page Facebook, par ses intérêts et sa localisation, qui nous permet de parler de street art EN Egypte. Ces remarques valent pour l’ensemble de notre corpus, pas seulement pour Graffiti IN Egypt. Pour en revenir à Graffiti in Egypt, ce média est suivi ou plutôt « aimé » par environ 11 000 Facebookers. A un niveau quantitatif, nous nous situons bien sur une niche de suiveurs, ou bien de followers, qui s’intéressent ou qui se passionnent pour le street art ou la culture hiphop plus généralement. La page s’adresse donc bien à des initiés qui connaissent souvent les artistes et qui sont à l’affût de la nouveauté. A l’inverse de Nous sommes tous Khaled Saïd, la page n’a pas pour objectif de se positionner comme un lieu d’échanges ou de débats, très peu de commentaires émergent au sein de celle-ci. Elle s’apparente plutôt à un album photo regroupant les dernières œuvres de street art. Elle nous permet également d’étudier la circulation numérique de certaines œuvres. Si nous prolongeons notre réflexion quant à la « Charte », Graffiti in Egypt n’en a tout simplement aucune. Il n’existe aucune restriction quant au registre langagier par exemple. Par ailleurs, l’administrateur emploie lui-même un vocabulaire peu châtié, qu’il soit constitué d’insultes ou de langage familier. C’est là toute la différence que nous pouvons ressentir entre un média grand-public, Nous sommes tous Khaled Saïd, et un média qui cible une niche d’initiés, Graffiti in Egypt. Ainsi, sur cette page, nous comptons 679 images postées sur la période choisie. C’est celle qui réunit le plus grand nombre d’objets, comme nous aurions pu nous en douter. Un média principalement visuel qui tente de collecter tout ce qui se fait en Egypte sous le titre du street art renvoie forcément à une multitude d’items à analyser, quand bien même nous 125 trancherons dans le vif pour sélectionner certains objets plutôt que d’autres, point sur lequel nous nous attarderons par la suite. III. MadGraffititiWeek20, ou l’incitation à l’expérience artistique. Le troisième corpus de notre recherche se nomme MadGraffitiWeek : page Facebook créée par des street artistes à la date du 12 janvier 201221. En fait, les 20 et 21 mai 2011 avait été organisé le MadGraffitiWeekend à l’initiative de Ganzeer suite à la censure de sa fresque peignant un « martyr », Islam Raafat. Pendant un intervalle de deux jours, accompagné de nombreux artistes comme Sad Panda, El-Teneen, etc., Ganzeer se lance dans une campagne visant à recouvrir les murs « nettoyés » par les autorités. En fin d’année, le 10 décembre plus précisément, constatant le manque de progrès sur ce terrain, Ganzeer lance l’appel suivant sur sa page Facebook, afin de préparer le premier anniversaire de la Révolution : « An Appeal to Artists Everywhere : « This is an appeal to help save lives. The Egyptian Military Council has unleashed a brutal crackdown on peacefuI protests by the Egyptian people, calling for the resignation of the military council and a cancellation of the sham elections that they’ve been running under their supervision. Soldiers have shown us no mercy, hitting fallen women with their batons, stomping on skulls with their boots, and shooting unarmed civilians dead. I’ve seen this happen with my own eyes and was unable to stop it. It’s a soul-shattering pain like no other. […] Our only hope right now is to destroy the military council using the weapon of art. From January 13 to 25, the streets of Egypt will see an explosion of anti-military street art. If you 20 https://www.facebook.com/MAD.GRAFFiTi.WEEK/ Même si la rubrique « A propos » de la page indique le 2 avril 2012 comme moment de fondation, celle-ci a bien été mise en ligne le 12 janvier afin de lancer cette campagne du MadGraffitiWeek dès le lendemain, le 13 janvier. 21 126 are a street artist elsewhere in the world, please do what you can in your city to help us. »22 Pour ce qui est de l’appellation choisie, la traduction anglaise trahit quelque peu le terme arabe qui se rapproche plutôt d’une semaine du graffiti « agressif ». Ceci étant dit, ces artistes maîtrisent l’anglais et ont certainement eu des raisons d’opter pour la traduction « folle » plus qu’« agressive ». Une autre alternative serait de pencher du côté « enragé » parmi les sens possibles de l’expression anglaise. Cette dernière s’approche bien plus du terme arabe. Hormis le groupement d’artistes, constitué en crew, appelé le MadGraffitiWeek, dont le plus illustre des membres est surnommé Hossam Pharaon, notre choix s’est porté sur cette page en raison de la résonance médiatique qu’elle a eue, surtout dans les premières semaines, du profil même de celle-ci (l’action collective de plusieurs artistes qui rendait ainsi notre corpus plus éclectique). Le facteur qui nous a réellement décidé est la politique de la page. Celle-ci appelle ses followers, non pas à la suivre, mais à agir. Dans la rubrique « A propos », voici comment les auteurs définissent les informations générales : « Médite, crée, dessine, milite… »23 La page a pour objectif premier : « Nous dessinons pour la liberté, pour exprimer l’opinion du peuple, pour informer sur le peuple et la Révolution. Nous avons commencé le 13 janvier 2012 contre le régime et contre le SCAF (Supreme Council of Armed Forces) »24. Cette démarche entre totalement dans nos questionnements, dans notre cadre théorique et méthodologique au niveau de l’incitation à l’action, de la volonté de constituer un public actif d’artistes ou encore de mains actives reproductrices de formats préfabriqués. Pour être plus clair, la page a été fondée pour communiquer au plus grand nombre des pochoirs ou des collages à imprimer afin de les disséminer, dans la sphère urbaine et à terme numériquement, dans le plus grand nombre de lieux possibles. Le mot d’ordre était de pousser leur public à militer à travers le dessin et la création, plus globalement. Une traînée de poudre souhaitée par des artistes reconnus en passant par l’intermédiaire d’un public, plus uniquement spectateur ou actif, seulement sur les réseaux sociaux à travers le partage, le like ou le commentaire, mais dorénavant prêt à prendre des risques réels dans la rue. Nous obtenons donc un mouvement circulaire grâce à cette page, où des pochoirs sont mis à la 22 HAMDY Basma, DON KARL (aka Stone), Walls of Freedom, From Here to Fame publishing, Berlin, 2014, p. 120. 23 Traduction de l’« A propos » en annexe (4). 24 Ibid. 127 disposition tous afin de les partager au plus grand nombre, en ligne, pour les dessiner dans la rue afin de les prendre en photo et les republier, à terme, en ligne. Cela permet également un investissement personnel plus profond et un sentiment d’appartenance plus ancré. Il y a également un partage assez flou, ou un passage, un va-et-vient plus précisément, de l’expérience esthétique à l’expérience artistique pour en revenir, au final, à l’expérience esthétique. Amro Moussa présenté comme un hypocrite, il suffit désormais d’imprimer, de découper et de bomber.25 Cet objectif n’est pas souvent atteint pour des raisons relativement simples, à savoir les risques encourus par les graffeurs. De ce fait, la page revient souvent à un fonctionnement classique de collecte d’œuvres nouvellement produites par tout artiste engagé. L’optique reste cependant d’inspirer les artistes du crew ainsi que les followers de la page. De manière non-exhaustive, nous avons sélectionné 212 objets dans le cadre de cette communauté du MadGraffitiWeek. 25 Annexe MadGraffitiWeek, 12.03.01. 128 IV. Keizer26, le street artiste de la Révolution ? Pour clore la constitution du corpus, nous avons ajouté la page d’un artiste, gérée de manière personnelle. Même si l’artiste unique peut être tenté de tenir sa page comme une galerie ou comme un outil de communication voire de promotion de son art, il peut demeurer intéressant d’observer comment un street artiste engagé compte contribuer à l’émergence d’un public27 politique grâce à son art. Une fois ceci acquis, les artistes sont nombreux. Sélectionner un artiste connu ou moins renommé n’était pas une mince affaire. Nous avons finalement pris la décision d’incorporer la page officielle de Keizer. Et cela pour plusieurs raisons. Nous aurions pu travailler sur des artistes comme Ganzeer, Ammar Abo Bakr, ou El Teneen notamment mais le choix de Keizer allait presque de soi. Considéré comme le pionnier du street art au Caire, Keizer est surnommé l’« artiste de la Révolution », ou bien encore le « Banksy égyptien »28 pour son style et sa manière de « frapper » par à-coups à la manière de l’artiste britannique, dont il s’inspire d’ailleurs énormément29. Il est le street artiste le plus connu d’Egypte, même s’il est bien entendu difficile de mesurer ce type de popularité ; il s’agit de l’artiste le plus cité, le plus repris par les autres pages de notre corpus. Un autre critère concerne son anonymat, contrairement aux artistes cités plus haut. Il continue à opérer, à la façon de Banksy, comme un guérillero urbain et socionumérique. Son approche et sa vision de son art nous ont convaincu d’embrasser sa cause dans le cadre de notre analyse. Il faut dire qu’il nous a été plus ou moins facile d’accéder à quantité d’informations le concernant grâce à des travaux journalistiques, il est souvent le premier recherché malgré toutes les difficultés à le rencontrer30, mais aussi grâce à un entretien effectué avec lui en juillet 2013. Cela nous a 26 https://www.facebook.com/KeizerStreetArt/ Il semble nécessaire de redonner la définition du public selon Dewey, à laquelle nous ferons référence tout au long de notre analyse : « Un public est l’ensemble des gens ayant un plein accès aux données concernant les affaires qui les concernent, formant des jugements communs quant à la conduite à tenir sur la base de ces données et jouissant de la possibilité de manifester ouvertement ses jugements. » ZASK Joëlle, « Le public chez Dewey : une union sociale plurielle », TRACÉS 15, 2008/2, p. 177. 28 KLEMENZ Lisa et VILLIAUME Leslie, Graffiti baladi. Street art et Révolution en Egypte, Ominiscience, Montreuil, 2014. 29 Keizer nous a accordé un entretien, le 25 juillet 2013, qui se trouve en annexe (5). Lors de cette rencontre, il a fait part de l’influence de Banksy sur sa production artistique. 30 Anecdote contée dans : KLEMENZ Lisa et VILLIAUME Leslie, Graffiti baladi. Street art et Révolution en Egypte, Ominiscience, Montreuil, 2014, p. 8. 27 129 permis d’appréhender son œuvre ou plutôt sa pensée de manière plus globale. Il prend également la peine de communiquer ou de métacommuniquer à propos de son art, ce qui nous a poussés dans son sens au moment du choix. Keizer rejette tout pouvoir31. Totalement inscrit dans une veine anarchiste, il refuse qu’autrui lui impose une manière d’agir, de se comporter, de s’exprimer. Il souscrit pleinement à l’esprit originel du street art. Le rejet de se faire connaître s’explique en tout premier lieu par des raisons de sécurité évidentes mais pas seulement. L’implication de sa personne avec toutes ses particularités et les attaques médiatiques qui peuvent en découler l’ont convaincu de préserver son anonymat. La crainte d’être accusé de travailler à la solde d’un pays étranger, par exemple, lui impose presque de force de maintenir le mystère autour de sa personne. Cette discrétion a suscité d’autres accusations de ce type : au-delà de la trahison nationale certains affirment qu’il est chrétien, ce qui expliquerait certains de ses actes selon certains commentaires sur sa page. Keizer (nom d’un petit pain en Egypte) explique son surnom par l’accessibilité de ce pain pour tous les Egyptiens tout comme son art. Malheureusement ce pain n’est pas si accessible que cela d’un point de vue financier : ce trait est révélateur du milieu d’où il est issu et permet de comprendre les raisons pour lesquelles il ne s’exprime jamais dans les quartiers populaires. Il s’adresse à un public ciblé qui a reçu un minimum d’éducation, souvent capable de maîtriser l’anglais, ayant fait des voyages ou du moins détenteurs d’une culture européo-américaine, ce qui est loin d’être le cas de tous les Egyptiens. Ce paramètre demeure cependant secondaire dans nos problématiques. Ses objectifs et sa démarche forment notre préoccupation première. Keizer s’engage à combattre le régime en proposant son art à tout public dans la rue32. Sur la durée impartie de notre corpus, nous dénombrons 575 éléments visuels postés et qui entrent en ligne de compte dans notre analyse. 31 32 Entretien intégral en annexe (5). « A propos » en annexe (3). 130 V. L’étendue du corpus. La question principale est d’ordre temporel : sur quelle période s’étend notre corpus ? La réponse nous semble imposée par le corpus même et par la nature des événements ayant eu lieu tout au long du processus révolutionnaire, encore en cours. Si nous reprenons les différentes pages Facebook qui composent notre corpus, la plus ancienne est celle de Nous sommes tous Khaled Saïd qui a vu le jour le 10 juin 2010. Les autres pages, qui sont essentiellement consacrées au street art, ne naissent que plus tard, puisque cet art est justement suscité par le mouvement révolutionnaire. L’ouverture de notre corpus s’effectue avec la fondation de cette page qui va se transformer en lieu de débats, de discussions, d’échanges, surtout lorsque les premiers appels à la manifestation le 25 janvier, dans l’optique d’une révolution, prendront place. Cette même page se clôture, de manière officielle, à la date du 3 juillet 2013, suite au renversement de Mohammad Morsi, président depuis un an à cette date. Wael Ghonim, qui a milité pour ce départ, provoqué voire fomenté par l’Armée, estime dans un texte de clôture que « le peuple a atteint ses objectifs initiaux »33 et que la Révolution est désormais parachevée. Il met fin, dès lors, à sa contribution politique et à son militantisme socionumérique. La page Nous sommes tous Khaled Saïd s’étend donc sur une période qui dépasse tout juste les trois ans, du 10 juin 2010 au 3 juillet 2013. Ceci constituera le cadre temporel de notre corpus, que nous justifierons en recourant à l’herméneutique ricoeurienne du récit. Paul Ricoeur, à travers ses trois ouvrages intitulés Temps et Récit34, innove en matière de constitution du récit en y intégrant la réception. Comparé au structuralisme greimassien, P. Ricoeur ajoute deux notions capitales dans notre compréhension et notre appréhension du récit, à savoir la complémentarité entre le muthos et la mimésis qu’il emprunte à la Poétique aristotélicienne. Avant toute chose, il nous faut préciser que P. Ricoeur développe une réflexion au sujet du récit, qu’il ne conçoit à un aucun moment de nature médiatique. A partir de ce constat, il conviendra donc d’extrapoler ces notions ricoeuriennes et de les 33 34 Texte de clôture de Wael Ghonim en annexe. RICOEUR Paul, Temps et récit 1, L’intrigue et le récit historique, Seuil, « Essais », 1983. 131 appliquer au récit médiatique grâce à la médiation d’auteurs tels que Marc Lits35, Jocelyne Arquembourg et Frédéric Lambert36. Le muthos désigne une mise en intrigue, un agencement du récit. Ses trois caractéristiques principales sont les suivantes : « la complétude, la totalité et l’étendue appropriée »37. Le récit est ainsi doté d’un début, d’un milieu et d’une fin. C’est pour ces raisons précises que nous fixons comme cadre temporel à notre corpus les dates d’apparition et de clôture du récit médiatique porté par la page Nous sommes tous Khaled Saïd. Celle-ci présente une complétude, une totalité et une étendue considérée comme appropriée. Ce récit est fait de nouements et de dénouements. Par ailleurs, comme le résume parfaitement Jocelyne Arquembourg en citant Paul Ricoeur : « « Le récit, jamais éthiquement neutre, s’avère être le premier laboratoire du jugement moral ». La délimitation des débuts, des principaux épisodes, des nouements, des dénouements et des fins, la mise en œuvre d’un réseau conceptuel de l’action et la dynamique narrative qui articule cet ensemble constituent à la fois, une opération de détermination du réel, une explication et un jugement moral. »38 Nous observerons donc l’agencement des faits, la mise en intrigue du récit fait par les différents médias de notre corpus. Nous sommes également conscients que notre sélection de corpus constitue une « opération de détermination du réel, une explication et un jugement moral » tout comme un récit médiatique. Concernant les trois autres pages du corpus, le récit tenu par les auteurs nous valide dans notre approche. Elles ont un comportement relativement proche de celui de la page Nous sommes tous Khaled Saïd, c’est-à-dire que la fin du récit s’accomplit avec la chute de Morsi. « Fin du récit » est un terme quelque peu excessif, au sens où ces pages demeurent ouvertes et actives, mais cette activité n’est pas comparable à celle qu’elles avaient jusqu’à ce point précis. A titre indicatif, Graffiti in Egypt ne poste que deux photos tout au long de l’année 2014. Autant dire que son administrateur ne s’occupe plus de la page. Parallèlement MadGraffitiWeek ne publie que 32 images en 2014 et 8 pour toute l’année 2015. 35 LITS Marc, Du récit au récit médiatique, De Boeck, Bruxelles, 2008. ARQUEMBOURG Jocelyne, LAMBERT Frédéric, « Présentation », in Réseaux n°132, Les récits médiatiques, CNET, 2005. 37 Ibid., p. 14. 38 ARQUEMBOURG Jocelyne, « Comment les récits d’information arrivent-ils à leurs fins ? » in Réseaux n°132, Les récits médiatiques, CNET, 2005, p. 35. 36 132 Nous sommes tous Khaled Saïd clôture tout simplement son récit, même si la page demeure ouverte et que tout participant peut toujours contribuer en commentant. Cependant, elle ne reçoit quasiment plus aucune visite ce qui s’explique bien évidemment par une activité et un rôle quasi inexistants. Les autres pages préservent une activité mais presque réduite à néant. Seule exception à la règle : Keizer qui continue à promouvoir son art et son activité sur sa page publique. Néanmoins son activité diminue fortement avec la chute de Morsi et des Frères Musulmans. Désormais, son récit s’apparente principalement à une page de promotion. Ses revendications, toujours existantes, ne sont plus que ponctuelles après le 3 juillet 2013. Hormis cette décroissance d’activité, nous notons que Mona Abaza, professeure de sociologie à l’Université américaine du Caire (AUC), l’une des premières à s’intéresser scientifiquement au street art en Egypte, commence à rédiger des articles à ce propos, à travers la plateforme militante Jadaliyya.com, uniquement à partir de mars 201239. Elle publie un article intitulé « Is Cairene Graffiti Losing Momentum? »40, le 25 janvier 2015, et ne republiera plus rien à ce sujet. Considérant le street art comme le « baromètre » de la Révolution, elle constate, début 2015, qu’il s’essouffle, voire qu’il n’a plus aucune existence publique à cause notamment de la violente répression des autorités et de l’émigration de nombreuses figures éminentes de cette pratique artistique. Dans les faits, à la suite du coup d’Etat de juillet 2013, une légère résistance street artiviste persistera mais sera rapidement étouffée par le pouvoir, de nouveau militaire. Après avoir mis à plat l’étendue temporelle du corpus, il s’agit dorénavant de préciser notre démarche quant à la répartition des chapitres au sein de notre partie empirique. Nous sommes partis d’une approche narrative. Les nouements et les dénouements du processus révolutionnaire, s’étalant sur environ trois ans, seront à l’origine de la mise en place de notre plan d’analyse. Un ordre chronologique sera donc suivi à partir de trois périodes distinctes qui déterminent le militantisme et le street artivisme égyptiens de cette période – la lutte anti-Moubarak, la lutte anti-CSFA, et enfin la lutte anti-Frères (Musulmans) : 39 ABAZA Mona, « An Emerging Memorial Space ? In Praise of Mohammed Mahmud Street », Jadaliyya, 10 mars 2012 http://www.jadaliyya.com/pages/index/4625/an-emerging-memorial-space-in-praise-of-mohammed-m, dernière consultation le 7 juin 2016. 40 ABAZA Mona, « Is Cairene Graffiti Losing Momentum ? », Jadaliyya, 25 janvier 2015. http://www.jadaliyya.com/pages/index/20635/is-cairene-graffiti-losing-momentum, dernière consultation le 7 juin 2016. 133 - Un premier chapitre s’étendra du décès de Khaled Saïd aux manifestations et à l’occupation de la place Tahrir entre le 25 janvier et le 11 février 2011. - S’ensuivra un chapitre traitant de la période allant de février à novembre 2011 lors de laquelle une question latente se pose : la poursuite de la Révolution ou l’arrêt du mouvement suite à la démission de Moubarak. - Un troisième temps concernera ce qui a été dénommé la « Deuxième Révolution » lors des événements de la rue Mohammad Mahmoud en novembre 2011 et son extension jusqu’au prochain événement majeur qui aura lieu en février 2012. - Un quatrième chapitre sera consacré à un événement majeur : Février 2012, le premier de ce mois plus précisément, 74 supporters ou Ultras du club al-Ahly décèdent à Port Saïd suite à des affrontements avec des supporters du club d’al-Masry, localisé dans cette ville, le tout sous le regard impassible des policiers, qui ne sont intervenus à aucun moment. Ils auraient même fermé les yeux sur l’entrée d’armes blanches à l’intérieur de l’enceinte sportive afin de se venger des Ultras ayant eu une activité primordiale lors des affrontements du début d’année 2011 autour de la place Tahrir. L’Ancien Régime prouve par cette occasion qu’il est toujours en place et plus puissant que jamais. - Cette période s’étendra jusqu’à la transition démocratique souhaitée par la tenue d’élections présidentielles. En juin 2012, Morsi remporte le poste suprême de l’exécutif égyptien au détriment d’Ahmad Shafik (partisan et membre actif de l’Ancien Régime), il cristallisera pendant un an la colère des Egyptiens qui vont réinvestir les rues. - Ce qui mène au dernier chapitre, où il s’agira d’étudier les revendications du public qui mèneront à la chute de Morsi, à une énième « révolution » ou « coup d’Etat » et un retour au pouvoir militaire d’avant 2011. Le public s’est-il réuni une dernière fois sur la place afin de se désintégrer en remettant sa souveraineté aux mains de son oppresseur ? Enfin, en partant du corpus, les événements dénombrés ci-dessus correspondent à des pics d’activités sur nos quatre corpora. Les six événements majeurs41 des trois ans que nous étudions constituent des périodes d’activité accrue de la part des administrateurs, en premier lieu, et des membres des pages, dans un second. Les nouements et dénouements du récit 41 Pour récapituler, nous axerons notre approche chronologique sur les événements suivants : Mort de Khaled Saïd, Départ de Moubarak, manifestations de novembre 2011, mort de supporters en février 2012, élections présidentielles durant l’été 2012 et enfin l’emprisonnement de Morsi durant l’été 2013. 134 médiatique, s’il y en a bien un, correspondent à cette recrudescence des commentaires, essentiellement. 3500 3000 2500 2000 1500 1000 500 0 2.11 9.11 2.12 5.12 6.12 6.13 En abscisse la chronologie de notre corpus avec les périodes de pic d’activités, en ordonnée le nombre de commentaires cumulés par jour A vrai dire la démarche s’est faite simultanément dans les deux sens. Lorsque nous avons commencé à nous poser des questions quant à l’ordonnancement de nos chapitres dans une approche narrative, le corpus s’est révélé plus qu’éclairant. En se concentrant sur le rythme de publications et sur les réactions des Facebookers, nous avons rapidement constaté que ces six événements émergent comme des périodes de pics autour desquelles l’attention se focalise. Une recrudescence des publications et un accroissement des commentaires s’opèrent à chacun de ces événements en particulier. Une grande corrélation est observable entre l’activité des pages et le cours des événements, ce qui nous conforté dans notre décision de mener une analyse régie par le temps et la succession chronologique des faits, « les uns après les autres », ou « les uns à cause des autres », pour rester dans une terminologie temporelle et ricoeurienne. 135 « C’est notre souffrance qui leur fera comprendre leur injustice. » « C’est mon cadavre qui leur appartiendra et non pas mon obéissance. » Gandhi. Chapitre 2 : Nous sommes tous Khaled Saïd, ou la religion du nom1. Nous sommes tous Khaled Saïd est une page pionnière pour ce qui est de la diffusion du street art mais concernant la période qui s’étend de juin 2010 à février 2011 nous verrons qu’il est bien difficile de qualifier les objets des différents posts sur cette page de street art. Ce sont plutôt les balbutiements de l’apparition d’un mode d’expression qui naît en parallèle avec un mode d’action subversif, prenant forme lors de cette période en Egypte. Le street art existe néanmoins mais nous pourrions le qualifier d’un art publiquement invisible. Rares sont les artistes qui se réclament de cette forme d’art. Encore plus rares sont ceux qui le publicisent à travers des réseaux sociaux. En Alexandrie, par exemple, Aya Tarek et Amro Ali sont des précurseurs dans ce domaine et exercent depuis quelques années, mais ils pratiquent un art plutôt qualifié d’« abstrait », rarement en relation directe avec le contexte socio-politique de la ville ou du pays. Cependant, nous pouvons la voir appliquer un pochoir « Sois avec la Révolution » dans une scène cinématographique. Aya Tarek, à titre indicatif, crée sa propre page Facebook en mars 2010 mais elle la tient principalement comme un outil de promotion pour un film à sortir en salle dans lequel elle participe en tant qu’Aya Tarek, jeune artiste graffeuse, mélangeant donc réalité et fiction. Ironie du sort, Microphone sortira dans quelques salles le 24 janvier 2011. Ce long-métrage, unique en son genre, produit notamment par Khaled Abo-elNaga, qui y joue le rôle de Khaled, a pour but de promouvoir et de donner la parole aux jeunes qui développent de nouveaux modes d’expression artistique issus principalement du hip-hop. Toutes les formes de culture En référence au titre d’une sous-partie présentant la culture du « tag ». Stéphanie Lemoine, pour définir l’esprit de la pratique du « tag » ou du « writing », dans son appellation anglaise, parle de « religion du nom ». LEMOINE Stéphanie, L’art urbain, du graffiti au street art, Découvertes Gallimard, coll. «Arts », Paris, 2012, p. 46. 1 136 alternative (rap, rock, tenues vestimentaires, skate, graffiti, etc.) y sont présentées, à l’opposé d’un circuit traditionnel de la culture égyptienne tolérée et subventionnée par les autorités fortement critiqué dans le film. Il montre cependant à quel point les pouvoirs publics mais aussi les familles de ces jeunes artistes peuvent être réfractaires à ce « non-art » « décadent et sans goût », une dégénérescence du goût en matière de culture. Par ailleurs, ce célèbre acteur a été un soutien non-négligeable pour la page Nous sommes tous Khaled Saïd, entre autres, et de la Révolution de 2011 plus généralement. Ce film, Microphone, est un des rares objets médiatiques contribuant à une visibilisation publique du hip-hop et des artistes indépendants en Egypte dans la période de l’avant-Révolution. Cet art, s’il en est un à ce moment, s’exprime dans les lieux cachés connus et reconnus par certaines minorités d’initiés qui partagent le goût du hip-hop. C’est un mouvement qui ressemble fortement à ce qui s’est produit au milieu des années 1980 en France et en Europe occidentale. Certains jeunes revenant de séjours aux Etats-Unis d’Amérique, comme Bando ou Mode22, importaient avec eux cette innovation artistique qui se manifestait petit à petit par des rencontres sur des terrains-vagues ou bien des scènes underground où l’objectif premier était de s’affronter en tant que DJ (disc jockey), en tant qu’artiste taggeur ou graffeur, en tant que sportif, et enfin en tant que rappeur. Certains protagonistes, comme les NTM exerçaient plusieurs pratiques artistiques à la fois. Il ne faut pas oublier qu’ils ont démarré par le tag et le graff (NTM étant leur tag, leur signature en quelque sorte). Sans le tag et le graff, les NTM n’auraient jamais été le groupe de rap si connu dans les années 1990, comme le reconnaît Kool Shen3. En Egypte, une scène similaire commence à voir le jour à la fin des années 2000 et elle est aussi mal perçue que dans la France des années 1980 et 1990. Cet art est donc existant mais publiquement invisible. Il est accessible mais invisible4, que ce soit dans la sphère urbaine ou numérique. Il faut bien distinguer l’accessibilité de la visibilité, diagnostic parfaitement établi, notamment, par Dominique Cardon dans la Démocratie Internet où il définit ce qui est public comme étant accessible et visible par tous mais souligne en même temps la distinction primordiale entre les deux termes. Nombre de pages en ligne peuvent être 2 VECCHIONE Marc-Aurèle, BRÜCKER Sara, Writers. 20 ans de Graffiti à Paris, 1983-2003, Résistance films, 2004. https://www.youtube.com/watch?v=_AW7Sv41b6A, dernière consultation le 28 août 2016. 3 Ibid. 4 CARDON Dominique, La démocratie Internet, Promesses et limites, Seuil, coll. « La République des idées, Paris, 2010, p. 42 137 accessibles mais n’avoir qu’une visibilité réduite sur la sphère numérique. Elles sont donc publiques mais invisibles au sens de Maurice Merleau-Ponty. Ce qui est invisible n’est pas néant, n’est pas inexistant5. La notion de « rayon de monde »6 qu’il emprunte à Husserl nous semble fort probante pour ce qui est de notre situation de communication : Le rapport du visible et de l’invisible peut donc dépendre de l’horizon du sujet, de sa perception, de l’angle avec lequel il observe l’objet. Tout cela indique que l’invisible est question de subjectivité. Le « rayon de monde » est donc affaire de « ségrégation » « dans le monde ou dans l’être » 7. Nous développerons cette notion plus en détail par la suite. Ceci se rapproche, tant bien que mal, des problématiques de focalisation de l’attention. Olivier Voirol constate « que le regard, l’activité de voir, le fait d’être vu ou de passer inaperçu, ou encore les différentes modalités de focalisation de l’attention, sont des thèmes restés relativement inexplorés »8 en introduction du numéro de Réseaux consacré à la visibilité et l’invisibilité. Olivier Voirol suggère donc « qu’il existe des « mondes de visibilité » spécialisés spécifiques à des différenciations professionnelles, qui supposent l’acquisition préalable, par leurs membres, de compétences visuelles permettant de repérer les traits pertinents là où le profane reste aveugle. »9 Et c’est exactement ce dont il s’agit concernant le tag et le graffiti. Ils ne sont pas nécessairement exposés pour tout un chacun et 5 MERLEAU-PONTY Maurice, Le visible et l’invisible. L’interrogation philosophique, Gallimard, Paris, 1964. 6 Ibid., p. 290. 7 Ibid., p. 290. 8 VOIROL Olivier, « Présentation. Visibilité et invisibilité : une introduction », Réseaux, n°129-130, 2005/1, p. 10. 9 Ibid., p. 13. 138 ne peuvent accéder à l’attention d’un grand-public puisqu’ils ne lui sont pas destinés. Une réelle scission s’opère entre le regard de l’initié et celui du profane. Ainsi, un sujet reçoit un message ou un objet quelconque mais tant qu’il n’a pas été sensibilisé au sens, ou à l’existence de cet objet sémiotique, il y a de fortes chances que ce dernier n’atteigne pas son attention. Prenons pour exemple un cairote qui se promène dans sa ville et tombe sur un tag, ne sachant pas la signification de ce signe ni l’objectif visé par l’auteur et encore moins l’existence de la culture du tag, il y a fort à parier qu’il n’y prête aucune attention. Celle-ci peut difficilement être captée par un message qui lui est si étranger. Nous pouvons appliquer la même anecdote à un usager parisien du métropolitain qui prête exceptionnellement son attention aux tags qui jonchent les couloirs, les escaliers mais aussi les tunnels. Ces derniers étant, par ailleurs, rarement destinés à l’usager lambda des transports publics. Le tag et le graffiti – nous précisons bien qu’il ne s’agit pas de street art, au sens de message à portée universelle –, même leur existence marginale avant 2010, ne pouvait donc prétendre qu’à une invisibilité publique, par ailleurs entretenue. La culture du street art est souvent liée à un ésotérisme ambiant. Elle ne s’adresse qu’à certains initiés qui détiennent les codes de lecture de ce mode d’expression. Comme exposé dans la première partie10, cet ésotérisme des débuts transite assez rapidement vers un message à tendance universelle souhaitant atteindre tout un chacun. Mais avant la Révolution ou les manifestations, de début 2011 en Egypte, nous pourrions qualifier la scène street art d’ésotérique. C’est d’ailleurs la Révolution qui a converti de nombreux artistes ou profanes en street artistes. Nous étudierons donc cette première période de notre corpus en gardant bien à l’esprit qu’il serait maladroit de parler de street art mais plutôt de tentatives artistiques prenant place dans des lieux publics (numériques et urbains). 10 Voir Partie I, Chapitre 2. 139 I. La présence permanente du martyr11 : Index, icône ou symbole ? Lorsque nous observons notre corpus, il est évident que très peu d’objets sont publiés sous le titre de street art au cours de cette période. Seuls treize à seize objets peuvent être pris en compte pour ce premier chapitre. Il y a une légère hésitation quant au nombre puisque l’une des images se trouve être une photographie provenant d’un concert des Pink Floyd où Khaled Saïd est représenté en arrière-plan, au-dessus de Gandhi, comme étant une personnalité importante. Une autre image s’avère être un truquage d’une image publicitaire espagnole mais cela n’est pas précisé par l’administrateur au moment de sa publication. D’ailleurs, cette image se trouve être une photographie de papier toilette sur lequel est inscrit deux titres de journaux publics égyptiens12. 11 Nous nous référerons à la définition sacrificielle, politique et théologique de la martyrologie développée par Abu-Bakr Abélard Mashimango. Même s’il s’est essentiellement penché sur les conflits armés, nous voyons que nous pouvons extrapoler sa conception martyrologique à d’autres situations : « Le martyr est […] une personne qui a souffert la mort de sa foi (dans le sens religieux du terme), de ses convictions pour une cause à laquelle elle s’est sacrifiée … plutôt que d’abjurer. Cette notion s’étend à de nombreux contextes de résistance, de lutte, de rivalité, de conflits… » MASHIMANGO Abou-Bakr Abélard, La dimension sacrificielle de la guerre. Essai sur la martyrologie politique, L’Harmattan, Paris, 2012, p. 122. 12 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 10.06.29. 140 Cette image, postée le 29 juin 2010, vient s’inscrire dans un combat sans merci entre les cyberactivistes, qui tiennent des médias alternatifs ou à contre-courant, et des médias nationaux ou gouvernementaux dans lesquels des versions totalement antagonistes s’affrontent. L’administrateur publie donc cette image en précisant dans son post que ces journaux financés par « le contribuable » sont « hypocrites ». A ce moment-là, le pays est tourmenté par les raisons du décès de Khaled Saïd et de son penchant pour la drogue ou non. Ces journaux soutiennent que Khaled est coupable d’addiction pour la marijuana tandis que Nous sommes tous Khaled Saïd, entre autres, accuse ces journaux de relayer les arguments totalement fallacieux des autorités. C’est dans ce contexte précis que l’administrateur décide de diffuser cette photographie, deux fois le même jour et à une autre reprise le 18 septembre 2010 en réponse à un énième article d’al-Ahram qui accuse les cyberactivistes de menteurs et d’agents à la solde de pays occidentaux, que nous pourrions penser être l’œuvre d’un street artiste seulement elle n’a pas d’auteur proclamé comme très souvent, nous apprendrons à l’occasion de sa reprise le 18 septembre que c’est Wael Ghonim lui-même qui a truqué cette photographie. Mais si nous menions une rapide recherche sur l’Internet nous nous apercevrions que cette photographie se trouve être un détournement d’une publicité 141 espagnole13 intitulée Iwanttobeababy.com. Nous pouvons d’ailleurs en voir encore des traces qui n’ont pas été suffisamment bien supprimées. Cette image a pour but performatif d’injurier ces organes de presse, représentés par leur logo, chacun prenant place sur une feuille de papier hygiénique. L’action de l’objet, combinaison de signes iconographiques et de signes linguistiques ce que Dominique Maingueneau définit comme un « iconotexte »14 dans un cadre publicitaire, est d’imaginer ces papiers comme ayant pour seul objectif de nettoyer les déjections des honnêtes citoyens, qui ont eux-mêmes financé le « travail » ou plutôt le « mauvais travail » fourni par ceux-ci, leur récompense est, par conséquent, d’essuyer les derrières des membres de Nous sommes tous Khaled Saïd. C’est seulement de cette manière cathartique que ces journaux se feront pardonner leurs « pêchés », à savoir de s’en prendre à UN, voire AU, « martyr de la Révolution », surnommé « LE martyr du Régime » par la page Nous sommes tous Khaled Saïd, entre autres. Par ailleurs, un second constat est observable : la grande majorité des images postées durant cette période re-présente15 Khaled et contribue à sa mémoire. Ce qui n’est en rien surprenant puisque la page est dédiée à cette victime. Parmi les seize objets sémiotiques à analyser durant cette phase temporelle neuf lui sont consacrés. La page est érigée en mémorial ou en monument au mort. Trois niveaux d’analyse doivent être requis pour ce qui est de cette partie du corpus. Les différents objets peuvent avoir trois statuts différents ou bien deux à la fois, ou encore les trois réunis pour un même objet. Tout d’abord ces images peuvent prétendre avoir une valeur indexicale. Elles font preuve du passage d’une personne qui commémore le décès de Khaled Saïd, de plusieurs manières possibles. Le mur est affecté, gravé par une personne ayant pour objectif de pérenniser la mémoire de Khaled dans un matériau dur et accessible à 13 Annexe 2 Partie 2, Chapitre 3 L’« iconotexte » est « un texte où l’image et le langage verbal sont indissociables. » MAINGUENEAU Dominique, Analyser les textes de communication, Armand Colin, coll. « Lettres sup », Paris, 2007, p. 118 15 Au sens de Louis Marin : « Qu’est-ce que re-présenter, sinon présenter à nouveau (dans la modalité du temps) ou à la place de … (dans celle de l’espace) ? Le préfixe re- importe dans le terme la valeur de substitution. » MARIN Louis, Des pouvoirs de l’image, Gloses, Seuil, Paris, 1993, p. 11. C’est nous qui soulignons. 14 142 la vue d’un maximum de passants, ou à terme de webnautes. Elles peuvent être qualifiées de triplement indexicale, si nous attribuons à la trace une valeur indexicale, comme le fait Peirce. La trace est un des indices possibles selon Peirce et ces images, qui parviennent à une publication socionumérique, sont le résultat d’une triple traçabilité, accompagnée d’une triple transgression, un graffiti sur un mur (1) pris en photographie (2) pour aboutir son cheminement par une apparition sur un mur numérique (3), l’objet faisant office de trace sémiotique à chacune de ces opérations16. Ensuite, certaines de ces images ont une valeur iconique puisqu’elles re-présentent17 l’image ressemblante de Khaled Saïd. C’est la ressemblance qui permet la reconnaissance et la lecture de ces images. Enfin et surtout, la valeur symbolique de chacune de ces images permet d’accéder, selon le savoir latéral18 déployé par le récepteur, à une lecture tout autre, faisant de Khaled le martyr du Régime et non plus une simple victime. Que le récepteur soit un passant dans la rue ou un membre de la page Facebook, le savoir latéral ou plutôt la convention19 partagée par une communauté d’action20 variera et la lecture tout autant. Dans la rue, le passant peut avoir une vision ou l’autre des deux versions contradictoires présentées auparavant, concernant la culpabilité ou non de Khaled au moment de son interpellation, ou encore une troisième. Sur la page, le follower est déjà acquis à la cause et surtout il suit un récit concernant la mort de cette personne depuis environ deux semaines désormais. Ce qui prime c’est donc cette lecture symbolique. Le fait d’employer une photographie de Khaled n’est pas le plus important, ce qui est tangible c’est tout le récit qui sous-tend cette photographie ou une expression comme « Nous sommes tous Khaled Saïd ». 16 Partie 1, Chapitre 4. Au sens de Louis Marin, présenter à nouveau MARIN Louis, Des pouvoirs de l’image, Gloses, Seuil, Paris, 1993, p. 10. 18 Selon Jean-Marie Schaeffer, l’ensemble des « savoirs latéraux » constitue le « contexte communicationnel ». « Ce savoir latéral peut être des plus divers : il peut s’agir de stimuli sensoriels mémorisés, mais il peut aussi s’agir de représentations ou de savoirs plus abstraits ayant seulement des liens indirects avec de tels stimuli ». SCHAEFFER Jean-Marie, L’image précaire. Du dispositif photographique, Seuil, Paris, 1987, p. 55. 19 DELEDALLE Gérard, Charles S. Peirce, Ecrits sur le signe, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », Paris, 1978, p. 32. 20 DEWEY John, Logique. La théorie de l’enquête, PUF, Paris, 1967, p. 108. 17 143 II. Khaled, signe de ralliement. Les 25 et 26 juin, au cœur du festival d’el-Korba au Caire, deux photographies d’inscriptions à la craie à même le sol nous sont proposées par l’administrateur. La première dit : « Nous sommes tous Khaled Saïd »21 accompagnée d’un petit encadré (coin supérieur gauche) précisant « Martyr du régime » et la seconde « Khaled needs justice »22. Concernant le premier post, l’administrateur présente cette image avec la légende suivante : « Khaled Saïd au festival d’el-Korba…Khaled est le scandale du Régime qui a éveillé l’Egypte ». Wael Ghonim propose donc ce graffiti qui représente Khaled comme un symbole iconographique re-présentant Khaled. Sa personne ou plutôt sa mémoire est sur place, présente au festival. Son nom est tagué pour laisser une trace le re-présentant, haut en couleurs, à la craie, concocté avec attention par ces femmes qui sont en train de le terminer. Rappelons que nous sommes toujours dans cette ambiance délétère où les médias officiels du Régime et les médias alternatifs, comme Nous sommes tous Khaled Saïd, s’affrontent quant au déroulement des faits menant au décès de Khaled. Dans ce contexte, nous pouvons apercevoir que la pose, l’un des six procédés de connotation à surveiller dans une photographie selon Roland Barthes23, met l’accent sur l’inchoativité de la performance. Ces femmes n’ont pas fini le contour, ou le lettrage quelque peu amateur, du nom de Khaled ni la mention qui indique qu’il est bien le « Martyr du Régime le… ». La phrase n’étant pas 21 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 10.06.25. Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 10.06.26. 23 Les six procédés de connotation en question : Le truquage, la pose, les objets (disposés dans le spectrum afin de composer une rhétorique particulière), la photogénie (embellissement et sublimation de l’image), l’esthétisme (souvent dans une généalogie picturale) et la syntaxe. BARTHES Roland, « Le message photographique » in Communications, n°1, 1961, pp. 131-133. 22 144 terminée, elle attire nécessairement l’attention du spectateur. C’est donc bien la dynamique de cette photographie qui en fait un objet en cours, loin d’être figé. Khaled est peut-être mort, à travers ce cœur brisé, mais celui-ci, dont le sang coule, offre la matière première au graffiti et en fait un symbole qui n’est pas prêt de cesser son opposition au Régime. Ce qui nous intrigue fortement dans les commentaires c’est l’éloignement assez rapide du débat par rapport à l’image postée. Après quelques propositions pour promouvoir la cause de Khaled Saïd, comme aller à l’université tout vêtu de noir, le débat se porte principalement sur l’identité de l’administrateur. Certains veulent à tout prix savoir qui se cache derrière l’auteur de la page, c’est un débat qui ne trouve presque plus de place au bout de quelques semaines, et d’autres sont d’avis que cela importe peu. Ikram Amin ElShafie, par exemple, affirme : « C’est pas important qui est l’admin…ce qui importe c’est que c’est un humain respectable qui a un cœur et des sentiments…et qui nous a réuni sans que l’on ne se connaisse…nous sommes tous sur la corniche côte à côte sans nous connaître mais notre combat est le même… Que Dieu te préserve Admin ! »24. Ce membre évoque ainsi la force des « liens faibles », concept développé par Mark S. Granovetter25, repris et développé en une « force des coopérations faibles » par Dominique Cardon et Christohe Aguiton26. Toutes ces relations interpersonnelles, ne faisant pas partie du premier cercle, peuvent donc réunir des individus sans se connaître personnellement et sans soulever des doutes quant à la sincérité de la démarche des uns et des autres. Autre témoignage dans la même veine, Ahmed Love proclame que « Nous sommes tous Khaled Saïd et nous sommes tous Admin »27. Ce membre prête serment donc à la cause mais également à l’auteur de la mobilisation dont il ne connaît pourtant pas encore l’identité. Il répond aux différentes craintes ou aux accusations par un raisonnement réflexif assez simple : « Nous sommes tous Khaled Saïd et l’Admin est Khaled Saïd ». Puisque 24 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 10.06.25, p. 2. GRANOVETTER Mark S., « The Strength of Weak Ties » in American Journal of Sociology, Vol. 78, n° 6, Mai 1973, pp. 1360-1380. 26 « The strength of weak cooperation » cité dans La Démocratie Internet : « La plupart des grands collectifs de l’Internet sont la conséquence d’interactions opportunistes dont la prémisse est l’exposition par les individus de leur identité, de leurs goûts ou de leurs activités. D’autres saisissent les occasions offertes par les individus exposés pour débuter une interaction avec eux et les engager dans des coopérations « faibles ». » CARDON Dominique, La démocratie Internet, Promesses et limites, Seuil, coll. « La République des idées, Paris, 2010, p. 81. C’est nous qui soulignons. 27 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 10.06.25, p. 5 25 145 l’administrateur est un des nombreux Khaled Saïd, par voie de conséquence il ne peut être que Khaled, tout autant que les autres, tous membres à part entière de « la jeunesse opprimée d’Egypte »28. Ce que nous observons assez clairement, à travers ce débat autour de la personne de l’administrateur, c’est le sentiment d’appartenance qui commence à se dégager des discours des uns et des autres. Le tout soutenu par un discours, tenu par l’administrateur en question, focalisé principalement sur la personne de Khaled. Cette concentration des images et des messages linguistiques29 autour de la figure de Khaled est symptomatique de la mythologisation qui s’opère autour de cette victime, a priori, quelconque du Régime égyptien. Mais comme nous l’avons vu précédemment, Khaled n’est pas une énième victime qui viendrait s’ajouter à toutes les autres. Hormis la polémique autour de son addiction au haschich, Khaled va permettre une identification assez simple de la part de la jeunesse égyptienne connectée qui se reconnaît aisément en sa personne. Ce jeune issu de la classe moyenne égyptienne n’a aucun avenir garanti par le pouvoir, qui officiellement porte toujours la charge de placer les jeunes diplômés dans les entreprises publiques. Il aspire donc à quitter le pays comme nombre de jeunes Egyptiens. Les générations précédentes pouvaient avoir des réticences sur le phénomène d’émigration, souvent traduit par un manque d’amour pour la patrie, alors que nombre de jeunes, qui n’ont aucune perspective claire les concernant ou bien même pour leurs enfants, voient dans cette émigration la seule solution pour pouvoir vivre et non plus uniquement survivre. Khaled Saïd cristallisait en sa personne les points les plus caractéristiques de la jeunesse égyptienne. Et si nous en revenons à la polémique entre médias officiels et médias alternatifs, nous pouvons avancer que celle-ci a servi à promouvoir la cause de Khaled Saïd. Premièrement, parce qu’elle a porté à la connaissance d’un grand-public l’existence de l’affaire et deuxièmement parce qu’elle a permis la mise en place de récits. Ce qui prime c’est que l’affrontement de ces différents médias a entraîné la mise en place d’une enquête alternative menée par des activistes, qui se muent ainsi en « communauté d’enquêteurs »30. Et au travers du récit qui sera tenu, s’appuyant sur les résultats de cette 28 Ibid. Nous distinguerons, comme le fait Roland Barthes, les messages iconiques (dénoté et connoté) et le message linguistique. BARTHES Roland, « Rhétorique de l’image », Communications, 1964, n°4, pp. 40-51. 30 « La corrélation entre vivre une situation problématique, éprouver les conséquences de ses propres activités, et reconstruire le cadre de l’expérience en agissant sur ses conditions afin que puisse reprendre le continuum 29 146 enquête, Khaled Saïd se trouvera au centre d’une attention toute particulière puisqu’il sera érigé en « Martyr du Régime », et non plus uniquement en tant que victime. Khaled aurait été attiré dans un traquenard organisé par la police et un ami portant le surnom de Mohammad Radwan Abdelhamid plus connu sous le surnom de Haschicha31, qui signifie littéralement en dialecte égyptien « boulette de haschich », pour sa consommation excessive de drogues douces. Amro Ali, doctorant en relations internationales à Sydney et blogueur, originaire du même quartier que Khaled Saïd a pu s’identifier à ce jeune ce qui l’a poussé à étudier quelque peu la question. Nous nous retrouvons donc face à un récit tournant autour d’une figure presque christique32, qui en fait celle d’un « martyr politique » ou d’un « héros » malgré lui33, qui se trouve être Khaled Saïd, avec tout ce que cela comporte de martyrologie et de culte voué à une personne désormais symbole d’une quasi-religion fondée sur son sacrifice. Khaled Saïd, trahi par l’un de ses proches, devient sans le savoir ni le vouloir symbole des résultats de la violence extrême d’un régime. Il sera commémoré année après année et le culte tente d’augmenter le nombre de fidèles, avec son lot de prosélytisme. Par ailleurs, l’administrateur se vante régulièrement de la croissance exponentielle des adhérents à sa page. des expérimentations, est ce que Dewey appelle tout aussi bien « enquête » que « développement de l’individualité ». » « L’enquête relève plus d’une logique de création que d’une logique de découverte. » L’enquête n’est donc pas à proprement parler une activité de détection mais la création de conditions propices au public pour mener à bien ses projets d’« agir ». DEWEY John, Le public et ses problèmes, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2010, pp. 31-32. C’est nous qui soulignons. 31 Un récit passionnant de la soirée conté par Amro Ali sur ALI Amro, « Saeeds of Revolution: De-Mythologizing Khaled Saeed », 5 juin 2012, http://www.jadaliyya.com/pages/index/5845/saeeds-of-revolution_de-mythologizing-khaled-saeed, dernière consultation le 13 septembre 2016. 32 Abu-Bakr Abélard Mashimango souligne l’influence des récits mythiques des religions abrahamiques sur les cultures martyrologiques qui imprègnent nos sociétés contemporaines : « De l’animal qui s’interpose entre Abraham et son fils (Isaac selon le christianisme et Ismaël selon l’islam) à Jésus crucifié sur la Croix pour absoudre les péchés de l’humanité, etc., toutes ces histoires mythiques soulignent l’historicité du culte sacrificiel. » MASHIMANGO Abou-Bakr Abélard, La dimension sacrificielle de la guerre. Essai sur la martyrologie politique, L’Harmattan, Paris, 2012, p. 110. 33 Au sujet des héros de faits-divers, Nathalie Heinich juge que certains moyens de communication et une attention médiatique doivent porter la lumière sur ces « héros » malgré eux qui ont souffert un sort tragique sans l’avoir provoqué consciemment : « la visibilité est bien endogène, au sens où elle ne dépend que de la propension des médias à tourner leur attention, et celle du public, en direction de ces êtres temporairement ou durablement singularisés par les circonstances, la chance ou la malchance, ou l’extrême déviance. […] Elles n’accèderaient pas à une telle visibilité sans moyens de communication photo, TV, numérique […] » HEINICH Nathalie, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Gallimard, Paris, 2012, p. 238. 147 La mère de Khaled, Layla Marzouk, deviendra également un symbole, équivalent de la Vierge Marie, par la perte brutale de ce qu’elle avait de plus cher, son fils. Les différents témoignages, relayés par la page, du « supplice » public, sans scrupule, de Khaled par les deux représentants de l’autorité, pendant que les personnes présentes demeuraient impassibles, contribuent à faire de Khaled LE Martyr parfait. Ajoutons à cela un élément non-négligeable, le montage photographique opéré à partir de deux photographies montrant Khaled avant (récupération de la photographie d’identité de son passeport) et après son décès (photographie prise par son frère à la morgue). Cette visualisation possible facilite le passage d’une victime à un martyr voire LE Martyr. La référence à la figure christique constitue un point capital de l’analyse et celle-ci est possible, car en Egypte une partie de la population est copte. Au-delà du vivre-ensemble générant des récits communs34, l’islam intègre dans sa construction une partie des récits évangéliques. Même si Jésus, prophète éminent dans l’islam, n’a pas été crucifié dans le récit coranique il a tout de même été, dans l’interprétation d’un hadith (littéralement le conte, récit provenant de la vie du prophète), dénoncé par Judas. La seconde image35, évoquée plus haut, est l’œuvre d’une certaine Farah, dont l’Admin relaie le témoignage en guise de légende de la photographie : « Je suis une fille égyptienne et j’aime l’Egypte mais j’avais des empêchements qui ne m’ont pas permis d’assister au sit-in. Mais je voulais pas que ma journée soit perdue alors je suis 34 A ce sujet, Abdel Halim Hafez a interprété une chanson consacrée à la crucifixion du Christ, comparée au sort du citoyen palestinien, dont le titre était « Le Messie ». Le chanteur le plus connu du monde arabe, luimême musulman, a donc chanté dans des termes chrétiens la mort du Christ. Par ailleurs, lorsqu’un Egyptien musulman veut faire jurer un chrétien il lui dit « Jure sur le Christ » et inversement. 35 Image 2, Annexe 4. Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 10.06.26. 148 allée au carnaval d’el-Korba et j’ai fait avec une amie une petit truc pour Khaled – Merci Farah »36. Tout d’abord, ce type de témoignage a pour but de démontrer que les membres de la page ressentent le besoin de s’engager pour Khaled voire pour eux-mêmes, puisqu’ils sont tous Khaled. Nous observons dans la suite des commentaires une forte frustration suscitée par le manque d’actions, selon certains membres qui demandent aux autres de proposer de nouvelles initiatives. D’autres en proposent directement. L’objectif premier étant de s’encourager les uns les autres et de faire face à la possibilité du passager clandestin37, surtout en insistant sur le fait que même les « nouvelles femmes d’Egypte » sont « courageuses » et n’ont plus peur de s’engager explicitement, jusqu’à sortir de l’anonymat. L’approche genrée, dans une culture aussi sexiste, porte un intérêt énorme qui sera régulièrement convoquée par les activistes pour dissuader le passager clandestin de rester chez lui. Si même les femmes s’engagent de cette manière, alors l’homme qui se croît supérieur se trouve bel et bien obligé d’agir également. Nous reviendrons sur le discours genré bien plus en détail par la suite. Cette image colorée démontre, comme le dit un commentaire de Heba Farouk Mahfouz 38, que même dans une ambiance aussi « festive et bon-enfant » la jeunesse n’oublie pas son combat, elle y voit donc de l’espoir. N’oublions pas que l’image est une photographie d’un graff à la craie rappelant que « Khaled a besoin de justice ». Mais comme Khaled, « Le Martyr du Régime », est désormais la nouvelle identité de cette jeunesse militante et mobilisée, par conséquent celle-ci a tout autant besoin de justice. Khaled ne serait que symptomatique de ce que subit la jeunesse égyptienne. La personne de Khaled, représentée dans la joie ou dans la tristesse, ce qui est le cas dans certains objets à venir dans l’analyse, « a réveillé l’Egypte », comme aime si bien le rappeler assez souvent Wael Ghonim. A cet effet, le sentiment d’injustice prime : « Le sens de la justice et plus largement le « sens du public » constitue bien une compétence morale : il se fonde sur une compétence « cognitive », la maîtrise d’une grammaire publique qui permet de s’exprimer dans l’espace public, mais aussi sur la 36 Ibid., p. 1 Celui qui compte sur l’action d’un tiers pour en soutirer les bénéfices sans jamais risquer les potentielles conséquences préjudiciables. OLSON Mancur, Logique de l’action collective, PUF, Paris, 1978. 38 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 10.06.26, p. 7 37 149 capacité, pour les membres d’une communauté, à reconnaître des candidats plausibles au statut de biens communs. »39 Et cette injustice permet de réunir des individus autour la constitution d’une identité victimaire, voire martyrologique. Cette identité, nouvellement construite ou instituée, permet de s’inscrire dans une identité-résistance40, selon les termes de Manuel Castells. Pour le moment, nous ne pouvons assimiler cette identité qu’à de la résistance, une inscription en réaction à l’oppression d’un système politique. Nous ne sommes jusqu’à ce point précis de cette expérience et de cette constitution d’identité, étant elle-même « la source du sens et de l’expérience »41 selon John Caldwell Calhoun cité par Castells, pas encore parvenus à la constitution d’une identité-projet. Le terme « encore » renvoie bien à la survenue de cette identité-projet quelques mois plus tard, point sur lequel nous nous attarderons dans les pages qui suivent. En août, l’Admin publie la photographie d’un fanouss42 (lanterne à usage spécifique pour le mois du Ramadan) à l’effigie de Khaled pour l’arrivée du mois de ramadan. L’occasion de souhaiter un bon mois à tous les membres mais également l’occasion de rappeler que Khaled et sa famille ainsi que tous les individus mobilisés autour de cette problématique n’ont toujours pas obtenu gain de cause. Ce qui ressort le plus du post laissé par l’Admin à cette 39 BRUGIDOU Mathieu, L’opinion et ses publics, Une approche pragmatiste de l’opinion publique, Presses de la Fondation Nationales des Sciences Politiques, Paris, 2008, p. 25. 40 CASTELLS Manuel, L’ère de l’information (tome 2), Le pouvoir de l’identité, Fayard, Paris, 1999, p. 18. 41 Ibid., p. 16. 42 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 10.08.11. 150 occasion c’est qu’il en profite, tout comme les membres, pour prier pour Khaled et les autres victimes du Régime et souhaite que les prisonniers politiques puissent rentrer chez eux pour passer cette période de fêtes en famille. Les commentaires sont majoritairement équivalents à cette légende du gestionnaire de la page et de la communauté. Ajoutons à cela, et c’est tout l’intérêt du post, que ce sont des jeunes qui sont allés accrocher ces fanouss43 dans la rue de Khaled Saïd. Nous nous retrouvons donc en période de fêtes mais personne n’oublie Khaled, c’est ce que souligne Wael Ghonim en remerciant ces jeunes à l’initiative de la décoration de la rue où résidait Khaled et pour la plupart des commentaires de faire une prière pour le défunt Khaled. Dans la légende de Wael Ghonim, sont évoquées d’autres victimes. Néanmoins dans les commentaires seul Khaled obtient l’assentiment des membres de la page. Aucune autre victime n’est citée ou sujet d’une prière par les membres. Force est de constater que Khaled cristallise et concentre toute l’émotion autour de la figure, une et unique comme dans de nombreux cultes, du Martyr. Les membres de la communauté sont bien Khaled, ils ne sont pleinement « indirectement affectés »44 grâce à cette dénomination du groupe Facebook qui les identifie. Ils déclarent, à travers cette auto-désignation, « expériencer » une affection pour le sort de ce jeune « tué » par le Régime en place. Cette lanterne, synonyme de joie pour les enfants, porte le visage du héros local et de toute l’Egypte. Le héros malgré lui, assassiné et érigé en mythe identitaire. Image souriante, colorée et illuminée, illuminant le voisinage ; Khaled devient la lanterne de sa rue et de la communauté qui s’est regroupée autour de son mythe. La photographie est prise d’un certain angle avec un cadrage suffisamment vague pour focaliser l’attention sur le visage et plus précisément sur le regard de Khaled, qui tout sourire, interpelle et exige une réponse de notre part, comme dans toute image où le regard pointe vers le « spectator »45. « Il existe tout d’abord, une différence fondamentale entre les images depuis lesquelles les personnes représentées fixent directement le regard du spectateur, et celles où ils ne le font pas. »46 43 Traduction littérale « Lanterne » ; mais culturellement objet destiné à éclairer un habitat ou une rue, devenu depuis l’électricité publique un jouet pour enfant afin de célébrer le mois du Ramadan et l’Aïd. 44 DEWEY John, Le public et ses problèmes, Farrago/Editions Léo Scheer, Publications de l’Université de Pau, 2003, p. 35. 45 Ces différents termes sont empruntés à la terminologie barthésienne de La Chambre Claire, où il traite du portrait. BARTHES Roland, La chambre claire, Cahiers du Cinéma, Gallimard, Seuil, 1980. 46 DAYAN Daniel, « Quand montrer, c’est faire », in DAYAN Daniel (dir.), La terreur spectacle, terrorisme et télévision, De Boeck, Institut national de l’audiovisuel, Bruxelles, 2006 p. 170 151 Daniel Dayan, en s’appuyant sur les travaux de Theo Van Leuwen et Gunther Kress, conclut que ce type d’image désigne un « Tu » et attend une réaction de sa part. Le « spectrum », dans ce cas, étant censé être le reflet du « spectator » puisque la photographie de Khaled est destinée aux Khaled qui se reconnaissent en lui. Nous pouvons d’ores et déjà conclure que ce post permet aux lecteurs, à la communauté d’action Nous sommes tous Khaled Saïd, de se souhaiter bonne année mais également de commémorer, comme à chaque occasion qui se présente, le totem qu’ils ont eux-mêmes crée et qui les dépasse et surpasse depuis sa création voire qui les identifie ou les dénomme. A travers ces premières pièces de street « art », ou de préférence ces associations images/textes postées par l’Admin puis commentées ou discutées par les membres de la communauté, il s’agissait de commémorer Khaled, LE « Martyr du Régime », avec une certaine gaieté. Sa mémoire n’est pas oubliée et à partir de celle-ci une mémoire collective prend forme. Une expérience personnelle tend vers une expérience collective, de plus en plus publique, mais sans projet final pour le moment. III. Khaled est mort : le « Régime m’a tuer » ! Dans un second temps, – le 10 juillet, pour les deux premières images et le 7 septembre pour ce qui est de la troisième – trois autres images sont postées avec pour personnage central 152 Khaled accompagné d’un message linguistique à chaque fois, ou d’un message accompagné d’une image de Khaled beaucoup moins reluisante que dans les cas précédents. Cette fois-ci l’auteur du graff insiste sur la défiguration de Khaled. Désormais, c’est un discours subversif et revendicateur qui est tenu, voire transgressif dans certaines situations. Plus aucun effort esthétique n’est réalisé désormais pour représenter Khaled, ou bien l’effort de lui donner une apparence de victime. Un semblant d’absence d’esthétique comblée par une écriture « amateur », comme si n’importe qui avait laissé ce discours en suspend sur les murs d’Alexandrie, ville d’origine de Khaled. Une seule et même composition définit ces trois images : un pochoir déposant le visage de Khaled sur un mur et un message linguistique en rouge sanguin. Ce message ayant une typographie manuscrite, comme si aucun effort n’avait été fourni lors de sa réalisation, comme si une main tremblotante avait, dans un dernier souffle de survie, déclaré son décès ou dénoncé son assassin. Le meurtri fait une dernière déclaration ou dénonce son meurtrier dans un dernier élan de lucidité. Sans parallèle culturel infondé, puisqu’en Egypte l’affaire n’est pas connue, l’écriture fait penser au fameux « Omar m’a tuer » supposément inscrit par la victime Ghislaine Marchal 47. Ce qui nous intéresse dans cette comparaison c’est le semblant, le comme si. Une trace laissée soi-disant par la victime du meurtre, avec son propre sang pour faire une dernière déposition avant de quitter ce monde. L’intention d’un auteur qui se fait passer pour un autre, à première vue. Pour un lecteur égyptien, il n’y a pas lieu d’interpréter ces images en ayant à l’esprit ce type d’affaire mais il serait naïf de ne pas voir la tentative de l’auteur du graff à la bombe que le message est intentionnellement mal assuré, amateur, et d’un rouge criard. Le graff est déposé rapidement, puisqu’il est souvent répété le plus grand nombre de fois possible et le plus rapidement possible. Par crainte de la sécurité d’Etat, le temps ne peut être du côté de l’auteur. Cela dit, un pochoir aurait largement pu remplir la mission d’un texte L’une des affaires judiciaires les plus mémorables des années 1990 en France : En juin 1991, dans les Alpes-Maritimes, une certaine Ghislaine Marchal est retrouvée dans sa cave assassinée. Une quinzaine de coups de couteau ont eu raison de cette sexagénaire. Omar Raddad, son jardinier, de nationalité marocaine, sera au bout de quelques jours incarcéré pour homicide volontaire. Le seul motif en sa défaveur étant l’inscription de sang, près du corps, portant des traces d’ADN d’Omar Raddad, celle-ci indique « OMAR M’A TUER ». Ghislaine Marchal aurait pris la peine, en agonisant, de dénoncer son meurtrier avec son propre sang, seulement la faute de conjugaison laisse planer le doute. Pour une femme aussi fortunée et éduquée, il paraissait « improbable » qu’elle puisse faire une telle erreur aux yeux de nombreux acteurs dans cette affaire. Omar Raddad restera incarcéré jusqu’en 1996, où il sera partiellement gracié, Jacques Chirac ayant décidé de le libérer, sous la pression du Roi du Maroc, afin d’éviter que cette affaire teintée de « racisme » ne prenne encore plus d’ampleur. BOUZON-THIAM Françoise, Omar n’a pas tué. L’assassin a signé son crime, Editions des Limbes d’Or, Paris, 1996. 47 153 plus travaillé, tout autant que le pochoir de la photographie qui le côtoie, mais ce n’est pas le cas. En réalité, une certaine Ranwa avait pour intention de donner une visibilité maximale à Khaled en Alexandrie. Elle décide alors d’opérer avec ses bombes un peu partout dans la ville et de communiquer ses photos à la page Nous sommes tous Khaled Saïd. Concernant les deux premières photos, la légende de l’Admin est la même et paraît le même jour en date du 10 juillet 2010 : « Ranwa a fait ce graff sur un mur en Alexandrie. Khaled est mort…Elle a décidé que les photos de Khaled allaient encercler la Sécurité d’Etat partout en Alexandrie  »48 Cette dénommée Ranwa fait le choix de placer son propre cordon de résistance autour des forces de l’ordre qui ont plus pour habitude d’encercler des manifestants ou des opposants que le contraire. Une seule personne, malgré le déficit du nombre, prend au dépourvu les forces de l’ordre, qui seraient responsables du décès de Khaled. Mais les images varient même si le post de Wael Ghonim reste à l’identique dans les deux cas. La première image est une photographie déclarant que « Khaled est mort », une double déclaration puisque le message linguistique le précise et que le pochoir reprend la célèbre photographie de Khaled à la morgue, après « lynchage » selon ses défenseurs et après « autopsie » selon ses détracteurs. La reproduction pochoirisée de sa photographie défigurée certifie bien qu’il est mort et comme pour le préciser, au cas où le lecteur ne l’aurait pas encore compris, Ranwa décide d’appuyer ou d’étayer son propos par cette déclaration « Khaled est mort ». Pourtant, elle écrit bien « mort » et non pas « tué » ou « assassiné ». Mais ce manque de précision est complété par le pochoir qui montre qu’aucun doute ne subsiste. « Khaled est mort » mais avec la complémentarité du pochoir, il est désormais évident qu’il ne nous a pas quittés d’une mort naturelle. C’est le rapport texte/image qui déclare qu’il est bien victime d’une cruauté sans nom. Lorsque nous rajoutons à tout cela, ce qui ne peut être oblitéré, la légende de l’Admin, la lecture est de nouveau modifiée. Ranwa et Wael Ghonim, en décidant de publier ces photographies, déclarent officiellement la lutte ouverte aux forces de l’ordre. Et les commentaires, pour une bonne partie, vont dans le même sens. Au départ, une membre de la communauté, Nada Nadoz 49 qui réclame la fin du graffiti qui serait une pollution visuelle et sale à son goût, est vivement critiquée. Un 48 49 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 10.07.10, p. 1. Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 10.07.10 bis, p. 2. 154 membre, Ahmed Saeed, lui répond dans la foulée ironiquement que : « Toi, c’est tout ce qui te gêne la pollution visuelle !! :-s ». Enfin, la quasi-totalité des membres se rangent du côté de l’Admin et une membre, par ailleurs, « propose qu’on remplace mort par tué »50 parce que ce terme « réunirait plus de monde ». Concernant l’autre objet posté à la même date, le 10 juillet 2010 (cela fait un mois que la page existe), le post linguistique de l’Admin est parfaitement identique alors que l’image postée est bien différente. Wael Ghonim promeut l’action de Ranwa sans distinguer les images publiées. Cependant, la portée et l’effet de cet objet est tout autre. Cette fois-ci, avec à peu de chose près le même procédé, Ranwa communique un message linguistique et la reproduction pochoirisée de deux photographies juxtaposées : l’avant et l’après-meurtre. Le texte promettant : « Khaled, nous ne laisserons jamais tomber tes droits ! ». Après le déclaratif du premier objet, nous avons désormais un promissif qui « nous engage à une action »51. Ce nous s’adresse directement à Khaled, c’est envers lui qu’il engage sa responsabilité et la performativité de son propos mais ce Khaled correspond à une identitérésistance ou plutôt dans ce cadre, non pas urbain mais socionumérique, à une communauté des « Nous sommes tous Khaled Saïd ». C’est au sein de cet espace discursif précis que le langage performe et a une valeur de promesse. Ranwa s’engage, à un premier niveau, vis-àvis de la communauté numérique, puis Wael Ghonim reconfirme, à travers son acte de publication, ou promet à son tour qu’il s’engage et engage la totalité des membres, qui donnent à leur tour leur aval. Tous les Khaled prêtent serment de nouveau, rituel très fréquent, et valident ainsi comme étant LEUR mission que de retrouver l’honneur et la dignité de Khaled en passant par la justice, seule apte à le disculper de fausses accusations et si celle-ci est corrompue il faudra alors la renverser. Voilà donc l’objet de la profession de foi de chaque membre de cette communauté. Et c’est grâce à ce cadre de félicité que les propos tiennent du solennel et réitèrent une promesse pour une énième fois. Elle fait partie de la charte inaugurant la communauté. Mais lorsque nous nous intéressons aux commentaires, certains commencent à réclamer de nouveaux droits. Tout en reconfirmant sa fidélité au « saint » Khaled, Mohamed Ibrahim souhaiterait élargir le propos et la portée des revendications de la communauté. « Que Dieu t’accorde Sa Miséricorde, Khaled. 50 51 Ibid., p. 4. AUSTIN John Langshaw, Quand dire, c’est faire, Seuil, Paris, 1970. 155 Mais vraiment le problème est désormais plus grand que la mort de Khaled. On se fait voler, on est traité comme de la merde. On travaille et on se fatigue pour des clopinettes pour que d’autres s’enrichissent et vivent dans le luxe. On est en train de se transformer en esclave dans ce putain de pays dans lequel on vit »52. Le discours est donc loin d’une identité-légitimante, qui selon Manuel Castells a souvent véhiculé une identité nationaliste53. Mais nous pourrions inscrire ce type de discours totalement dans une identité-résistance. En effet, ils tentent de s’unir afin de réagir à des postures dominantes, dans ce cas le pouvoir en place : « L’identité-résistance est produite par des acteurs qui se trouvent dans des positions ou des conditions dévalorisées et/ou stigmatisées par la logique dominante : pour résister et survivre, ils se barricadent, dans des principes étrangers ou contraires à ceux qui imprègnent les institutions de la société. »54 En tout cas, l’extension des problèmes tend vers le social et le politique, au sens large, et donc les problèmes de tout un chacun. A ce moment précis, ce membre s’exprime en tant que l’un des Khaled Saïd mais il aimerait, visiblement, s’exprimer dorénavant comme l’un des égyptiens spoliés et opprimés. Il tente une première approche de la définition des intérêts du public. Enfin dans un troisième post datant du 7 septembre 2010, (que nous pourrions affilier à la même série initiée par Ranwa en Alexandrie) une simple photographie d’identité, précédant donc la torture, côtoie un texte à traduire par « Non à la torture »55. Sans préciser que cette inscription est l’œuvre de Ranwa et avec deux mois d’écart par rapport aux deux premières (il est très compliqué pour un usager quelconque ou même un membre de la page de retrouver l’auteur ou le lieu), Wael Ghonim ajoute à cette photographie la légende suivante : « Non à la torture Non à l’état d’urgence 52 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 10.07.10, p. 2. CASTELLS Manuel, L’ère de l’information (tome 2), Le pouvoir de l’identité, Fayard, Paris, 1999, p. 24. 54 Ibid., p. 18. 55 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 10.09.07 53 156 Nous sommes tous Khaled Saïd »56. Hormis les messages de confirmation et ceux qui prêtent allégeance une énième fois à Khaled, un membre fait référence déjà à un sit-in prévu pour le 25 septembre. Il apporte son soutien en proclamant que « Si Dieu le veut nous serons tous présents le 25/09, ça signifie nous sommes tous Khaled Saïd pour combattre la corruption et l’état d’urgence »57. Il n’engage pas seulement sa propre personne mais parle à la première personne du pluriel, il ne se voit plus comme simple membre d’une page engagée mais s’exprime bien en sa qualité de Khaled, parmi les autres qui forment tous ensemble une « union sociale plurielle »58. Brièvement, l’identité-résistance mène à la formation de communauté59, comme le dit Castells qui se réfère à Gramsci sur ce point précis. Ceci étant dit, la communauté, malgré notre emploi fréquent de ce terme, sous-entendu « socionumérique », suppose une homogénéité de ses membres, une « mêmeté »60, d’après Laurence Kaufmann, tandis que le collectif suppose une diversité des individus, voire une « configuration triadique » entre un Je et un Tu qui sont à même de former un Nous, malgré leurs « expériences subjectives »61. C’est cette part de subjectivité qui mènera le collectif à une présupposition « bi-faciale » de son existence, c’est-à-dire qu’en externe il suit une logique d’« individuation », il est perçu comme une entité homogène, ne faisant qu’UN ; alors qu’en interne une « descente en singularité » s’opère62. Les particularismes de tout un chacun, avec la subjectivité de chaque individu, comptent et permettent de s’engager différemment dans les expériences, chacun étant indirectement affecté mais à des degrés divers. C’est ainsi que nous pouvons parvenir à un parallèle subtil avec « l’union sociale plurielle », que Joëlle Zask qualifie de règne de la diversité63 et de la pluralité des expériences qui tentent toutes de s’unir afin de renouer le continuum de l’expérimentation en formant une union, capable de vivre une expérience collectivement, malgré leurs divergences en interne. Nous tenterons d’analyser comment le 56 Ibid., p. 1 Ibid., p. 5. C’est nous qui soulignons. 58 ZASK Joëlle, Le public chez Dewey : une union sociale plurielle, TRACÉS 15, 2008/2, pp. 169-189. C’est nous qui soulignons. 59 CASTELLS Manuel, L’ère de l’information (tome 2), Le pouvoir de l’identité, Fayard, Paris, 1999, p. 18. 60 « Un collectif n’est donc pas une communauté, qui repose sur la mêmeté a priori des mœurs, des valeurs et des pratiques » KAUFMANN Laurence et TROM Danny (dir.), « Qu’est-ce qu’un collectif ? Du commun à la politique », Editions de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Raisons pratiques. Epistémologie, sociologie, théorie sociale, n°20, Paris, 2010, p. 341. 61 Ibid., p. 351. 62 Ibid., p. 353. 63 ZASK Joëlle, « Le public chez Dewey : une union sociale plurielle », TRACÉS 15, 2008/2, p. 178. 57 157 départ d’une identité-résistance contribue à former une communauté, celle-ci aspirant à acquérir les traits caractéristiques d’un collectif afin, à terme, d’intégrer un public politique actif, censé renouer le continuum de l’expérimentation. Concernant la publication que nous traitions, un autre commentaire64 attire tout particulièrement l’attention. Basma Memi détourne une chanson très populaire à ce moment et dont le clip tourne en boucle sur les chaînes égyptiennes et satellitaires arabes. Un texte intitulé « T’es certainement en Egypte »65 est interprété par trois jeunes chanteurs et met en avant la beauté et la pureté de l’Egypte, sous forme de propagande. Un premier couplet présente un grand-père et son petit-fils qui font leurs ablutions main dans la main pour s’en aller prier, un second couplet nous transporte dans une église, lors d’un mariage, en nous faisant respirer « l’air pur » de l’enceinte sacrée et nous prend pour témoin de « l’Histoire » avec un grand H située dans chaque « recoin de l’église »66. Enfin, un troisième couplet résume, dans des scènes du quotidien de l’égyptien, chrétiens et musulmans confondus, et reprend tous les stéréotypes qui qualifie le « bon » égyptien : chaleureux, généreux et bien évidemment pieux. Le tout prodigué dans un magma d’images policées, présentant une Egypte naturellement propre et riche. Mahmoud el-Esseily a pour habitude de soutenir le régime et cette chanson, qui connaît un grand succès en 2010, dépeint une Egypte « version officielle » que nous ne saurions retrouver dans une réalité quelconque. La membre67 de la communauté Basma Memi, sûrement ulcérée par ce type de clip musical, reprend le texte initial pour le transformer avec sa vision de la réalité du quotidien des égyptiens. « Si tu trouves de la torture alors t’es certainement, certainement en Egypte Si tu trouves de la torture alors t’es certainement, certainement en Egypte Si tu trouves de la pauvreté, du chômage, des vieilles filles, des enfants de rue, des maisons en tôle, des cabanes de fortune t’es certainement, certainement en Egypte 64 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 10.09.07, p. 4. Mahmoud Esseily, Mai Selim, Mohammad Kilani, « T'es certainement en Egypte », Youtube, https://www.youtube.com/watch?v=EAWL5kW4iAE, dernière consultation le 13 septembre 2016. En annexe. 66 Les paroles et le clip, le rapport texte/image, dépeignent une communauté chrétienne égyptienne qui fait partie intégrante de l’Histoire noble du pays. 67 Malgré l’erreur de français que constitue l’emploi de cette formule, nous prendrons le parti de la maintenir. 65 158 Si tu trouves des longues files d’attente pour le pain et les bombonnes de gaz t’es certainement, certainement en Egypte […] Dieu merci, on est vraiment gâté, franchement de quoi vous plaignez vous »68 Nous observons une extension très nette de la définition des problèmes d’« intérêt public » ce qui est la première mission du public. Même si cela reste, pour le moment, ponctuel, certains commentaires abordent de plus en plus la paralysie d’actions face aux problèmes sociaux que rencontrent les Egyptiens. Il ne s’agit plus que de Khaled Saïd, même s’il demeure au centre des préoccupations, mais désormais des enfants livrés à eux-mêmes dans les rues, du chômage… et surtout de la corruption généralisée de tout un régime politique en place depuis près de soixante ans. Dès lors un discours de revendications plus larges prend la place du discours principalement déclaratif et promissif. Ici, nous pourrions dénommer ce type d’acte de langage, un revendicatif, ce qui pourrait être défini comme l’exigence d’un promissif de la part d’un tiers, c’est-à-dire qu’il est attendu de la part d’un « Tu » désigné un engagement vis-à-vis du « Nous ». « Non à la torture » est une réclamation portée aux autorités, celles-ci doivent apporter une réponse sous forme de promesse assurant que la torture ne sera plus dans les commissariats, les prisons et les camps de rétention égyptiens. Pour ce faire, l’état d’urgence, restauré suite au meurtre de Sadate en 1981, doit prendre fin. C’est là l’une des premières exigences de la communauté numérique, au sens de Michel Marcoccia, « Nous sommes tous Khaled Saïd ». Nous constatons donc que depuis une inscription murale réclamant la fin de la torture, citant le cas de Khaled Saïd, nous nous retrouvons face à un acte de langage exigeant, à travers notamment des actions dans la sphère publique urbaine, un autre acte de langage dans lequel se trouverait la réponse aux inquiétudes des nombreux « Khaled Saïd ». 68 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 10.09.07, p. 4. 159 IV. La Tunisie, un élément déclencheur d’une révolution ? La Tunisie n’est pas seulement un élément déclencheur mais l’événement déterminant qui donne des envies de nouveaux objectifs aux « Khaled Saïd » (réunis, pour une bonne partie, depuis six mois à ce moment précis). En guise de félicitations aux tunisiens, Wael Ghonim poste la photographie d’une installation composée de tunisiens formant une écriture proclamant la « Tunisie libre »69. Au jour du 14 janvier 2011, Zine el-Abbdine Ben Ali vient de s’enfuir en direction de l’Arabie Saoudite et laisse le pouvoir après quelque semaines de manifestations. Ce dictateur semblait inamovible et son départ donne du baume au cœur aux activistes égyptiens, dans leur ensemble. Sur la page Nous sommes tous Khaled Saïd, les membres se félicitent et félicitent les tunisiens pour cette victoire et commencent à songer à une action similaire, qui pourrait désormais mener à une victoire également. L’administrateur de la page a attendu que l’information soit officielle pour poster cette photographie. Néanmoins elle ne date pas du 14 janvier : 69 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 11.01.14. 160 « La Tunisie est libre… Des étudiants en Tunisie l’ont produit il y a plus de quatre jours… et leur rêve s’est exaucé »70 Une grande majorité de membres se réjouissent de cette issue, même si quelques-uns sont pessimistes quant à l’avenir de la Révolution tunisienne sur le long terme, et souhaitent être les prochains à se débarrasser de leur dictateur. Un membre, Ahmed El Dabaa71, souhaite passer à une autre étape de la lutte, il se lasse des « sit-in pacifistes face à la mer » et de « se montrer face aux caméras » et désirerait initier des actions de rue plus violentes et directes. Une autre membre, Gese Gogo, pense que la « Tunisie est l’allumette qui a mis le feu aux poudres » et souhaite voir les égyptiens agir rapidement sinon ce serait peut-être « trop tard et on souffrira encore plus » 72. Cette photographie, sélectionnée par l’administrateur, présente ces tunisiens qui offrent leur corps afin de recouvrer la liberté de la Tunisie. Nous sommes donc de nouveau dans de l’« agir », comme le dit Hannah Arendt73. Ce stade de l’agir encourage un nouvel agir à apparaître, par l’intermédiaire d’une communauté d’action qui deviendra peut-être un public. Aux Egyptiens de se jeter à corps perdu dans la bataille pour la liberté, malgré les quelques membres pessimistes estimant que ceux-ci « ne sont pas des hommes » comme les Tunisiens74. Ce type de commentaires qui tente de décourager l’élan d’émotion suscité par une « bonne » nouvelle, tel le renversement de Ben Ali, pourrait provenir de la petite armée de surveillance de l’appareil de sécurité d’Etat. Par ailleurs, ces quelques « membres », avec des noms changeant, postent très souvent des commentaires voulant « démontrer » que l’Egypte n’est pas la Tunisie et que Moubarak n’est pas Ben Ali, tout comme ce qui se dit durant cette période dans les journaux gouvernementaux. La Une de Akhbar el-Youm du 15 janvier 2011 titre « Ben Ali s’enfuit […] et l’Egypte continue sa progression » et comme sous-titre « Les institutions d’Etat : Moubarak a réalisé pour son pays les meilleurs résultats pour atteindre la sûreté économique »75. Alors que Dominique Maingueneau parle d’un 70 Ibid., p. 1. Ibid., p. 5 72 Ibid., p. 8. 73 « Agir, au sens le plus général, signifie prendre une initiative, entreprendre (comme l’indique le grec archein, « commencer », « guider » et éventuellement « gouverner »), mettre en mouvement (ce qui est le sens original du latin agere). » ARENDT Hannah, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, coll. « Agora », Paris, 1983, p. 233. 74 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 11.01.14, dernier commentaire p. 7. 75 Annexe 9. 71 161 « discours légitimé par avance » au sujet du discours journalistique76, afin de l’opposer au discours publicitaire intrusif, nous pouvons ajouter à cela que, dans un pays autoritaire et de nature dictatoriale, la légitimation est complétée par des « arguments par autorité »77. Qui oserait remettre en question le discours des « officiels », des journalistes du secteur public, des autorités militaires (l’Armée étant une institution indiscutable et adulée en Egypte), de ceux qui « détiennent » l’information et voudraient le bien de la nation78 ? Pour en revenir à ces membres qui tentent de placer le doute dans l’esprit des autres, ils sont quasi systématiquement rejetés, non par l’administrateur mais, par leurs pairs. Par exemple, celui qui distingue la Tunisie et l’Egypte, avec son commentaire genré, certifiant que si cela a fonctionné en Tunisie c’est parce qu’il y a des hommes, pas comme en Egypte. Personne ne réagit à son commentaire, il est totalement laissé pour compte dans la discussion. Encore plus intéressant, les trois commentaires qui suivent le sien sont : « Dalia Hassan : que Dieu me soit témoin, je ne peux me pardonner. J’ai laissé mon pays se perdre et je me suis tue […] maintenant je ne peux me regarder dans une glace […] TheSailer Mondy : Qui peut descendre avec nous maintenant en Alexandrie ? Gese Gogo : la Tunisie est l’allumette qui a mis le feu aux poudres et ce feu peut s’étendre, on ne doit pas se taire. Sinon on va souffrir encore plus et se taire de nouveau. »79 La première des trois culpabilise de ne pas avoir agi plus tôt ou bien d’avoir privilégié son intérêt personnel au détriment du collectif, le deuxième veut saisir la balle au bond et descendre manifester immédiatement et recherche pour cela du soutien, enfin la troisième, déjà citée, a peur d’une attente qui, selon elle, détruirait totalement l’élan acquis depuis quelques mois et renforcé par le départ de Ben Ali. Nous pouvons donc conclure que la « tentative » de dissuasion évoquée ne prend pas, elle est même complètement ignorée. 76 MAINGUENEAU Dominique, Analyser les textes de communication, Armand Colin, coll. « Lettres sup », Paris, 2007, p. 20. 77 ARQUEMBOURG Jocelyne, « Jeux d’images dans l’espace public. Les preuves de Colin Powell » in SEMPRINI Andrea (dir.), Analyser la communication II, regards sociosémiotiques, L’Harmattan, Paris, 2007. 78 Dans le cadre d’un pouvoir absolu, Joëlle Zask présume qu’il est difficile de remettre en cause les versions officielles de l’information : « Alors que « l’absolutisme » émet des vérités indiscutables par l’entremise de personnes prétendument autorisées » ZASK Joëlle, « Le public chez Dewey : une union sociale plurielle », TRACÉS 15, 2008/2, p. 186. C’est nous qui soulignons. 79 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 11.01.14, p. 8. 162 Ce post de l’Admin pour célébrer la « liberté » de la Tunisie opère donc à la perfection et cela s’observera dans la suite des événements. Il faut ajouter que sur la page Nous sommes tous Khaled Saïd, l’appel à manifester le 25 janvier a été lancé depuis le 9 janvier par une membre de la communauté qui a trouvé de bon goût de célébrer la fête de la police, jour férié depuis 2009, en manifestant contre l’Etat policier. A ce moment précis, le 14 janvier, les autres pages actives comme le Mouvement de la jeunesse du 6-Avril ou Kefaya, ont tous suivi et apporté leur soutien. Ce qui se passe en Tunisie réconforte très nettement l’engagement des activistes égyptiens. Et ce post en particulier précipite les envies d’en découdre avec cet Etat sécuritaire. Il ne faut surtout pas omettre, dans le cadre de l’action de ce post, la similarité du scénario tunisien et celui cher aux membres de Nous sommes tous Khaled Saïd, puisque le point de départ de la « Révolution » tunisienne remonte à l’immolation par le feu d’un vendeur ambulant, Mohammad Bouazizi. Un « martyr » en particulier aurait permis à la Tunisie de se « libérer », quoi de mieux comme scénario pour la page Nous sommes tous Khaled Saïd de constater qu’un schéma quasi identique, malgré la divergence dans les causes du « sacrifice » non-intentionnel du « martyr », a réussi à parachever certains de ses objectifs. V. Emotion et imagination80. L’imagination, dans ce début d’expérience esthétique, connaît un cheminement et une progression continue. Elle s’étend même avec le surgissement des événements. En juin 2010, l’émotion suscitée par l’assassinat de Khaled Saïd est doublée d’une imagination81 souhaitant recouvrer les droits de Khaled en lui rendant justice ainsi qu’en exigeant que son honneur soit lavé de tout soupçon. Par la suite, l’identité-résistance, qui se confinait autour 80 DEWEY John, L’art comme expérience, Gallimard, coll. « Folio Essais », Paris, 2010, édition originale 1934. 81 Au risque de nous répéter, « l’imagination » est un moteur dans la praxéologie deweyienne, c’est elle qui permet « l’ajustement conscient entre l’ancien et le nouveau ». « L’expérience esthétique est une expérience imaginative » puisqu’elle déploie une « fonction projective » comme dirait Paul Ricoeur. DEWEY John, L’art comme expérience, Gallimard, coll. « Folio Essais », Paris, 2010, édition originale 1934, p. 441. C’est nous qui soulignons. Et RICOEUR Paul, Du texte à l’action, Essais d’herméneutique II, Editions du Seuil, Paris, 1986, p. 249. 163 de la personne de Khaled, commence à acquérir la forme et les traits d’une identité-projet en imaginant mettre fin à la torture, puis à la pauvreté, au chômage et même à un régime sécuritaire et totalitaire. Le parallèle avec la Tunisie permet à l’imagination de songer à la Révolution ainsi qu’à l’émotion, entretenue tant bien que mal depuis juin, de se renforcer. Cette émotion accompagnée d’une imagination sont les éléments « moteurs » de l’expérience esthétique selon John Dewey et permettent ainsi aux transactions d’être expériencées avec une part de conflit et de résistance moindre. Celles-ci donnent à l’expérience une cohésion supérieure à l’expérience ordinaire82 et c’est ce que nous commençons à déceler, en partie, dans l’expérience, de début de révolution, égyptienne. Mais le « public », au sens de Dewey, ne transparaît pas encore dans les modalités du discours d’une page active telle Nous sommes tous Khaled Saïd et nous pouvons, du moins pour le moment, observer une réelle action de ce discours, dont la part artistique renforce et entretient la part émotionnelle et l’imagination, qui entraîne un début d’unité dans l’action de différentes communautés d’action. Parmi les caractéristiques nécessaires à la constitution d’un public, plusieurs sont déjà réunies le cas échéant : l’expérience, même si elle se focalise sur un cas personnel et donc privé, l’exigence d’une enquête83, la publicisation des résultats de l’enquête, l’apparition d’un « Nous » excluant un « Eux », une tentative de définition des conséquences d’intérêt public. Ainsi, le public commence à prendre forme mais ne réunit pas encore toutes les conditions, selon la définition deweyienne. Dans l’optique de définir l’expérience esthétique, John Dewey a dû trouver un terme discernant ce type d’expérience de ce qu’il a appelé « l’expérience ordinaire », celle qui ne compte pas comme enjeu l’émotion et l’imagination comme caractéristiques principales. Nous optons ainsi pour une citation qui met bel et bien un net trait distinctif entre ces deux expériences : « Il suffit de réunir l’action de toutes ces forces pour que les conditions qui créent le gouffre existant généralement entre le producteur et le consommateur dans la société moderne contribuent à la création d’un abîme entre l’expérience ordinaire et l’expérience esthétique. » DEWEY John, L’art comme expérience, Gallimard, coll. « Folio Essais », Paris, 2010, édition originale 1934, p. 40. 83 « Reconnaissance de la spécificité des faits sociaux, communication et abandon d’une « quête de la certitude » au profit de la « méthode expérimentale », tels sont les ingrédients qui forment la configuration dans laquelle l’appel à l’enquête sociale prend tout son sens. » ZASK Joëlle, « Le public chez Dewey : une union sociale plurielle », TRACÉS 15, 2008/2, p. 184. 82 164 Conclusion chapitre 1. Ces signes médiatiques, qu’ils soient des graffiti à la craie à même le sol ou bien la petite série de graffiti muraux, qui nous sont proposés par l’Admin en juillet et en septembre, tentent de publiciser le crime et de le rendre connu de tous. Ils ont donc pour finalité d’augmenter le nombre de « fidèles » de ce nouveau « culte » voué à la martyrologie politique fondée sur la personne de Khaled, nouveau héros d’une communauté socionumérique qui s’est créée à partir de son sacrifice. D’autres membres doivent être encouragés à venir se mobiliser pour Khaled, donc pour ce « Nous » et à terme pour veiller à un intérêt public. L’action de ces images essaie, dans un premier temps, d’étendre la communauté constituée autour de l’identité du « Martyr » à une identité-projet qui sera amenée à se définir, pourquoi pas, en public par la suite. De plus, cette « mythologisation »84, voire cette « mythographie »85 qui contribue à l’édifice mythologique, dépasse son ou ses auteurs dans sa dynamique constructrice. Comme le démontre Bruno Latour, le passage facile du « fait » au « fétiche » se répète bien souvent dans un sens comme dans l’autre. « Le mot « fait » semble renvoyer à la réalité extérieure, le mot « fétiche » aux folles croyances du sujet. »86 Latour raconte d’ailleurs en avertissement l’anecdote de La Fontaine qui se moque à moitié du sculpteur : oubliant qu’il est l’auteur de sa propre sculpture, il est terrifié à son réveil par son œuvre même. Les romanciers ne sont-ils pas « emportés par leurs personnages ? »87. Nous fabriquons donc en étant fabriqués à la fois. 84 BARTHES Roland, Mythologies, En partant de la photographie de presse et le travail effectué par Frédéric Lambert à ce sujet, nous nous permettons d’extrapoler et d’appliquer sa notion de « mythographie » à la photographie socionumérique d’information et de nature artistique, puisque celles-ci contribuent à établir des mythes, fondés sur l’image, qui en se répétant jour après jour constituent les récits d’une société et la mémoire collective de celle-ci. « Mais tant de vie de la part de l’image de presse ne pouvait que cacher un vice, une malformation honteuse dont la présence à la Une ne doit être perçue. […] C’est la mythographie. […] Leur ressemblance avec le réel n’est qu’une couverture qui cache un langage symbolique restreint, que l’imagerie de presse répète inlassablement pour préserver et conserver une pensée collective. » LAMBERT Frédéric, Mythographies, La photo de presse et ses légendes, Médiathèque Edilig, Paris, 1986, p. 16. C’est nous qui soulignons. 86 LATOUR Bruno, Sur le culte des dieux faitiches, La Découverte, coll. « Les empêcheurs de penser en rond », Paris, 2009, p. 53. 87 Ibid., p. 54. 85 165 Les images, dans ce cas, en s’instituant en mythographies instituent une communauté d’action, au sens deweyien, un groupement d’hommes qui partagent une chose « commune ». Premièrement, les images étudiées jusque-là ont pour rôle de rendre public le « scandale du Régime » que représente le meurtre de Khaled. Deuxièmement elles font de cette victime une mythologie qui dépasse ses auteurs. Et enfin cette mythologie, passant par une mythographie évidente à travers l’institution d’icônes et de symboles, permettrait à terme de réunir de plus en plus de « fidèles » et de constituer, à travers cette identité-résistance appelée à muter en identité-projet, un public et non plus uniquement une communauté d’action. Mais le parcours reste encore long, douloureux, épineux et laborieux. Nous avons vu que seuls l’ajout d’autres victimes à la liste des crimes du Régime ainsi que le basculement de la situation tunisienne auront permis à la communauté Nous sommes tous Khaled Saïd de prendre conscience que le moment est venu d’appeler à l’ouverture d’une expérience révolutionnaire 166 Chapitre 3 : La Révolution continue. Omar Mostafa : « I don’t know if I’m a revolutionary because I’m a street artist, or if I’m a street artist because I’m a revolutionary… I prefer the second; I like them both. Revolution and art… »1 I. Une situation de communication évolutive : délimitation chronologique. Du 25 janvier au 11 février, l’Egypte est en ébullition. 18 jours de manifestations et d’occupation des places principales des grandes villes du pays, dont la place Tahrir (littéralement la « libération ») fut le symbole ultime (regroupant par moments plus d’un million d’occupants), aboutissent à la démission de Mohammad Hosni Moubarak. Après une multitude de rebondissements2, le président, à la tête du pays depuis presque trente ans au moment de sa démission, lègue le pouvoir au Conseil Suprême des Forces Armées (CSFA). L’institution militaire est donc toujours au pouvoir, officiellement, afin de gérer la transition démocratique. Une question essentielle se pose : au lendemain du 11 février, soir de fête et de réjouissances, la révolution est-elle achevée avec la chute de la tête de l’Etat ou bien n’était-ce qu’une étape pour aboutir à la fin d’un régime militaire, policier et autoritaire ? En d’autres termes, la Révolution est-elle achevée ou doit-elle continuer ? Les objectifs initiaux ont-ils été atteints ? Le public politique réuni pendant cette courte période peut-il se dissoudre ou doit-il maintenir sa cohésion ? Les premières scissions apparaissent : les avis divergent sur la suite de l’engagement de ce public constitué. Certains veulent rétablir l’ordre et prônent le retour à la vie « normale » 1 BORAÏE Sherif, Wall Talk, graffiti of the egyptian revolution, Zeitouna, Le Caire, 2012, p. 9. Ainsi traduit par Christophe Génin : « Je ne sais pas si je suis un révolutionnaire parce que je suis un street artiste, ou si je suis un street artiste parce que je suis un révolutionnaire… Je préfère la seconde option ; j’aime les deux. La Révolution et l’art. » GENIN Christophe, Le street art au tournant, Reconnaissances d’un genre, Les Impressions Nouvelles, Bruxelles, 2013, p. 65. 2 Résumé des épisodes composant les 18 jours du mouvement révolutionnaire dans la partie I. 167 pour éviter qu’il y ait des répercussions néfastes sur l’économie, estimant que la chute de Moubarak suffit à leur bonheur et au futur bien-être de la nation et considérant l’Armée comme un garant, digne de confiance, du bon fonctionnement des institutions de l’Etat. D’autres ne voient en cette chute qu’une première étape pour aboutir à la Révolution. Ceci ne serait, en l’état, qu’une révolte, premier pas d’un processus révolutionnaire bien plus long, le Régime étant toujours en place. Ce deuxième chapitre traitera de la période allant du début des manifestations à la minovembre 2011. Nous procéderons à une analyse événementielle fondée sur un avancement chronologique des faits. Autrement dit, les événements majeurs prenant place sur la période analysée constitueront les délimitations de nos chapitres. Celui-ci s’étend donc des événements de janvier-février 2011 à novembre puisque démarrera à cette période ce que certains révolutionnaires ont appelé la « deuxième révolution » ou ce qui sera plus tard communément désigné comme les « événements de Mohammad Mahmoud ». Cela concerne donc la rue Mohammad Mahmoud qui part de la place Tahrir pour atteindre le ministère de l’Intérieur. Cette rue fut, pendant quelques années, le lieu principal des affrontements entre forces de l’ordre et révolutionnaires. Une objection possible à ce choix pourrait se trouver dans les « événements de Maspero » (place où se trouve le bâtiment de la télévision publique, le long de la corniche, au centre du Caire). En effet, en octobre 2011, le 9 plus précisément, environ 10 000 égyptiens, majoritairement chrétiens, se rendent à Maspero pour protester contre l’attaque d’une église, près d’Assouan. La manifestation sur place est dispersée dans la violence par la police. Bilan de la journée du 9 septembre et d’une nouvelle répression de la police militaire : 25 morts et des centaines de blessés (plus de 300 mais ce chiffre varie selon les sources). L’Armée s’en est donc pris, comme à son habitude, à la communauté chrétienne. C’est le « comme à son habitude » qui nous a dissuadés de sélectionner cet événement comme un cadre chronologique de notre corpus. En effet, la répression violente envers cette communauté n’a malheureusement rien d’exceptionnel en Egypte. Nous ne pourrions le considérer comme un simple fait, ou une occurrence, sans le qualifier d’événement, mais il nous fallait faire des choix. Et parmi ces choix, nous avons dû, à contrecœur, retirer les problèmes inter-religieux ou bien les discriminations envers les minorités opprimées (chrétiens, communistes, homosexuels, etc.). Seulement il ne serait pas trop risqué que d’avancer que les événements de Mohammad Mahmoud, démarrant le 19 novembre, ont une qualité événementielle plus conséquente. Etant donné leur dimension disruptive significative, ils répartissent des avants 168 et des après3 et continueront pendant des années à faire référence pour la Révolution. Cette rue sera appelée par les activistes la « Rue des Martyrs » où se trouve le « Mur des Martyrs », mur consacré aux fresques nécrologiques, et un véritable « sanctuaire d’écritures »4 y sera érigé ainsi qu’un enchaînement de palimpsestes dû à la suppression et à la réécriture continuelle d’artistes et d’anonymes5. Elle sera la première scène des affrontements avec les forces de l’ordre. A partir du 19 novembre, et pendant les six jours qui ont suivi, une violente réaction des forces de la police centrale fera environ 50 morts6. Mais ces affrontements ne s’arrêteront pas à cet épisode de quelques jours. Plus tard, la rue sera occupée, comme l’a été auparavant la place Tahrir et des barrières seront érigées par le ministère de l’Intérieur. Les murs seront recouverts constamment de fresques, principalement à l’effigie des « martyrs » de la rue et d’ailleurs. a. De nouveaux sous-corpora. Ajoutons à cela qu’une nouveauté significative apparaît lors de cette période dans le cadre de notre corpus de travail. De nouvelles pages Facebook consacrées au street art naissent. A la date du 6 septembre 2011, Keizer, « le street artiste de la révolution », crée sa page Facebook, alors qu’il exerce depuis des mois. Il a, d’après ses propres dires, commencé à s’exercer dans la rue deux semaines avant le début de la Révolution, début janvier 2011. Il n’offre donc une accessibilité et une visibilité numériques à son travail que neuf mois après ses débuts de street artiste. Par ailleurs, son parcours s’inscrit aisément dans une trajectoire commune à une grande majorité de street artistes. Ceux-ci se sont pris de passion pour le street art grâce à la Révolution ou inversement. La Révolution a produit des artistes et des artistes ont contribué à la Révolution. La citation d’Omar Mostafa, ci-dessus, est très 3 ARQUEMBOURG-MOREAU Jocelyne, Le temps des événements médiatiques, De Boeck, Institut national de l’audiovisuel, Bruxelles, 2003, p. 83. 4 FRAENKEL Béatrice, Les écrits de septembre. New-York 2001, Editions Textuel, Paris, 2002, p. 98. 5 Nous y reviendrons plus tard en évoquant la campagne « Efface et nous redessinerons » 6 47 précisément selon cette chronologie, traduite d’un article d’al-Chorouq, journal égyptien d’opposition, du CEDEJ, « Chronologie de trois années de révolution » in Egypte en Révolution(s), Février 2014, https://egrev.hypotheses.org/1092, dernière consultation le 2février 2016. 169 symptomatique de cette vague d’artistes qui prennent les rues pour leur toile, à l’instar de l’esprit qui anime un célèbre site web7 dédié à cette pratique artistique et, par là même, engagée. Nous pouvons observer une certaine confusion dans la volonté de s’essayer au street art pour nombre de praticiens. Ceci nous amène à constater que les ponts entre l’expérience artistique et l’expérience esthétique8 se créent facilement et permettent de se positionner tantôt comme artiste tantôt comme spectateur. C’est bien souvent l’agir en tant que révolutionnaire qui mène à un agir en tant que street artiste. Comme indiqué précédemment, le street art ne connaît un réel essor, d’un point de vue à la fois quantitatif et qualitatif, qu’après le début de la Révolution. Une autre page Facebook consacrée au street art voit le jour durant cette période : Graffiti in Egypt est créée le 30 septembre 2011. Encore une fois, cela reste relativement tardif lorsque nous prenons en considération l’évolution du street art depuis le début de l’année. La page n’a pas d’auteur attitré ni officiellement reconnu, il préfère rester anonyme comme nombre de ses confrères, ce qui peut s’expliquer par des raisons de sécurité évidentes. L’administrateur semble pratiquer lui-même cet art puisqu’il s’exprime comme étant un membre à part entière de la communauté des street artistes. Il promeut ainsi cette pratique à travers la création et la gestion de cette page. Il va même jusqu’à défendre le street art. Il désire collecter un maximum d’images concernant les thèmes suivants : « HipHop,Ultras,REV and other graffiti in Egypt »9. « Rev » étant une abréviation de Révolution, il est donc très intéressant de voir qu’il n’y a quasiment aucune distinction entre le fait d’être street artiste et révolutionnaire, comme si la première appartenance induisait a fortiori la seconde par voie naturelle. Toujours dans la même veine qu’Omar Mostafa ou Keizer, nous ne pouvons déceler si la fibre révolutionnaire a entraîné la pratique du street art, si c’est le cheminement inverse ou si les deux se sont développées simultanément. L’expérience artistique enrichit l’expérience esthétique et vice-versa. Dans le glossaire de son ouvrage intitulé L’expérience esthétique, Jean-Marie Schaeffer définit, en les opposant, les termes « artistique » et « esthétique » de la manière qui suit : 7 Streetartutopia, dont le slogan proclame : « We declare the world as our canvas », en français « Nous déclarons le monde comme étant notre toile » http://www.streetartutopia.com, dernière consultation le 2février 2016. 8 Expérience esthétique pouvant faire référence à l’expérience révolutionnaire, pas nécessairement à un objet explicitement artistique. Cf. Partie I. 9 Voir l’« A propos » de Graffiti in Egypt, Annexe (2). 170 « ARTISTIQUE/ESTHETIQUE : Les termes « esthétique » et « artistique » sont souvent utilisés comme des synonymes. Une telle assimilation revient à confondre deux activités différentes. Le terme « artistique » se réfère à un faire, ainsi qu’au résultat de ce faire, à savoir l’œuvre d’art. Le terme « esthétique » se réfère par son étymologie tout autant que par son usage chez ceux qui l’ont introduit dans la pensée philosophique (Baumgarten, Kant) à un type de processus perceptif et plus largement attentionnel. Les ressources et capacités mises en œuvre dans une relation attentionnelle et dans un faire sont donc différentes, voire opposées : lorsque nous sommes engagés dans un processus d’attention, nous adaptons nos représentations au monde alors que lorsque nous sommes engagés dans un faire nous essayons d’adapter le monde à nos représentations. »10 Il nous faut dissocier ces termes qui, effectivement, sont bien souvent assimilés à une même acception. En revanche, nous ne pouvons les opposer puisque dans la pratique elles se nourrissent l’une de l’autre. D’un point de vue artistique, au sens de l’acteur/auteur, les deux expériences ne sont pas des entités isolées mais s’enchevêtrent très nettement, au point de ne plus distinguer laquelle est à l’origine de la seconde. Toutes ces considérations sont possibles seulement si nous admettons, l’espace d’un instant, que l’expérience révolutionnaire égyptienne peut être qualifiée d’expérience esthétique, ce que nous tâcherons de confirmer ou d’infirmer par l’étude approfondie de l’intégralité de notre corpus. Il semble nécessaire de rappeler que l’expérience esthétique, selon l’acception deweyienne tout autant que chez Schaeffer (ces deux auteurs connaissant une certaine proximité sur ce point précis), n’est pas nécessairement reliée à une œuvre d’art11 : elle n’a pas forcément pour objet de perception une pièce artistique. L’intégration de nouveaux corpora à notre corpus de référence démontre, hormis la preuve qu’il n’y a pas de frontières figées et insurmontables entre les expériences artistique et esthétique, que le street art obtient une visibilité grandissante en Egypte, en grande partie grâce au surgissement voulu et provoqué de l’expérience révolutionnaire, très reliée à l’expérience artistique – ainsi qu’esthétique par prolongement. Dans une dynamique de prolongement naturel, pour qu’il y ait une expérience esthétique, il faut donc un public, au sens médiatique pour le moment, pour apprécier les fruits d’une expérience artistique. Le street art, encore publiquement invisible jusqu’au début de la 10 11 SCHAEFFER Jean-Marie, L’expérience esthétique, Gallimard, coll. « nrf essais », Paris, 2015, p. 316. Ibid., p. 18. 171 Révolution, commence à acquérir de la visibilité dans la période qui fait suite au départ de Moubarak. Sur la page Nous sommes tous Khaled Saïd, de plus en plus de posts sont consacrés au street art et des œuvres où le souci de l’esthétique apparaît désormais occupent une certaine part du discours cyberactiviste de l’administrateur et des membres de la page. b. Le street art en Egypte : entre accessibilité numérique, invisibilité et visibilité publiques. En Egypte, comme en Europe vingt-cinq ans plus tôt, une certaine accessibilité, à dissocier totalement de la visibilité12, était possible. Le street art s’adressait donc à une petite communauté d’initiés, maîtrisant certains codes, totalement illisibles pour tout un chacun, et connaissant les lieux, géographiques tout autant que numériques, où ils pouvaient se procurer des pièces de street art. La question de la visibilité, quant à elle, est tout autre. Pendant la période qui précédait la Révolution, le street art, si nous pouvons le qualifier ainsi, se confinait en Egypte à des lieux précis et limités. La scène la plus connue et la plus riche se trouvait être la ville d’Alexandrie, avec des figures déjà citées comme Aya Tarek et Amro Ali. Ayant un profil de précurseurs, étudiants des beaux-arts, ils s’adonnaient à la pratique artistique dans des lieux publics pour remettre en question la loi du marché de l’art où les galeries et les musées définissent ce qui est de l’art ou pas et ce qui mérite ou non d’être exposé. Ils ont voulu donc sortir de ce schéma, tout comme les premiers street artistes et land artistes en Europe dans les années 1960, dans lequel bien souvent un acteur social, qui plus est représentant de l’Etat en Egypte (au moins à travers la censure), peut décider de ce qui est bon à montrer et ce qui ne l’est pas. Ces artistes décident donc d’opter pour une stratégie de confrontation. Au Caire et ailleurs, d’autres taggeurs et graffeurs exerçaient une tout autre pratique, rarement qualifiée d’artistique par les concernés. Il s’agissait principalement de fans de Hip Hop ayant développé un certain goût pour le tag ou d’Ultras 12 CARDON Dominique, La démocratie Internet, Promesses et limites, Seuil, coll. « La République des idées, Paris, 2010, p. 42. 172 (surtout du Ahly et du Zamalek, les deux plus grands clubs de football égyptiens) qui taguaient également pour promouvoir leur club et surtout leur groupe de supporters, les deux profils ne formant qu’un seul dans la plupart des cas. Nous pouvons d’ailleurs voir ce type de mélange des genres dans la description de la page « Graffiti in Egypt » qui associe pêlemêle le Hip Hop (dont le graff est un pan capital), la Révolution et les Ultras. Une seule et même identité/revendication émerge du mélange des trois appartenances, qui pourraient être assimilées à des strates constitutives d’une seule et même « identité-résistance ». Soit des street artistes précurseurs isolés, très marginalisés et craignant la répression tentaient de promouvoir leur action mais rencontraient la réponse quasi immédiate et réactive des autorités en voyant leurs œuvres rapidement supprimées ; soit des taggeurs qui n’avaient pas forcément pour objectif de s’adresser à un public universel mais désiraient au contraire promouvoir leur « blaze » pour donner une impulsion à leur renommée ou celui de leur groupe face aux concurrents, le tout étant destiné donc à une communauté, très réduite, d’intéressés. Ces taggeurs se défiaient sur des terrains qui LEUR étaient accessibles, principalement autour des stades, clubs de sport et certains terrains-vagues qu’ils se disputaient. Ces endroits étant très peu visibles pour le piéton lambda du Caire. Les premières tentatives étant très périphériques, dans tous les sens du terme, ne pouvaient atteindre un grand-public. Les secondes ne souhaitaient tout simplement pas toucher ce grand-public. Les inscriptions murales (regroupant street art et graff/tag)13 en Egypte étaient donc accessibles mais invisibles publiquement : un oxymore, riche de sens et fort compatible avec notre situation de communication. Par nature, le street art est voué à être public et donc publicisé, mais dans un Etat dictatorial vieux de soixante ans comme l’Egypte, le street art pouvait aspirer à une publicité ou, pour être plus précis, à une accessibilité mais non à une visibilité publique. Géographiquement et numériquement, cette pratique murale, a priori subversive et transgressive, est pourchassée par les autorités et réduite à une existence clandestine. Une invisibilité publique lui suffit donc jusqu’à l’avènement de la Révolution ou ses prémices, pendant lesquelles des balbutiements et des tentatives affleurent. Pourtant, cette invisibilité publique mènera à une extrême visibilité jusqu’à accéder à la place Tahrir pendant les 18 jours de révolution et par la suite. Par ailleurs, un « ministère de la communication et des arts » sera institué par les révolutionnaires sur la Place pendant l’occupation de celle-ci. 13 Voir partie I, chapitre 2 pour les définitions et idéologies sous-jacentes. 173 Ce sont donc les activistes politiques qui transportent le street art vers une notoriété publique ou une visibilité grand-public. Le street art, à travers la médiation de Nous sommes tous Khaled Saïd, ou encore Graffiti in Egypt (REV), et Keizer (« street art can modify and reshape the existing narratives »14) trouvent une dimension politique, au sens large du terme, primordiale pour sa survie et sa visibilité. Par voie de conséquence, force est de constater que le street art égyptien acquiert une visibilité en devenant ou en naissant publiquement sous la forme d’un artivisme. C’est Hannah Arendt, évoquant la nécessité d’espace de visibilité, qui nous a amenés à ce questionnement de la visibilité et de l’invisibilité publique. Ainsi « sans scène de visibilité publique, pas d’action politique, pas de public et donc pas de communauté de citoyens destinataires de l’action »15. Olivier Voirol cite Etienne Tassin qui résume en ces termes une infime partie de la pensée d’Hannah Arendt, et c’est en lisant cette citation que nous sommes parvenus à cette problématique. Nous nous posons comme question première dans le cadre de cette thèse de doctorat l’émergence d’un public et donc à terme d’une action politique à travers la médiation numérique d’un mode artistique. Lorsque nous nous apercevons que toutes ces problématiques ne peuvent être « sans scène de visibilité publique », nous en arrivons inévitablement à la conclusion qu’il nous faut nous pencher sur le concept de visibilité. c. Ebauches de définitions Nous employons depuis quelques paragraphes le terme de « visibilité » sans l’avoir préalablement défini ou cadré. Tentons dès à présent de parer à ce manquement. Nous pourrions procéder par un raisonnement inversé, en commençant par définir la négation du visible. Peut-être cela nous aidera à appréhender cette notion bien complexe. Selon Maurice Merleau-Ponty : Voir l’« A propos » de Keizer, Annexe (3). VOIROL Olivier, « Présentation. Visibilité et invisibilité : une introduction », Réseaux, n°129-130, 2005/1, p. 26. 14 15 174 « L’invisible est 1) ce qui n’est pas actuellement visible, mais pourrait l’être (aspects cachés ou inactuels de la chose, – choses cachées, situées « ailleurs » – « Ici » et « ailleurs ») 2) ce qui, relatif au visible, ne saurait néanmoins être vu comme chose (les existentiaux du visible, ses dimensions, sa membrure non-figurative) 3) ce qui n’existe que tactilement ou kinesthésiquement etc. 4) […] le Cogito »16 La première acception est celle qui nous intéresse le plus dans le cadre de notre situation de communication, à savoir des pièces de street art dans un espace géographique ou numérique assimilées à une invisibilité publique. Cela dit, il ne faut pas tomber dans un écueil très attractif qui serait celui de l’opposition pure et simple du visible et de l’invisible. « Principe : ne pas considérer l’invisible comme un autre visible « possible », ou un « possible » visible pour un autre : ce serait détruire la membrure qui nous joint à lui. »17 La tentation est effectivement grande d’opposer les deux ou bien d’intégrer dans notre raisonnement la notion de « rayon de monde », ce que fait Merleau-Ponty en l’empruntant à Husserl18, c’est-à-dire que souvent l’invisible peut devenir visible si le sujet décide d’adopter un nouvel angle de vue, au sens métaphorique de la posture. Se limiter à cette solution de « rayon de monde », bien convaincante a priori, serait omettre que « l’invisible est là sans être objet, c’est la transcendance pure »19, il est « un creux dans le visible »20. Ils sont donc tous les deux liés, formant un tout et ce de manière nécessairement transverse. Il faut noter que Le visible et l’invisible n’est pas un ouvrage fini mais publié à titre posthume ; s’il arrive à Merleau-Ponty de s’y contredire, c’est pour la simple raison que ce livre n’est qu’une compilation de notes qui n’étaient pas prédestinées à paraître sous un seul et même titre et en l’état. Ces notes consistent en une étape de la réflexion, il est donc compliqué de les prendre telles quelles et de lui tenir rigueur des contradictions apparentes. Cependant, cette référence constitue un réel apport et comporte une richesse philosophique considérable. 16 MERLEAU-PONTY Maurice, Le visible et l’invisible. L’interrogation philosophique, Gallimard, Paris, 1964, p. 305. 17 Ibid., p. 278. 18 Voir schéma Chapitre 1. 19 MERLEAU-PONTY Maurice, Le visible et l’invisible. L’interrogation philosophique, Gallimard, Paris, 1964, p. 278. 20 Ibid., p. 284. 175 Nous pouvons également convoquer une source telle que Nathalie Heinich21, qui a été d’un grand apport dans la construction de notre réflexion. Dans l’ouverture de son ouvrage, N. Heinich évoque le roman d’Edgar Poe, La Lettre volée, à partir duquel elle conte l’anecdote de cet officier de police qui ne peut pas voir la lettre volée qui est pourtant en permanence sur son bureau, juste sous son regard mais que celui-ci ne rencontre jamais. Elle part du postulat selon lequel le « phénomène crève les yeux tout en demeurant largement invisible » et en conclut qu’il a des capacités plus ou moins grandes à être vu. Ainsi, un « capital de visibilité » se constitue et peut être cultivé et même nourri de manière à l’accroître. Mais pour aborder la notion de visibilité selon N. Heinich, il nous faut passer par Andrea Brighenti, sociologue italien sur lequel elle s’appuie pour définir les différents régimes de visibilité. Il en distingue trois types : - « la visibilité de type « social », en tant que ressource associée à la reconnaissance ; - la visibilité de type « contrôle », en tant que stratégie de régulation ; - et la visibilité de type « médiatique », par laquelle « les sujets sont isolés de leur contexte originel et projetés dans un autre contexte doté de sa logique et de ses règles spécifiques »22. Le premier type pourrait être appréhendé par l’entrée dans la lutte pour la reconnaissance23, à la manière d’Axel Honneth ; le deuxième pourrait être abordé selon le concept foucaldien du discours institué comme un outil de pouvoir ; enfin, concernant le troisième nous pouvons suivre la trace de N. Heinich puisqu’elle se consacre principalement au type « médiatique » au sein de son ouvrage, comme l’indique le titre. Dans le cadre de notre analyse, ce sont essentiellement les premier et troisième types qui vont attirer notre attention, même si le deuxième mériterait un développement approfondi. Nous pouvons également nous appuyer sur une économie de l’attention telle qu’elle est développée par Jean-Marie Schaeffer tout au long de L’Expérience esthétique, ainsi qu’une part conflictuelle de « ce qui vaut d’être vu » selon Olivier Voirol. Nous tenterons d’articuler ces différentes conceptions afin d’obtenir un cadre d’analyse pour ce qui est de notre situation de communication et la question de la visibilité. 21 HEINICH Nathalie, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Gallimard, Paris, 2012. Ibid., p. 24 23 HONNETH Axel, La lutte pour la reconnaissance, Gallimard, Paris, 2013. 22 176 Si nous nous penchons sur la notion d’attention, nous pourrions citer la distinction établie par Jean-Marie Schaeffer entre l’attention explicite (overt attention) et l’attention implicite (covert attention)24. Pour traiter ces questions d’attention, il part de l’opposition entre « traitement ascendant » (bottom-up) de l’information et « traitement descendant » (topdown). Mais cette opposition est non-exclusive : il y a des interactions qui s’établissent entre ces deux traitements et parviennent ainsi à améliorer une économie de l’attention afin, à terme, d’aboutir à une lecture efficiente et d’engendrer une expérience esthétique. « Dans le traitement ascendant, l’attention est activée de manière exogène et non volontaire : son activation est sous la dépendance du stimulus et est directement liée au caractère prégnant de ce dernier. L’information n’accède d’ailleurs pas toujours à l’attention explicite (overt attention) : parfois elle accède uniquement au niveau de l’attention implicite (covert attention). Le traitement descendant au contraire est un traitement volontaire qui est initié de manière endogène par l’attention : il part du sommet de la chaîne hiérarchique des différents niveaux de traitement et descend de plus en plus bas. »25 Le couplage de ces deux traitements peut mener à une amélioration de la dimension cognitive dans la réception du sujet. Ainsi : « ces processus descendants, lorsqu’ils sont mis en œuvre de manière répétée, finissent par produire une amélioration de la performance cognitive (et en particulier perceptuelle). Couplé au traitement ascendant (suite à un échec de ce dernier) le traitement descendant guidé par l’attention aboutit en particulier à des apprentissages perceptifs, et plus généralement à un affinement de notre capacité de discrimination et un abaissement du seuil attentionnel »26. En quoi ces citations sont-elles essentielles dans le cadre de notre recherche ? Nous pouvons relier ces notions à celle de la visibilité si nous parvenons à insérer la part cognitive au cœur de notre problématique. En effet, le street art en Egypte, avant le début des manifestations, est, rappelons-le, très ésotérique et marginalisé. Il n’atteint qu’avec parcimonie l’attention explicite du sujet, ce dernier n’ayant pas l’habitude de lire ce type de discours et n’étant pas 24 SCHAEFFER Jean-Marie, L’expérience esthétique, Gallimard, coll. « nrf essais », Paris, 2015, p. 326. Ibid., p. 326. C’est nous qui soulignons. 26 Ibid., p. 326. 25 177 préparé ni prêt à les interpréter. Seules les communautés d’initiés et d’intéressés, exercées à cette pratique, peuvent se permettre une lecture de type descendante, étant au courant des lieux (murs urbains et numériques) sur lesquels ils peuvent se procurer ce type d’objet sémiotique et médiatique. D’autant plus qu’ils maîtrisent les codes de lecture de cet art ou du moins de cette pratique, souhaitant ou non accéder à un statut artistique. A l’inverse, pendant la Révolution et dans la période qui suit, le nombre de street artistes augmente de manière exponentielle et ils tentent d’accéder à une visibilisation de leurs productions – à travers une médiation numérique, afin de multiplier les lieux et les temporalités de réception, ainsi qu’une visibilisation géographique (principalement place Tahrir et aux alentours) – visibilisation destinée à sensibiliser les révolutionnaires présents. Cette stratégie combinant le numérique et le géographique fondée sur l’action des activistes politiques qui ont associé leur action en ligne avec celle dans la rue. S’inspirant ainsi de ce mode opératoire, fait d’incessants va-et-vient entre le en-ligne et l’urbain, le street art acquiert une visibilité publique grandissante qui s’appuie sur le contexte d’instabilité politique, comme ce fut souvent le cas dans d’autres aires culturelles. Bernard Stiegler proclame d’ailleurs : « je ne crois pas qu’un réseau social en général et un réseau sociotechnologique en particulier permet à lui seul la formation d’un groupe social, et parce que je crois que la véritable question est l’agencement des réseaux sociaux avec les groupes sociaux »27. Les réseaux socionumériques n’ont donc pas, à eux seuls, produit une révolution, si souvent et maladroitement appelée « 2.0 », mais ont contribué à organiser un réseau d’actions. « Dans l’expérience esthétique les traitements descendants guidés par l’attention jouent un rôle central et leur interaction avec le traitement ascendant est responsable de la dimension cognitive de celle-ci. »28 Durant l’expérience révolutionnaire, principalement l’épisode de janvier-février 2011, ces deux types d’attention ont été reliées par des artivistes ayant enfin rencontré leur vocation et souhaitant désormais formaliser un discours universel, destiné à tout un chacun. Ces artivistes ont dès lors pour objectif de publiciser ce qu’ils considèrent comme étant des problèmes « d’intérêt public ». Pour parvenir à une publicisation, ils ont compris qu’une STIEGLER Bernard, « Le bien le plus précieux à l’époque des sociotechnologies » in STIEGLER Bernard (dir.), Réseaux sociaux, culture politique et ingénierie des réseaux sociaux, FYP, Limoges, 2012, p. 34. 28 SCHAEFFER Jean-Marie, L’expérience esthétique, Gallimard, coll. « nrf essais », Paris, 2015, p. 326. 27 178 visibilité publique était nécessaire et vitale/virale. C’est pour cette raison majeure que l’artivisme égyptien a tenté, durant cette période cruciale, de développer des stratégies de visibilisation. La rue, espace produit par une société29, est par nature un champ de lutte et de pouvoir, investi d’une dimension sociale et politique. Se trouver dans la rue, et plus particulièrement autour de la place Tahrir, n’est en rien anodin. Mais, pour parvenir à une temporalité remodelée et maîtrisable par le sujet de la production, et pour atteindre un plus grand nombre de sujets ou bien des sujets variés, une médiation numérique s’impose afin d’y ajouter le réseautage dans toutes ses dimensions d’interactions interpersonnelles et autres (amicales, professionnelles, centres d’intérêts, etc.) mais aussi un aspect révélateur possible, un espace où des révélations médiatiques, à connotation cyberactivistes, sont les bienvenues, dont notamment le street art. L’accession au sacrosaint de la sphère publique urbaine durant la Révolution, à savoir la place Tahrir, centre de la ville et de la Révolution, associée à une communication socionumérique par le biais de pages très visibles en ligne comme Nous sommes tous Khaled Saïd, pérennisent et visibilisent le street art égyptien en tout juste quelques mois. L’articulation des logiques urbaines et socionumériques permettent à ce mode d’expression artistique de devenir un discours qui « vaut d’être vu » comme le dit si bien Olivier Voirol. Mais ce qui « vaut d’être vu » pour le public politique devient un « ce qui doit être vu » pour le Régime. Le message, intrinsèquement, et l’espace de visibilité choisi pour le transmettre n’ont absolument pas la même valeur selon le destinataire. Dessiner sur une place centrale comme Tahrir peut avoir pour objectif de toucher des manifestants regroupés dans ce lieu, symbole de la résistance et de la « libération », et qui sont déjà acquis à la cause. En même temps se trouve sur cette place le « Mogamaa », bâtiment institutionnel qui regroupe (traduction littérale) les services publics et symbolise ainsi le pouvoir de l’Etat. Autrement dit, marquer un mur de son œuvre dans ce quartier, réunissant aussi bon nombre de ministères (dont l’Intérieur, rue Mohammad Mahmoud) et d’ambassades, peut avoir comme visée de soutenir les manifestants ou les transcender et/ou transgresser l’autorité au plus près de celle-ci. La portée transgressive et subversive de l’emplacement fait que l’œuvre in situ ne se dilue pas dans le décor mais se fait remarquer encore plus. C’est pour cette raison que l’une des premières questions que se posent bien souvent l’administrateur tout autant que les membres de la page sur les réseaux sociaux lors de la publication d’une œuvre est de savoir 29 LEFEBVRE Henri, La production de l’espace, Editions Anthropos, Paris, 1974, pp. 40 et suiv. 179 où se trouve l’original d’un point de vue géographique, puisque la teneur subversive variera selon ce critère primordial. Ce qui explique autrement la visibilisation du street art en Egypte au cours de cette période, qui s’étale approximativement sur l’année 2011, c’est justement le passage progressif de la culture du tag à celle du street art, et donc de l’ésotérisme à l’universalisme. Le tag, pratique ayant une idéologie principielle égoïste et destinée à promouvoir l’artiste, ressemble à un culte voué à une marque représentant une personne, un collectif, un gang, un quartier, un club de football, etc., tandis que le street art s’adresse à tous. C’est cette opposition binaire et manichéenne30, mettant en contradiction un esprit égoïste face à un esprit altruiste, qui explique en grande partie non pas la démocratisation, mais l’attention accordée à cet art, et à terme sa visibilité certaine. D’ailleurs, à l’extrême opposé, le street art qui s’est appliqué à demeurer esthétique avant d’être politique, et qui a été qualifié d’abstrait par des artistes, des activistes ou des chercheurs comme Mona Abaza, a rencontré d’énormes difficultés à percer le voile de l’attention explicite, comme s’il n’était pas destiné au plus grand nombre. C’est cette valeur morale, ou cette « logique morale des conflits sociaux »31, qui permet de comprendre l’évolution de ce phénomène. Une page comme Nous sommes tous Khaled Saïd a besoin d’œuvres qui font écho à son discours militant ; une œuvre publiée va nécessairement appuyer ou étayer le discours tenu par l’administrateur et les membres. Elle s’insère et se fond dans la ligne éditoriale de ce média, tout comme ferait un média d’information générale et politique. La dimension morale est donc primordiale dans le processus de visibilisation. Axel Honneth développe ce concept en l’appliquant à une lutte pour la reconnaissance ; cependant il ne serait pas complètement déplacé d’associer ce principe à la lutte du street art égyptien en vue d’acquérir une reconnaissance en termes de pratique et de discours. Groupement de personnes, artistes ou non, qui luttent pour obtenir une visibilité de leur droit à opérer dans des lieux publics, protégés par les propriétés privée et publique, qui se traduirait par un droit discursif de dire ce qu’il pense, sur des murs urbains ainsi que numériques : en d’autres termes, des publics politiques tentent continuellement de contrer des politiques publiques. Un dernier facteur prime dans cette visibilisation du street art en Egypte et porterait sur la valeur ordinaire ou extraordinaire de sa production. Si nous reprenons le tag et le street art 30 GENIN Christophe, « Tag et graff » in DARRAS Bernard, Images et études culturelles, Publications de la Sorbonne, Paris, 2008. 31 HONNETH Axel, La lutte pour la reconnaissance, Gallimard, Paris, 2013. (1ère éd. 2000), chapitre VIII « Mépris et résistance. La logique morale des conflits sociaux. » 180 comme des pratiques différentes, nous pouvons constater que les codes visuels et graphiques qui régissent la culture du tag, illisible pour le profane, leur donnent un statut d’homogénéité pour ce type de lecteur, ce qui n’est pas le cas pour l’initié ou l’expert, capable aisément de différencier et même de reconnaître la « patte » d’un tel ou tel autre. Cela ressemble fortement à un « trop-plein d’ordinaire »32 et excluant par-dessus tout. L’attention explicite n’est donc pas interpelée ou excitée par ce type de message visuel. Or, le street art a pour visée de véhiculer des messages universels33, et pour ce faire il doit rester lisible. Et cette lisibilité s’accompagne d’un caractère extraordinaire ou du moins innovant à ce moment, ce qui lui offre un minimum de visibilité. Peut-être transitoire ou éphémère, pendant un an au moins le street art s’apparentait néanmoins à une nouvelle pratique qui défendait la Révolution. Ce caractère « extraordinaire » permet ainsi au street art d’accéder à une publicité glorieuse et gratifiante de son idéologie qui lui offre un accès, à moindre coût, au sein de réseaux socionumériques très suivis de par le pays et même hors des frontières. Ce jugement fondé sur le caractère ordinaire ou extraordinaire se rapporte également à une valeur morale : de mauvais et de bon, de laideur et de beau. Tout ceci nous amène à comprendre quelque peu le chemin parcouru par le street art pour accéder à une visibilité publique, à travers le détour d’une grammaire morale visant à obtenir une légitimité vis-à-vis du public politique, toujours en cours de constitution. Ainsi, si nous reprenons notre postulat de départ qui était que le street art se trouvait confiné à un régime d’« invisibilité publique », nous pouvons désormais observer que l’activisme a été l’élément majeur pour le sortir de ce carcan et lui proposer une visibilité publique. Ce qui mène à une sorte d’émancipation du contrôle des institutions, tout en restant illégal et pourchassé par les autorités. Enfin c’est la dimension street artiviste qui contribue à une visibilité de type social du street art, en tant que pratique et discours reconnus par une large frange de la population (le public politique se sent représenté en quelque sorte par cette culture du street art subversive et anti-régime). 32 VOIROL Olivier, « Présentation. Visibilité et invisibilité : une introduction », Réseaux, n°129-130, 2005/1, p. 29. 33 LEMOINE Stéphanie, L’art urbain, du graffiti au street art, Découvertes Gallimard, coll. «Arts », Paris, 2012. 181 II. « Reterritorialisation » de la colère34, Nous sommes tous Khaled Saïd s’engage à persister. Cette visibilité traduit en fait une « reterritorialisation » de la colère par l’intermédiaire de la « reterritorialisation » de la rue. Ou pour être plus juste, concernant le street art et sa visibilité publique, il s’agirait plutôt d’une « territorialisation » tout court. Il n’avait jusqu’alors jamais occupé ou pris place dans la colère publique ou même dans la rue. Il était présent, voire accessible, mais invisible publiquement aux sens « social », « médiatique » et « contrôlable ». L’apparition d’un mode artistique, demeurant cantonné à l’état de pratique officiellement « dégradante », d’un point de vue du goût public et également pour les édifices privés et publics, « décadente » et « dangereuse » pour le bien-être public selon la politique autoritaire et restrictive de l’Etat de surveillance, acquiert une dimension subversive en s’associant à la colère des activistes avant et pendant la Révolution. a. Les lendemains qui chantent. L’analyse au cœur de ce chapitre sera majoritairement consacrée, de nouveau, à la page Nous sommes tous Khaled Saïd, puisque celle-ci constitue la plus large partie du corpus sur la période qui s’étend de janvier à novembre 2011. Les pages Graffiti in Egypt et Keizer, quant à elles, ne sont créées qu’en septembre, huit mois après la démission de Moubarak et, par conséquent, ce fait n’est pas sans incidence sur notre analyse. Nous intégrerons à notre analyse un détail extrêmement important – d’ailleurs l’emploi du terme « détail » est peut-être réducteur dans ce cas – c’est la rareté des posts sur Nous sommes tous Khaled Saïd tagués comme du street art. Sans compter que durant les 18 jours de mobilisation dans les rues, aucune publication ne sollicite du street art, et ce pour plusieurs raisons. Premièrement, Wael Ghonim ne gère plus la page puisqu’il est emprisonné et l’a déléguée à son remplaçant, Abdelrahman Mansour ; deuxièmement, l’heure était principalement à la communication autour de deux axes : le maintien des PAGES-EL KAROUI Delphine, « L’odyssée de l’espace public égyptien » in OUALDI M’hamed, PAGESEL KAROUI Delphine et VERDEIL Chantal (dir.), Les ondes de choc des révolutions arabes, Presses de l’Ifpo, Beyrouth, 2014. 34 182 mobilisations de rue et la préservation de l’intégrité physique des manifestants. L’attention était focalisée sur la place Tahrir, « synecdoque du territoire national »35. Dans l’aprèsRévolution, le mode du street art ne disparaît pas mais a du mal à faire partie des priorités de l’Admin et des membres, sans oublier que cette période n’est pas la plus active puisque nous nous situons en plein cœur des lendemains qui chantent de la Révolution : l’ambiance est en partie à la fête. Et nous constatons aisément que lors de ce type de festivités le street art est étranger, du moins dans le discours de Nous sommes tous Khaled Saïd. Ce mode artistique est perçu à ce moment comme étant synonyme de publicisation de la colère, de la rage et de la haine envers un régime politique, or les esprits sont tournés pendant quelques semaines vers la célébration de la réussite du projet révolutionnaire. Lors de ce laps de temps, environ un mois après le départ de Moubarak, le 15 février, un seul post évoque le street art, publié par Wael Ghonim, qui est désormais connu par les lecteurs de la page et par tout le pays après avoir été emprisonné pendant le soulèvement de janvier-février et être paru sur la Place le jour de sa sortie ainsi que sur le plateau de Dream TV, en larmes. PAGES-EL KAROUI Delphine, « L’odyssée de l’espace public égyptien » in OUALDI M’hamed, PAGESEL KAROUI Delphine et VERDEIL Chantal (dir.), Les ondes de choc des révolutions arabes, Presses de l’Ifpo, Beyrouth, 2014, p. 283. 35 183 Mais cette publication comporte une photographie mettant en exergue des jeunes qui suppriment les traces de la révolte afin de nettoyer le passé colérique ayant abouti au départ de Moubarak. La légende accompagnant cette photographie pourrait se traduire par : « Vive l’Egypte ! »36 L’Admin n’est pas peu fier de présenter aux membres de la page une image de la jeunesse égyptienne tout à fait responsable, prête à nettoyer les « dégâts » qu’elle a elle-même engendrés. Une fois le soulèvement passé et les objectifs atteints, aux auteurs même du soulèvement, donc la jeunesse égyptienne, d’en assumer les conséquences en rendant à la propriété publique ce qui lui revient : la propreté et une certaine hygiène de vie pour la collectivité. L’Admin souhaite ainsi présenter une jeunesse mature, responsable, capable de veiller à l’intérêt public – elle qui est souvent traitée de fougueuse, capable de s’emporter et mettre le pays sens dessus dessous, sans se préoccuper de l’état économique du pays. Lors de cette période, une vague de posts montre les initiatives de jeunes et d’associations prenant 36 Annexe. Traduction certainement maladroite et nous prions le lecteur de nous en excuser mais le texte originel est un proverbe égyptien qui exprime la richesse des ressources du pays, souvent employé dans un contexte patriotique. Nous avons donc pensé traduire l’esprit du texte en lui donnant une tournure exprimant la valorisation patriotique. 184 le parti de nettoyer les rues, et principalement les lieux de regroupement lors des manifestations, relayant l’Etat pour proposer un cadre de vie idyllique à la vie pour tous37. En Tunisie, les mêmes initiatives ont eu lieu juste après le départ de Ben Ali, l’objectif étant de se positionner comme un public politique prêt à tenir son rôle premier qui est de s’occuper de ses propres biens, sans nécessairement avoir besoin de l’intermédiaire de la fonction publique, représentée par l’Etat et son autorité tout autant que sa violence potentielle. La capacité organisationnelle de la jeunesse serait ainsi prouvée par l’image. Par ailleurs, cela démontre que les inscriptions murales, sous forme de tags ou de graffiti, ne sont pas encore considérées comme des œuvres d’art. Ce type de post s’en prend – bien qu’inconsciemment – au graff, puisque celui-ci est dans ce cas considéré comme une dégradation, voire une souillure, de la sphère publique urbaine commune au public. Cette photographie, ayant une valeur référentielle38, amène un débat sur un phénomène plus global. Elle réfère ainsi à un original, qu’elle re-présente, que ni l’Admin ni le membre n’ont pu voir en présentiel. Mais elle a également et surtout une valeur de représentativité de l’intégralité de ce que serait le street art et, plus généralement, des inscriptions murales en Egypte. Cette photographie serait ainsi le symbole, et par là même réducteur, qui subsumerait cette pratique. Ainsi l’Admin souhaiterait que le street art « déterritorialise » la colère, par conséquent la rue, et par prolongement « son » espace médiatique : la page Nous sommes tous Khaled Saïd. Le street art (même si dans le cadre de cette photographie nous n’avons pas à faire à une œuvre de street art mais une « simple » inscription murale sur le mode du tag) devrait donc retourner à son espace urbain et numérique étriqué et « invisible » publiquement. Et si jamais une nouvelle période de trouble politique venait à apparaître, l’activiste que se trouve être Wael Ghonim aurait assurément besoin de convoquer de nouveau le street art afin d’apporter une part de colère à son combat et une touche esthétique à sa ligne éditoriale. Utile, l’espace d’un moment, il est à effacer dès que sa nécessité est réduite à néant pour l’auteur du mur. Discours par essence éphémère au sein de la sphère publique urbaine, il peut l’être également sur les murs numériques, mais pour des raisons différentes. Cela dit, le street art n’est pas une simple modalité d’action dans le répertoire d’un activiste, à mobiliser PAGES-EL KAROUI Delphine, « L’odyssée de l’espace public égyptien » in OUALDI M’hamed, PAGESEL KAROUI Delphine et VERDEIL Chantal (dir.), Les ondes de choc des révolutions arabes, Presses de l’Ifpo, Beyrouth, 2014, p. 283. 38 HEINICH Nathalie, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Gallimard, Paris, 2012, pp. 27 et suivantes. 37 185 quand cela l’arrange, même si c’est de cette manière qu’il le conçoit, c’est-à-dire qu’il le voit comme un moyen et non comme une fin, ce qui serait le cas pour un artiste et/ou un artiviste. Néanmoins, au niveau de l’action de l’image39, ou plutôt la combinaison texte/image qui compose le post, les membres de cette communauté numérique à caractère militant, union intégrée au public politique qui s’est soulevé en vue d’une révolution, ne s’engagent pas tous derrière la position de l’Admin. Une large proportion soutient ce parti pris pour la propreté des espaces communs et partagés par le public et une autre regrette de ne pas préserver la mémoire d’un épisode historique aussi marquant que le soulèvement de janvier-février. Les membres se répartissent en deux groupes distincts afin de discuter la finalité de la suppression de ces traces murales. Une partie, majoritaire, entre dans la logique de la priorité de la propreté des biens privés et publics ; face à elle, un petit groupe de membres regrette de s’en prendre aux inscriptions murales, traces d’une période utopique où les uns s’associaient aux autres pour combattre un tiers par la violence physique et symbolique : l’Etat autoritaire et répressif. Dans cette répartition, nous pouvons disposer dans un premier « camp » des membres comme Amira Ibrahem qui déclare : « C’est ça la jeunesse égyptienne ! Que Dieu vous bénisse. Franchement ça fait plaisir et c’est tout à votre honneur »40. En parallèle, d’autres comme Sady Ya Ris émettent l’idée de dissoudre les forces de sécurité pour les remplacer par cette jeunesse, apte à prendre le relais : « Il faut que la police et la sécurité d’Etat [police politique] soient dissoutes et que leurs employés soient rejetés et que des jeunes de la Révolution prennent leur place parce que c’est bien la police qui a tué 320 personnes et blessé 10 000 jeunes révolutionnaires et s’ils reprennent leur boulot ils vont tenter de se venger de ces jeunes de la Révolution (((Partagez s’il vous plaît))) »41. A l’opposé, une minorité exprime son désaccord avec la suppression de ces « traces historiques ». Un certain Ahmed Abdelmoez précise : Nous nous permettons d’employer ce terme, emprunté à Jocelyne Arquembourg, sans guillemets dorénavant puisque nous souscrivons totalement à son raisonnement. 40 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd 11.02.15, p. 9 41 Ibid., p. 6. 39 186 « J’avais envie qu’on le garde comme souvenir de la victoire, comme le Mur de Berlin »42 Nous constatons qu’il y a, au final, une sorte de tripartition des membres concernant le sujet abordé. En fait, les termes du sujet varient. S’agit-il de propreté ou d’insalubrité, de mémoire d’un épisode historique pour l’Egypte, ou bien d’une preuve que la jeunesse égyptienne est prête à prendre ses responsabilités et se constituer en public apte à recouvrer sa souveraineté ? Le post se trouve face à une déclinaison de trois thématiques constituées à partir d’une photographie et d’une légende qui proposent de voir la jeunesse égyptienne sous un angle très précis et le street art se trouve mêlé, malgré lui, à cette problématique tout en étant occasionnellement exclu. C’est-à-dire qu’il n’obtient même pas un rôle consultatif, il est seulement sujet passif de ce qui se déroule. Aucun membre ne défend ou n’aborde même le droit à exercer dans des emplacements publics ou l’idéologie sous-tendue par le street art, à savoir principalement exercer un art accessible à des publics qui ne visitent pas régulièrement les musées et les galeries. Le street art se trouve de nouveau réduit à sa dimension street artiviste. Ou bien, pour être plus précis, l’esprit du street art est galvaudé au profit du street artivisme prégnant dans ce contexte. Et c’est bien là l’objet de notre étude : le dispositif discursif militant prime sur les formes inhérentes à son action. En somme, les contenus ne font que servir la cause globale et les objectifs finaux du contenant. Leur exploitation n’est utile, dans ce cadre, qu’à militer en faveur de la Révolution. Ce qui est plus singulier et inattendu, c’est que des pages telles que Graffiti in Egypt et Keizer optent presque pour la même ligne politique, à savoir le street artivisme au service de la Révolution avant tout. b. Colère prolongée et décuplée. A peine la joie due au départ de Moubarak passée que la colère reprend le dessus. Les lendemains de la Révolution déchantent déjà. La « reterritorialisation » refait surface et les revendications face à un état de faits inchangé replacent le street art(ivisme) au cœur du discours militant de Nous sommes tous Khaled Saïd. Dès avril et mai 2011, les publications 42 Ibid., p. 2. 187 reprenant des œuvres ou des inscriptions murales reparaissent sur la page. Entre-temps le CSFA est au pouvoir, officiellement chargé de la « transition démocratique », ainsi l’Ancien Régime et ses anciens caciques demeurent à la manœuvre. Le tout cristallisé en la personne du maréchal Mohammad Hussein Tantawi, à la tête du Conseil et rompu à l’exercice du pouvoir en tant que ministre de la Défense de 1991 à 2011. De plus une vaste campagne médiatique et politique lancée par le pouvoir cherche à dénigrer les manifestants et les victimes de janvier-février 2011, et aucun procès ne donne encore raison aux victimes et à leur famille. Par ailleurs, une loi, passée le 23 mars, vient de criminaliser les activistes, puisqu’inciter à la manifestation peut être désormais sanctionné d’une amende allant de 500 000 à un million de dollars43. Le sentiment d’avoir mené un combat ardu pour n’aboutir qu’à un résultat aussi pauvre fait rejaillir la colère des activistes et des victimes, qui ont été les plus investis dans la lutte contre l’Ancien Régime et pour la justice sociale. Dans ce contexte pesant, où une population est divisée entre un combat pour la survie au quotidien et une autre partie privilégiant le combat jusqu’au bout afin de parachever la Révolution, une des publications du 6 avril apparaît comme très symptomatique de cette ambiance quelque peu électrique. Wael Ghonim publie cette photographie d’une œuvre de Teneen (littéralement dinosaure), information non divulguée et inaccessible depuis la page Nous sommes tous Khaled Saïd, 43 BORAÏE Sherif, Wall Talk, graffiti of the egyptian revolution, Zeitouna, Le Caire, 2012, p. 63. 188 afin d’encourager les membres à participer à une manifestation ayant lieu le 8 avril, soit deux jours plus tard. Cette journée de mobilisation est dénommée le « vendredi de la Purge et du Procès ». Purge des éléments de l’Ancien régime et procès de Moubarak, toujours en liberté à Charm el-Sheikh et sans charge pesant à son encontre. Le tout fait suite à l’adoption d’une nouvelle Déclaration constitutionnelle, datant du 30 mars, publiée par l’Armée sans consultation de la population. En fait, la nouvelle constitution avait été soumise à un référendum le 19 mars, néanmoins le 30 mars, 35 nouveaux articles y sont ajoutés par le CSFA, sans prise de connaissance au préalable de la population. Cette photographie surplombe le texte suivant : « Ceci est une photographie qui se trouvait près de la place Tahrir. C’est exactement ce qui s’est produit durant la Révolution. Le président est tombé mais les institutions, et en premier lieu les universités, ont besoin de voir chaque Moubarak à leur tête chuter. Nous allons purifier les institutions de leurs leaders corrompus. Rendez-vous vendredi. »44 Si nous nous focalisons quelque peu sur la rhétorique véhiculée par l’image, quoi de mieux qu’un jeu d’échecs pour représenter la situation en cours en Egypte à ce moment précis ? Le choix est extrêmement perspicace et probant. Jeu de stratégie, aux couleurs du drapeau égyptien, dans lequel prennent place une guerre des nerfs et une guerre d’usure. Le joueur le plus intelligent et le mieux organisé l’emportera, il n’est pas question de vaincre grâce à ses muscles ou par la force. Un évident message d’espoir est lancé à la population par Teneen. En regardant plus attentivement l’œuvre, nous dénombrons quarante pions, tous logés à la même enseigne et sans leader proclamé ou reconnu ni tête pensante, mais seulement en rangs organisés, dans la partie supérieure de l’échiquier alors que huit autres pièces occupent le bas pour les affronter. Mais ces huit pions ne sont pas quelconques, il s’agit là des pièces maîtresses du jeu : le roi, la reine, la tour, le cavalier, et ainsi de suite. Cela dit, quelque chose perturbe notre lecture studieuse : le roi est retourné, il est battu. Moubarak est donc vaincu, mais pas hors-jeu. Son règne touche à sa fin. Echec et mat ou plutôt « el sheikh mat » en arabe, qui se traduit tout simplement par « le vieux est mort », ce qui donna naissance aux formules française et anglaise. Mais les autres membres du régime sont toujours sur leurs pieds et tiennent tête aux pions. Le roi est mort, vive le Roi ! Moubarak a Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd 11.04.06, p. 1. L’œuvre se trouvait rue Mohammad Mahmoud précisément, mais cela n’est jamais indiqué par Wael Ghonim. 44 189 lâché prise mais le régime tient toujours et ce avec fierté, il attend le défi lancé par les citoyens sans crainte. Les dirigeants du pays, tous cadres de l’Ancien régime, n’ont en rien perdu de leur superbe. Pourtant, les pions du dessus (représentant les citoyens) possèdent un avantage, qui est celui du nombre. Mais pas seulement : ils se retrouvent en haut de l’échiquier, ce qui donne cette impression qu’ils vont piétiner les pièces du dessous grâce à la gravité et les avaler d’un mouvement sans aucune pitié. En fait, le message émis est un encouragement ou même une incitation poussant la population à être active au cours de cette révolution. Effectivement, les pions ont besoin d’une rangée supplémentaire pour s’assurer la victoire finale. Ainsi, symboliquement, l’idée transcrite dans cette œuvre, aux abords de la place Tahrir, est la suivante : encore un léger effort et la révolution atteindra ses objectifs initiaux. La rhétorique se réduirait à l’incitation à se joindre aux forces vives des manifestants, une semaine après une marche ayant mobilisé un million de personnes lors du « Vendredi du sauvetage de la Révolution » le premier avril, ayant pour visée de faire juger les membres de l’Ancien Régime, en vain. L’Admin insiste afin de remobiliser ses pairs pour la manifestation du vendredi suivant. Cependant, si nous reprenons cette image associée au texte de l’Admin dans le cadre d’une publication pour Nous sommes tous Khaled Saïd, nous perdons, comme bien souvent, des détails cruciaux a priori pour analyser cette image. Seulement, nous n’analysons pas l’image en tant que telle mais son insertion ou sa citation dans un dispositif discursif militant. Ainsi l’auteur de l’œuvre, de la photographie, la date d’exécution, etc. n’ont presque plus d’importance aux yeux de Wael Ghonim. En bref, la pluriauctorialité est contrainte, forcée et réduite à une mono-auctorialité riche de sens. L’Admin est préoccupé par la remobilisation de ses troupes, membres de la page et autres réseaux. Il cite donc cette photographie, sans se soucier du droit d’auteur, afin d’appuyer sa volonté de réunir le plus grand nombre de personnes le surlendemain pour organiser un sit-in place Tahrir, pour protester contre l’exclusion de nombre d’étudiants, souvent impliqués dans la Révolution du début d’année ou toujours actifs quelques mois plus tard, sous prétexte notamment d’absentéisme. Donc si le Roi, sur l’échiquier, fait figure de président d’université, il faudrait dès lors une rangée de manifestants supplémentaires pour mener à bien cette opposition frontale avec ceux qui détiennent le pouvoir. La Victoire est garantie si les manifestants, tous unis lors de l’épisode de janvier-février, se réunissaient de nouveau pour veiller à leurs intérêts communs. L’incitation est évidente, grâce à cette opposition manichéenne et symbolique, dans cette 190 image et surtout dans ce post. En résumé, LA Révolution continue, c’est le mot d’ordre de cette période. Non seulement elle continue, mais elle ne fait que démarrer ! Le combat, de longue haleine, ne doit pas cesser, et cela transparaît parfaitement dans ce type de publication en rapport avec une situation relativement circonscrite. Par la suite, lorsque nous nous penchons sur les réactions et actes/actions des membres de la page, il y a cette fois-ci unanimité, parmi les plus de 700 commentaires, face à cette parution. Tous soutiennent l’initiative et trouvent scandaleux les exclusions ainsi que la corruption généralisée dans les universités et toutes les institutions de l’Etat. Entre autres, Amer Basuny apporte une note d’humour pour critiquer cette pratique et en profite pour aborder le cas de Moubarak : « Je vais descendre [dans la rue, vendredi] pour que celui qui vole et tue n’aille pas à Charm[el sheikh] mais en prison »45 Ce commentaire provient d’un dicton détourné en blague populaire, repris à son compte et détourné une nouvelle fois par l’auteur, Amer Basuny. Celui-ci est relativement actif sur Facebook puisqu’il reposte énormément d’images de victimes des événements en Egypte et participe régulièrement aux manifestations en Alexandrie, où il réside. Le dicton en question, sous forme de préconisation ou d’avertissement divin, souvent prononcé aux enfants pour leur instruction est dérivé de l’original : « Celui qui vole va en enfer » (existe également avec le mensonge, le gaspillage, etc.). Ce type de prohibition implicite a été détourné en Egypte, pour s’adapter à la situation de corruption bien ancrée dans la fonction publique et dans le secteur privé, donnant ainsi de nouveaux dictons : « Celui qui vole va à Charm el Sheikh/Marina », les célèbres stations balnéaires qui ne sont accessibles qu’aux milieux très aisés. Moubarak ne s’était-il pas réfugié à Charm el-Sheikh depuis sa démission ? Ces détournements ont par ailleurs été popularisés dans nombre de chansons, de films et pièces de théâtre au profil de satire sociale46. 45 Ibid., p. 2. A titre indicatif, le long-métrage « Saye3 Ba7r » (Littéralement « Voyou de la plage ») contient une scène culte dans laquelle 7anteera, joué par Ahmad Helmy, saisit sa mère en flagrant délit de vol. S’ensuit alors un dialogue drôlement improbable où le fils, âgé d’environ trente ans, fait la morale à sa mère en lui demandant « où va celui qui vole ? ». Celle-ci étant sur le point de répondre, son fils la coupe et lui dit « Ne dis surtout pas Marina » ce à quoi elle réplique, toute gênée, « Non, je sais. En enfer ». Après ce court échange, le fils offre tout de même la petite somme d’argent tant convoitée à la mère. Soudainement, la mère, forte de cette acquisition pécuniaire, se met à hausser le ton et lui répond : « Moi, tu me plantes comme une élève devant toi 46 191 Force est de constater que ce Facebooker ne fait pas directement référence à l’image postée mais plutôt au texte de l’Admin et au contexte. L’action souhaitée par l’Admin en postant cette image aux côtés d’une légende, qui prime encore une fois dans un ordre de priorité, est de motiver ses membres à se joindre à la manifestation est achevée dans la déclaration d’intention. Une grande majorité de membres déclarent vouloir descendre « […] vers le tahrir (libération) vendredi 8 avril »47 proclame Nasser Rehan. Pendant que d’autres, apportant toujours leur soutien, souhaitent voir Moubarak dans une cour de justice et affirment que : « Si Moubarak est jugé, tous ces gens tomberont »48 selon Charmed Queen. En somme, tous les membres abondent dans le même sens et souhaitent la fin de l’Ancien Régime. Ils déclarent vouloir descendre dans les rues le vendredi qui suit. D’ailleurs, le lendemain, toujours en réaction à ce post, des membres apportent de nouveaux éléments concernant ce qui se passe dans les universités égyptiennes, en indiquant qu’un tel ou tel autre a été arrêté afin de motiver ceux qui hésiteraient encore. Tout cela démontre de nouveau que la légende inscrite au-dessous ou aux côtés de l’image, selon les paramètres d’affichage sélectionnés par l’usager, aiguille la lecture de la publication. Le texte prime/brime l’image. Ou du moins il s’en sert, il se l’approprie, se l’accapare. Preuve en est, l’auteur du graffiti est perdu en cours de route, et, grâce à la polysémie de l’image, l’Admin lui fait dire ce qu’il veut. Dans la même dynamique, environ un mois plus tard, l’Admin poste une photographie, sans légende cette fois-ci, contrairement à ses habitudes : en me faisant la morale et tu oses me dire « celui qui vole va en enfer ». Non celui qui vole va à Marina, fils à maman ». « Saye3 Ba7r DVDRip », Youtube, AhmedHellmy, 18 juillet 2011, https://www.youtube.com/watch?v=p6GnSMpj98c, dernière consultation le 27 octobre 2016. 47 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd 11.04.06, p. 2. 48 Ibid., p. 3. 192 Sans aucun détail supplémentaire à cette image, l’Admin publie cette photographie sur le mur Nous sommes tous Khaled Saïd le premier mai. Wael Ghonim estime probablement que l’image se suffit à elle-même pour diffuser sa pensée. Une information prenant une valeur déclarative mêlée à un promissif puisque le message linguistique de la peinture dit : « Pas de retour ». De la sorte, l’Admin promet, pour sa part, de ne jamais faire marche-arrière ou demi-tour et espère assurément l’assentiment général des membres de sa communauté. Ce qui se produit incontestablement. La très grande majorité des commentaires promettent de ne jamais revenir en arrière et de ne jamais abandonner la lutte. Même si, entre-temps, Moubarak a été écroué, cela ne suffit pas à satisfaire grand-monde puisque durant ce mois écoulé des sits-in ont été violemment réprimés et évacués. Certains vont donc jusqu’à proclamer qu’ils ont, désormais, besoin d’aller « de l’avant »49, d’accélérer et d’intensifier leur combat. Cri de guerre lancé par un membre afin d’encourager ses semblables à perpétuer leur lutte jusqu’à atteindre leurs objectifs annoncés depuis juin 2010, à savoir principalement le respect des droits de l’Homme, la mise en place de la démocratie, de la justice sociale et le recouvrement des droits des victimes du Régime comme Khaled Saïd. 49 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd 11.05.01, commentaire d’Ahmed Youssef p. 3. 193 Justement, pour en venir à Khaled Saïd, il n’a jamais été oublié parmi les acteurs de sa communauté. L’émotion autour de son sort et des circonstances autour de son décès tragique sont toujours l’une des premières préoccupations de l’Admin et des membres, puisque sans Khaled le liant principal, voire le tiers symbolisant50, de la communauté disparaîtrait et mettrait en péril l’existence même de la page et de la communauté numérique constituée à partir de son assassinat et de la lutte contre la torture. Khaled Saïd serait ainsi un tiers symbolisant, au sens de la tiercéité peircienne, car il opère une médiation reliant les uns et les autres au sein de cette communauté en vertu d’une loi conventionnelle. Par exemple, le 5 avril, cette photographie est publiée par Wael Ghonim. L’Admin l’accompagne de ce texte : « Khaled Saïd, nous ne t’oublierons pas. photo by:Esraa Saso »51 S’adressant directement au défunt Khaled, Wael Ghonim promet de lui rester fidèle à jamais. Sa cause ne sera jamais délaissée ou bien même négligée au profit d’autres combats. Lorsque nous regardons cette photographie, qui pour une fois est l’œuvre d’un auteur indiqué, nous constatons qu’elle est toujours en train de se faire. La pose choisie montre une personne, quasi intégralement hors-champ, qui termine sa composition « nécrologique » en 50 51 Il devient par convention la face de la torture en Egypte et « La Victime du Régime ». Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd 11.04.05, p. 1 194 mémoire de leur mort. Une sorte de pierre tombale noire est recouverte de pétales de fleurs pour commémorer Khaled. Le suiveur de la page se trouve face à cette promesse, qui lui est presque imposée par l’emploi du « Nous ». Ainsi, la répartition des rôles est consommée. Si vous lisez cette œuvre, en tant que membre de cette page, vous vous retrouvez a fortiori affilié à cette entité collective qui promet à Khaled de ne jamais l’oublier en se recueillant sur ce qui fait office de tombe, du soldat « connu ». Grâce à cette image, le lecteur pourrait se permettre d’imaginer un hors-champ où d’autres personnes attendraient leur tour afin de se recueillir. Il se retrouve dans une situation nez-ànez avec cette composition photographique qu’il domine, grâce à cette plongée, tout comme face à une tombe. Se recueillant, il renouvelle sa promesse auprès du « martyr » qui s’est sacrifié pour lui. Le rituel est ainsi préservé et observé en renouvelant les vœux de fidélité le plus fréquemment possible, et à cette occasion un jour avant la commémoration du premier anniversaire de son décès. Tous les commentaires, sans exception, appuient cette promesse et se rangent derrière elle afin de certifier l’unité de la communauté en interne et de ranimer le « Nous » pluriel qui légitime l’existence même et le maintien de cette communauté numérique. Ne pouvant être exhaustif, voici quelques exemples des réactions à ce post : Mostafa Fathy EL-Sayed : « Nous ne t’oublierons jamais… tu resteras dans nos cœurs »52 Seven Divel : « Nous ne t’oublierons pas… Puisque tu étais le commencement »53 Ahmed Khalil Barakat : « Nous sommes tous Khaled Saïd et si Dieu le veut nous resterons tous Khaled Saïd »54 Nous pouvons, brièvement, en ressortir l’emploi systématique du « Nous » pluriel55 que nous pouvons observer à travers « nos cœurs » et non pas « notre cœur ». Et surtout nous constatons que ce « Nous » « vise à dépasser l’horizon du « ici et maintenant », à réaliser des 52 Ibid., p. 2 Ibid., p. 3 54 Ibid., p. 3. 55 Nous ne pouvons entrer dans le détail de la pluralisation de l’entité collective comme le fait Laurence Kaufmann puisqu’il n’y aucune distinction formelle en arabe entre les pronoms personnels « On » et « Nous ». La différenciation, opérée dans nos traductions, s’appuie principalement sur le registre de langage employé par l’auteur du texte en arabe. 53 195 possibles encore non réalisés »56 et y parvient. Il s’appuie sur une expérience commune du passé pour construire ou imaginer un futur. Il a été le « commencement » et permettra l’espoir de continuer le combat en maintenant le collectif uni. C’est la période de la « maintenance » selon Laurence Kaufmann, à une différence près : ce collectif ne s’imagine pas autrement que ce qu’il n’est déjà. L’action de cette publication est par conséquent de permettre avant tout aux membres de la communauté, constitués en collectif politique au sens de Laurence Kaufmann, de reconfirmer leur appartenance à celle-ci en renouvelant leurs vœux et leur profession de foi régulièrement. Le culte voué à Khaled a besoin de se nourrir de rituels, ce que lui offre Wael Ghonim dès que l’occasion se présente. Début mai, un nouveau rappel à l’ordre, pour maintenir les rangs organisés, s’appuyant sur la thématique de Khaled est imposé par l’Admin dans son discours. Les 3 et 4 mai, l’Admin publie ces deux images en l’honneur de Khaled. La première avait déjà été publiée, et analysée dans le cadre du premier chapitre, le 26 juin 2010 ; la seconde est postée pour la seconde et dernière fois sur la page. La première occurrence date du 28 avril 2011. Pour ce qui est de la première, provenant du festival d’el-Korba (Heliopolis, Le Caire), elle asserte de nouveau que Khaled a toujours besoin de justice, même onze mois après son 56 KAUFMANN Laurence, « Faire « collectif » : de la constitution à la maintenance » in KAUFMANN Laurence et TROM Danny (dir.), « Qu’est-ce qu’un collectif ? Du commun à la politique », Editions de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Raisons pratiques. Epistémologie, sociologie, théorie sociale, n°20, Paris, 2010, p. 360. 196 assassinat. Cette fois-ci l’Admin reprend la légende de la fois précédente mais en introduisant une variante : « Est-ce que le maintien de Sebai à son poste et le fait qu’il ne soit pas inculpé est justice ? Ceci est une photo qui a été envoyée par une membre de la page lors du troisième sit-in pour Khaled Saïd et elle l’avait envoyée accompagnée de ces mots « Je suis une fille égyptienne et j’aime l’Egypte mais j’avais des empêchements qui ne m’ont pas permis d’assister au sit-in. Mais je voulais pas que ma journée soit perdue alors je suis allée au carnaval d’el-Korba et j’ai fait avec une amie une petit truc pour Khaled » – Que Dieu t’accorde Sa Miséricorde Khaled »57 Pour prolonger la pensée de l’Admin et rendre un minimum d’honneur à Khaled, un membre ajoute à la prière une formule votive et solennelle supplémentaire : « Que Dieu lui accorde Sa Miséricorde lui et les martyrs de la Révolution mais lui a été le commencement qui a éclairé nos cœurs »58. Le docteur ElSebai Ahmad ElSebai, président de la Haute Autorité de la médecine légale en Egypte, a reconfirmé en avril 2011 que Khaled Saïd est mort des suites d’un étouffement dû à l’absorption d’une boulette de haschich59, ajoutant à cela qu’il n’y avait aucune autre raison collatérale menant au décès. A ce moment, Wael Ghonim réaffirme logiquement que « Khaled needs justice », et que c’est encore le cas près d’un an après son décès. Pour ce qui est de la seconde image postée début mai, elle est accompagnée de cette légende : « Nous sommes tous Khaled Saïd Sur les murs des rues d’Egypte Graffiti dessiné par Hany Khaled et photo de Mostafa Hussein »60. 57 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd 11.05.03, p. 1. Ibid., commentaire de Kareem Khaddash, p. 2. 59 SELIMAN Mostafa, « Licenciement du directeur de la Médecine légiste en Egypte pour avoir falsifié des rapports de victimes de la révolution », http://www.alarabiya.net/articles/2011/05/04/147840.html, dernière consultation le 18 mai 2016. 60 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd 11.05.04, p. 1. 58 197 Confirmation une nouvelle fois de cette « auto-indexation »61 en tant que Khaled Saïd, et de cette identité-référence collective, partagée par tous les membres, l’Admin parle donc en leur nom à tous. Hormis les prières, les vœux que Dieu accorde sa miséricorde à Khaled ou les souhaits de voir El-Sebai en prison, qui constituent la très grande majorité des commentaires, une réaction attire particulièrement notre attention. Wael Aljaraisheh déclare : « De la Jordanie, nous prions pour que Khaled se voit accordé la miséricorde et que son nouvel habitat soit le paradis. Et nous félicitons la jeunesse d’Egypte pour sa révolution »62 La question du public transnational aurait pu décemment se poser, et lorsque nous lisons ce type de commentaires, ponctuels mais réguliers, nous voyons bien qu’il y a un partage net des « Nous ». Ici, le « Nous » fait référence aux Jordaniens qui félicitent les Egyptiens tout en se dissociant de leur collectif. De même, sur la page Nous sommes tous Khaled Saïd, ce citoyen jordanien ne s’exprime pas en tant que l’un des Khaled Saïd mais comme membre d’un « Nous » exclu de celui regroupant les Khaled Saïd, ou plus globalement les « Nous » constituant le public politique en Egypte. Cette désignation ou plutôt cette auto-désignation s’exclut implicitement du collectif « Nous sommes tous Khaled Saïd » ainsi que du public politique égyptien veillant à ses intérêts, associé dans son discours à la jeunesse égyptienne. C’est donc à l’extérieur que la cohésion du collectif « Nous sommes tous Khaled Saïd » est renforcée et confirmée. Ce soutien de l’étranger permet, par conséquent, de légitimer l’unité de la communauté, phase essentielle et condition sine qua none de la « maintenance »63 et de la pérennité du collectif constitué. Pour en venir à l’image, tout autant que ce qui est observable dans le texte de l’Admin et des commentaires, cette publication rend hommage non seulement à Khaled mais aussi à la communauté numérique et le média socionumérique Nous sommes tous Khaled Saïd. Le texte de l’œuvre se traduit par « Nous sommes tous Khaled Saïd » mais c’est la composition et le choix des couleurs qui importent le plus dans ce cas. La forme originelle du lettrage arabe n’est pas respectée, elle est clairement altérée, la formation des lettres prend un style occidental. Angulaire et rigide, tout l’opposé de la calligraphie arabe, « Nous sommes tous 61 STIEGLER Bernard (dir.), Réseaux sociaux, culture politique et ingénierie des réseaux sociaux, FYP, Limoges, 2012, p. 22. 62 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd 11.05.04, p. 3. 63 KAUFMANN Laurence, « Faire « collectif » : de la constitution à la maintenance » in KAUFMANN Laurence et TROM Danny (dir.), « Qu’est-ce qu’un collectif ? Du commun à la politique », op. cit., p. 356. 198 Khaled Saïd » prend les traits d’une déclaration, sous forme de bulle de bande-dessinée ou bien d’un nuage amené à transmettre le message dans les cieux paradisiaques où se trouve Khaled. Un artiste, designer de formation, ayant acquis une certaine renommée dans le street art pendant la Révolution, confirme son appartenance à cette communauté, non plus uniquement numérique à ce moment puisqu’elle a mené à la « Révolution du 25 » janvier, précision apportée à l’extrême gauche de l’œuvre. Cet hommage ne se limite pas à la personne de Khaled, en tant que « martyr », mais à toute la communauté engendrée par le sacrifice de ce dernier. L’artiste opte pour les couleurs de Facebook : le bleu ciel, le blanc et le rouge des notifications Facebook. Ainsi, il montre son estime pour la page Facebook Nous sommes tous Khaled Saïd, qui à ses yeux, a abouti à la « Révolution du 25 ». Et en lui témoignant son affection, il se joint à leur communauté comme membre à part entière, il prête, de cette manière, allégeance à la page et à son idéologie. D’autres publications évoquent le cas de Khaled Saïd tout au long de cette période, et ce principalement début juin, à l’occasion du premier anniversaire de sa mort. Pour rappel, il est décédé le 6 juin 2010 et la page Nous sommes tous Khaled Saïd a été créée le 10 juin. Pour commémorer sa disparition un an plus tard, l’Admin publie une multitude d’œuvres64 à son effigie. Il reprend même des images qui lui ont été communiquées par le réseau de la jeunesse du 6 avril. Ces inscriptions murales transmises par ce groupe d’activistes proviennent d’une série de graffiti qui ont été effectués sur les murs du ministère de l’Intérieur, le 6 juin 2011, pour protester contre les affabulations du ministère quant aux raisons du décès de Khaled Saïd. A chaque photographie, Khaled nous fixe du regard, et l’une des photographies représente un pochoir composé d’un portrait et d’un texte à la première personne du singulier énoncé par Khaled en personne, interpellation adressée à un TU désigné. Annexes Nous sommes tous Khaled Saïd, 11.06.06 et 11.06.07. Six œuvres consacrées à Khaled sont publiées en deux jours. 64 199 « Mon sang sera-t-il, à tes yeux, de l’eau65 ? Oublieras-tu mon vêtement recouvert de sang ? »66 Khaled, sa représentation sous de forme de portrait pochoirisé plus précisément, fixe le lecteur du regard, il installe une sorte d’« axe Y-Y »67 où seule la vérité, dans un « régime de réel » et d’authenticité, peut être exprimée et ce dans un cadre solennel. Il interpelle le passant mais surtout le lecteur de Nous sommes tous Khaled Saïd par ses « paroles » et son regard. Une confrontation prend place où Khaled met mal à l’aise le lecteur puisqu’il lui demande, voire il exige de sa part, de recouvrer son honneur en ne l’oubliant pas. Justice doit lui être rendue ! Sinon son sang aura coulé pour rien et il aura valeur d’eau. L’Admin n’avait par ailleurs ajouté à sa légende que l’emplacement, puisqu’il est foncièrement transgressif et provocateur (sur les murs du ministère de l’Intérieur), ainsi que : Dérivé d’un proverbe arabe : « le sang ne sera jamais de l’eau » signifiant que le sang a plus de valeur que l’eau ; souvent prononcé dans un contexte familial pour exprimer l’importance du lien sanguin entre proches qui prévaut sur les liens non-sanguins dans les relations interpersonnelles, même au sein des groupes primaires. D’ailleurs un autre proverbe arabe véhicule une idée fortement similaire : « Mon frère et moi contre mon cousin ; mon cousin et moi contre l’étranger ». Ces implicites expriment la puissance de l’interpellation de Khaled Saïd. 66 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd 11.06.06, p. 1. 67 VERON Eliséo, « Il est là, je le vois, il me parle » in Réseaux, « L’information télévisée », vol 4, n°21, CNET, Paris, 1986. 65 200 « ceci est le message de Khaled et tous les martyrs d’Egypte – issu du réseau de la jeunesse du 6 avril »68. C’est bien Khaled qui s’adresse directement au lecteur sans médiation, ni du street artiste ni du photographe et encore moins de l’administrateur du média Nous sommes tous Khaled Saïd. Les dispositifs de médiation doivent disparaître au profit de la parole directement prononcé par Khaled à ses fidèles, membres de la page, d’où l’intérêt, peut-être, de recourir à la notion d’« axe Y-Y », censée originellement instaurer un climat de confiance entre le présentateur du journal télévisé et le téléspectateur. Mais ce message est celui de « tous les martyrs » selon Wael Ghonim, et il y en a eu des centaines depuis juin 2010. Ainsi, se rappeler au souvenir de Khaled Saïd n’est dès lors plus suffisant, même si cela reste vital pour la communauté et sa « maintenance ». D’autres « martyrs » émergent dans le discours de street artivistes et de dispositifs socionumériques activistes par la suite. Toujours à la date du 6 juin 2011, cette photographie est diffusée : « Photo du martyr Islam Raafat Dessinée sur le mur Gravée dans nos cœurs Photo : Ahmad Fouad »69. 68 69 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd 11.06.06, p. 1. Ibid., p. 1. 201 Islam Raafat fait partie des nombreuses victimes des manifestations de janvier-février 2011. Décédé à 18 ans, il est représenté par Ganzeer, il n’est pas le seul à obtenir un portrait à son honneur, et ce toujours dans le même style iconographique, à Bab el-Louq. Un des martyrs perce le filtre de la page Nous sommes tous Khaled Saïd et ce le jour même du premier anniversaire de l’assassinat de Khaled. Mais cela démontre à quel point la martyrologie est déployée et importante pour cette communauté. Cette notion demeure capitale et permet de nourrir ce besoin pour la communauté afin de survivre. Persister dans la défense de Khaled et de ses droits mais y ajouter de nouveaux martyrs confirmerait que Khaled n’est pas une exception ou l’objet d’un destin à part, le « héros passif » d’un fait-divers70, en définitif dépasser le cas d’une seule personne. Il était donc bien le symbole de l’injustice d’un régime politique qui est toujours en place, puisque de nouveaux martyrs viennent régulièrement augmenter le nombre des victimes. Par ailleurs, un membre de la communauté réagit ainsi : « Je n’accepterai pas de condoléances tant que les comptes ne seront pas réglés. »71 Jusqu’à ce que justice soit rendue à Khaled et les autres victimes, la Révolution continue ! c. « Sois avec la Révolution », appel à l’agrégation de nouveaux membres. Et pour ce faire, il faut continuer à ratisser de nouveaux soutiens parmi les citoyens et en même temps consolider l’assise de fidèles déjà constituée. « La Révolution continue »72 Voilà comment la situation est résumée par Wael Ghonim le 24 août 2011. 70 HEINICH Nathalie, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Gallimard, Paris, 2012, p. 238. 71 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd 11.06.06, p. 2. 72 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd 11.08.24, p. 1. 202 Pourtant ce pochoir transmet le texte suivant : « Sois avec la Révolution ». Celle-ci a toujours besoin d’effectifs nouveaux. Il faut en convaincre encore et encore. Ce pochoir, repris entre autres par Aya Tarek en Alexandrie dès 201073 puis dans de nombreux endroits et contextes, est l’œuvre de Mohammad Gaber, parfois surnommé Gebara, en collaboration avec un artiste brésilien Carlos Latuff, co-crée en 2008. Ici, il s’agit de promouvoir les manifestations du 9 septembre à venir, destinées à exiger un calendrier de transition de la part du CSFA ainsi que la fin des procès militaires à l’encontre des civils. Ce calligraffiti vient ainsi appuyer la position de Wael Ghonim, en tant qu’administrateur de la page Facebook militante la plus suivie, qui est de remotiver ses troupes pour descendre dans les rues à la date prévue. Pour cela, il incite ses membres à continuer la Révolution et exprime un implicite très intéressant. « Sois avec la Révolution », aux couleurs du drapeau égyptien, comme si le choix n’était pas laissé au bon vouloir du lecteur. Le suiveur de Nous sommes tous Khaled Saïd se perçoit nécessairement comme un « bon » égyptien, et pour le prouver il doit suivre cette injonction que d’être avec la Révolution, de la poursuivre. S’il cesse ou se retire du combat, il trahirait cette même révolution. En observant le rapport texte/image du post, il y a un lien « naturel » imposé par l’Admin entre « La Révolution continue » et « Sois avec la Révolution ». En bref, Wael Ghonim indique à son lecteur que s’il ne continue pas la Révolution, il n’est plus « avec ». 73 Nous pouvons la voir à l’écran en 2010 reproduire ce pochoir durant l’une des scènes de Microphone. 203 Il s’exclut du combat et trahit ainsi la cause pour laquelle il milite depuis plus d’un an. Ce pochoir, très sophistiqué et raffiné, s’inspire très clairement de la calligraphie tout en adoptant les codes du graffiti, dont le premier est l’emploi du pochoir. Les deux modes artistiques octroyant une certaine latitude dans le lettrage et la formation des mots, ils ont au moins cette proximité ou cette similitude. En effet, en arabe, « Sois avec » ne peut s’écrire a priori de la sorte, c’est-à-dire rattachés en un seul mot formant l’entité du dessous en noir. La ponctuation de la totalité du graffiti s’ajoute en noir et réunifie les trois mots qui composent l’œuvre. Ensuite la « Révolution » est inscrite en rouge pour s’immiscer en plein milieu de ce corps, entièrement noir, et l’imprègne de son sang. Une première injonction verbale, « Sois avec la Révolution », complète une seconde injonction opérée par la Révolution qui coule « naturellement » dans les veines de ce corps du « Sois avec » ponctué. Par voie de conséquence, ne pas être avec la Révolution serait renier sa propre nature, et surtout sa propre nature d’égyptien. Ainsi un membre qui se fait appeler, d’après son surnom Facebook, « Gloire aux Martyrs » (comme la campagne activiste nommée de la sorte) approuve, comme une très large majorité : « Bien sûr elle continue ! Et le 9/9 sera un nouveau départ »74. Alors qu’à l’inverse, Mohamed Ahmed Mohamed objecte quant à lui : « Elle continue quand t’as l’esprit tranquille et que t’as avec toi ta famille et de l’argent et que tu cherches de la stabilité pour le pays, alors que ceux qui sont comme moi qui n’ont ni argent ni stabilité ni emploi que faut-il faire ? Mourir pour vous satisfaire ? […] »75. La misère et le « misérabilisme » ralentiront toujours les révolutions, comme l’observait Hannah Arendt76, ou du moins auront toujours bon dos pour combattre les révolutions. Nous voyons comment un des suiveurs de la page se désolidarise de la communauté en refusant un projet collectif, même à l’initiative de l’Admin, arguant que tout dépend de la situation financière personnelle. Un nouveau « Nous » apparaît pour s’exprimer au nom de ceux qui ne peuvent avoir le luxe de continuer la Révolution et un « Tu » accusé joue le rôle de l’Admin et de tous ceux qui consentent à manifester. La scission, également, persévère entre 74 Ibid., p. 2. Ibid., pp. 4-5. C’est nous qui soulignons. 76 COLLIN Françoise, « Du privé et du public » in Les Cahiers du GRIF, N. 33, 1986. Hannah Arendt, p. 50. 75 204 les partisans, perçus comme « jusqu’au boutistes » par leurs opposants, de la Révolution, qui n’aurait toujours pas atteint ses objectifs, et les partisans d’une stabilité financière, se préoccupant principalement de leur survie alimentaire, dont le seul garant serait l’Armée. Ces seconds sont souvent des intrus à la communauté, au service de la police de surveillance numérique même si nous ne pouvons incontestablement généraliser ou appliquer ce soupçon à chaque opposant « discursif », dont le langage trahit la pensée en se désengageant nettement du collectif par la répartition des pronoms personnels différente, voire opposée, aux autres membres et à l’Admin. Le débat est bipolarisé de la sorte : « sois avec la Révolution » ou bien « sois opposant à la communauté », ce qui présente certains risques largement observés dans l’Egypte postRévolution où l’opposant est souvent accusé de « traîtrise à la patrie ». Et pour continuer la Révolution et perpétuer ses valeurs, plusieurs moyens ont été évoqués, dans un contexte plus global, au sein du discours street artiviste médié par Nous sommes tous Khaled Saïd. Par exemple, transgresser l’autorité ministérielle en lui rappelant que la place Tahrir est une menace qui pèsera toujours au-dessus de sa tête. « Le bureau du ministre de la santé, au ministère. Photo : ShaimaStreet »77. Voici comment Wael Ghonim introduit cette photographie, où une personne a transgressé l’autorité et la sécurité sur place en s’appropriant le bureau du ministre de la santé pour en faire la place des révolutionnaires, le Tahrir : 77 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd 11.08.07, p. 1. 205 Un acte subversif, à travers lequel renommer un lieu prend des proportions de fierté pour tous les membres d’une communauté. Le panneau doré manifeste l’appartenance de cet emplacement au « ministre », et une personne a décidé qu’elle allait transformer cet espace en le rendant à la population, tout comme lors du soulèvement du début d’année. Par cet acte, l’auteur « libère » le bureau du ministre en le rendant à son premier propriétaire, le peuple, maître de la place Tahrir depuis fin janvier 2011. D’autres ambitions sont véhiculées dans le discours de la page : 206 L’Admin ne fait que retranscrire le message linguistique de cette photographie, sans reprendre le signe de l’anarchie à laquelle il ne souscrit probablement pas78, en la publiant : « Soyez réalistes, demandez l’impossible »79. Donc pour continuer la Révolution et la mener à bout, il faudra transgresser et aller au-delà de ce qui semble possible. Che Guevara est pris comme modèle – et le choix semble cohérent dans la mesure où il symbolise à la perfection la figure du révolutionnaire dans le monde. Seulement, l’anarchie est rejetée au passage. L’Admin cite cette inscription murale en se délivrant du symbole de l’anarchie apposé juste après la célèbre phrase du Che. Ainsi, il sélectionne ce qui lui semble convenable dans son discours et délaisse ce qui va à l’encontre de sa ligne éditoriale, proclamée dès la naissance de la page. Et encore une fois, il opte pour une modalisation sous la forme de l’ordre donné à tout un chacun. Le lecteur n’aurait presque pas le choix de suivre ou non ce qui prend les attributs d’une ligne directrice pour la communauté. De nombreuses revendications semblent impossibles à obtenir, dans ce type de contexte autoritaire, et pour combattre ce type de pessimisme ambiant l’Admin décide de diffuser ce message. La Révolution doit aller jusqu’au bout, même si elle paraît impossible à parachever. La Révolution continue ! d. Gare à la télévision. A ce propos, certaines règles sont à observer dans l’optique d’atteindre une issue positive dans la Révolution. L’une d’entre elles est de se méfier des médias grand-public ou de certains canaux de diffusion comme la télévision. 78 Le choix de soustraire ce signe à la citation est très expressif quant à sa politique éditoriale. Par ailleurs, Wael Ghonim est tout sauf anarchiste. Il rejette régulièrement les arguments des membres souhaitant une anarchie même temporaire. Rappelons qu’il a longtemps été investi dans la campagne en ligne de soutien au retour de Mohammad el-Baradeï. 79 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd 11.07.20, p. 1. 207 A onze jours d’intervalle, Wael Ghonim publie les deux photos ci-dessus, la première le 20 juillet 2011 et la seconde le 31 du même mois, pour des raisons complètement différentes et dans des contextes bien distincts. La première côtoie le texte suivant : « Graffiti dans une des rues menant au Tahrir. Tout comme pour le PND [parti national démocratique] déchu…nous exigeons la destitution du parti du canapé  »80. Bon nombre de membres de la page se demande, ou demande à l’Admin, ce que signifie le « parti du canapé ». Expression qui commençait à émerger à ce moment pour critiquer les « passagers clandestins »81, ce terme désigne les personnes « passives » qui ne se mobilisent pas pour la Révolution. Synonyme en quelque sorte du parti des « fainéants », cette formule a pour objectif d’accuser ceux qui ont délaissé le combat. Cela demeure, néanmoins, intrigant de constater que Wael Ghonim, en citant cette image, voit la fainéantise ou la passivité comme un moment passé sur son canapé face à la télévision. Pour l’artiste, auteur du pochoir, déconseillant le visionnage de la télévision, cet outil serait le comble de la passivité et l’antagonisme absolu à l’engagement politique. Et l’Admin reprend cette rhétorique en associant cette photographie au texte qu’il lui appose afin de faire réagir les membres de la communauté Nous sommes tous Khaled Saïd. Ceux qui veulent bénéficier des avantages obtenus par les activistes sans agir eux-mêmes et encourir un quelconque risque sont clairement pointés du doigt. Pour toutes ces raisons, un artiste, non indiqué par l’Admin – visiblement seul le lieu compte à ses yeux – décide de représenter de la sorte la passivité de certains citoyens et Wael Ghonim se range de son côté en transmettant son opinion grâce à son outil de diffusion qu’est le média Nous sommes tous Khaled Saïd. 80 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd 11.07.20, p. 1. Nous renvoyons au premier chapitre où la question du « passager clandestin », concept de Mancur Olson, a déjà été évoquée. 81 208 La formule « parti du canapé », qui a priori n’intègre absolument pas l’outil télévisuel, connaît un certain succès depuis 2011 et continue à être employée en 2016 et provenant, notamment, de l’expression « slacktivisme », traduisible par un activisme « passif »/« fainéant » ou un « activisme de canapé ». Dans la même visée, mais dans un contexte tout autre, la deuxième image, ci-dessus, a été postée avec le texte qui suit : « Bonne année »82. Expression pouvant être employée à diverses occasions, elle est dans ce cas exprimée pour souhaiter un bon ramadan à tous. Le mois « sacré », comme il est appelé en Egypte, démarre à cette période et l’Admin opte pour ce type de post pour souhaiter aux membres un bon mois. Nous pourrions traduire le message linguistique de l’œuvre de Hosni83 ainsi, en partant du haut vers le bas et de droite à gauche : « Dis non aux drogues. Le haschich, l’ecstasy, la télévision égyptienne ». Au niveau iconographique, il nous faut souligner que « les drogues » sont associées principalement à la « télévision égyptienne », qui se trouve encadrée par une télévision, aux contours rouges tout comme les caractères formant le mot « drogues », et qui est disposée juste en-dessous de ces mêmes « drogues », afin de les rapprocher en les mettant en parallèle. Donc la menace première pour l’intégrité psychique et psychologique de l’Egyptien, avant même le haschich ou l’ecstasy, serait bien la « télévision égyptienne ». Le média télévisuel est donc perçu par l’auteur du graffiti ainsi que par Wael Ghonim comme un « média de masse » aux effets puissants et illimités. La télévision pourrait abêtir les foules, à l’instar d’une drogue, difficile à surmonter par la suite. Mais cette prévention s’inscrit dans une période donnée qui donne de la valeur ajoutée à la diffusion de ce post. L’arrivée du Ramadan et son flot de séries télévisées84, préparées toute l’année spécialement pour ce mois-ci, expliquerait que l’Admin de la page ironise en souhaitant une bonne année à ses membres. Il les conjure de faire attention à ce média pervers qui s’immiscerait subtilement dans les esprits pour les dominer et les contrôler. Culturellement, le mois du Ramadan est bien connu dans le monde arabe pour être une 82 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd 11.07.31, p. 1. Cette information n’est pas offerte par Wael Ghonim, il cite l’œuvre sans pour autant indiquer son auteur, ni même le photographe de celle-ci. 84 GONZALES-QUIJANO Yves, « Ramadan, mois de sacrée télévision », Culture et politique arabes, 18 juin 2015, http://cpa.hypotheses.org/5581, dernière consultation le 2 juin 2016. 83 209 période familiale où les pratiquants passent le plus clair de leur temps au domicile familial. Lorsque l’heure du regroupement s’approche, autour de la rupture du jeune et des heures qui suivent, les séries s’enchaînent sur les innombrables chaînes télévisées égyptiennes et transnationales. Cependant, seule la « télévision égyptienne » est ciblée, ou encadrée, dans ce message de défiance, puisque les séries « prises en charge » par les chaînes du service public ou même certains canaux égyptiens privés participent à la propagande de l’Etat. Parmi les commentaires, une bonne proportion des membres retournent les vœux de bonne année à l’Admin et à leurs pairs, et une large partie valide le discours tenu par l’Admin et prolonge parfois la blague par la satire. A titre indicatif, Deedee Ahrahman rigole et verse dans le même sens : « Hahahahahahaha. C’est pas une drogue, ça rend fou et franchement c’est pas ce qui nous manque [la folie] »85. Comme pour toute drogue – une certaine fatalité soulève une crainte de l’Admin et des membres de la communauté – il serait donc très difficile de se désintoxiquer voire de se soigner de la « folie ». Il ne faudrait pas tomber dans le piège au risque de ne pouvoir s’en sortir après-coup. La télévision égyptienne serait donc, dans le discours de prévention de Nous sommes tous Khaled Saïd, un outil qui ralentirait ou freinerait la Révolution à cause de sa dimension addictive et de sa propension à engendrer de la passivité, et à terme de se laisser prendre au jeu de la propagande de l’Etat. Ça n’est pas sans raison si, régulièrement, des manifestations se donnaient pour lieu de rendez-vous le bâtiment de la télévision égyptienne à Maspero, sur la corniche près du centre-ville, l’institution audiovisuelle publique étant l’un des symboles majeurs du pouvoir et de la répression, à travers la propagande, de l’Etat, qui sert les intérêts de l’Armée. e. Le CSFA antirévolutionnaire. Le ralentissement serait justement dû à l’Armée et au CSFA, selon Nous sommes tous Khaled Saïd : 85 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd 11.07.31, p. 2. 210 Epié, voire mitraillé, par des outils d’information et de communication, dont les objectifs sont les principales armes des révolutionnaires, nous le verrons ultérieurement, le CSFA, prend les attributs d’une tortue et avance à petits pas. Toujours dans l’attente d’un calendrier de transition démocratique, la manifestation ayant eu lieu place Tahrir le 9 septembre 2011 a été violemment réprimée par les forces de l’ordre dont la police militaire. Le lendemain, le Conseil est donc représenté ainsi sur la page Nous sommes tous Khaled Saïd à la date du premier octobre suivant. Le seul responsable serait donc l’Armée au point que Wael Ghonim publie cette photographie au-dessus de ce texte : « Sans commentaire »86. Les premières réactions avalisent cette « description » et ce « qualificatif » comme étant le meilleur possible. D’ailleurs l’une des membres le rebaptise « le Conseil de la tortue »87, en se référant à sa lenteur et à l’âge de ses membres administrateurs. Ce serait même faire du tort à la tortue que de la comparer au CSFA88, selon certains puisque celle-ci avec un peu de volonté avance plus vite, et dans le bon sens, comparé à cette institution qui ne fait que revenir en arrière et renier les avancées potentiellement acquises après la Révolution. Pourtant, phénomène relativement classique dès que l’Armée est remise en question, certains accusent Wael Ghonim d’« inciter » à la haine. L’institution militaire jouit toujours d’une certaine splendeur aux yeux de nombreux Egyptiens. En effet, le service militaire est 86 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd 11.10.01, p. 1. Ibid., commentaire de Doaa AbdelMenem, p. 2. 88 Ibid., commentaire de Abdelrahman Samir p. 65. 87 211 obligatoire en Egypte, et la très grande majorité des hommes ont donc subi cette propagande contrainte au sein de cet appareil qui se pose comme le seul et unique garant de l’intégrité et du bien-être de la nation. L’Armée demeure donc pour une large proportion du pays une institution patriotique et, par conséquent, intouchable89. Ce respect, mêlé à une certaine admiration, engendre une crispation dans le débat qui fait suite à ce post. Wael Ghonim a publié cette photographie et son commentaire peu après minuit et dans la matinée, aux alentours de 9 heures, un dénommé Ahmed Hassanen se lance dans une tirade accusatrice envers l’Admin de la page. « Ahmed Hassanen Grossièreté+mascarade+manque d’éducation+jeunesse téméraire+inconscience+absence totale de pensée=la page de Nous sommes tous Khaled Saïd 1 octobre 2011, 08:50 · J’aime · 3 Ahmed Hassanen Incite, incite, incite [à la haine] fils de l’Amérique, incite, incite, incite fils de google 1 octobre 2011, 08:51 · J’aime · 1 »90. Ces réactions injuriant Wael Ghonim, en personne, comme étant un traître à la solde des Etats-Unis d’Amérique et de Google, entreprise où il est responsable marketing pour la région du Moyen-Orient, sont en fait plus véhémentes qu’elles n’y paraissent. L’enchaînement du verbe « incite » trois fois d’affilée à deux reprises sonne, à l’oral, parfaitement comme une insulte extrêmement grossière, à une consonne près, qui signifierait « proxénète ». Il ajoute ainsi, par l’emploi de ce qui croise l’euphémisme et l’insinuation implicite91, une dimension injurieuse à son accusation de trahison, puisque s’attaquer à l’Armée ne saurait certainement se traduire autrement à ses yeux. « Vendu » à l’ennemi américain qui voudrait du mal à l’Egypte, or l’Armée est une institution qui perçoit 89 OSMAN Tarek, Révolutions égyptiennes, de Nasser à la chute de Moubarak, Les belles lettres, coll. « Le bruit du monde », Paris, 2011, p. 9. 90 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd 11.10.01, pp. 62-63. 91 KERBRAT-ORECCHIONI Catherine, L’implicite, Armand Colin, Paris, 1998 (1ère éd. 1986). 212 annuellement un don des Etats-Unis d’Amérique92 en milliards de dollars, sous forme de subventions. Ahmed Hassanen osant s’en prendre à Wael Ghonim et par là même à la communauté toute entière, au sein de leur espace de constitution et de reconstitution jour après jour, s’attire les foudres des membres de celle-ci. Sept minutes plus tard précisément, d’autres membres le recadrent en le traitant à leur tour de « fel parmi les feloul ». Cette expression est apparue juste après la Révolution pour désigner les partisans de l’Ancien Régime, elle est usitée comme une injure, ou du moins une moquerie, à l’égard des contre-révolutionnaires. Interpellant la communauté par l’injure, qui a le pouvoir, parmi ses actes possibles, de blesser93, Ahmed Hassanen se voit répondre par l’injure, chacun assignant son opposant à une position de traître. L’un accusant une communauté de traîtrise à la patrie, puisqu’elle tente d’écorcher l’image de l’Armée, tandis que l’autre accuse le premier de traîtrise à la Révolution, ce qui prime, avant toutes les institutions. Ainsi la communauté maintient son intégrité en rejetant celui qui pourrait s’en prendre à sa charte et dépasser les bornes admises collectivement. Le profil Facebook d’Ahmed Hassanen a, par ailleurs, disparu depuis, ce qui pourrait éveiller les soupçons quant à son appartenance à la police de surveillance numérique. Ce constat ne pourrait être postulé qu’en qualité d’hypothèse. f. La Révolution prime. Voilà comment nous pourrions résumer le discours de Nous sommes tous Khaled Saïd durant cette période : 92 MEYNADIER Pascal, L’Egypte au cœur du monde arabe, l’heure des choix, Tempora–Editions du Jubilé, Perpignan-Paris, 2009, p. 58. 93 BUTLER Judith, Le pouvoir des mots, Discours de haine et politique du performatif, Editions Amsterdam, Paris, 2004, pp. 21-22. 213 Cette pièce de street art est l’œuvre, encore une fois, de Hany Khaled et est postée sur la page Nous sommes tous Khaled Saïd à la date du 9 juillet 2011, le lendemain de sa réalisation (petit encadré rouge dans le coin inférieur gauche composé du tag de l’artiste et de la date). Elle indique « La Révolution avant tout » dans une composition intentionnellement « maladroite », prête à être découpée aux ciseaux afin d’être recollée un maximum de fois, destinée à devenir propriété de tout un chacun. Le message intrinsèque est de promouvoir la Révolution et pour ce faire de la visibiliser autant que possible. Hany Khaled donne l’opportunité de découper un mur, pour ne pas astreindre son œuvre à un emplacement physique donné, et Wael Ghonim s’en empare pour diffuser l’œuvre. Il découpe ainsi une portion de mur pour l’ajouter à son mur numérique et favoriser la diffusion et le partage de cette œuvre qui s’intercale parfaitement dans son discours. « La Révolution avant tout », c’est de cette manière que l’Admin « signe » la légende de cette photographie sur la page de la communauté en y ajoutant seulement le nom de l’artiste. Il ne fait que répéter le contenu linguistique de l’œuvre pour insister sur la portée du message. Celui-ci résume d’ailleurs à la perfection sa pensée. Sur ce point il nous faudra dissocier l’administrateur des membres de la communauté, puisque tous ne s’accordent pas sur cette finalité, à savoir la Révolution avant tout. 214 Parmi les réactions, certains établissent un ordre de priorité des actions à mener en vue de la Révolution. Ils désintègrent celle-ci en plusieurs composantes et souhaitent voir certaines d’entre elles être traitées avant d’autres, ce qui n’entre pas en dissonance avec la position globale. Ainsi, des commentaires de ce type s’enchaînent : « Manar Abd El Kader Non le ministre de l’Information d’abord Hossam Mostfa Le droit des martyrs avant tout »94. Un peu plus tard, d’autres membres s’accordent à privilégier « l’Egypte avant tout »95. A partir de ce moment un sérieux désaccord s’établit au sein d’une communauté plus ou moins uniforme quant à ses prises de position, mais la philosophie générale n’obtient pas l’assentiment de tous. La Révolution ou l’Egypte, quelle est la priorité ? Certains réagissent par une note d’humour afin de détendre les tensions autour de cette question comme Mohamed Salah ou Dolceca Saifoo qui déclarent : « Mon anniversaire avant tout, bande de chiens »96. « Le Nescafé avant tout »97. Alors qu’une autre membre tente de trouver une solution à ce dilemme insolvable : « Sally Ahmed L’Egypte avant tout grâce à la Révolution »98. De la sorte, la Révolution serait au service des intérêts de l’entité patriotique dans son ensemble. Manal Elbakry résume une tout autre approche de cette manière : « L’Egypte premièrement............. La Révolution deuxièmement............. La Victoire troisièmement »99. Un débat de fond s’instaure à propos de la finalité même de la mobilisation de la communauté et celui-ci ne trouve pas une issue qui regrouperait la totalité des membres 94 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd 11.07.09, pp. 1-2 Ibid., commentaires de Inna Said, Aly Abdelaziz, Ghada Alalfy entre autres, p. 3 96 Ibid., p. 4. Les commentaires ne se suivant pas dans un ordre chronologique. 97 Ibid., p. 5. 98 Ibid., p. 4. 99 Ibid., p. 11. 95 215 derrière une seule raison d’être. Chacun se mobilise pour des finalités variées mais tous sous une seule et même bannière, celle portant l’appellation de Nous sommes tous Khaled Saïd. Des divergences majeures quant à la philosophie même de la communauté engendrent donc une « union sociale plurielle »100 que nous avons également vue parmi les variétés de profils sociaux entre des membres qui ont une stabilité financière et les autres qui luttent au quotidien pour leur survie. Cependant tous les membres de cette union sociale s’accordent sur la devise suivante : « La Révolution continue ». Et ceux qui ne se rangent pas derrière ce mot d’ordre sont exclus par la communauté, à l’instar d’Ahmed Hassanen. Avant tout ou pas, la Révolution continue, tous les membres du collectif s’accordent sur ce point. III. Graffiti in Egypt, en quête de reconnaissance pour un mode de revendication. Graffiti in Egypt a pour objectif de recenser et de promouvoir « HipHop,Ultras,REV and other graffiti in Egypt »101. Page créée le 30 septembre 2011, elle publie dès le premier jour une composition de Nemo, sans que cette information ne soit précisée. 100 101 ZASK Joëlle, « Le public chez Dewey : une union sociale plurielle », TRACÉS 15, 2008/2, pp. 169-189. Voir l’« A propos » de Graffiti in Egypt, Annexe (2). 216 Cette première photographie fait office de déclaration, voire de profession de foi. Un jeune garçon hurle sa colère, non pas au spectateur de cette image mais, à un tiers. En effet si nous nous intéressons au regard et à l’angle de prise de vue, le garçon brandissant son bras droit et son majeur fait la nique à qui veut bien se reconnaître comme destinataire de ce geste injurieux et qui serait en désaccord avec ce qu’il communique par sa pancarte : « On oublie pas le Tahrir ». Parmi les points à surveiller lors de la performativité d’un énoncé les phénomènes accompagnant celui-ci sont à prendre en compte selon Austin102, comme les gestes, ou encore les circonstances de l’énonciation. De la sorte, ce geste outrageux venant 102 AUSTIN John Langshaw, Quand dire, c’est faire, Seuil, Paris, 1970. Cf. Partie II, Chapitre 3. Nous permettant d’emprunter le concept d’« acte de langage » en l’associant à une acception plus large du langage intégrant l’image en son sein. Ce défrichement conceptuel ayant été élaboré par Jocelyne Arquembourg dans le cadre de la publication déjà cité : ARQUEMBOURG Jocelyne, « Des images en action. Performativité et espace public » in Réseaux, « Un tournant performatif ? Retour sur ce que « font » les mots et les choses », La Découverte, 2010/5, n°163, pp. 163-187. 217 de la part d’un enfant ajoute une dimension d’authenticité à sa colère, puisque provenant de la bouche d’un enfant. Ce cri provient du plus profond des entrailles d’un jeune garçon, celui-ci exprimant ses sentiments de manière pure. La jeune, ou très jeune, génération ne délaissera aucunement les acquis de la Révolution qui s’est faite au prix de sacrifices nombreux et de vies humaines. Ce garçon s’adresse très certainement aux autorités, principalement militaires, qui semblent oublier les promesses de février en reniant l’action des millions d’Egyptiens descendus manifester en début d’année, et ceux qui continuent depuis. Le 14 février 2011, le CSFA annonçait qu’il remettrait le pouvoir à un gouvernement civil et qu'une élection présidentielle aurait lieu dans les six mois, ce qui est loin d’être le cas fin septembre 2011. Sans compter, tous les mouvements de recul actés par le CSFA comme la criminalisation des manifestants et les très nombreux procès militaires intentés contre des civils ou encore le fait qu’aucun jugement n’a été prononcé en faveur des « martyrs ». Selon l’administrateur de Graffiti in Egypt, graffeur, ou se reconnaissant comme appartenant à la communauté des graffeurs, ultra et révolutionnaire, le CSFA a oublié le Tahrir, employé ici comme un symbole, réunissant l’intention et pardessus tout la convention ou la loi103, ultime de la Révolution. Perçu, par les révolutionnaires, comme « l’idéal-type de l’agora »104 où chacun pouvait et pourrait désormais s’exprimer, il n’est plus question de se laisser mener par des ordres militaires. Occuper le Tahrir signifiait alors détenir le pouvoir, grâce à sa centralité et son emplacement stratégique eu égard à toutes les institutions entourant la place. Cette « prise de pouvoir » a duré pendant quinze jours précisément, au prix de sacrifices humains conséquents, et ceci risque de se reproduire. A travers cette pancarte déclarant la mémoire du Tahrir encore vive, (historiquement libération du mandat de protection anglais et du pouvoir monarchique égyptien, et désormais de la dictature militaire) l’administrateur, s’adressant à des initiés de la culture « HipHop » et du « Graffiti », menace le pouvoir de reprendre les armes, c’est-àdire réoccuper la place Tahrir. Autrement dit, cette déclaration, par l’intermédiaire d’une insinuation, performe une menace implicite à l’égard du CSFA le mettant en garde. Ses agissements ne plaisent pas à certains et ceux-ci ne se priveront pas de « reterritorialiser » la place après avoir « reterritorialisé »105 la colère. Par une succession de métonymies ou un raisonnement de proche en proche, voilà la conclusion à laquelle peut mener l’utilisation de DELEDALLE Gérard, Charles S. Peirce, Ecrits sur le signe, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », Paris, 1978, p. 140. 104 PAGES-EL KAROUI Delphine, « L’odyssée de l’espace public égyptien », op. cit. 105 Ibid. 103 218 nombreux signes afin d’en faire un symbole, grâce à l’intermédiaire d’une multitude d’interprétants : LA Place. Ce symbole est constitué sur une ellipse fondatrice, c’est-à-dire que depuis janvier 2011, nombre d’Egyptiens emploient à tour de rôle le terme de « place » ou de « tahrir » pour désigner la place Tahrir. Mais de nombreuses différences d’interprétation découlent du choix entre l’un ou l’autre. L’ellipse implique nécessairement « que le récepteur ait les moyens de pallier ce qui manque. »106 C’est-à-dire qu’il va remplir des « blancs » grâce à sa « connaissance du monde »107 entourant cet énoncé. Non seulement il y a des choix à opérer mais ceux-ci vont déployer des paradigmes distincts. Par l’emploi de « tahrir », signifiant littéralement la libération, et au vue de l’histoire qui entoure la place Tahrir, elle devient l’emblème de la fin du mandat anglais en Egypte ainsi que la fin de la monarchie. Un paradigme autour de l’émancipation et de la souveraineté recouverte sera convoqué à l’énonciation de ce terme. Tandis que « place » fait plutôt référence à un lieu de lutte, d’affrontement, de combat. Déjà dans un poème d’Ahmad Fouad Negm repris en chanson par Cheikh Imam, partie prenante du patrimoine culturelle égyptien de résistance puisqu’il a été interdit d’antenne et de représentation publique pendant plus de trente ans, intitulée « El gada3 gada3 », à traduire par « Le brave restera brave », l’auteur appelle celui-ci à le « rejoindre pour descendre sur la place ». Seulement la place ne désigne pas uniquement un lieu urbain mais bien le front, au sens militaire, ou le théâtre des opérations pour être plus juste. C’est l’une des significations du terme « place » en égyptien. Mais cette chanson sera entonnée également à l’occasion des 18 jours de la Révolution et plus précisément le 28 janvier lorsqu’il était question de ne plus quitter la place malgré la résistance policière, des manifestants détournaient les paroles pour s’encourager : « Le brave restera brave, Et le lâche sera toujours lâche Viens, brave, dormons sur la place »108. 106 CHARAUDEAU Patrick, MAINGUENEAU Dominique (dir.), Dictionnaire d’analyse du discours, Seuil, Paris, 2002, p. 210. 107 MAINGUENEAU Dominique, Analyser les textes de communication, Armand Colin, coll. « Lettres sup », Paris, 2007, p. 9. 108 « El Gada3 Gada3 Tahrir », Youtube, 29 mars 2011, https://www.youtube.com/watch?v=WsIEp1d9lOo, vidéo mettant en images des manifestants qui chantent cet hymne de résistance pour s’inciter mutuellement à dormir sur « place », dernière consultation le 14 septembre 2016. Voici le descriptif de la vidéo posté par l’auteure de ce compte Youtube : 219 Ainsi selon que l’ellipse soit focalisée sur le terme place ou tahrir, le paradigme développé se focalisera d’une part sur un champ lexical guerrier, d’autre part sur un champ lexical mettant l’accent sur la souveraineté du public. Sur cette pancarte il est question de « Tahrir », la libération est encore toute fraîche dans les mémoires, le « mur de la peur » s’est effondré et les révolutionnaires ne craignent plus l’institution militaire et le lui rappelle. Et cet avertissement s’accompagne d’un geste d’outrage pour signifier explicitement qu’aucun respect n’est dû à ce pouvoir, bien au contraire. Seuls le mépris et la confrontation semblent exprimer la colère des révolutionnaires, comme si leur opposant ne comprenait que ce langage. Le CSFA ne cesse de communiquer son souhait de faire table rase du passé, de tourner la page et que le « peuple mette sa main »109 dans celle de l’Armée pour se concentrer sur les perspectives en vue d’un avenir meilleur. A ce propos, le premier discours du maréchal Tantawi110 depuis qu’il est à la tête du CSFA, date du 16 mai 2011 et fut complètement axé autour de l’idée d’enterrer la hache de guerre, tout en dédouanant l’Armée de tous les maux passés de l’Egypte, et de se focaliser sur la construction de l’avenir. Cependant, les révolutionnaires refusent cette rhétorique et exigent un devoir de mémoire pour les « vrais héros » de la Révolution, ceux tombés pour la Révolution et, par là même, pour l’Egypte. Ainsi, Graffiti in Egypt, média subversif et proclamé dès son apparition anti-gouvernemental, annonce la couleur et répond en retour qu’il « n’oubliera pas Tahrir » et ne fera jamais table rase des crimes qui ont eu lieu sur la Place, employé comme une idée-condensatrice de la Révolution et du pouvoir repris par un public politique souverain formé, essentiellement, pour renverser l’Ancien Régime. Contrairement à ce que recommande le CSFA, à savoir de retourner à la vie civile et à la « normalité » pour que l’économie reprenne, Graffiti in Egypt déclare son intention, en convoquant le passé, de continuer le combat dans le futur. Cette œuvre résume tellement bien le discours du street artivisme égyptien durant cette période qu’il sera repris pour occuper la quatrième de couverture de Wall Talk, graffiti of the egyptian revolution, en guise donc de clôture d’un ouvrage qui prétend collecter les graffiti de la révolution, celui-ci « January 29th, 2011. Tahrir square. This was what became later to be known as "the Tahrir band" touring the square every night by curfew time singing "The brave one is brave and the coward is a coward, and we, you brave one, are sleeping in the square!" This was the song that would urge everyone to sleep in especially in the beginning when only few hundreds or so actually slept-in. As days went by everyone was sleeping in the square and the song became iconic to the revolution. » 110 BORAÏE Sherif, Wall Talk, graffiti of the egyptian revolution, Zeitouna, Le Caire, 2012. 220 vient à condenser la pensée dominante des street artivistes, même en 2012, date de publication de ce livre. Par ailleurs, lorsque l’administrateur de Graffiti in Egypt publie cette photographie le 30 septembre, il garde très certainement à l’esprit la manifestation du 9 septembre précédent lors de laquelle les révolutionnaires exigeaient la fin des procès militaires pour les civils. Encore une fois, et par-dessus tout, ils réclamaient la récupération de la Place, occupée pendant toute la durée du Ramadan et les vacances de l’Aïd par les forces de l’ordre. Les manifestants sont parvenus à récupérer la place lors de cette journée et lors de la création de la page Graffiti in Egypt à la fin du mois, l’administrateur préfère rappeler cet épisode aux autorités, parmi ses messages d’inauguration. Il n’est plus question, à ses yeux, de laisser l’Armée ou un quelconque appareil de surveillance et de contrôle occuper de nouveau la place Tahrir, propriété des révolutionnaires et donc des civils. Il exprime ainsi son intention de « reterritorialisation de la colère » afin de ne jamais « déterritorialiser » la libération et la Place, le tout grâce à la médiation de la « territorialisation » socionumérique, puisqu’il vient de créer sa page dans l’optique donc de parvenir à ces fins annoncées. Comme pour la très grande majorité des posts de Graffiti in Egypt, très peu de commentaires alimentent la page de la publication en question. Nous pourrions penser, de prime abord, que pour ce cas cela serait dû à la nouveauté de la page et, par conséquent, au faible taux d’abonnés à ce moment. Seulement cela se vérifiera tout au long des deux années et demie de corpus. Les rares commentaires sont souvent des interrogations à propos tantôt du lieu de réalisation, tantôt de l’auteur de l’œuvre, ou bien des deux à la fois. C’est le cas concernant ce post où trois commentaires ont pour objectif d’offrir plus de précisions à cette œuvre, publiée par l’administrateur de la page sans contenu connexe de nature linguistique. 15 personnes aiment ce post et une la partage, tandis qu’un Facebooker, dix jours plus tard, poste ce commentaire « Mansoura  »111 semblant indiquer que cette photographie aurait été prise dans cette ville, ce qui n’est pas le cas, semble-t-il, mais le bien-fondé de ce type de renseignements nous importe que très peu, la nature des commentaires reste notre préoccupation première. Onze jours plus tard, un autre follower demande si ce n’est pas une œuvre des UWK (entendre par là les Ultras White Knights, un des groupes de supporters ultra du Zamalek). 111 Annexe Graffiti in Egypt 11.09.30. 221 C’est seulement le 4 novembre qu’un certain Abady Saleh lui répond par l’affirmative. Peu nous importe, la véracité des informations112 transmises à travers cette page, ce que nous pouvons relever de ce type de publication c’est principalement le type de questions et la temporalité des réactions des membres. Les commentaires émanent clairement de personnes intéressées par le street art et par les Ultras et qui ont d’autres préoccupations que les membres de la page Nous sommes tous Khaled Saïd, à titre de comparaison. Au cours de l’analyse de cette partie du corpus, l’attention sera principalement portée sur la publication d’une photographie, et ponctuellement du texte qui l’accompagne lorsqu’il y en a un, enfin lorsque des commentaires portent sur autre chose que l’esthétique – qui ne fait pas partie de nos considérations théoriques ni méthodologiques – apparaitront, ils seront ainsi confrontés à l’analyse. L’administrateur de la page en veut ouvertement au CSFA et le fait savoir : Entre autres déclarations iconographiques de l’administrateur de la page, cette photographie est publiée le 4 novembre 2011, et met en scène des manifestants, place Tahrir, qui contemplent une inscription au sol reprenant un proverbe égyptien. Il est de nouveau détourné avec humour pour être appliqué à la situation présente. Initialement le proverbe Dans les faits, cette œuvre est la création de Nemo et a été conçue en hommage aux UWK, qui s’en emparent désormais comme un de leurs symboles iconographiques. 112 222 dit : « Quelle courte joie, le corbeau l’a prise et s’est envolé », et se prononce dans une situation où une personne n’a pas eu le temps de profiter d’un moment de joie. Celui-ci a donc été cité pour devenir : « Quelle courte révolution, le conseil l’a prise et s’est envolé… ». Par ce processus de substitution de quelques mots prenant (la) « place » d’autres termes originellement proférés, des manifestants, lors d’un sit-in, choisissent d’exprimer leur humeur en accusant le CSFA d’avoir confisqué ou dérobé cette révolution aux révolutionnaires qui n’auraient pas eu le loisir de s’en délecter. Sur les lieux de la révolution, cette photographie fait en sorte de laisser place à ce proverbe113 égyptien détourné pour l’occasion. Cependant, un « léger » détail a une certaine importance dans cette photographie. Les trois petits points qui ne clôturent pas la phrase. Ces points de suspension laissent une ouverture à cette citation, aucune clôture n’est imposée par l’auteur, dont la signature n’est pas visible au bout de la flèche du « R » qui met un terme au mot « envolé » en arabe. L’auteur laisse les manifestants présents sur les lieux du « crime », puisque la place pourrait témoigner de ce vol commis par le Conseil, maîtres de la suite à donner à ce proverbe. Le Conseil l’a confisquée mais les révolutionnaires pourraient-ils le rattraper ? A eux d’écrire ce qui suit. Ceux-ci se tiennent derrière une ligne blanche, qui ne pourrait donc les empêcher de la franchir, pour pouvoir ajouter une fin qui leur convient. Une lettre ouverte qui incite les manifestants à agir. Une image ayant un pouvoir d’action sur son lecteur qui, sur ce dispositif discursif, est déjà acquis à la poursuite du combat afin de récupérer cette révolution qui lui revient, tandis que le Conseil ne se prive pas de répéter qu’il est le garant et le protecteur de la Révolution, s’inscrivant de la sorte dans une longue tradition historique faisant de l’Armée le seul acteur révolutionnaire en Egypte, puisque ce dernier aurait été l’auteur du renversement de la monarchie et aurait également provoqué la fin du protectorat anglais. Le renversement de la monarchie qualifié officiellement comme la « Révolution des officiers libres » est tout simplement ce que nous pouvons, voire devons, désigner comme un coup d’Etat. Cette révolution a été portée par des civils, dont un bon nombre continuent à occuper les rues et surtout la Place et c’est à eux de décider de la tournure que prendra la fin de cette expérience. 113 Nous aurions souhaité appliquer une sémantique approfondie de ces proverbes abordés, combinant une étude sur l’étymologie et les origines de ceux-ci, néanmoins un manque évident de temps et d’expertise disciplinaire dans le domaine nous auront freinés dans nos ambitions. La citation, la traduction ainsi que la tentative d’explication de ces proverbes populaires seront exploités dans leur fonction de contexte« connaissance du monde » selon le terme de Dominique Maingueneau, Analyser les textes de communication, op. cit., p. 9. 223 D’autres publications injurient justement les forces de l’ordre, et plus précisément la police, sûrement pour ne pas polémiquer quant au statut de l’Armée et son rôle de défense du pays vis-à-vis de l’extérieur. Deux publications, notamment, pointent du doigt le comportement de la police, qui elle a pour mission de sévir à l’intérieur : La première se trouve en Alexandrie, et est l’œuvre des UGM08, Ultras Green Magic 08, groupe de supporters, fondé en 2008, du club alexandrin de l’Ettihad, dont les joueurs portent un maillot vert ; la seconde a été réalisée en guise d’hommage aux UWK, Ultras White Knights, au Caire, pour revendiquer la libération de leurs membres emprisonnés. Postées à trois semaines d’intervalle, elles véhiculent un message quasi identique et s’en prennent à la police qui agresse les groupes d’ultras. La première publication « nique » la police tandis que la seconde traite « tous les policiers de bâtards ». Acronyme à portée internationale ACAB, « all cops are bastards », a été importé en Egypte essentiellement par les groupes d’ultras qui ont pour habitude d’affronter les forces de sécurité d’Etat régulièrement. Sur l’une, le policier casqué prend des airs de cochon, animal le plus méprisé et considéré comme le plus dégoûtant dans la culture égyptienne. C’est donc une insulte extrêmement blessante. Sur l’autre, deux policiers casqués et armés s’en prennent à un ultra, très certainement vu son accoutrement, démuni et obligé de subir les coups des deux agents. La violence, qui oppose la police et les ultras, ne tourne plus autour des rencontres sportives depuis déjà quelques mois mais désormais de la défense de la révolution. Les ultras ont tenu un rôle essentiel, et le tienne toujours, durant la révolution en utilisant leur expérience dans les affrontements avec les forces de l’ordre pour les contrer ou bien les maintenir à l’extérieur de la Place. Ceux-ci constituaient les premières lignes, le front, de la défense de 224 la Place puisqu’ils avaient l’habitude des affrontements avec les différentes forces de l’ordre. La haine qui sépare les deux entités n’a fait que s’accroître avec la révolution du début d’année. Et depuis, nombre d’ultras sont emprisonnés ou poursuivis par le bureau du procureur militaire, le CSFA et les appareils de police tentant de se venger de cette humiliante débâcle. Face à la violence des policiers, l’auteur du mur de Graffiti in Egypt choisit, à son tour, de répondre par la violence. Celle-ci est fondée sur un acte de langage, associant messages iconographiques et linguistiques, et non une violence physique. Ce qui n’empêche que cet acte de langage violent destiné à blesser symboliquement peut être amené à inciter à une violence, cette fois-ci, physique. L’acte performe donc doublement, en tentant d’agir par le langage et en déclarant son intention de maintenir un combat physique à terme. Il s’agit dans ce cas d’un acte perlocutoire « comportatif »114, par l’emploi d’un juron, prétendant à terme, pour la seconde œuvre étudiée, accéder au rang d’acte « verdictif », c’est-à-dire que l’appareil policier a été jugé et condamné, par l’administrateur de la page, à un statut de « bâtard » et par l’emploi du présent de l’indicatif ainsi que de la généralisation, « all cops », cette institution est désignée comme étant « par nature » aussi méprisable, cela ne sera jamais amené à changer. Enfin l’usage de l’acronyme vise à la simplification d’une expression qui devient symbolique, et l’emploi d’une assignation à connotation internationale suite à l’emprunt de la formule permet une généalogie fondée sur d’autres situations géopolitiques où les policiers adopteraient, encore une fois, « par nature » le même comportement. Ce trait de caractère ne serait pas propre à la police égyptienne mais à tous les policiers ou les appareils de sécurité de ce monde. Un dess(e)in qui oppose, de manière manichéenne, les Ultras aux policiers, un discours qui résume en bipolarisant les acteurs, offrant le rôle du « bon » à l’ultra, le graffeur, le révolutionnaire contre le « méchant » représenté par le policier, ennemi parfaitement institué par le premier qui se perçoit comme « victime » du second. Graffiti in Egypt, comme nous pouvons le constater sur certaines images déjà étudiées, prend l’habitude d’insérer sur les images postées un petit encart signalant sa part d’auctorialité grâce à ce petit bandeau reprenant le nom de la page et le sigle de Facebook ainsi qu’un onglet « recherche » 114 AUSTIN John Langshaw, Quand dire, c’est faire, Seuil, Paris, 1970. Cette liste de type de verbes, selon Austin, a été brillamment résumée par Daniel Dayan à la page 168 de son article « Quand montrer, c’est faire » in DAYAN Daniel (dir.), La terreur spectacle, terrorisme et télévision, De Boeck, Institut national de l’audiovisuel, Bruxelles, 2006. 225 Cette insertion signifie, de la part de l’administrateur, qu’il s’octroie une part d’auctorialité en déposant ses droits sur l’image. A d’autres occasions, il ajoutera même dans le commentaire que l’image est une exclusivité de la page. Ainsi le flou autour de l’auteur dans ce média reste entier. Parfois, le street artiste auteur de l’œuvre publiée est indiqué, tantôt le photographe auteur du cliché, à de rares occasions les deux informations sont transmises et le plus souvent aucune des deux. En ajoutant à toutes ces problématiques, le média hébergeur de la photographie sélectionnée, les frontières entre auteurs ne peuvent aspirer à une quelconque clarté. L’administrateur de la page prétend donc être l’auteur majeur/final, n’ayant aucun droit d’auteur, il se réserve clandestinement une part d’auctorialité afin de paraître lors de toute citation ou reprise d’une image provenant de son espace médiatique, des photos qu’il décide de prendre en charge au sein de son média socionumérique. Nous prenons le parti de concourir derrière le même postulat. Ce qui nous intéresse avant tout, c’est bien le média socionumérique qui diffuse auprès d’un lectorat spécifique ou grandpublic, et par conséquent sa ligne éditoriale. La communauté qui se réunit sur cette page tente de se constituer en identité-résistance aspirant à une reconnaissance. Et cette reconnaissance passe nécessairement par une visibilité, notamment celle du bandeau qui sera amené à paraître sur d’autres pages socionumériques lors de toute reprise, aspirant à faire du street art un mode d’expression qui « vaut d’être vu » et, qui de surcroît, sert la cause de la Révolution. Des résistants, assumant la subjectivation de leur média qui signe régulièrement sa production, qui tentent en définitif de s’agréger au public politique, en réclamant leur part à travers le rôle tenu depuis le début d’année. IV. Keizer met au défi les autorités « La Révolution est arrivée et là comme on pourrait dire, c’était l’explosion [artistique], c’est tout ! Et c’est très naturel comme pour bon nombre d’Egyptiens. Toutes les émotions emprisonnées en eux sont sorties 226 comme une inondation. C’est tout ! Donc tout ce qui est révolutionnaire en moi, tout ce qui est anti-régime, antisystème est sorti naturellement. »115 Keizer crée sa page Facebook le 6 septembre 2011 et publie à cette occasion 70 photographies. Il continuera tout au long de notre étude à procéder de la sorte, c’est-à-dire à publier ponctuellement et en masse. Il gère sa page Facebook comme un support pour sa production, une galerie numérique en quelque sorte sur laquelle il déverse toutes ses dernières créations. Keizer opte pour un espace de présentation sans se soucier toujours de la date de publication, du contexte, et sans apporter de supplément à l’image. Lorsqu’il ajoute un message linguistique à un post, c’est, sans exception, pour : soit réécrire ce qui se trouve dans l’image, parfois pour traduire le texte en anglais, d’autres fois pour préciser la raison pour laquelle il a conçu l’œuvre en question. Au début du corpus, lorsqu’il lui arrivait d’apposer un texte à l’image il le faisait en commentaire, comme tout suiveur de la page pourrait le faire, et non pas en tant qu’administrateur. Par la suite, prenant conscience de la différence de statut entre un follower et lui-même il publiera, à certaines reprises, du message linguistique avec une fonction de légende, c’est-à-dire accompagnant l’image, le tout formant une entité que nous qualifions de post, aux attributs d’« iconotexte » selon le mot de Dominique Maingueneau. En somme, Keizer ne tient pas son mur Facebook comme un média ayant une ligne éditoriale mais plutôt comme un blog ou un journal de bord sur lequel il dispose d’une possibilité de diffusion à l’échelle internationale. L’intérêt que présente Keizer dans notre corpus, c’est qu’il a été surnommé « l’artiste de la révolution »116. Il est assurément le street artiste le plus cité par les pages d’activistes et d’artivistes égyptiens. Nous tenterons donc d’étudier sa production en tant qu’œuvre d’un artiste renommé durant la révolution et qui a une emprise sur les discours d’autres médias numériques. Quant à lui, il ne tient pas vraiment de discours élaboré, construit en tant que tel, son objectif est de diffuser les photographies, souvent sous plusieurs angles de vue, de ses œuvres comme sur un compte Flickr ou Instagram. Il régit sa page comme si les images suffisaient à transmettre sa pensée et son discours. Prenant conscience de la particularité de Facebook, et de la possibilité de réduire la polysémie de l’image que plus tard, c’est à ce moment précis qu’il commencera à 115 Annexe (5), entretien semi-directif de Keizer. Par nombre de journalistes et d’initiés au champ du street art, et entre autres KLEMENZ Lisa et VILLIAUME Leslie, Graffiti baladi. Street art et Révolution en Egypte, Ominiscience, Montreuil, 2014 116 227 rédiger des légendes, les plaçant en cotexte117, pour accompagner certaines photographies, et ce essentiellement afin de traduire en anglais ce qu’il a conçu originellement en égyptien. Mais il ne concevra jamais sa page Facebook comme un espace de discussion, un forum 2.0, ou un lieu de débat, d’échanges. Seule une communication à sens unique top-down trouve sa place au sein de son dispositif médiatique socionumérique. Sa production numérique ex situ n’accède qu’à un rang de stricte consommation d’œuvres d’art, même s’il table sur une action de ses images sur ses lecteurs potentiels, il le fait comme dans le cadre d’un média traditionnel qui propose, voire impose, un contenu à son lectorat. L’une des premières images publiées sur son Facebook, et l’une des plus citées, consiste en un message clairement adressé aux autorités, au pouvoir en place : Une police à empattement, incluant donc des sérifs, similaire à la typographie d’une machine à écrire donne des faux-semblants de discours officiel, installe le texte et lui donne une certaine assise, un sérieux, un cadre pour asseoir le message linguistique de l’œuvre. Ce texte, par ailleurs, encadre une image en jouant sur une allitération autour de la répétition des sons – formant une rime riche – « istence/istance » et « pect » avec un parallèle parfait L’un des trois types de contextes selon Dominique Maingueneau est ce qu’il dénomme le cotexte c’est-àdire le texte se situant « avant ou après l’unité à interpréter » MAINGUENEAU Dominique, Analyser les textes de communication, Armand Colin, coll. « Lettres sup », Paris, 2007, p. 9. 117 228 autour de l’image. Une opposition binaire et manichéenne enrôle le tout pour en faire un ultimatum à l’adresse du pouvoir, que nous pourrions associer à un « promissif »118 conditionné. Si le Régime décide d’employer la force, Keizer, par l’intermédiaire de son discours artistique, promet que le citoyen ne se laissera pas faire et « résistera » en retour. Soit celui-ci « respecte l’existence » soit, saut à la ligne après le passage par le regard d’un personnage de manga, il doit s’attendre à de la « résistance ». Une mise en garde et un défi lancé à l’Ancien Régime. Les sourcils froncés et le regard, encore une fois vers un ailleurs, non pas à l’égard du spectateur de la photographie, d’un guerrier tout droit sorti d’une bande-dessinée japonaise (un manga), avec tout ce que cela implique en généalogie de combat de super-héros ayant des pouvoirs souvent venus d’autres planètes, comme dans Dragon Ball par exemple. Le pouvoir en place doit donc s’attendre, selon Keizer, à une lutte sans merci, une confrontation avec des êtres dotés d’une force incommensurable et insoupçonnable. Leur colère sera donc difficile à contrer. Les épis de cheveux, au repos pour le moment, sont prêts à se dresser pour transformer le personnage en « super-guerrier »119, devenant ainsi invincible. Une tentative d’objectivation évidente menée par Keizer donnerait plus de pouvoir à l’image. La généralisation du propos, sans pronom personnel, comme si l’image transmettait une pensée et un propos issu d’un dicton, par exemple, partagé donc par une large communauté et fondé ainsi sur une vérité populaire. Pourtant Keizer signe son œuvre, mais il prétend par l’emploi d’une citation, qui touche toute la génération des années 1970-1980, presque se dédouaner du propos tenu. Il s’inscrit dans une généalogie afin d’employer « l’arme absolue du faire croire »120, du faire croire que c’est le personnage de manga, représentant le citoyen égyptien lambda, qui tient ces paroles pour défier le pouvoir politique et, par prolongement, militaire. Un langage de « guerrier » est donc nécessaire pour contrer ce pouvoir, par essence violent et qui ne sait communiquer que par les ordres. Il ne faut absolument pas, pour le Régime, provoquer le citoyen égyptien qui pourrait se rebeller et se transformer en « super-guerrier ». Celui-ci a du répondant, d’après l’œuvre de Keizer, et ne se laissera plus, dorénavant, mener à la baguette par le régime militaire qui gouverne l’Egypte. 118 AUSTIN John Langshaw, Quand dire, c’est faire, Seuil, Paris, 1970. Dans Dragon Ball, certains héros se transforment en « super-guerriers/saiyan » lors de leurs combats, leurs cheveux devenant blonds, le corps entièrement recouvert d’une auréole de feu protectrice le rendant presque invincible grâce à de nouveaux pouvoirs acquis lorsqu’il entre dans cet état dit de « super-guerrier ». 120 LAMBERT Frédéric, « Négocier sa croyance face au langage des images » http://www.protestantismeetimages.com/F-Lambert-La-semiotique-du-croire.html, dernière consultation le premier juin 2016. 119 229 Sangoku à l’état normal (à gauche) et en super-guerrier (à droite)121. Anarchiste assumé122, Keizer déclare, par ce type d’images, la guerre ouverte au Régime qu’il rejette. Notons, par ailleurs, que Keizer communique souvent en anglais pour atteindre des cibles étrangères. Son objectif est clair, il ne s’en cache pas, il souhaite toucher des acteurs occidentaux, entre autres des Egyptiens de l’étranger et des gouvernements démocratiques, qui sont plus à même de défendre les intérêts des Egyptiens, face à l’oppression du pouvoir militaire. Keizer, le « Banksy égyptien »123 – surnom donné grâce à la proximité de son style, à son dévouement envers Banksy ainsi qu’à l’influence qu’exerce l’artiste britannique sur lui, tant au niveau artistique qu’au niveau du mystère et de l’anonymat qu’il cultive autour de son identité toujours inconnue – se positionne en tant que juge des acteurs de la société égyptienne. Effectivement, il distribue, comme un maître d’école, les bons et mauvais points aux célébrités, de la culture, de la politique, des médias, etc., de l’Egypte. Il se permet de http://matthelou.a.m.f.unblog.fr/files/2009/05/sangokumultiple.png, blog d’un fan qui a monté une image où il regroupe les différents états de Sangoku, personnage principal de toutes les saisons de Dragon Ball. Dernière consultation le 31 mai 2016. 122 Voir l’entretien de Keizer en annexe (5) ainsi que son œuvre 11.09.06 « I love Chaos » dans le corpus en annexe numérisé. 123 KLEMENZ Lisa et VILLIAUME Leslie, Graffiti baladi. Street art et Révolution en Egypte, Ominiscience, Montreuil, 2014, p. 116. 121 230 juger chacun selon sa grille de jugement moral. Il apprécie et déprécie les différents acteurs grâce à ses pochoirs et il communique ainsi le tout sur les murs des villes et sur son mur socionumérique. Entre le 6 et le 7 septembre, il poste différents portraits pochoirisés incluant une « dimension normative, morale et politique »124 pour répartir les rôles entre « bons » et « méchants », les « bruts » et les « truands », selon leur appartenance à l’Ancien Régime, leur soutien pour l’Armée ou au contraire leur appui apporté publiquement à la Révolution. Certains seront sélectionnés ci-dessous à titre indicatif. 124 VOIROL Olivier, « Présentation. Visibilité et invisibilité : une introduction », Réseaux, n°129-130, 2005/1, p. 18. 231 Amro Waked obtient un portrait gratifiant (coin supérieur gauche), où Keizer le qualifie de « classe », « un vrai », au sens employé dans un langage vernaculaire en français, c’est-àdire une personne qui n’oublie pas ses valeurs et qui ne trahit pas ses principes. Amro Waked est un des acteurs égyptiens qui a toujours soutenu la Révolution et ce depuis les premiers instants (janvier-février 2011), il n’a jamais fait marche-arrière. Keizer réalise donc 232 un pochoir pour féliciter son engagement malgré les risques encourus. Rappelons que de nombreuses célébrités se sont relayés les unes après les autres sur les plateaux de télévision, entre autres, pour se fendre de plaidoyers émouvants afin de soutenir « notre père à tous, Moubarak »125, comme Mohammad Fouad, célèbre chanteur qui a promis de ne plus jamais chanter si Moubarak venait à démissionner. En larmes, durant un échange téléphonique avec la chaîne publique transnationale, il prie tous les Egyptiens d’épargner leur « père », sans qui le pays sera totalement perdu. A l’inverse, Amro Waked, ayant joué des rôles très engagés à l’écran126, a manifesté pendant les 18 jours de révolution et a toujours publiquement affiché son soutien pour la chute de l’Ancien Régime. Pour le récompenser Keizer lui décerne une bonne appréciation : « A+ ». Il en fait de même pour Bassem Youssef (coin inférieur droit), qui s’est fait connaître en tant que présentateur de l’émission « Al Bernameg »127, programme satirique d’actualité quotidien diffusé à l’origine sur Youtube dès le début de l’année 2011 avant d’obtenir une programmation télévisuelle sur CBC, puis ON TV et enfin sur MBC Masr (« Masr » : Egypte en arabe). Ces nombreuses migrations sont dues aux problèmes qui l’ont opposé aux propriétaires des deux premières chaînes égyptiennes, la troisième étant la propriété d’un groupe d’investisseurs de nationalité émiratie. Ses démêlés avec la justice égyptienne128 (il est le journaliste le plus poursuivi) prouvent à quel point il a toujours pointé les failles du Régime. Bassem Youssef, développant en Egypte pour la première fois un talk-show satirique à l’américaine, à l’instar du Petit Journal de Yann Barthès en France, critique (ou)vertement le pouvoir égyptien. Et pour toute son œuvre, Keizer lui attribue la meilleure note. Il obtient ainsi le respect et la distinction la plus élevée qu’un artiste révolutionnaire peut lui offrir, compte tenu de son soutien indéfectible pour la Révolution. A l’extrême opposé, il s’en prend clairement au comédien égyptien Adel Imam (coin inférieur gauche) qui est surnommé le « Zaeem »129, titre normalement attribué 125 Vidéo Youtube de son intervention sur la chaîne publique satellitaire égyptienne. https://www.youtube.com/watch?v=BM6fg1Obt3g, dernière consultation le 2 juin 2016. 126 Il jouera notamment le rôle d’un blogueur emprisonné durant les 18 jours de révolution en 2012 dans le long-métrage Winter of discontent. 127 Littéralement « Le programme ». 128 Entre autres lectures possibles sur la question des poursuites contre Bassem Youssef, et autres journalistes, nous renvoyons à l’article de Yves Gonzales-Quijano publié sur son blog, Culture et politique arabes, le 8 avril 2013 sous le titre de : « Bassem Youssef, Mon Qatar chéri et l’utopie arabe » http://cpa.hypotheses.org/4287, dernière consultation le 2 juin 2016. 129 Un titre spécifique au président égyptien, synonyme de « Rayess » depuis Nasser et qui pourrait se traduire par leader, guide ou chef. Originellement à connotation idéologique, le terme a évolué avec la dictature 233 exclusivement au président, au « rayess » de la Nation. Il l’a décroché parce qu’il est considéré comme le Zaeem du cinéma et du théâtre égyptiens et avant tout parce qu’il a joué sur scène un rôle de dictateur de 1993 à 1999 – pas ouvertement égyptien, et plus proche d’une personnalité ressemblant à Kadhafi – et qu’il l’avait consacré aux yeux d’un certain public comme étant un opposant au Régime, sachant qu’il peignait un portrait extrêmement défavorable au Zaeem en question. Mais dans les faits, ce dénommé Adel Imam, le citoyen et non plus le personnage du Zaeem, a bien soutenu le Régime et plus particulièrement la personne de Moubarak et son gouvernement d’« hommes d’affaires ». Ce faisant, Keizer lui reprend tout crédit et le déclasse dans son estime en lui déclarant « Tu es dépassé, Zaeem ». Enfin, Habib el-Adli (coin supérieur droit), pour sa part, se voit dressé un portrait à son effigie et le qualifiant d’injuste. L’ancien ministre de l’Intérieur, de 1997 à 2011, principal responsable des meurtres de manifestants durant la Révolution de 18 jours, a été reconnu coupable le 19 avril 2011, par une commission d’enquête constituée par le CSFA, d’avoir ordonné l’usage de balles réelles lors des manifestations de janvier-février. Il a déjà été condamné, pour plusieurs chefs d’inculpation tels le « meurtre de manifestants », ainsi que de « corruption », etc.130, à la date de la diffusion de cette photographie. Keizer choisit tout de même de s’en prendre à lui comme symbole de l’Ancien Régime, surnommé le « ministre de la Torture » par la population, et surtout pour un jeu de mots très aisé à opérer. En arabe, la justice se dit « el-adl » et l’ancien ministre porte le nom de famille « el-Adly », la proximité est donc évidente et le jeu de mots est simple à composer. Par un processus de renversement, Keizer affiche le portrait du condamné surplombant la réclamation ou la revendication suivante : « La justice aujourd’hui Adly ». Un « verdictif » émettant un jugement moral parfaitement consommé grâce au jeu de mots. Keizer ne le juge pas seulement mais se sert de son cas pour faire la morale à tout un chacun, et plus particulièrement aux gouvernants. Toute chose a une fin, et l’injustice ne demeurera jamais impunie. Il souhaite ainsi démontrer que celui, qui se sentait tout-puissant un jour, peut se retrouver derrière les barreaux, le lendemain. Après avoir défié les autorités et jugé des acteurs sociaux égyptiens, grâce à l’action potentielle de l’image, Keizer souhaiterait désormais donner du pouvoir aux citoyens. Pour égyptienne et signifie avant tout la mainmise du président sur toutes les décisions du pays. Il est seul à diriger et le seul apte à cette charge. En français, il s’écrit souvent de cette manière « Raïs » mais pour une fidèle retranscription nous avons opté pour la première orthographe. 130 BORAÏE Sherif, Wall Talk, graffiti of the egyptian revolution, Zeitouna, Le Caire, 2012, p. 107. 234 ce faire, il leur offre des armes pour contrer le Régime auquel ils s’opposent de manière frontale. La première arme est celle du nombre, l’union ferait la force selon Keizer. Il faut s’appuyer sur la force collective qui, en s’associant les uns aux autres, pourrait permettre de passer les murs ou plutôt de franchir les barrières, comme l’indiquait le titre français du docu-fiction réalisé par Banksy en 2010 : Faites le mur !. Keizer rêverait de voir les Egyptiens se donnant la main pour transpercer les murs grâce à ce pochoir simpliste. Mais s’ils parvenaient à passer ce type de frontières et qu’ils tombaient sur une opposition du régime, il leur faudrait des armes et Keizer ne néglige pas ce point, essentiel dans son œuvre. 235 Des armes pacifiques sont mises à la disposition des révolutionnaires, ou des citoyens plus généralement. Keizer propose, dans le cadre de ces deux œuvres notamment, une version pacifiste de la confrontation. Un oxymore qui peut s’appliquer à la situation décrite par l’artiste. En Egypte, les manifestants ne disposaient que d’outils de technologie d’information et de communication pour faire face à la violence des forces de l’ordre. Certains auteurs, activistes et journalistes se sont même emportés en désignant cette révolution de « 2.0. » ou encore qu’elle a pu aboutir grâce aux TIC, smartphones, caméras, réseaux sociaux numériques, etc. Keizer, à l’instar de l’initiative d’un certain Ibrahim ElMasry qui a créé un groupe Facebook, muni d’une centaine de photographes amateurs, intitulé « Mon appareil photo est mon arme »131, en fait donc des armes à part entière dont le manifestant peut se munir pour répondre à l’agression du Régime. La première image figure un oxymore iconographique donnant naissance à une caméra à gâchette. Prête à l’emploi, il suffirait au lecteur de mettre l’œil dans le viseur et d’enclencher l’enregistrement, seule arme aux mains du révolutionnaire. Un hommage est ainsi rendu aux appareils de TIC et à leur efficacité dans leur propension à « révéler », à « publiciser » les résultats d’enquêtes menées par des publics politiques. Tellement efficaces que ces armes sont installées, dans la seconde photographie, sur un même piédestal qu’une kalachnikov, a priori, pouvant faire bien plus de dégâts qu’une « simple » caméra. Ces deux armes sont opposées et représentées, dans les signes iconographiques et plastiques, sur un même modèle. Même la police des messages linguistiques est identique. « Notre arme » et « leur arme » se trouvent à une même hauteur. Une équité inéquitable, ou une égalité inégale anime cette composition artiviste. Une vision manichéenne opposant le « bien », à droite, et le « mal », à gauche, dans le sens de la lecture pour un spectateur arabe, qui a culturellement assimilé la lecture de la logographie tout autant que l’iconographie dans ce sens, parachève cette représentation binaire du monde 131 GHONIM Wael, Révolution 2.0. Le pouvoir des gens plus fort que les gens au pouvoir, Steinkis, Paris, 2012, p. 206 236 mettant en prise un « Nous » contre un « Eux ». Dans le sens de lecture, un chemin lui est aménagé132, le spectateur est par obligation projeté dans le camp des « Nous », à la place qui lui est gracieusement réservée, grâce à l’emploi du possessif « Notre » et se voit assigné un adversaire par contrainte, un « Eux » violent et belliqueux, imaginé et fantasmé, par l’emploi de la kalachnikov. Une victime démunie fait front à un bourreau tout-puissant. Le manifestant a pour charge de prouver par l’image les abus des forces de l’ordre, qui visent clairement l’objectif de la caméra. Certains manifestants ayant perdu un œil, ont été atteints par des snipers bien situés sur les hauteurs de la place133, l’antithèse opérée entre le viseur de l’arme létale et l’objectif de l’arme de défense prend tout son sens. Au risque de mourir, le révolutionnaire se doit de révéler les scandales du Régime à travers l’usage de cette caméra, désignée comme une « arme ». Elle peut donc faire du tort à un adversaire choisi. Une figure de rhétorique antithétique, simplificatrice, binaire et manichéenne permet une « efficacité » à l’image ou du moins une charge symbolique puissante, un des quatre points cardinaux de l’analyse d’une image dans la boussole de Frédéric Lambert 134. Plus l’image est triviale et lisible plus la rétention d’information et même l’accès au message seront parachevés. « L’information photographique, et parce que la photographie est occupée par ses effets de réel, ne peut transcrire qu’un langage manichéen ou faire appel aux vieilles ficelles du symbole et des mythographies. Le naturel, en occupant l’espace photographique avec l’insistance qu’on lui sait, réduit d’une certaine manière les chances d’une rhétorique plus complexe que celle de la comparaison ou de l’antithèse. »135 Même si Frédéric Lambert traite de la photographie de presse, et principalement d’information générale et politique, dans le cadre de l’ouvrage cité ci-dessus, force est de constater que des marketeurs et des (street) artistes, peuvent avoir une conception mercatique de leur production, convoquent cette même méthodologie dans la fabrication de leurs images. Concevoir l’image avec un « bon » et un « mauvais », du « blanc » et du « noir » facilite l’emprise que le spectateur peut avoir sur l’image en question. Des postures négociées pourraient instaurer du bruit ou compliquer l’accessibilité à une efficacité symbolique « L’œil suit « les chemins qui lui ont été ménagés dans l’œuvre » selon Paul Klee, ce qui contredit cette idée injustement répandue d’une lecture « globale » de l’image. » in JOLY Martine, Introduction à l’analyse d’image, Armand Colin, Evreux, 2005, p. 85. 133 Nous reviendrons ultérieurement sur certains « héros » ayant perdu un ou deux yeux lors de différentes manifestations anti-Régime. 134 LAMBERT Frédéric, « Une image jamais n’abolira ses langages » in GENIN Christophe (dir.), Déconstruire l’image, Publications de la Sorbonne, Paris, 2011. 135 LAMBERT Frédéric, Mythographies, La photo de presse et ses légendes, Médiathèque Edilig, Paris, 1986, p. 83. C’est nous qui soulignons. 132 237 recherchée. Le symbole est la boîte de pandore recherché par tout professionnel de l’image qui souhaite toucher un grand-public. Il doit tenter de convoquer des interprétants simples et abordables afin de séduire le plus grand nombre de lecteurs possible. L’enchaînement des interprétants doit conduire tout droit à un symbole précis et doit prohiber toute navigation vagabonde de la part du lecteur de l’image. Pour ce faire, proposer ou imposer des images faites de signes (linguistiques, iconiques et plastiques) simples est bien souvent la voie empruntée. Pour éviter l’idiosyncrasie, ou la formule proclamant qu’il existe autant d’interprétations que d’interprètes, le concepteur a pour charge de convoquer des symboles, partagées par une convention et des habitudes et animées par une loi générale 136, pour réduire la « chaîne flottante des signifiés »137. Subsumer une situation complexe en un discours simple, sans nuances, et, par conséquent, accessible à tout un chacun a le don de séduire un auteur qui cherche à réunir autour de son discours un collectif aussi large que possible, la tentation d’user de symboles faisant autorité socialement et culturellement dans leur lecture une et unique s’agrandit. Ceci étant dit, nous devons à présent pointer le fait que l’opposition des armes n’est pas l’œuvre de Keizer, même s’il ne le précise pas dans le cadre de son post Facebook. Celle-ci serait une réalisation de HZB, selon les suppositions de Sherif Boraïe dans Wall Talk138. Par contre, le buste d’homme mystérieux à capuche tentant de maîtriser un flux d’énergie avec ses mains est bien une production de Keizer. Une syntaxe139 s’établit entre ces deux œuvres, ou bien un dialogisme certain. Keizer, en effet, se représente certainement lui-même en se mettant en abyme, à l’instar de ce que fait Banksy régulièrement, afin de se positionner comme médiateur, mettant en exergue ainsi son rôle social d’artiste engagé, entre ces deux forces. Anarchiste proclamé, donnant les armes aux révolutionnaires, Keizer ne souhaite qu’une finalité, à savoir atteindre la paix. Combattre en vue d’obtenir la paix : 136 TIERCELIN, Claudine. C. S. Peirce et le pragmatisme. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Collège de France, (n.d.) (généré le 18 novembre 2015), 1 ère éd. 1993, p. 38. 137 BARTHES Roland, « Rhétorique de l’image », Communications, 1964, n°4. Roland Barthes évoque pourtant cette notion pour aborder le rôle du message linguistique qui vient s’ajouter à l’image pour tenter d’imposer une seule lecture possible au « spectator ». 138 BORAÏE Sherif, Wall Talk, graffiti of the egyptian revolution, Zeitouna, Le Caire, 2012. Page 139 BARTHES Roland, « Le message photographique » in Communications, n°1, 1961. 238 Toujours à la date du 7 septembre 2011, parmi les nombreuses œuvres réalisées depuis le soulèvement du début de l’année civile, Keizer publie la photographie de la jauge ci-dessus. Cette dernière présente la guerre en rouge et à gauche, la senestre symbolise le « mauvais » côté. A l’extrême opposée, à droite, la dextre est l’antithèse par excellence de la guerre, la paix qui n’est pas encore totalement atteinte par l’aiguille. En plein milieu de la jauge, la peur a été dépassée, selon l’artiste, mais un effort reste à fournir pour accomplir les objectifs initiaux de la Révolution, à savoir toucher enfin du doigt la paix. A cet effet, un combat s’impose avec des « armes pacifiques » pour obtenir une paix qui est à portée de main. Un dernier petit effort et le plein sera fait. L’aiguille ayant dépassé le stade de la peur n’a presque plus que le choix de descendre, force gravitationnelle oblige, vers la paix finale. Une œuvre donc d’incitation à l’action, ou du moins à ne pas relâcher l’action entamée, est clairement le résultat du discours de Keizer, dans son ensemble. Son désir est de contribuer à la sédition d’un public actif qui s’empresse d’exiger ses droits. Conclusion chapitre 4. Nous sommes tous Khaled Saïd, à travers son discours, tente d’entretenir l’émotion suscitée par les pertes humaines d’avant, pendant et post-révolution et surtout aspire à atteindre 239 l’« étape de la maintenance »140 qui est la phase la plus critique selon Laurence Kaufmann. Pour passer cette phase et y survivre, une remise en question permanente141 doit s’appliquer au public. Ainsi, nous observons comment Wael Ghonim, en se servant du street art(ivism), cherche à consolider sa « communauté numérique »142 en vue d’appartenir à un public politique plus large, en continu. Pour ce faire, l’expérience esthétique est un atout majeur pour atteindre cette finalité. Les dimensions esthétique et morale entretenues par le street art offrent à l’Admin de la page « activiste » la plus visitée d’Egypte, un moyen de préserver intacte, voire de l’enrichir, l’émotion et l’imagination nées depuis juin 2010 dans le cadre de ce mur socionumérique, qu’est la page Facebook : Nous sommes tous Khaled Saïd. Même si le street art, cantonné à sa caractéristique artiviste, demeure marginale dans le discours de Wael Ghonim, il reste néanmoins un support non-négligeable pour étayer le propos tenu et soutenir la ligne éditoriale du cybermilitant. La numérisation de cet art ne tient qu’un rôle périphérique dans le discours en question mais l’action souhaitée des images apporte une plus-value dans l’incitation à l’agir143 de la communauté. Une expérience esthétique, de nature révolutionnaire, a démarré en juin 2010 et tout ce que souhaitent les membres de ce collectif constitué c’est de ne surtout pas la voir périr. L’effort déjà consenti n’a pas été suffisant et nécessite une poursuite de l’action, entre autres le maintien des enquêtes, la réclamation des droits de l’Homme, etc., afin de protéger les rares acquis du soulèvement de janvier-février 2011 et d’obtenir gain de cause quant aux revendications des origines. L’objectif final étant d’imposer le terme suivant : « La Révolution continue ». Celle-ci n’est donc pas terminée dans le discours de tous les Khaled Saïd, ce qui s’est produit en début d’année n’est qu’un commencement. Graffiti in Egypt, dont l’administrateur reste anonyme, fait du street art, même s’il n’emploie pas ce terme au profit de « Graff », sa raison de vivre, l’expression d’une identité revendiquée. Ultra, fan de culture hip-hop et graffeur, la page a pour visée d’obtenir de la visibilité-« reconnaissance » à ce champ méprisé par une société égyptienne, culturellement 140 KAUFMANN Laurence, « Faire « collectif » : de la constitution à la maintenance » in KAUFMANN Laurence et TROM Danny (dir.), « Qu’est-ce qu’un collectif ? Du commun à la politique », op. cit.. 141 Référence aux sept points constitutifs du « public » selon John Dewey, Partie I. 142 Partie I. 143 N’oublions pas qu’agir, dans notre propos, se définit comme suit : « Agir, c’est toujours faire quelque chose en sorte que quelque autre chose arrive dans le monde. » RICOEUR Paul, Du texte à l’action, Essais d’herméneutique II, Editions du Seuil, Paris, 1986, p. 194. 240 conservatrice. La page se trouve utilisée comme un médium d’engagement dans l’optique de défendre une communauté de « marginaux ». Mais tout cela verse dans le même sens qu’une page grand-public comme celle de Nous sommes tous Khaled Saïd puisque les deux militent et agissent pour la poursuite de la Révolution. Seulement la première fait du street art une fin alors que la seconde en fait un moyen parmi tant d’autres. Enfin, la page de l’artiste Keizer prend les attributs d’une galerie numérique destinée à pérenniser son art dans le temps et à lui offrir plus de visibilité « médiatique » pour différents publics. Néanmoins il se présente comme « un anti-capitaliste, anti-système, antiRégime »144 et agit toujours en tant que tel. Son art n’est qu’un corrélat de son engagement politique, même s’il ne développe aucune stratégie communicationnelle impliquant un public, au sens de l’agir. Il ne fait que proposer des contenus qu’il voudrait incitatif, à l’intérieur des frontières égyptiennes et à l’international, en naviguant entre l’arabe et l’anglais. Une page suivie, essentiellement, par des initiés mais qui ambitionne d’atteindre un public universel avec un discours policé, simple et accessible à tous. Seule la circulation entre réseaux socionumériques expliquerait le succès de cet artiste et la diffusion aussi conséquente de son œuvre, que nous pouvons retrouver régulièrement sur les autres pages de notre corpus. Keizer impose sa vision du monde en souhaitant la partager avec tout un chacun afin, à terme, d’inciter à l’action et à continuer la Révolution pour obtenir la paix sociale. Le street artivisme octroie de la visibilité au street art, c’est donc la dimension politique et révolutionnaire qui permet d’accéder à « ce qui doit être vu », car celui-ci devient un mode d’expression au service du public et de son agir. Tous ces discours se réunissent par l’expressivité d’un même mode artistique engagé dans une même perspective qui est de maintenir en vie la Révolution jusqu’à ce que celle-ci atteigne ses objectifs annoncés courant janvier 2011 et les mois précédents. La finalité est donc identique mais l’emploi d’un même média varie dans les procédés de diffusion et d’interaction. 144 Annexe (5), Entretien avec Keizer. 241 Chapitre 4 : « La deuxième révolution »1. « Je vous ai dit à plusieurs reprises, (…) que les canons qui bordent les frontières, en plein désert, ne crachent le feu que lorsqu’ils sont dirigés vers nous, que ces balles, dont nous payons le prix en sacrifiant le pain et le médicament, ne tuent pas les ennemis, mais nous tuent si nous élevons la voix ». Amal Donqol, Commentaire sur ce qui s’est passé, 1971. En guise d’ouverture, voici un plan pour donner un aperçu au lecteur de l’emplacement de la rue Mohammad Mahmoud, située en plein cœur du centre-ville du Caire : 2 C’est ainsi qu’elle a été désignée lors de son surgissement, même si cette appellation a été relativement éphémère, nous la maintenons pour relayer l’esprit contemporain aux discours qui y prennent cours. Finalement le « coup d’Etat » de juillet 2013 sera désigné « Deuxième révolution » par les partisans de ce soulèvement, principalement initié par le mouvement Tamarod. Nous avons opté pour « deuxième » au détriment de « second » puisqu’à ce moment précis des événements les révolutionnaires concevaient que le processus était bien loin d’aboutir en novembre 2011 mais ils souhaitaient marquer cet épisode du sceau de l’Histoire en lui octroyant le titre révolutionnaire mais seulement « deuxième » pour insister sur le fait qu’il sera suivi d’autres épisodes. 1 242 Le 19 novembre, un nouvel événement dans le déroulement de la Révolution frappe les esprits et engendre un traumatisme qui durera de nombreuses années. Les si communément dénommés « événements de Mohammad Mahmoud » se déroulent pendant quatre jours à partir du 19 novembre. A partir de ce moment précis, la rue se fait le théâtre d’affrontements réguliers entre révolutionnaires et forces de sécurité (police centrale, militaire, civile ou politique, etc.). La rue Mohammad Mahmoud deviendra ainsi le lieu privilégié du street artivisme au Caire et en Egypte. Ce n’est pas un hasard si les publications se sont focalisées essentiellement sur cette rue tels que l’article de Zoé Carle et François Huget3, ou encore les publications en ligne de Mona Abaza4. Par ailleurs, une page Wikipédia consacrée à cette thématique existe en anglais : « Mohamed Mahmoud graffiti »5. Des pages Facebook ont été spécialement créées pour parler de cette rue, lui conférant ainsi une certaine visibilité. Il s’agit d’un nouvel espace médiatique spécifique censé palier la suppression régulière des œuvres recouvrant les murs de la rue. Dès lors un palimpseste, comportant des strates et des couches de peintures et de bombes qui se recouvrent, prend place et une histoire commence à naître. Les forces de l’ordre effacent les murs puis des artistes viennent les recouvrir, souvent dans la nuit qui suit. L’espace mémoriel s’enrichit ainsi puisque la production artistique, se voulant lieu de préservation de l’histoire en marche, s’enrichit d’un point de vue quantitatif et qualitatif. Les œuvres supprimées sont souvent reproduites mais avec un travail nouveau qui rend un produit final amélioré. Non seulement, le détail, le grain, les nuances et la maîtrise des œuvres ne font qu’augmenter mais ce petit jeu de défi entre les autorités et les artivistes fait de la rue un lieu de pèlerinage. Des activistes, photographes, 2 Plan du centre-ville du Caire incluant une indication (spot rouge) au milieu de la rue Mohammad Mahmoud afin de montrer l’emplacement stratégique de cette artère primordiale pour le contrôle de l’espace urbain cairote, reliant la place Tahrir au ministère de l’Intérieur, en passant par l’Université Américaine du Caire (AUC). https://www.google.fr/maps/place/Mohammed+Mahmoud,+Abdeen,+Cairo+Governorate,+%C3%89gypte/@3 0.0431605,31.2380695,17.01z/data=!4m13!1m7!3m6!1s0x145840b800e30191:0xb9c5dce89e8cf2ff!2sMoham med+Mahmoud,+Abdeen,+Cairo+Governorate,+%C3%89gypte!3b1!8m2!3d30.0430587!4d31.239915!3m4!1 s0x145840b800e30191:0xb9c5dce89e8cf2ff!8m2!3d30.0430587!4d31.239915, dernière consultation le 12 septembre 2016. 3 CARLE Zoé et HUGET François, « Les graffitis de la rue Mohammed Mahmoud. Dialogisme et dispositifs médiatiques » in DE ANGELIS Enrico (dir.), Evolution des systèmes médiatiques après les révoltes arabes, CEDEJ, n°12, 2015. 4 Mona Abaza, professeur de sociologie à l’Université Américaine du Caire (AUC), dont l’un des murs s’est fait connaître pour son invasion par le street art se situe dans la rue Mohammad Mahmoud, a publié sur le site Jadaliyya huit articles traitant du street art en Egypte entre mars 2012 et janvier 2015 dont le premier le 10 mars 2012 intitulé : « An Emerging Memorial Space ? In Praise of Mohammed Mahmud Street » http://www.jadaliyya.com/pages/contributors/37823. 5 « Mohamed Mahmoud graffiti », Wikipédia, https://en.wikipedia.org/wiki/Mohamed_Mahmoud_graffiti, dernière consultation le 14 juin 2016. 243 journalistes, chercheurs, et fans en tous genres viennent régulièrement dans la rue pour découvrir les nouveautés ou bien restent à l’affût sur l’internet de toute actualisation des murs urbains de Mohammad Mahmoud. Certains demandent même aux gardiens des immeubles et des parkings, ainsi qu’aux employés de commerces de la rue de les tenir au courant de toute nouveauté, afin de venir sur les lieux et pouvoir les immortaliser et saisir par un cliché photographique la fugacité de l’œuvre. Ils laissent leur numéro de téléphone pour être informés de toute nouveauté, moyennant une petite somme d’argent. Ainsi une attente se créée et la rue devient non seulement un « sanctuaire d’écriture », un autel, ou un même un monument aux morts tombés pour la Révolution, mais aussi un média où une histoire, prétendant mettre à jour les réalités cachées par le Régime, s’écrit jour après jour. Des mythographies s’installent sur le « mur des martyrs » dans la « rue des martyrs » pour rendre « gloire aux martyrs » (campagne activiste et artiviste qui existe encore aujourd’hui). Les interactions entre les autorités et les artistes de la rue Mohammad Mahmoud constituent des espaces de lutte entre une version officielle souhaitant réguler le flux médiatique et urbain des manifestants ainsi que la visibilité des morts et des victimes et une version des artivistes qui tentent de mettre à jour et de graver dans la roche une mémoire collective alternative, afin de rendre hommage aux « vrais » héros de la nation. Quatre journées de combat acharné entre les forces de sécurité et les révolutionnaires aboutissent à l’érection d’un mur de blocs en bêton pour barrer la route menant au ministère de l’Intérieur. Le bilan de ces affrontements s’élève à 47 morts et des centaines de blessés, plus de 600 à la fin de la première journée. Un sit-in place Tahrir, en place depuis la veille, jour de grande manifestation en vue d’exiger une transition démocratique plus rapide que celle annoncée par le CSFA et le transfert à un pouvoir civil en avril 2012 est évacué dans la violence par les forces de l’ordre. La brutalité de la répression, (emploi de gaz lacrymogènes, de balles en caoutchouc, tirs de grenailles et de balles réelles) a fortement exacerbé les affrontements. Des tireurs d’élite embusqués sur les hauteurs des immeubles, de part et d’autre de la rue, (et principalement le toit de l’université américaine du Caire (AUC), qui se scandalisera de cette pratique) visent les manifestants présents et leurs yeux en particulier. La rue sera par la suite rebaptisée : « La rue des yeux de la liberté ». De nombreux documentaires télévisés intitulés « Eyes of Freedom Street », seront même 244 consacrés à cet épisode de la Révolution égyptienne6. Les victimes atteintes à un œil, voire les deux, cristalliseront la colère des révolutionnaires. Des initiatives activistes iront même jusqu’à organiser des voyages en Europe afin d’aider certaines victimes à recouvrer la vue. Celles qui ont effectué le voyage seront accueillies en héros à leur retour à l’aéroport du Caire. La toponymie de cette rue comporte une dimension révélatrice de l’état d’esprit des révolutionnaires. Par exemple, lorsqu’ils la renomment « Eyes of Freedom Street » cela présente un double enjeu au niveau des actions de cette appellation. Premièrement, cela permet une commémoration en l’honneur des victimes éborgnées. De plus, cela fait référence au verset 45 de la sourate « Le Festin » du Coran : « Nous leur avons prescrit dans la Thora : « Vie pour vie, œil pour œil, nez pour nez, oreille pour oreille et dent pour dent ; les blessures aussi relèvent du talion », mais celui qui, par charité, renonce à son droit, bénéficiera de l’expiation de ses fautes. Ceux qui ne jugent pas selon la loi révélée par Allah sont, eux, les injustes. »7 Ce verset entraînant un dicton populaire égyptien « œil pour œil, dent pour dent ; et l’initiateur est en tort ». Ainsi, le discours qui sous-tend cette appellation prévient les autorités qu'une vengeance aura bien lieu. La perte des yeux de dizaines de victimes entraînera des actions en retour. La loi du talion sera saisie et appliquée. Malgré le pardon recommandé dans le Coran, le dicton égyptien ne retient que la vengeance. Ainsi la toponymie évolutive de cette rue promet aux autorités une persévérance dans la vengeance. Par ailleurs, une vidéo circulant sur Youtube pendant ces événements, achèvera de faire basculer l’opinion du public en faveur des révolutionnaires. Celle-ci montre un policier tirant le cadavre d’un manifestant inconscient par le bras pour le déposer quelques mètres plus loin dans un caniveau au milieu des ordures qui jonchent le trottoir. Cette vidéo amateur laisse entendre les pleurs d’une femme qui, de plus, traite le policier, armé de sa matraque, Entre autres un documentaire d’AlJazeera disponible sur Youtube https://www.youtube.com/watch?v=GGCJwRSONZ8. Ainsi qu'ON TV, chaîne satellitaire privée égyptienne, qui met à disposition sur sa chaîne Youtube un documentaire avec le même titre https://www.youtube.com/watch?v=43hQfhya4Xo, dernière consultation le 29 juin 2016. 6 7 OULD BAH El-Moktar (Trad.), BELLO MANA (révision), Le Noble Coran, Complexe Roi FAHD pour l’impression du NOBLE CORAN, Médine, 2006, p. 162. 245 de « sioniste »8, ce qui est probablement la pire injure dont peut être affublé un égyptien. Seule une violence extrême et inhumaine pourrait justifier l’usage d’un tel qualificatif au sein de cette « communauté d’action »9. En distinguant nettement pouvoir et violence, Hannah Arendt dans son traité Sur la Violence voit en celle-ci la « manifestation la plus évidente du pouvoir »10. Le pouvoir dès qu’il se sent menacé, diminué ou contesté en externe ou en interne est bien souvent « tenté de compenser par la violence cette perte de pouvoir »11. Ainsi en période révolutionnaire une question se pose quant à l’emploi de la violence. L’autorité au pouvoir sent celui-ci lui échapper et opte pour la facilité, voire la nécessité, « dans le but de maintenir l’intégrité de la structure du pouvoir à l’encontre de ceux qui la contestent »12. Plus la contestation se fait grandissante et persistante, plus la réaction de l’autorité au pouvoir s’accentue dans une violence qui devient de cette manière, et en toutes circonstances, « la condition indispensable du pouvoir »13. Dans l’optique de se maintenir en jouant sur la rhétorique de la préservation de l’ordre et de l’intégrité de la nation, représentée par le pouvoir. Défier l’autorité et son corrélat le pouvoir, qui s’exprime indubitablement dans la violence, serait aller à l’encontre des intérêts de la nation et justifierait ainsi les violentes sévisses encourues par les réfractaires. Ce court raisonnement, avec tout ce que cela induit en réductionnisme souvent malencontreux, expliquerait l’escalade de la violence en situation révolutionnaire et ceci s’applique au cas égyptien également qui témoigne des hésitations et des pérégrinations classiques durant ce type de contexte. Entre poursuite des objectifs affichés en début de soulèvement et retour à la vie commune et à l’économie de marché assurant la survie de tout un chacun, les incertitudes font vaciller une large partie du public. Des convictions opposées poussent chacun des deux camps, à savoir l’institution militaire au pouvoir et les révolutionnaires qui aspirent à renverser ce pouvoir, à affermir leur position. Cela se traduit par des affrontements de plus en plus véhéments et par l’exacerbation de plus en plus prononcée des clivages. 8 « Egypt-Police shot man and through the body in garbage.avi », Youtube, Fact Tv, 29 novembre 2011, https://www.youtube.com/watch?v=ou1FSwF0H40, dernière consultation le 29 juin 2016. 9 DEWEY John, Logique. La théorie de l’enquête, PUF, Paris, 1967, p. 108. 10 ARENDT Hannah, Du mensonge à la violence, Calmann-Lévy Pocket, coll. « Agora », Paris, 1972, p. 135. 11 Ibid., p. 155. C’est nous qui soulignons. 12 Ibid., p. 147. 13 Ibid., p. 147. 246 Afin de rendre intelligible ce que nous avançons quant à ces événements, notion employée pour rappel dans l’acception de Jocelyne Arquembourg qui rejoint celle d’Hannah Arendt 14, passons à l’analyse de notre corpus en opérant un balayage méthodique et dans l’ordre des pages Facebook sélectionnées. I. Nous sommes tous Khaled Saïd affiche les borgnes de Mohammad Mahmoud. Essaim d’une culture victimaire. Comme à son habitude, dès que les événements prennent une tournure tragique, Wael Ghonim accorde peu de place au street art(ivisme) au sein de son espace discursif socionumérique. Tout comme durant les 18 jours de janvier-février 2011, en novembre 2011 l’administrateur de la page Nous sommes tous Khaled Saïd poste très peu d’images consacrées au street art, il semblerait que ce n’était pas le moment selon lui. Six posts seront pris en compte pour cette période qui s’étend du 19 novembre 2011 au 31 janvier 2012, dont certains ne sont pas référencés avec un mot-clé faisant référence au street art. Nous les exploiterons néanmoins pour certaines raisons qui seront développées ultérieurement. Le tout premier post n’intervient qu’au terme des affrontements de Mohammad Mahmoud, à savoir le 24 novembre. 14 « Les événements représentent, par définition, des concours de circonstance qui interrompent le déroulement des procédures et des processus habituels » in ARENDT Hannah, Du mensonge à la violence, Calmann-Lévy Pocket, coll. « Agora », Paris, 1972, p. 110. 247 Dans le cadre de cette publication, il n’est nullement question de street art pour Wael Ghonim, ni pour les membres de la page. La légende qu’il accole à cette photographie, dans une fonction d’ancrage15 évidente, soutient que ce « révolutionnaire défie les gaz [lacrymogènes] rue Mohammad Mahmoud »16. Ceci étant dit, ce type d’objet iconographique nous permet de mettre le doigt sur une dimension des inscriptions murales du Caire dont nous disposons rarement au sein de notre corpus. Les pages que nous traitons mettent en scène des œuvres travaillées et sophistiquées, prises en photographie avec un certain souci de la luminosité, de l’angle de prise de vue, de la netteté, etc.. Tandis que, dans ce cas, il y a une pose évidente qui met en exergue le révolutionnaire qui défie, les bras sur les hanches, le masque et les lunettes de protection bien vissés sur le visage, le regard droit ne fuyant pas le spectateur, comme pour annoncer qu’il tiendra bon face à la brutalité des forces de l’ordre. Au-delà des moqueries contenus dans certains commentaires17 concernant cette pose, bien trop « belle » pour paraître réelle et L’image étant toujours polysémique, le message linguistique a pour fonction première de fixer la « chaîne flottante » des signifiés. Le message linguistique peut avoir deux fonctions distinctes : d’ancrage et de relais. La première consiste à confirmer, pour le postuler trivialement, une donnée que le « spectator » aurait pu déceler par lui-même en regardant l’image, tandis que la seconde apporte une donnée nouvelle, impossible à deviner en fixant ou en analysant les deux messages iconiques. BARTHES Roland, « Rhétorique de l’image », Communications, 1964, n°4, p. 44. 16 Annexe, 11.11.24 bis. 17 A titre indicatif le premier commentaire ironique : « C’est ça les révolutionnaires ou c’est juste pour la montrer à sa fiancée et lui dire regarde-moi bébé, hahahahahahah », commentaire d’Amr Said, Annexe 11.11.24, p. 1. 15 248 prise sur le vif, c’est le second plan de la photographie qui nous intéresse alors qu’il n’est pas pointé comme digne d’intérêt par l’administrateur ou les membres de cette communauté numérique. En effet, hormis un troisième plan où nous pouvons déceler la présence d’autres révolutionnaires se protégeant de la même manière de la diffusion de gaz lacrymogène, un mur ou plutôt les résidus d’un mur plante le décor de la photographie. Un mur gribouillé de haut en bas, de droite à gauche, sans ordre notable parmi les écritures. Une sorte d’écriteau pris comme support par les révolutionnaires pour exprimer ou défendre une ou des idées. Il ne s’agit plus d’une activité artistique mais d’une trace de ce que pensent les révolutionnaires et qu’ils inscrivent sur leur propre champ de bataille. Un « sanctuaire d’écritures » polygraphique destiné à s’encourager les uns les autres, tout comme les chants et les cris synchronisés de slogans révolutionnaires. Entre les « Vive l’Egypte », « J’aime l’Egypte », « Pain, Liberté, Dignité » et autres « nous sommes tous une seule main ». Le révolutionnaire pose fièrement au milieu de ces « actes d’écriture » qui sont partie prenante de l’atmosphère révolutionnaire et du front que constitue la rue Mohammad Mahmoud. Ces écrits ne sont qu’au second plan mais ils sont nécessaires à l’ambiance générale. Cette photographie, à vocation professionnelle, dénote de ce que devrait être le condensé iconographique d’un révolutionnaire : il est montré comme mettant au défi les autorités même en plein milieu du chaos et de la destruction. Le mur avec les traces successives de la révolution s’écroule mais le révolutionnaire tient debout, fier et prêt au combat malgré l’adversité et l’air pollué du combat. Les inscriptions murales tiennent donc le rôle, et cela semble inconscient inconscient de la part de Wael Ghonim lorsqu’il décide d’insérer cette photographie dans son média, de support et de soutien du révolutionnaire. Le théâtre de la révolution ne peut se concevoir sans écrits révolutionnaires, les chants ne pouvant se traduire en trace visuelle, la logographie prend le relais afin de rendre la photographie efficace, résumant en un cliché unique la situation de la rue Mohammad Mahmoud. Plus tard le même jour, à quelques minutes près, un autre post intervient sur la page. Celui-ci est clairement dédié à une œuvre de street art de Hosni. Tous les commentaires ne sont pas du même acabit, certains prient Amr Said en retour d’aller se prendre en photographie dans un célèbre parc paisible du Caire en le traitant de « malade ». Une des membres de la page lui répond qu’il compte trop sur sa catégorisation sexuelle à l’état civil et que dans les faits il n’est qu’« un semblant d’homme ». 249 Sans légender la photographie, Wael Ghonim, estimant certainement que l’image se suffit à elle-même pour réduire son inhérente polysémie et n’avoir qu'une finalité possible, reprend ainsi à son compte le message véhiculé par cette œuvre. L’auteur de l’œuvre n’est pas indiqué par l’administrateur. Cela dit, la signature et l’année de création sont présents sur le « parchemin » 18 et le style de Hosni est très reconnaissable, grâce au lettrage et aux couleurs employés. Le contenu linguistique du « parchemin » pourrait se traduire comme suit : « Communiqué numéro 1 de la population au Conseil militaire : Dégage ! Dieu nous guide »19. Dans une police bien plus petite, la mention « Que Dieu nous guide »20 se trouve insérée au cœur du « Dégage ». En fait, cette formulation, consacrée à ce type de communiqué, clôture tous les communiqués officiels émanant de l’institution militaire égyptienne depuis des décennies. Traditionnellement elle est un peu plus longue et signifie que c’est Dieu qui a pris les décisions et guidera les hommes pour les mettre en application. De la sorte, Hosni décide de détourner de manière satirique le format des communiqués militaires, en reprenant En caractères plus petits, la signature/tag de l’artiste se trouve à gauche de l’œuvre en noir. En parallèle, nous proposons la traduction de Leslie Vuilliaume et Lisa Klemenz : « Déclaration n°1 du peuple égyptien au CSFA : partez ! » KLEMENZ Lisa et VILLIAUME Leslie, Graffiti baladi. Street art et Révolution en Egypte, Ominiscience, Montreuil, 2014, p. 65. 20 Une traduction plus littérale aurait donné « Dieu est conciliateur » mais celle-ci ne transmet pas nécessairement l’esprit de la formule. A titre d’exemple, cette formule concorde, dans son usage et son action, avec le célèbre « God bless America », usité solennellement en fin de certains discours officiels de personnalités politiques américaines. 18 19 250 le numéro du communiqué, son auteur, son destinataire, la décision adoptée et sa signature à connotation religieuse. Le « Dégage » devient solennel et tente de performer une décision validée à l’unanimité par la population qui aurait ainsi formellement et officiellement condamné le CSFA à quitter le pouvoir et à déléguer toutes ses prérogatives à un pouvoir de nature civile. Comme pour chaque publication qui prend l’Armée pour principal fautif et responsable de tous les maux de la société égyptienne, un vif débat anime la page entre les partisans de l’Armée qui la voient comme garante du bien-être et protectrice de l’Egypte et les résistants à celle-ci. Premier argument de division : ne pas tout mélanger c’est-à-dire ne pas confondre Armée et CSFA. La première à réagir, une dénommée Shaimaa El Yamny, qui a semble-t-il pour habitude de toujours défendre l’Armée avec des formules religieuses, patriotiques et par-dessus tout moralisatrices, enchaîne ces trois commentaires d’affilée : « Qu’il dégage où, vers les Etats-Unis ? Est-ce qu’il y a dans ce monde un pays sans armée ? » « C’est ce que peuvent dire des gens qui aiment l’Egypte ? » « Honte à vous »21. Elle se fait immédiatement « remettre à sa place » par d’autres membres qui l’informent de la distinction entre Armée et CSFA. D’ailleurs Ahmed Khorshed s’offusque de la réussite du plan machiavélique du CSFA : « Et quand le Conseil s’en ira, l’Armée partira aussi ?!!! Ayez honte, réfléchissez un peu, ils ont réussi à nous imposer leur sale jeu qui est de nous diviser »22. Cette personne qui se fait appeler Shaimaa sera exclue, quasiment manu militari, par les autres membres. Certains la traitent d’infiltrée, un membre demande même de manière ironique « avec qui elle est venue celle-là »23. Ne partageant pas des valeurs communes, la membre incriminée se voit donc renvoyée – symboliquement puisque techniquement il 21 Annexe 11.11.24, p. 1. Certaines traductions ne dépeignent malheureusement pas suffisamment la mesure religieuse que prennent les commentaires d’origine. Le terme que nous avons traduit par « honte » signifierait plutôt pêché, un interdit imposé par la loi divine. Par ailleurs, ce terme est quotidiennement utilisé dans le dialecte égyptien sans forcément systématiquement avoir une connotation religieuse, il s’est déplacé sur un plan performatif « laïc ». 22 Annexe 11.11.24, p. 2. 23 Ibid., p. 3, commentaire de « K Ibn Hafs ». Au sens de qui lui a permis de s’introduire dans notre communauté. 251 garde le droit de réagir à tout moment mais sa réputation la poursuivra – aux marges de la communauté, voire à l’extérieur de celle-ci. Toujours dans l’ordre chronologique, afin de ne pas perdre le fil des événements, le post qui suit met en scène une production de street art : A la date du 27 novembre, l’Admin publie cette photographie d’une œuvre picturale d’Ammar Abo Bakr qui reprend les codes et le format de l’affichage public du Far West pour signifier qu'une personne est recherchée par la justice. Aucune mise à prix mais l’homme présent sur ces deux photos peintes est désigné comme « WANTED », juste en dessous est indiqué en arabe « Recherche avec la population » puis sous l’image se trouvent les détails civils qui qualifient la personne : « Lieutenant/Mahmoud Sobhy El Shenawy Officier de la Sécurité centrale accusé d’avoir liquidé les yeux 252 De dizaines des révolutionnaires héros du Tahrir BRAVO PACHA ». Un artiste décide donc de communiquer publiquement les photos – reproduites en peinture pour mieux résister aux épreuves du temps et du climat – de l’accuser et de rendre public son identité. Mais qui est ce Mahmoud Sobhy El Shenawy ? Ce jeune officier se retrouve au cœur d’une tornade médiatique animée par des activistes puisqu’en date du 21 novembre pendant les événements de Mohammad Mahmoud, une vidéo est publiée sur Youtube. Elle montre ce jeune lieutenant, rue Mohammad Mahmoud, tirant sur les manifestants et atteignant l’œil de l’un d’entre eux. Bien évidemment l’image ne montre pas le détail de la blessure mais c’est là où la provocation ébranle l’opinion du public. Au niveau du son, nous entendons ses acolytes le féliciter parce qu’il aurait « eu l’œil du mec, elle [la balle] a touché l’œil du mec. Nique la religion de sa mère. Bravo pacha. »24 Force est de constater que l’expression « Bravo pacha », dont la traduction littérale serait plutôt « T’es un brave pacha », est reprise sur l’avis de recherche en guise de moquerie. Ce qui a le plus offusqué les égyptiens c’est que des policiers se félicitent d’avoir blessé des victimes et plus précisément pour avoir touché le point névralgique des révolutionnaires, leurs yeux. Les snipers et policiers, en tous genres, tentaient de viser les yeux. Entendre des agents des forces de l’ordre approuver cette pratique rend difficile la défense de ceux-ci. Cela montre que les blessures aux yeux n’étaient pas un simple hasard mais le résultat de directives. La direction aurait formellement ordonné probablement de cibler les yeux, ce qui expliquerait le nombre excessivement élevé de victimes éborgnées. Le terme « pacha » était un titre de noblesse qui a été supprimé, comme tous les titres de noblesse, avec la chute de la monarchie. Pourtant les officiers de police et de l’armée se font toujours appeler de la sorte. Un égyptien qui oserait ne pas nommer avec son titre de noblesse un officier irait au-devant d’un grand péril ; et un policier, qui manquerait de considération, en ne donnant pas un titre à son supérieur encourrait également de sérieux risques. Un agent des forces de l’ordre émet ses paroles, il semble que ce soit celui qui filme. « Nique la religion de ta mère » étant considéré comme l’injure la plus grave et la plus blessante pour un égyptien puisque blasphématoire. Insulter une personne serait moins outrageant que d’injurier ses parents ou encore pire sa religion, voire la religion de ses parents, la mère en particulier étant LA représentante de l’intimité à protéger, à cacher et donc de l’honneur familial. « Un officier de police tire volontairement sur les yeux des manifestants en direct », Youtube, le 21 novembre 2011 https://www.youtube.com/watch?v=7jzCqi_d0Yk, dernière consultation le 13 septembre 2016. 24 253 La vidéo évoquée scandalise l’Egypte et des activistes de tous bords se lancent dans une enquête acharnée pour retrouver l’identité du criminel, afin de le faire traduire en justice. Un artiste décide de le mettre au ban de la société et lance donc cet avis de recherche avec tous les détails nécessaires pour se mettre à sa poursuite. Il s’agit de l’artiste Ammar Abo Bakr, information qui n’est pas proposée par l’Admin, qui formule ainsi une injonction à l’égard de son lecteur à travers l’usage du mode impératif pour le verbe « rechercher ». Si le lecteur souhaite faire partie du public politique qui veille à ses intérêts, qui s’oppose foncièrement et de manière binaire et frontale à la police et au Régime, il doit alors rechercher le criminel afin d’être intégré à un « Nous » excluant un « Eux ». Parmi les possibles actions de l’image, ou de la publication dans son intégralité qui relaye une information du journal Al Tahrir indiquant que ce lieutenant a été arrêté et sera inculpé comme tout citoyen, il n’est pas question d’inciter la population à le rechercher mais de mettre la pression sur les différents organes des forces de l’ordre. Celui-ci étant maintenu caché pendant quelques jours, par la suite il sera déclaré retrouvé et arrêté. Quelques temps plus tard après une enquête interne il sera « prouvé » que ce n’était pas lui puisqu’il n’aurait pas été au Caire au moment des faits. Quelques mois plus tard, suite à une multitude de rebondissements, il sera condamné à trois ans d’emprisonnement, la direction se dédouane ainsi de son geste. Parmi les 1401 commentaires25 que suscite ce post, une bonne partie des membres se moquent de la direction soupçonnée de le protéger voire de le promouvoir à terme. Tandis qu'une autre partie des commentaires exigent que ses supérieurs soient inculpés par la justice puisque ce sont eux qui donnent les ordres et qui sont donc responsables des actes du lieutenant El Shenawy. Les normes de surveillance, d’une société fondée sur un pouvoir militaire et policier de répression continue, sont complètement renversées par l’intermédiaire de cette œuvre qui tente de performer la remise du pouvoir de surveillance aux mains des « bons » citoyens. Elle met au jour l’idée qu’ils peuvent poursuivre, pourchasser, voire traquer le « mauvais flic ». Avec son nez rouge, il prend des traits clownesques et ses lèvres tiennent pour trace du sang des révolutionnaires pompé, ne pourra plus être au-dessus des lois et abuser de son 25 Ce qui est bien au-dessus de la moyenne, à titre de comparaison les deux précédents posts ont généré, respectivement, 97 et 30 commentaires. 254 pouvoir. Ainsi dans la lignée de ce que font les copwatchers26, principalement aux EtatsUnis d’Amérique, une pression peut être exercée sur l’agent de l’ordre qui abuserait de ses armes, matérielles et symboliques, en le poursuivant sur les réseaux sociaux : publication de données professionnelles et privées, diffusion de vidéos ou images révélatrices et compromettantes, etc. De ce fait, le « mauvais flic » devient un exemple pour les autres afin de les empêcher d’user des mêmes pratiques. Une sorte d’enquête menée à la place des institutions défaillantes ou véreuses. Afin d’aborder le post qui va suivre, il nous faudra opérer une légère digression en allant chercher une publication sur Graffiti in Egypt qui précède le post en question d’un jour. La première photo est parue sur Nous sommes tous Khaled Saïd le 3 décembre 2011, tandis que la seconde a été publiée sur Graffiti in Egypt la veille. Il ne s’agit pas de la même photographie mais de la même œuvre avec une forte proximité dans la composition photographique des deux publications. Cette œuvre d’Ammar Abo Bakr effectuée environ dix jours après la fin des affrontements rend hommage aux victimes blessées aux yeux. D’ailleurs l’œuvre sera baptisée : « Eyes of Freedom Graffiti ». C’est le titre que lui donne Wael Ghonim en la légendant ainsi : « Graffiti des yeux de la liberté, rue Mohammad Mahmoud. Crédit photo : Ahmed El Esh »27. La circulation de cette œuvre se fait très rapidement sur les réseaux socionumériques. Une certaine attente a été créée vis-àvis des événements de cette rue et de nombreuses personnes restent à l’affût de l’apparition de toute nouveauté. Nous vous renvoyons au site de l’organisation dont la page d’accueil présente les méthodes à adopter, un certain outillage à réquisitionner est promu, pour tout citoyen témoin d’abus policier. copwatch.org, dernière consultation le 7 juillet 2016. 27 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 11.12.03, p. 1. 26 255 Sur Graffiti in Egypt, le 2 décembre 2011, le graffiti apparaît accompagné de la légende suivante : « Le graffiti est dans la rue Mohammad Mahmoud .(.( In Tahrir Square Exc Graffiti in Egypt »28. En mettant en parallèle ces deux légendes, force est de constater que l’auteur de l’œuvre importe peu. Tout ce qui compte, c’est l’emplacement. La rue en Mohammad Mahmoud est devenue le lieu de la transgression absolue, à quelques encablures du ministère de l’Intérieur et tout proche de la place Tahrir, elle regroupe plusieurs symboles. La liberté est représentée par la Place et la rue même a baigné dans le sang durant les jours qui ont précédé. D’ailleurs, le mur en question est souvent surnommé « Mur des Martyrs ». C’est une rue dédiée aux victimes du faut des graffiti qui leur sont quasi exclusivement dédiés. La photographie est une exclusivité de « Graffiti in Egypt », ainsi la page s’octroie une part d’auctorialité au lieu de nous apprendre qui est à l’origine de cette œuvre. Aux yeux du récepteur, l’auteur se réduit à la page Facebook. Ce qui ressort le plus de ce post, c’est l’hommage et le clin d’œil fait aux victimes. Dans les partages, nous nous apercevons que trois personnes sur cinq reprennent le nouveau smiley crée spécialement pour l’occasion. Désormais, les partisans de la Révolution feront la grimace à la manière d’un borgne victime des atrocités du régime. Et cet émoticône va rapidement essaimer sur les réseaux socionumériques puisque le lendemain sur la page Nous sommes tous Khaled Saïd, le nouvel émoticône est énormément repris parmi les membres de la page pour signifier qu’ils soutiennent et compatissent avec les victimes. Une fois parvenue sur la page Nous sommes tous Khaled Saïd, une autre photographie de la même œuvre suscite pléthore de réactions, 457 précisément. La majorité des réactions viennent rendre hommage aux victimes. Certains commentaires abondent dans le même sens que l’Admin, par exemple : « Mes potes, ce sont des gens incapables de nous faire face, alors ils tuent nos yeux pour pouvoir se cacher de nous. Mais où vont-ils bien pouvoir aller, on les voit avec notre cœur ! Nous ne sommes pas handicapés. »29 28 29 Annexe Graffiti in Egypt, 11.12.02. Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 11.12.03, p. 58. Commentaire de Mahmoud Mahmoud. 256 En somme, des commentaires qui se scandalisent des méthodes policières employées. Malgré cela, nous pouvons également lire : « Avec ces yeux disparus, nous verrons la lumière de la liberté »30. La police égyptienne tentait en quelque sorte, symboliquement, de supprimer ce qu’un citoyen avait de plus cher, c’est-à-dire ses yeux, l’organe avec lequel il peut jouer son rôle de témoin et ainsi révéler les atrocités du régime, l’une des charges qui incombent au public selon John Dewey. C’est la force révélatrice du public politique qui est atteinte par les balles du Régime. Souvenons-nous que Keizer donnait les armes aux manifestants grâce à l’objectif d’une caméra à gâchette, ainsi que HZB qui, tout autant, met dans la main des manifestants une caméra pour s’opposer aux kalachnikovs des autorités. Les manifestants n’avaient que leurs yeux pour tenter de s’opposer à un régime militaire, celui-ci tente alors d’éradiquer cette seule arme, cet unique moyen de résistance. Dans ces deux photographies, pourtant différentes, nous observons une constante suffisamment saisissante pour être soulignée. Deux photographes ont fait le même choix de cadrage et deux administrateurs de communautés numériques, n’ayant pas les mêmes lignes éditoriales, optent pour la même construction visuelle. L’œuvre s’étend sur plusieurs mètres et elle est compliquée à condenser en un cliché. Dès lors, une partie de l’œuvre est saisie photographiquement avec une ligne de fuite qui se déploie vers le coin supérieur gauche insinuant un hors-champ composé de victimes à perte de vue. Dans les faits, le mur était recouvert de représentations de 18 victimes éborgnées. Or le nombre total de manifestants ayant perdu l’usage d’au moins un œil, courant novembre 2011 dans la rue Mohammad Mahmoud, est estimé à plus de soixante31. La circulation socionumérique favorise aussi la réification de certains termes qui s’imposent très rapidement à l’ensemble des acteurs. Ainsi le « Street Eyes Freedom » qui commençait à émerger avec les événements est repris par Wael Ghonim qui l’applique au « graff » même. De nombreux membres reprennent cette expression « Eyes Freedom » pour parler de l’œuvre ou de la rue. De manière générale, ce qui émerge le plus dans les flux conséquents de commentaires, c’est la morosité face à la brutalité des méthodes des forces de l’ordre, policière et militaire. Ibid., p. 55. Commentaire d’Osama ElKore. GRÖNDAHL Mia, Revolution graffiti, street art of the new Egypt, The American Univeristy in Cairo Press, Cairo, 2012, p. 169. Les chiffres varient. Selon d’autres sources le nombre de victimes éborgnées s’approche, voire dépasse, les 80 personnes. KLEMENZ Lisa et VILLIAUME Leslie, Graffiti baladi. Street art et Révolution en Egypte, Ominiscience, Montreuil, 2014, p. 72. 30 31 257 L’Ancien Régime n’aurait donc pas perdu ses réflexes répressifs et ceci se révèle aux yeux du public. Une large partie des commentaires s’attèlent donc à prier pour les martyrs ou les victimes, rappelons que la rue est également dénommée « rue des martyrs », et de nombreux cris « Gloire aux martyrs » se dressent sur la page. Ainsi une culture victimaire émerge au sein de la communauté numérique Nous sommes tous Khaled Saïd, et nous pourrons observer ce phénomène encore une fois pour ce qui est de la dernière œuvre étudiée durant cette période. La photographie de cette œuvre a été publiée par Wael Ghonim le 7 décembre, l’œuvre datant du premier décembre, toujours dans ce contexte douloureux des événements de Mohammad Mahmoud et de ce choc que représente le ciblage des yeux des manifestants. Un symbole en particulier émerge à ce moment. Un dénommé Ahmad Harara résume à lui seul les événements de l’année 2011. Il perd son œil gauche durant le soulèvement du début d’année et plus précisément le 28 janvier, jour des affrontements les plus brutaux avec les forces de police et qui aboutira à l’occupation de la Place. Durant la « deuxième révolution », appellation très rapidement désuète, ce même Ahmad Harara perd son second œil rue Mohammad Mahmoud le 19 novembre. Ainsi Ahmad Harara, qui passera sur plusieurs plateaux de télévision pour son destin particuièrement malheureux, devient l’égérie des borgnes égyptiens. Il symbolise la victime du Régime, obligée de vivre avec les séquelles imposées par celui-ci alors qu’il luttait pour la liberté. Par hasard ou par chance, un poème révolutionnaire d’Amal Donqol fait parfaitement écho à ce cas de figure, à savoir le cas de victimes éborgnées par une répression féroce. Amal Donqol, poète égyptien décédé 258 en 1983, demeure une source d’inspiration inépuisable pour la frange résistante et révolutionnaire égyptienne. Un excellent article d’Al-Ahram32 en français résume bien l’impact de son œuvre et propose des traductions que nous n’aurions certainement pas pu obtenir avec une telle qualité et en retranscrivant les émotions qu’elles peuvent dégager. L’œuvre ci-dessus met en scène le visage d’Ahmad Harara avec à la place des yeux les dates auxquelles il a perdu chaque œil. Et tout autour des traits fins de son visage, quelques vers du poème « Pas de réconciliation », qui sont traduits par Rasha Hanafy de la sorte : « Si je sortais tes yeux de tes orbites et que je mettais deux pierres précieuses à leur place, sauraistu voir ? Saurais-tu voir qu’il y a des choses qui ne s’achètent pas ? » Cette portion de poème, au titre évocateur et sensiblement en adéquation à la pensée des victimes et des révolutionnaires, s’adapte parfaitement à la situation. La légende de Wael Ghonim en postant cette photographie indique le nom d’Ahmad Harara suivi de la reprise de ces deux vers ainsi que des noms de l’auteur du poème et de la photographie. L’accent est donc mis sur la corrélation entre la victime Ahmad Harara et l’adaptabilité de ce poème à son cas. Ahmad Harara regarde avec les dates historiques qui symbolisent la « libération » de l’Egypte le spectateur qui ne peut que se sentir fier d’avoir lutté aux côtés de ce « héros » ou coupable d’avoir préféré le « parti du canapé » et d’avoir profité des bénéfices en quelque sorte consentis par les sacrifices d’autrui, comme l’avoue un membre de la page. Les commentaires le consacrent donc comme un héros, tout comme l’avis de recherche du lieutenant Shenawy qui qualifiait de « vrais héros » les victimes, et promettent de ne jamais oublier ses droits pour lesquels ils lutteront jusqu’à les reconquérir. Au cours de cette période, sur la page Nous sommes tous Khaled Saïd, aucune pièce de street art n’est dédiée à Khaled Saïd (c’est une première depuis juin 2010). Le flot de nouvelles victimes oblige à un renouvellement de la figure de la victime. Dans les autres types de récits Khaled n’est pas oublié mais, visuellement, les événements font émerger un nouveau genre de victimes jusque-là non-présent. La culture victimaire persiste et permet de trouver un liant à la communauté constituée et, désormais, maintenue. Cependant, cette maintenance doit répondre aux exigences du temps et des ravages que peut engendrer l’oubli. De nouvelles figures et de nouveaux combats menés incitent à, toujours dans le HANAFY Rasha, « Le remarquable legs d’Amal Donqol », Al-Ahram Hebdo, 08.06.16. http://hebdo.ahram.org.eg/NewsContent/0/5/33/16363/Le-remarquable-legs--d%e2%80%99Amal-Donqol.aspx Dernière consultation le 5 juin 2016. 32 259 même esprit, perdurer au-delà des épreuves de la lassitude, tout comme le fait le street art par nature. La souffrance et le lourd tribut qu’ont payé les victimes, nouveaux héros du public politique dont l’expérience propre est constitutive de l’expérience commune, les consacrent comme les héros nouveaux d’une nation meurtrie par une année d’instabilité et de renversements politiques en tous genres. C’est la pénibilité de la souffrance endurée et à endurer toute une vie qui suscite une émotion, déjà acquise par l’intermédiaire des victimes précédentes et entretenue régulièrement avec de nouvelles victimes. Le street art(ivisme) permet, comme nous l’avons démontré précédemment, de lui proposer un mode expressif qui fait surgir une version communicable. Celui-ci permet d’ouvrir donc des perspectives en esquissant les traits des émotions, impalpables jusque-là, générées par les événements. II. Graffiti in Egypt, amorce d’un éloge de la martyrologie. Nous commencerons par évoquer une photographie déjà, en partie, étudiée auparavant. Le post du 2 décembre nous montre une succession de visages borgnes rue Mohammad Mahmoud, rebaptisée « rue des yeux de la liberté ». L’œuvre, fresque victimaire, qui s’étale sur des dizaines de mètres est décomposée dans le détail par la page Graffiti in Egypt à travers cinq posts reposant sur des photographies adoptant des angles de prise de vue variés afin de présenter en détails cette fresque. Nous avons choisi la première occurrence citant cette œuvre pour sa dimension révélatrice. Les autres ne sont pas légendés ou bien ne sont accompagnés que du message linguistique suivant : « Graffiti rue Mohammad Mahmoud, à la place Tahrir »33. Il s’agit dans ces cas de réunir les différentes composantes de la fresque que les photographes n’ont pu saisir intégralement. Or, le premier post porte les stigmates d’une tout autre intentionnalité. Tout d’abord l’incrustation du logo de la page Graffiti in 33 Annexe Graffiti in Egypt, 11.12.18 Graffiti rue Mohammad Mahmoud (5) entre autres. 260 Egypt, ce que fait fréquemment l’Admin de la page, dans le coin inférieur gauche de la photographie. Et lorsque nous associons cette appropriation auctoriale de l’objet photographique à la légende, une autre lecture émerge : « Le graffiti est dans la rue Mohammad Mahmoud .(.( In Tahrir Square Exc Graffiti In Egypt »34. A la fin du message linguistique, l’Admin confirme effectivement que cette photographie tombe sous la propriété de droit d’auteur, c’est une exclusivité de Graffiti in Egypt. Cependant il émet bien une distinction profonde entre un copyright, dont le logo © apparaît de temps à autres dans certains posts pour bien prévenir les collègues ou les concurrents socionumériques gérant d’autres pages Facebook qu’ils ne peuvent citer ses photographies sans son autorisation préalable, et la mention « Exc », abréviation de « Exclusive » en langue anglaise. L’exclusivité ajoute une part de nouveauté, de découverte, et sousentendant que les autres ne l’ont pas. ainsi Graffiti in Egypt, tout comme un journaliste, est la page la plus réactive du champ socionumérique égyptien. Si le membre souhaite être au courant le plus rapidement possible des nouveautés du terrain, il doit s’inscrire au sein de la communauté numérique Graffiti in Egypt pour recevoir ses notifications. Outil de promotion de la page ou bien de son attachement à la cause street art(iviste), ce post permet à l’Admin de se positionner comme étant un acteur influent et prégnant parmi tous les intéressés au street art égyptien engagé. Il tente ainsi de performer, par l’intermédiaire d’un positionnement éditorial, son avance et sa réactivité sur les autres. A noter, qu’après la mention « Exc » le nom de la page n’est pas donné de manière anodine mais sous forme de lien hypertexte. De la sorte, le lecteur peut suivre ce lien afin de s’abonner à la page, en étant redirigé vers la page d’accueil (si ce n’est encore le cas). Nous constatons que sa stratégie de communication fonctionne plus ou moins en remplissant certains de ses objectifs, le smiley clin d’œil d’un borgne a été énormément repris dans une circulation circulaire socionumérique initiée par l’administrateur de la page Graffiti in Egypt. Néanmoins sa photographie n’est pas reprise. Chaque personne pouvant se déplacer préfère aller sur place pour enregistrer sa propre réalité photographique. Il demeure pourtant celui qui a prévenu et informé en premier, tous les initiés et intéressés au street art ou même à l’évolution de la Révolution égyptienne du surgissement d’une fresque nouvelle en précisant l’emplacement afin de permettre à chacun, s’il le souhaite, d’assister au récit qui prend cours dans cette 34 Annexe Graffiti in Egypt, 11.12.02. 261 partie du Caire. Il endosse donc le rôle d’agence de presse spécialisée dans le street artivisme en Egypte. Pour poursuivre sur notre lancée, initiée avec les posts de Nous sommes tous Khaled Saïd, nous nous attellerons à analyser la figure déjà évoquée plus tôt qui est celle d’Ahmad Harara. Le premier décembre, soit six jours avant le post consacré à Ahmad Harara sur Nous sommes tous Khaled Saïd, l’administrateur de la page Graffiti in Egypt, poste cette photographie : Le post étant complété par la légende suivante : « Il ne me reste qu'une petite étincelle dans mes yeux (émoticône en larmes) EXC at Graffiti In Egypt Share & like – avec Diana Ghanem et Romio Ghally. »35 35 Annexe Graffiti in Egypt, 11.12.01. Nous prenons en charge la traduction et la totale responsabilité qui incombe à celle-ci en tentant de rester le plus proche de l’esprit du texte originel 262 En réalité, l’Admin ne reprend que la première ligne de la citation présente dans l’œuvre de NEMO. L’intégralité pourrait se traduire ainsi : « Il ne me reste qu'une petite étincelle dans les yeux / que je t’offre sans regret puis m’envole vers le royaume des cieux ». Ces phrases sont extraites d’une chanson d’Ahmad Saad, titre qui faisait partie de l’album sorti pour promouvoir le chef-d’œuvre cinématographique Dokan Shehata36 réalisé par Khaled Youssef, l’un des disciples de Youssef Shahin. Ce film dépeint les misères et les injustices que subit l’un des fils d’un jardinier de Haute-Egypte installé au Caire pour faire vivre sa famille. La chanson, interprétée par le frère de l’acteur principal Amro Saad, étant le titre phare de la bande-annonce et du trailer est intégrée au film même37. Le clip et le texte présentent le personnage principal qui s’exprime à la première personne s’adressant à l’Egypte, pauvre et miséreuse « prête à courber l’échine pour mendier un morceau de pain » afin de lui certifier qu’il lui offrira, se sacrifiera même, toujours ce qu’il lui reste de « son âme, de son sang » malgré le peu de « chair qui lui reste dans les épaules » et en dépit de toutes les injustices et les blessures endurées et sa dignité piétinée par la société égyptienne. En citant ce film38, et en particulier des paroles de la chanson de celui-ci, NEMO et Graffiti in Egypt, qui reprend le texte à sa charge et donc sans guillemets, s’adresse à un public qui comprend la référence sans aucune difficulté. Toute la force performative de cette citation, comme avec l’extrait du poème d’Amal Donqol, c’est sa concordance avec la situation présentée et à la personne, nouvellement érigée en tant que « vrai » héros de la « Nation », qui est encore une fois Ahmad Harara, ce qui est indiqué par le texte soulignant l’image iconique qui le représente. Cette fois-ci il est présenté comme un borgne ayant perdu un œil, pourtant il a bien perdu les deux à ce moment précis, couvert d’un bandeau cache-œil devenu un objet-« faitiche » pour les révolutionnaires qui, depuis le 19 novembre 2011, en arborent souvent un lors des manifestations et des affrontements avec les forces de l’ordre en signe de protestation contre ce moyen de répression et en guise de provocation. Ils n’ont désormais plus rien à perdre en portant un cache-œil sur un organe encore valide. Ils 36 Le titre pourrait se traduire comme « La petite boutique de Shehata », celui-ci étant le personnage principal dont on suit le parcours depuis sa naissance à son meurtre par l’un de ses demi-frères. Shehata, né au Caire dans une famille récemment débarquée dans la capitale depuis la Haute-Egypte est le symbole d’une frange de la population pauvre, méprisée et obligée de composer avec les humiliations quotidiennes et les injustices de la société égyptienne. 37 Voici un lien dirigeant vers le clip officiel : https://www.youtube.com/watch?v=r5gmJzOQvZg, dernière consultation le 11 juillet 2016. Puis un lien vers le film sous-titré en anglais : https://www.youtube.com/watch?v=VHqmdjkdCIw, dernière consultation le 11 juillet 2016. 38 Datant de 2009 ce film a connu un certain succès au box-office, à savoir le deuxième film en nombre d’entrées pour l’année en question. 263 « reterritorialisent » ainsi une nouvelle colère et communiquent, par là même, leur indignation ainsi que leur soutien aux victimes en se plaçant au même rang qu’elles. N’avoir qu'un seul œil ne serait donc pas un handicap et devient même une fierté, un signe indiciel d’appartenance au public politique qui défend, malgré tous les risques encourus, ses intérêts, ses quelques acquis et ses objectifs affichés. Ahmad Harara se serait donc sacrifié pour l’Egypte en lui offrant sa vue, et ce sans aucun regret. Il s’en ira de ce bas-monde, selon NEMO et Graffiti in Egypt, qui confirme adopter pleinement cette opinion, fier de ce qu’il a pu laisser derrière lui sur le champ de bataille. La composition photographique de Diana Ghanem et Romio Ghally n’est en rien anodine. Légèrement prise en plongée et du « coin de l’œil », grâce à l’angle de 3/4 adopté, le spectateur peut se retrouver face-à-face avec Ahmad Harara qui le regarde l’œil dans les yeux. Ce « héros » de la Révolution, au menton bien redressé, fier de fixer le passant – non plus le piéton dans cette situation de médiation photographique mais le webnaute socionumérique – l’interpelle par cette phrase. A la manière d’une bulle de bande-dessinée, il s’adresse à cet autre révolutionnaire, compagnon de lutte, ou encore le passager clandestin – qui compte sur l’action d’un tiers pour en soutirer les bénéfices sans jamais risquer des retombées néfastes quelconques – pour lui rappeler avec force et dignité le lourd tribut qu’il a dû verser. Ainsi soit l’action de l’image tente d’enclencher un sentiment de culpabilité soit elle donne envie de suivre la trajectoire de ce « héros » pour accéder à son rang. Ahmad Harara, sous le pinceau de NEMO et le post de Graffiti in Egypt, demande à tout un chacun de se sacrifier tout autant que lui s’il souhaite léguer un héritage, digne de valeur, à la « Nation ». Le jour des sacrifices serait arrivé ! Par ailleurs, à chaque fois que l’administrateur de Graffiti in Egypt en ressentira le besoin selon le contexte immédiat il repostera cette photographie afin de redéployer la potentialité active de cette image comme le 30 janvier 2012, sans aucun message linguistique pour côtoyer cette photographie. L’Admin republie cette photographie à l’occasion de six marches qui prendront cours le lendemain lors du « Mardi de la Détermination » convergeant vers le Parlement. Afin de remotiver les troupes, cette photographie réinvestit donc le dispositif médiatique de Graffiti in Egypt parmi nombre d’autres images, considérées comme possédant suffisamment d’intensité performative eu égard à la situation. A cette date, une série de 17 photographies, proposant une certaine syntaxe entre elles qui a pour finalité de présenter une rhétorique résistante axée sur les publications les plus 264 frappantes des derniers mois, seront republiées afin de remotiver les troupes lors de ces marches. Entre le premier et le second tour des législatives, le 28 novembre et le 14 décembre 2011, les violences continuent entre forces de l’ordre et révolutionnaires qui militent pour le mouvement « La Révolution continue ». Le 9 décembre, une nouvelle œuvre primordiale apparaît à un endroit particulièrement stratégique. En effet, le 24 novembre dès que les événements de Mohammad Mahmoud se sont calmés quelque peu, le CSFA a décidé d’ériger plusieurs murs en briques tout autour du ministère de l’Intérieur, cible première des manifestants. L’un de ces murs s’est bien évidemment dressé dans la rue de toutes les tensions, à savoir Mohammad Mahmoud. Tentant de repousser ainsi les révolutionnaires, les forces de l’ordre n’ont fait qu’attiser la colère en lui donnant une opportunité supplémentaire de nouer un lien indéfectible entre la reterritorialisation de la colère et celle de la rue. Les street art(iv)istes décident immédiatement d’enfoncer, au moins symboliquement ces murs urbains censés les empêcher d’accéder à un espace qu’ils estiment leur propriété, ou du moins l’espace qui réunit leur adversaire. Dès lors, d’énormes fresques en trompe-l’œil se relayeront sur ces différents murs au cours des mois qui vont suivre. Le premier acte d’écriture qui a lieu sur le nouveau mur érigé rue Mohammad Mahmoud est celui-ci : 265 Nous pourrions traduire la suite du post de la manière qui suit : « Graffiti des Ultras sur le mur qui sépare les manifestants de la police dans la rue Mohammad Mahmoud, place Tahrir. UWK Allume un fumigène qui dissipera l’injustice, répandra la liberté, fera chuter le Régime UA La liberté viendra, sûrement Graffiti In Egypt J’aime · Commenter · Partager · 9 décembre 2011 »39. Contrairement à ses habitudes, l’administrateur de la page charge son post de matériaux riches et de paratexte censés expliciter l’image. Une herméneutique prise en charge par le graffeur ultra, gestionnaire de la page en personne. Les données sont assez nombreuses et proviennent d’un langage relativement ésotérique, ce pour quoi il estime certainement devoir des explications à son lectorat. Il donne, au cours de la première ligne de la légende, des informations de lieu et d’auctorialité. Il semble que la peinture ait été exécutée par deux groupes d’Ultras, ce qui suit sous les précisions d’emplacement urbain, qui auraient donc coopérer en vue d’aboutir à ce résultat. A savoir que les UWK, que nous avons déjà cités, acronyme de Ultras White Knights, sont le groupe d’ultras le plus important du club cairote du Zamalek, club royal fondé dans le quartier le plus chic du Caire, alors que les UA, sigle de Ultras Ahlawy, regroupent la frange la plus passionnée et accessoirement la plus violente des supporters du Ahly, club populaire du Caire ayant la plus grande assise au niveau des soutiens quant aux fans de football, aux artistes, aux personnes politiques, journalistes, etc. Il fait « bon » être ahlawy en Egypte, en premier lieu pour l’excellence du club quant à son palmarès, le plus fourni en Afrique, et en second lieu pour son histoire fondée sur la résistance contre la noblesse du temps de la monarchie qui supportait le Zamalek. En somme, une longue histoire qui séparait ces deux clubs et surtout leurs groupes de supporters qui avaient une inimitié énorme les uns envers les autres, jusqu’aux débuts de la révolution de janvier-février 2011. Les Ultras, peu importe leur appartenance de club, se sont tous associés pour vaincre l’oppression des forces de l’ordre, policière et militaire, avec lesquelles ils ont toujours développé des rapports de violence souvent exacerbés. Les forces de l’ordre et les Ultras, en tous genres, préservent, depuis janvier 2011 et les luttes autour de 39 Annexe Graffiti in Egypt, 11.12.09. 266 la Place et son occupation possible le 28 janvier en grande partie grâce aux Ultras, un sentiment de revanche l’un contre l’autre. Notons donc que malgré l’adversité qui oppose les UWK et les UA, ces deux groupes ont réussi à dépasser leur haine pour combattre « main dans la main » contre le Régime. L’administrateur, dans son « A propos »40, qui se définit comme Ultra ne dit jamais de quel camp il est depuis la création de la page. Il promeut tous les groupes d’Ultras sans distinction, ni privilège pour un groupe particulier. Pour ce qui est de ce post, il souligne donc la polygraphie bi-auctoriale du projet, deux entités s’exprimant comme une seule, certifiant que la liberté sera atteinte quoi qu’il advienne. Sur ce mur de séparation 41, une peinture rouge provoque cette barrière matérielle par la référence à un concept abstrait, la liberté, pour lequel des millions de gens se sont engagés depuis des mois. Et lorsque cette liberté sera parachevée, toutes les barrières tomberont les unes après les autres. Dans le cadre de son message linguistique, faisant office de légende à la photographie proposée, Graffiti in Egypt ajoute, sous forme de relais, des slogans des deux groupes de supporters. Le premier, concernant les UWK, provient d’un de leurs célèbres chants 42 dans lequel le fumigène – seul arme disponible pour un supporter, malgré son interdiction dans les stades – permettra de disséminer la liberté, l’administrateur prolongeant les voyelles comme dans la chanson. Au cœur de cette chanson, le texte, véritable déclaration d’amour à l’Egypte, avertit que le « foot est ma vie mais pour mon pays je mourrai ». La vie de ces supporters pourrait être consacrée au football et à leur club de cœur mais seul le pays mérite de leur reprendre la vie en cas de nécessité. Une véritable profession de foi martyrologique. La seconde mention, provenant des UA, reprend le message du graffiti même, à savoir « La liberté viendra, sûrement ». Ainsi ces deux groupes de supporters, que tout oppose initialement, ont surpassé les clivages et leurs divisions pour lutter contre le Régime, entité conçue comme homogène malgré la variété de ses appareils de surveillance, de répression, etc. Un détail, si nous pouvons dire ainsi, ne peut échapper à l’attention eu égard à sa prégnance. Le petit encadré « Graffiti in Egypt », que nous avons mentionné à maintes reprises auparavant, occupe le coin inférieur gauche de l’image postée. Il impose encore une fois un 40 Voir Annexe (2). C’est ainsi qu’il est désigné par l’Admin et par tous les partisans de la Révolution. 42 Voici le lien d’une vidéo Youtube du chant dont il s’agit : « Le soleil de la liberté UWK07 sous-titré », Youtube, https://www.youtube.com/watch?v=9ppYjNwJwXM, dernière consultation le 12 juillet 2016. 41 267 droit d’auteur sur cette photographie. Et au-delà de ce point purement pratique, il s’associe au message des deux groupes de supporters en insérant sa griffe sur l’image. Sa légende notifie que cette peinture est bien l’œuvre des UWK et des UA. Cependant, il vient s’agréger à eux en souhaitant s’associer, à travers le procédé de réappropriation, au message diffusé : « La liberté viendra, sûrement ». Toujours dans la même veine et inspiré du slogan des UA, Graffiti in Egypt publie cette photographie, le 18 décembre, mêlant plusieurs œuvres et plusieurs graffiti à la fois. De prime abord, ce qui nous interpelle dans ce post ce sont les chaînes qui se brisent pour accompagner ce slogan des Ultras Ahlawy. Dans un second temps, une autre œuvre attire particulièrement notre attention, c’est le nouveau panneau dénommant la rue, celle-ci grâce au traditionnel panneau vert redésigne la rue : « Rue de la boucherie du Maréchal, rue Mohammad Mahmoud (anciennement) ». Ainsi un nouveau qualificatif est attribué au maréchal Tantawi qui serait un boucher et qui aurait fait de la rue Mohammad Mahmoud une scène de boucherie. Le panneau en serait le témoin grâce à une preuve matérielle, les traces d’effusion de sang éclaboussant certaines parties de cette peinture. Et malgré cette nouvelle désignation, la liberté viendra à coup sûr en poursuivant le combat afin de se libérer des chaînes du Régime. Mais pour accéder à cette dite-liberté, selon le discours de Graffiti in Egypt, il faudra lutter afin de détruire ces murs et plus particulièrement celui de la peur. Ainsi des œuvres de Keizer sont relayées par la page, notamment : 268 La première image est postée le 13 décembre suivie de cette légende : « Alors demain entendrons-nous ta belle voix ou pas ? »43. Avec cette interjection directement adressée à son lectorat qu’il désigne d’un tutoiement afin de l’interpeler, de l’interroger et de le provoquer par là même, l’administrateur tente de s’approprier encore une fois le message intrinsèque de l’œuvre. Keizer nous propose un mégaphone éclatant d’un scintillement solaire surplombant un texte calligraphique signifiant « Fais-nous entendre ta voix ». Graffiti in Egypt modifie donc la modalisation verbale en passant d’un impératif à un interrogatif puisque nous nous situons à ce moment dans une phase transitoire, plus ou moins calme, appelée à reprendre l’action dans la rue. Le second tour des législatives aura lieu le lendemain alors que ces élections ne satisfont absolument pas les révolutionnaires qui souhaitent d’abord une constitution et un président civil avant de songer à l’assemblée. En même temps les sit-ins tentent, avec énormément de difficultés, de se stabiliser justement devant le bâtiment de l’Assemblée. Il s’agit donc selon Keizer, qui publie cette image sur son Facebook dès le 2 décembre, et selon Graffiti in Egypt – qui reprend cette œuvre à son compte, grâce à l’ajout de sa patte soulignant l’œuvre au sein de la photographie, dans des circonstances légèrement modifiées et évoluées – de proposer aux révolutionnaires un moyen d’expression, non pas de mettre sa voix dans une urne mais de crier publiquement ce que les manifestants pensent. Toujours dans cet esprit de contribution d’incitation à l’action, la deuxième image, publiée quant à elle le 18 décembre sans aucun ajout linguistique, datant du 24 novembre sur la page de Keizer, met en exergue une montre surplombée d’un « place Tahrir » et envahie d’un « Maintenant » dans un caractère gras, rouge et plus imposant. La montre ne fonctionne donc plus, aucun délai ne peut plus être accordé aux révolutionnaires, c’est « maintenant » 43 Annexe Graffiti in Egypt, 11.12.13. 269 ou jamais, sorte d’implicite inductif imposé par l’image. Graffiti in Egypt, en se fondant sur la communication artistique de Keizer réaménagée selon les besoins de son discours variant selon une nouvelle temporalité, transmet son désir de voir son lectorat agir et ce immédiatement, sans plus attendre. La situation ne le permet plus. Entre-temps de nouveaux morts sont venus s’ajouter au bilan désastreux des mois de novembre et de décembre. L’avant-veille, trois nouveaux morts, dont le sheikh Emad Effat qui est engagé depuis les débuts aux côtés des révolutionnaires, et plus de 200 blessés scandalisent les activistes. La veille, une vidéo commence à circuler sur Youtube révélant le traitement atroce et inqualifiable qu'une jeune femme, inconsciente, a subi de la part de policiers qui la trainent au sol et la dévêtissent laissant apparaître son soutien-gorge bleu. Un présentateur la traitera de « prostitué » parce qu’elle a laissé une partie de son intimité visible à tous et parce qu’elle a osé manifester, ce qu’il prohibe religieusement. Il se demandera même en plein direct pourquoi son soutien-gorge était bleu44. A cet égard, le 20 décembre, des femmes s’amasseront place Tahrir pour manifester contre ce qu’elles ont appelé la « Honte des hommes Egyptiens »45. La répression de plus en plus violente, atteignant de nouveaux symboles religieux et féminins, commence à atteindre ce que nombre d’égyptiens ont de plus chers. Il est donc désormais question d’une action urgente que Graffiti in Egypt tente de promouvoir en des temps très troubles et chargés d’une extrême violence. Une date demeure primordiale au cours de cette période allant de novembre 2011 à fin janvier 2012. C’est le premier anniversaire du 25 janvier ! Voici le lien d’une des nombreuses vidéos qui ont essaimé à très grande vitesse à l’international : « Blu Bra protester Beating by Egyptian military police – Orwell version », Youtube, 18 décembre 2011, https://www.youtube.com/watch?v=ot_wU1iZWqs, dernière consultation le 13 juillet 2016. Concernant le présentateur, soutien de Moubarak, qui interdit le droit de manifester aux femmes, nous renvoyons à un article complet de Mona Abaza : ABAZA Mona, « Intimidation and Resistance : Imagining Gender in Cairene Graffiti », Jadaliyya, 30 juin 2013. http://www.jadaliyya.com/pages/index/12469/intimidation-and-resistance_imagining-gender-in-ca, dernière consultation le 7 juin 2016. 45 BORAÏE Sherif, Wall Talk, graffiti of the egyptian revolution, Zeitouna, Le Caire, 2012, p. 345. 44 270 Parmi les posts célébrant le premier anniversaire du début de la révolution, par ailleurs appelée la « révolution du 25-janvier », désormais devenu un jour férié et de fête nationale depuis le 11 janvier 2012 (décision prise par le CSFA afin de tenter de calmer les ardeurs des révolutionnaires). Puis le 21 janvier les résultats finaux des élections législatives sont publiés donnant le parti des Frères Musulmans, « La liberté et la justice », vainqueur avec 47 % des suffrages, suivi par le parti salafiste, « La lumière », deuxième qui réunit 24 % des voix exprimées. La situation déplaît donc fortement aux révolutionnaires, souvent libéraux et de gauche, qui pour une grande partie avait décidé de boycotter les élections qu’ils estimaient illégitimes sans constitution. Les circonstances demeurent donc très instables et le discours de Graffiti in Egypt dévoile, à cette occasion, l’état d’esprit, d’une frange de révolutionnaires investis dans le processus de renversement d’un régime depuis les débuts. Nous avons, à cet égard, choisi deux photographies postées le 24 janvier puis le 28 janvier. La première transmet une version de l’une des œuvres de Ganzeer. Celui-ci s’est notamment fait connaître et reconnaître grâce à ses imposantes fresques nécrologiques, voire martyrologiques. Sous un format unique, et un code-couleurs identique, il a multiplié les hommages aux martyrs de la Révolution. Ici, un exemple bien connu celui du « martyr Seif Allah Mostafa, 16 ans », texte voisin du portrait. Ganzeer redonne vie, en quelque sorte, et ravive le visage de chaque martyr pour l’inscrire dans la mémoire collective. Les inscrire sur les murs des villes et les disséminer sur les murs socionumériques a une fonction commémorative afin de ne jamais les oublier. Cela devient un acte engagé d’inscription dans la durée et de devoir de mémoire envers les personnes qui se seraient sacrifiées pour le bien du public. Donc à la veille du premier anniversaire de célébration du premier soulèvement, Graffiti in Egypt en fait un événement de commémoration. Les martyrs sont à l’honneur, les drapeaux sont en berne, l’heure du recueillement a sonné. Le post de l’Admin est complété 271 par cette mention « Gloire aux martyrs…cette nuit est révolutionnaire »46. Cette campagne « Gloire aux martyrs » perdure encore et toujours, à chaque occasion tous les activistes le rappellent et en cette nuit de commémoration solennelle, ce que retient Graffiti in Egypt c’est l’hommage à rendre aux martyrs. Il ne s’agit pas seulement d’un devoir de mémoire, mais d’un devoir d’action ! Lorsque l’administrateur poste la seconde image ci-dessus le 28 janvier, l’action est relancée. Le temps des cérémonies est révolu. Il propose ainsi la photographie d’une œuvre de Hosni, énormément relayée sur les réseaux ainsi que dans tous les ouvrages recensant les œuvres de la Révolution, intitulée « J’aimerais être un martyr ». Dans son post, l’Admin rappelle seulement le lieu, à savoir la place Tahrir avec un émoticône souriant, ainsi que l’exclusivité de son post, encore une fois le premier média à proposer une photographie de cette œuvre qui vient d’être produite. Sur l’image nous pouvons lire en jaune doré une phrase qui annonce la « Gloire aux martyrs » surplombant ce graffiti qui fracasse le mur pour annoncer l’intention « louable » de Hosni qui dit « J’aimerais être un martyr ». L’artiste n’est pas peu fier au point d’ajouter dans une police plus petite et en fin de lecture « Et toi t’aimerais être quoi ? ». Ainsi, il interpelle et exige une réponse de la part d’un « tu », Hosni et Graffiti in Egypt feraient presque culpabiliser leurs lecteurs de ne pas s’être encore sacrifiés pour la Révolution. Ils y sont vivement encouragés, la « Révolution continue » et l’occasion de mourir en martyr se représentera à de nombreuses reprises. La forme interrogative tente donc d’inciter le public actif à aller jusqu’au bout de sa lutte, à savoir mourir pour rejoindre le panthéon des nouveaux héros de la « nation », les MARTYRS et l’auréole glorieuse qui les entoure. Ce qui définit avant tout cette première année de révolution, selon le discours de Graffiti in Egypt, c’est sa dimension martyrologique. Une courte parenthèse digressive s’impose pour opérer une transition vers la page Facebook de Keizer qui se distingue des autres sur un point essentiel, la part féminine très présente et prégnante dans son œuvre. Pour ce faire, nous citerons une œuvre majeure de nos trois années de corpus, l’une des créations qui a connu une diffusion très large et qui a été publiée dans les ouvrages recensant les œuvres de street art de la Révolution égyptienne. Elle paraît, entre autres, sur Graffiti in Egypt le premier janvier 2012 : 46 Annexe Graffiti in Egypt, 12.01.24. 272 Une figure héroïque en émergera : Samira Ibrahim qui a, comme nombre de ses concitoyennes, subi les tests de virginité imposés à certaines manifestantes par l’Armée afin de les dissuader de participer de nouveau à tout type de manifestation contestataire. Cette pratique humiliante, scandaleuse et abominable a choqué nombre de citoyens et fut pratiquée pour la première fois en mars 2011 (suite à une manifestation qui a eu lieu le 9 de ce mois précisément). 17 femmes ont enduré ce test à ce moment pour vérifier qu’elles n’ont pas été violées ou qu’elles n’ont pas pratiqué la fornication ou l’adultère, tous les deux interdits par le code des mœurs en Egypte. Selon les sources militaires, ces tests auraient eu pour objectif de protéger ces « honnêtes citoyennes » pour les laver de tout soupçon puisque certains médias et certains politiciens les accusaient de manifester pour profiter d’une zone de nondroit et de s’adonner à des pratiques sexuelles débridées et condamnables, qui sont légalement répréhensibles en Egypte. Les accusateurs étaient principalement des partisans de l’Ancien Régime et donc de l’Armée. Dans les faits, cette atteinte à la dignité féminine et donc humaine avait pour seule visée d’intimider ces femmes et par extension les autres femmens à prendre part à la contestation antimilitaire. Dans Graffiti Baladi, voici comment les deux auteures décryptent l’œuvre : « Mur du siège du Conseil des ministres, Le Caire, 1er décembre 2011, par Ammar Abo Bakr A droite : « Gratitude et soutien à Samira Ibrahim, fille de la Haute Egypte » 273 A gauche : « Samira Ibrahim, 25 ans. Elle a été déshabillée de force pour subir un test de virginité devant les soldats de l’armée ; elle refusa de voir sa fierté brisée et porta plainte. Aucune marque d’intérêt, aucun public, aucun média…C’est comme parler à un mur ! Aliaa al-Mahdi, 20 ans. Elle se déshabilla et dévoila son corps de son plein gré. Les médias et le public la suivent de près : environ trois millions de personnes ont vu sa photo, pas moins de 50 articles et de nombreuses émissions TV. » Ce graffiti met Aliaa al-Mahdi et Samira Ibrahim sur le même plan : deux façons de se révolter pour une même cause, celle de la condition féminine en Egypte. »47 Cette production artistique donne corps au sexe féminin et en particulier à une héroïne de la Révolution selon l’artiste et toutes les communautés socionumériques activistes et street artivistes. Le corps de la femme, malgré ce qu’il a enduré, doit gagner en visibilité. Une prise de position d’un artiste, relayé donc dans le discours notamment de Graffiti in Egypt, deux semaines après l’interdiction, prononcée par une cour de justice, des tests de virginité pratiqués par l’Armée. Ainsi, le corps « compte » désormais comme le dit Judith Butler en faisant référence à la « matérialité du sexe »48. Toutefois, une longue lutte reste à mener dans la société égyptienne rongée par le harcèlement sexuel et les viols, dont la responsabilité est souvent attribuée à la femme qui aurait éveillé les pulsions masculines. D’autant plus que les viols et agressions en tous genres sont souvent encouragés à se murer dans le silence le plus total, même au sein des familles des victimes, de peur de se trouver au cœur d’un scandale public et de déshonorer la réputation familiale. Si le langage peut blesser, selon Judith Butler49, en d’autres circonstances, comme la publication de cette œuvre, il peut tenter de panser tant bien que mal les plaies de victimes, complètement dénigrées par les autorités. Ce type de publication tente de leur redonner un minimum de reconnaissance sociale et leur offrir enfin le statut de victime, qui à partir de là peut commencer à envisager une reconstruction psychologique. L’acte de les afficher sur les 47 Crédit à Lisa Klemenz et Leslie Villiaume pour la traduction. KLEMENZ Lisa et VILLIAUME Leslie, Graffiti baladi. Street art et Révolution en Egypte, Ominiscience, Montreuil, 2014, p. 69. 48 BUTLER Judith, Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du « sexe », Editions Amsterdam, Paris, 2009. 49 BUTLER Judith, Le pouvoir des mots, Discours de haine et politique du performatif, Editions Amsterdam, Paris, 2004 274 murs urbains et socionumériques tente de leur proposer du soutien tout d’abord, mais surtout de les consacrer comme « héroïne » de la Révolution au même titre que d’autres héros, sans distinction de genre. III. Keizer, la Femme au front. Nous nous contenterons dans ce chapitre d’aborder les questions de genre, que nous définirons en suivant le propos de Joan W. Scott50, chez Keizer puisque cette préoccupation est particulièrement présente chez cet artiste et deuxièmement parce que nous avons déjà cité certaines de ces œuvres au cours de cette période dans d’autres portions de notre corpus. La question de la place de la femme dans la société égyptienne n’est pas forcément appréhendée de manière prioritaire dans notre corpus. Cela dit, Keizer, en quelque sorte avant-gardiste sur ce point précis, traite cette question de manière latente tout au long de notre période d’analyse. Il propose des figures féminines ayant un pouvoir de contestation, une dimension subversive, une force révolutionnaire au même titre que l’homme. Dans les œuvres faisant office d’avertissement pour les autorités, afin de renforcer le côté menaçant de son discours, très souvent il opte pour une figure féminine. Jouant, d’une manière ironique voire satirique, sur les supposés antagonismes opposant la femme, douce et inoffensive, et des outils de violence, même symbolique, censée être un attribut masculin dans cette société sexiste, il joint ces deux parts afin de provoquer toutes celles et ceux qui auraient un point de vue conservateur sur le rôle de la femme au moins dans la Révolution. Dans un pays, où sur les plateaux de télévision de tous bords politiques et religieux, est souvent discutée la légitimité des femmes à manifester et à contribuer au processus révolutionnaire et donc à être membres à part entière du public politique. Keizer joue la carte de la provocation frontale en donnant le pouvoir à la femme dans ses œuvres afin de lui « Joan W. Scott avait proposé dès 1986 sa propre définition – bien plus ambitieuse : « Le genre est un élément constitutif des rapports sociaux fondé sur des différences perçues entre les sexes, et le genre est une façon première de signifier des rapports de pouvoir » », In BUTLER Judith, FASSIN Eric et SCOTT Joan Wallach, « Pour ne pas en finir avec le « genre »... Table ronde », Sociétés & Représentations 2007/2 (n° 24), p. 286. 50 275 restituer la part première de son humanité, à savoir avoir des droits pour lesquels elle se doit de combattre. A titre seulement indicatif, avant de revenir à la période traitée, nous proposons un petit aperçu sur la position de la femme chez Keizer, trois œuvres parues le 6 septembre 2011 lors de la création de sa page peuvent, dans une certaine mesure, résumer son engagement. Pour revenir à notre période étudiée au cours de ce chapitre, Keizer propose le 27 novembre, peu de temps après les événements de Mohammad Mahmoud, le résultat d’une collaboration avec Mélanie Cervantes. Keizer signe cette œuvre, comme à son habitude de graffeur, et propose une figure féminine en légère contre-plongée, dominant ainsi le spectateur. Cette femme, même voilée, lève le 276 poing droit et semble crier le court texte qui la surplombe : « Aie peur de nous gouvernement !! » Les deux points d’exclamation consolident l’impératif du message linguistique et renforcent par là même l’injonction communiquée par le visuel aussi bien que le linguistique. Cette figure féminine domine, malgré sa position sociale subalterne et même le port d’un voile. Selon Keizer, même si elle est aliénée ou bien en position de dominée, elle dispose d’un pouvoir de contestation, d’objection voire de réclamation. Elle réclame et avertit ainsi le gouvernement que même elle, supposée être le citoyen le plus faible et le plus démuni, ne laissera en aucun cas ses droits être bafoués par celui-ci. Prenant des traits agressifs, néanmoins douce grâce aux lignes de son visage, et auréolée par l’artiste, cette femme-symbole ira au front sans crainte ni peur, bien au contraire, c’est elle qui est en position de faire peur au gouvernement en dépit de sa force de frappe armée. Le 20 janvier, à quelques encablures du premier anniversaire du début de la Révolution, Keizer, ou plutôt son administrateur51, poste une série de ses œuvres dont les deux cidessous : Concernant la première image, celle de gauche, Keizer, sans la citer nommément, reprend une célèbre illustration d’une des figures majeures des Black Panthers et du black feminism, Angela Davis52. Quelques mois plus tôt en 2011, un célèbre street artiste Shepard Fairey, qui Une tierce personne non-identifiée s’occupe de gérer sa page Facebook ainsi que sa communication socionumérique de manière générale. Il nous en a informés lors de l’entretien sans désirer communiquer l’identité de cette personne en question. Voir Annexe (5). 52 « Angela Davis est née en 1944 en Alabama. Grande figure du mouvement Noir américain, militante révolutionnaire, elle comprend très vite que seule l’unité des mouvements sociaux et politiques entre Blancs et 51 277 s’est fait connaître sous le pseudonyme de Obey, proposait pour une exposition l’affiche cidessous : Ce type de référence mythographique ne fait pas forcément sens pour des communautés d’action égyptiennes. Néanmoins, Keizer décide d’employer ce pochoir à de nombreuses reprises au cours de l’étendue de notre corpus. Ce qui est encore plus saisissant c’est que la citation d’une célèbre figure de la lutte pour l’égalité et les libertés est associée à un texte englobant le visage d’Angela Davis : « Si vous ne nous laissez pas rêver / nous vous empêcherons de dormir ». Cette phrase, de tradition révolutionnaire, était notamment scandée en Espagne à cette même période par le mouvement des Indignés. Keizer s’inscrit ainsi dans une certaine tradition de lutte pour les droits des plus démunis. Et pour ce faire, il opte pour une figure iconique et symbolique féminine et féministe à savoir Angela Davis. Cette fois-ci c’est une femme qui prend la parole pour s’exprimer au nom du « Nous », un public politique exigeant de recouvrer ses droits les plus fondamentaux. Si nous revenons quelque peu au poste précédent intégrant le message linguistique « Aie peur de NOUS gouvernement », nous constatons donc l’emploi du pronom personnel « Nous ». L’émergence d’un public, au sens de John Dewey, étant tributaire de l’apparition et de l’usage de ce pronom, force est de constater que Keizer use de figures féminines qui Noirs, hommes et femmes permettra de combattre la classe dirigeante. Condamnée à mort en 1972, elle sera libérée à la suite d’un très fort mouvement de mobilisation international. » DAVIS Angela, Femmes, race et classe, Des Femmes, Paris, 2007, quatrième de couverture. 278 s’exprimeraient au nom du public. Elles seraient les porte-paroles du public, et non plus seulement des femmes qui se positionnent uniquement en tant que telle afin de lutter pour une cause en particulier, celle des femmes. Plus largement, ces femmes acquièrent le droit, sous le pinceau et les bombes de Keizer, de s’exprimer en tant que citoyenne, et non uniquement en tant que femmes ! La femme est donc promue au rang d’être à part entière, égale à l’homme voire supérieure, dans le discours de Keizer. L’étendard du public politique peut également être dessiné par des traits féminins. De plus, auprès de ce type de communauté d’action, l’usage artistique de figures féminines apporte une dimension de provocation supplémentaire. Les œuvres deviennent plus remarquables et susceptibles d’atteindre l’attention explicite du spectateur, le passant urbain et le webnaute socionumérique confondus, par leur caractère exceptionnel. « Il est à remarquer que la différence sexuelle est souvent invoquée comme une question de différences matérielles. La différence sexuelle n’est pourtant jamais simplement le résultat de différences matérielles qui ne soient pas de quelque façon à la fois marquées et formées par des pratiques discursives. »53 Judith Butler souligne ainsi, à juste titre, les enjeux de la différenciation selon le sexe. Et dans une telle société sexiste, le fait de se débarrasser discursivement de la distinction homme/femme attire nécessairement l’attention. Keizer réussit au moins à marquer les esprits par la simple citation d’une figure féminine/résistance voire l’insinuation à une probable violence. L’emploi de supposées antithèses fondées sur une « nature genrée » est combattue par Keizer afin d’éliminer cette figure de rhétorique. L’artiste sort du schéma discursif faisant de la femme un être « par nature » non-violent et en fait une figure essentiellement et fondamentalement résistante et prête à faire usage de son corps pour lutter et exprimer ses désidératas. La seconde image, disposée ci-dessus sur la droite, présente un visage visiblement féminin auquel est associée l’expression suivante : « Ma colère est vraiment mauvaise ». Son visage étant tout sauf colérique, regard dirigé vers le sol, plutôt réservé voire calme et apaisé, ce visage serait ainsi prêt à entrer en ébullition et serait capable d’exprimer une colère excessive. Comme dans toutes les œuvres qui ont précédé, ces figures féminines émettent un avertissement aux autorités. Une sorte de promissif engageant à une action à venir, celle de résister par tous les moyens. Au mur, Keizer avait ajouté un élément contextuel primordial : 53 BUTLER Judith, Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du « sexe », Editions Amsterdam, Paris, 2009, p. 15. 279 le logo « 25 janvier » suivi de la mention « On descend », au sens nous manifesterons le 25 janvier 2012. Cette campagne avait été lancée pour contrecarrer les plans du CSFA, qui avait pour objectif d’en faire un moment de célébration. Les révolutionnaires, quant à eux, désiraient en faire une date de manifestation majeure tout comme l’année précédente puisque les objectifs émis à cette date n’ont pas été atteints, par voie de conséquence, le discours qui prime lors de cette période est : « La Révolution continue ». L’engagement à descendre, à perpétuer cette lutte jusqu’au bout, est ici exprimé par des actes d’avertissement émis par des femmes capables, contrairement à tout préjugé, de devenir foncièrement violente. La latence de la violence n’en fait pas un néant au contraire elle est présente et prête à être déployée. Le pouvoir doit ainsi avoir peur de ce public dont les membres supposés les plus fragiles sont prêts à agir jusqu’à l’empêcher même de fermer l’œil. Le CSFA est prévenu, il devra être sur ses gardes à chaque instant. IV. MadGraffitiWeek « jusqu’à la chute du Régime »54. Le 13 janvier, à l’initiative d’un collectif de street artistes dont fait partie notamment Ganzeer, est lancée la semaine du « graffiti agressif ». Cependant, celle-ci est destinée à perdurer jusqu’à la « chute du Régime ». Cette « semaine » sera donc prolongée et est en cours encore à l’été 2016 même avec une activité diminuée. Pour la durée concernée, peu de publications sont à dénombrer au vu de la date relativement tardive du lancement de la page. Nous nous focaliserons sur quelques posts qui permettent d’identifier la ligne éditoriale de la page, tous publiés le 22 et le 23 janvier, tout juste au moment où des activistes ont organisé depuis le 20 janvier, « le rêve du martyr » qui consiste en un sit-in supposé durer jusqu’au 25.55 54 Voir Annexe (4) : « A propos » de MadGraffitiWeek. CEDEJ, « Chronologie de trois années de révolution » in Egypte en Révolution(s), Février 2014, https://egrev.hypotheses.org/1092, dernière consultation premier juin 2016. 55 280 L’une des premières photographies postées sur le mur met en lien une partie du visage de Khaled Saïd, désigné comme « LE martyr »56. Celui-ci fixe le spectateur droit dans les yeux et se trouve accompagné d’un message linguistique injonctif : « Descend parce que le martyr te voit ». Khaled Saïd, au visage connu de tous, est l’emblème, le symbole par excellence puisque par convention il représente, visiblement pour MadGraffitiWeek, le martyr de cette Révolution. L’article défini employé démontre que cette victime est considérée comme le parfait représentant du martyr du régime égyptien de ces dernières années. Mais ce martyr agit en « voyant » ou plutôt en « regardant » ou en « épiant » le spectateur qui doit descendre, au sens d’aller manifester, puisque s’il ne le fait pas le regard de Khaled Saïd le condamnera au malaise relatif à une culpabilité générée par un sentiment de lâcheté vis-à-vis de celui qui s’est sacrifié et qui attend, ou plus précisément réclame, une contrepartie qui lui serait due. Le sang du martyr coulerait toujours puisque il a été inscrit en rouge renforçant probablement ce sentiment de culpabilité. Il faut donc descendre dans la rue le 25 janvier afin de recouvrer les droits de celui-ci et se laver les mains de tout soupçon. Le discours de la page semble donc plus ou moins frontal et agressif, aucune précaution ou pincette ne sera employée pour s’adresser à une future communauté d’initiés qui a l’habitude de ce type de rhétorique. 56 C’est nous qui soulignons. 281 Le même jour est postée sur le mur socionumérique cette photographie d’un collage formant une syntaxe entre deux images, répétées à deux reprises. Disposant en parallèle le dessin du porte-parole du CSFA, Mohsen Al-Fangary, qui a le 11 février prononcé en direct face aux caméras de la télévision nationale égyptienne que le CSFA prenait le pouvoir provisoirement en attendant de le remettre dans les mains d’un président civil élu démocratiquement. Il témoigne lors de ce communiqué tout d’abord d’une certaine affection de la part du CSFA au président déchu Mohammad Hosni Moubarak en rappelant que celui-ci a beaucoup fait pour l’Egypte durant sa carrière militaire et politique. En fin de discours, dans une mise en scène dramatique, émouvant aux larmes une large proportion de la population égyptienne qui ne s’y attendait pas, faisant sens dans un moment aussi prégnant de l’histoire contemporaine égyptienne, il s’arrête net lève le bras droit puis le positionne au niveau de sa tempe pour exécuter un salut militaire après avoir prononcé ces quelques paroles : « En hommage aux martyrs »57. 57 Nous vous renvoyons vers ce lien Youtube de la chaîne nommée « NowFreeEgypt » qui résume la déclaration avec fierté le communiqué en question comme un acte de « libération du peuple égyptien » https://www.youtube.com/watch?v=gRRQwAm0lI0, dernière consultation le 19 juillet 2016. 282 L’artiste, auteur du collage ci-dessus, reprend cette pose afin de la détourner, une année plus tard après avoir constaté les dérives du pouvoir toujours militaire aux mains du CSFA, en y ajoutant l’affiche d’un « martyr » faisant face au porte-parole du CSFA qui, en faisant le salut en hommage à ces « martyrs », lui tire une balle au niveau du front et lui fait exploser la cervelle. En-dessous des deux images un message linguistique à valeur d’ancrage vient préciser que c’est bien un « Hommage aux martyrs ». Seulement cet acte, inattendu au moment où il a été accompli par le représentant du CSFA, se transforme en geste sournois où, sans regarder de face le « martyr », l’Armée fusille à bout portant le révolutionnaire tout en maintenant ce discours de respect et d’office rituel, quasi-religieux, déclarant être dévoué à la cause des « martyrs » qui tombent régulièrement. Or, c’est bien l’Armée ou les décisions de celle-ci qui fait autant de victimes. L’Armée met donc régulièrement en place des cérémonies afin de confirmer son dévouement à la cause martyrologique en la poignardant dans le dos en même temps. Un détail supplémentaire semble prendre une certaine importance lorsque nous nous concentrons sur la photographie, choisie par la page MadGraffitiWeek, et l’angle adoptée plus particulièrement. Le collage paraît circonscrit dans un espace exigu, une petite ruelle sombre qui n’a pas l’air d’être très fréquentée. Et au bout de cette ruelle le soleil éclaire le 283 reste de la ville. Dans les faits, la page tient le discours suivant : le destin des martyrs se joue dans une allée sombre, cachée n’ayant aucune visibilité, le seul homme que nous apercevons sur la photographie tourne le dos à l’affichage en question. Les martyrs seraient donc exécutés en silence, dans l’indifférence la plus totale du public, qui ne pourrait dans ce cas se réclamer justement de ce statut de public politique actif. Ainsi MadGraffitiWeek tente d’attirer ou de tourner la lumière vers cette catastrophe qui se jouerait tous les jours sans attirer l’intérêt de quiconque. Une raison supplémentaire, selon MadGraffitiWeek, pour participer aux manifestations contestataires, et non festives, du 25 janvier est exprimée par le post qui suit : Ce pochoir de Zeftawy58, seule précision apportée par le post, est composé sous forme de titre de journal. Il reprend la police, les caractères et le logo de Al-Ahram, et détourne le tout sur les murs du Caire et certains murs socionumériques pour titrer une information de première importance : « Le peuple n’a pas fait chuter le Régime ». La part active, critère premier dans la définition pragmatiste deweyienne du public politique, disparaît soudainement, voire elle est reniée dans la titraille pochoirisée de Zeftawy qui dénigre ainsi tout simplement la Révolution. Mais cet acte de langage est produit dans un but très précis, celui de la mener à bien, et faire chuter le Régime prochainement. Trois jours plus tard, il faudra descendre dans les rues et les grandes places égyptiennes afin de modifier cette couverture prévisionnelle. La pré-impression de la Une doit être modifiée par le public qui doit, pour ce faire, remobiliser la dimension active de son engagement. De cette manière, et seulement de celle-ci, le public fera chuter le Régime et non seulement le Roi, renversé, 58 Signifiant littéralement « merdique ». 284 mais le système politique avait survécu à la tornade du début 2011. Par un acte de provocation Zeftawy, et surtout MadGraffitiWeek qui relaye en reprenant totalement à son compte l’esprit de l’œuvre, tente de faire réagir, ou agir celles et ceux qui n’ont pas encore participé à la Révolution, afin de parvenir à faire enfin chuter le Régime en question, dont Al-Ahram est le principal outil de communication et de propagande. Afin de perpétuer cette rhétorique provocatrice et inciter encore plus à l’action, MadGraffitiWeek publie le 23 janvier l’image ci-dessous : Sous forme d’affiche publicitaire promouvant un tout « nouveau » produit, est proposé aux membres de la page ce collage présentant le dernier produit du Conseil Suprême des Forces Armées appelé le « MASQUE DE LA LIBERTE » présentant une version iconographique du citoyen désormais « libre ». Celui-ci y gagne de petites ailes mais perd la vue et la parole, à travers des objets matériels contraignants l’empêchant donc de voir ou de parler. Grâce à une insertion à la photographie postée sur la page, nous pouvons comprendre que le collage, ou un pochoir à imprimer chez soi afin de le reproduire dans les rues, philosophie principale de la page et de la communauté nouvellement constituée autour de cette pratique, est la propriété des artistes/auteurs de la page qui souhaitent faire circuler leur production à quiconque veut bien diffuser le plus largement possible ces actes de langage sur des murs urbains aussi bien que des murs socionumériques. 285 Conclusion chapitre 3. Nous avons vérifié, dans le cadre de ce chapitre, divers éléments constitutifs de la définition d’un public politique selon John Dewey, à savoir : - La revendication de mettre un terme à la censure, - La permanence du public est en suspend compte-tenu de la « maintenance » toujours compliquée, la remise en question est donc perpétuelle jusque-là. Chaque page dans son style – agressif, grand-public, essentiellement esthétique – tente d’apporter sa pierre à l’édifice activiste ou street artiviste afin de parvenir à un activisme contribuant, par sa performativité, à la constitution d’un ou de publics variés. La culture victimaire crée une nouvelle mythographie fondée sur l’héroïsation des éborgnés de la rue Mohammad Mahmoud, désormais érigée en « sanctuaire d’écritures », consacrée comme nouveau médium à la disposition des nouveaux héros de l’expérience esthétique révolutionnaire en cours. Une réelle lutte pour l’espace urbain, essentiellement politique et lieu de pouvoir par nature, s’engage entre les révolutionnaires, qui font de la rue Mohammad Mahmoud leur autel destiné à commémorer leurs victimes, et les autorités. 286 Chapitre 5 : La mythographie martyrologique au service de la « maintenance » du public. « Le sens de la vie c’est que tu donnes à la vie un sens », Keizer. Nous avons placé le curseur transitif entre les chapitres trois et quatre à la date du premier février, comme nous l’avons précisé précédemment, par rapport à la survenue d’un événement tragique et à dimension fortement disruptive dans l’histoire contemporaine égyptienne. Un drame, qui distribue des avants et des après, qui scinde les perceptions du public, des autorités, des révolutionnaires, en des logiques de raisonnement complètement chamboulées par l’événement même. La manière de penser de chaque acteur est grandement influencée par cette tragédie. Le soir du 1er février, une rencontre de football opposant le club du Masry à celui du Ahly à Port Saïd se termine dans le chaos le plus total lorsque des supporters envahissent le terrain, dans la seconde qui suit le coup de sifflet final, et s’en prennent aux supporters du club adverse. Les supporters du Ahly dénombrent 74 morts parmi eux en fin de soirée. Des armes blanches, des matraques, battes et objets en tout genre ont pu s’introduire dans le stade malgré la sécurité supposée renforcée. Les services de sécurité, militaire et policier, présents ont assisté, impassibles, au massacre des supporters du Ahly par certains prétendus supporters du Masry, alors que leur club venait de remporter le match face à l’équipe la plus forte du football égyptien et africain. Les caméras de télévision enregistrent ces moments extrêmement douloureux pour le public égyptien, tout juste une année après la « bataille des chameaux » place Tahrir. Les images1 dénotent la facilité Nous renvoyons vers plusieurs vidéos toujours en ligne sur Youtube, dont l’une, qui fera l’objet de nombreuses parodies, est l’enregistrement d’un extrait de l’émission « Le foot de l’Egypte », présentée par Ahmad Shobeir ancienne gloire du football égyptien et du Ahly, gardien le plus célèbre de l’histoire du football local et africain, il découvre les images écroulé dans un flot de larmes, s’accapare la parole devant ses invités en larmes également, et crie son désarroi dans une voix très aigüe que le grand-public ne lui connaissait pas jusque-là : https://www.youtube.com/watch?v=CGtWUgRhN-Y, dernière consultation le 21 juillet 2016. Notamment, un extrait plus long regroupant la toute fin de la rencontre et les neuf très longues minutes qui suivent : https://www.youtube.com/watch?v=18jb5405rG8, dernière consultation le 21 juillet 2016. 1 287 déconcertante avec laquelle des membres d’une tribune, censée être dédiée aux supporters du Masry, peuvent traverser le terrain afin d’atteindre l’extrême opposée du stade et s’en prendre aux supporters du Ahly. Le bilan de 74 morts2, plus des centaines de blessés, tous du côté du public ahlawy, est sans précédent dans l’histoire du football égyptien. Le problème principal est que ces deux clubs et leurs Ultras n’ont jamais connu ou développé une inimitié ou adversité quelconque auparavant. Le drame n’étant pas la conséquence d’un accident, infrastructurel ou d’éléments météorologiques par exemple, de nombreuses questions restent en suspens. Une incompréhension totale règne parmi les non-initiés à certains épisodes très spécifiques de la Révolution ou au football. Dans les jours suivants, nombreux sont ceux qui tiendront le CSFA pour responsable de ce drame, qui n’a rien d’accidentel mais qui est bien intentionnel, peut-être même prémédité. Le CSFA et le ministère de l’Intérieur seront ainsi tous deux accusés de vouloir faire étalage de leur pouvoir et de prouver que l’Ancien Régime n’est pas si ancien que cela. Les Ultras du Ahly, jouissant de la plus grande assise populaire et du plus grand soutien en termes quantitatifs en Egypte, s’associent à ceux du Zamalek pour de nombreuses actions depuis les débuts de la Révolution, soutenus par de nombreux activistes, chanteurs, principalement de rap et street artistes communiquant ainsi leur haine envers le CSFA. Ce dernier se serait vengé des UA par ce geste de passivité. Les Ultras ont très largement contribué au « succès » du soulèvement du début 20113 en remportant la bataille de la Place puis ont maintenu sa sécurité sur les marges. Ils ont également marqué de leur présence les événements de Mohammad Mahmoud, fin 2011. Leur expérience de la confrontation physique et leur propension à la violence avec les services de sécurité a été utile lors de divers épisodes du processus révolutionnaire mais leur a joué un bien mauvais tour en février 2012. Ou encore cet extrait de l’émission « Le stade du Ahly » diffusée par la chaîne du club, Ahly TV, juste après le surgissement de l’événement, se mettant en deuil grâce à l’emploi d’un bandeau noir et tentant de décortiquer les images du drame : https://www.youtube.com/watch?v=Xt-DxmER2EI, dernière consultation le 21 juillet 2016. 2 77 morts selon les Ultras Ahlawy. BORAÏE Sherif, Wall Talk, graffiti of the egyptian revolution, Zeitouna, Le Caire, 2012, p. 439. Et 1000 blessés selon HAMDY Basma, DON KARL (aka Stone), Walls of Freedom, From Here to Fame publishing, Berlin, 2014, p. 132. 3 Nous recommandons à ce sujet la lecture d’un vibrant compte-rendu des célèbres faits d’armes des différents groupes d’Ultras depuis 2005 : BESHEER Mohamed Gamal, The Ultras Book, Dar Al Diwan, Cairo, 2011. Une note de lecture est présentée sur Jadaliyya, en partenariat avec Al-Ahram online, par Mahmoud AlWardani, « The Ultras and the Egyptian Revolution », 25 décembre 2011. http://www.jadaliyya.com/pages/index/3759/the-ultras-and-the-egyptian-revolution, dernière consultation le 21 juillet 2016. 288 D’ailleurs avant même le démarrage du mouvement de contestation en janvier 2011, les Ultras avaient promis, par l’intermédiaire des réseaux socionumériques et plus particulièrement Youtube, qu’ils allaient s’engager et protéger les manifestants des violences policières : « Three days before the revolution kicked off, unknown Ultras uploaded a video on Youtube reassuring people not to be afraid of joining the demonstrations and that the Ultras would be at Tahrir Square and in the streets ready to protect the protesters against the police and security forces. » « The Ultras are very well-organized groups that spread their culture through the Internet, songs, and graffiti. Their graffiti artists work in disciplined teams; nothing is painted or written on a wall without prior discussion and approval by their leaders. »4 Qui plus est, le 27 janvier, soit quatre jours avant le « massacre » de Port Saïd, lors d’une rencontre du club du Ahly, les Ultras Ahlawy chantent pendant toute la durée du match : « A bas, à bas le régime militaire ! ». La vidéo de cette déclaration à l’encontre de l’institution militaire rencontre un vif succès sur les réseaux socionumériques et circulent énormément5. Tous les partisans de l’Armée en veulent particulièrement à cette frange très active que sont les Ultras6. Rappelons les quelques paroles, citées dans le chapitre précédent, d’un chant des Ultras du Zamalek, les UWK, « le foot est ma vie mais pour mon pays je mourrai », dénotant de leur passion pour la politique, non forcément politicienne mais au sens large du terme, et leur « amour » pour le bien-être du pays bafoué, selon eux, par l’Armée, l’Etat policier, et la corruption générale qui prend, entre autres, place au sein des directions des clubs de football égyptien. La haine opposant le pouvoir militaire et les groupes d’Ultras a donc toujours été particulièrement virulente mais s’est exacerbée encore plus après le 28 janvier 2011. Ce jour-là, les Ultras, parmi d’autres forces vives, sont parvenus à repousser les assauts des 4 GRÖNDAHL Mia, Revolution graffiti, street art of the new Egypt, The American Univeristy in Cairo Press, Cairo/New York, 2012, p. 92. 5 BORAÏE Sherif, Wall Talk, graffiti of the egyptian revolution, Zeitouna, Le Caire, 2012, p. 391. 6 A titre indicatif, tous les matches « sont des occasions privilégiées de ridiculiser les policiers en leur rappelant leur défaite du 28 janvier par des chants déjà cultes : « Corbeau stupide/T’étais nul en classe/T’as eu 10 sur 20 en payant un pot-de-vin/Mais t’as quand même pu t’offrir les meilleures facs/Pourquoi tu niches dans ma vie ?/Juste pour me la pourrir/On n’oublie pas Tahrir, fils de pute. » » CHASTAING Jacques, « Egypte : grèves de masse, espace public oppositionnel et insurrection des consciences » in Variations, Revue internationale de théorie critique, « Tahrir is here ! Retour des espaces publics oppositionnels », n°16, 2011-2012. http://variations.revues.org/118, dernière consultation le 21 novembre 2016. 289 forces de l’ordre hors de la place Tahrir, maintenant ainsi l’ordre et la paix sur la Place. Sur ordre du ministère de l’Intérieur, la police s’est totalement retirée de la ville ce soir-là après la mise en place du couvre-feu. Cet acte est encore aujourd’hui vécu comme une humiliation pour l’intégralité de ce corps professionnel. D’après Basma Hamdy et Don Karl, auteurs de Walls of Freedom7, le « massacre de Port Saïd » a été recherché voire provoqué par les autorités en n’opérant aucun contrôle habituel à l’entrée du stade, en laissant les « voyous du régime » accéder à l’enceinte, en regardant totalement passif et impassible ce qui se produisait, en bloquant les issues de secours. Il faut enfin noter qu’aucun officiel n’a assisté à ce match, fait d’après les auteurs extrêmement rare pour ce type de rencontre sportive importante. Un piège ou un véritable traquenard aurait été tendu aux supporters du Ahly afin d’étancher la soif de vengeance du Régime qui n’aurait donc pas oublié la résistance des ultras tout au long des péripéties de la Révolution. Ajoutons à cela, que durant les quelques jours qui ont suivi, voire dès le premier soir où 30 000 personnes se sont amassées devant la gare du Caire pour accueillir les blessés revenant de Port Saïd8, des manifestations prennent cours dans les grandes villes égyptiennes. Certaines tournent à des affrontements particulièrement violents avec les forces de l’ordre. Cela donne naissance, dans la désormais fameuse rue qui cristallise tous les clivages, à la « deuxième bataille de Mohammad Mahmoud »9 incluant son lot habituel de morts, ou de nouveaux « martyrs » pour les révolutionnaires. Pendant quelques jours les forces de l’ordre, défendant toujours le Ministère de l’Intérieur, font face aux révolutionnaires venus exiger que justice soit rendue aux « martyrs ». I. Nous sommes tous Khaled Saïd, « il était une fois un supporter… ». Un récit complet et détaillé du « massacre de Port Saïd » se trouve à la page 132 de l’ouvrage : HAMDY Basma, DON KARL (aka Stone), Walls of Freedom, From Here to Fame publishing, Berlin, 2014. 8 BORAÏE Sherif, Wall Talk, graffiti of the egyptian revolution, Zeitouna, Le Caire, 2012, p. 439. 9 HAMDY Basma, DON KARL (aka Stone), Walls of Freedom, From Here to Fame publishing, Berlin, 2014, p. 132. 7 290 Un point essentiel, déjà évoqué mais d’une prégnance fondatrice à ce moment, est à souligner : la page Nous sommes tous Khaled Saïd s’apparente à un médium activiste grandpublic axé sur de l’information générale et politique. Ce média ne porte, a priori, pas un intérêt particulier au monde du football ou l’univers « violent » des Ultras. Pourtant, c’est cette même page qui, durant les préparatifs du 25 janvier 2011, a sollicité les Ultras, en leur demandant une aide logistique compte tenu de leur savoir-faire dans les affrontements de rue avec les services de sécurité et plus particulièrement les forces anti-émeute. Un certain lien s’est donc noué au cours de l’année qui a précédé entre les Ultras et nombre d’activistes, en ligne ou pas. Wael Ghonim peut donc développer, au nom de tous les Khaled Saïd, un sentiment de proximité avec les Ultras pour leur relative similarité quant à leurs visées finales. Un autre facteur vient s’ajouter pour justifier le fait de communiquer sur les Ultras : l’ampleur de la catastrophe inscrit a fortiori l’événement dans l’information générale et politique. Et comme à chaque moment de tensions particulièrement prononcées, l’Admin de la page Nous sommes tous Khaled Saïd n’opte pas pour le street art comme premier mode d’expression pour informer ou militer auprès de sa communauté socionumérique. Quelques posts ont, néanmoins, été entrepris en citant des inscriptions murales. Une en particulier aura connu deux occurrences sur la page. C’est seulement le 6 février, soit cinq jours après le « massacre de Port Saïd », ainsi renommé par les UA – premières cibles et victimes de cet événement – que l’Admin publie cette photographie de deuil. Une inscription, sous forme de tag, accompagnée de deux bandes noires comme le veut la norme en situation de deuil national, que nous pouvons traduire ainsi : « Une fois un supporter est allé assister à un match, il est MORT ». L’unité linguistique en question a été scindée en deux parties bien distinctes. La première en rouge décrit la banalité du début d’un récit sur le point d’être conté. Rien de plus ordinaire qu'un 291 supporter qui va assister à une rencontre sportive. Cela dit il n’en revient pas : ce fait extraordinaire est signifié par l’agrandissement de la taille de la police et modification de la couleur. Une rupture saisissante, comportant quasiment une disjonction contre-intuitive entre les deux entités formant la phrase, met fin à un récit n’ayant même pas eu le temps et l’espace de démarrer. Une chute soudaine, logographique et métaphorique à la fois, cherche à saisir le regard du spectateur et lecteur de Nous sommes tous Khaled Saïd. Une anacoluthe10 chargée de rappeler le choc qu’a causé le « massacre de Port Saïd ». Cette publication est accompagnée du texte suivant : « Pouvons-nous nous concentrer sur nos revendications principales qui sont l’accélération des sanctions envers ceux qui tuent nos frères, puis la proposition de revoir l’infrastructure de l’Intérieur et le développement de sa pensée sécuritaire complètement obsolète et stérile, le jugement des tueurs de manifestants pendant et après la révolution… et aussi la transmission du pouvoir parce que la stabilité de l’Egypte est désormais dépendante de la rapidité de la transition…plutôt que les gens se divisent entre deux avis : est-ce que les fameuses cartouches [de fusil] sont défectueuses ou non ? »11 En guise d’accompagnement de l’image proposée, ou plutôt de légende destinée à aiguiller le regard ou la lecture, Wael Ghonim rappelle à ses membres leur ligne de conduite générale depuis le lancement de la Révolution, voire depuis la création de la page en juin 2010. Il souhaite orienter continuellement le débat sur les exigences primordiales à la « maintenance » et à la cohésion de sa communauté socionumérique, craignant la dislocation et l’effondrement du collectif à cause de débats inutiles, tel l’emploi des cartouches 12, leur nature, etc. Ainsi s’éloignant du discours transmis par l’inscription murale urbaine, il propose un message linguistique relayant de nouvelles données. Celles rappelant que ce supporter nécessite une action pour recouvrer ses droits, à savoir une justice qui reprend son rôle premier, c’est-à-dire la sanction mais également la prévention. Il revendique également la purge de l’appareil répressif géré par le Ministère de l’Intérieur ainsi qu'un changement de régime total afin de démarrer la construction d’un avenir. Parmi les 654 commentaires 10 Définition du Larousse.fr : « Rupture ou discontinuité dans la construction d'une phrase ». http://larousse.fr/encyclopedie/rechercher?q=anacoluthe, dernière consultation le 9 novembre 2016. 11 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.02.06, p. 1. C’est nous qui soulignons les trois principales demandes. 12 A titre indicatif, nous proposons la lecture d’un post, datant d’octobre 2011, de la page d’un docteur en droit souhaitant mettre au clair la distinction entre cartouche et balle réelle. Ce n’est qu'un exemple parmi tant d’autres des nombreux débats ayant cours autour des différents outils de répression employés par le Régime. https://www.facebook.com/notes/10150320036883595/, dernière consultation le 23 juillet 2016. 292 réagissant à cette publication, une large majorité des membres s’accorde avec l’Admin : ils souhaitent se concentrer sur ce qu’il y a de plus essentiel – la transition démocratique – et ne surtout pas perdre leur concentration et leur énergie à discuter de problèmes connexes voire superflus. Certains membres jouent le rôle d’informateur afin de préserver la communauté sur ses gardes. Par exemple, à 22h22 Ahmed Khedr annonce cette nouvelle : « Les manifestants se font éliminés à Mohammad Mahmoud… Un nouveau manifestant vient de tomber sous les balles réelles de source inconnue »13. Ainsi les préoccupations majeures de la communauté sont entretenues par son administrateur ainsi que par ses membres. Cette même photographie est republiée sur la page Nous sommes tous Khaled Saïd mais à la date du 22 juillet 2012 pour des raisons quelque peu différentes cette fois-ci. A l’occasion d’un match mettant aux prises les clubs du Ahly et du Zamalek dans le cadre de la ligue des champions africaine, les deux plus grands rivaux du football égyptien et cairote, l’Admin a estimé nécessaire de reposter cette photographie accompagnée du message linguistique : « Nous n’avons pas oublié…nous n’avons pas oublié »14. Alors qu’il s’agit en temps normal de la rencontre de football la plus attendue, elle est dans ce contexte rejetée par certains, dont la communauté Nous sommes tous Khaled Saïd. En réaction, 451 commentaires viennent confirmer qu’ils n’oublieront jamais, certains vont plus loin en remettant en question les joueurs et leur club qui auraient oublié en rejouant15. En effet, de nombreux activistes et groupes de supporters ne souhaitaient pas voir le football égyptien reprendre même à l’échelon continental, le championnat national ayant été arrêté depuis le 10 mars 2012 sur décision de la fédération égyptienne de football16, tant que les « martyrs » n’ont pas été reconnus comme des victimes et que les auteurs du « crime » ne sont pas jugés. Donc, plus de cinq mois après l’événement, la communauté des Khaled Saïd certifie de nouveau qu’elle ne cessera de militer et d’agir pour la défense des victimes et les droits de l’Homme en général. A chaque nouvelle occasion qui se présente, la communauté re-prête serment aux « martyrs » de la Révolution. Etant une communauté qui s’est créée et constituée autour Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.02.06, p. 2. Commentaire d’Ahmed Khedr. Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.07.22, p. 1. 15 Ibid., Commentaire Ahmed Ramadan, p. 2 « Mais les joueurs ont oublié et ils rejouent là ». 16 Par ailleurs, le début de la saison 2011-2012 sera repoussée et finalement annulée à la suite du « massacre » ; la saison 2012-2013 sera totalement annulée à cause de l’instabilité politique traversant le pays et le « manque de sécurité ». Malgré le huis clos, les groupes d’Ultras, soutenus par de nombreux activistes, désiraient voir la direction des deux clubs annuler la rencontre. 13 14 293 d’un « martyr », elle ressent le besoin de se consolider ou de se pérenniser autour de ce thème crucial, voire vital, pour son existence sur le long terme. Cette promesse engage donc la communauté à poursuivre, jusqu’à ce que résultat s’en suive, son combat en faveur des « martyrs ». A ce sujet, régulièrement la communauté se soude de nouveau autour de cette thématique précise en s’intéressant à toute information nouvelle concernant la mort d’un révolutionnaire. Chaque « martyr » nouvellement tombé est exposé au cœur de la page, parfois à travers la modalité expressive du street art, et permet à la communauté de prêter allégeance à la cause à chaque opportunité. La Révolution ne sera parachevée, selon ce collectif, qu’au prix de la justice pour les « martyrs », ou comme la formule consacrée par la campagne activiste en cours à ce moment la « Gloire aux martyrs ». Dans le cadre de cette règle éditoriale propre à la communauté socionumérique, le 24 février 2011 Wael Ghonim met en Une de la page le post suivant : Ne répétant que le message linguistique de l’œuvre dans son post, l’administrateur se range derrière les paroles de l’artiste auteur de ce pochoir. Message de prévention voire d’avertissement à ses membres afin de rester vigilant quant à cette cause prégnante pour la préservation de la communauté. 294 « Dans le flot des paroles, tâchez de ne jamais oublier le sang du martyr »17. Décédé en août 2011 pendant une manifestation à Abbaseya, Mohammad Mohsen avait été pris au piège, indubitablement tendu par le CSFA, entre un cordon serré établi par la police militaire et des personnes postées sur les toits d’immeubles de la place lançant des pierres sur les manifestants18. Ce jeune activiste de 23 ans monté au Caire depuis Aswan spécialement pour manifester a perdu la vie alors que les secours avaient peine à le sortir de la place pour l’emmener à l’hôpital. Il entre ainsi dans le cercle des victimes à défendre par la communauté socionumérique de Nous sommes tous Khaled Saïd, il refait même son apparition sur la page plusieurs mois après son décès afin d’être saisi comme un support de cohésion pour le collectif. 749 commentaires tentent de prêter serment, à travers l’emploi de promissifs tout au long de la page, au « martyr » dont ils n’oublieront pas le sang, qui est le leur puisqu’ils sont tous Khaled Saïd : LE « martyr du Régime ». Ainsi nous pouvons lire, principalement parmi les premiers commentaires, proposés dans l’ordre : « Tâchez de ne pas marchander le sang du martyr » « Jamais. Je le jure. [Emoticône cœur] » « On en a oublié notre nom :(((( » « Je n’oublie pas Ça s’est passé devant mes yeux…et son sang est encore sur mes mains » « Le sang du martyr coule dans nos veines » « Nous n’oublierons pas » « Gare à vous [n’oubliez pas] » 17 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.02.24. Comme à chaque épisode du processus révolutionnaire aboutissant à un bilan désastreux en termes de victimes, une guerre d’images, par médias interposés, télévision et réseaux socionumériques confondus, entre l’institution militaire et les activistes prend place. Voici un lien Youtube de l’émission d’information politique présentée par Youssri Fouda, que nous aurions pu évoquer dans le chapitre deux lorsque Keizer lui attribue un « T’es un vrai » pour son soutien à la Révolution tout comme Amro Waked présent quant à lui dans l’analyse, intitulée « Dernier mot » et diffusée sur ONtv en soirée. Youssri Fouda propose des images montrant le visage ensanglanté de Mohammad Mohsen après avoir reçu une pierre en pleine tête ainsi que des images « montrant », entre autres, une femme, qui sera accusée par des associations d’activistes d’être l’auteure de l’acte, lancer des pierres depuis les hauteurs d’un immeuble de la place Abbaseya. https://www.youtube.com/watch?v=kPa6ocSdAdg, dernière consultation le 25 juillet 2016. 18 295 « Ou que l’on meurt comme eux :((((( »19. Des actes de langage extrêmement puissants quant à leur charge promissive s’investissant et se risquant à des promesses bien compliquées à accomplir. Une première catégorie de promissif aspire à « ne pas oublier » avant tout, une deuxième consiste à promettre de ne pas profiter de la cause en célébrité ou en retombées financières par exemple, enfin une troisième se traduirait dans l’idée d’engager sa propre vie en contrepartie. Seulement, pendant cette période de la Révolution, un « martyr » nouveau vient s’intégrer aux victimes précédentes : le supporter. Nous avons vu que la page Nous sommes tous Khaled Saïd rendait hommage au supporter « mort » à deux reprises. Cependant, une œuvre majeure et incontournable street artistiques et street artivistes d’Ammar Abo Bakr, qui occupe des dizaines de mètres du « mur des martyrs » rue Mohammad Mahmoud, ne figure à aucun moment sur ce média. A l’instar de sa fresque victimaire composée de borgnes à perte de vue, l’artiste a choisi de re-présenter des « martyrs » de Port Saïd tout au long de la rue. Cette fresque ne fait aucune apparition ou parution au sein de l’espace médiatique géré par Wael Ghonim. D’autres œuvres occupent cet espace : A trois jours d’intervalle, les 27 et 30 mars 2012 respectivement de gauche à droite, Wael Ghonim publie ces deux photographies pour relayer une information précise concernant les Ultras et une action en particulier. La première image est associée à la légende suivante : « Photographie du sit-in des Ultras à l’Assemblée nationale [du peuple, littéralement] exigeant des sanctions contre les bourreaux des martyrs de la Révolution… Ne pense pas 19 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.02.24, pp. 1-2. Les huit premiers commentaires sans prétendre à une quelconque représentativité des 741 restants, ils dénotent seulement des membres les plus réactifs à 4h du matin. 296 qu’Allah soit indifférent commettent ! »20 à ce que les coupables La première entité de cette unité transphrastique à analyser peut être appréhendée selon sa fonction relais, comme une légende de photographie de presse apportant des informations nouvelles que le lecteur ne peut deviner en appréciant uniquement la photographie. Il apprend ainsi que les Ultras tiennent un sit-in à un endroit précis, ce qui fait sens et acquiert une certaine valeur transgressive et provocatrice à l’égard du pouvoir en place et l’Assemblée élue depuis peu. La seconde entité a, quant à elle, une fonction d’ancrage évidente puisqu’elle ne fait que reprendre ce qui se trouve inscrit dans l’œuvre photographiée. Nous pouvons voir ces trois Ultras, par essence activistes, en situation de sitin, contre un mur, patiemment installés jusqu’à ce qu’ils soient entendus. Un ordinateur aux mains d’un des trois manifestants renforce le stéréotype du jeune activiste qui milite en ligne et dans la rue à la fois. Constamment connecté il peut désormais mener sa lutte en s’appuyant sur tous les moyens dont il peut disposer. Les trois hommes sont entourés de toute part de logo du groupe UA prenant la forme d’un trident réunissant les deux lettres que compose le sigle du collectif. Toujours dans ce second plan, au-dessus de leur tête, une fresque qui dépeint une cage du CSFA, dont l’acronyme en anglais constitue le socle de la cage, brisée par un « martyr » ailé aux couleurs du drapeau égyptien, portant la date du 25Janvier au dos, signe de dévouement à la Révolution. Le bras tendu vers le ciel, il s’y dirige tout droit dans un mouvement et une dynamique parfaitement fluides, ce super-héros de la nation, sur un fond bleu ciel, regagne un paradis situé dans un hors-champ que le commun des mortels ne pourrait atteindre visuellement. En parallèle, sur un fond beige sablonneux cette fois-ci, digne des cimetières égyptiens, deux mères de « martyrs », tenant une stèle qui confirmerait cette donnée, se consolent l’une l’autre pendant leur deuil, visiblement inachevé puisque leurs fils n’ont toujours pas accédé à une quelconque justice. Cette fresque est intégralement surplombée par la phrase suivante, reprise par l’Admin de la page Nous sommes tous Khaled Saïd dans le cadre de la légende de cette photographie, « Ne pense pas qu’Allah soit indifférent à ce que les coupables commettent ». Extraite d’un verset du Coran, numéro 42 dans la sourate « Ibrahim »21, elle fait référence à une formule consacrée souvent employée en cas d’injustice subie. Afin d’avoir un aperçu plus clair sur l’esprit de ce verset, nous proposons ce verset intégral et les deux suivants : 20 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.03.27, p. 1. OULD BAH El-Moktar (Trad.), BELLO MANA (révision), Le Noble Coran, Complexe Roi FAHD pour l’impression du NOBLE CORAN, Médine, 2005, p. 382. 21 297 « 42. Ne pense pas qu’Allah soit indifférent à ce que les coupables commettent. Ils retardent seulement leur sanction jusqu’au jour où ils comparaîtront, les yeux hagards d’épouvante ; 43. ils afflueront, les cous tendus, les regards figés et les cœurs vides. 44. Dis aux hommes de prendre garde à ce Jour où le châtiment les frappera, où les criminels diront : « Ô Seigneur ! Accorde-nous un bref délai, pour répondre à Ton Appel et suivre les Messagers [d’Allah]. » [Il leur sera dit] : « N’avezvous pas juré auparavant que vous ne quitteriez jamais les sépulcres ? »22 Une citation, faisant autorité puisque fondée sur le texte de nature divine de référence pour une communauté d’action majoritairement musulmane, cet extrait montre la dimension promissive, de nouveau, de l’acte de langage en question. Celui-ci tient à avertir, à prévenir, une catégorie de « Eux », foncièrement injuste et représentant le Mal absolu, capable d’oublier les messages et messagers de Dieu, qui lui en retour n’oubliera pas de les châtier. Le pouvoir politique, visé par cette adresse à son égard, se voit assigner au rôle du « méchant » qui va au bout de son vice et devra en assumer les conséquences en payant sa dette par une punition exemplaire. Requinquant les révolutionnaires, désignés par un TU (initialement le prophète Ibrahim), ils ne doivent pas omettre que le « Tout-Puissant » sera toujours à leur côté. Le Nous constitué en public politique fondé sur un composite de communautés, dont certaines socionumériques, s’exprime à la première personne du pluriel et s’accapare le Bien en s’en remettant à Dieu, en dernier ressort. Le Nous est pieux et le Eux est le pécheur, infidèle, reniant l’existence de Dieu en proférant le Mal. Une rhétorique viscéralement manichéenne à caractère religieux et donc indiscutable dans ce cas. Pour plus de précision, voici comment le traducteur de cette version française du Coran introduit cette sourate : « Après confirmation de l’authenticité et de l’objet du Livre révélé, la sourate rappelle l’objet de la mission de tout Prophète et la règle de division des peuples concernés en croyants bien guidés et mécréants rebelles. Elle rapporte ensuite le dialogue-type entre Prophètes et peuples ; et l’échange le Jour de la Résurrection, qui se fera 22 Ibid., versets 42-43-44 de la sourate 14. 298 entre faux-dieux et leurs adeptes ainsi que l’attitude, ce jourlà, de Satan. Après relation de 1’invocation d’Abraham, la sourate se termine par une description de l’horrible destin des injustes et de leur grande épouvante le Jour Dernier. »23 La répartition des rôles est donc très claire dans le cadre de cette sourate qui insiste donc sur le sort réservé aux « injustes ». Et dans un média comme celui de Nous sommes tous Khaled Saïd, il est très aisé de faire le diagnostic des protagonistes faisant office de « croyants » et ceux renvoyant aux mécréants. L’Admin et les artistes, auteurs des œuvres qui renforcent cette répartition entre « Bons » et « Mauvais », s’attribueraient presque le rôle de prophète venu rappeler à chacun où il se positionne dans la configuration actuelle. Comme précisé plus haut, trois jours plus tard alors que le sit-in se prolonge, Wael Ghonim propose la seconde photographie ci-dessous suivie de ce texte : « Photographie du sit-in des Ultras à l’Assemblée nationale [du peuple, littéralement] exigeant des sanctions contre les bourreaux des martyrs de la Révolution. Les Ultras : le trident sur lequel la corruption se brisera le dos »24. Sur un format similaire au post étudié précédemment, Wael Ghonim reprend le message linguistique présent au cœur de l’œuvre, qui dans un style diabolique propre aux Ultras Ahlawy, victimes du « massacre de Port Saïd », avertit le régime militaire qu’il sera l’ennemi qu’il ne fallait pas provoquer puisqu’il s’y cassera les dents. Le bas de l’uniforme et la botte, symbolisant visuellement l’Armée, en tentant d’écraser les Ultras va s’enfoncer le trident dans le pied malgré la résistance de la semelle. Gare donc à l’Armée au vu de la ténacité des Ultras : c’est en somme le message revendiqué dans l’œuvre et qui est totalement pris en charge par la position éditoriale de Nous sommes tous Khaled Saïd. Un hic demeure dans ce constat : le peu de commentaires suscités par ces deux posts. Près de deux mois après la survenue de l’événement de Port Saïd, la communauté socionumérique retourne à son désintérêt relatif pour la cause des Ultras en particulier. Le premier post génère 216 commentaires tandis que le second, plus ou moins redondant au niveau de son contenu global, s’ensuit de 52 réactions. Nombre de ces commentaires confirment ou bien la position de Wael Ghonim, ou bien proviennent de probables Ultras qui profitent de 23 24 Ibid., p. 374. Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.03.30, p. 1. 299 l’occasion pour promouvoir leur cause, ou encore des publicités sans lien quelconque avec la thématique abordée, pratique fréquente sur la page surtout lorsque le sujet touche moins la communauté. Pourtant, l’événement de Port Saïd a fortement caché une date destinée initialement à faire événement mais qui suite à ce nombre de décès est quasiment tombée dans l’oubli. Le 11 février 2012, premier anniversaire de la démission de Moubarak, était a priori appelé à rencontrer un certain succès quant au rassemblement, en termes quantitatifs, de manifestants dans les rues et les places occupées un an plus tôt. Les communautés socionumériques activistes et street artivistes ont toutes appelées à participer à ce jour de célébration et de réengagement dans une continuité du processus révolutionnaire. A l’inverse, le CSFA communiquait autour d’une tempérance des citoyens vis-à-vis de ce jour pendant que la direction des Frères Musulmans faisait tout depuis quelques mois pour calmer les révolutionnaires afin d’obtenir la transition « démocratique » la plus rapide, pertinemment consciente et convaincue de son triomphe dans les urnes. Au final, l’espace urbain fut vide lors de ce jour, le 11 février étant obstrué en quelque sorte par le choc de Port Saïd, survenu dix jours plus tôt. Le manque de mobilisation ce jour n’est pas faute d’avoir essayé. Le 11 février, l’Admin postait cette pièce de street art en guise d’avertissement : Le post reprend le message linguistique du pochoir en y intégrant un court en-tête : « Avertissement [mention absente du pochoir, ajout de Wael Ghonim] : Interdiction de stationner hormis aux frontières de la patrie. »25 Ce post a lieu aux alentours de 18 heures, Wael Ghonim est conscient, à ce moment précis de la journée, du manque évident de mobilisation de sa communauté, des confrères, et des publics politiques en général. Il préfère cependant affirmer que la colère n’a pas disparu 25 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.02.11, p. 1. 300 pour autant en publiant ce message d’« avertissement », pouvant glisser vers une menace. Une inférence implicite qui pourrait se traduire comme suit : si l’Armée venait à placer ses chars en plein cœur du pays, les révolutionnaires s’occuperont de les saisir pour les retourner à leur place attitrée, les frontières ! La date du post profère une charge symbolique significative au message transmis aux membres de la communauté socionumérique ainsi qu’à un destinataire externe qui suit quotidiennement ce média, l’institution militaire et plus spécifiquement le CSFA qui dirige le pays. Wael Ghonim profite de l’occasion pour rappeler à tous, en tant que porte-parole de tous les Khaled Saïd, que le collectif qu’il représente ressent une forte inimitié et une amertume à l’égard de l’Armée égyptienne. Même si le supposé événement du 11 février a été complètement happé par ce qui s’est produit dix jours plus tôt, un vif débat s’engage entre les membres de la communauté, comme à chaque fois que l’Armée est pointée du doigt. Une grande partie des membres s’accorde avec l’Admin de la page, mais certains défendent encore et toujours les militaires, « seuls garants » de la sécurité, de l’union et de la cohésion sociales. Ainsi, la présence des militaires en plein cœur du territoire se justifierait et répondrait même à un besoin de bien-être national. Le manque de confiance latent envers l’Intérieur renforce ce sentiment de besoin vis-à-vis de la Défense afin de combler ce vide sécuritaire. A titre d’exemple, Ahmed Elesaly proclame sa dissociation quant à ce point précis. Il se désolidarise de sa communauté en donnant l’avis suivant : « Je ne suis pas avec vous là-dessus. En ce moment l’Armée doit sécuriser les gens dans les rues et dans les domiciles. La sécurité s’est effondrée. Cessez d’être idiots »26. Malgré la virulence du propos, ainsi que l’injure destinée à décrédibiliser ceux qui sont en désaccord avec lui, Ahmed Elesaly, qui selon son profil Facebook27 soutient les Frères Musulmans, notre intérêt va porter sur l’usage des pronoms personnels. « Là-dessus », en d’autres termes sur cette question précise, il se retire de la communauté provisoirement en annonçant clairement qu’il n’est pas avec « Eux », en somme Nous sommes tous Khaled Saïd. Un retrait ponctuel ou occasionnel est donc possible et celui-ci s’exprime avant tout dans le renvoi de la communauté à son imbécilité. S’il s’exclut provisoirement, c’est qu’il ne peut cautionner le manque d’intelligibilité de certains propos, selon lui. Tentant de porter un coup à la légitimité de la position officielle de la communauté, il souhaite ainsi performer, 26 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.02.11, p. 6. Profil Facebook d’Ahmed Elesaly, https://www.facebook.com/elesaly?fref=ufi, dernière consultation le 28 juillet 2016. 27 301 par son acte de langage, une intégrité intellectuelle à toute épreuve, allant jusqu’à dénigrer le discours de « sa » communauté lorsqu’il estime qu’il y a un manque de réflexion. A ce sujet, Eldeen Ezz Shaimaa28, dans la même minute, traite « Wael d’imbécile » et ne comprend pas que la page Nous sommes tous Khaled Saïd puisse porter atteinte à, voire « d’humilier l’institution militaire », et se moque de l’époque où ils étaient tous « heureux de célébrer l’occupation des rues par l’Armée », faisant référence au 28 janvier 2011. Encore une fois, certains opèrent une distinction profonde entre l’Armée et le CSFA, crédibilisant la première et injuriant le second. De nouveau, les débats sur l’Armée sont imprégnés d’une forte conflictualité au sein de cette communauté. Entre politisation de l’Armée et réduction de la part politique au CSFA, les points de vue ne cessent de diviser l’institution militaire en deux entités distinctes. Celles et ceux qui condamnent uniquement le CSFA estiment que l’Armée n’est qu'une institution nationale émanant du peuple et ne pouvant lui souhaiter du mal, alors que d’autres considèrent que, même sans le CSFA à sa tête, l’Armée ne peut se mêler des affaires intérieures de l’Egypte et de tout ce qui est de nature civile. Ces derniers souhaiteraient les renvoyer à leurs casernes, difficile à entendre pour « d’autres » qui ont pour habitude de voir leur pays dirigé civilement depuis soixante ans par des militaires, que ce soit dans les domaines commercial, urbaniste, développement durable, politique, etc. La communauté se tient dans une cohésion certaine sauf lorsqu’il est question de l’Armée et de sa différenciation avec sa direction, à savoir le CSFA. Notons malgré tout qu’aucune fresque nécrologique dédiée aux Ultras n’a été diffusée par la page malgré le succès de ces œuvres et leur charge émotionnelle puissante, inscrivant le « martyr » au sein de l’espace voué à la martyrologie, la rue Mohammad Mahmoud. Ces fresques connaîtront un autre sort sur d’autres supports socionumériques. II. Graffiti in Egypt, Gloire aux Ultras-martyrs. Sur cette même période s’étalant du premier février à juin 2012, le plus grand choc qui monopolise l’attention de Graffiti in Egypt, sans aucune surprise, se trouve être le 28 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.02.11, p. 7. 302 « massacre de Port Saïd ». La présidentielle viendra s’agréger, par la suite, aux préoccupations éditoriales de la page mais nous verrons cela plus en détail plus tard dans notre raisonnement. Dès le premier février, dans l’immédiateté de l’événement, l’administrateur de la page présente ses condoléances aux Ultras Ahlawy. Endeuillé par la nouvelle de Port Saïd, l’administrateur qui, rappelons-le, a créé la page notamment pour promouvoir les Ultras, présente ses hommages et ses plus « chaleureuses condoléances aux morts des Ultras Ahlawy [suivi de trois émoticônes de tristesse] »29. A travers la médiation de cette œuvre picturale faisant office de cérémonie solennelle. Peignant un univers sombre, prenant pour décor un cimetière, deux arbres tristes sans feuille penchés sur une tombe, des têtes de mort entourant celle-ci, cette œuvre reprise par Graffiti in Egypt est traversée par un détail qui sort du studium30 et peut « poindre » le spectateur. En effet, un bras sort du tombeau et brandit un flambeau. Le texte dominant le reste de l’œuvre signifie : « Le jour où j’arrête de supporter c’est que je suis sûrement mort ». Malgré cette revendication mortuaire, ou sacrificielle, le bras de ce mort continue à supporter, à communiquer la flamme qui l’anime même une fois passé dans le monde des morts. Il éclairera cet univers noir quoi qu’il advienne. L’administrateur de Graffiti in Egypt communique son deuil en optant pour une fresque comportant une lueur d’espoir, composée 29 Annnexe Graffiti in Egypt, 12.02.01. Le studium qualifie la photographie studieuse, selon Roland Barthes, celle qui ne l’affecte que moyennement, car elle est trop harmonieuse, jolie et tend vers une perfection esthétique. Ce studium peut être « point » par un élément qui vient rompre l’harmonie de la photographie, le punctum. C’est lui qui peut marquer, voire affecter le spectator. BARTHES Roland, La chambre claire, Cahiers du Cinéma, Gallimard, Seuil, 1980, pp. 48-49. 30 303 avant l’événement mais reprise pour celui-ci. Ce qui montre à quel point les Ultras s’attendaient à des affrontements violents, encore à venir, avec les autorités. Ceci dit, dès le lendemain Graffiti in Egypt reprend sa marche en avant en menaçant les autorités à travers la publication de cette œuvre : Cette fresque est doublement chargée d’une violence symbolique. Ces sourcils froncés, les yeux rouges de colère et les dents serrées, grinçantes, donnant pour résultat une grimace des plus effrayantes. Le tout prenant une autre dimension lorsque la lecture s’attarde sur le message linguistique : « Gare à la colère des Ultras ». L’acte de langage performe ainsi une promesse belliqueuse à l’encontre des autorités. Mais là où la charge symbolique attribue une tout autre dimension à cette œuvre, à sa publication et à cette date précise, c’est son auteur. La légende accompagnant l’œuvre nous apprend que : « Dernier graffiti dessiné par le martyr Khaled Omar (Gare à la colère des Ultras) »31. La communauté d’initiés membres de cette page aux accents ésotériques est parfaitement au courant de qui il s’agit, de ses engagements, de ses réalisations picturales, etc. Ainsi revoir ce message le lendemain du « massacre » et du décès de l’artiste-Ultra prend une force particulière. Il menace les autorités et les met en garde. Pourtant, il a été victime de cette 31 Annnexe Graffiti in Egypt, 12.02.02. 304 mise en garde, republier son œuvre à titre posthume signifie de la part de Graffiti in Egypt que ce « sacrifice » ne sera pas sans suite. Remis à jour, cette œuvre déclare aux autorités, à nouveau, le combat ouvert et interminable tant que les « martyrs » n’auront obtenu gain de cause, et que justice leur soit rendue. L’ultimatum tient toujours, il prend même une puissance supérieure depuis ces décès à Port Saïd. La colère des Ultras n’a fait que décupler. Une action de l’image creusant encore un peu plus la position déjà adoptée par les Ultras. Ainsi quatre commentaires découlent de ce post dont l’un opère une action, même indirectement : Bassem Agrebi : « Nos condoléances, emplies d’une grande douleur, aux familles des victimes et à nos frères des Ultras Ahlawy »32. Cet énoncé est, en fait, doublement performatif. Le premier acte de langage se trouve dans la déclaration solennelle et émouvante de la présentation des doléances. Il s’exprime en sa qualité de citoyen mais également membre d’un autre groupe d’Ultras, ce qui permet une félicité certaine. Aucun discours officiel au nom d’une quelconque organisation d’Ultra n’apparaît mais il semble néanmoins membre d’un groupe d’Ultra supportant certainement le Zamalek, d’où l’emploi du terme « frère ». Ce terme en particulier performe un nouvel acte de langage, celui d’engager sa personne dans une nouvelle « fraternité », ce qui implique des droits mais surtout des devoirs vis-à-vis des Ultras Ahlawy. Sans appartenir à ce groupe, il se déclare comme étant un obligé à cette organisation. En tant que frère, il se doit désormais de militer pour que justice soit rendue à ces « victimes ». Son propos ne se réduit pas uniquement à des paroles prononcées sans aucun engagement qui s’ensuivrait. Ce post, comme d’autres, engendre donc des actions plus ou moins évidentes à souligner. Dans ce cas, nous pouvons constater à quel point ce type de publication doublement symbolique, de par son message et par sa situation de communication (auteur de la fresque, date de rediffusion, dispositif médiatique, etc.), performe doublement au sein d’une communauté d’initiés qui se sent directement concernée par l’événement mis en avant à ce moment. Promissif à l’adresse des autorités mais également en soutien des familles des victimes et des Ultras Ahlawy, les suiveurs et membres de la page s’engagent vis-à-vis de deux entités totalement distinctes, et ce sur des actions complètement antithétiques. Trois œuvres précises, conçues pour le « massacre de Port Saïd » de Keizer ont été publiées sur Graffiti in Egypt, mais nous les étudierons dans le détail lors du sous-chapitre suivant 32 Ibid. Il s’agit du premier commentaire. C’est nous qui soulignons les éléments les plus pertinents à l’analyse. 305 consacré à la page Facebook de cet artiste. Hormis ces citations de Keizer, à chaque nouvelle œuvre de celui-ci, de nombreuses publications entrent dans le cadre de la campagne militante : « Le jour où j’arrête de supporter c’est que je suis sûrement mort »33. D’autres publications proviennent ou sont à l’adresse, parfois de l’étranger, spécifiquement du groupe UA07, le groupe de supporters Ultras Ahlawy, première victime des événements du premier février. N’étant pas en quête d’exhaustivité, nous allons nous concentrer sur quelques posts présentant un certain intérêt pour notre analyse et nos questionnements. Par exemple, le 9 février cette photographie est publiée : Cette œuvre a énormément circulé sur les réseaux socionumériques pour sa saillance relative aux événements de la période concernée. Ce qui nous intéresse ici concerne la nature des liens entre membres de la page. Ce post suscite quatre commentaires en réaction à la légende de l’administrateur : « Graffiti In Egypt : !) Hossam Elden Mohamed Kewea C’est moi =] Pas qui l’ai dessiné xD Mais le même œil =] 9 février 2012, 18:14 Graffiti In Egypt hhhhhhhhhhhhhhhhhh ça marche hooss 9 février 2012, 18:42 Hossam Elden Mohamed Kewea xD saiKo xD 3aBeebY xD 9 février 2012, 18:42 33 Comme celle du Graffiti in Egypt, 12.02.11 306 Mostafa Fouad C’est moi qui l’ai dessiné et j’ai écrit à côté Libres Et j’ai écrit A.C.A.B sur le mur qui est dans la rue du sheikh Rehan 5 mars 2012, 13:21 »34. Ce qui attire nécessairement notre attention quant à cet échange que nous pourrions diviser en deux parties, une première incluant une interaction entre un membre et l’administrateur suivie d’une donnée d’un membre tiers qui clôt la discussion, c’est le registre de langage employé ainsi que la nature de la discussion. D’abord l’échange se fait dans une certaine familiarité puisque le tutoiement est de mise, ainsi que l’usage de surnom le tout dans un langage plutôt « jeune » régi par un égyptien en lettres latines, bien souvent compliqué à comprendre puisque certaines voyelles ou sons sont retranscris en chiffres n’ayant aucun équivalent dans l’alphabet latin35. Puis nous nous apercevons que l’échange se limite à des interrogations concernant l’auteur et l’emplacement de l’œuvre, émaillé de quelques hommages ou de dédicaces : des préoccupations de graffeurs et d’initiés au graffiti en somme. Et la réponse qui ne trouve pas d’interlocuteur surgit près d’un mois plus tard, c’està-dire le 5 mars, ce qui explique certainement le manque de réactivité à cette information. Effectivement, l’administrateur a récupéré une photographie qui est antérieure aux événements et à cette date du 9 février pour faire un petit clin d’œil, comme nous avons pu le voir précédemment, seulement celui-ci, composé d’un point d’exclamation suivie d’une parenthèse, ne connaît pas le même succès que son précédent clin d’œil 36, la seule personne avec qui il discute ne reprend même pas son nouveau smiley mais en emploie un tout autre. Sur le reste de la période étudiée, deux œuvres majeures, qui ont eu un écho énorme dans les cercles d’initiés au street art(ivisme) et même au-delà, occupent une certaine place sur le médium Graffiti in Egypt. Surtout l’une d’entre elles, celle d’Ammar Abo Bakr, sur le même modèle que la fresque des borgnes rue Mohammad Mahmoud et au même emplacement, une 34 Annexe Graffiti in Egypt, 12.02.09. Tous les commentaires concernant ce post. A noter que Hossam Elden Mohamed Kewea est l’administrateur de la page. 35 L’emploi de l’alphabet latin pour retranscrire un dialecte arabe s’explique souvent par le fait que ce soit dialectal justement, les populations arabes ont rarement l’occasion d’écrire leur dialecte. Deuxièmement, cet alphabet présente un avantage de rapidité par rapport aux claviers d’ordinateur, ou encore des écrans de smartphones. Enfin, certaines expressions employées par les jeunes générations sont préférablement retranscrites en latin pour préserver une part de secret à déchiffrer quant aux plus âgés, un langage spécifique à la jeunesse en émerge et certains termes vulgaires, par exemple, peuvent passer inaperçus pour ceux qui n’en maîtrisent pas les codes. 36 Pour rappel « ,) » en lieu et place de l’habituel « ;) » pour rendre hommage aux « borgnes » de Mohammad Mahmoud. 307 fresque nécrologique, étendue sur quelques dizaines de mètres, présente une multitude de « martyrs » de Port Saïd. 18 posts ont lieu le 21 février 2012 à propos de cette fresque géante. Un premier post propose un panorama, tentant de donner une vue d’ensemble de l’œuvre et 17 autres photos portent une focalisation et adoptent un angle précis sur différentes parties de la fresque, afin de la décortiquer. Un hommage aux « martyrs »-Ultras qui a dû attendre que l’artiste puisse finir sa création colossale. Cette fresque est accompagnée d’une seule indication en guise de légende : « photographie panoramique d’un graffiti rue Mohammad Mahmoud, place Tahrir »37. Etant l’une des œuvres qui a le plus circulé depuis les débuts de la Révolution, il est fortement intrigant de constater à quel point la page Graffiti in Egypt ne lui accorde qu'une reconnaissance quantitative. Le nombre de publications et la tentative de mettre en lumière chaque détail et chaque protagoniste de la fresque constituent le seul travail éditorial consenti par l’administrateur de la page. Un hommage silencieux a été adopté par la communauté, seule la médiation de l’œuvre suffit à l’engagement de la page sur ce thème. Une communauté préoccupée par le « graff », la « Rev » et les « Ultras » estime ne pas avoir un réel besoin de communiquer autour d’une fresque qui réunit ces trois thématiques à l’emplacement le plus symboliquement subversif et transgressif du Caire durant cette période. Le seul fait de publier cette création, dans ses détails les plus infimes, au sein de son dispositif médiatique produit un acte d’engagement renouvelé à l’égard de ces trois thématiques qui définissent la communauté. Un acte d’engagement, ou plutôt de réengagement, qui ancre de nouveau la communauté dans sa profession de foi proclamé lors de sa création. L’acte de langage professant que ces victimes seraient des martyrs aux yeux de Graffiti in Egypt est bien inutile. Ils le sont assurément pour cette communauté qui comptait en son sein certaines de ces victimes. Une citation de l’œuvre en question sans travail éditorial, qui équivaudrait à l’emploi des guillemets ou le discours indirect libre par exemple signifiant un désengagement de la part de l’auteur des propos, signifie bien que la page adopte totalement la vision d’Ammar Abo Bakr développée à travers cette fresque. La page s’associe 37 Annexe Graffiti in Egypt, 12.02.21 Mohammad Mahmoud st. 308 totalement à l’artiste et reprend son discours sans aucune pincette ni précaution, un accord total et manifeste englobe cette citation socionumérique. Aucune précision n’est à apporter afin d’aiguiller le regard du spectateur, l’œuvre se suffirait à elle-même pour l’administrateur de la page. L’emplacement et l’artiste sont les seules données offertes quant à cette fresque nécrologique qui, désormais, dans le cadre de sa médiation socionumérique sur le mur de Graffiti in Egypt, engage la responsabilité d’Ammar Abo Bakr et de ladite page Facebook. Ces portraits d’Ultras décédés, aux bandeaux noirs, méritent visiblement selon Graffiti in Egypt, une exposition maximale. Chaque « martyr » a le droit de bénéficier d’une publication qui, lui est propre dans laquelle il fixe le spectateur droit dans les yeux exigeant ainsi une réponse de sa part, un engagement, ou une promesse, une action en somme. D’autres ont une peinture à leur effigie affublée d’ailes leur permettant d’accéder à un paradis qui leur est promis par l’artiste-créateur de l’œuvre. Chacun est doté d’une identité précise avec son nom civil et parfois son surnom d’usage dans le milieu des Ultras, comme « Le martyr Mohammad Nasser « Hector » » sur la gauche ci-dessus, celui-ci portant un teeshirt rouge et marqué du logo des Ultras Ahlawy qui est sur le point de rejoindre les cieux après avoir jeté un dernier regard à ses compagnons à qui il demande certainement de ne pas l’oublier. Ammar Abo Bakr tente donc d’ancrer la mémoire des Ultras-« martyrs » dans la pierre de la rue Mohammad Mahmoud tandis que Graffiti in Egypt aspire, quant à lui, d’inscrire cette mémoire sur son mur socionumérique. Le tout sous la bannière de « gloire 309 aux martyrs, comme c’est le cas à chaque événement retentissant produisant son lot de victimes depuis le début de la Révolution. Un artiste, une communauté d’initiés ainsi que des praticiens du street art(ivisme) qui proposent de ressusciter iconographiquement les « martyrs » de Port Saïd, tout en leur promettant le paradis et une poursuite du combat pour leur cause. Ils tentent également de faire perdurer leur mémoire en l’ancrant sur des murs urbains et socionumériques. Ils contribuent ainsi à construire une mythologie autour de la figure de l’Ultra-« martyr », sacrifié pour avoir combattu en faveur de la Révolution, en passant par une mythographie simple. Elle affilie ce type de « martyr » à un ange qui exige et revendique, à travers le jeu de regards établi tout au long de la fresque et des photographies publiées par Graffiti in Egypt, ce que les survivants lui doivent en échange de son sacrifice. Ce sont les nouvelles personnes illustres de la société égyptienne puisqu’elles bénéficient du droit, extrêmement rare, de recouvrir la quasi-totalité du mur de l’AUC (American University of Cairo). Elles prennent place dans le lieu le plus prisé désormais du Caire, emplacement stratégique et théâtre de la lutte continue entre les forces de l’ordre et les révolutionnaires. Elles donnent un nouveau nom à ce mur en question et à la rue Mohammad Mahmoud, depuis le 19 novembre, requalifiée « rue des martyrs » et comportant le « mur des martyrs ». De cette manière, la martyrologie devient une œuvre de gloire méritoire et digne d’obtenir des noms de rue38 tout comme les gloires de l’Histoire égyptienne. Ces illustres inconnus obtiennent, grâce aux expositions artistique, street artiviste et socionumérique, le statut de personnes emblématiques de la mémoire collective égyptienne par l’intermédiaire de ces « sanctuaires d’écriture » et ces autels à leur effigie. L’attente suscitée autour de ces fresques nécrologiques, en restant en veille pour toute nouvelle production rue Mohammad Mahmoud et toute publication sur les pages street artivistes, fait de ces espaces des lieux de pèlerinage et de recueillement pour nombre de partisans de la Révolution et nombre d’admirateurs de ce type d’engagement. Par ailleurs, le « crew »39 Graffiti in Egypt offre cette œuvre aux UA à la date du 9 mars 2012. 38 Par ailleurs la station de métro Moubarak avait été renommée « Les Martyrs » très peu de temps après la Révolution. Le CSFA avait consenti à ce compromis afin de calmer les partisans de la « Révolution continue ». 39 Légende accompagnant la photographie, Annexe Graffiti in Egypt, 12.03.09, RIP UA. 310 Le mur socionumérique est donc, en partie, consacré au recueillement et devient un espace d’hommage aux morts, aux Ultras-« martyrs ». L’œuvre est entourée d’un certain nombre de tags, productions destinées à un certain nombre d’initiés, langage ésotérique n’ayant pas par essence de portée universelle. Graffiti in Egypt rend hommage aux UA mais se sent proche aussi de ce groupe de supporters puisqu’ils ont initialement les mêmes passions, le football, le street art et la politique. Graffiti in Egypt profère un acte de langage, transmettant leurs condoléances aux UA et par là même performe une action en faisant de son espace médiatique un lieu de sanctuarisation. Dans la même veine que la fresque nécrologique d’Ammar Abo Bakr, le 11 mars 2012, trois photos rendant hommage aux Ultras-« martyrs » sont publiées sur la page Graffiti in Egypt. L’œuvre au centre sera même reprise en couverture, ci-dessous, de l’ouvrage de Mia 311 Gröndahl40 dès 2012 tellement son succès socionumérique fut immense et surtout parce qu’elle abordait le fameux thème des Ultras-« martyrs » ailés. Ces trois publications surviennent le même jour afin de recenser le travail effectué sur les murs de l’école des beaux-arts de Louxor, depuis quelques jours déjà, par Ammar Abo Bakr, qui a été enseignant dans cette même école pendant de nombreuses années 41, ce qui n’est nullement indiqué sur la page. Accompagné à chaque fois du même texte indiquant l’emplacement de l’œuvre présentée : « The wall around Faculty of Fine Arts at Luxor », le texte étant proposé en anglais et en arabe pour chaque publication. Seule est en plus accompagnée du message linguistique inséré dans l’image qui est repris par l’administrateur, toujours en arabe et en anglais : « Wall around the Faculty of Fine Arts in Luxor – Do not tear gas and Abiena suffer hunger and thirst .. As the youngest child in the home fighter Nsktwa not try ? No – we are trying to ...! "Abdul Rahman Abnoudi"»42. La traduction anglaise étant quelque peu maladroite, entre l’anglais et le dialecte égyptien retranscrit en latin, probablement le produit de Google translate, l’énoncé n’est pas forcément compréhensible, pour cette raison nous en proposons une version française : « Mur autour de la faculté des beaux-arts de Louxor – Ni avec le gaz lacrymogène, ni en souffrant de soif ou de faim, comme le plus petit des enfants dans ce pays combatif. Nous tairons-nous 40 GRÖNDAHL Mia, Revolution graffiti, street art of the new Egypt, The American Univeristy in Cairo Press, Cairo/New York, 2012. Par ailleurs la photographie publiée par Graffiti in Egypt provient justement de la photographe Mia Gröndahl, sa signature étant bien apposée dans le coin inférieur gauche. 41 Ibid., pp. 124-125 42 Annexe Graffiti in Egypt, 12.03.11, the wall 3 312 ou essaierons-nous ? Non ! Nous essaierons… Abdul Rahman Al-Abnoudy ». Extrait du poème, La Mort sur le Bitume d’AbdelRahman El-Abnoudy, poète populaire et souvent appelé le poète des pauvres et des déshérités, pour son langage vernaculaire, voire son registre familier, et sa poésie souvent accessible à tout un chacun. Il est surtout extrêmement connu en Egypte et dans le monde arabe pour avoir écrit de nombreuses chansons à Abdelhalim Hafez. Originaire de Haute-Egypte, issu d’une famille modeste, AlAbnoudy s’est toujours battu pour les plus pauvres. Et cette citation d’un poète, connu de tous en Egypte, permet de donner à son propos une certaine autorité d’autant plus si nous prenons en considération la teneur du texte et l’image à laquelle il est associé. Ce jeune Ultra affublé d’ailes rouges, se protégeant, grâce à un masque à gaz, des armes du Régime se cache derrière un mur mais jette un coup d’œil sur le spectateur et sur le texte avoisinant. Déjà mort, il questionne son spectateur, celui-ci se trouve face à l’extrait du poème et se trouve assigné à une place attitrée dans un « Nous » subsumant les publics politiques censés lutter pour les plus démunis, le « martyr », les victimes du Régime – victimes de gaz lacrymogène, de faim et de soif – ainsi que les enfants subissant ce sort auquel ils ne peuvent strictement rien. Ainsi un « Nous » est constitué et ce pronom personnel a pour mission d’agir en faveur de ces laissés-pour-compte, auxquels le « martyr », qui plus est Ultra, vient de s’agréger dernièrement. Ces œuvres, médiées par nombre de réseaux socionumériques, contribuent à l’érection d’une mythographie édifiée à partir de la figure de l’Ultra-« martyr » ailé, renforçant sa part angélique destinée à l’envoyer tout droit vers l’Eden. Des discours accusateurs circulaient affublant les groupes d’Ultras de voyous incapables de traiter avec quiconque sans violence, ces discours étaient incontestablement véhiculés par les appareils institutionnels du Régime. A l’opposé, des pages comme Graffiti in Egypt, entre autres avec cette publication du 25 février 2012, répondent en exposant des œuvres street artistiques : 313 Une déclaration frappante, capable de briser les murs ou d’en faire tomber la peinture, proclame haut et fort : « Ultras pas criminels ». Ce début de dédouanement des Ultras se poursuit par la mythographie ailée de l’Ultra, indubitablement, « martyr ». Comme le montre les illustrations d’Ultras, ceux-ci se sont toujours fièrement battus pour défendre leurs idées et sont tombés en « martyrs ». Ainsi, des espaces de sanctuarisation et de reconnaissance, vis-à-vis de leur action, doivent leur être aménagés. Il est peu anodin de représenter des victimes non comme des êtres passifs mais à l’inverse comme des combattants actifs ayant mené une confrontation déséquilibrée avec le Régime. Ce seraient donc des héros, à la vue de leur combat perdu d’avance mais néanmoins honoré jusqu’à un point de non-retour, qui leur permet d’accéder au rang de « martyrs ». III. Keizer, les Ultras poignardés dans le dos par l’Intérieur. Keizer est loin d’être un Ultra. Il n’est pas non plus un artiste sensible au football ou à l’organisation en groupe de supporters afin de défendre un club et des idées. Cela dit, il est bien conscient de ce que les Ultras ont fait pour contribuer à l’expérience révolutionnaire. Même s’ils n’avaient eu une contribution aussi significative aux différents épisodes de la Révolution, il n’y a aucune raison pour qu’ils soient pris à parti de la sorte à ses yeux. Il dépeint ainsi les Ultras comme des victimes du Régime lâchement assassinés. 314 Dès le 6 février, il leur rend hommage à sa manière : Postée pendant la nuit par l’administrateur de sa page, il la fait suivre des commentaires suivants : « Keizer Their Light Will Never be Extinguished 6 février 2012, 04:23 · J’aime Keizer Tribute to the Ahly fans that were murdered in Port Said 6 février 2012, 05:01 · J’aime Keizer R.I.P 6 février 2012, 05:02 · J’aime »43. Il se recueille juste après avoir produit cette œuvre, leur rend hommage et surtout leur promet qu’ils continueront, grâce à leur lumière, à vivre en lui. Ils continueront à éclairer le quotidien du citoyen égyptien et de motiver ou animer son combat jour après jour. A chaque événement engendrant des victimes, le premier message des activistes et leur premier acte est la promesse de ne jamais les oublier, ce que fait très précisément à cette occasion Keizer. 43 Annexe Keizer, 12.02.06 2. 315 Toujours affecté par l’événement de Port Saïd et « l’assassinat » des 74 Ultras du Ahly, Keizer expose le 9 février deux nouvelles œuvres qui leur sont consacrées : La première œuvre, sur la gauche, est dominée par une calligraphie en signe de condoléances aux Ultras décédés. Cette formule religieuse, énoncée en situation de deuil afin de présenter ses condoléances, elle pourrait se traduire par « Dieu seul est éternel ». Ensuite, la composition de l’œuvre est un grand classique de Keizer, à savoir un énoncé coupé en deux entités entre lesquelles s’insère une image. Dans ce cas, englobant cet Ultra« martyr » ailé, à l’instar de ce qu’a fait Ammar Abo Bakr suivant ainsi la même rhétorique faisant de ces Ultras les nouveaux héros et les figures emblématiques de la société égyptienne, nous pourrions traduire le message linguistique de cette manière : « Le sens de la vie c’est que tu donnes à la vie un sens ». Apostrophant son spectateur, Keizer opère toujours une suspension – double dans ce cas. Nous dénombrons une suspension de l’énoncé interrompu par une pause iconographique ainsi qu'une suspension du personnage dont les pieds ne touchent pas terre – par l’intermédiaire de l’image insérée entre les deux parties de l’énoncé qui consiste en un renversement afin de donner sens à la totalité de son énoncé. Ce procédé stylistique offre 316 une charge symbolique puissante à son œuvre, comme nombre de ses créations. S’adressant directement à un « Tu » qu’il désigne et à qui il propose, voire impose par une injonction implicite, une sorte de tautologie, néanmoins sophistiquée. Ce qui est autrement intéressant dans cette œuvre, c’est qu’elle est fortement symptomatique de la philosophie de Keizer, il divise une unité phrastique en deux entités et renverse la première partie d’un mode passif à un mode actif dans la seconde partie. Dans la première partie de l’énoncé, aucun sujet n’est à l’œuvre ; or, dans la seconde un « Tu » apparaît et devient actif, si actif que c’est à lui de de maîtriser sa vie et non le contraire. Cet ange, venu s’adresser une dernière fois au lectorat de Keizer avant l’ultime moment de sa montée vers le ciel, exprime une dernière volonté, celleci a pour fonction d’inciter un public à agir, à passer du stade du subir à l’agir. Une incitation à l’action qui résume parfaitement la posture de Keizer en tant que street artiviste. Son discours est toujours tourné vers l’action, il souhaite voir ses images performer des actions au sein de son/ses publics. Et il transmet, ici, sa philosophie à travers le personnage de l’Ultra-« martyr »-ailé, qui n’a plus rien à gagner en prodiguant des conseils à des publics politiques qui, quant à eux, restent sur terre. En ce qui concerne la seconde œuvre publiée le même jour, une généalogie évidente est convoquée pour soutenir le message transmis par Keizer. Le penseur d’Auguste Rodin est mis à l’honneur mais réactualisé et adapté à la situation et au contexte locaux. Celui-ci est peint, dans la même posture, installé sur le même type de socle, et en train de méditer à propos d’un dilemme. Seulement ici, le socle est noyé dans une mare de sang, signé du logo des Ultras Ahlawy et le ballon de football achève le détournement du penseur en un Ultra« martyr », et par-dessus tout le dilemme trouve une réponse simple, claire et nonnégociable. Ce penseur égyptien, poignardé dans le dos, connaît le coupable, le criminel qui l’a assassiné. Sa méditation semble avoir porté ses fruits. Une idée semble surgir de son esprit. Celle-ci est inscrite dans une police à caractère gras et noir, sans sérif, ce qui la rend très lisible. Et cette bulle qui émerge de la tête du penseur accuse, sans détour, « l’Intérieur ». Le penseur, selon Keizer, a été lâchement poignardé dans le dos par le Ministère de l’Intérieur et les outils du crime ainsi que les preuves matérielles de celui-ci sont toujours visibles. L’Intérieur serait donc lâche et l’assumerait pleinement, il n’aurait même pas besoin de prendre la peine de nettoyer ou de supprimer les indices d’inculpation. Dans le prolongement de cette accusation de l’Intérieur, Keizer publie le 17 février cette photographie : 317 Elle expose le tracé d’un cadavre sur une scène de crime qui a été apparemment atteint à deux reprises par des balles réelles et a fini allongé à même le sol. Les deux taches rouges, en signe d’impacts de balles, contribuent à faire de ce dessin l’icône d’un cadavre, et l’indice d’un meurtre à la fois. Ce signe iconique-indexical renvoie, dans ce contexte précis, à l’Ultra-« martyr ». En effet, dans ce cas le signe devient symbolique puisque par convention il officie en lieu et place de tous les Ultras décédés durant la soirée du premier février précédent. Et cet Ultra se pose une question, toujours par la présence d’une petite bulle énonciative rendant compte de la pensée de la victime, qui est : « ça veut dire que je suis mort pour rien ? ». En fait, il ne se pose pas, à proprement parler, cette question mais il la pose à un tiers, le spectateur de l’image qu’il rend coupable de ne pas avoir vengé son acte 318 de martyr. Dans une période où les manifestations et les confrontations connaissent une accalmie, par rapport la première dizaine de février, en grande partie à cause d’une féroce répression faisant de nouveaux morts, le « martyr » – sous le pinceau de Keizer qui se propose de lui donner la parole – demande où en est le combat censé le laver de tout soupçon. Victime, de manière très claire dans cette œuvre, l’Ultra-« martyr » questionne désormais ceux qui ont survécu et les accuse, presque, de l’avoir délaissé à la suite de son acte héroïque. Le combat devrait donc perdurer jusqu’à obtenir justice pour ces nouvelles figures victimaires et, surtout, héroïques. Elles ont été bafouées par les autorités et il s’agit désormais, parmi les missions du public politique, de les réhabiliter et de les faire reconnaître comme des victimes, voire des martyrs lorsque nous nous référons aux œuvres antérieures. Suite aux accusations, Keizer dénonce désormais directement l’Intérieur en pointant du doigt la police dans une œuvre publiée sur son Facebook le 29 février 2012. Un jeune officier de police, en tenue officielle, regarde le spectateur droit dans les yeux apposant son index sur sa bouche en guise d’ordre au silence le tout voisinant ce massage linguistique : « Ferme-la parce que ta liberté ne m’arrange pas ». 319 Cet officier, synecdoque de toutes les forces de l’ordre, s’adresse, en sa qualité personnelle employant la première personne du singulier, à un « Tu », également synecdoque de tous les citoyens égyptiens, pour lui signifier que leurs intérêts divergent et que ceux-ci s’opposent de manière frontale. La liberté des citoyens serait une entrave aux intérêts des forces de l’ordre alors ces dernières préfèreraient protéger ses acquis et avoirs au détriment de la population. Un antagonisme manichéen et simple définit cette œuvre qui déclare ainsi l’ennemi ouvertement et vertement. Le coupable de toutes les atrocités dénoncées jusque-là est donc tout trouvé : la Police ! IV. MadGraffitiWeek, « Pas de Barrière » comme moyen de contournement. Pour démarrer, il nous faut préciser avant tout que les fresques d’Ultras-« martyrs »-ailés d’Ammar Abo Bakr sont bien médiés par la page MadGraffitiWeek et connaissent un traitement médiatique fortement similaire à celui de Graffiti in Egypt, ce pour quoi nous ne reviendrons pas dessus afin d’éviter la redondance. La principale distinction est que Graffiti in Egypt accorde plus d’espace et d’importance à ces œuvres, et d’autres, consacrées aux Ultras puisque les fondateurs du dispositif médiatique même revendiquent cette appartenance identitaire aux Ultras. Durant cette période ce qui préoccupe le plus les artistes du collectif MadGraffitiWeek, hormis les Ultras et les élections présidentielles, ce sont les barrières érigées par le Ministère de l’Intérieur tout autour de ses locaux. Cette interdiction d’avancer et d’avancée à leurs yeux sera combattue d’une manière originale et systématique. Des trompes-l’œil seront réalisés sur chaque barrière, et à chaque fois que les autorités effaceront les fresques les artistes recouvriront les barrières de nouveau dans la nuit qui suit. Une campagne en est née et portera le titre de « Efface, nous redessinerons ». Selon les communautés socionumériques cette appellation sera prolongée d’un « fils de femelle », l’une des injures 320 les plus dégradantes en Egypte, et dans le monde arabe, puisqu’elle touche à la figure maternelle44. Le 9 mars 2012, un premier post concernant ces murs de briques sera publié et le lendemain douze posts décortiqueront le travail effectué, composés de photographies où il est possible de voir des artistes, des citoyens lambda et même des enfants qui peignent sur ces barrières, ailleurs qualifiés de « murs de séparation ». Cette série de publications sera dénommée « Sur chaque barrière » et destinée à inciter les citoyens à recouvrir ces murs afin d’égayer le paysage, pendant que des artistes peigneront d’autres murs en trompe-l’œil afin de contourner cette inaccessibilité à des espaces urbains publics. Entre autres mobilisations, un groupe de jeunes adolescentes, d’une école rue Youssef al-Gindi, s’est organisé en vue d’une manifestation contre l’Armée et le Ministère de l’Intérieur en signe de protestation de l’érection d’un mur dans la rue les privant d’accéder à leur lycée, les obligeant à faire un léger détour. Elles refusèrent de traiter le problème en interne avec leur proviseur et insistèrent pour manifester leur colère dans la rue Mohammad Mahmoud. Elles obtinrent gain de cause, le mur a été reculée de quelques mètres pour les laisser accéder au Lycée sans détour, et leur geste, en tant que jeunes lycéennes, fut salué par nombre d’activistes et relayés sur des médias alternatifs comme Jadaliyya45. Cet épisode fut quelque peu médiatisé mais que dire des résidents du quartier ou des personnes qui travaillaient sur place ? Toutes ces spatialités nouvelles engendrant de nouvelles temporalités compliquent le quotidien d’un certain nombre de citoyens. Leur sort et leur liberté à se mouvoir ont été délimités sans discussion par la pose de quelques briques pour régir leurs déplacements quotidiens. 44 Renvoi à la page 144 et à la note de bas de page n° ABAZA Mona, « Three Travelling Plaques Become Four in Mohamed Mahmoud Street » http://www.jadaliyya.com/pages/index/18471/three-travelling-plaques-become-four-in-mohamed-ma, dernière consultation le 14 août 2016. 45 321 A deux jours d’intervalle, les 9 et 11 mars respectivement de gauche à droite, la page publie ces deux fresques d’HZB et d’Ammar Abo Bakr, respectivement. La première est suivie de la légende : « Pas de barrière…A vous de commenter »46. Etant la première occurrence de trompe-l’œil elle enclenche des commentaires d’étonnement et de satisfaction. Les 17 commentaires qui font suite s’extasient de cette œuvre. L’un des membres demande : « where is this with handala?*__* »47, un autre s’exclame : « LIKE LIKE LIKE jusqu’à demain matin »48, il transmet son admiration pour l’idée et l’exécution. Handala est justement la figure symbolique du réfugié palestinien, devenue avec le temps un symbole de résistance dans de nombreuses communautés d’action, il est ici, comme à son habitude, de dos tenant son arme à la main droite, faisant ainsi partie intégrante du mur. La résistance se traduira par une inscription, voire une incrustation, dans les murs surtout ceux qui s’opposent à la liberté de tout un chacun. Ces trompes-l’œil s’accompagnent d’un travail iconographique, aussi bien qu’esthétique, fin et détaillé s’appuyant sur une continuité des trottoirs, des fenêtres, de la signalisation, du mobilier urbain, etc.. Ils proposent une nouvelle perspective à la rue qui, symboliquement, ne s’arrête plus à la matérialité contraignante de ce mur. La seconde œuvre postée deux jours plus tard est, pour sa part, suivie de la légende suivante : « Pas de Barrière…La merveilleuse fresque d’Ammar Abo Bakr et l’équipe de travail. Photo : Ahmed Hayman Repris de Nous sommes tous Khaled Saïd ! »49 Seul un commentaire en réaction à cette publication surgit puisque l’effet de surprise est passé depuis deux jours et que nombre de photographies ont été publiées la veille. 46 Annexe MadGraffitiWeek, 12.03.09 Ibid., p. 2 48 Ibid., p. 1. 49 Annexe MadGraffitiWeek, 12.03.11. 47 322 Certaines photographies postées le 10 février 2012, pendant que des marches convergent en ce « Vendredi du Départ » vers le Ministère de la Défense pour exiger de nouveau la fin du pouvoir militaire, proposent des images d’artistes, ou plutôt, de citoyens et d’enfants en train de peindre les barrières. Le dynamisme des photographies, grâce au processus en cours retranscrit dans plusieurs versions photographiques, offre la chance voire le privilège dont bénéficie le lectorat de MadGraffitiWeek en assistant à la fabrication même de ces peintures qui mettent au défi les barrières du Régime. A chaque publication, l’administrateur, en guise de légende, fournit le message suivant : « Sur chaque barrière : Kasr El-Eini, ElSheikh Rihan, Youssef El-Gendi, etc. ». Il énumère en fait, avec quelques variantes selon la photographie, les emplacements de toutes les barrières incitant, implicitement, à s’y déplacer et à se joindre à ces citoyens qui leur redonnent des couleurs. Chacun avec son niveau, plus ou moins évolué, peut aller peindre sur les murs des plus jeunes aux plus âgés, des moins expérimentés aux plus talentueux. L’administrateur de la page met à disposition des photographies mettant en scène des artistes capables de dessiner quelques voitures de manière assez réaliste autant qu'un enfant qui peint une petite voiture et un arbre avec ses compétences forcément limitées à son âge. L’encouragement est limpide, malgré l’implicite et l’insinuation du message linguistique, chacun peut participer, l’action ne doit pas se réduire à une infime minorité d’artistes. Ceci étant dit, lorsque nous nous penchons sur certains commentaires, nous observons une constante diagnostiquant un échec de l’action de ces images. Les membres de la page félicitent les personnes qui se sont déplacées, ainsi que les artistes en se dissociant de leur collectif. A titre d’exemple, suite au post de la première de ces deux photographies, voici les trois premiers commentaires : « Dalia Medhat ssD at sD sD itas se itra seD 323 10 mars 2012, 12:44 · J’aime Kamal Elamari Quelle créativité ! Bravo à vous. Révolution de la créativité arabe. 10 mars 2012, 21:35 · J’aime Ahmad Hassan Mohammad Ibrahim Je jure vous êtes vraiment des artistes […] 10 mars 2012, 21:39 · J’aime »50. Nous constatons donc aisément un certain émoi à la vue de ces photographies de peinture sur les fameuses barrières, cela dit les spectateurs se dissocient très nettement dans leurs commentaires des auteurs de ces peintures. La tentative de MadGraffitiWeek sur ce projet échoue donc d’une certaine manière au niveau de l’action des images. Un autre type de contournement ayant lieu sur la page nous intéresse tout particulièrement, parce qu’il n’est pas effectué par l’administrateur mais par un des membres dans le cadre d’un commentaire en réaction à la publication suivante : « Le graffiti du martyr Essam Atta après que ces chiens de militaires l’ont effacé »51 est le massage linguistique apposé aux côtés de cette photographie. Ce qui nous intéresse vient par la suite, quelques heures après la publication une dénommée Iman Helal poste un album de 50 51 Annexe MadGraffitiWeek, 12.03.10 Avec Hassan Soliman Annexe MadGraffitiWeek, 12.04.03 « Les chiens de militaires » 324 34 photos d’Ammar Abo Bakr en train de peindre le portrait d’Essam Atta qu’elle accompagne d’un vibrant hommage aux martyrs qui « vivent encore avec nous »52. Le Régime supprime la mémoire visuelle des « martyrs » alors les révolutionnaires renchérissent en reproduisant ces portraits, nous y reviendrons par la suite, ou en faisant circuler ces images, non-déchues parce que la version urbaine aurait disparu, sur les réseaux socionumériques afin de raviver la mémoire des « martyrs » en question. Conclusion chapitre 4. Au chapitre précédent nous avons pu émettre comme diagnostic l’émergence, entre autres, d’un discours donnant lieu à la mythologie suivante : Il était une fois un éborgné, il était une fois une victime ! Désormais la mythologie de la période analysée, solidement fondée sur une mythographie circonscrite dans une espace urbain précis, à savoir le « sanctuaire » de la rue Mohammad Mahmoud, faisant office de « sanctuaire d’écritures » assigné à une fonction de recueillement et de mémoire collective par certains street artivistes, ainsi que des espaces socionumériques également consacrés à cette sanctuarisation mythographiée, donne lieu, par procédé métonymique encore une fois, à la conclusion suivante : Il était une fois un Ultra, il était une fois un martyr ! Les nouveaux héros de la rue Mohammad Mahmoud et des pages, surtout ésotériques, de notre corpus sont les « martyrs » de Port Saïd. Ces pages socionumériques tout autant que les lieux urbains concernés produisent de nouveaux espaces chargés de politique, devenant ainsi un enjeu majeur de lutte et de pouvoir. Parmi la triplicité d’Henri Lefebvre, nous constatons que cette lutte circule, va et vient, entre les différentes conceptualisations suivantes de l’espace : 52 Ibid., pp. 2-3. https://www.facebook.com/photo.php?fbid=281959801881932&set=a.281959321881980.63557.10000203743 8695&type=3, dernière consultation le 3 août 2016. 325 a) La pratique spatiale, qui englobe production et reproduction, lieux spécifiés et ensembles spatiaux propres à chaque formation sociale, qui assure la continuité dans une relative cohésion. Cette cohésion implique pour ce qui concerne l’espace social et le rapport à son espace de chaque membre de telle société, à la fois une compétence certaine et une certaine performance. [dans les termes de Noam Chomsky] b) Les représentations de l’espace, liées aux rapports de production, à l’« ordre » qu’ils imposent et par là, à des connaissances, à des signes, à des codes, à des relations « frontales ». c) Les espaces de représentations, présentant (avec ou sans codage) des symbolismes complexes, liés au côté clandestin et souterrain de la vie sociale, mais aussi à l’art, qui pourrait éventuellement se définir non pas comme code de l’espace mais comme code des espaces de représentation.53 Ainsi cette lutte et ce « processus »54 mènent les street artivistes à tenter de maîtriser ces trois propriétés de l’espace en invisibilisant les murs grâce à leurs trompe-l’œil performant une disparition des « barrières » en leur octroyant une nouvelle profondeur et une nouvelle hauteur, par l’intermédiaire des ailes qui permettent aux « martyrs » de surpasser, de contourner ces murs. Les murs socionumériques garantissent, quant à eux, de nouvelles spatialités proposant de prendre le relais des murs urbains afin d’organiser la lutte, la quantifier, et encourager à la « maintenance » des « collectifs » constitués. Ces réseaux deviennent également des espaces de lutte, à l’instar de l’espace urbain, et créé finalement des spatialités et des temporalités extensibles, presque infinitésimales. Nous avons vu que les actes de « suppression » pouvaient inciter les collectifs à produire ou à reproduire ce qui a été supprimé, grâce à la mémorisation des échanges, ils étendent leur champ d’actions. 53 LEFEBVRE Henri, La production de l’espace, Editions Anthropos, Paris, 1974, p. 42. « Générer (produire) un espace social approprié […] ne s’accomplit pas en un jour. C’est un processus. » Ibid., p. 43. 54 326 Chapitre 6 : La quête de l’homme providentiel, les publics politiques en crise ? « We are the leader we were waiting for », Keizer. Nous avons choisi à titre exceptionnel de traiter parallèlement une seule et même période sur deux chapitres distincts, estimant que chaque événement, l’un prospectif et l’autre rétrospectif, méritait un espace qui lui serait pleinement réservé. Nous ne traiterons bien évidemment pas ces deux événements de manière scindée puisque le tout est imbriqué dans un seul et même contexte global. Les événements de Port Saïd ont, à coup sûr, des répercussions sur le déroulement de la présidentielle, tout autant que les résultats de cette élection peuvent avoir un impact sur la suite du déroulement et le dénouement de l’affaire du « massacre de Port Saïd ». Ce sont tous ces événements que nous avons dénommés la Révolution ou le processus révolutionnaire et qui se réduit à trois années de corpus dans la cadre de notre thèse de doctorat, sachant que ce processus en question n’a toujours pas touché à sa fin. Le dénouement de juillet 2013, sur lequel nous reviendrons au chapitre suivant, ne met pas un point final à la Révolution égyptienne, loin s’en faut. Notre plan n’est donc pas uniquement fondé sur un développement chronologique mais il se double d’une dimension événementielle ; nous avons considéré que le « massacre de Port Saïd », tout autant que l’attente et le déroulement de la présidentielle requéraient un traitement séparé tout en prenant en compte le surgissement ou le déroulement d’autres événements. Les grandes lignes du contexte dans ce chapitre1 toucheront principalement au processus électoral instauré depuis le renversement de Moubarak en février 2011, des élections 1 Les lignes qui suivent sont principalement fondées sur les récits contextuels des chronologies formalisées dans : BORAÏE Sherif, Wall Talk, graffiti of the egyptian revolution, Zeitouna, Le Caire, 2012 ; CEDEJ, « Chronologie de trois années de révolution » in Egypte en Révolution(s), Février 2014, https://egrev.hypotheses.org/1092, dernière consultation premier juin 2016 ; et PAUL Ian Alan, « Chronology », The Conditions of possibility http://www.conditionsofpossibility.com/chronology.html, dernière consultation le 13 septembre 2016. Nous renvoyons donc à ces lectures ainsi qu’à la chronologie en première partie pour les faits marquants du processus révolutionnaire s’étalant de juin 2010 à juillet 2013. 327 législatives (qui ont débuté fin novembre 2011) au second tour de l’élection présidentielle et aux résultats de celle-ci en juin 2012. Le choix d’un nouveau dirigeant, appelé à prendre place au palais présidentiel, toujours occupé par la même personne jusqu’à sa mort hormis Moubarak, est-il un enjeu vital dans le processus révolutionnaire qui a démarré en 2010 ? La recherche d’une personne destinée à gouverner le pays peut-elle remettre en question le rôle du public politique ? A priori, non. Toutefois, les critères de sélection et de lutte visant à imposer un candidat ou un autre peuvent mettre en péril l’existence du public constitué jusque-là. Si l’homme en question, (il n’est visiblement pas envisageable à ce moment en Egypte qu'une femme prenne les rennes de la présidence – même si cela est prévu par la Constitution2), est perçu comme un fonctionnaire à la solde du public qui l’emploie, capable de décharger ce public de certaines tâches afin de veiller à ses intérêts, cela est tout à fait prévu dans la conception deweyienne du public politique. En revanche, si ce candidat acquiert les traits d’un homme-providentiel censé guider un public complètement déboussolé et qui aurait besoin de sa présence pour déterminer ses propres intérêts, il y a fort à parier que le public politique, constitué, se désagrégera très rapidement et perdra l’essence même de sa dimension collective ainsi que sa cohésion. Le 28 novembre 2011 est la date du premier tour des législatives en Egypte. Premières élections depuis le début de la Révolution et première épreuve d’un processus électoral transparent, libre et démocratique3. Seul bémol : les bureaux de vote sont surveillés par l’Armée comme sous l’Ancien Régime. Une forte attente entoure donc cet épisode empreint d’une forte symbolique de transition démocratique. Bien évidemment, un taux de participation bien plus élevé qu’à l’habitude, malgré quelques irrégularités et plaintes, et un suivi médiatique significatif marqueront ce jour « historique » pour l’Egypte. Les résultats paraissent le 21 janvier suivant donnant pour vainqueur le parti nouvellement créé pour représenter les Frères Musulmans, « La Liberté et La Justice », avec 47 % des suffrages exprimés, suivi du parti salafiste, « Al-Nour », signifiant littéralement « La lumière », avec 24 % des votes. Ainsi les deux principaux partis religieux obtiennent une majorité absolue à l’Assemblée Nationale pour la première fois. Suivent des anciens partis 2 Buthaina Kamel a été raillée et combattue pour sa candidature en tant que première femme concourant à l’investiture présidentielle en Egypte. Elle a même subi, sur la chaîne nationale, une coupure de programmation en direct pour avoir critiqué l’institution militaire. 3 Comme le montre Tewfic Aclimandos dans le cadre de son article : ACLIMANDOS Tewfic Albert, « Comment les législatives se négocient : quelques réflexions sur les élections égyptiennes » in BEN NEFISSA Sarah (dir.), « Egypte, Tunisie : de la rue aux urnes », CONFLUENCES Méditerranée n°82, L’Harmattan, Paris, 2012, pp. 71-90. 328 comme le Wafd (néanmoins désigné comme le « nouveau Wafd » alors que c’est le plus ancien parti d’Egypte), mais aussi de nouvelles forces politiques comme le « Bloc égyptien » ou encore l’alliance de la « Révolution continue », issues de la jeunesse révolutionnaire. Le 23 janvier, l’Assemblée se réunit pour la première fois et les députés prêtent serment. Lors de cette session des remous et des scènes sans précédent se produisent. Les députés salafistes, par exemple, ajoutent de leur propre initiative une phrase à leur serment, jurant qu’ils respecteront leurs devoirs constitutionnels si ceux-ci ne sont pas en contradiction avec la Charia, la « loi divine » ; un brouhaha s’empare de l’Assemblée, généralement dominée par LE parti unique et souvent bien calme, et les révolutionnaires fustigent le comportement de ces députés qui, de la sorte, ne respecteraient pas la « mémoire des martyrs ». Si nous considérons qu'un public politique s’était constitué en vue de la Révolution, nous pouvons dès lors avancer que début 2012, une forte scission devient patente entre différents publics, chacun ayant contribué au soulèvement de début 2011 mais ne souscrivant plus aux mêmes objectifs depuis. Le 25 janvier 2012 constituera un réel tournant dans la séparation entre révolutionnaires et partisans des Frères Musulmans. D’un côté, les révolutionnaires se réunissent afin de sceller un nouvel engagement qui est de continuer la Révolution – entonnant en chœur « A bas le régime militaire » – de commémorer les « martyrs » et de les venger en atteignant les objectifs fixés au début du processus révolutionnaire. De l’autre côté, des partisans des Frères Musulmans se postent devant le Tahrir – le bâtiment public situé sur la place portant le même nom – célébrant leur victoire aux législatives en reprenant des chants patriotiques. Ce geste est perçu par les révolutionnaires comme une trahison à la promesse collective qui consistait à mettre un terme au pouvoir militaire avant de se réjouir de quoi que ce soit. Selon les activistes, les Frères Musulmans sont désormais des « partisans de l’Armée », qui serait prête à leur offrir la part civile du pouvoir. Cette force politique deviendrait un appareil totalement intégré au système politique en place afin d’en profiter, oubliant dès lors le combat mené depuis plus d’un an. Cette scission se confirmera le 31 janvier lorsque six marches, se dirigeant vers l’Assemblée nationale, virent au combat de rue. Ces marches, dites du « Mardi de la Détermination », étaient organisées par des révolutionnaires en tous genres, dont des Frères Musulmans chargés de former des cordons de sécurité. Des échanges de coups entre « Révolutionnaires » et « Frères Musulmans » pleuvent dans tous les sens. Cet épisode en particulier cristallisera par la suite les clivages entre ces deux forces désormais opposées. Une réelle haine se développera dans certains 329 cercles de ces deux entités, si nous pouvons nous exprimer ainsi – ces deux structures ne jouissent pas de la même homogénéité ni de la même organisation ; les Frères Musulmans étant une organisation bien plus ancienne, dotée d’une expérience certaine, régie par une direction qui détermine la ligne officielle à suivre, tandis que la « jeunesse révolutionnaire » est composée d’une multitude de groupes, récemment formés, et sans leader attitré pour fixer un programme idéologique ou même politique. Le lendemain, le premier février, des activistes lancent des appels à organiser des manifestations pour le 3 février sous l’appellation du « Président d’abord ». Les Frères Musulmans et les Salafis refusent de s’y joindre et rejettent purement l’initiative, ce qui tend encore un peu plus les relations entre ces diverses formations « révolutionnaires », selon la terminologie employée et déployée par chacune d’entre elles pour la part de gloire que ce terme peut leur prodiguer. Les Frères Musulmans refusent de se joindre à cette initiative or ils souhaitent absolument l’organisation rapide de la présidentielle puisque leur direction estime avoir de fortes chances de l’emporter. Au final, en guise de préparatif pour le second tour de la présidentielle, le CSFA, en passant par l’intermédiaire d’une décision judiciaire, dissout l’Assemblée le 13 juin, ce qui a pour conséquence d’ébranler le peu de stabilité politique dans le pays. Le premier tour de l’élection présidentielle avait eu lieu le 24 mai, donnant comme candidats au second tour, parmi les treize candidats : Ahmad Shafik, le dernier Premier Ministre de Moubarak et ancien général de l’aviation militaire – tout comme l’ex-président –, et Mohammad Morsi, représentant des Frères Musulmans et ancien détenu pendant les premiers jours du soulèvement de janvier-février 2011. Le second tour se tiendra le 17 juin malgré la dissolution de l’Assemblée et donnera comme vainqueur le candidat du parti de « La liberté et la Justice » avec 51,73 % des voix. Il est déclaré vainqueur le 24 juin et prête serment le 30 juin. Cette dissolution pourrait s’expliquer par le rôle bien « trop » pesant que l’Assemblée prétendait acquérir face au CSFA. A titre indicatif, le 10 avril l’Assemblée propose un amendement à une loi interdisant désormais aux cours martiales de juger des civils ; tous les procès en cours doivent être transférés au Bureau du Procureur Général. Le 29 du même mois, l’Assemblée suspend toutes ses sessions intimant un ultimatum au CSFA de démettre le cabinet du gouvernement mis en place par celui-ci. L’Assemblée commençait alors à devenir gênante et agaçante pour la gestion politique du CSFA. 330 Pendant toutes ces intrigues et ce processus électoral complètement chamboulé et discontinu, soi-disant « démocratique » selon le CSFA qui a tout fait pour le maîtriser comme il a l’habitude de le faire, il serait très intéressant d’observer le positionnement des pages Facebook activistes et street artivistes composant notre corpus, toutes opposantes au régime militaire tout autant qu’au pouvoir des Frères Musulmans, tandis que le second tour mettait aux prises un cador de l’Ancien Régime à un membre des Frères Musulmans. Ces communautés socionumériques, membres à part entière du public politique constitué dans l’optique d’aboutir aux objectifs initiaux de la Révolution, sont-ils en train de transiger, de lâcher du lest en exigeant un homme qui remplirait la fonction présidentielle comme ce fut le cas soixante ans durant, ou réclament-elles un homme qui, à leur service, veillerait aux intérêts du public ? I. Nous sommes tous Khaled Saïd dans l’attente d’un président. Etant lui-même croyant et particulièrement pratiquant, Wael Ghonim fut partisan des Frères Musulmans4, quelques années avant de s’engager dans le militantisme politique en faveur de Mohammad El-Baradei et par la suite pour la défense de Khaled Saïd. Mais depuis qu’il s’est engagé dans la campagne numérique promouvant le retour de El-Baradei en Egypte afin de concourir à la présidentielle – voire plus tôt –, il a définitivement cessé de soutenir les Frères Musulmans devenus dorénavant ses opposants politiques. Ainsi depuis juin 2010, la page Nous sommes tous Khaled Saïd a quelques priorités, principalement ne jamais prêter allégeance à une quelconque formation politique, Wael Ghonim ayant lui-même cessé entretemps de travailler bénévolement au service de Mohammad El-Baradei. Une première occurrence médiatique, voire la seule au sujet de l’élection présidentielle au sein de la page Nous sommes tous Khaled Saïd à travers une œuvre de street art, paraît le 21 février 2012, alors que le calendrier électoral ne sera annoncé que le 29 février suivant. C’est l’unique référence street artistique mettant en exergue explicitement la présidentielle à venir 4 Le récit de cette tranche de vie est proposé au début de son ouvrage : GHONIM Wael, Révolution 2.0. Le pouvoir des gens plus fort que les gens au pouvoir, Steinkis, Paris, 2012, pp. 11-44. 331 alors que des œuvres extrêmement reconnues, que nous évoquerons plus tard dans le cadre de l’analyse de nos autres corpora, seront créées lors de cette période. En cette fin février, voici ce que réclame l’Admin de la page : Cette photographie est accompagnée par le message linguistique qui suit afin de compléter le post de Wael Ghonim : « Un président est demandé by: BarCode Team »5. Reprenant le message linguistique intégré à l’œuvre proposée, l’Admin y ajoute seulement le créateur ou le concepteur de l’œuvre qui, selon le tag en guise de signature, a été initialement diffusée par la page AlexandriaGraffiti. Nous pouvons ainsi en déduire que l’œuvre a été produite par ce collectif qui agit en Alexandrie. Mais ce qui importe plus, dans notre travail, c’est la médiation de cette œuvre par la page Nous sommes tous Khaled Saïd, lui offrant une tout autre visibilité, avec ses cinq millions de membres, contre cinq mille pour la première page. Alors que le calendrier de transition démocratique n’est toujours pas en place et sujet à de nombreuses manifestations exigeant une élection le plus rapidement possible, et pendant que la question d’une nouvelle constitution avec ou sans président se pose tous les jours, la page 5 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.02.21 332 Nous sommes tous Khaled Saïd exige un président. Mais la question subsidiaire et vitale repose sur la nature du président « recherché »6 ou souhaité par cette communauté, qui aspire à faire partie d’un public politique demeurant par essence supérieur et qui garderait un droit de regard sur les fonctionnaires qui le représenteraient. D’un point de vue « rhétorique de l’image », le président est anonyme, un visage sombre sans trait apparent quelconque. Il n’a que les attributs, stéréotypés, d’une personne de sexe masculin, à savoir les cheveux courts, le costume, la cravate et la situation égyptienne qui ne peut encore admettre la prise de pouvoir d’une femme. Ce protagoniste est traversé par un bandeau aux couleurs du drapeau égyptien et effectue un salut de présidentiable, en somme un homme quelconque dans lequel pourrait se projeter bon nombre d’hommes politiques, excepté peut-être les jeunes issus des mouvements révolutionnaires qui ne paraissent publiquement que très rarement dans ce type d’accoutrement censé dans ce cas subsumer la fonction présidentielle. Le président « demandé » semble requérir un minimum d’expérience du jeu politique, préserver les semblants superficiels de la politique traditionnelle afin de montrer patte blanche quant à son sérieux : une figure symbolique, conventionnelle, du président présentée sous forme stéréotypée et ne sortant pas spécialement des représentations préétablies et conventionnées de cette fonction aux relents « régaliens ». Mais l’animation du débat qui suit ce post va nous aider à façonner un diagnostic du profil du ou des présidentiables souhaités par la communauté Nous sommes tous Khaled Saïd. Dès les premiers commentaires les exigences semblent assez claires ; parfois surprenantes mais régies par une certaine cohérence. Par exemple, « Mohamed Serag ée atrDsnse isis sD ns aenr 21 février 2012, 17:57 · J’aime · 1 Elshazly Said Elshazly edsts re eass ersns] 21 février 2012, 17:57 · J’aime · 1 »7. Il est relativement étonnant, voire intrigant, de constater qu'un membre de cette communauté réclame ou souhaite l’arrivée d’un homme-providentiel, d’un guide de nature quasi-divine supposé remettre sur la « bonne » voie les brebis égarées que sont les citoyens. Pourtant il L’œuvre est conçue à la manière des avis de recherche « Wanted » ou « Recherché », or ce n’est pas un criminel qui est à l’affiche mais le futur dirigeant exécutif du pays. 7 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.02.2, p. 2. 6 333 n’est pas seul à penser que l’apparition soudaine d’un homme suffisamment intelligent, « bon » et courageux soit la meilleure option afin de remettre le pays sur de bons rails. De nombreux membres émettent leur souhait le plus cher quant à cette personne qui occupera la plus haute fonction étatique, c’est-à-dire qu’il soit un « bonhomme ». Ce commentaire revient fréquemment, à vingt reprises précisément sur 404 commentaires pendant que des termes pouvant être qualifiés de synonymes réunissent de nombreuses occurrences 8, ce qui est loin d’être négligeable. Par exemple, ces deux réactions univoques et successives : « Khaled Abdelaty Un bonhomme [littéralement un mâle] est demandé 21 février 2012, 17:58 · J’aime · 1 Piqûre de rappel L’Egypte a besoin d’un homme 21 février 2012, 17:58 · J’aime »9. Un autre échange un peu plus loin dans la discussion nous semble intéressant et particulièrement symptomatique de ce qui se produit au cœur de cette communauté quant à cette thématique précise : « Ossama Bahaa Un bonhomme [littéralement un mâle, comme à chaque citation] de Président est demandé au premier sens du terme 21 février 2012, 17:58 · J’aime Nesma Shawky Est demandéééééééééééééééééééééé un président équitable et non pas injuste ; un président qui nous offre vraiment la Liberté, pas seulement des paroles ; est demandé, pour être claire et brève, un hooooooooomme qui traitera sa population en craignant Dieu ; peu importe qu’il soit libéral ou islamique à partir du moment où sa population le préoccupe il ne lui sera jamais injuste 21 février 2012, 17:58 · J’aime · 1 Eng Amr Megahed 8 9 Le terme « homme » apparaît 18 fois par exemple. Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.02.2, p. 6. 334 Je ne pense pas que ce soit la solution…La solution dépend de la personnalité même du prochain président 21 février 2012, 17:58 · J’aime Maha M. Elgindy Un bonhoooooomme est demandé 21 février 2012, 17:58 · J’aime Mohamed Elkomy https://www.facebook.com/BarCodeTeam BarCode Team | ‫ت يم ب ارك ود‬ Artiste 299 J’aime 21 février 2012, 17:58 · J’aime Âcc Gedo En avant : Révolution, Révolution 21 février 2012, 17:59 · J’aime »10. Hormis la promotion, régulière tout au long de cette page de commentaires, du BarTeam Code auteur de l’œuvre, nous observons une certaine redondance dans les réactions quant au futur président. La plus grande partie des membres s’accordent sur un point en particulier, c’est qu’il leur importe peu le parti du candidat à choisir, ou encore ses idées, son programme, son ancrage politicien. Tout ce qui compte c’est sa personnalité. Des résidus de figure paternaliste, axée sur le soin que peut prendre le « père » de la patrie vis-à-vis de ses enfants qui ne sauraient s’en sortir sans lui… En bref un homme-providentiel ! En guise de conclusion de la dernière série de commentaires, nous avons intentionnellement terminé sur le membre qui sonne le glas de la Révolution quittant brusquement le champ de la discussion au sujet de la personnalité, toute masculine, brave, bienveillante, réunificatrice qu’elle soit, en hurlant sa priorité : la Révolution. Effectivement, une autre catégorie de militants refuse ce débat qui, à ses yeux, ronge la transition démocratique en monopolisant l’attention sur un sujet secondaire selon cette seconde catégorie de membres. « Mohamed Reda Après la Constitution 21 février 2012, 17:57 · J’aime Mohamed Elfouly Vmc 10 Ibid., pp. 7-8. 335 Après plus d’une année écoulée depuis la révolution : ils sont devenus tous des Hosni Moubarak…et nous sommes tous devenus des Khaled Saïd 21 février 2012, 17:57 · J’aime · 6 »11. Certains membres de la communauté adoptent donc bien une tout autre posture : celle du rejet voire du déni de la présidentielle. D’abord, selon cette catégorie de la communauté, un cadre constitutionnel devrait régir le processus électoral. Le second commentaire met dans un même panier toute la classe politique, totalement en crise depuis février 2011 : entre ceux qui comme Amro Moussa essaient de réhabiliter leur image après avoir eu des connivences avec l’Ancien Régime et ceux qui peinent à sortir du lot des (nombreux) nouveaux politiciens désireux de percer en tant qu’ex-résistants ou révolutionnaires, etc., tous ces candidats seraient des nouveaux « Moubarak » opposés ainsi au « Nous » composé de « Khaled Saïd ». Une antithèse manichéenne met en opposition ce « Nous » et un « Eux » fait d’hommes politiques aux intérêts divergents de ceux du public politique, victime de cette classe d’hommes marqués par une compromission patente, s’accaparant le pouvoir pour défendre leurs intérêts privés. Ce commentaire en particulier répartissant les rôles entre ce « Eux » et ce « Nous », entités toutes deux exclusives, a la particularité de recueillir six mentions « J’aime », ce qui en fait le plus apprécié de cette discussion. Pourtant la première discussion évoquée ci-dessous où les membres débattent de la virilité et du paternalisme du futur candidat vient à la suite de ce commentaire infamant la totalité de l’échiquier politique. Ceci signifie donc clairement que son commentaire n’a pas une répercussion concrète sur le déroulement de la discussion qui revient très rapidement, deux minutes plus tard, sur le terrain de la personnalité du futur « sauveur » de la « Nation ». Hormis les nombreux posts consacrés aux nouveaux « martyrs » qui surviennent régulièrement, et surtout le deuxième anniversaire de la mort de Khaled Saïd le 6 juin 2012, les publications comportant des pièces de street art portant sur les élections ne sont pas très nombreuses. Celle analysée ci-dessus est la seule conçue explicitement pour la présidentielle et qui est diffusée par Nous sommes tous Khaled Saïd, les quelques autres que nous dénombrons se trouvent être des œuvres pas forcément en lien avec le processus électoral mais qui seront publiées par Wael Ghonim dans un contexte dédié aux élections. Il est par ailleurs fort intéressant de constater que trois des quatre publications de street art concernant 11 Ibid., pp. 3-4. 336 les élections tombent à des dates charnières, à savoir les 24 mai et 24 juin 2012, dates de divulgation des résultats respectivement du premier puis du second tour. Le 24 mai 2012 au matin, dans l’attente de la communication des résultats et en prise aux nombreuses rumeurs qui circulent, Wael Ghonim estime bon de publier cette œuvre de Keizer : A cette occasion, il reprend le message linguistique de l’artiste, « Ce que tu n’as pas vu…ne le rapporte pas », en le précédant d’un souhait de « bonne journée » à tous suivi d’un émoticône souriant12. Or, cette même œuvre de Keizer est reprise le 24 juin 2012 dans un contexte sensiblement similaire, à la seule différence qu’il ne s’agit plus du premier mais du second tour et qu’il modifie sa légende au bas de la photographie inchangée : « Dans les heures et les jours prochains, un million de rumeurs vont se répandre pour instaurer un climat de confusion et de chaos et peut-être même installer la peur et probablement pour duper les gens, donc s’il vous plaît…s’il vous plaît : ce que tu n’as pas vu… Ne le rapporte pas… »13. Le changement de contenu textuel dénote une tension bien plus exacerbée qu’au premier tour puisque désormais la victoire se joue entre un ancien membre du Parti National Démocratique (PND), l’ancien parti unique, Ahmad Shafik et le candidat officiel de « La Liberté et la Justice », parti des Frères Musulmans, Mohammad Morsi. Les clivages sont 12 13 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.05.24. Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.06.24. 337 donc très prononcés et les rumeurs peuvent entraîner des conséquences désastreuses. Ainsi une insistance, à travers la répétition de la supplique « s’il vous plaît », suivant un texte présentant les risques encourus pour le pays montrent qu’une réelle crainte du jeu et des enjeux politiques, dans lesquels les médias prennent leur part, se fait ressentir, surtout lorsque deux ennemis jurés se trouvent au second tour d’une élection supposée avoir des retombées vitales et à long terme sur l’avenir du pays. L’évolution de la tension transparaît également dans le nombre de réactions aux deux posts. La première occurrence de cette œuvre engendre 3 987 likes [mentions « J’aime »], 1 637 partages et 366 commentaires tandis que la seconde publication, pour sa part, génère 11 266 likes, 15 221 partages et enfin 632 commentaires. Une tout autre activité, de la part des membres de la communauté, due au contexte immédiat bien plus tendu lors du second tour. Aucun des deux postulants se trouvant au second tour ne recueille, a priori, le soutien de la communauté socionumérique Nous sommes tous Khaled Saïd : étant un frère musulman, Mohammad Morsi n’obtient pas l’assentiment de révolutionnaires vu les désaccords qui les divisent depuis quelques mois, et Ahmad Shafik, ancien cadre du PND, et récoltera normalement les voix des « feloul », les partisans de l’Ancien Régime. Justement en abordant la question des « feloul », et toujours dans ce contexte de préparation du second tour, le 15 juin 2012, cette photographie est publiée par l’Admin : Sa légende étant : 338 « Sur le mur du siège du PND à [rue] AbdelMoneim Riyad, un avis qui dit : inauguration prochainement »14. Le second tour se tient deux jours plus tard et l’identité des deux concurrents est de notoriété publique depuis trois semaines. Ahmad Shafik, dernier Premier Ministre sous la présidence de Hosni Moubarak a de grandes chances de l’emporter. Animé par cette crainte, Wael Ghonim décide de publier cette photographie qu’il semble trouver drôle ou du moins intrigante et respectable parce qu’elle défend une opinion publiquement tranchée 15. Dans les faits, les locaux du PND, à proximité de la place Tahrir sur la Corniche du Nil, ont été brûlés le 28 janvier 2011 pendant le soulèvement révolutionnaire. Depuis un an et demi, le siège de l’ancien parti unique périt et décrépit et cette inscription à l’entrée principale constitue une satire acerbe à l’encontre de ce qui se produit dans l’hypocrisie la plus totale durant cette période. Effectivement, des ex-membres du PND tentent de se réhabiliter publiquement afin de participer au prochain gouvernement si Ahmad Shafik venait à l’emporter. Une nouvelle expression est apparue depuis une année, à ce moment : les « feloul ». Elle désigne les partisans de l’Ancien Régime qui trouvent un soutien de la part de l’Armée mais également les hommes d’affaires et les hauts fonctionnaires corrompus qui profitaient du Régime en place et qui ne souhaitent que son retour pour préserver leurs intérêts mais également par crainte d’être inculpés pour des faits datant de l’Ancien Régime. Ainsi, la probable victoire d’Ahmad Shafik est l’occasion pour la page Nous sommes tous Khaled Saïd, en relayant cette œuvre d’un auteur anonyme, de moquer le « vernissage » prochain du PND qui rouvrirait donc ses portes dès que les représentants de l’Ancien Régime reprendraient le pouvoir. En réaction à cette publication, 1 025 commentaires surviennent dont une grande partie sont moqueurs comme celui-ci : « Ah parce qu’il n’est pas déjà ouvert ? […] »16. Ou encore des commentaires profitant du post pour racoler des membres vers des pages soutenant le candidat des Frères Musulmans en tentant d’appâter sa cible par la haine commune envers 14 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.06.15. La mention « Un Avis » fait peut-être référence à une pièce de théâtre de 1989, portant ce titre, de Lenine ElRamli et jouée par la troupe du célèbre comédien Mohammad Sobhy. Tous les deux réputés pour leur opposition au Régime, ils ont monté cette pièce mettant en scène un non-voyant, malicieux et rebelle, arrivant dans une maison spécialisée pour les personnes à déficience visuelle où la direction profite du handicap des résidents pour les exploiter au lieu de leur apporter des soins et l’attention. Une satire du Régime qui a lancé la carrière de certains comédiens de cette pièce comme Hany Ramzy ou encore Ablaa Kamel. Voici un lien Youtube de la pièce : https://www.youtube.com/watch?v=eBuCdHulcbI, dernière consultation le 10 août 2016. 16 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.06.15. Commentaire de Raef Ahmed, p. 3. 15 339 Ahmad Shafik17. Un autre commentaire nous semble intéressant de par sa pertinence quant au contexte de la parution : « Hahahahahahahahaha C’est comme ça que la Révolution va nous échapper bande de fils de putes alors que vous êtes assis à penser aux élections qui se profilent »18. Résolument critique quant à la tenue des élections et surtout à l’égard des membres de sa communauté qui s’y intéressent, ce dénommé Ahmed Spi accuse sa communauté d’entrer dans le jeu politicien du CSFA et des Frères Musulmans en monopolisant l’attention publique sur des élections qui, à ses yeux, n’ont pas lieu d’être puisque ce serait une trahison à l’esprit même de la Révolution – à savoir obtenir d’abord un régime démocratique pour ensuite voter pour les personnes à placer aux postes cruciaux, et non l’inverse –, ce qui risquerait de faire périr ce combat long d’une année et demie. De cette manière, et avec l’emploi d’une injure destinée à blesser sérieusement sa communauté, un membre prend à parti sa collectivité et les conjure, indirectement, de ne pas contribuer à la renaissance du Régime autoritaire qui a mis fin aux jours de Khaled Saïd mais à combattre d’abord le pouvoir militaire en place qui tente de renouer avec l’Ancien Régime par la tenue de ces élections. Enfin, après l’annonce des résultats, l’Admin revient à ses habitudes à savoir de rendre hommage aux « martyrs » à chaque moment crucial de la Révolution : 17 18 Ibid. Se référer au commentaire et aux liens de Bsant Elhadidi, p. 4. Ibid. Se référer au commentaire d’Ahmed SPi, p. 2. 340 « Dans tous les moments de pression et de stress, de peur et de joie, de tristesse et de suspense, d’amour et de peine, pour lesquels nous nous sommes engagés il y a plus d’un an et demi…dans les combats que nous avons épousés, les confrontations dans lesquelles nous nous sommes défendus…il y avaient des héros à qui revient tout le mérite, et tout le crédit leur est dédié pour ce qui va encore se produire dans les années à venir…Ils se sont sacrifiés pour que l’on vive un rêve que nous envisagions depuis des années, ils nous ont quitté pour que l’on récolte les fruits qu’ils avaient cultivés…Les Martyrs…Les plus honorables d’entre nous…Nous ne vous oublierons pas et nous continuerons votre parcours pour réaliser vos rêves…Notre Révolution continue et elle vaincra si Dieu le veut »19. Les « martyrs » les plus célèbres de la Révolution sont chacun accompagnés de la date ou du lieu où ils sont tombés en « martyrs », photographiés et diffusés par Nous sommes tous Khaled Saïd en signe d’hommage à leur « sacrifice » effectué pour ceux qui, par voie de conséquence, « doivent » continuer le combat. Au moment où Morsi vient d’être déclaré vainqueur de la présidentielle et premier président élu démocratiquement dans l’Histoire de l’Egypte, Wael Ghonim préfère se recueillir auprès de la catégorie des nouveaux héros de la « Nation ». Ceux qui auraient vraiment tout donné sans rien attendre en retour. 19 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.06.24 341 Suite à cette publication, des messages d’hommage aux « martyrs » s’enchaînent les uns après les autres, quelques messages de félicitations ou d’auto-félicitations des partisans de Morsi émaillent les commentaires et surtout régulièrement des membres prêtent leur serment à la lutte qui doit continuer. « Mǿštąfặ Hìššêň Révolutionnaires, libertaires, nous continuerons jusqu’au bout 24 juin 2012, 17:02 · J’aime · 2 »20. Ce membre entonne, à l’écrit, l’un des chants révolutionnaires fondé sur une rime qui termine chaque unité de la phrase. Tandis qu'un autre reprend également un des cris révolutionnaires : « Mo Kadib Nous ne partirons pas…les militaires partiront 24 juin 2012, 17:02 · J’aime »21. Ainsi, après une période de balbutiements et d’hésitations, le jour de la victoire de Mohammad Morsi la communauté Nous sommes tous Khaled Saïd, en s’appuyant sur son origine « martyrologique », déclare, promet et s’engage à continuer le combat. La recherche d’un homme-providentiel n’aura pas mis un terme à l’existence de la communauté ou du moins ne serait-il pas le « sauveur » attendu par ce collectif en question. II. Graffiti in Egypt, les élections aux « mains » de l’Ancien Régime. Concernant le traitement médiatique des élections par Graffiti in Egypt, nous nous concentrerons principalement sur deux œuvres, particulièrement saillantes concernant les événements en cours, et leur évolution dans le temps au sein du dispositif socionumérique. Sans vouloir digresser longtemps, ces mêmes œuvres connaîtront un parcours très similaire sur MadGraffitiWeek, nous ne les reprendrons pas dans le détail lorsque nous aborderons ce 20 21 Ibid., p. 2 Ibid., p. 3. 342 média, nous développerons dès lors une dimension « active » moins présente sur Graffiti in Egypt. Deux fresques ont été l’objet d’une circulation socionumérique intense et d’une lutte acharnée entre les autorités et les street artivistes. Peintes, effacées, puis repeintes à plusieurs reprises, ces fresques visant très clairement l’élection présidentielle vont cristalliser la haine entre le pouvoir en place et les artistes auteurs des œuvres en question. Ce que Béatrice Fraenkel appelle l’« acte de cancellation »22, au Moyen-Âge, cela consistait à barrer d’un « X » un acte aboli ou annulé ; dans le cas de la censure a posteriori d’œuvres street artistiques nous nous trouvons face à un acte de « suppression », nous dirons, d’une trace sémiotique annulant la signature activiste/artiviste, opéré par le pouvoir grâce à sa domination sur l’espace public urbain. Le trois mars 2012, pour la première fois, la fresque « Celui qui a délégué n’est pas mort » est diffusée par l’Admin de Graffiti in Egypt : L’œuvre d’Omar Picasso, de son vrai nom Omar Fathi, membre de l’Union des artistes de la Révolution et ancien caricaturiste23, met en scène une face coupée en deux reprenant la moitié du visage de Moubarak sur la droite et l’autre moitié composée du visage du maréchal Tantawi, à la tête du CSFA et donc du pays depuis la chute de Moubarak. Le tout surgissant de l’expression, issue du détournement, à une consonne près, d’un proverbe égyptien, « Celui qui a délégué n’est pas mort ». Effectivement, en Egypte une expression idiomatique dit « Celui qui a engendré n’est pas mort »24. Celui-ci se dit généralement de 22 FRAENKEL Béatrice, La signature, Genèse d’un signe, Gallimard, coll. « Bibliothèque des HISTOIRES », Paris, 1992, p. 51. 23 KLEMENZ Lisa et VILLIAUME Leslie, Graffiti baladi. Street art et Révolution en Egypte, Ominiscience, Montreuil, 2014, p. 116. 24 Littéralement « Celui qui engendre n’est pas mort », cette expression pourrait être l’équivalent du « Les chiens ne font pas des chats » en français, en y ajoutant cette puissante connotation masculine. Le verbe étant 343 l’héritage « sanguin » d’un père à son fils : pour complimenter un père ou bien un fils, cette expression peut être usitée afin d’exprimer l’admiration face à la ressemblance de comportement qu'un fils peut développer à l’égard de son géniteur. Normalement, cette expression se dit toujours lorsqu’il s’agit d’une qualité transmise par le père à son fils : un proverbe à connotation patriarcale à la louange du procréateur qui saurait transmettre ses qualités à ses enfants et ainsi maintenir un contrôle sur eux grâce à son instruction. Concernant l’œuvre, photographiée ci-dessus, l’artiste, repris par Graffiti in Egypt qui n’ajoute aucun commentaire linguistique lors de ce premier post, détourne ce proverbe en y ajoutant une part intentionnelle, la dimension active étant ainsi renforcée, dans la modalisation verbale. « Celui qui a engendré » transmettrait un code génétique à son enfant quoi qu’il advienne, or la « délégation » n’est pas un processus de transmission « naturelle ». Moubarak, même déchu, aurait donc choisi Tantawi pour le suppléer ou pour être dans la continuité de ce qu’il a accompli. Comme pour une relation père-fils, il arrive que cette expression soit employée suite au décès du père afin de signifier que celui-ci a bien fait son « travail » de procréateur en léguant un comportement empli de dignité, de fierté, de responsabilité et globalement adéquat pour affronter les épreuves de la vie. Le père est mort, vive le père ! En somme, cette expression remaniée pourrait traduire ce concept régalien appliqué au chef de famille. Toute l’idée est donc détournée et transvasée à un tout autre cas de figure, à savoir la chute de Moubarak et le lègue laissé au CSFA et plus particulièrement Tantawi, son fidèle compagnon de route depuis des décennies. Ainsi Moubarak, même absent de la scène politique depuis sa déchéance, est toujours présent et actif en la personne de Tantawi, qui continue de le faire vivre à travers son action au sein de la plus haute institution militaire qui régit le pays. Ils sont finalement les deux faces d’un même visage. Ils forment une seule et même entité, ou plutôt identité. Le CSFA au pouvoir est donc déclaré et perçu comme un appareil de l’Ancien Régime qui ne fait que prolonger le système politique installé par Mohammad Hosni Moubarak. Cette même œuvre, ou bien un remaniement de celle-ci, est publiée également à la date du 22 mai 2012 par Graffiti in Egypt : au présent de l’indicatif conjugué à la troisième personne du singulier, au masculin, il est rare d’entendre cette expression énoncée pour une relation mère-fille. Si cela concerne une fille, le trait de caractère évoqué proviendra du père et aura certainement un caractère supposé « masculin ». Par ailleurs, le proverbe a été traduit par « Celui qui a des enfants ne meurt jamais » par Pascal Zoghbi et Don Karl. ZOGHBI Pascal et DON KARL, Le Graffiti arabe, Eyrolles, Paris, 2012, p. 40. 344 Une polyphonie et une dissonance ressortent de cette photographie comportant nombre d’œuvres et inscriptions murales de différents auteurs se partageant le même espace d’écriture sanctuarisé, rue Mohammad Mahmoud, et ce mur en particulier, coin de rue extrêmement prisé par les artistes en tous genres25. Mais cette photographie de Beshoy Fayez, l’un des photographes les plus actifs et réactifs quant aux nouveautés street artistiques de la Révolution au Caire, a un tout autre intérêt lors de sa publication sur Graffiti in Egypt. D’ailleurs, voici la légende qui complète ce post : « Chaque fois que tu effaceras nous redessinerons fils de femelles Jamais je ne te ferai confiance, plus un jour de plus sous ta gouvernance by : Omar Picasso ( Artist Of Tahrir Square Artiste de la Place ) Omar Picasso )…..( »26. Les autorités ont repeint l’œuvre en blanc la veille et l’artiste Omar Picasso a repeint de nouveau, en réaction à cette censure a prosteriori, la même fresque presque à l’identique. En effet, elle a évolué, et s’est amélioré entre-temps, en rapport avec les circonstances de l’actualité. Le 22 mai 2012, deux jours avant la divulgation des résultats du premier tour de la présidentielle, règne la crainte de voir les prétendants liés à l’Ancien Régime atteindre le second tour. Tous les révolutionnaires connaissent bien la machine militaire qui a l’habitude Récit par Mona Abaza de… ABAZA Mona, « The Dramaturgy of A Street Corner » http://www.jadaliyya.com/pages/index/9724/the-dramaturgy-of-a-street-corner, dernière consultation le 14 août 2016. 26 Annexe Graffiti in Egypt, 12.05.22. Tout ce qui est retranscrit en français était en arabe dans le texte, et les contenus en anglais l’étaient déjà dans le texte d’origine, d’où la répétition en toute fin de citation. 25 345 de se mettre au service, lors de tous types d’élections, des candidats qui protègent ses intérêts. Ainsi, Omar Picasso a ajusté sa célèbre fresque en accompagnant le maréchal Tantawi de nouveaux visages, ou moitié de visages, qui sont ceux d’Amro Moussa et Ahmad Shafik. Ces deux figures seraient donc selon l’artiste des successeurs à part entière de l’héritage de l’Ancien Régime, renforcée sous la houlette de Moubarak. Graffiti in Egypt en postant cette photographie de la fresque, remise à jour, prend parti en injuriant le CSFA pour avoir supprimé les traces murales de la Révolution et s’engage à défier les autorités à chaque fois que celles-ci tenteront de détruire l’autel de la mémoire collective révolutionnaire. Ainsi l’action du pouvoir, en supprimant les œuvres street artistiques et/ou street artivistes, permet aux auteurs de proposer des versions nouvelles et bien souvent améliorées de leurs créations et de s’adapter à l’actualité en cours. Cela créé également une grande attente voire, désormais, une campagne qui portera le nom de « Efface nous redessinerons, (fils de…) ». La censure entraîne un trou d’air dans lequel s’engouffrent les artistes révolutionnaires ainsi que les communautés socionumériques, surtout celles qui sont composées essentiellement de street artistes ou de suiveurs initiés à cette pratique. Une épreuve de force s’engage entre les autorités et les street artivistes pour évaluer qui aura la plus grande détermination. Dans son ouvrage La dimension sacrificielle de la guerre, Abu-Bakr Abélard Mashimango, cite des travaux de Fredéric Gros, dont « cinq configurations morales inspirées du fracas des batailles ». L’une d’entre elles correspond fortement au bras de fer entamé entre les autorités et les street artivistes, celle du : « tenir bon : le courage, l’endurance, l’ardeur, l’héroïsme, la constance et la maîtrise de soi »27. Sur ce même post, nous pouvons observer un autre phénomène d’accentuation des clivages politiques entre différents publics politiques qui commencent à s’affronter de plus en plus directement. La polyphonie, évoquée plus haut, prend sens lorsque nous en arrivons au dernier commentaire réagissant à cette publication. « Mohamed Samara https://www.facebook.com/photo.php?fbid=306765286071224 &set=a.155691071178647.38659.155662224514865&type=1 &theater 27 MASHIMANGO Abou-Bakr Abélard, La dimension sacrificielle de la guerre. Essai sur la martyrologie politique, L’Harmattan, Paris, 2012, pp. 123 et suiv. 346 Café des socialistes à Remainders End Les jeunes des Frères se chargent de supprimer un graffiti qui « ne leur plaît pas »…..Bienvenue à la répression de la créativité à l’époque des islamistes 22 mai 2012, 19:37 · J’aime »28. Dans le coin gauche de la photographie publiée par l’administrateur de la page Graffiti in Egypt, nous pouvons apercevoir l’une des œuvres qui dépeint un candidat chauve et barbu à la grimace assez sévère, lui conférant un air pas très commode, et portant sur son torse le logo du parti « La Liberté et La Justice», le personnage représenté étant dominé par le message linguistique suivant : « Nous sommes ravis de vous présenter le candidat des Frères ». Un membre de la page fait suivre un post du Café des socialistes29, reprenant le texte initial tel quel, par essence opposé aux Frères Musulmans. Ce type de réactions assimile la Jeunesse des Frères, et par extension les Frères, au pouvoir en place puisqu’ils procèdent de la même manière lorsqu’ils se sentent attaqués. Depuis l’insurrection du début de 2011 et la chute de Moubarak, une tripartition était observable entre les révolutionnaires, plutôt de 28 Ibid., pp. 2-3. Cette page Facebook créée en 2011 a pour mission de « répandre la justice sociale parmi tous » https://www.facebook.com/uesycfe/?fref=nf, dernière consultation le 14 août 2016. 29 347 gauche sur un échiquier politique à la française, les partisans des Frères et enfin les « feloul », partisans de l’Ancien Régime, dont une campagne a rapidement surgi après la déchéance de Moubarak qui a été appelée « Excuse-nous Rayess », à l’adresse de ce dernier. Même si d’autres forces pouvaient aspirer à prendre place dans le jeu politicien, elles restaient minoritaires ou agissaient en partenariat avec ces trois courants majoritaires. Depuis quelques mois, et surtout la fin 2011 et le début de l’année 2012, les clivages se font ressentir entre révolutionnaires et Frères alors qu’ils étaient unis contre le Régime militaire jusqu’à la tenue des premières élections législatives et surtout la mise en place du calendrier électoral en vue de la présidentielle. Les révolutionnaires voient dans les Frères une force qui joue le jeu du pouvoir afin de s’y glisser et les Frères perçoivent les révolutionnaires comme une jeunesse sans expérience qui plongera le pays dans le chaos alors qu’ils espèrent enfin accéder au pouvoir après quatrevingt années de pérégrinations, entre interdiction et tolérance surveillée. Ainsi, et ce depuis le 25 janvier 2012 et la célébration du premier anniversaire de la révolution, aux yeux des révolutionnaires, les « feloul » et les Frères ne font désormais plus qu'un. Une bipolarisation clivante qui va exacerber les tensions entre ces deux forces, qui ont jusque-là participé ensemble au processus révolutionnaire. Et ce commentaire entre totalement dans l’esprit de la communauté Graffiti in Egypt, accusant les Frères d’opter pour les méthodes du régime militaire à savoir la répression dès qu'un discours les dérange. En publiant cette fresque qui dénonce la « planification » héréditaire du régime militaire, la communauté Graffiti in Egypt prend pour adversaires le régime militaire en place mais aussi les partisans des Frères. Dans le même esprit, le 9 mai, en préparation de la présidentielle imminente, voilà une autre fresque publiée par Graffiti in Egypt : 348 Inspiré du personnage le « Joker » de Batman, ce marionnettiste, œuvre des collectifs MadGraffitiWeek et Graffiti in Egypt, sera plus communément appelé « La Marionnette ». Ce « méchant » au sourire du joker et à la casquette militaire, incluant une tête de mort en lieu et place de l’aigle des forces de l’ordre égyptiennes, guide différents pantins de ses deux mains omnipotentes et toutes-puissantes, décidant de l’action de ces marionnettes en costume-cravate sans tête. Cet anonymat permet d’apposer tout type de visage à ces poupées totalement sous contrôle. La publication n’est pas seulement composée de cette photographie mais elle est suivie du message linguistique ci-dessous : « Graffiti In Egypt Dédicace de la part de Graffiti In Egypt | ‫& اسبوع الجرافيتي العنيف‬ MAD GRAFFiTi WEEK A tous les conseils du pays L’assemblée nationale…le conseil candidats à la présidence…les partis des ministres…les Bonne année à vous émoticône smile Joyeuses élections présidentielles émoticône grin – avec Ahmad Shahin, Muhamett Maher, Amr Nazeer et 26 autres personnes. 349 J’aime · Commenter · Partager · 9 mai 2012 »30. Ainsi le média en question se dissocie purement et simplement des institutions politiques en place ou à venir. En s’adressant à « eux » de cette manière, à savoir une « dédicace » ciblée à certaines assemblées ainsi qu’aux différentes représentations politiques traditionnelles, Graffiti in Egypt, qui ne se sent absolument pas concerné par la tenue de la présidentielle, leur souhaite de s’amuser en continuant à contrôler les élections comme ils ont l’habitude de le faire. Graffiti in Egypt, associé à MadGraffitiWeek, en souhaitant de « joyeuses élections » à ces représentations se désengage et s’exclut totalement de ce processus électoral censé faire événement dans l’Histoire égyptienne contemporaine, puisque le gagnant serait le premier président élu au suffrage universel direct. Ces pantins, sans tête, sont donc des candidats quelconques sur le point d’être manipulés par le marionnettiste au sourire diaboliquement ravageur et esthétiquement parfait, et comme tout « méchant » qui se respecte, il effectue le mal en y éprouvant un malin plaisir. Notons au passage que ces candidats sont au nombre de cinq, ce qui était improbable avant le soulèvement du début 2011. Ils demeurent néanmoins dans le stéréotype de l’homme politique, par essence masculin, et entrent dans la caricature du parfait candidat accoutré selon certaines règles c’est-à-dire vêtu d’un costume noir et d’une cravate noire pour répondre à une certaine normativité sociale. Ces pantins sont donc similaires, peu importe leur idéologie et leur ancrage partisan, ils sont tous logés à la même enseigne lorsqu’il s’agit de postuler à la présidence égyptienne, à savoir se mettre au service et à la merci du dirigeant suprême : l’Armée ! Cette même fresque sera l’objet de plusieurs reprises dont les trois suivantes : La première, de gauche à droite, est publiée le 21 mai, soit un jour avant la republication de la première fresque « Celui qui a délégué n’est pas mort » après avoir été redessinée et ce pour les mêmes raisons. La légende qui complète ce post dit : 30 Annexe Graffiti in Egypt, 12.05.09. 350 « (((((((: !!!!! Meeeeeeerde notre travail a disparuuuuuu Je ne vais plus parler à partir de maintenant, sérieux les paroles seront des actes et du travail pas juste des mots :| Gare à la colère du patient s’il se fâche »31. Sur ce photomontage proposant un après et un avant l’acte de suppression de la part des autorités, nous pouvons apprécier la « marionnette », en cours de disparition sur la gauche, et cette même fresque republiée sur la droite. L’acte de censure offre une opportunité à l’Admin de remettre sur son mur l’œuvre transgressive, alors que le premier tour est sur le point de se tenir trois jours plus tard. Et surtout, cet acte de censure des autorités, supprimant cette « Marionnette » à quelques pas du Ministère de l’Intérieur lors de ce contexte tendu, contraint l’Admin à performer un acte de langage « promissif » dans lequel il menace ces mêmes autorités d’avoir désormais une réaction potentiellement violente et qui va se traduire par des actes et non plus des paroles. En terminant son post par une expression égyptienne qui met en garde celui qui cherche à enclencher la colère d’une personne « patiente » voire « tolérante », il se permet de convoquer, en usant de « l’arme absolue » de nos sociétés à savoir la citation32, un savoir populaire émanant donc d’une vérité incontestable puisque constituée voire instituée au fil du temps par l’assentiment de tout un chacun. Ces vérités « absolues » seraient donc incontestables puisqu’elles ont reçu l’aval de toute une société avec toutes ses strates et tout un historique frappé du sceau de la sagesse populaire. Et les actes vont rapidement arriver puisque le premier juin deux posts sont consacrés à la suppression de cette fresque et surtout à sa recomposition. Au moment où est discuté à l’Assemblée nationale le projet de loi d’isolation – qui voudrait exclure des prochaines échéances politiques les personnes ayant eu des responsabilités durant les dix dernières années de l’Ancien Régime – cela aurait pour conséquence de mettre fin à la candidature d’Ahmad Shafik, qui se trouve au second tour et bouleverserait donc toute la présidentielle. De même, des campagnes commencent à être lancées ce jour-même afin de boycotter le second tour. Ne souhaitant pas choisir entre « deux diables »33, l’Admin de Graffiti in Egypt, l’une des communautés activistes instigatrices de cette campagne, propose de répondre à la suppression d’une fresque en la repeignant. Dans les faits, les collectifs d’artistes MadGraffitiWeek et Graffiti in Egypt ne la repeignent pas telle quelle mais en profitent 31 Annexe Graffiti in Egypt, 12.05.21 Troisième constat de la sémiotique du croire selon Frédéric Lambert, en citant Michel de Certeau : « La citation sera l’arme absolue du faire croire ». 33 Boraïe, 01/06/12. 32 351 également pour la remettre au goût du jour. Une adaptabilité provoquée par les autorités et qui se retourne contre elles. Effectivement, à l’instar de la première fresque étudiée plus haut, les mêmes mécanismes sont réitérés puisque la fresque est reproduite le premier juin à la seule différence que les candidats du second tour sont désormais connus. Dès lors, six ficelles sont aux mains du marionnettiste, inchangé, au bout desquelles pendent Mohammad Morsi ainsi qu’Ahmad Shafik, les deux prétendants à la victoire finale dans leur costume et leur pose d’apparat, et quatre squelettes gesticulant et souriant niaisement, représentant les candidats éliminés. La rhétorique n’a donc pas tellement évolué : tout vainqueur serait sous l’emprise du marionnettiste, symbolisant la « méchante » Armée égyptienne. Frère ou membre de l’Ancien Régime, le résultat serait identique. Afin d’approfondir quelque peu l’analyse, nous devons passer par l’analyse des posts dans le détail. L’image centrale a été publiée dans la nuit du premier juin, juste après l’exécution de l’œuvre, surplombant ce message linguistique : « La nouvelle marionnette émoticône grin Aucune validité des élections sous le pouvoir militaire #Boycottons Graffiti In Egypt | ‫اسبوع الجرافيتي العنيف‬MAD GRAFFiTi WEEK »34. Toujours sous l’égide des liens Facebook de Graffiti in Egypt et MadGraffitiWeek en tant qu’auteurs de la fresque, l’Admin propose la nouvelle version de la « Marionnette » et proclame son intention de boycotter le second tour de la présidentielle, incitant tout un chacun à en faire de même par l’emploi du hashtag « #Boycottons » dont la page est l’un des collectifs activistes à l’initiative de cette campagne de mobilisation. De plus, il donne l’explication en amont à cette campagne, à savoir qu’aucune élection ne devrait se tenir sous le pouvoir militaire. Ce qui se passe dans les faits à ce moment en Egypte, c’est que les deux candidats qui se retrouvent au second tour ne satisfont pas une large frange de la population et en particulier les révolutionnaires. Pour ceux-ci, avoir ce type de choix cornélien équivaudrait à devoir sélectionner entre la peste et le choléra pour mener le pays vers sa ruine, ou du moins un net retour en arrière serait la seule issue du second tour. Ainsi la seule alternative possible serait d’annuler tout simplement cette présidentielle, d’exiger un pouvoir 34 Annexe Graffiti in Egypt, 12.06.01 MGW 352 politique civil, une constitution rédigée par des civils et enfin un processus électoral régi par ce nouveau cadre « légitime » et non imposé par coercition. Quant à l’image de droite, focalisée sur les deux candidats finaux, elle est accompagnée du texte suivant : « Les Frères fils de femelles @:@:@: Une roue de secours qui restera une roue de secours Fils de femelles »35. Le 15 avril, la Commission des élections avait fixé la liste définitive des candidats à treize, excluant entre autres Khairat el-Shater, premier choix de la direction des Frères Musulmans. Par conséquent Mohammad Morsi, second choix donc du parti « La Liberté et La Justice», sera raillé et moqué, à partir d’une conférence de presse à el-Mansoura qui s’est tenue le 22 avril36, alors qu’il arrive accompagné de Khairat el-Shater en personne. Il sera accueilli par nombre d’activistes révolutionnaires portant des pancartes le désignant comme « la roue de secours ». Cette appellation lui collera à la peau pendant toute sa présidence, elle sera même l’objet d’œuvres street artistiques pendant les échéances électorales37 et par la suite. 35 Annexe Graffiti in Egypt, 12.06.01 Les Frères fils de femelles. L’insulte employée prolifère dans les milieux anti-Frères, elle se traduit littéralement par « femme » mais se rapproche plutôt de l’usage du terme « femelle » en français. Il serait toutefois l’équivalent de « garce » en français, puisque ces deux mots connaissent une évolution quelque peu similaire. « Femelle », à l’instar de la langue anglaise détermine seulement une personne de sexe féminin mais est devenu en Egypte au fil du temps une injure, « garce » étant le féminin de « garçon » également a acquis une dimension injurieuse comme si le fait d’être d’appartenir au sexe féminin pouvait être reprochable ou méprisable, et assimilé à une position de faiblesse, d’infériorité, voire de souillure potentielle au niveau des mœurs. Injure grave, au sens où l’homme injurié ne serait pas le descendant d’un homme mais, par déduction, d’une femme, ou bien « élevé par une femme » comme le dit une autre expression injurieuse, il n’aurait donc aucune virilité. Les valeurs et principes ne se transmettraient que d’homme à homme. En s’appuyant sur KNIBIEHLER Yvonne, BERNOS Marcel, RAVOUX-RALLO Elisabeth et RICHARD Eliane, De la pucelle à la midinette. Les jeunes filles, de l’âge classique à nos jours, Paris, Messidor/Temps actuel, 1983, Anne Saouter nous apporte un précieux éclairage au sujet de la carrière des termes « garce » et « fille » en France : « […] à partir du XVIe siècle, le mot « fille » supplante celui de « garce ». Alors que « garce » et « garçon » étaient employés pour désigner les jeunes indépendamment de leur famille, « fille » et « fils », quant à eux, appartiennent au vocabulaire de la filiation. En rendant « garce » péjoratif, pour ne plus utiliser que le mot « fille », la langue a ainsi imposé une vision restrictive du destin féminin, refusant « à la fille toute existence autonome, toute distance par rapport au père ; c’est aussi lui faire intérioriser ce refus ». » SAOUTER Anne, Des femmes et du sport, Payot, Paris, 2016, pp. 29-30. 36 BORAÏE Sherif, Wall Talk, graffiti of the egyptian revolution, Zeitouna, Le Caire, 2012, p. 585. 37 Annexe Graffiti in Egypt, 12.05.07 La candidat Michelin. 353 Nous constatons, grâce à ce gros plan opéré sur la face des deux candidats, que le visage de Mohammad Morsi a déjà été dégradé et son nom lui a été accolé, certainement par un tiers, et surtout le post ne se concentre que sur sa personne et son parti. Aucune mention n’aborde le candidat Ahmad Shafik, pourtant militaire de carrière et membre actif de l’Ancien Régime sous Moubarak. Néanmoins celui-ci sera attaqué dans d’autres posts. A cette occasion seuls les Frères, qui semblent être des favoris aux yeux de Graffiti in Egypt, sont pris à parti puisqu’ils constituent le risque des lendemains, côtoyant le danger d’hier et le rejoignant en quelque sorte. En se retrouvant sous le contrôle du même marionnettiste, un des symboles de l’Ancien Régime et le symbole actuel des Frères sont posés sur un même pied d’égalité et représentent un risque similaire, selon cette communauté d’artistes et d’initiés. Aucune différence ne paraît distinguer ces deux forces politiques dans la perception et les choix discursifs de Graffiti in Egypt. III. Keizer, la crainte des Frères tout autant que de l’Ancien Régime. Keizer tient également un discours assez homogène mettant dans un même panier les Frères et les anciens cadres du Régime précédent, par ailleurs toujours en place puisque l’intérim est assuré par le CSFA. Cet artiste craint ces deux forces politiques, les seules à être suffisamment organisées pour prétendre sérieusement à une victoire à la présidentielle de juin 2012. 354 Afin de les mettre tous dans le même paquet, il commence par faire référence à l’une des figures montantes de l’humour en Egypte. Depuis les débuts de la Révolution, un dénommé « Zalata [petit caillou] Daebesh » fait fureur sur les réseaux sociaux et en particulier sur Youtube en postant des vidéos où il analyse les faits politiques en cours en Egypte. Seulement, il le fait en prenant des allures d’un attardé ayant de sérieuses difficultés dyspraxiques. Ce ton ironique et sa satire ont au début soulevé de nombreuses questions, certains pensant qu’il ne jouait aucun rôle et qu’il était tout à fait naturel, d’où la puissance de la performance pour ceux qui ont accédé à la part satirique de ses messages. Effectivement, il entre dans la peau d’un « idiot » de milieu modeste soutenant l’Ancien Régime, le tout avec un discours simplet et manichéen, soutenu par un argumentaire complètement absurde. Il s’est fait notamment connaître par cette phrase et la pose que Keizer reprend dans son pochoir : « Allez tous vous faire foutre »38 adressée à tous ceux qui seraient en désaccords avec lui. Seulement cette image est postée sur le Facebook de l’artiste à la date du 21 mai en prélude de la tenue de la présidentielle. Tous les candidats seraient 38 Littéralement « Maudits soient vos pères à tous ». 355 maudits donc par ce personnage haut en couleurs, sous la bombe de Keizer. Par ailleurs, le lendemain une vidéo de « Zalata » apparaît sur Youtube où « le meilleur analyste politique d’Egypte », dans toute sa splendeur, soutient « officiellement » le général Ahmad Shafik39. Quelques semaines plus tard, alors que les élections approchent, voici comment, par l’intermédiaire d’une affiche, Keizer définit les « modalités de vote » : Pour une fois, le street artiste ne procède pas avec son art de prédilection mais opte pour un design qu’il ne diffuse qu’à travers les réseaux socionumériques. Qualifiant son montage de « Modalité de vote », il y assimile deux étapes : cocher le nom du candidat et ensuite mettre le bulletin dans l’urne. Seulement, cette urne en question a été détournée en postérieur. Rappelons que Keizer se revendique comme un anarchiste. Les élections menant à des représentativités seraient donc a fortiori une agression anale subie par la population de la part des institutions politiques et de ceux qui détiendraient un pouvoir quelconque. A noter que le « nom du candidat » dans l’étape numéro 1 de son affiche est qualifié ainsi, aucune désignation nominative n’est proposée afin de choisir un candidat, celui-ci se réduit à son rôle de candidat, peu importe finalement son appartenance à un parti ou à un autre. 39 « Zalata Dabash supports Ahmed Shafik », https://www.youtube.com/watch?v=Ex_5l7txO2s, dernière consultation le 17 août 2016. Par la suite, ce même « Zalata », une fois son identité de comédien mise en lumière, aura sa propre émission, dès 2013 sur une chaîne égyptienne transnationale Al-Hayat 2, le Zalata Show dont nous pouvons voir de nombreux épisodes sur Youtube dont voici un lien vers la première https://www.youtube.com/watch?v=4Kn6FSTiJXM, dernière consultation le 17 août 2016. 356 En abordant justement les distinctions partisanes et politiciennes, Keizer a eu une vision particulière de l’échiquier politique égyptien, mais pas singulière, puisqu’elle rejoint ce que nous avons vu auparavant. Le 5 juin, pendant l’entre-deux tours, cet arti(vi)ste définit la politique politicienne égyptienne comme une étendue de squelettes composée, de droite à gauche, de « libéraux », de « socialistes », de « gauchistes », de « chrétiens » et de « Frèristes ». Cinq camps politiques qu’il décide de mettre à égalité dans une fresque ne faisant aucune distinction entre des idéologies a priori variées et distinctes. Tous se valent, pour l’anarchiste Keizer. Et au-delà de cette univocité, ces partis acquièrent des traits de squelettes livides et complètement inanimés. Ces partis en question, censés représenter les différentes franges d’une population, se trouvent être décédés aux yeux de Keizer. Dans un esprit et un contexte quelque peu éloignés, Keizer reprend le même procédé qu’Oliviero Toscani pour Benetton dans les années 1980, en particulier la disposition de trois cœurs tout à fait identiques sur fond blanc mais surplombés d’une indication linguistique propre à chacun donnant la couleur d’une personne représentée par un de ces cœurs – « White, Black, Yellow » – performant ainsi un acte de langage antiraciste véhiculant l’idée que l’humanité est composée de personnes aux apparences externes légèrement différentes mais aux 357 caractéristiques physiologiques parfaitement identiques. Keizer fait ainsi de l’échiquier politique égyptien, allant d’un extrême à l’autre, une seule et même entité absolument homogène dotée d’un immobilisme et d’une inactivité à toute épreuve puisque toutes ces divergences ont été frappées par la mort. Chacun en prend pour son grade au sein du dispositif médiatique de Keizer, et plus particulièrement les forces politiques significatives à savoir les Frères Musulmans et le régime militaire. Nous avons sélectionné trois de ses publications concernant les Frères Musulmans lors de cette période courant de février à juin 2012, publications que nous avons considérées comme suffisamment symptomatiques de son discours quant à cette organisation politique désormais autorisée. Le 21 avril, alors que le nouveau parti reprenant l’idéologie politique des Frères Musulmans déclare vouloir se présenter à toute investiture politique et alors qu’il domine l’Assemblée nationale avec à ses côtés le parti salafiste « el-Nour », Keizer qualifie la « confrérie » de « connerie ». Dans la seconde image, postée le même jour, il reprend le logo du parti « La Liberté et La Justice » en lui trouvant un nouveau slogan : « Le mensonge est la solution ». Enfin, le 2 juillet, peu de temps après les résultats définitifs de la présidentielle et la victoire proclamée de Mohammad Morsi, Keizer moque ce succès électoral en signant un mur d’une police pompeuse et semblant provenir d’une correspondance privée avec ses lettres arrondies tout en mouvement, à l’aide d’un pochoir « Morsy Beaucoup ». Raillant les citoyens qui lui ont permis de se retrouver à ce poste, cet artiste les remercie par la formule de politesse consacrée provenant du français, la détournant en l’adaptant à la situation locale. Il faut savoir qu’en Egypte, pour dire merci il y a des mots aux origines arabes ou dialectales mais également le terme français « merci » qui est employé régulièrement, prononcé avec un accent arabe bien évidemment, c’est-à-dire en roulant le R, néanmoins le mot français est utilisé au quotidien. Ainsi son pochoir satirique atteint, quant à sa signification, tout un chacun ; il est compréhensible et accessible. 358 Pour ce qui est de l’autre camp fort de la politique égyptienne de cette période, à savoir les « feloul » et les adeptes de l’Ancien Régime encore éligibles, ils reçoivent un traitement assez similaire dans le discours de Keizer. Le 26 avril, Keizer ou plutôt l’administrateur de sa page Facebook publie la première image qui, comme souvent, propose une composition graphique en quatre parties. La première en guise de titraille composée d’un message linguistique inaugural, puis un élément iconographique suspendant le message linguistique, qui est complété dans une troisième entité, et enfin sa signature traditionnelle en rouge ou en noir, comme c’est le cas ici. Cette image comporte le buste d’un homme vêtu d’un traditionnel costume-cravate, faisant face au spectateur même s’il se cache derrière ses lunettes aux verres assez épais, au menton fièrement redressé effectuant un salut militaire. Celui-ci est entouré d’un message linguistique : « L’ARNAQUE Que tu renonces à ta liberté et à tes droits En contrepartie d’une illusion de sécurité et de stabilité » Ce personnage à l’accoutrement civil mais à l’attitude militaire serait donc le symbole d’une institution militaire qui présente son candidat, en la personne d’Ahmad Shafik, en faisant miroiter la garantie de sécurité et de stabilité. L’Armée tient d’ailleurs ce discours depuis plus de soixante ans, à savoir qu’elle est la seule institution à pouvoir procurer ces deux droits, chers à toute population, à l’Egypte qui serait en proie à de nombreux complots et convoitises de l’étranger. Les « Autres » voudraient du mal à l’Egypte et l’Armée serait la seule en capacité de défendre les intérêts de la nation, la protéger du danger qui la guette et de lui apporter de la continuité sur du long terme. Tout ce discours est ici réfuté d’un revers 359 de main par Keizer qui le déclame comme une « arnaque », un mensonge auquel il ne faudrait pas prêter l’oreille. Concernant Ahmad Shafik, prétendant à l’investiture présidentielle et militaire, il est représenté par Keizer, une fois les résultats du premier tour annoncés, le six juin, sur un rouleau de papier toilette à son effigie. Les feuilles du rouleau sont recouvertes d’un dessin reproduisant le visage de celui-ci. Lors du premier chapitre analytique, nous avions évoqué le cas d’une photographie d’un rouleau de papier toilette sur lequel un photomontage – et non une œuvre street artistique ce qui est le cas ci-dessus – était « inscrit » ou plutôt ajouté, grâce à Photoshop, faisant des titres des journaux publics égyptiens des outils de désinformation d’après Nous sommes tous Khaled Saïd. Dans ce cas précis, alors que le second tour n’est plus très loin, Keizer décide de déclarer Ahmad Shafik bon uniquement pour essuyer le derrière des citoyens après avoir fait leurs besoins naturels. D’un point de vue performatif, l’injure iconographique est fortement chargée et présente une puissance particulière. Ahmad Shafik serait méprisable au point de n’être plus utile qu’à cette tâche. Au lieu de prétendre servir les intérêts des citoyens égyptiens au sens politique, qu’il le fasse mais sur un exercice bien moins significatif, qu’il entre dans le quotidien des égyptiens mais par une autre porte. Keizer ne souhaite pas réaliser de choix entre la « connerie » et « l’essuie-excrément », il ne recherche absolument pas d’homme-providentiel, ce qui serait synonyme d’« arnaque » selon lui. Au public politique de veiller à ses intérêts ! IV. MadGraffitiWeek, l’action des spectateurs ou la communauté active. Comme nous l’avons précisé précédemment, la page MadGraffitiWeek traite médiatiquement cette période électorale de manière fortement semblable à celle de Graffiti in Egypt, surtout en ce qui concerne le lancement de la campagne « Efface et nous redessinerons ». Dans les mêmes temps de passage et à propos des mêmes fresques, pour 360 certaines conçues par les deux collectifs en partenariat, des réactions identiques s’opèrent, à savoir la republication socionumérique de l’œuvre, dans un premier temps, en déclarant leur intention d’entrer de plain-pied dans le jeu de la provocation et du défi permanent, dans un second temps, une fois que l’œuvre a été repeinte sur le même emplacement mural et qu’elle a été remaniée selon l’actualité, une publication en résulte afin de montrer le résultat de leur engagement et de prouver que la promesse a été bien tenue. Déjà lors du chapitre précédent, nous avions évoqué cet épisode de la suppression de certaines fresques et de leur reprise – par exemple, lors d’un post datant du 3 avril 2012 dont la légende du post disait : « Le graffiti du martyr Essam Atta après que ces chiens de militaires l’ont effacé »40. Ainsi il est intéressent dès à présent de s’intéresser à deux réactions, notamment, faisant suite à cette publication. Ahmed Galal calme ironiquement sa communauté de cette manière : « C’est pas grave les amis, la peur provoque ce genre de réactions, voire pire »41. Alors que Waleed Yassin estime que : « c’est un aveu de leur part qu’ils ont bien tué le martyr »42. Ainsi le premier commentaire cité tente de renverser les normes en proclamant l’Autorité militaire comme étant effrayée par l’expérience artistique que mènent des activistes/artivistes. Tandis que le second pense, à travers sa déclaration, que le fait d’effacer les traces du crime serait un aveu de la part de l’accusé apportant donc les preuves du crime commis. Si le CSFA n’avait pas employé des méthodes répressives et violentes provoquant des morts, il ne s’occuperait alors pas le moins du monde de supprimer l’œuvre du portrait d’un « martyr », qui n’a jamais été reconnu comme tel par la justice égyptienne. Ces commentaires ne sont que des exemples, parmi tant d’autres, des actions des images et de la guerre d’usure qui s’installe autour de ces images et crée de nouveaux espaces politiques de lutte, qu’ils soient urbains ou socionumériques. La mémoire des « martyrs » et la sanctuarisation d’espaces consacrés à ce type de discours fait émerger d’un côté une mythographie tentant de soutenir la constitution d’un public politique à travers le passage souhaitable par une expérience esthétique, et d’un autre côté des tentatives de ne laisser aucune mémoire, et par extension, aucune mythographie émerger afin de tuer les publics politiques dans l’œuf de leur constitution. 40 Annexe MadGraffitiWeek, 12.04.03 « Les chiens de militaires » Ibid., p. 1 42 Ibid., p. 1. 41 361 Ce qui distingue la page MadGraffitiWeek des autres composant notre corpus c’est qu’elle prétend tenir un rôle bien plus actif, du moins elle aspire à une incitation à l’action de son lectorat, qui à terme doit être membre d’une seule et même communauté. L’une des missions principales de la page (Graffiti in Egypt avait également cet objectif initialement mais l’observe beaucoup moins dans les faits) est de proposer des supports, essentiellement des pochoirs, pour que tout un chacun puisse imprimer, couper, et enfin reproduire à l’aide d’une bombe l’œuvre dans une multitude d’endroits tout en essayant d’atteindre des emplacements particuliers qui offriraient une part transgressive à l’action. Mais ce type d’organisation activiste ressemble fortement à ce qui peut se faire en ligne sur des réseaux socionumériques : répandre les œuvres, en maintenant un maximum de données quant au lieu, la date, etc., sur un florilège de pages acquis à la cause, mais aussi en tentant de pirater des pages, dans un autre genre d’activisme43, qui sont moins en accord avec son propre discours. Les réseaux socionumériques servent, en partie, à proposer un espace où peut s’organiser l’action qui prendra place dans un espace urbain mais ils permettent également de mener la lutte au sein de cet espace même qui gagne en légitimité et en reconnaissance, quant à son rôle, vis-à-vis de tous les acteurs sociaux. Hormis les fresques, ou les œuvres plus généralement, déjà abordées en analysant le discours de la période électorale sur Graffiti in Egypt et qui sont traitées d’une manière sensiblement similaire par MadGraffitiWeek, nous allons nous pencher sur quelques publications qui mettent en exergue le mode de fonctionnement, surtout en cette période très tendue de la Révolution, de la communauté dirigée par des arti(vi)stes au service d’un lectorat potentiellement actif afin de participer à un public politique, continuellement en proie à des attaques émanant du pouvoir en place. Dans le traitement des perspectives électorales, les cadres de l’Ancien Régime reçoivent ce type de traitement médiatique et actif : Parmi les trois types d’action du répertoire hacktiviste les « actions de perturbation électroniques », selon Sacha Constanza-Shock cité par Olivier Blondeau et Laurence Allard. BLONDEAU Olivier et ALLARD Laurence, Devenir média, L’activisme sur Internet, entre défection et expérimentation, Ed. Amsterdam, Paris, 2007, p. 41. 43 362 Le 29 février, comme cela a été précisé antérieurement, le calendrier définitif du processus électoral censé aboutir au choix du prochain président égyptien a été annoncé publiquement. Dans la foulée, des réactions s’enchaînent pour critiquer, dans les milieux activistes et révolutionnaires, l’organisation d’une telle échéance sous le régime militaire en place. L’une de ces réactions prend place le 9 mars sur MadGraffitiWeek. Deux photos, entre autres, sont publiées, mettant en scène des étudiants de Ain Shams, une université cairote, mettre à profit les pochoirs médiés par la page artiviste en en faisant usage sur leur campus. Le lecteur peut voir une étudiante, une lectrice initialement tout comme lui, agir en s’engageant dans une démarche militante par le bombage du sol d’une œuvre reprenant le portrait d’Ahmad Shafik traité d’« hypocrite ». La très probable candidature d’Ahmad Shafik, qui le dédouane de son action sous l’Ancien Régime depuis sa supposée chute, ne réjouit pas la jeunesse révolutionnaire ; pour preuve : elle l’accuse d’hypocrisie lorsqu’il tente de se dissocier du régime militaire alors qu’il en est un élément et membre éminent. L’un des autres cadres du régime militaire, et qui dirige à ce moment l’Egypte puisqu’il préside le SCFA qui constitutionnellement gouverne en l’absence de président et de viceprésident, se trouve être le maréchal Tantawi : 363 Le 25 mars, à l’Université du Caire cette fois-ci et pendant la tenue de ce que le MadGraffitiWeek a surnommé la « MadGraffitiStudentWeek », le maréchal est représenté également à l’aide d’un pochoir imprimé depuis la page Facebook de la communauté street artiviste et l’accuse de vouloir « truquer les élections ». Ces photographies participent à un certain dynamisme dans leur composition tout d’abord. Le lecteur assiste au processus de production en cours à travers une scénographie rendue possible par la publication de plusieurs photographies décryptant l’application de l’œuvre. Deuxièmement, cette application, en cours de cheminement, est assurée par un étudiant, qui n’est pas originellement un street artiste ou même l’auteur du pochoir. Ainsi, la communauté MadGraffitiWeek rebaptise les étudiants du Caire en les insérant dans son propre collectif par leur dénomination nouvelle et leur permet de se ranger de leur côté en accédant à une action facile et que tout un chacun peut reproduire sans difficulté. Le sentiment d’appartenance surgit immédiatement et l’emploi du pronom « Nous » est fortement probable puisque l’étudiant, souvent sans visage et donc anonyme, performe une action au nom de la communauté, ce qui permet de créer un phénomène d’identification ou de projection possible en lieu et place de la personne présente dans la photographie. Il est donc en quelque sorte sponsorisé par la communauté et l’intègre par conséquent très naturellement. Chacun, s’il le souhaite, peut reproduire les pochoirs proposés par le MadGraffitiWeek et ainsi faire partie de ce collectif artiviste, et ce au détriment des prétendants à la prochaine présidentielle qui subissent cette constitution en communauté destinée à se glisser dans l’émergence d’un public politique plus large qui exprime à terme sa colère à leur égard. 364 Il en est de même pour les Frères, qualifiés pour leur part de « menteurs ». Une campagne activiste sera lancée à leur encontre les traitant de « Frères menteurs ». Une autre en parallèle, qui porte le titre de « Menteurs » prend pour cible les journalistes et acteurs médiatiques qui véhiculent de fausses informations. Le trois avril est publiée ce pochoir prêt pour impression d’un portrait de Khairat el-Shater – l’un des cadres des Frères Musulmans qui a souhaité se présenter à la présidentielle mais dont la candidature a été rejetée par la commission électorale pour son passif judiciaire – portrait accompagné d’une phrase signifiant « Frères menteurs ». A cette date, de nombreux candidats des Frères souhaitent se présenter et le parti, récemment créé, ne sait plus où donner de la tête entre AbdelMoneim Aboul Fotouh, Mohammad Morsi et surtout Khairat el-Shater qui semble être le favori du parti. De plus, l’attitude de l’Assemblée (dominée par les Frères) vis-à-vis par exemple du projet de loi d’isolation – ayant pour but d’éliminer les candidats qui ont participé à l’Ancien Régime et donc les plus dangereux en vue de la présidentielle – est perçue comme une manipulation pour l’emporter. Les Frères souhaitent diriger même si cela nécessite de discuter et de négocier avec le pouvoir militaire en place et ceci est très mal accueilli par les révolutionnaires qui rejettent toute prise de décision sous la gouvernance de l’Armée. Toutes les propositions des Frères sont donc reçues comme des manipulations et du mensonge afin d’arriver à leurs fins. Ainsi Khairat el-Shater, l’illustre figure du parti « La Liberté et la Justice », est pris comme symbole-iconique pour représenter la confrérie et ses « mensonges ». Le message linguistique qui complète ce post incite donc à la reproduction de ce portrait injurié et injurieux : 365 « Frères menteurs – pochoir # MADGRAFFiTiWEEK »44 Le 11 avril paraît la seconde photographie proposée ci-dessus sur la droite. Elle provient d’une série de pochoirs, effectuée à Port Saïd, entre lesquels s’établit une réelle syntaxe. Le pochoir publié huit jours plus tôt, notamment, a été repris et contribue à un dialogisme entre quatre pochoirs qui mettent en place une rhétorique quelque peu imbriquée. En effet, un logo créé dénonce le CSFA et s’intitule « NoSCAF ». Celui-ci est entouré de plusieurs « slogans » sous forme de pochoirs, sous le format d’une affiche publicitaire où un produit est présenté avec toutes ses caractéristiques qualitatives. Donc le « NoSCAF » est avant tout, de droite à gauche dans le sens de lecture d’un spectateur arabophone, un évitement de la candidature d’Omar Souleiman exposé comme « le candidat de Tel Aviv pour la présidence du domaine [familial] », poursuivi par une réclamation pour le « major : Tamer Badr. Liberté aux officiers de la Révolution » et enfin clôturé par le pochoir que nous avons précédemment évoqué, façonnant un Khairat el-Shater comme la figure symbolique des « Frères menteurs ». Ainsi, le « NoSCAF » porte diverses revendications du combat contre les « imposteurs » encadrant le logo, que sont : Omar Souleiman, ancien directeur de renseignements généraux égyptiens et dernier vice-président sous Moubarak, souvent critiqué pour servir les intérêts états-uniens dans la région en protégeant l’Etat d’Israël, ainsi que les Frères moqués comme des opportunistes qui ne souhaitent que sauter sur l’occasion pour enfin découvrir ce qu’est l’exercice du pouvoir. Et la dernière revendication touche à une catégorie de « héros » de la Révolution, que nous avons rarement abordé par faute de temps, que sont les officiers qui ont par un acte « exceptionnel » fait preuve d’un engagement auprès des révolutionnaires. Ce dénommé Tamer Badr a été emprisonné après avoir été condamné pour désertion en 2011 car il avait renoncé à son poste d’officier, sans démission officielle, afin de se joindre aux révolutionnaires lors de manifestations. En somme, le « NoSCAF » se traduirait par une philosophie nouvelle qui souhaiterait se débarrasser des « menteurs » et des « profiteurs » afin de mettre en lumière et rendre hommage aux « héros » qui auraient perpétré un acte de bravoure en faveur de la Révolution. En résumé, le CSFA (SCAF en anglais) serait un frein, voire un ennemi annoncé et assumé de la Révolution. Ce qui est intrigant, c’est d’observer que la montée des Frères, tout autant que le retour aux affaires des partisans de l’Ancien Régime, se fait sous la protection du CSFA selon MadGraffitiWeek, si nous suivons la 44 Annexe MadGraffitiWeek, 12.04.03 Frères menteurs 366 rhétorique fournie par cette série d’œuvres composée. Il ne s’agit donc pas de s’intéresser au jeu « truqué » des élections mais de protéger la Révolution en épousant la cause de ceux qui se sont « sacrifiés » pour elle. A cet égard, deux nouvelles publications prolongent ce discours : Le 27 mai paraît cette photographie en quelque sorte panoramique qui tente de reprendre toutes les fractions composant la totalité d’une fresque gigantesque, toute nouvelle, rue Mohammad Mahmoud, effectuée par Ammar Abo Bakr et une petite armée de cinquante personnes45. Elle est présentée en tant que telle mais surtout elle porte un intérêt singulier vis-à-vis des événements en cours. A cette date, les deux candidats au second tour sont désormais connus, la présidentielle paraît comme le sujet de prédilection du moment des citoyens et des médias mainstream. Or, MadGraffitiWeek choisit d’informer son lectorat et sa communauté de la parution de cette nouvelle œuvre, principalement composée de « martyrs » et de mères de « martyrs » présentant la photographie de leur fils perdu pour la noble cause. Ainsi la légende qui aiguille la lecture de cette photographie prend un sens tout particulier : « Nouvelle fresque murale rue Mohammad Mahmoud…Oublie le passé et suis les élections ! Oublie le martyr ». L’Admin de la page reprend le message linguistique qui traverse la fresque et, en s’appropriant le discours de l’artiste puisqu’il le cite sans l’emploi de guillemets, engage sa responsabilité éditoriale derrière celle de l’auteur en s’adossant confortablement à son discours. Par la provocation, l’administrateur de la page s’engage et indique que si sa commuanuté s’intéresse aux élections ce serait oublier l’essentiel : le passé combatif douloureux et son lot de « martyrs ». La communauté est-elle prête à oublier son histoire et trahir son passé collectif, sans lequel elle n’existerait plus ? C’est en ces termes que le gestionnaire de la page pose le débat de cette période extrêmement conflictuelle quant à la légitimité et l’intérêt même de la tenue de la présidentielle. 45 HAMDY Basma, DON KARL (aka Stone), Walls of Freedom, From Here to Fame publishing, Berlin, 2014, p. 140. Où une citation de l’artiste reprend l’explication du choix du lieu et la lutte qui prend place autour de l’exécution de cette fresque principalement avec la police et des partisans des Frères Musulmans. 367 Pour ce qui est de la légitimité justement, une campagne avait été lancée, notamment par le collectif du MadGraffitiWeek, appelée « Déchéance de la légitimité des élections » complètement agrégée à la campagne de Boycott. Le 31 mai est diffusée cette affiche, en guise de pochoir utilisable, pour soutenir, lancer et adhérer à ces campagnes. Le bandeau noir en bas faisant office de « dépôt légal » indique précisément le lien vers l’auteur de cette affiche à pochoiriser « facebook.com/MAD.GRAFFITI.WEEK » ainsi qu’en arabe l’ancrage dans la campagne à laquelle participe la page « La campagne du graffiti agressif pour la déchéance de la légitimité des élections ». Hormis ces mentions positionnant le collectif MadGraffitiWeek, l’affiche même mérite d’être quelque peu décryptée. Une urne est centrale, seulement elle est doublement barrée d’une croix et du mot « truqué » sur le côté de celle-ci. Par-dessus l’urne est suspendue l’expression « le troisième choix », employée à cette période pour inciter au refus des élections. La décision ne se limiterait pas à opter pour l’un des deux candidats, Ancien Régime ou Frère. Une troisième et dernière option serait disponible : « Boycotte » en rouge, en caractère gras et dans une police bien supérieure au reste du message linguistique. Revenant à une typographie noire et moins imposante, le terme « Boycotte » est suivi des « élections ». Le MadGraffitiWeek milite pour instaurer une 368 troisième alternative à la posture classique en période électorale, c’est-à-dire le rejet et le boycott des élections mêmes. Il n’est pas question pour cette communauté de se voir mourir en débattant et en prenant part aux élections ; l’essentiel est ailleurs. Il leur faut maintenir la cohésion sur toutes les caractéristiques qui ont permis aux différents membres de se réunir, à savoir la protection de la Révolution ou la continuation de la semaine agressive jusqu’à obtenir les exigences annoncées dès les débuts : parvenir à une gouvernance civile, recouvrer les droits des plus démunis – dont les martyrs et leurs familles – et accéder aux droits de l’Homme et du citoyen dans un régime démocratique où les publics politiques décideront de leur propre sort. Toutes ces revendications sont bien loin d’être atteintes, par voie de conséquence la Révolution continue et les élections ne doivent pas avoir lieu. Ce type d’image aspire à deux actions connectées : celle d’inciter des lecteurs à reproduire et répandre le message puis convaincre son lectorat – et au-delà si possible – de l’ignominie des élections, alors que les conditions requises ne sont pas garanties pour la tenue de cellesci. Conclusion chapitre 5. La question dans ce chapitre étant d’observer si le public politique, avec toutes ses variantes, aurait pu transiger avec l’approche d’une présidentielle, nous avons vu que Nous sommes tous Khaled Saïd hésite tout au long du processus électoral jusqu’à l’annonce des candidats présents au second tour. Entre la peste et le choléra, le collectif refuse désormais de choisir. La conviction n’est donc pas profondément ancrée et surtout n’est pas unanime parmi les individus constituant le collectif. C’est la perspective du second tour qui a achevé de faire tourner l’avis du collectif qui était jusque-là prêt à flancher et à remettre son destin entre les mains d’une personne. Les trois autres pages, purement street artivistes, rejettent en bloc tous les partis et toutes les initiatives menant à l’élection d’un homme politique quelconque tant que les conditions requises à l’installation d’un pouvoir civil n’ont pas été assurées. 369 Aucune négociation ne semble possible avec ces artistes ou ces communautés socionumériques. 370 Chapitre 7 : La chute des Frères, une victoire du public politique ou son avortement ? Après nous être penchés sur les deux premières périodes du processus révolutionnaire, à savoir l’ère anti-Moubarak suivie de la phase anti-CSFA, nous voici parvenus, suite à l’élection présidentielle, à ce cycle anti-Frères. Afin d’entrer dans le vif du sujet et pour pouvoir suivre l’esprit du mouvement révolutionnaire associé à cette période, dont le street art(ivisme) fait partie intégrante, nous allons présenter les grandes lignes événementielles de cette année qui a vu l’avènement de Mohammad Morsi à la tête de l’Etat jusqu’à sa chute. Le nouveau chef de l’Etat prête serment, à la suite de sa victoire étriquée, le 30 juin 2012 et sera forcé de laisser son siège le 3 juillet 2013. Entre-temps de très nombreux faits nous aideront à assimiler ce qui s’est produit pour en arriver à ce dénouement. Dans les faits, dès le 24 juin1, faisant suite à l’annonce de la commission électorale du succès des Frères et de leur candidat officiel Mohammad Morsi, des divergences continuent à creuser l’écart entre les partisans des Frères et les révolutionnaires. Les partisans de Mohammad Morsi célèbrent ce qu’ils perçoivent comme une victoire pour la Révolution sur la place Tahrir tandis qu’à quelques mètres les révolutionnaires fêtent quant à eux la défaite d’Ahmad Shafik, qui se présentait comme un militaire conservateur prêt à revenir aux normes politiques de l’Ancien Régime. Les révolutionnaires, présents sur la Place, ressentent un certain soulagement à l’idée de ne pas assister à un retour en arrière vers l’Ancien Régime militaire, qui serait pour une fois légitimé par des élections transparentes et démocratiques, mais en même temps, ils s’engagent à continuer la Révolution tant que celleci n’a pas abouti à ses visées initiales. Ainsi l’événement n’est pas vécu de la même manière par ces deux parties d’un seul et même public politique, qui bataillait à l’unisson jusqu’à ce que les Frères créent leur parti politique « La Liberté et La Justice » en mars 2011 et montrent leurs ambitions de pouvoir. 1 Afin de ne pas perturber le lecteur par une multitude de notes de bas de page, nous tenons à préciser que les éléments contextuels présentés dans les pages qui suivent proviennent essentiellement de deux sources rigoureuses et remarquablement détaillées, que sont : BORAÏE Sherif, Wall Talk, graffiti of the egyptian revolution, Zeitouna, Le Caire, 2012, pp. 639-641. Et principalement HAMDY Basma, DON KARL (aka Stone), Walls of Freedom, From Here to Fame publishing, Berlin, 2014, pp. 179-231. 371 Alors que le CSFA est toujours au pouvoir : dès l’annonce de la prise de pouvoir de Morsi, le 24 juin, l’institution militaire déclare qu’elle continuera à exercer le pouvoir législatif puisque l’Assemblée a été suspendue en attendant une décision de la Cour Suprême. Le CSFA ne détient pas seulement une partie du pouvoir mais surtout l’élément le plus important, c’est-à-dire les finances de l’Etat, puisque ce même jour un communiqué officiel déclare que le CSFA a validé le budget du gouvernement Ganzouri pour l’année 2012/2013 et que Morsi jouira de 20 % du budget national pour mener sa politique. Le CSFA tient à marquer le coup dès l’annonce même du succès de Morsi, qu’elle empêchera systématiquement de mener sa politique à bien, alors que ce dernier n’en avait nullement besoin puisqu’il s’est engagé pendant sa campagne à obtenir des résultats en 100 jours sur cinq promesses vitales pour le bien-être des citoyens : combler le manque de sécurité, remédier aux problèmes d’engorgement du trafic routier, aux pénuries ponctuelles d’essence, aux problèmes d’approvisionnement de pain et d’énergie (des coupures d’électricité, de gaz, et d’eau émaillent le quotidien des Egyptiens), et la résolution des problèmes d’insalubrité publique quant au ramassage des déchets et détritus ménagers autant que la propreté de la voie publique. 100 jours pour respecter un tel programme avec seulement 20 % du budget validé par le CSFA, Morsi décidait déjà de se compliquer la tâche voire de se la rendre impossible à surmonter. Cet engagement de campagne lui sera longtemps reproché et un site, légèrement satirique, le poursuivra quant à ses promesses et établira des statistiques moqueuses, par rapport à ses méthodes manquant de rigueur. Lorsqu’à la fin de ces 100 jours, Morsi annoncera les pourcentages de réussite sur chaque point, ce site le Morsimeter.com2, discutera chaque point en proposant d’autres statistiques bien moins glorieuses concernant son bilan. Le 12 août, de manière totalement inattendue, Morsi tente de répliquer face au pouvoir démesuré du CSFA en envoyant à la retraite, quelque peu forcée, deux cadres du Conseil, le maréchal Tantawi qui était à sa direction ainsi que Sami Anan le chef d’état-major. Ainsi les deux figures les plus remarquables et les plus puissantes de l’Armée et donc du pays se trouvent contraintes à l’arrêt d’activité, alors que Tantawi était ministre de la Défense depuis plus de vingt ans à ce moment précis. Symboliquement, Morsi envoie un message explicite à 2 Dont il existe deux versions, en arabe et en anglais : http://morsimeter.com/ http://morsimeter.com/en/, dernières consultations le 22 août 2016. Voilà comment est présentée la motivation du site : « This is an attempt to monitor the performance of the recently elected president Mohamed Morsi by documenting what have been achieved as opposed to his promises. » 372 l’institution militaire pour lui faire savoir qu’il prend réellement le pouvoir. Il remplace le maréchal Tantawi par un jeune général de la nouvelle génération, celle qui n’a pas vécu les guerres de 1967 et 1973, dénommé AbdelFattah el-Sissi. Faisant monter en grade des jeunes militaires plus ou moins méconnus du grand-public, Morsi pensait que ceux-ci lui rendraient en termes de fidélité et de protection, ou du moins en lui laissant un peu l’initiative quant à sa politique. Nous verrons plus tard que c’était bien méconnaître l’Armée et sa mainmise sur les institutions, l’économie et les finances du pays, tout autant que son rôle diplomatique et géopolitique. Cette initiative ne rassure pas forcément les révolutionnaires, tandis qu’elle est applaudie par son parti et ses soutiens, parce qu’elle jette un doute concernant de potentielles accords passés avec le CSFA lors de son élection. Certains ont du mal à croire qu’il a pu presque assigner à résidence les deux personnes les plus puissantes du pays sans réaction de leur part. Deuxièmement, cela inquiète car il semble s’accaparer quelque peu le pouvoir. Le pays sans Assemblée représentative depuis des mois, le CSFA faisait office de garde-fou aux yeux de nombre d’Egyptiens. Désormais le CSFA continue à s’occuper du pouvoir législatif mais de nombreuses questions planent en ce qui concerne l’influence que Morsi peut avoir sur cette institution. A ce sujet, pendant que des affrontements ont lieu dans la rue Mohammad Mahmoud à la suite de manifestations qui ont mal tourné, commémorant le premier anniversaire de la bataille qui a eu lieu dans cette rue sanctifiée, Morsi fait une déclaration constitutionnelle, le 22 novembre, dans laquelle il s’octroie les pleins pouvoirs. Le nouveau « Pharaon » d’Egypte, appellation qui lui est donnée par ses opposants après cette déclaration comme les Egyptiens avaient l’habitude de le faire avec tous leurs chefs d’Etat précédents, décide de se garantir tous les pouvoirs et que toutes ses décisions ne peuvent être sujettes à un quelconque appel ou action judiciaire jusqu’à l’adoption de la prochaine constitution et l’élection d’une nouvelle assemblée. A partir de ce jour aucun cadre politique et institutionnel ne régit la gouvernance de l’Etat, le président élu a tous les droits et est le seul apte à prendre tout type de décision tant qu’il « protège le pays et les objectifs de la Révolution »3. Alors que la justice et le président s’affrontent quant à la validité de la commission constitutionnelle nommée pour rédiger la constitution, Morsi la déclare immune de toute 3 HAMDY Basma, DON KARL (aka Stone), Walls of Freedom, From Here to Fame publishing, Berlin, 2014, p. 195. 373 dissolution dans le cadre de sa déclaration constitutionnelle et annonce, le premier décembre, qu’un référendum se tiendra le 15 de ce même mois afin que les citoyens se prononcent sur l’adoption de cette constitution ou non. Les affrontements se multiplient dès lors entre les sympathisants des Frères, qui estiment protéger la Révolution et son avenir, et les révolutionnaires qui se sentent pris en otage par ces décisions entièrement pilotées par des Frères ou des salafis, qui dominent le gouvernement de Morsi et la commission constitutionnelle. A partir de là, des appels ont lieu pour se réunir devant le palais présidentiel d’Ittihadeya. Dès le 5 décembre, des tensions et de violents affrontements occuperont les alentours du palais, certains pensant protéger le Président et le gouvernement ainsi que la Révolution contre le chaos et d’autres estimant lutter contre la « Constitution des Frères Musulmans ». La cristallisation des positions et la bipolarisation désormais exacerbée entre deux collectifs totalement scindés et opposés, formant auparavant un seul public politique, témoignent de la réussite du plan de l’Armée qui souhaitait absolument diviser en deux collectifs distincts les révolutionnaires, afin de les ramener vers elle à terme, des partisans des Frères Musulmans, qu’elle rejetterait en toutes circonstances. Cette bipolarisation va se traduire par une violence extrême, un bilan lourd chaque jour et une insécurité opprimante pour le quotidien des Egyptiens. Le référendum prendra place tout de même et malgré une forte abstention, seulement 33 % de participation, le 25 décembre, la Constitution est adoptée à hauteur de 64 % des votants. Pendant que la violence prédomine au quotidien, une nouvelle décision exaspérera les révolutionnaires, Morsi annonce, le 21 février, que de nouvelles élections législatives se tiendront entre la fin avril et la fin juin. L’opposition, dont une large partie s’est regroupée en un « Front de Salut National » sous la direction de figures politiques renommées comme Amro Moussa, Hamdeen Sabahi et Mohammad el-Baradei, rejette ces élections sous le régime constitutionnel en place. Le 6 mars, la Cour administrative suprême 4 suspendra le processus électoral et annulera le décret de Morsi, puisqu’une procédure juridique est toujours en cours depuis février à la Cour Suprême concernant la possibilité d’organiser des élections. Les législatives n’auront finalement jamais lieu. Le 28 avril 2013, une campagne d’opposition sera lancée par quelques activistes, appelée Tamarod, ce qui signifie « Rébellion », ayant pour but de réunir 15 millions de signatures afin de prouver que Morsi ne jouit plus du soutien d’une majorité d’Egyptiens, voire que ceux-ci souhaiteraient le voir L’équivalent du Conseil d’Etat en France, autrement dit nous avons opté pour une traduction littérale de la juridiction la plus élevée de la justice administrative 4 374 démissionner. En fait, ces activistes aspirent à récolter précisément ce nombre de signatures car le président a été élu par 13,2 millions de voix, ils espèrent ainsi obtenir plus d’opposants que de sympathisants au moment de son avènement et ce avant le 30 juin 2013, c’est-à-dire tout juste un an après son serment en tant que chef de l’Etat et son accession officielle au pouvoir. Cette initiative a été lancée par cinq activistes peu renommés, Mahmoud Badr, Hassan Shahin, Mohammad AbdelAziz, Ahmad Abdo et Ahmad al-Masrv. Les trois premiers mentionnés, qui proviennent du mouvement de Kefaya (Ça suffit), ont créé une page Facebook intitulée Tamarod et celle-ci réunira rapidement quasiment toute l’opposition aux Frères, créant une alliance essentiellement composée de Kefaya, le mouvement de la jeunesse du 6-avril et du Front de Salut National. En parallèle, une campagne au nom de Tagarod (impartialité) sera lancée par un membre de la Gamaa Islameya (littéralement, Groupe Islamique), organisation plus radicale et ayant opté pour la violence dans son passé mais en en étroite collaboration avec les Frères, afin de prouver que Morsi, démocratiquement élu, bénéficie toujours de la légitimité du suffrage universel et que rien ne devrait remettre en question son investiture. Le 20 juin, Tamarod déclare avoir atteint le compte pendant que Tagarod réplique en annonçant avoir réuni 11 million de signatures dans le cadre de sa pétition. A partir du 30 juin, comme convenu, les manifestations occupent toutes les places des grandes villes égyptiennes pour réclamer le départ de Morsi. Au Caire, la place Tahrir n’a visiblement jamais été aussi bondée de monde tandis que les soutiens des Frères eux se réunissent, pour contrer les gigantesques regroupements anti-Morsi, sur la place Rabaa ElAdaweya. Le premier juillet, par l’intermédiaire d’AbdelFattah el-Sissi, ministre de la Défense installé par Morsi, l’Armée pose un ultimatum de 48 heures au Président durant lesquelles il se doit de répondre aux revendications de la population. Le lendemain dans une allocution télévisée, Morsi refuse cet ultimatum et critique les méthodes militaires qui vont à l’encontre de la légitimité démocratique. Pourtant le lendemain, le 3 juillet, Morsi est destitué par son ministre de la Défense et chef des armées, qui lors d’une intervention télévisée sur la chaîne publique nationale, entouré de cadres du Front de Salut National et des représentants des deux cultes majoritaires en Egypte, Al-Azhar et l’Eglise copte, déclare suspendre la Constitution et la haute cour constitutionnelle5 et nomme provisoirement Adly Mansour président en attendant que la feuille de route de l’Armée soit appliquée et qu’une nouvelle constitution encadre de nouvelles élections. Morsi demeure donc emprisonné dans 5 L’équivalent du Conseil Constitutionnel en France. 375 son palais n’ayant plus que sa garde pour le protéger. Il sera néanmoins arrêté sans savoir où il est détenu, tandis que le sit-in des partisans des Frères et des manifestants contre le « coup d’Etat » militaire, place Rabaa el-Adaweya, perdurera pendant des mois avec son lot de violence et d’évacuation meurtrière en fin d’été. Le 14 août précisément, le sit-in sera démantelé dans une violence encore inconnue dans l’Histoire égyptienne6. L’ancien public politique est donc bel et bien scindé en deux collectifs antagonistes. Cette période allant de juillet 2012 à juillet 2013, brièvement résumée en ces quelques pages ci-dessus, a également été animée par des violences particulièrement prononcées tout le long. A titre indicatif, parmi les manifestations qui ont été réprimées violemment, nous pouvons citer la commémoration du premier anniversaire des événements de Mohammad Mahmoud, le 19 novembre 2012, ainsi que le deuxième anniversaire des débuts de la Révolution le 25 janvier 2013, ainsi que des attaques régulières contre les locaux du parti « La Liberté et la Justice » un peu partout sur le territoire national. Cependant l’un des événements les plus lourds quant à son bilan se trouve être la succession des verdicts concernant le « massacre » de Port Saïd. Des condamnations à mort inacceptables pour les familles de supporters d’Al-Masry, reconnus coupables grâce aux images télévisées entre autres, qui se regroupent à l’extérieur du tribunal et refusent les différents verdicts tandis qu’au Caire les ultras du Ahly ont du mal à admettre que seuls des supporters, des petites mains, soient finalement les uniques responsables de ce massacre alors que les cadres de la police et de l’Armée inculpés sont tous acquittés en définitive pour manque de preuves. Les violences sont telles que l’état d’urgence sera décrété par Morsi pendant trente jours, le 27 janvier 2013, dans trois gouvernorats de l’est égyptien. Ces violences notables proviennent également du Sinaï qui est marqué par plusieurs attaques terroristes contre l’Armée égyptienne. Par exemple, le 5 août 2012, 16 gardes des frontières sont tués à Rafah ce qui choquera particulièrement les Egyptiens. Les tensions entre la bande de Gaza et Israël ajouteront également de l’huile sur le feu sur le plan intérieur. Les gazoducs conduisant du gaz à Israël, vendu en-dessous des prix du marché mondial alors que des coupures d’énergie accompagnent le quotidien des Egyptiens, sont régulièrement attaqués et explosés. L’opération « Colonne de nuée » ou « Pilier de Défense », qui a fait 171 morts côté palestinien, connaîtra un dénouement, le 21 novembre 2012, grâce à 6 HAMDY Basma, DON KARL (aka Stone), Walls of Freedom, From Here to Fame publishing, Berlin, 2014, p. 241. Un « carnage » de 10 heures qui fera, selon le Ministère de la santé, 638 morts en Egypte, dont 288 sur la place de Rabaa el-Adaweya, et près de 4000 blessés. 376 l’intermède de Morsi qui négociera le cessez-le-feu avec les deux parties, ce qui lui sera reproché en interne. Il sera notamment accusé d’être à la solde du gouvernement israélien mais également du Hamas, finalement de tout et son contraire. En somme, l’Armée a réussi à diviser le public en faisant craindre d’un côté le pouvoir des Frères et de l’autre l’insécurité et la vie quotidienne misérable qui se profile. L’institution militaire continuait à garder une mainmise sur les finances mais également sur toutes les institutions étatiques, même la distribution des énergies. Et l’enjeu juridique aura été un point de tension permanente entre Morsi et le CSFA qui tenteront l’un et l’autre de remettre en question chaque décision. La nomination du procureur général7 a été particulièrement mouvementée entre la mutation du procureur « feloul » en novembre 2012, envoyé par Morsi à l’ambassade du Vatican, et la nomination d’un procureur sympathisant des Frères. Cette décision sera rejetée par la Haute Cour constitutionnelle en mars, sous influence du CSFA, puis rejetée à son tour par Morsi et ainsi de suite. Pour résumer, Morsi n’est pas parvenu à rassurer l’Armée ou à la ranger de son côté, au contraire il a tenté de s’accaparer le pouvoir pensant détenir la légitimité démocratique et s’est de la sorte attiré les foudres de l’Armée, l’institution qui tient réellement le pouvoir. Même Moubarak sera rejugé et disculpé quant au chef d’accusation « Meurtre de manifestants », ainsi il est relaxé de sa peine de mort. Certains épisodes démontrent à quel point l’Armée, malgré l’illusion aoûtienne où les militaires avaient été renvoyés à leurs casernes en imposant la retraite notamment à Tantawi, n’avait pas renoncé à son influence sur la politique égyptienne. I. Nous sommes tous Khaled Saïd, culture martyrologique pour contrer le pouvoir des Frères Musulmans. Lors de cette période, qui constitue un tiers précisément de l’étendue chronologique de notre corpus, les publications de Nous sommes tous Khaled Saïd reposant sur des œuvres street 7 A ce sujet, nous renvoyons à un article particulièrement riche traitant du « processus de politisation du judiciaire » et de l’instrumentalisation des magistrats égyptiens. BERNARD-MAUGIRON Nathalie, « Les juges et les élections dans l’Egypte post Moubarak : acteurs ou victimes du politique ? » in BEN NEFISSA Sarah (dir.), « Egypte, Tunisie : de la rue aux urnes », CONFLUENCES Méditerranée n°82, L’Harmattan, Paris, 2012, pp. 117-132. 377 artistiques régressent quelque peu. Nous dénombrons 38 posts comprenant la médiation d’une photographie d’une pièce de street art sur un total de 146 objets au cours de la période de trois ans allant de juin 2010 à début juillet 2013. Moins d’un tiers des publications ont été effectuées au cours de cette année analysée, qui s’étend du 30 juin 2012 au 3 juillet 2013. Et par-dessus tout, nous constatons qu’après la mi-mars quasiment plus aucune œuvre de street art ne figure dans le discours activiste de Nous sommes tous Khaled Saïd. Seules deux photographies paraissent le 4 avril et le 23 mai, dont la seconde présente une fresque provenant du Liban. Comme à son habitude, l’administrateur de la page n’accorde que très peu d’attention et d’intérêt au street art(ivisme) lors des périodes qui lui semblent notablement tendues. Le street art n’occupe qu'une place marginale dans le discours de Nous sommes tous Khaled Saïd. Même à la fin de nos trois années d’étude, il demeure un mode d’expression n’ayant pas vraiment gagné ses lettres de noblesse quant à une reconnaissance artistique mais surtout activiste. Lorsqu’il s’agit d’agir dans l’immédiat, soudainement l’expressivité street artistique perd son caractère activiste aux yeux de ce média politiquement engagé et militant. Nous verrons à la fin de ce chapitre que d’autres facteurs pourraient expliquer cette cessation de médiation street artistique au sein de Nous sommes tous Khaled Saïd. Un exemple très précis et remarquablement saisissant de cette diminution des publications d’œuvres de street art se trouve être le troisième anniversaire de la mort de Khaled Saïd. En effet, le six juin 2013 et les jours alentours ne donnent lieu à aucune publication de ce genre artistique, et ce pour la première fois depuis la création de la page. Ce fait pourrait s’expliquer par un événement extrêmement douloureux pour tous les Khaled Saïd quelques jours avant cette date. Effectivement, les deux indicateurs de police ayant tué Khaled Saïd sont libérés le premier juin pour un vice de procédure 8, la communauté est sous le choc cinq jours avant de commémorer la mort du « martyr » qui a permis leur existence en tant que communauté socionumérique et auquel tous les membres se sont identifiés en s’appropriant son nom. Encore une fois, force est de constater que lorsque l’heure est grave – pour Wael Ghonim, toujours administrateur de la page, et pour la communauté – le street art a tendance à disparaître du discours comme s’il n’était pas suffisamment digne de traiter d’événements « notoires » selon la communauté. 8 HAMDY Basma, DON KARL (aka Stone), Walls of Freedom, From Here to Fame publishing, Berlin, 2014, p. 220. 378 Pourtant, l’Admin mentionne l’acte de suppression des œuvres de street art de la rue Mohammad Mahmoud. En effet, le 18 septembre les employés communaux du Caire effacent toutes les traces murales de la rue et en particulier la fresque « Gloire aux martyrs » qui occupait le mur de l’Université américaine du Caire (AUC). Des manifestations en découleront et un éclairage médiatique critiquera cette pratique des autorités9 pour la première fois alors que cette censure a posteriori s’exerce depuis plus de deux années. Les artistes, dans l’heure qui suit, ont recommencé à recouvrir ce mur des « martyrs ». Cet épisode de la Révolution est donc éclairé par la page Nous sommes tous Khaled Saïd qui, le 22 septembre, publie cette photographie accompagnée de la légende suivante : « Une photographie d’un graffiti qui a été effacé dans la rue Mohammad Mahmoud »10. Cette photographie ne serait donc qu'une parmi tant d’autres potentiellement publiable pour dénoncer l’acte autoritaire de suppression, cependant elle n’est pas tout à fait anodine. La fresque d’Ammar Abo Bakr, intitulée « Gloire aux martyrs », a été sélectionnée parmi d’autres œuvres effacées pour représenter de manière symbolique la « rue des martyrs » ayant subi cette tentative d’éradication de la mémoire révolutionnaire « martyrologique ». Or, le 20 septembre, une dépêche de l’agence nationale égyptienne MENA reprend une source du Ministère de l’intérieur déclarant ne pas être responsable de la « destruction des graffiti de la rue Mohammad Mahmoud » alors que le Premier Ministre de Morsi, Hisham Kandil, appelle les artistes à faire du Tahrir « une plateforme pour la liberté d’expression à 9 Ibid., p. 184. Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.09.22 10 379 travers leurs peintures murales et leurs graffiti »,11 les pouvoirs publics démentant ainsi avoir souhaité porter atteinte à la mémoire révolutionnaire, que Morsi avait promis de protéger. Parmi les commentaires venant à la suite de cette publication, la plupart des membres déplorent cet acte et dénoncent les autorités de toujours vouloir étouffer la liberté d’expression. Nous avons choisi de présenter quatre commentaires qui se suivent, parmi les plus réactifs : « Eslam Ali Hassen Jusqu’à quand on va rester silencieux ? Voir la traduction 22 septembre 2012, 13:30 · J’aime · 1 Tamer Mido Pourquoi il a été effacé [le graffiti], Hooooooooonte à eux Voir la traduction 22 septembre 2012, 13:30 · J’aime Mohammed Bakr Que Dieu leur accorde sa Miséricorde [les martyrs de la fresque] Voir la traduction 22 septembre 2012, 13:30 · J’aime · 1 Ismaïl Ahmad La Révolution ne mourra jamais…Gloire aux martyrs Voir la traduction 22 septembre 2012, 13:31 · J’aime · 6 »12. Le premier commentaire accuse cet acte des autorités de constituer un « crime ». Dès lors, il est aisé de constater que l’Admin de la page considère désormais le street art comme une chapelle à défendre, membre à part entière des divers collectifs prenant part à la Révolution, et non plus comme un mode d’expression susceptible d’être employé dans son discours comme une arme expressive. Cette publication participe donc à une action de la part de Wael Ghonim, qui fait du street art, du moins ponctuellement, une sorte de profession 11 HAMDY Basma, DON KARL (aka Stone), Walls of Freedom, From Here to Fame publishing, Berlin, 2014, p. 184. 12 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.09.22, p. 2. Nous nous permettons d’ajouter des entités linguistiques entre crochets afin de rendre les commentaires plus accessibles au lecteur. Nous prenons également la décision de retranscrire les noms de profils lorsque ceux-ci sont en arabe dans le texte. 380 nécessitant une liberté d’expression afin de pouvoir exercer publiquement et non plus un moyen de plus à sa corde afin de militer. Pourtant, parmi les commentaires sélectionnés, nous nous apercevons que certains membres continuent à percevoir l’image plus que la publication en commémorant les « martyrs » de l’œuvre. Une première action de l’image, ou du discours dans son ensemble, puisque ce qui agit est bien le post dans son intégralité c’està-dire l’image associée à une légende (de nature linguistique par essence), consiste à dénoncer les autorités de cet acte atroce de suppression de la mémoire collective révolutionnaire. Alors qu'une autre action semble persister à ne voir que l’image et les « martyrs » qui y sont représentés, or ce n’est pas vraiment le cas, du moins ce n’est pas aussi simple que cela. Nous pourrions plutôt émettre l’hypothèse qu’à la suite de la première action, à savoir la dénonciation, en découle une autre qui est par ailleurs plutôt de l’ordre de la réaction. En effet, la suppression de la fresque est vécue comme une atteinte à la mémoire révolutionnaire, en grande partie « martyrologique » ; dès lors, la réaction face à cette « agression » serait de confirmer son dévouement à cette mémoire « martyrologique » largement fondée sur la mythographie, dans une certaine mesure street artistique. D’ailleurs le lendemain, une nouvelle œuvre paraît rue Mohammad Mahmoud et Wael Ghonim poursuit son militantisme quant à l’ignominie que constituerait la suppression de ces traces de mémoire collective, encore une fois « martyrologique » : Le 23 septembre donc, l’Admin publie cette photographie en l’associant à ce message linguistique : 381 « Photographie d’un graffiti tout nouveau dessiné dans la rue Mohammad Mahmoud – J’ai un martyr en moi…– collaboration entre Abdou El-Baramawy et Mohammad Gaber ».13 Ainsi dans la suite de la dénonciation de la suppression des fresques et œuvres de street art de la rue Mohammad Mahmoud, Nous sommes tous Khaled Saïd continue à militer pour que cet espace, tout autant que son mur socionumérique, demeure le « sanctuaire d’écritures » dédié à la martyrologie révolutionnaire. Et ceci passe par un défi lancé aux autorités en reproduisant ou en produisant de nouvelles œuvres, des artistes auxquels s’associe par là même la page en communiquant sur le sujet ; tout en insistant sur le message intrinsèque à cette œuvre en particulier, puisque Wael Ghonim aurait pu en choisir une autre, en relayant l’information du remplissage de ce « mur des martyrs ». Ainsi la communauté socionumérique reprend à son compte cet acte de défiance et le message véhiculé par celuici. La martyrologie, dans sa dimension émotionnelle et identitaire, demeure le moteur premier de la communauté qui aspire à subsister dans le public politique de cette manière. L’émotion permet donc de toujours animer le collectif et de maintenir la cohésion au sein de celui-ci. Le martyr ne leur, donne plus seulement son nom, tous les Khaled Saïd, mais il est désormais ancré en eux, il est présent au plus profond de leur âme. Toutes les mains venues recouvrir de leur sang cette œuvre contribueraient à cette rhétorique consistant à dire que ce « corps » de martyr ailé, composé des termes « En moi repose un martyr »14, est fait d’une multitude de personnes « indirectement affectées », en se référant au vocable deweyien. Il est également très intéressant de mettre en parallèle cette fresque avec la terminologie même de « martyr » : « Etymologiquement, la martyrologie est composée de martyr (latin) ou martus (grec) qui signifie « témoin » – « Shahid » en arabe15 – et logos qui veut dire « étude ». »16 13 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.09.23. Nous hésitions entre les deux traductions « J’ai en moi un martyr » et « En moi repose un martyr » et nous avons préféré laisser le lecteur juger de la plus convenable. Littéralement, la traduction s’approcherait plutôt de la seconde option, sans la dimension potentiellement mortuaire, mais dans l’esprit une plus grande proximité s’établit avec la première traduction. 15 Selon Ramadan : « Résister au nom de sa foi, de sa conscience humaine, à tous les dictateurs et aux colonisations injustes, et ce jusqu’au sacrifice de sa vie si nécessaire est une recommandation forte du message coranique. Il ne s’agit pas d’un romantisme de la résistance, ni non plus d’un culte de martyr, mais il s’agit clairement du sens donné à la vie, en ce qu’elle est un témoignage, pour chacun, des valeurs que l’on porte : celui qui va jusqu’au bout de sa résistance et de son combat est nommé Shahid en arabe ; littéralement il « porte témoignage ». 14 382 La part de « témoignage » est celle qui attire pleinement le citoyen à vouloir intégrer ce public qui doit mener des enquêtes et « publiciser » les résultats de celles-ci, comme le préconise John Dewey. Au niveau de la terminologie, l’accession au statut de « martyr » serait un facilitateur pour intégrer donc le public politique actif. Cette communauté socionumérique, Nous sommes tous Khaled Saïd est tellement marquée par son identité et son origine martyrologique qu’elle en fait son point de départ pour étendre le champ des revendications. L’injustice vécue par certains constitue le commencement de toute détermination des intérêts publics. L’expérience est donc le fondement de cette figure collective souhaitant acquérir les traits d’un public politique au sens deweyien. Il serait peut-être nécessaire de rappeler brièvement les sept points constitutifs, déjà abordés lors de la mise en place de notre cadre théorique, d’un public politique selon John Dewey : - Déterminer les conséquences d’intérêt public ; - être indirectement affectés pour qu'une expérience personnelle s’étende à une expérience collective, le pragmatisme étant un expérimentalisme ; - exiger la mise en place d’enquête(s), mission première du public ; - pour ce faire, une revendication de mettre terme à la censure est nécessaire, les résultats de toute enquête concernant le public doivent être publicisés ; - afin qu'un public « dispersé », « chaotique » et « éclipsé » puisse se regrouper, prenant conscience de son existence; - ainsi ce sentiment d’appartenance se traduit par l’emploi du pronom personnel « Nous » ; - enfin, un septième point demeure subsidiaire quant à sa vérification dans la mesure où il nécessite une analyse à plus long terme puisque le public doit se remettre en question en permanence, sa reconstruction est continue. La publication de cette photographie, par exemple, engendre des commentaires de ce type : RAMADAN Tariq, Jihad, violence, jihad et paix en Islam, Lyon, Tahwid, coll. « Questions contemporaines », 2002, p. 65. 16 MASHIMANGO Abou-Bakr Abélard, La dimension sacrificielle de la guerre. Essai sur la martyrologie politique, L’Harmattan, Paris, 2012, p. 122. 383 « Gefara Marks17 Est-ce que M. le Président a oublié de juger les corrompus et sûrement a-t-il oublié qui a tué le général al-Batran et il a oublié aussi qui a tué les révolutionnaires et qui a crevé leurs yeux et il a encore oublié l’innocence d’Ismail le poète et le directeur de la Sécurité d’Etat… et il a oublié de saisir l’argent public volé par les hommes d’affaires lors de l’époque du déchu [Moubarak] et il a oublié etc ?? etc ??? »18. Il est relativement aisé d’observer à partir de ce commentaire à quel point la publication d’un tel post, faisant référence à la censure de l’Etat – visiblement inchangée depuis l’Ancien Régime et l’intermède CSFA – et opérant un renvoi à la nature martyrologique du public constitué dans son message, permet l’extension des revendications à partir des victimes des régimes en place et antérieures. L’expérience esthétique, fondée sur une émotion d’une nature fortement victimaire et surtout martyrologique, est à l’origine de la détermination de ce qui est d’intérêt public et à partir de là de définir des revendications. Cette dimension martyrologique, censée susciter de l’émotion, moteur élémentaire de l’expérience esthétique, est présente tout au long de notre période. Elle traverse cette année de pouvoir des Frères afin de prouver que la nature du régime n’a aucunement évolué. A peine un mois après la prise de fonction de Morsi, la communauté re-déclare son dévouement aux « martyrs » de la Révolution : En arabe, le son « v » n’existant pas, du moins la lettre ne compte pas parmi les 28 de l’alphabet, n’étant qu'un dérivé de la lettre « f », il est souvent retranscrit par celle-ci. Ce Facebooker, membre de la communauté Nous sommes tous Khaled Saïd, deviendrait dans une retranscription en français « Gevara Marx ». 18 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.09.23, p. 2. 17 384 « Graffiti : les martyrs de la Révolution »19. Reprenant le titre de cette peinture murale, Wael Ghonim continue d’afficher l’intérêt accru porté par la communauté à cette thématique précise, dès le début de la présidence de Morsi. Implicitement, cette publication revendique l’inscription des « martyrs de la Révolution » aux préoccupations politiques à venir et aux problèmes à résoudre pour le pouvoir dorénavant en place. Ces martyrs, malgré l’homogénéité de l’œuvre dans son ensemble, acquièrent le droit d’être inscrit nominativement sur des murs urbains ainsi que socionumériques, en fait au panthéon de la mémoire et de l’histoire, afin d’éviter de tomber dans l’oubli20. Parmi les commentaires réagissant à cette publication et à cette (re)promesse d’engagement, pour une énième fois, à l’égard de cette cause chère à la communauté, nous décelons divers degrés d’investissement à ce sujet. De nombreux membres prient pour que « Dieu leur accorde sa Miséricorde » par exemple, d’autres s’engagent personnellement en tant qu’individus faisant partie d’un collectif d’action : « Très beau [graffiti] mais j’espère que nous n’oublierons pas de récupérer leur droit [à être reconnus comme martyrs] »21. Ainsi, restant ancré dans l’esprit historique de la communauté, ce membre engage son action et celle de la communauté à travers ce « promissif » destiné à ne pas perdre pied dans cet engagement et ne pas perdre espoir non plus dans une lutte qui, pour le moment, n’a jamais eu gain de cause. La plupart des accusés sont relâchés ou même pas inculpés pour ces « meurtres ». Une autre réaction attire particulièrement notre attention : « Que Dieu nous permette de faire partie des martyrs »22. Dans le combat, le soldat peut « se sacrifier : c’est-à-dire mourir pour une cause qui dépasse le « soi ». La raison de vivre est à ce moment la raison de mourir »23. La mort renverse l’ordre établi en temps normal, à savoir en période de paix, et prime sur la vie. 19 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.07.31. En référence à l’articulation trichotomique ricoeurienne entre ces trois notions. « Je reste troublé par l’inquiétant spectacle que donne le trop de mémoire ici, le trop d’oubli ailleurs, pour ne rien dire de l’influence des commémorations et des abus de mémoire – et d’oubli. L’idée d’une politique de la juste mémoire est à cet égard un de mes thèmes civiques avoués. » RICOEUR Paul, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil, Paris, 2000. 21 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.07.31, p. 3. Commentaire de « ‫ » هم سه ع تاب‬de son vrai nom Ahmed Sameh Habib. 22 Ibid., p. 3. Commentaire de Samo Hamed. 20 385 Parmi la résistance à toute forme d’injustice, le martyre est l’une des réactions légitimes afin de prouver son investissement pour une cause supérieure à la « simple » vie d’un citoyen. Celui-ci devrait passer par là pour accéder au rang de « héros » plutôt que de vivre ou survivre dans la honte. « Le martyr n’est plus l’homme sujet à toutes les faiblesses, qui souffre lamentablement dans sa chair, tandis que son âme reste inébranlablement attachée à sa foi. C’est un être surhumain qui dispose à son gré de la force et faveur divines. Ce mortel qui, avant même d’avoir consommé son sacrifice, est entré dans la gloire, c’est, dans des proportions grandies, le héros d’épopée »24. Influencé par tous les récits de mythologies grecs et les mythes locaux constitués de héros morts fièrement pour la patrie, le statut du martyr est donc envié surtout lorsqu’il est recherché avec une réelle intention et non lorsqu’il arrive malgré celui qui le subit. Par conséquent, ce membre prie pour avoir la chance de bénéficier de ce statut tant convoité qu’est celui de « martyr ». Mourir en héros pour, qui plus est, accéder au paradis sans jugement, semble être un destin prisé, rêvé et fantasmé par une multitude de révolutionnaires. Le « martyr » défendu par la communauté et auquel elle s’identifie devient donc un héros dont le rang est envié par nombre des membres du collectif, et ce même dans son action. Il s’engage ainsi à corps perdu sans craindre la perte de sa vie d’ici-bas, bien au contraire. Les degrés d’investissement, d’identification et d’engagement varient selon les membres. L’union d’individus est donc bien « plurielle » socialement comme le dit Joëlle Zask25, mais également sur le plan de l’engagement ou même de certaines finalités désirées. Le collectif se définit par sa cohésion et non par son homogénéité ou la similarité de tous ses membres, chacun est en droit de se distinguer et d’avoir des aspirations nuancées de celles des autres, néanmoins dans un cadre prédéfini communément. Le public politique n’a pas vocation à regrouper des êtres totalement identiques et apathiques dans leur conformité mais plutôt des individus qui peuvent affirmer leur identité personnelle pour la mettre au service 23 MASHIMANGO Abou-Bakr Abélard, La dimension sacrificielle de la guerre. Essai sur la martyrologie politique, L’Harmattan, Paris, 2012, p. 125. 24 Ibid., p. 127. Citant ainsi Hippolyte Delehaye. DELEHAYE Hippolyte, Les Passions des martyrs et les genres littéraires, Bruxelles, 1921, 2e édition, Subsidia hagiographica n°13B, Bruxelles, 1966, Société des Bolandistes, pp. 172-173. 25 ZASK Joëlle, « Le public chez Dewey : une union sociale plurielle », TRACÉS 15, 2008/2, pp. 169-189. 386 des intérêts publics. Ceci résonne parfaitement avec la distinction opérée par Jacques Ion 26 entre le militantisme traditionnel et l’engagement distancié bien plus d’actualité dans notre ère contemporaine. Trois autres mentions, en rapport avec le street art(ivisme), traitent des « martyrs » de la Révolution et ce à intervalles assez réguliers. Respectivement, la première photographie est publiée le 5 novembre 2012, la deuxième date du 24 janvier 2013 et enfin la troisième et dernière est parue le 4 avril 2013. Dans des contextes très variés mais à chaque fois rattachés à la part martyrologique de l’expérience révolutionnaire, ces posts montrent à quel point, régulièrement, l’Admin juge bon de rappeler l’un des enjeux majeurs de l’engagement de la communauté socionumérique Nous sommes tous Khaled Saïd. Le sacrifice de Khaled Saïd n’est toujours pas et ne tombera pas aux oubliettes mais Wael Ghonim estime nécessaire de renouveler les vœux de l’engagement collectif quant à cette problématique des « martyrs ». Le 5 novembre, il fait part d’une photographie qui lui a été transmise par une personne restant anonyme. La légende accompagnant la photographie pour compléter le post est : « Un citoyen égyptien ne trouvait pas les mots nécessaires pour exprimer sa colère concernant les relax des tueurs des martyrs alors il a écrit deux mots sortant de son cœur…Nous n’oublions pas et n’oublierons pas nos martyrs »27. Sur la photographie, un autocar officiel du Ministère de la Justice s’est vu affublé d’une annotation en rouge, juste à la suite du nom du ministère, précisant que cet appareil d’Etat vital à la survie d’une société est en dysfonctionnement total. Cela donne : « Au ministère de la Justice, il n’y a pas de justice ». Un passant, supposé quelconque, souhaitait donc ION Jacques, La fin des militants ?, Les Editions de l’atelier/Editions Ouvrières, coll. « Enjeux de société », Paris, 1997. 27 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.11.05. 26 387 exprimer son dégoût en ce qui concerne les libérations successives des meurtriers des « martyrs ». Autrement dit, la prise de pouvoir de Morsi n’a rien changé sur l’une des revendications premières de la Révolution, sans compter tous les débats et les apories constitutionnelles et juridiques quant à la nomination d’un nouveau procureur général à ce moment-là. Un procureur de l’Ancien Régime est en poste et il n’a pas forcément tendance à condamner des acteurs des appareils de sécurité. La tension est à son comble et de nombreux activistes accusent Morsi d’agiter cet argument seulement pour remplacer ce procureur par un autre, plutôt sympathisant des Frères afin de s’accaparer l’un des bastions du pouvoir qui lui résiste encore. La deuxième photographie, quant à elle, survient sur la page la veille de la célébration ou la commémoration du lancement de la Révolution. La légende apprend au lecteur que c’est un graffiti d’Amro Nazir, et le message linguistique de l’œuvre constitue une adaptation de celle-ci un après son exécution : « Je suis ceux qui sont morts il y a un an Et celui qui a tué n’a pas été pendu »28. L’artiste est revenu sur les lieux afin de barrer le « un an » pour le surplomber d’une annotation en rouge, comme une erreur corrigée ou remaniée pour s’accorder à la triste actualité, signifiant « deux années ». L’anniversaire de la Révolution est donc dominé par un sentiment de tristesse puisque les « martyrs » n’ont toujours pas été reconnus comme tel dans les faits, même si Morsi et le CSFA, avant lui, répètent régulièrement leur hommage aux martyrs. Devant la justice, leurs meurtriers ne sont quasiment jamais condamnés et ils ne reçoivent aucune distinction de la part de l’Etat, comme un soldat mort au combat, ou un policier blessé lors de l’exercice de sa fonction. Les révolutionnaires persistent donc sur le point qui les unit tous : les « martyrs ». La plupart des commentaires se réengagent autour de cette cause en approuvant que la lutte « continue » afin de « recouvrer les droits des martyrs ». Seuls quelques-uns, comme dans le cas du précédent post, rappellent à Wael Ghonim qu’il s’était opposé à la nomination d’un nouveau procureur de la République et qu’il doit en assumer les conséquences quant à l’enchaînement des libérations d’accusés. De réelles divergences surviennent sur fond d’opposition quant au rôle des Frères à la tête de l’Etat et leur opportunisme ou bien leur 28 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 13.01.24. Nous avons respecté les différents emplois du singulier et du pluriel. L’artiste jugeant que le « je » tient pour l’ensemble des tués, « martyrs ». 388 bienveillance envers les activistes à certains égards. Le 8 octobre29, Morsi avait décrété un pardon général, après que la très provisoire assemblée nationale a interdit les procès militaires aux civils30 – décision sur laquelle il reviendra en décembre – pour tous les détenus arrêtés pendant des manifestations ou des actions militantes quelconques, ce qui pouvait concerner des milliers de personnes. Pour autant, la plupart des militants accusés l’étaient avec des chefs d’accusation bien différents, demeurant ainsi souvent emprisonnés et sous le coup d’une condamnation. Enfin, la troisième mention reprend une fresque, réunissant une multitude de « martyrs » de la Révolution sous la protection à l’unisson du sheikh Emad Effat et de Mina Daniel, deux figures éminentes de la martyrologie révolutionnaire symbolisant l’unité islamo-chrétienne en Egypte, pour bien indiquer que même sous la gouvernance des Frères la Révolution n’a pas d’identité religieuse. Elle est publiée le 4 avril 2013, alors que la bipolarisation des publics politiques est de plus en plus vive, les manifestations se tenant souvent dans deux lieux différents, ou lorsqu’elle se déroulent dans un seul lieu entraînant des affrontements entre les révolutionnaires et les partisans des Frères Musulmans. Ces derniers voient leurs quartiers régulièrement graffés et parfois attaqués voire saccagés, tandis que les Frères ou les Gamaa Islameya appellent à la formation de « comités populaires » pour défendre leurs locaux notamment31. L’inimitié est exacerbée et durant ce contexte, Wael Ghonim reprend une fresque datant de fin 2012 pour mettre en exergue cette protection islamo-chrétienne de tous les « martyrs » de la Révolution et rappelle à une énième reprise son dévouement à la cause martyrologique par ce post. En guise de légende, une prière semble suffire : « Que Dieu leur accorde à tous sa Miséricorde »32. Une série d’Amen suit cette prière, cela dit, certains profitent de l’occasion pour engager de nouveau une action déjà entamée ou même une nouvelle. Le premier à réagir, parmi les 272 commentaires, s’exprime en ces termes : « Eng-Mahmoud Tawfiq Amen, notre Révolution continue ^^ »33. 29 HAMDY Basma, DON KARL (aka Stone), Walls of Freedom, From Here to Fame publishing, Berlin, 2014, p. 188. 30 BORAÏE Sherif, Wall Talk, graffiti of the egyptian revolution, Zeitouna, Le Caire, 2012, p. 583. 31 HAMDY Basma, DON KARL (aka Stone), Walls of Freedom, From Here to Fame publishing, Berlin, 2014, p. 215. 32 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 13.04.04. 389 Il commence par acquiescer puis poursuit immédiatement par ce qui prime, à savoir la Révolution. S’inspirer de l’expérience martyrologique, grandement esthétique, pour rebondir ou soutenir l’expérience révolutionnaire est le mode de fonctionnement le plus usité par la communauté Nous sommes tous Khaled Saïd. Par la suite, un membre qui écrit sous l’avatar « Le peuple est un artiste » : « Amen Notre rendez-vous le 6 avril 2013 Et votre droit vous sera retourné si Dieu le veut »34. De cette manière, tout en approuvant d’abord la prière de Wael Ghonim, le membre enclenche sur une action concrète à venir le surlendemain. Effectivement, nombre d’appels ont été lancés, surtout à l’initiative du Mouvement de la jeunesse du 6-Avril, pour manifester le 6 avril 2013 afin de célébrer le cinquième anniversaire de la création de l’organisation et pour prononcer publiquement leur vœu de continuer la Révolution. Donc il faudrait manifester à cette date afin de recouvrer les droits des martyrs selon ce membre, dont la tournure syntaxique du commentaire émet une condition sine qua none pour parvenir au résultat tant désiré. Le tout reste, tout de même, à l’appréciation du « tout-Puissant » puisque cette condition demeure finalement tributaire de la volonté divine. Ainsi la martyrologie, régulièrement convoquée, devient un moyen d’exprimer la continuité des situations glissant de l’Ancien Régime, au CSFA au régime des Frères, car rien n’aurait évolué. Les revendications demeurent donc intactes. Le 27 septembre 2012, l’Admin publie cette photographie accompagnée du message linguistique suivant : 33 34 Ibid., p. 1. Ibid., p. 2. 390 « Nos revendications de justice sociale, de liberté et de dignité humaine ressemblent à la tempête qui ouvre les portes, personne les arrêtera ! »35 Ce qui est assez intrigant, c’est la légende de la photographie qui omet le pain alors que celui-ci ressort de la manière la plus évidente. Il s’agit d’aiguiller notre vision sur les autres aspects et cela réussit tant bien que mal, la plupart des réactions qui suivent s’attachent à discuter avant tout de liberté ou de dignité. Seulement, lorsque nous regardons de plus près l’œuvre nous nous apercevons que le pain, en jaune, enveloppe les autres revendications, inscrites en noir au cœur du terme « pain ». Nous trouvons là un lien avec le propos de Dewey qui militait pour la mise en place d’un salaire minimum dans les Etats-Unis de 192736. Il ne pouvait concevoir qu’un public puisse négocier avec les fonctionnaires qui le représentent s’il se trouve dans une situation de faiblesse. S’il lui manque son pain quotidien, il ne pourra exiger ses droits comme il le ferait s’il était libéré de soucis financiers d’ordre vital. Cela se rapproche également de ce que nous dit Arendt sur le sujet. Hannah Arendt a fait preuve d’une certaine admiration pour la révolution américaine, car celle-ci, contrairement à 35 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 12.09.27. « Bien que la règle publique d’un salaire minimum soit encore très discutée, l’argument qui plaide en sa faveur fait appel au critère établi. En effet, cet argument repose sur le fait qu’un minimum vital est l’occasion de conséquences indirectes si sérieuses pour la société qu’il ne peut raisonnablement pas être laissé entre les mains des parties directement concernées, d’autant qu’un besoin pressant peut rendre les personnes incapables de négocier de manière effective. » DEWEY John, Le public et ses problèmes, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2010, pp. 148-149. 36 391 la révolution française ou d’autres encore, n’a pas perdu la plus grande partie de son énergie à résoudre le problème de la misère37. Dans cette Egypte, où l’été a été animé par des grèves principalement à Mahalla et à Suez pour exiger des revalorisations salariales, une œuvre de street art vient appuyer ce besoin vital qu’est le pain. Il faut noter qu’en égyptien, et dans quelques pays du Proche-Orient, le pain se dit « vie » puisque dans l’alimentation égyptienne le pain est une denrée de base quasi-nécessaire à chaque repas, d’où l’historique relativement compliqué avec les émeutes du pain, dont la dernière date de 2008. Le pain subventionné vendu dans les boulangeries publiques coûte 5 piastres (moins d’un centime d’euro) mais des pénuries peuvent survenir de temps à autres, ce qui génère de longues files d’attente qui se terminent parfois par des rixes ou des mouvements de foule pouvant provoquer des décès. Le pain, ou la « vie », comporte donc les revendications de liberté, de dignité, de justice, etc., et l’œuvre ne fait que reprendre l’une des répliques les plus célèbres et les plus utilisées lors de chaque manifestation, à savoir « Pain, Liberté, Dignité humaine » ou bien la variante « Pain, Liberté, Justice sociale ». L’Admin relaye l’œuvre, ce qui incite les membres de la communauté à délaisser la question de la misère et de la pauvreté au profit de la liberté et de l’égalité. Mais ceci peut s’expliquer par la fin de l’été plutôt mouvementée quant à la liberté d’expression, avec des procès contre des journalistes accusés d’avoir diffamé le président comme le rédacteur en chef de Dostour, qui s’est retrouvé au tribunal fin août pour « injure au président » ; ou encore la nomination d’un nouveau chef de la rédaction à al-Ahram. Ajoutons à cela l’intrigue autour de Tawfik Okasha, homme médiatique démagogue partisan de l’Ancien Régime et qui aspire à une carrière politique, qui appelle à manifester contre les Frères pendant qu'un sheikh du Azhar émet une fatwa, communiqué de l’ordre de l’obligation religieuse ayant un statut de loi, interdisant de manifester car ce serait un complot anti-Morsi38. N’oublions pas non plus que quelques jours avant la publication de cette œuvre s’est produit le fameux épisode des fresques de Mohammad Mahmoud, totalement effacées. C’est donc tout naturellement que le débat « Le grand malheur de la révolution française – et de la plupart des révolutions contemporaines, sur lesquelles tranche la révolution américaine – c'est qu'elle épuise tout son élan dans la résolution de la misère. Certes, pour permettre la fondation de la liberté, l'instauration d'une vie politique, il faut que les besoins soient satisfaits, mais cette satisfaction, selon Arendt, relève plus d'une gestion en quelque sorte technocratique que de l'initiative politique. Si l'un est un préalable de l'autre, ils ne sont cependant pas de même nature. Et la grande chance de la révolution américaine c'est de n'avoir pas dû d'abord gérer la misère. Car il n'y a de véritable espace de liberté qu'une fois dépassée celle-ci. » COLLIN Françoise, « Du privé et du public » in Les Cahiers du GRIF, N. 33, 1986, « Hannah Arendt », p. 50. 37 38 HAMDY Basma, DON KARL (aka Stone), Walls of Freedom, From Here to Fame publishing, Berlin, 2014, p. 180. 392 glisse vers les libertés plutôt que la nécessité à combattre le paupérisme. Cependant toutes ces revendications se trouvent être exactement les mêmes que sous les régimes qui ont précédés, ce qui contribue à décrédibiliser le pouvoir des Frères et de Morsi. Le pouvoir politique des Frères n’est donc pas du goût de la communauté socionumérique Nous sommes tous Khaled Saïd. Même si l’Admin refuse d’exprimer son opinion politicienne explicitement pour éviter les divisions au sein du collectif, il le fait néanmoins implicitement. Les 6 et 8 mars 2013, certaines nouvelles réjouissent Wael Ghonim et celui-ci les étaye de la manière qui suit : Pour ce qui est du premier post, la photographie ci-dessus sur la gauche, est accompagnée de la légende suivante : « Soyez optimistes…l’avenir nous appartient  »39. Reprenant un émoticône souriant comme cette fresque de Zeft, qui déploie un gigantesque smiley sur un fond joyeusement jaune, sur l’une des barrières entourant le Ministère de l’Intérieur au centre-ville du Caire, l’Admin de la page souhaite restimuler les membres de sa communauté grâce à l’annonce de bonnes nouvelles. La veille, le lieutenant Mahmoud elShenawy qui était au cœur d’une polémique, par l’intermédiaire d’une vidéo parue sur Youtube, pour avoir visé intentionnellement des yeux de manifestants dans la rue Mohammad Mahmoud en novembre 2011, vient d’être condamné à trois ans de prison, ce qui est exceptionnel pour un membre des forces de l’ordre. Deuxièmement, le 6 mars même, la Cour administrative Suprême annule le décret présidentiel datant du 21 février ayant 39 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 13.03.06. 393 planifié des élections législatives pour avril40. Que Morsi soit ainsi débouté par la justice égyptienne ravit Wael Ghonim tout autant que la condamnation du « sniper des yeux ». L’optimisme règne ce jour-là pour l’Admin, cependant moqué par de très nombreux commentaires qui ont du mal à voir un avenir clair et radieux. Shehab Mahmoud, un des membres réplique : « Avenir, hahahahahahahahahahaha »41 tandis qu'un autre suit en demandant pourquoi il ne parle pas de Naguib Sawiras, riche homme d’affaires et propriétaire de ON TV et de son « évasion fiscale »42. D’autres membres, très certainement partisans de la politique des Frères Musulmans, l’accusent de mettre le chaos dans le pays comme à chaque post. L’ambiance n’est donc pas à la fête pour tout le monde et les clivages Frères/anti-Frères demeurent prégnants. Pour ce qui est du second post, datant du 8 mars, Wael Ghonim alimente la photographie de cette légende : « On va changer les règles…Bon réveil plein d’optimisme et de persévérance »43. Cette œuvre d’une souris qui se met à la poursuite d’un chat est reprise par l’Admin de la page afin de remotiver les troupes en tentant de les persuader que tout est encore possible. Pour ce faire, l’optimisme doit prendre la place de la rancœur. Il faudrait, après avoir « reterritorialisé » la colère, « reterritorialiser » l’optimisme et la pugnacité afin de parvenir à leurs fins. Une formule de politesse destinée à souhaiter une bonne matinée lui est rendue par bon nombre des membres et parfois détournée comme dans les exemples suivants : « Bon réveil révolutionnaire »44 ou encore « Bonne matinée de liberté et d’optimisme »45. Seulement certains continuent quelque peu à déchirer la communauté en s’en prenant au discours de l’Admin qu’ils perçoivent comme des attaques incessantes à la politique des Frères qu’ils défendent visiblement ou du moins à laquelle ils souhaitent donner une chance. A titre indicatif, voici quelques commentaires critiquant l’attitude de l’Admin : « Mido Ahmad 40 HAMDY Basma, DON KARL (aka Stone), Walls of Freedom, From Here to Fame publishing, Berlin, 2014, p. 215. 41 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 13.03.06, p. 2. 42 Ibid., commentaire d’Ahmed Figo. 43 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, 13.03.08. 44 Ibid., p. 1. Commentaire d’Aly L Kofy. 45 Ibid., p. 14. Commentaire d’Ibrahim Ahmed. 394 Tant que tu seras négatif quant à la gouvernance de Morsi et que tu ne veux pas dire ton avis et que t’as peur tu resteras comme ça »46. Ou bien : « Arf An Bon réveil révolutionnaire maçonnique et juif, Non »47. En fait, la communauté ne se déchire pas tellement pour le moment vu que ce genre de commentaire, relativement agressif envers l’Admin et donc la position d’une majorité de membres, ne sont suivis d’aucune réaction ni de la part de l’administrateur, qui ne le fait jamais, ni de la part d’autres membres. La plainte de ce membre en question reste lettre morte et ne soulève aucun questionnement. Comme sous la période Moubarak et celle du CSFA, les Frères Musulmans ont des équipes de communication numérique et socionumérique pour promouvoir leur politique en s’immisçant, entre autres, sur des pages d’opposition comme Nous sommes tous Khaled Saïd. Les autres membres n’y font, apparemment, plus tellement attention. Aux débuts de la création de la page, Wael Ghonim, afin de lutter contre ces ingérences d’intrus venant perturber le collectif, suivait la trace de ces profils Facebook souvent tout nouveaux et sans historique, les prenait en capture d’écran et les postait sur la page pour bien prouver que ce sont de faux-profils inévitablement destinés à troubler ou à dissuader le collectif d’agir. Par ailleurs, le profil de Mido Ahmad a disparu entre-temps, ce qui peut susciter certaines suspicions quant à la personne derrière ce compte Facebook. Les Frères Musulmans n’ayant, aux yeux de la communauté socionumérique Nous sommes tous Khaled Saïd, rien changé aux fonctionnements politiques et social, ce collectif souhaite désormais renverser les règles en continuant la Révolution, pour refermer la sombre parenthèse du pouvoir des Frères Musulmans. Des promesses d’engagement sont répétées, dans une continuité à plus ou moins long terme jusqu’à atteindre les visées initialement annoncées et cela doit passer par la fin de la domination « frèriste », comme disent les opposants. 46 47 Ibid., p. 3. Ibid., p. 6. 395 II. Graffiti in Egypt, la lutte féministe et la mémoire des martyrs comme armes brandies contre le pouvoir des Frères Musulmans. Durant cette période, à l’instar de l’évolution de l’activité sur Nous sommes tous Khaled Saïd, un fort recul des publications est à constater. Seules 74 occurrences en une année sur un total de 679 éléments enregistrés depuis cette page en deux années et demie de corpus, dont 17 correspondent aux photographies décortiquant une création collective. Lors de la période anti-Moubarak, la page Graffiti in Egypt n’existait pas encore et lors de la phase anti-CSFA l’activité médiatique a été foisonnante, il est donc surprenant d’observer cette réduction notable de l’allant et de l’élan militants de la page sur la période anti-Frères. Peutêtre pourrait-il y avoir des raisons personnelles concernant l’administrateur de la page mais nous n’avons, à notre plus grand regret, pu obtenir une quelconque information de cet ordrelà. La page était le résultat du groupement d’un crew donc les raisons doivent certainement toucher à l’ensemble du collectif, au sens premier du terme dans le monde artistique sans connotation de philosophie politique. Ce bilan quantitatif, à savoir la diminution des posts durant cette période, concernant Nous sommes tous Khaled Saïd ainsi que Graffiti in Egypt, n’est propre qu’à ces deux pages. Les deux autres médias composant notre corpus ne suivent pas un parcours similaire, ainsi, nous ne pouvons tirer aucune conclusion globale pour ce qui est des communautés socionumériques militantes en Egypte durant cette année de pouvoir des Frères Musulmans. D’autant plus que la page Nous sommes tous Khaled Saïd continue à avoir une activité prospère généralement : seules les publications intégrant des œuvres street artistiques sont réduites à peau de chagrin, ce qui peut s’expliquer par le rôle même de ce mode d’expression artiviste aux yeux de la communauté, c’est-à-dire un simple médium marginal destiné à appuyer la ligne éditoriale en périodes relativement creuses d’un point de vue événementiel. Pourtant, durant cette année de régime politique à forte charge religieuse, le pouvoir des Frères Musulmans est critiqué au sein de la petite communauté ésotérique de Graffiti in Egypt, et ce principalement à travers la condition féminine et le rôle de la femme dans la société égyptienne du moment. 396 Le 10 novembre 2012, l’administrateur de la page Graffiti in Egypt relaie une photographie de cette œuvre de Keizer sans y ajouter un quelconque commentaire linguistique en guise de légende48. Quelques mois après la prise de pouvoir de Morsi, Keizer, cité sans aucun travail paratextuel ou éditorial (une réelle prise en charge est donc opérée par la page en accord parfait avec la position de l’artiste), sacre d’une couronne la nouvelle « Miss Egypt 2013 » à sa manière, ou plutôt à la manière des Islamistes au pouvoir. Une écharpe recouvrant la nouvelle Miss certifierait qu’elle vient d’emporter le concours tant prisé, seulement celle-ci est vêtue d’un voile intégral et d’une tenue cachant toutes ses formes. La couronne et l’écharpe récompense, non plus sa beauté, son élégance et sa prestance mais, sa propension à se laisser dominer et aliéner par l’homme, au pouvoir, qui veut en faire un simple objet de désir à ne découvrir que dans l’intimité du couple. Alors que depuis des mois, voire plus d’un an, les cas d’harcèlement et d’agression sexuels se multiplient surtout lors des grandes manifestations et mobilisations en tous genres, un certain discours politique et médiatique soutenu, en grande partie par les salafistes, mais qui l’était aussi par le CSFA auparavant, estime que les femmes n’ont rien à faire dans ces regroupements de masse et que la faute leur incombe. Fin octobre, une nouvelle manifestation, constituée essentiellement de soutiens des Frères Musulmans et des salafis, s’est tenue pour exiger au plus vite l’application de la shariah, la loi islamique, en Egypte. Dans un contexte où certains prédicateurs parviennent à justifier même le viol, par exemple en situation de manifestation49, afin d’inciter les femmes à ne pas apporter leur contribution à la Révolution, la condition des femmes s’aggrave en s’inscrivant dans une horreur sans nom. 48 Annexe Graffiti in Egypt, 12.11.10. Même si le récit effectué par Karen Habashi ne correspond pas à la période étudiée pour cette œuvre, son article propose une vue d’ensemble, en avril 2013, sur la condition féminine absolument scandaleuse en 49 397 Avec ce savoir latéral acquis au lecteur et au membre de la page Graffiti in Egypt, poster ce type de photographie, afin de ridiculiser la position des Frères et Musulmans et des salafis quant à la femme dans la société égyptienne, est un acte de positionnement éditorial franc et clair. Graffiti in Egypt se positionne contre la politique des Frères Musulmans vis-à-vis de la femme et des répercussions que cette politique peut avoir sur la société et l’« objectification »50 des femmes qui en découle. Une publication qui clame donc l’opposition de ce média au pouvoir en place, du moins pour ce qui est de cette thématique précise. Un « déclaratif » net qui fait de la condition féminine un motif de contestation. Pas seulement un motif mais une partie prenante de la contestation. Sur le second post que nous proposons ci-dessus, datant du 27 avril 2013, c’est une femme qui symbolise le cri « La Révolution continue », pendant que le problème du harcèlement et des agressions à caractère sexuel ne fait qu’enfler, jusqu’à prendre des proportions jamais connues jusqu’à lors51. A la veille du lancement de la pétition Tamarod, l’Admin décide de publier cette photographie d’un pochoir exécuté à trois reprises et souligné par cette mention : « La Révolution continue ». Cette photographie est suivie de la légende suivante : « Elle continue »52. De cette manière, Graffiti in Egypt opte pour une figure combative féminine afin d’inciter à la persévérance. Cette femme, même voilée, ose adopter une posture fortement connotée dans le monde arabe, levant le bras effectuant le « V » de la victoire à la manière d’un.e palestinien.ne en pleine Intifada, comme le voudrait la mémoire iconographique collective d’une communauté d’action égyptienne. Elle s’ancre ainsi dans une longue histoire de lutte contre l’oppression. Sauf que cette figure est associée à la situation égyptienne contemporaine et aux souffrances vécues et ressenties par les femmes en Egypte. Malgré donc son couvre-chef, cette femme se bat, criant que « La Révolution continue » impliquant qu’elle est loin d’avoir obtenu ce qu’elle exigeait. En ce qui concerne la cause féminine, et selon le discours de Graffiti in Egypt, la Révolution a tout intérêt à continuer. Egypte. Le cas du prédicateur qui autorise le viol n’est en fait pas une pratique nouvelle ou un discours innovant en Egypte. Depuis le début de la Révolution de nombreuses personnalités médiatiques se relaient sur les écrans et les journaux, notamment pour décourager les femmes et les inciter à ne pas participer aux manifestations, sans quoi elles seraient responsables des agressions endurées. HABASHI Karen, « The objectivication of Women in Egypt », CNN, http://ireport.cnn.com/docs/DOC-958303, dernière consultation le 8 juin 2016. 50 Ibid. 51 A chaque grande manifestation des dizaines de cas d’agressions ou d’attouchements sexuels sont enregistrés. 52 Annexe Graffiti in Egypt, 13.04.27. 398 Le plus basique des droits n’est visiblement pas acquis pour les femmes selon ce même média street artiviste puisque deux jours plus tard l’administrateur publie la troisième photographie d’un tag réclamant la « Dignity » et ce dans une mise en scène photographique où une femme « moderne », néanmoins voilée « à l’égyptienne » mais habillée tout de même de vêtements aux tons clairs, traverse cette écriture de « Dignity » sans forcément y accorder énormément d’attention. Le gérant de la page contribue à cette lutte en ajoutant comme seul et unique texte pour commenter cette photographie « #Dingnity »53. Il appelle donc à l’action pour que la femme accède à ce droit vital à tout humain. La femme est en quête de dignité dans cette société et la page s’engage, à travers ce hashtag, à lutter pour cette cause. Le pouvoir ne garantirait donc même pas le droit le plus indéniable à tout un chacun. Pour cette raison, la « Révolution continue » et celle-ci ne peut se prolonger que si les femmes s’y engagent pleinement en reprenant possession de leur corps et de leurs causes. A travers les publications de ces trois œuvres, distantes chronologiquement, et en égratignant au passage le pouvoir en place, Graffiti in Egypt milite entre autres, pour que les femmes luttent afin : de recouvrer leur dignité, d’obtenir le droit à disposer de leur corps et surtout de participer à la Révolution qui concerne aussi bien les hommes que les femmes, sans distinction genrée. Cela n’empêche que la question martyrologique, pour la page Graffiti in Egypt, demeure la préoccupation première et le principal mobile d’opposition aux régimes qui se sont succédés et celui qui est en place durant cette période. 53 Annexe Graffiti in Egypt, 13.04.29. 399 Dans un tout autre contexte, deux publications, liées l’une à l’autre, sont séparées de quelques semaines. Le 16 décembre 2012, la photographie de gauche est postée sur le mur de Graffiti in Egypt par son administrateur, accompagnée du message linguistique suivant : « L’emplacement : la rue des Moroor [autorité de la circulation routière], Bein el Sarayat [un quartier du Caire, traductible par Entre les palais] Le message est clair et franc »54. La discussion qui suivra ce post portera principalement sur l’artiste auteur du « message », l’Admin répond ainsi le lendemain : « i don't know who is the but it's me who take this photo »55. artist or who did it Par la suite, en tant qu’auteur de la photographie, il sera sollicité par Andy Young afin d’obtenir le droit d’usage de sa photographie56, à cette occasion nous apprendrons son identité civile « Hossam Kewea (FR3oon) »57. Ce qui n’est pas suffisamment clair dans ce post et qui est pourtant primordial dans la teneur transgressive et provocatrice de ce message, c’est le lieu précis. Mais cet emplacement reste à la portée de la déduction du lecteur issu d’une communauté d’action égyptienne et surtout suivant les événements des derniers jours. En effet la veille le référendum constitutionnel a démarré, alors que les manifestations et les sit-in se poursuivent un peu partout en Egypte et se concentrent autour des locaux du parti « La Liberté et la Justice » ainsi qu’aux alentours du palais présidentiel justement situé à cet endroit évoqué par l’Admin. En effet, cette inscription murale se situe sur l’un des murs du palais présidentiel cinq jours après avoir créé une brèche dans le mur érigé autour du palais afin de le protéger des manifestants en colère après, entre autres, l’annonce de la loi 107, deux jours plus tôt le 9 décembre 2012, permettant aux cours martiales de juger des civils de nouveau. Ainsi un « artiste » inconnu ou du moins anonyme, puisqu’il ne signe guère son inscription, tente de créer une nouvelle brèche symbolique sur un mur du palais de Morsi lui adressant le message « net et franc » : 54 Annexe Graffiti in Egypt, 12.12.16. Ibid., p. 2. 56 Voici le lien vers son article où elle inclut cette photographie : YOUNG Andy, « The Writing on the Wall : Graffiti, Poetry, and Protest in Egypt », LARB, 3 mars 2013. https://lareviewofbooks.org/article/the-writing-on-the-wall-graffiti-poetry-and-protest-in-egypt/#!, dernière consultation le 30 août 2016. 57 « Fr3oon » étant une retranscription possible en lettres latines du mot arabe signifiant « pharaon », c’est en fait son blaze en tant que graffeur. 55 400 « T’as essuyé les mots ? Mais as-tu essuyé le sang ? As-tu regagné le droit du mort ? Sinon t’en souviens-tu encore ? » Le tout suivi d’un pochoir reprenant le logo d’une campagne appelée « Non à la constitution » ; enfin, visiblement un autre auteur écrit en-dessous, de ce que nous pouvons voir, « Contre les Frères, pas contre l’Islam ». En suivant tant bien que mal la teneur des propos tenus tout en décryptant quelque peu l’image nous constatons une certaine polyphonie constituée d’ajouts successifs de messages afin d’apporter sa propre pierre à l’édifice tout en confirmant son accord total avec le message qui précède. Aussi, nous nous apercevons que ce mur fait office de palimpseste, une inscription précédente a visiblement été effacée par les autorités, ce pour quoi l’auteur interpelle le Président en le questionnant sur sa part de souvenir et de responsabilité quant aux « martyrs » qu’il avait promis d’intégrer à ses priorités politiques. L’acte de suppression58 d’une écriture performe selon cet auteur une volonté de supprimer la mémoire des martyrs en effaçant leur sang, leur droit à être reconnus en tant que tel et surtout leur ancrage dans l’Histoire du pays et dans les mythes constitutifs de celle-ci. En permettant à la justice militaire de reprendre ses anciennes habitudes et en priorisant l’établissement d’une constitution, le Président Morsi serait-il en train d’oublier la mémoire martyrologique en favorisant par ses actes et agissements l’apparition de nouveaux « martyrs » ? Du moins c’est l’avis de cet auteur, repris tel quel sans aucune manœuvre de distanciation vis-à-vis de son discours, par l’Admin de Graffiti in Egypt et les quelques commentaires qui dénotent d’un accord total avec le contenu du message. Des manifestants profitent donc de leur présence sur les lieux afin de transmettre leur revendication au Président. Seulement, quelques semaines plus tard, la présidence, forte de son succès au référendum annoncé le 25 décembre, décide de tout effacer de nouveau. Le palimpseste poursuit son existence puisque le 6 janvier la seconde photographie ci-dessus, disposée sur la droite, est publiée. Sur le même mur du palais présidentiel, nous pouvons déceler les traces de peinture recouvrant l’ancienne inscription, un nouveau message apparaît, toujours d’un auteur anonyme, prenant la balle au bond et lançant un défi au nouveau pouvoir. L’Admin divulgue cette photographie en reprenant le message présent dans l’inscription murale et y ajoute un élément : « Efface encore ce qu’il y a sur le mur de séparation Et contre ton injustice nous nous révolterons 58 Renvoi à la parenthèse au chapitre 5 concernant l’« acte de cancellation » défini par Béatrice Fraenkel 401 Comme le Parti National Démocratique nous te virerons Ces mots ont été écrits suite à la suppression de ceci http://www.facebook.com/photo.php?fbid=415812071824 &689set=pb.197276033678295-. &2207520000.1357475533type=3&theater »59. L’Admin insère un lien hypertexte renvoyant vers le post référant à l’inscription précédente, participant à la création d’un palimpseste mural mais socionumérique cette fois-ci. Il reproduit de cette manière le processus inchoatif de défiance entre deux entités plus ou moins identifiées. Le texte met en exergue une confrontation entre un « Tu » référant certainement à la présidence, compte tenu du lieu et du contexte, et un « Nous » renvoyant aux révolutionnaires, formant une entité homogène et cohésive selon l’emploi de ce pronom tendant vers une qualification de public politique pour ce qui est de ces révolutionnaires. Le mur du palais devient un médium qui permet un échange, un dialogue de sourds mais un échange performatif tout de même, entre les autorités, soutenues néanmoins par un collectif formé de sympathisants et les révolutionnaires. Enfin, un glissement et un remaniement des collectifs menant à une opposition clivante et bipolaire entre deux collectifs, autrefois unis en un seul public opposé au régime militaire, qui n’agissent presque plus « pour » mais « contre », est de nouveau observable. Le collectif lors du « moment de la maintenance » risque de traverser un « moment potentiellement polémique, voire polémologique : il peut à tout moment basculer d’un « agir-pour » à un « agir-contre » »60 selon Laurence Kaufmann. Le risque est grandissant lorsqu’un public, anciennement constitué uniformément, se scinde en deux collectifs qui lors de leur phase de « maintenance » expérimentent chacun l’« agir-contre » mais l’un contre l’autre. Les rancœurs lors d’une telle bipolarisation ne sont que plus violentes et exacerbées. Et la médiation de la mémoire martyrologique devient une sorte de point d’achoppement entre ces deux collectifs qui s’affrontent sur ce terrain, estimant chacun défendre la cause. Les partisans des Frères ont pour rhétorique principale d’avoir été les premières victimes des différents régimes politiques successifs et de l’être toujours, mais aussi d’avoir payé le plus 59 Annexe Graffiti in Egypt, 13.01.06. Nous ne sommes pas parvenus à traduire parfaitement, à notre plus grand désespoir, le côté poétique et rimé de cette inscription. Pour s’en approcher tant bien que mal, nous avons malheureusement dénaturé quelque peu le propos en substituant le terme initial « barrière » ou « muret » par « mur de séparation ». Nous en profitons pour demander aux auteurs et au lecteur de nous pardonner cet écart préjudiciable. 60 KAUFMANN Laurence, « Faire « collectif » : de la constitution à la maintenance » in KAUFMANN Laurence et TROM Danny (dir.), « Qu’est-ce qu’un collectif ? Du commun à la politique », op. cit., p. 356. 402 lourd tribut lors de la Révolution et enfin que la victoire de leurs candidats à chaque élection ait constitué un achèvement révolutionnaire. Or, les révolutionnaires critiquent les récupérations fréquentes des Frères Musulmans comme lors des affrontements devant le palais d’Ittihadeya où les « martyrs », tombés début décembre, ont été tous « officiellement » annoncés comme étant du côté des partisans des Frères, ce qui était totalement « injustifiés »61 parce que certains d’entre eux étaient des membres, par exemple, du Mouvement de la Jeunesse du 6-Avril ou des militants d’extrême-gauche. Ainsi la mémoire martyrologique est l’une des pierres angulaires de l’opposition entre soutiens des Frères et révolutionnaires, autrement dit les partisans de la continuation de la Révolution. Les palimpsestes muraux constituent ainsi une occupation de l’espace, urbain et numérique, destinée à montrer et prouver, pour chaque collectif, que le pouvoir de maîtrise spatiale se situe de son côté. Par voie de conséquence, il s’agit avant tout d’un dialogue qui établira au final qui a le plus de pouvoir. Et la guerre des mots et des images a été largement remportée62 par les collectifs révolutionnaires, vu que sur le terrain des Frères ils parviennent à s’accaparer l’espace et à développer leur discours proposant leur vision du monde et leur verbatim. Le « Nous » révolutionnaire et exclusif, revendiquant le « bon » côté des victimes, leur revient, et le « Tu », pouvoir autoritaire méprisant la dimension martyrologique, aussi sacrée et théologique soit-elle, est associé au régime « frèriste » en place et à tous ses soutiens. Le tout étant de savoir qui accède au statut de victime. Sur Graffiti in Egypt, la répartition discursive des rôles est donc tout aussi « claire et franche » que les messages muraux proposés. Qui plus est, la pratique de censure des autorités permet, inconsciemment, une inscription à plus long terme de la mémoire martyrologique et ce sur l’espace le plus sacrosaint du pouvoir politique en place, sur le palais présidentiel. L’échange qui s’installe entre les autorités et les révolutionnaires garantit à ceux-ci d’ancrer couche après couche leur discours martyrologique, intégrant la répartition des rôles abordée ci-dessus, voire strate après strate, comme se constitue l’écorce d’un arbre. Le mur du palais présidentiel, ainsi qu’un mur socionumérique comme celui de Graffiti in Egypt, à force de répétition, intègre désormais dans sa propre roche, la mémoire collective des révolutionnaires. Ces derniers se voient offrir l’opportunité de s’installer en plein cœur du 61 HAMDY Basma, DON KARL (aka Stone), Walls of Freedom, From Here to Fame publishing, Berlin, 2014, p. 201. Nous nous appuyons sur les allégations des auteurs. 62 Du moins au sein des dispositifs médiatiques acquis à la cause révolutionnaire, il semble inévitable que la lutte de pouvoir penche fortement d’un côté de la balance. Les « œuvres » de street art produites par des partisans des Frères Musulmans sont rarement médiées ; et, si c’est le cas, elles le sont pour être moquées ou pour inciter à les effacer le plus rapidement possible. 403 médium et du moyen de protection de leurs opposants. Rappelons que la culture du tag a démarré aux Etats-Unis d’Amérique entre gangs qui signaient de leurs « armoiries » des murs aux marges de « leur » quartier afin de délimiter leur territoire. A noter, le glissement du mode interrogatif, sous forme de réaction, de la première inscription, à une modalité active dans la seconde ce qui ressemble sensiblement à un passage d’une forme de résistance, un « tenir bon », vers une forme résolument offensive, un « en finir »63. Enfin l’échéance de la première année passée au pouvoir s’approchant et les appels à manifester se multipliant de tous bords, hormis les Frères, même les salafistes se sont rangés du côté de l’Armée, n’ayant pas obtenu suffisamment de postes influents à leur goût, Graffiti in Egypt publie cette photographie la veille des rassemblements, sans aucun apport textuel : Alors que Tamarod, dont les locaux ont été incendiés au début du mois, a annoncé avoir réuni les signatures envisagées pour remettre en cause la légitimité électorale et démocratique du pouvoir de Morsi, l’Admin de la page propose, afin de mobiliser son lectorat et sa communauté d’initiés, cette fresque murale portant pour titre « Le martyr est le héros ». Mis à part le signe de l’anarchie et l’inscription, sous forme d’annotation dans un encadré dans le coin supérieur gauche de la fresque, appelant à manifester le « 30/06 », l’œuvre met en scène la procession funéraire d’un « martyr », celle de Gaber Salah plus 63 MASHIMANGO Abou-Bakr Abélard, La dimension sacrificielle de la guerre. Essai sur la martyrologie politique, L’Harmattan, Paris, 2012, pp. 123 et suiv. 404 connu sous le surnom de « Gika ». Cette œuvre picturale, de Mohammad ElMoshir et Sabry Abo Alam sur le mur de la Cathédrale de l’Annonciation en plein centre-ville du Caire64, s’inscrit dans une généalogie fortement imprégnée de l’imagerie arabe des funérailles d’un « martyr » et surtout lorsqu’il s’agit de parler martyrologie arabe, si tant est qu’il y en ait une, il est tentant de se pencher sur la mythographie de la martyrologie palestinienne qui a longtemps marqué, et a été un ressort important de, l’identité arabe ou panarabe. Bien souvent les funérailles du « martyr » palestinien sont représentées par une image mettant au premier plan, en légère plongée, une personne à l’avant de la procession levant le poing ou l’index et le majeur en signe de victoire, et une foule à perte de vue grâce à l’angle de prise de vue, porte le cercueil du « héros » pour le mener jusqu’aux portes du paradis. En tapant certains mots-clés comme « enterrement » ou « funérailles », et « Palestine »65, sur un moteur de recherche d’images comme Yahoo.com nous tombons, dès les premiers résultats, sur ce type de photographies : 66 Le tout bien souvent accompagné par la mère qui pleure, dans un cri qui déchire les chants entonnés par les porteurs du cercueil, un portrait de son cher fils perdu à la main et serré contre son cœur. Puisque cette mère a perdu son fils au profit de son autre figure maternante, Toutes ces indications ne sont jamais annoncées par l’Admin de la page, tout autant que l’identité du « martyr » sacré sur l’œuvre, le gestionnaire de la page estimant certainement que son lecteur dispose d’un savoir latéral lui permettant de maîtriser ces données. 65 Seulement l’association de deux termes lors de la recherche. 66 BADER Hazem, photographe de l’AFP dans le cadre d’un article journalistique de L’Express AFP, « Enterrement d’un Palestinien achevé par un soldat israélien », L’Express.fr, 28 mai 2016, http://www.lexpress.fr/actualites/1/monde/enterrement-d-un-palestinien-acheve-par-un-soldatisraelien_1796620.html, dernière consultation le 30 août 2016. 64 405 la Patrie. Dans la définition de la martyrologie selon Mashimango, cinq postures justificatrices sont possibles dont celle du sacrifice : « C’est donc pour l’amour de la patrie en tant que mère nourricière, impossible à trahir et source d’identité qui enracine ses enfants dans un particularisme territorial définitif selon le mythe de l’autochtonie »67. La prégnance du sacrifice de Jésus-Christ, fondateur dans le christianisme tout autant que dans l’islam, malgré les divergences du récit de celui-ci, subsiste comme une figure iconographique patente dans la mythographie martyrologique. Le mort, qui a payé de sa vie son sacrifice pour la collectivité, est célébré et érigé en héros tandis que la mère continue à se lamenter d’une perte irrévocable. Ainsi le « martyr est le héros » d’un collectif reconnaissant, qui commémore sa perte et son sacrifice qui auraient permis l’éveil de citoyens, complètement assommés jusqu’à cet acte de gloire sacrificiel. A la veille des manifestations du 30 juin, et pour appeler à descendre dans la rue à cette occasion, Graffiti in Egypt rappelle son dévouement à la cause martyrologique en proclamant son positionnement, adoptant celui de l’artiste auteur de la fresque, qui fait des « martyrs » les héros de la société égyptienne actuelle et les premiers acteurs et contributeurs de la Révolution en cours. Dès qu'une occasion particulière surgit, le premier réflexe des membres de ce collectif révolutionnaire est de rendre hommage à leurs « martyrs », assurant ainsi que le collectif « ne les oublie pas et ne les oubliera jamais ». Force est de constater que cette opposition de deux collectifs, à la veille de l’expression publique de ce clivage, se traduit par la convocation des « martyrs » pour justifier définitivement le bien-fondé de l’« agir-pour » cette cause, et à la fois l’« agir-contre » le collectif opposé. III. Keizer à l’assaut des Frères Musulmans. A l’inverse de l’évaluation quantitative observée sur les deux pages précédentes de notre corpus de travail, Keizer, ou son administrateur pour être plus juste, émet quant à lui 320 67 MASHIMANGO Abou-Bakr Abélard, La dimension sacrificielle de la guerre. Essai sur la martyrologie politique, L’Harmattan, Paris, 2012, p. 125. C’est nous qui soulignons. 406 posts sur la période d’un an étudiée au cours de ce chapitre, à dénombrer parmi un total de 575 publications sur un espace temporel légèrement inférieur à deux années. La production médiatique est donc relativement équilibrée quant aux événements qui caractérisent la Révolution, allant de septembre 2011 à début juillet 2013. Keizer assure un traitement similaire aux Frères Musulmans tout comme il l’avait fait pour le CSFA. La haine des deux entités, si elle est mesurable, tient d’une équivalence pour cet artiste qui pourrait s’expliquer par sa propension à l’anarchisme et, par conséquent, à son rejet de toute forme de pouvoir. Et le pouvoir des Frères est tout à fait similaire à celui de ses prédécesseurs, à savoir les différents régimes militaires ou même le gouvernement des hommes d’affaires qui a clôturé l’ère Moubarak. Ainsi le rejet est identique : Le 26 juillet 2012, alors que Morsi est tout juste à son poste depuis moins d’un mois, Keizer effectue ce pochoir et le publie sur sa page Facebook. Doté uniquement d’un message linguistique, ce pochoir est composé d’un texte en caractères noirs suivi de son tag traditionnel, en rouge pour ce qui est de cette œuvre. Celle-ci prétend : « We are the leader we were waiting for. »68 Les citoyens égyptiens formeraient ainsi une entité homogène, cohésive et unitaire qui s’exprime à travers un « Nous ». Cette entité ressemble fortement à ce que nous avons désigné comme un collectif, qui rappelons-le69 se définit ainsi d’après Laurence Kaufmann : « la transformation du « multiple en un » via la désignation conjointe d’un 68 Annexe Keizer, 12.07.26. Commentaire de Keizer même, ou de son administrateur, non pas en légende accompagnant la photographie dans le cadre du post. La traduction lui revient donc. 69 Cf Partie 1, lors des définitions des « publics » politiques, des « collectifs », des « communautés » et les utilisations possibles de ces concepts dans le courant pragmatiste. 407 « monde tiers » qu’elle met en œuvre constitue un véritable processus de totalisation qui permet à une collection d’individus de se produire en tant que collectif. »70 Il faudrait surtout ajouter à cela, dans le cadre de ce rappel, que « Je et Tu se définissent en référence à un tiers qui est le fondement même de leur unification en Nous », de la sorte une « configuration triadique »71 émerge, comme l’exposait George Simmel. Nous observons ainsi comment sur cette œuvre le « Je » de l’artiste s’associe à un « Tu », désignant son lecteur socionumérique, afin d’engendrer un « Nous » unificateur. Ce « Nous » s’exprime même au singulier afin de certifier et renforcer sa consistance unificatrice. L’homme providentiel, qui n’était absolument pas attendu par Keizer, est une nouvelle fois rejeté. Peu après la victoire présidentielle de Morsi, Keizer affirme qu’il n’est pas, en sa qualité de personne singulière, le sauveur ou le guide recherché par le mouvement révolutionnaire. Le gain réel de cette Révolution serait que le collectif constitué s’élève comme un public politique au sens deweyien, qui veillerait à ses propres intérêts et ne serait jamais soumis à quiconque. Il demeurerait donc maître et possesseur de son sort et de son destin en s’imposant à toutes les institutions étatiques comme le « leader » qui décide au final. Parmi les six commentaires qui surviennent à la suite de ce post, dont celui de Keizer qui ne fait que traduire la teneur de son propos en anglais, certains s’interrogent ou demandent à l’artiste directement où se situe l’œuvre, ce qui demeure l’une des considérations d’une communauté ésotérique composée d’initiés souhaitant vérifier bien souvent la transgression géographique ou plus futilement accéder à l’œuvre originelle pour l’immortaliser avec leur propre objectif et constituer leur collection personnelle. Un membre, le premier à réagir, partage son avis : « Ahmed AlBabily Yep! That's what anarchism all about. émoticône grin 26 juillet 2012, 21:30 »72. Le petit cri de joie, et d’acquiescement à la fois, « Yep » dénote de son accord avec l’opinion de Keizer seulement il ajoute que c’est ce qui détermine l’anarchisme. Sa modalisation verbale et la tournure de sa phrase peuvent laisser à penser qu’il ne ferait 70 KAUFMANN Laurence, « Faire « collectif » : de la constitution à la maintenance » in KAUFMANN Laurence et TROM Danny (dir.), « Qu’est-ce qu’un collectif ? Du commun à la politique », op. cit., p. 351. C’est nous qui soulignons. 71 Ibid., p. 349. C’est nous qui soulignons à nouveau. 72 Annexe Keizer, 12.07.26. 408 qu’énoncer une vérité absolue qui ne proviendrait guère de sa pensée personnelle, nécessairement subjectivante si c’était le cas. Aucun autre membre ne remet en question cette première intervention, celle-ci étant dans la philosophie de l’artiste. Cependant celui-ci ne s’en prend pas à tout type de pouvoir de la même manière, il adapte son discours pour retourner les armes de son ennemi, en entrant de plain-pied dans son jeu, à son avantage. Conscient de la « vulnérabilité linguistique » et de l’« agir » blessant que peut déployer le langage, Keizer définit les Frères Musulmans avec les termes qu’il estime être suffisamment humiliants pour les atteindre et les placer comme des objets sur la « trajectoire injurieuse »73. La première des trois publications, pour entrer dans le vif du sujet, date du 24 décembre 2012, la veille de l’annonce des résultats du référendum constitutionnel mais surtout suivant des événements tragiques. En effet, fin novembre, lors de la commémoration des événements de Mohammad Mahmoud, des dizaines de blessés s’ajoutent aux nombre conséquent des victimes de la répression sécuritaire. Quelques jours plus tard, le 24 novembre, l’un des plus jeunes « martyrs » décède d’impacts de balles à la tête et à la poitrine, Gaber Salah, aka Gika, particulièrement connu parmi les activistes pour son engagement dans le Mouvement de la Jeunesse du 6-Avril et sa créativité street artistique. Tombé à tout juste 16 ans, il devient la première figure illustre de la martyrologie sous le pouvoir des Frères Musulmans, et ce lors d’une période que les révolutionnaires considèrent comme la commémoration de l’un des épisodes les plus dramatiques du processus révolutionnaire. Ainsi son caractère dramatique se renforce par la mort de ce jeune activiste qui deviendra très présent visuellement dans le militantisme des mois qui suivent et souvent 73 BUTLER Judith, Le pouvoir des mots, Discours de haine et politique du performatif, Editions Amsterdam, Paris, 2004, pp. 21-23. Judith Butler, dans son introduction « De la vulnérabilité linguistique », résume à la perfection le pouvoir potentiellement paralysant de l’injure vis-à-vis de son destinataire « interpellé », comme le posait Louis Althusser dans ses « Idéologies et appareils idéologiques d’Etat ». 409 dans la même posture, porté par une foule les bras écartés entonnant des chants probablement révolutionnaires. Avant de s’en aller pour la rue Mohammad Mahmoud, il avait posté sur sa page Facebook le message suivant, qui sera donc le dernier : « If I don’t return, I only have one request – that people continue our revolution and bring us retribution. »74 Le 11 décembre, rappelons que les violences montent en grade sur la place Tahrir et dans d’autres villes égyptiennes. De nombreuses manifestations pro et anti-Frères occupent les espaces de contestation à travers le pays. Quelques jours plus tôt, de violents affrontements avaient éclaté autour du palais de l’Ittihadeya, alors que Morsi s’était arrogé les pleins pouvoirs, et que, suite à cette annonce, les autorités répondaient par une violente répression contre l’opposition. Ajoutons à cela que nombre d’observateurs estimaient que les Frères, ou du moins la Gammaa Islameya, considérée par certains comme la branche armée des Frères Musulmans (ce qui est loin d’être aussi simple), était impliquée dans les attentats qui dominent le quotidien du Sinaï. Enfin, un dernier facteur vient compléter le savoir latéral nécessaire à l’appréhension de cette œuvre : certains membres éminents des Frères et de la Gamaa ont appelé à constituer des « milices » pour protéger les locaux et intérêts du parti « La Liberté et la Justice ». Pour ces nombreux motifs, Keizer, comme nombre d’opposants, définit le pouvoir des Frères par sa part de violence, voire par une probable prédisposition pour le terrorisme. Ainsi il détourne une partie du logo des Frères Musulmans, et non du parti « La Liberté et la Justice » : 74 Présentation du profil de « Jika » dans : HAMDY Basma, DON KARL (aka Stone), Walls of Freedom, From Here to Fame publishing, Berlin, 2014, p. 204. 410 75 Dans ce contexte de violence ambiante en Egypte, voulant en imputer la responsabilité aux Frères Musulmans, Keizer détourne ce logo en reprenant le Coran, qu’il décide de maintenir ouvert, devenant ainsi un simple ouvrage et pas nécessairement un livre « saint ». Il le recouvre des sabres croisés traditionnels incurvés qui sont bien souvent un marqueur pour les organisations religieuses prêtes à promouvoir le jihad76, dans tous les sens du terme. Seulement ces armes deviennent rouges et des coulures de sang dégoulinent depuis le livre. Ainsi, le combat mené par les Frères souillerait le fondement même de l’Islam, à savoir le Coran, selon Keizer. Le détournement continue et achève d’accuser les Frères de violence puisqu’en lieu et place de la mention « Les Frères Musulmans », à travers le changement Le logo a évolué au fil du temps, nous nous sommes permis d’en prendre un relativement récent qui demeure profondément ancré dans la continuité iconographique et historique de ce marqueur visuel censé identifier le groupe politico-religieux majeur en Egypte. Il s’agit de la deuxième image, sur sept, de la galerie proposée par Al-Ahram Weekly dans le cadre de cet article. HASSAN Ammar Ali, « State religion vs religious state », Ahram Weekly, 17 septembre 2015, http://weekly.ahram.org.eg/News/13299/31/State-religion-vs-religious-state.aspx, dernière consultation le 2 septembre 2016. 76 Jihad signifie en arabe, tout autant que théologiquement, effort. Il peut ainsi désigner l’effort quotidien fourni lors d’un travail qui éviterait à son auteur d’être dans le besoin ou de tendre la main, il implique également, entre autres, une dimension familiale et sociale, par exemple en prenant soin de son entourage et de sa famille. Enfin, il intègre également la notion du combat en dernier recours lorsqu’il s’agit de défendre ses convictions, ce pourquoi les deux sabres s’associent pour bloquer l’accès au « livre sacré » de nature « divine ». Le musulman aurait à charge, parmi ses missions de pratiquant, de défendre sa religion si jamais elle était attaquée. Mashimango dit d’ailleurs à ce propos : « Selon Tariq Ramadan : « Le Prophète aurait caractérisé la guerre comme étant un « petit jihad » en comparaison du « Grand Jihad » qu’est l’effort de purification intérieure. » » MASHIMANGO Abou-Bakr Abélard, La dimension sacrificielle de la guerre. Essai sur la martyrologie politique, L’Harmattan, Paris, 2012, p. 124. 75 411 d’une seule consonne, Keizer transforme leur appellation en les dénommant désormais « Les Frères Armés ». Il ajoute à cela, et même entoure cela, de deux armes de poing semiautomatiques, ce qui termine d’accuser l’organisation des Frères de tous les maux de la société égyptienne, puisque les répressions policière et militaire se symbolisent bien souvent par l’emploi de cartouches, de balles en caoutchouc ou de balles réelles. D’où la citation de cette arme précise qui pourrait être chargée de balles en caoutchouc, ou même de balles réelles. Les Frères ont donc du sang sur les mains et leur violence constitue leur premier qualificatif puisqu’ils la prônent insidieusement, ce pourquoi Keizer décide de revisiter, à sa manière, le logo de l’organisation. Il conserve tel quel leur slogan dans sa petite bulle verte, insérée juste entre le livre et les deux armes croisées, signifiant « Préparez-vous à la lutte ». Celui-ci provient d’un verset du Coran : « Apprêtez, [pour lutter contre eux], tout ce que vous pouvez comme forces et comme chevaux à l’attache, afin de jeter l’effroi dans les rangs des ennemis d’Allah et des vôtres ; et contre d’autres encore que vous ne connaissez pas, mais qu’Allah connaît. Tout ce que vous dépensez sur la voie d’Allah, vous en serez largement payés sans être nullement lésés. »77 Ce verset est donc tiré de la sourate « Al-Anfal » (le butin) qui, entre autres, « incite, en plusieurs endroits, à la résistance et à la détermination dans le combat, avec des indications tactiques, et à l’enracinement dans la foi, avec la garantie du succès qui s’ensuit. »78 Le musulman devrait, par conséquent, se maintenir prêt et armé afin de dissuader l’ennemi de s’en prendre à lui en tant que musulman ou à la survie de sa religion voire d’être paré à l’éventualité d’une confrontation armée. L’artiste confirme par un élément visuel supplémentaire, en le retenant dans son œuvre, la violence idéologique de l’organisation qui convoque des versets relativement « violents » du Coran pour se définir et se promouvoir. 77 Sourate 8, verset 60 OULD BAH El-Moktar (Trad.), BELLO MANA (révision), Le Noble Coran, Complexe Roi FAHD pour l’impression du NOBLE CORAN, Médine, 2006, p. 267. 78 Ibid., p. 256. 412 Le second qualificatif, visant dorénavant non plus la direction mais les partisans, est le « mouton ». Pour son suivisme, son manque de questionnement et son idiotie, le mot « mouton » est le nom qui définit les sympathisants des Frères Musulmans en Egypte depuis le début de la Révolution. Recherchant un guide ou un berger, avec tout ce que cela implique en rhétorique religieuse, les moutons le suivent sans dire mot. Ils ne seraient pas aptes à remettre en cause l’autorité de leur chef, puisque celui-ci leur serait imposé par une puissance tierce et dont la volonté serait supérieure à celle de l’Homme. Ainsi ce deuxième post, proposé ci-dessus, dépeint un homme barbu dont la cervelle se réduit au bêlement d’un mouton qui approuve tout ce qui lui est prescrit. Ce pochoir prend les traits d’un détournement également car l’image potentiellement attendue serait un homme barbu affublé d’une trace frontale sombre, dénommée le raisin sec pour sa ressemblance, supposée traduire sa fidélité à Dieu puisque sa prosternation longue et intense le marquerait et prouverait à ses congénères sa piété illimitée. Ce raisin sec est donc remplacé par une tête de mouton qui semble vibrer et transmettre une sorte de bêlement, en signe d’acquiescement à toute épreuve. Le regard du personnage fixant le spectateur avec un air livide et une expression faciale d’une vacuité totale prétend le rendre absolument idiot. Sa cervelle ne contiendrait pas grand-chose mis à part ce mouton tendant à agréer tous les propos qui peuvent lui être tendus comportant une justification religieuse. Ce post, publié le 27 janvier, vient conclure une période extrêmement tendue aux lendemains de la deuxième commémoration du 25-Janvier, dominé par des débordements et de violents affrontements. La veille, Morsi avait porté des accusations, lors d’un discours à Al-Azhar contre les vestiges de l’Ancien Régime « responsables d’une contre-révolution »79 tentant de cette manière de mettre en garde les activistes préparant leur mobilisation, qui risquaient d’être assimilés à des éléments perturbateurs issus de l’Ancien Régime. La direction des Frères Musulmans est donc accusée de mensonge et leurs soutiens sont perçus comme des personnes simplettes qui approuveraient toutes les directives communiquées par leur soi-disant hiérarchie. Parmi les configurations morales de Fredéric Gros, citées par Mashimango, la troisième consisterait à : « obéir : il s’agit ici d’une obéissance aveugle, naïve, inconditionnelle et mécanique. Parce que la guerre n’est pas 79 HAMDY Basma, DON KARL (aka Stone), Walls of Freedom, From Here to Fame publishing, Berlin, 2014, p. 209. 413 seulement juste, mais sainte. Elle n’est pas seulement tolérée par Dieu, mais voulue et recommandée par Lui. »80 Ainsi Keizer moque leur ralliement insensé à leur « direction » sans la questionner comme si celle-ci était la représentante du divin sur Terre, ce qui n’existe tout simplement pas dans l’Islam. Enfin, pour ce qui est de la troisième image sélectionnée ci-dessus, elle a été postée pour la première fois le 29 janvier, soit deux jours plus tard. Cette œuvre picturale met en scène un chien qui est en train de faire ses besoins. Seulement en excrétant, l’animal dépose une crotte qui semble dégager une forte odeur, certainement infecte. Grâce à un petit de jeu de contours, Keizer parvient à distinguer plusieurs entités, ou corps, dans sa création. La première est composée du chien et de sa crotte, la deuxième est un marquage noir qui signifie « Les Frères », et enfin le troisième et dernier étant le décor environnant empli de fleurs, de verdure et d’un petit cours d’eau qui traverse l’œuvre. Pourtant ces éléments distincts sont reliés : l’univers fleuri constitue l’environnement dans lequel le chien peut faire ses besoins, ceux-ci étant la ponctuation des « Frères ». Cette organisation est donc le résultat excrémenteux du chien. « Les Frères » ne seraient ni plus ni moins qu'une crotte, selon Keizer, ou tout simplement une « merde ». Ce paysage fort plaisant se voit souillé, non par la crotte mais, par « les Frères ». L’injure est renforcée par le choix de l’animal opéré par l’artiste. L’option canine ne peut être anodine dans une société telle que la société égyptienne et pour injurier une organisation comme celle des Frères Musulmans. Effectivement, le chien81 est un animal extrêmement méprisé dans la culture égyptienne, il n’a pas le rang de compagnon et de meilleur ami de l’Homme, ou bien très rarement ; il rôde plutôt dans les rues sans être domestiqué, faisant peur aux passants la nuit et maltraité le jour. Maigre, sale et se nourrissant des déchets, il provoque souvent un sentiment de dégoût. Qui plus est, dans un esprit plutôt religieux cette fois-ci, il faut ajouter que cet animal serait « impur ». S’il touche le fidèle avec son museau, dans certaines tendances religieuses, celuici doit renouveler ses ablutions s’il compte exercer un quelconque acte de foi. Le chien n’a pas droit d’accès à l’espace d’intimité du pratiquant, il pourrait garder une maison mais ne 80 MASHIMANGO Abou-Bakr Abélard, La dimension sacrificielle de la guerre. Essai sur la martyrologie politique, L’Harmattan, Paris, 2012, p. 125. 81 « Chien » et « fils de chien » étant des injures régulièrement utilisées dans le monde arabe, impliquant une connotation de saleté et de forte odeur répulsive. Passées dans la plus profonde banalité du langage vernaculaire arabe, ces insultes comptent parmi les très rares tolérées par la censure médiatique en Egypte, en compagnie d’« âne » et « fils d’âne ». Ainsi Keizer peut se permettre de blesser profondément les partisans des Frères sans s’attirer les foudres dignes de l’usage d’une injure inacceptable dans la société égyptienne. 414 jamais pénétrer dans l’espace de vie au risque de le souiller, seuls ses rôles de gardien (maison, troupeau, champ, etc.) et de chasseur ne seraient pas entachés d’un pêché pour le pratiquant. Ainsi, Keizer renforce l’injure en traitant « les Frères » de « merde » de chien, vu la mésestime et la répugnance que cet animal enclenche généralement dans une telle société. Le pouvoir est donc rabaissé à l’acte le plus bas proféré par l’espèce la plus vile et la plus répulsive aux yeux de celui-ci. Compte tenu de la bassesse du régime des Frères Musulmans et de sa forte ressemblance avec l’Ancien Régime au niveau de sa force répressive perçue comme compulsive par ses opposants, Keizer souhaite mettre un terme à cette expérience, déjà très longue à ses yeux. Et de nouveau, nous observons que les deux collectifs désormais opposés ne s’inscrivent plus dans un « agir-pour » mais dans un « agir-contre », qui comporte de nombreux risques. La première image, publiée le 10 février 2013, est le résultat d’un pochoir qui propose un steak surplombé du texte suivant : « Nous vous mangerons au déjeuner avant que vous ne nous mangiez au dîner »82. Ce proverbe égyptien est repris alors que les tensions sont de plus en plus exacerbées et clivantes. Fin janvier, le premier verdict de Port Saïd n’a satisfait personne, ni les familles des accusés et encore moins les Ultras qui regrettent le manque d’implication dans l’affaire des appareils de sécurité. Ce jugement a été suivi de nombreux affrontements et à l’issu, Morsi a proclamé l’état d’urgence dans trois gouvernorats de l’est. Le président a tenté par la suite de mettre en place un dialogue national avec le Front de Salut National qui a décliné la proposition. Enfin, le premier février ou le « Vendredi de la 82 Annexe Keizer, 13.02.10. 415 délivrance », pour commémorer le premier anniversaire des « événements de Port Saïd », une marche d’activistes partie de la Place Tahrir vers le palais présidentiel se termine en une confrontation brutale entre ceux-ci et les forces de l’ordre. Ainsi, l’opposition entre révolutionnaires et partisans des Frères parvient presque à un point de non-retour, et pour cette raison Keizer emploie cette expression idiomatique « promissive » et menaçante. Celleci consiste à mettre en garde un ennemi pour lui indiquer de la volonté d’agir plutôt que de réagir. Ce steak, visiblement tout cru, ne fait pas peur à Keizer et il souhaite de cette manière montrer sa volonté ambitieuse de mettre un point final au pouvoir des Frères et ce par la manière forte. Aucune demi-mesure n’est à l’ordre du jour, c’est « Eux » ou « Nous », la bipolarisation est nette. Il faut faire un choix pour les révolutionnaires, soit ils se font dévorer soit ils dévorent leur ennemi sous forme de légitime-défense. Le « Nous », exclusif, doit venir à bout du « Eux » avant que ce ne soit l’inverse. L’action et la performativité de l’image ne laissent aucune latitude décisionnelle à son lectorat et au collectif des révolutionnaires. Le 26 mars, l’artiste publie sur le mur de sa page l’image de droite incluant dans son œuvre une petite fille tenant un pinceau bondé de peinture rouge en train de terminer une inscription murale signifiant : « Nous allons vous écraser »83. Entre-temps, depuis la publication précédente, un second verdict des accusés de Port Saïd a envenimé la situation alors que des membres des Frères Musulmans appellent à mettre en place des « milices » de protection qui se sont empressées de montrer leurs muscles à la mimars lorsque des activistes et des artistes s’en sont pris aux locaux des Frères Musulmans sur les hauteurs du Caire à Moqqattam, le tout sur fond de bataille juridique entre la présidence et les instances juridiques quant à la mise en place des élections législatives ou non. Le contexte de plus en plus tendu creuse donc la rupture entre les deux collectifs que sont les révolutionnaires opposés aux soutiens des Frères Musulmans. Au-delà du point de nonretour, à ce moment précis, les révolutionnaires estiment être arrivés à la phase terminale de leur confrontation avec les Frères Musulmans et leurs partisans. Dans ces conditions Keizer opte pour une image, fortement inspirée de Banksy, qui dépeint le collectif des révolutionnaires sous les traits d’une jeune fille aux allures d’Alice au pays des merveilles, 83 Annexe Keizer, 13.03.26. La traduction proposée par Keizer en anglais, dans les commentaires, est : « We will crush you ». Littéralement, en égyptien, cela signifie « nous allons vous hacher ». Ce qui rend la modalisation active du verbe quelque plus violente grâce à une référence à un terme de boucher. 416 comme le note l’un des membres84 de la page Facebook. Cette composition street artistique répond à des critères généalogiques mixtes d’une tradition picturale instituée par le street artiste anglais Banksy. 85 Banksy a pour habitude de peindre des enfants, parfois de dos préservant ainsi une part d’anonymat et une projection possible de la part du lecteur dans le personnage, qui se permettent de renverser les normes établies par les adultes. Ainsi sur la gauche une œuvre effectuée à Gaza donnait le pouvoir à une jeune fille qui désarme un soldat, manifestement israélien, afin de pouvoir le contrôler, alors que sur la droite un jeune garçon grimpe sur une échelle, malgré le chien de garde – tenu en laisse par son gardien – que nous pouvons tout juste apercevoir, afin de condamner la propagation des caméras de surveillance en plein centre de Londres. La réalisation de Keizer se situe, notamment, à la croisée généalogique de ces deux œuvres ci-dessus. Elle reprend la figure juvénile et féminine, censée ne symboliser qu’innocence, naïveté et passivité, qui prend le pouvoir grâce au pinceau avec lequel elle s’élève à la hauteur des adultes pour leur signifier qu’elle peut devenir active et renverser les règles en application dans la société égyptienne. Elle ose même déclarer la guerre à ses 84 Annnexe Keizer, 13.03.26. Commentaire de « Martine Giraud What is Alice writing ????? ». Mail Online, « Graffiti artist Banksy pulls off most audacious stunt to date – despite being watched by CCTV », 14 avril 2008. http://www.dailymail.co.uk/news/article-559547/Graffiti-artist-Banksy-pulls-audacious-stunt-date--despitewatched-CCTV.html#ixzz4JSxajE4q, dernière consultation le 6 septembre 2016. et ROBINSON Martin, « 'Please have a picture. If you don't like it feel free to add stuff': Pupils who named a classroom after Banksy are stunned to find artist had trespassed over half term to paint them a mural », Mail Online, 7 juin 2016. http://www.dailymail.co.uk/news/article-3627262/Pupils-named-classroom-local-hero-Banksy-stunnedguerrilla-graffiti-artist-trespassed-half-term-left-stunning-playground-mural.html#ixzz4JSyHWble, dernière consultation le 6 septembre 2016. 85 417 opposants. Les embrayeurs de personnes86, « Nous » et « Vous », ainsi que le déictique temporel à travers l’emploi d’un futur proche, dans ce cas, ancrent l’énoncé de la jeune fille, et de Keizer au final, dans une situation d’énonciation qui marque définitivement l’opposition entre les Frères Musulmans et les révolutionnaires, qui pensent nécessaire d’écraser leur ennemi afin de persévérer leur Révolution. La voix active employée dénote de ce souhait d’opter pour la manière forte, il n’y a plus de discussion ou de négociation possible. Un seul survivant sortira de cette confrontation et le discours de Keizer fait de la petite fille une figure suffisamment violente pour amener la victoire finale du côté du collectif des révolutionnaires. Il ne s’agit plus de contre-attaquer ou de se défendre par la violence en dernier recours mais de lancer les hostilités en premier. Il n’y a plus de place que pour l’offensive. Abu Bakr Abélard Mashimango, reprenant Fredéric Gros, émet cinq finalités possibles dans la guerre dont la dernière qui est le « en finir » : « la dynamique même de la violence. Autrement dit, la guerre totale. Le but n’est pas de triompher mais d’anéantir, c’est-àdire obtenir la victoire par la destruction absolue : se battre jusqu’à l’extermination. »87 Même s’il ne s’agit pas de guerre dans notre cas d’étude, nous nous en approchons dans le traitement. Désormais, la seule solution pour se débarrasser du pouvoir « oppressant » des Frères Musulmans est d’en finir une bonne fois pour toute en les « écrasant ». Il faudrait les achever avant qu’ils ne le fassent. La bipolarisation devient obsédante pour chaque collectif qui s’oppose frontalement à son adversaire. Les alternatives ne tiennent plus, chaque collectif se positionne dans un « agir-contre » un « Eux » représentant l’autre collectif qui serait dans l’erreur et porterait atteinte au bien-être de la patrie. 86 MAINGUENEAU Dominique, Analyser les textes de communication, Armand Colin, coll. « Lettres sup », Paris, 2007, p. 86. 87 MASHIMANGO Abou-Bakr Abélard, La dimension sacrificielle de la guerre. Essai sur la martyrologie politique, L’Harmattan, Paris, 2012, pp. 126-127. 418 IV. MadGraffitiWeek, la Révolution remise en question par le pouvoir islamique. A l’instar des autres pages, le collectif MadGraffitiWeek s’inscrit dans la même opposition aux Frères Musulmans. Tenant un discours très proche de ceux étudiés antérieurement, nous nous pencherons sur les rares divergences propres à cette page, qui néanmoins correspondent à celles observées dans les chapitres précédents. En effet, le discours de cette période pourrait se résumer ainsi : Les Frères et l’Ancien Régime ne font qu'un, les hommes d’affaires, les militaires et les « barbus » ne forment qu'un. Le pouvoir des Frères Musulmans constituerait un retour en arrière dans le processus révolutionnaire. Une fois ce constat établi, il faudrait ensuite les combattre et mettre un terme à ce règne par l’effroi, tout en soutenant la campagne de Tamarod. Comme ce que nous avons pu constater dans les chapitres précédents, cette communauté artistique, ésotérique mais prétendant atteindre une vaste universalité, entend faire agir son lectorat et ce jusqu’au succès de la Révolution. C’est l’action de l’image, ou du discours plus largement, qui particularise quelque peu cette page des autres. Elle se rapproche un peu du fonctionnement de Graffiti in Egypt, mais sa productivité et son efficacité la distingue encore et toujours. Le MadGraffitiWeek a pour cœur de métier, ou d’engagement, de proposer sur son mur socionumérique des pochoirs à imprimer, couper, appliquer sur des murs urbains, prendre en photographie et, au final, les poster sur le mur de la communauté. Une boucle doit être bouclée pour atteindre les objectifs initiaux du collectif artistique, qui se définit par cette action de l’image à répandre sur son mur et à diffuser sur les réseaux en tous genres. En parvenant à clore la boucle, l’expérience artistique s’étend à des individus, qui n’y étaient pas prédestinés, et peut permettre à ceux-ci de s’investir encore plus dans le collectif artistique, qui aspire à faire partie d’un public politique. L’expérience artistique consommée de la sorte peut remplir le rôle d’un facilitateur d’accession à l’expérience esthétique qui, à terme, peut simplifier la propulsion du public d’un stade du subir à l’agir. Au sujet de cet ancrage dans l’expérience artistique, chaque période se voit adaptée en fonction des événements en cours. 419 Parmi les contributions à l’opposition bipolaire de cette période, voici une publication datant du 21 septembre 2012, alors que trois jours plus tôt toutes les œuvres avaient été effacées par les employés municipaux chargés de l’hygiène de la métropole. L’administrateur la poste en la légendant comme suit : « Le groupe des Frères Musulmans dessine dans la plus sainte des rues « la rue Mohammad Mahmoud »…le slogan de la Liberté et la Justice !! Pour faire bref, ce graffiti s’il n’est pas effacé et s’il ne reçoit pas de réponse avant qu’on ne l’efface nous-mêmes, c’est qu’y a pas de bonhomme graffeur en Egypte !! […] »88 Le premier commentaire réplique par ceci : « Mahmoud Gado C’est bon, il est déjà effacé. Ne t’inquiète https://pbs.twimg.com/media/A3RXpRqCIAApvv3.jpg pas. Voir la traduction 21 septembre 2012, 03:26 · J’aime · 9 »89. Il publie ainsi un lien hypertexte, rassurant l’administrateur sur la « qualité » et la combativité de leur communauté, en certifiant grâce à une preuve par l’image, faisant ainsi autorité et gage de bonne foi, que le « graffiti » n’est plus. Les membres de la communauté socionumérique MadGraffitiWeek seraient au moins aussi courageux que les Frères Musulmans puisque le logo et le slogan du parti de « La Liberté et La Justice », représentant de l’organisation islamique, ont bien été recouverts de peinture blanche par des street artivistes en représailles des actes, remontant au 18 septembre, qui ont déclaré la guerre de 88 89 Annexe MadGraffitiWeek, 12.09.21 Ibid. 420 l’image entre les deux collectifs, à savoir les partisans des Frères Musulmans et les révolutionnaires. L’expérience artistique est pleinement vécue par les deux collectifs qui en font un terrain de bataille entre eux. L’art serait la propriété des révolutionnaires, de ceux qui veulent créer et non de ceux qui souhaiteraient transmettre les outils d’une « propagande bien huilée », et pour le confirmer les artivistes vont interdire l’accès de la rue Mohammad Mahmoud par exemple aux Frères ou encore faire de cette espace urbain, une « zone de graffiti » officielle avec des panneaux de signalisation officieux, afin de contrer l’idée selon laquelle les partisans des Frères feraient de toute création artistique un péché. A titre indicatif, pour illustrer cette bataille sur le front, où chaque collectif estime posait sa patte sur un territoire qui lui revient naturellement en installant sa tranchée, voici deux œuvres 90 médiées par le MadGraffitiWeek, au cours de cette période, qui répondent de cette appropriation belliciste et excluante de l’espace urbain. Participant aux rhétoriques faisant des Frères Musulmans, avec à leur tête Morsi, des « menteurs » et des « moutons », le MadGraffitiWeek soutient l’effort de résistance à l’organisation en publiant, par exemple, avec plus de trois mois d’écart : 90 Annexes MadGraffitiWeek, 12.09.20 et 12.09.28 respectivement. Le premier est une proposition de pochoir mettant en exergue une personne, peu affable, vêtue d’un niqab suivie de la mention : « De toute façon le graffiti est un péché ». Le second détourne un panneau de signalisation indiquant que la rue Mohammad Mahmoud est une « zone de graffiti ». Ces publications surviennent peu après que les autorités ont effacé, le 18 septembre 2012, toutes les œuvres de la rue en question. 421 Le 18 mars 2013, ce pochoir est communiqué à la communauté, proposant ainsi de reproduire cette « promesse », prolongeant la voyelle afin de former une corde pour pendre Morsi. Ce pochoir est repris, entre autres, le 26 juin, à quelques jours de la grande mobilisation visant à destituer le président en exercice. Ce pochoir se trouve sur un mur de Port Saïd, qui a connu des périodes très mouvementées et même le retour à l’état d’urgence, accompagné d’une multitude d’autres œuvres instaurant un certain dialogisme entre elles, et une syntaxe lisible a posteriori. La date du « 30/06 » occupe de larges parties de ce mur, souvent accompagnée de termes comme « Descends » ou « Descendez », ou encore « Rébellion » ou « Rebellez-vous » en référence à la campagne de Tamarod. Enfin, d’autres œuvres s’en prennent aux Frères Musulmans et à leur parti, dont ce pochoir promettant de mettre la corde au cou de Morsi dans quatre jours. L’action de l’image consiste donc à inciter à un « agir-pour » un collectif artistique aspirant à faire partie d’un collectif plus large, celui des révolutionnaires. Tout à la fois, l’image tente d’enclencher un « agir-contre » les Frères Musulmans dont les révolutionnaires devraient se débarrasser définitivement, comme nous avons vu avec le dispositif discursif de Keizer. Conclusion chapitre 6. Nous nous rendons compte, quelque peu tardivement il est vrai, que la page de Keizer ne prétend absolument faire naître une communauté socionumérique ou un collectif ou un public ou quoique ce soit de la sorte. L’artiste ne conçoit sa page Facebook qu’en tant que 422 médium lui offrant un espace de visibilité plus important. Pour ce qui est de l’action de l’image, il compte plutôt atteindre des piétons dans la rue qui tombent sur ses œuvres qu’il aurait placées en conséquence. Il n’est absolument pas conscient de l’impact que peut avoir une telle page socionumérique et de sa dimension médiatique, d’un point de vue information générale et politique et pour ce qui est de sa faculté à offrir un espace de cybermilitantisme. Il ambitionne uniquement de soulever, ou au moins d’interroger, des citoyens au sujet de leur destin politique et voudrait les inciter à agir, à prendre part à l’action du public politique qui veille à ses intérêts. Concernant les autres pages du corpus, force est de constater qu’un « agir-contre » prend le dessus sur un « agir-pour ». La haine des Frères Musulmans et la cristallisation des clivages bipolaires l’emportent sur les convictions initiales et la surveillance des intérêts publics. L’enquête se réduit à une volonté exprimée, en partie à travers des expériences artistiques et esthétiques entremêlées surtout dans le collectif MadGraffitiWeek, qui serait de mettre fin à l’expérience du pouvoir « islamique ». Enfin, pour renouer avec le continuum de l’expérimentation ces collectifs, estimant être membres à part entière d’un seul et même public politique – même si une profonde distinction s’observe entre Nous sommes tous Khaled Saïd, média mainstream, et les trois autres – est de parvenir « jusqu’au bout » de l’expérience des Frères Musulmans. Le « Nous » émergeant devient synonyme d’un antagonisme avec un « Eux », ou un autre « Nous », où s’opposent une martyrologie politique face à une martyrologie religieuse. Mais ces « Nous »91 qui se confrontent présentent un risque majeur pour le sort du public. « Le glissement du « Je » au « Nous » présente d’énormes risques, selon Annabelle Sreberny qui considère le « Nous » comme le plus dangereux des pronoms personnels car l’individuation du collectif autoriserait les pires horreurs à partir du moment où l’action se ferait au nom de l’intérêt de la collectivité. » Le public se scindant en deux collectifs distincts et opposés, il ne peut survivre à cette épreuve ; ce qui constitue une étape primordiale chez John Dewey, à savoir la remise en question permanente du public. Comme « les fruits sont périssables », le public politique, au 91 DAYAN Daniel (dir.), La terreur spectacle, terrorisme et télévision, De Boeck, Institut national de l’audiovisuel, Bruxelles, 2006, p. 287. C’est nous qui soulignons. 423 sens de Louis Quéré92, ne passe pas l’obstacle de la division entre révolutionnaires et partisans des Frères Musulmans, ou du moins de ce qui se réclament de ces deux appartenances. La bipolarisation signe probablement l’arrêt de mort du public et le sectionne en différents collectifs dont certains demeurent dans une identité-résistance, c’est-à-dire une opposition à une posture dominante les rejetant, c’est le cas de Keizer, Graffiti in Egypt ainsi que MadGraffitiWeek ; alors que Nous sommes tous Khaled Saïd adhère à une identité légitimante en rentrant dans le circuit classique de la domination en faisant confiance au pouvoir militaire. « Un public ne se réduit jamais à l’ordre des faits positifs : il ne coïncide pas, par exemple, avec l’ensemble des individus rassemblés pour une représentation en un lieu déterminé pour un temps limité. Il est une forme, et, en tant que forme il ne peut être saisi que par un acte de compréhension (comprendre c’est souvent voir apparaître une organisation, saisir une configuration globale). Il est une forme parce qu’il oriente et anime les attitudes et les comportements. Dans ce cas, il est de l’ordre de l’intention » QUERE Louis, « Le public comme forme et comme modalité d’expérience » in CEFAÏ Daniel et PASQUIER Dominique (dir.), Les sens du public. Publics politiques, publics médiatiques, PUF, CURAPP, 2003, p. 120. 92 424 Conclusion de la partie empirique. « Que sert-il qu'on se contrefasse ? Prétendre ainsi changer est une illusion : L'on reprend sa première trace A la première occasion. »93 Jean de la Fontaine, Le Loup et le Renard. Nous nous devons de commencer cette conclusion par la clôture de l’activité de la page Nous sommes tous Khaled Saïd qui, le 3 juillet 2013, avec l’annonce de la (re)prise du pouvoir du CSFA publie le texte suivant : « ‫ك ل نا خال د س ع يد‬ 93 Le renard souhaitant améliorer sa condition en se nourrissant de meilleurs mets demande conseil auprès du loup. Celui-ci lui prodigue une instruction afin de chasser des proies de qualité et plus imposantes. Le renard, parvenant enfin à faire peur à tout le village comme un loup, oublie toute sa formation à la première occasion qui se présente. Une brebis gît presque à sa merci mais lorsque celui-ci entend un coq au loin, il s’empresse de retrouver ses vieilles habitudes. « Chassez le naturel, il revient au galop » pourrait être la morale de cette fable. 425 3 juillet 2013 · Au nom de Dieu Le Clément le tout Miséricordieux Le grand peuple égyptien 1-Les forces armées ne pouvaient se boucher les oreilles ou fermer les yeux quant au soulèvement populaire et l’appel des masses du peuple qui a convoqué son rôle patriotique94 et non politique, que les forces armées ont été les premières a annoncé et continue à clamer sa distance avec l’activité politique. 2-Et le forces armées ont senti – grâce à leur vision perspicace – que le peuple les appelait pour le faire vaincre et non pour diriger ou pour gouverner mais les appelle pour le service public et pour la protection urgente pour les revendications révolutionnaires… et ceci est le message qu’ont reçu les forces armées de toutes les cités, places et villages égyptiens et elles ont ainsi mesuré leur rôle dans la réalisation de cet appel, elles ont compris ses objectifs, elles ont estimé son urgence et se sont approchées de la scène politique pleines d’espoir et désireuses et engagées dans les limites du devoir, de la responsabilité et de l’honnêteté. 3-Les forces armées ont, durant les derniers mois écoulés, consenti d’épuisants efforts directement et indirectement afin de maîtriser la situation locale et tenter une union nationale entre toutes les forces politiques dont l’institution présidentielle depuis novembre 2012…elles ont commencé par inciter à la discussion patriotique, toutes les forces politiques nationales y ont répondu par la positive mis à part la présidence qui s’est retirée au dernier moment. Les appels se sont succédé et les négociations s’enchaînent depuis lors à ce jour. 4-Les forces armées ont également présenté plus d’une fois une proposition de feuille de route stratégique sur les plans de 94 Flou total en arabe entre national et patriotique puisque les concepts de « nation » et de « patrie » recouvrent le même terme. 426 l’intérieur et de l’extérieur dans laquelle elles garantissent de surmonter les plus importants obstacles et menaces que rencontre la nation sur le plan [ sécuritaire / économique / politique / social ] et la vision des forces armées en tant qu’institution patriotique pour contenir les raisons des divisons sociales, supprimer les causes menant à tous les maux sociaux et affronter les obstacles et les menaces pour sortir de la crise actuelle. 5-Dans le suivi de la crise actuelle se sont réunis la direction générale des forces armées avec M. le Président de la République égyptienne au palais de la Qobbah le 22 juin 2013 où la direction générale a certifié son refus d’offenser les institutions nationales et religieuses de l’Etat, tout autant qu’elle a assuré son refus de terroriser et de menacer toutes les franges du peuple égyptien. 6-Ainsi l’espoir reposait sur un accord qui aurait établi un plan prévisionnel fournissant les conditions nécessaires pour la confiance, l’apaisement et la stabilité pour que ce peuple accomplisse ses ambitions et ses espérances, mais le discours de M. le Président d’hier soir et le délai de 48 heures s’est écoulé sans qu’il ne réponde ou accorde une attention aux revendications des composantes du peuple. Une situation qui a contraint, à partir de leurs responsabilités patriotique et historique, les forces armées à consulter tous les symboles des forces vives et politiques de la nation ainsi que les jeunes sans exclure quiconque. Un accord émana de cette réunion avec l’aval de tout un chacun conclu par l’adoption d’un plan prévisionnel comportant les prochaines étapes primordiales pour construire une société égyptienne solide et homogène dont aucun de ses enfants ni tendances [confessionnelles et politiques] ne sera exclu et pour mettre fin à la situation conflictuelle. Et ce plan se présente ainsi, fondé sur les points suivants : *la suspension temporaire de la constitution *menant le président de la Haute Cour Constitutionnel à prêter serment devant la Haute Cour Administrative *procéder à une élection présidentielle anticipée, pendant que le président de la Haute Cour Constitutionnelle administre les affaires nationales pendant la période de transition jusqu’à l’élection d’un nouveau président. 427 *au président de la Haute Cour Constitutionnel revient le pouvoir de décréter des déclarations constitutionnelles pendant la période de transition. *la composition d’un gouvernement de fortes compétences patriotiques et capable de jouir de tous les droits de direction durant la période actuelle. *la composition d’une commission regroupant la totalité des tendances et des compétences pour réviser les amendements constitutionnels proposés pour la constitution qui a été suspendue temporairement. *l’engagement de la Haute Cour Constitutionnel à approuver rapidement un projet de loi pour les élections de la chambre des députés et la préparation des élections parlementaires. *la mise en place d’un pacte d’honneur médiatique comprenant la liberté de la presse et instaurant un code des règles de la profession, l’honnêteté, la neutralité et l’élévation de l’intérêt supérieur de l’Etat. *adopter les mesures d’application pour permettre aux jeunes d’intégrer les institutions de l’Etat participant aux décisions en tant que conseillers des ministres, des gouverneurs, et de tous les centres décisionnels. *la composition d’une commission pour la réconciliation nationale s’appuyant sur des personnes bénéficiant d’une crédibilité et d’une popularité vis-à-vis de la totalité du spectre des composantes nationales et représentant les diverses orientations. 7-les forces armées invitent le grand peuple égyptien, avec toutes ses composantes, à manifester pacifiquement et à éviter la violence qui conduit à des maux profonds et à l’effusion de sang d’innocents. Et elles avertissent qu’elles se dresseront, collaborant avec les hommes du ministère de l’Intérieur, avec force et fermeté contre tout débordement non pacifiste en accord avec les lois en vigueur et ceci s’explique par leurs responsabilités patriotiques et historiques. 8-enfin les forces armées adressent leur hommage et toute leur considération aux hommes des forces armées et aux honorables et fidèles hommes de la police et de la justice pour leur noble rôle patriotique et tous leurs sacrifices permanents afin de 428 préserver la paix et la sécurité à l’Egypte et son magnifique peuple. Que Dieu préserve l’Egypte et son grand peuple éternel. Que la paix soit sur vous ainsi que la bénédiction et la miséricorde de Dieu. »95 A travers la parution de ce texte et la cessation d’activité de la page Facebook, nous devons nous rendre à l’évidence. Nous sommes tous Khaled Saïd a combattu l’Armée pendant près de trois années pour au final accepter de lui remettre le pouvoir, dans l’optique de mettre fin à l’expérience autoritaire des Frères Musulmans, et de mettre fin à leur engagement en tant que collectif prétendant faire partie d’un public politique. L’expérience prend fin ainsi il est désormais inutile de mener des enquêtes ou d’en publiciser les résultats et ainsi de suite, ce pour quoi Wael Ghonim, au nom de tous les Khaled Saïd, décide de remettre son destin aux mains de l’Armée, qu’il croit être sincère dans sa démarche protectrice de la Révolution. Khaled Saïd, comme tous les autres « martyrs » de la Révolution, n’a jamais recouvert son droit à être reconnu comme victime et pourtant la page qui s’est lancée à cette fin s’éteint. Il y a une réelle dissonance et un manque de cohérence avec les positionnements éditoriaux et politique que la page déployait jusqu’à lors. Même si ce collectif n’a jamais ouvertement critiqué l’institution militaire, en distinguant bien celle-ci du CSFA, au final il la laisse maîtresse de la gestion du pays. La rhétorique prérévolutionnaire revoit le jour, à savoir que l’Armée est la seule instance capable de protéger le pays et ses intérêts face aux menaces extérieures et intérieures. L’Armée se (re)positionne comme le garant « naturel » de la sécurité nationale et locale. Comme dans Le Loup et le Renard, l’Armée affirme que la « nature » du peuple égyptien voudrait qu’il se laisse guider par la disposition protectrice de celle-ci. « Le problème est remettre le public dans son contexte d’ensemble, c’est-à-dire dans la totalité structurée dont il fait 95 Annexe Nous sommes tous Khaled Saïd, texte de clôture. La traduction a été de nouveau effectuée par nous. Malgré la longueur du texte, nous avons estimé nécessaire la formulation explicite de l’intégralité de celui-ci, compte tenu de son importance pour notre thèse. https://www.facebook.com/ElShaheeed/posts/582745258442009, dernière consultation le 14 septembre 2016. 429 partie, que ce soit la totalité d’un processus ou d’une activité, ou celle d’un système ou d’un agencement, et d’identifier le mode de distribution/association qui le spécifie. »96 Si nous avons pu considérer Nous sommes tous Khaled Saïd comme un collectif, visant à faire partie d’un public politique actif, il est évident que celui-ci a émergé dans un contexte absolutiste et a survécu quelques temps sous un régime dictatorial. Cela dit, agir dans ce type de circonstances est fort épuisant, ce pour quoi Dewey a postulé sa définition du public en situation démocratique ou pour améliorer une démocratie déjà existante, et dure l’espace et le temps d’une expérience qui ne peut durer éternellement. Dans ce type de configuration, le public ne peut perdurer au-delà des capacités physiques et mentales d’un individu. La force collective ne surmonte visiblement pas l’épreuve des souffrances quotidiennes de tout un chacun. L’engagement, s’il est endigué voire combattu par un pouvoir excessif, n’a pas l’air de survivre aux épreuves de l’intérêt personnel, ou du moins de la survie individuelle. L’appui sur la mythographie martyrologique sert bien à s’encourager et à mobiliser des forces, en se créant une histoire commune, mais à terme si la situation socio-politique se dégrade ou même ne s’améliore aucunement, le temps et la force dissuasive de la violence physico-sociale, répétée et systématique, semblent l’emporter sur la volonté d’existence collective. Cette décision top-down, prise par le haut de la communauté socionumérique, à savoir Wael Ghonim, ne laisse place à aucune discussion collective ou négociation quelconque. La conviction d’un être, tout leader qu’il soit, prime sur la volonté d’autrui, même s’il prétend régulièrement prendre le pouls de ses pairs. Wael Ghonim est passé d’une identité-résistante (adéquate pour l’émergence d’un collectif) à ses débuts, où il se positionnait comme le défenseur, anonymement, d’une cause qui se trouvait être la torture, vers une identité-projet (la plus propice pour la constitution d’un public politique), au bout de quelques mois, visant à renverser le régime politique en place puis ce qui ont suivi, pour à terme se ranger dans une identité légitimante97 qui répond aux critères de domination de l’instance la plus puissante en Egypte : l’Armée. C’est certainement le glissement du bien-être de la nation QUERE Louis, « Le public comme forme et comme modalité d’expérience » in CEFAÏ Daniel et PASQUIER Dominique (dir.), Les sens du public. Publics politiques, publics médiatiques, PUF, Paris, 2003, p. 130 97 « L’identité légitimante est introduite par les institutions dirigeantes de la société, afin d’étendre et de rationaliser leur domination sur les acteurs sociaux. Cette idée est au cœur de l’analyse de l’autorité et de la domination chez Senett, mais rejoint aussi diverses théories du nationalisme. » CASTELLS Manuel, L’ère de l’information (tome 2), Le pouvoir de l’identité, Fayard, Paris, 1999, p. 18. 96 430 primant sur le bien-être du public en tant que configuration d’êtres humains qui rend possible le passage d’une identité-projet à une identité légitimante. Cette opération met un terme à l’existence du public puisque celui-ci, à l’évidence, ne peut uniquement résider dans l’intérêt d’une patrie mais, au contraire, d’une configuration d’individus préoccupés par leur bien-être social. Concernant les autres pages de notre corpus, le comportement et les réactions face au coup d’Etat sont quelque peu différents. Nous remarquons une nette réduction de l’activité pour toutes ces pages mais aucun arrêt brusque comme pour Nous sommes tous Khaled Saïd. Cette réduction pourrait s’expliquer par l’émergence d’autres réseaux socionumériques seulement Facebook demeure un réseau très prisé en Egypte en 2013. Autre suggestion possible : les cas personnels des administrateurs des pages et des communautés socionumériques. S’il est possible qu'un individu puisse avoir des empêchements pour continuer à diriger, il est tout aussi possible qu’il soit remplacé par un tiers, un pair. Et ce n’est pas le cas. Nous ne pouvons apporter de réponses définitives et catégoriques mais d’après les résultats de l’analyse, ces quatre pages Facebook, malgré leur variété, ont toutes échoué à faire du street art un moyen d’expression suffisamment puissant afin de contribuer à la genèse d’un public politique. Du moins, si elles sont parvenues à le faire naître, elles n’ont pu créer les conditions favorables à la mise en place d’un terreau suffisamment fertile pour lui permettre de se maintenir à long terme. « La démocratie est la solution »98, Alaa el-Aswany, Chroniques de la révolution égyptienne. 98 EL ASWANY Alaa (traduit par GAUTHIER Gilles), Chroniques de la révolution égyptienne, Actes Sud, Arles, 2011. En conclusion de chaque chronique, Alaa el-Aswany préconise : « La démocratie est la solution ». 431 Conclusion générale « Dans ce monde il n’y a que deux tragédies. La première est de ne pas obtenir ce que l’on veut et la seconde est de l’obtenir » Oscar Wilde, L’éventail de Lady Windermere. Un public politique s’est constitué en quelques mois, des résultats d’une sédimentation de plusieurs décennies, afin de renverser un régime dictatorial. Le pouvoir militaire a ainsi assisté à la chute de sa figure la plus éminente, à savoir Mohammad Hosni Moubarak, mais a persisté pour maintenir toutes les institutions du pays sous sa gouvernance. Le CSFA (Conseil Suprême des Forces Armées), succédant à Moubarak, a donc résisté pendant plus d’un an alors que les révolutionnaires continuaient à le combattre. En effet, un enchaînement d’événements a abouti à la mise en place d’une élection présidentielle, et malgré l’accession au pouvoir d’un civil ce même public a tout fait pour remettre au pouvoir l’institution militaire. Après avoir obtenu ce qu’il souhaitait, le public a donc décidé finalement de revenir à ses habitudes de gouvernance dictatoriale, réconfortantes mentalement, avant de se désagréger. Le règne de la peur avait été chassé et il est revenu encore plus puissant, doté d’une légitimité désormais offerte par le public politique. Mise en récit des événements : reflet du cheminement des entités plurielles. 432 Pour la période juin 2010-juillet 2013, nous avions décidé de reconstituer rétrospectivement le récit configuré par des activistes révolutionnaires. En retraçant le parcours narratif de quatre pages Facebook engagées dans la Révolution, il nous était possible, en adoptant la sémiotique peircienne, d’observer comment un discours pouvait susciter une action. Il était donc question de vérifier dans quelle mesure un discours street artiviste, inséré dans un dispositif discursif médiatique, pouvait contribuer à la constitution et au maintien d’un public politique. Ainsi l’enchaînement des événements a fait ressortir un récit composé de nouements et de dénouements instituant une multitude de micro-récits. Ainsi, une tripartition du récit est observable. Trois périodes semblent clairement se distinguer : la première durant laquelle le combat est focalisé sur la chute de Moubarak, une deuxième que nous pourrions qualifier d’anti-CSFA et enfin une troisième et dernière où un public constitué a adopté des modes d’action propres à un collectif, à travers le passage d’un « agir-contre » en lieu et place d’un « agir-pour ». En effet, durant la phase anti-Moubarak, force est de constater que seule une page Facebook de notre corpus, Nous sommes tous Khaled Saïd, existe et agit. Elle se constitue très nettement comme un collectif politique qui appelle à la constitution d’un public politique. Elle opte à ce moment pour une modalité d’action de type : collectif politique/identitérésistance. Passée par l’étape de la communauté socionumérique (à travers la mise en place d’une charte et d’un règlement intérieur intuitif à observer), elle aspire immédiatement à se comporter comme un collectif, cohérent en interne et en externe, pour contribuer à la constitution d’un public. Nous sommes tous Khaled Saïd se pose comme un collectif précurseur capable de fédérer d’autres collectifs, qui ont pris forme en ligne, afin de motiver le passage du subir à l’agir. Pour ce faire, rapidement le collectif réalise que l’emploi d’un mode d’expression tel que le street art, uniquement apparent sous sa forme artiviste, pourrait lui apporter une dimension esthétique. L’expérience esthétique lui permet de générer des récits notamment victimaires et martyrologiques, suscitant ainsi l’émotion. Les mythographies fondées sur le subir ensemble, nécessaire à la constitution d’un public politique, sont produites et continuellement sollicitées. La fonction opérationnalisante du street art(ivisme) pour l’expérience esthétique révolutionnaire exalte une expressivité performative couplée à un agir. Un discours accessible et émouvant donne vie à une expérience tout en économisant l’énergie intellectuelle. En établissant ce type de discours nuancé, fin, sophistiqué et 433 facilitateur pour la mise en place d’une imagination commune, le street artivisme donne des couleurs, de la hauteur et de la profondeur au discours révolutionnaire de Nous sommes tous Khaled Saïd. C’est ce « sel qui redonne saveur contre l’affadissement du banal »1 qui offre de nouvelles spatialités et temporalités au street art, grâce à sa médiation au sein de ce dispositif discursif activiste, ainsi il acquière de la reconnaissance et devient une modalité d’action, comme une autre, prête à l’emploi. Le street art(ivisme) devient en quelque sorte une valeur ajoutée mobilisable pour un collectif tel que Nous sommes tous Khaled Saïd. La reprise ex et post situ d’œuvres de street art par un collectif politique lui permet d’accéder à une touche esthétique garantissant une cohésion à l’expérience en vue d’un aboutissement. Pour rappel, l’apparition d’une expérience est une condition nécessaire pour parvenir à la constitution d’un public politique qui subit ensemble et agit de concert, malgré sa pluralité. L’expérience esthétique constitue un facilitateur offrant des possibilités à un collectif, à savoir de se réunir avec des pairs afin de former un public. En parallèle, au sein de notre corpus hybride, trois pages proposent une immersion totale dans le street art(ivisme). Celles-ci ont des contextes de production et de réception variés produisant des actions diverses. Tout d’abord, Keizer gère sa page comme une galerie d’exposition numérique. Celle-ci ayant pour objectif de donner une nouvelle vie à ses œuvres, son discours s’inscrit dans la durée et devient accessible à des suiveurs qui ne tomberaient pas forcément sur ses œuvres in situ. Cela dit, il n’aspire à aucun moment à contribuer à la construction d’un collectif. Il ambitionne seulement, à travers sa production situationniste, d’inciter un public à se réunir et à agir. Il reste, cependant, significatif dans notre corpus pour la circulation numérique de ses œuvres qui produisent des récits pour d’autres collectifs qui s’en saisissent afin de fluidifier la constitution d’un public. Tandis que Graffiti in Egypt se consacre à une communication ciblée pour une niche d’initiés passionnés de graffiti, de street art, de football, et de Révolution. Néanmoins cette communauté s’érige rapidement comme un collectif et prétend avant tout défendre ses intérêts face à un « Ils » qui ne les reconnaîtraient pas. Pourtant, nous observons que les conséquences d’intérêts publics prennent le pas sur les intérêts propres au collectif. Ainsi, le collectif agit en accord avec d’autres collectifs et relaye même par moments la communication d’autres collectifs dans son propre dispositif médiatique en signe de soutien. 1 GENIN Christophe, Le street art au tournant, Reconnaissances d’un genre, Les Impressions Nouvelles, Bruxelles, 2013, p. 114. 434 Graffiti in Egypt va même jusqu’à défendre la cause féminine ce qui démontre bien son ambition à faire partie d’un public politique qui veillerait à des intérêts d’ordre public. Enfin, le MadGraffitiWeek a, quant à lui, eu un mode de fonctionnement particulier. Il s’est construit sur une modalité d’action simultanément interactive et participative. Cette communauté socionumérique est rapidement entrée dans la définition du collectif politique (mobilisant les quatre éléments constitutifs : la nominalisation, la totalisation, la conscience mutuelle et l’intentionnalité) mais a, d’autant plus rapidement, observé le comportement d’un collectif membre d’un public politique. A l’initiative d’un collectif d’artistes, la page Facebook qui les représente s’avère être un outil de communication de sollicitation des citoyens. L’expérience artistique vécue par les auteurs est proposée à tous. Des pochoirs sont mis à la disposition de tout un chacun afin de les reproduire sur des murs urbains et d’en poster la photographie en retour sur le mur numérique. Ainsi, les expériences artistiques et esthétiques se trouvent entremêlées en permanence et produisent comme action un sentiment de participation directe de la part d’un collectif, ce dernier proclamant ne jamais vouloir se décomposer tant que la Révolution n’a pas atteint ses objectifs. Nous constatons donc qu’en l’espace de deux années, juin 2010 à juin 2012, un public politique a émergé, se manifestant principalement par des enquêtes révélatrices des dysfonctionnements du régime politique en place. Ce public était composé d’une multitude de collectifs qui ont, peu à peu, oublié leur individuation et leurs particularismes pour se préoccuper non plus d’un « souci de soi » collectif mais d’un « souci du monde ». Pour y parvenir, l’expérience esthétique a joué ici un rôle capital. Le street artivisme, unification urbaine et ciment du public. Le street artivisme a donc permis de générer des récits pour cette Révolution en cours. Partant d’une identité victimaire, il a ensuite progressivement basculé vers l’apologie de la martyrologie révolutionnaire, donnant une tout autre consistance à l’émotion suscitée. Désormais fondée sur une sanctification de la cause, l’émotion acquiert une légitimité indéniable et incontestable. Autant le pouvoir en place prétend défendre le bien-être et les intérêts supérieurs de la nation ; autant le street artivisme, acquis à la cause révolutionnaire, 435 se pose en défenseur des droits de l’Homme et particulièrement des victimes tombées pour une « noble cause ». Donner une image et des couleurs aux éborgnés de la rue Mohammad Mahmoud, aux Ultras-« martyrs »-ailés de Port Saïd, aux victimes de la Révolution, dans leur ensemble, contribue à la construction d’une mémoire collective conférant une sacralisation du récit révolutionnaire. Des discours établissant des figures anonymes, destinées à devenir emblématiques, comme des victimes du Régime produisent petit à petit un récit révolutionnaire. De Khaled Saïd, parfait inconnu avant l’été 2010, à la multitude de victimes des 18 jours de l’insurrection érigés en héros de la Révolution, aux éborgnés de la rue Mohammad Mahmoud, aux Ultras« Martyrs »-ailés de Port Saïd, de la succession des événements du processus révolutionnaire peints sur les murs urbains, et médiés socionumériquement, émerge un récit révolutionnaire, essentiellement esthétique et fondé sur l’émotion suscitée par la sanctification de la cause, qui génère des projets à atteindre. « Le street art, qu’il soit décor urbain, spontané ou sur commande, qu’il soit activiste, traditionaliste ou progressiste, est l’interface où se lisent les tectoniques de notre époque, entre pauvres et riches, entre minorités et majorité, entre partis rebelles et hégémonie en place, entre femmes et hommes. Comme figure libre il a créé une onde de choc visuelle qui atteint toute nos formes d’expression, et, à son tour porte les ondes de choc de maints conflits. »2 Non seulement, le street art, et plus particulièrement dans sa « dimension géopolitique »3, procure une vision claire sur les récits et les problématiques qui animent une société, mais il « agit » sur ces récits et sur leurs effets de sens. Il créé donc des récits et des « agir » potentiels. Le street art permet donc d’observer l’évolution du récit révolutionnaire et les actions que celui-ci engendre. La médiation socionumérique l’ancre d’autant plus dans une dimension artiviste prégnante et lui garantit de la visibilité. Le récit révolutionnaire, construit parallèlement par les activistes et les arti(vi)stes4, progresse vers une martyrologie et conduit à un dépassement des contraintes imposées par le pouvoir. Ainsi, les murs/barrières érigé.e.s par les autorités afin de contrôler le centre-ville sont rapidement 2 GENIN Christophe, Le street art au tournant, Reconnaissances d’un genre, Les Impressions Nouvelles, Bruxelles, 2013, p. 167. 3 Ibid., p. 164. 4 L’articulation des modalités d’action, cyberactivistes et street artivistes, crée une interaction entre deux champs en vue de produire un discours cohérent. Ainsi, lorsque l’action dans la rue n’est plus possible, une action en ligne s’organise et inversement. Tout ceci dans l’optique de réunir les forces vives des protestataires. 436 défié.e.s pour signifier à l’oppresseur qu’il ne pourra jamais faire taire la colère, ni la murer dans le silence. Les œuvres de street art fédèrent des individus, se reconnaissant dans des figures de victimes ou de martyrs du régime, et leur proposent un récit cohérent à partir duquel une action commune peut naître. Ainsi, l’individualisme disparaît au profit du « souci du monde »5. « Le développement du graffiti lors des soulèvements arabes démontre la capacité de ce moyen d’expression à briser la passivité, à jouer un rôle pionnier dans l’unification urbaine. Le dialogue public se faisant dans un contexte de guerre urbaine, il est manifeste que l’accessibilité est un enjeu clé. Alors que les différentes versions rivalisent et que les médias alimentent les controverses, les rues sont devenues le support visuel d’une révolution en marche : elles créent un lien entre divers outils de communication, entre les messagers et leur audience, les graffeurs devenant les narrateurs de leur propre histoire. »6 Le street art permet une médiation plus fluide accédant à la tiercéité de l’expérience esthétique, passant de l’émotion à l’imagination. Une fonction projective unifiée par les récits street artistiques de la Révolution. Le matériau nécessaire au développement et au maintien, c’est-à-dire l’émotion et l’imagination, d’une expérience esthétique est notamment fourni par le street art(ivisme), et surtout par sa médiation socionumérique. Pourtant, cela n’a pas suffi au maintien d’un public politique. Le Délitement du public. Dans la mise en récit configuré par le public, nous observons que la tournure des événements n’a pas été en leur faveur. Lorsque la lueur d’espoir d’un pouvoir civil germait, à savoir l’organisation d’une élection présidentielle, le public se rendit compte que l’Ancien Régime n’avait jamais été aussi puissant. Il a réussi à imposer, sans l’adoption d’une 5 6 ARENDT Hannah, Du mensonge à la violence, Calmann-Lévy Pocket, coll. « Agora », Paris, 1972, p. 166. ZOGHBI Pascal et DON KARL, Le Graffiti arabe, Eyrolles, Paris, 2012, p. 44. C’est nous qui soulignons. 437 constitution et après la destitution de l’Assemblée nationale, un second tour entre deux candidats qui ne concordaient pas avec les exigences du public. Deux alternatives se présentaient aux citoyens : un militaire (Ahmad Shafik) ou un Frère musulman (Mohammad Morsi). Le second l’emporte mais sa présidence a exacerbé les tensions dans le pays. Une bipolarisation du public politique s’est accrue et les haines se sont cristallisées autour d’une personne et de son parti politique. C’est à partir de ce moment précis que le public – anciennement composé de révolutionnaires, de partisans des Frères musulmans, de communistes, de libéraux, etc. – commença à se désagréger en divers collectifs qui défendaient leurs propres intérêts. Désormais le public s’est trouvé scindé en une variété de collectifs, une première partie d’entre eux se mobilisent contre le nouveau président et son parti, soutenant désormais l’ennemi d’hier c’est-à-dire l’Armée ; tandis que l’autre soutient le président. Pour les premiers, l’« agir-contre » prime tellement qu’il n’y a plus d’objection à solliciter l’Ancien Régime afin de se débarrasser du nouveau régime « islamiste et antirévolutionnaire». En ce qui concerne les seconds, ils s’opposent aux premiers qu’ils voient comme des « traîtres » à la patrie, à l’islam et à la Révolution. Lorsque la bipolarisation atteint un pic, un danger puissant guette la survie d’un public. S’il se divise en deux entités opposées, celui qui est en désaccord devient rapidement un ennemi, voire un traître dont il faudrait se débarrasser. Chaque camp prétend défendre la Révolution et la patrie, en reliant fatalement les deux. En effet, le patriotisme est un frein majeur à l’émergence, à la maintenance et à la survie d’un public. Le public n’a pas trait à prendre soin d’une patrie mais a pour mission de surveiller les conséquences d’intérêt public sur les terrains économique, social et politique, etc., et non de protéger une « institution imaginaire »7 telle la patrie. Ainsi de juin 2012 à juin 2013, le premier collectif a déterminé ses intérêts comme étant ceux de mettre un terme à une expérience de pouvoir islamiste. Seulement pour arriver à cet aboutissement, ce collectif expérimente le retour à l’Ancien Régime. Le continuum de l’expérimentation renoue son fil à travers la complétude d’une expérience, qui a mis un terme à la présidence de Morsi, mais au lieu d’atteindre une situation stable et meilleure que la précédente, le collectif se confronte désormais à un retour en arrière, voire à une situation plus délicate qu’au préalable. Avant la chute de Moubarak, l’Ancien Régime avait établi une 7 CASTORIADIS Cornelius, L’institution imaginaire de la société, Seuil, Paris, 1975. 438 dynamique de domination plus ou moins stable, imposant des habitudes aux citoyens. Or, le retour à un pouvoir militaire a modifié les habitudes en installant une répression encore plus sévère. La population égyptienne a toujours été réduite à l’état d’un enfant à éduquer par son père : l’Armée représentée par le dictateur, « Le guide », « Le Père de la Nation ». Celui-ci, au prix de la sécurité, lui faisait croire qu’elle avait droit à un repas quotidiennement. Lorsque l’enfant s’est permis de s’émanciper de la tutelle du père et a émis le souhait de se soustraire à son autorité, le père l’a laissé expérimenter une soi-disant liberté. L’enfant en question, n’ayant jamais été travailleur et n’ayant aucune expérience de la société qui l’entoure, ne parvient pas à se nourrir seul. Il revient donc tout naturellement vers son père et mendie, désormais, la moitié d’un repas, son père lui faisant comprendre qu’il devrait s’en satisfaire étant donné sa trahison. Ce scénario pourrait s’appliquer à l’expérience révolutionnaire égyptienne. Un public s’est constitué afin de demander ses droits les plus essentiels et de reconquérir sa souveraineté. Expérimentant douloureusement la démocratie, tandis que l’Armée continuait à maîtriser toutes les institutions fonctionnelles du pays, le public n’a jamais réellement réussi à se défaire de l’emprise militaire. Au bout de trois années de lutte, le public, n’ayant aucune culture démocratique, s’est résigné à retrouver ses habitudes en recourant au pouvoir militaire. La dictature : l’impossible émergence d’un public politique ? Malgré la remise en question de : « la typologie des formes de l’action collective telle que corrélée à la nature des régimes politiques et explicitée par Sydney Tarrow et Charles Tilly (2008). A partir de cette hypothèse, il semble désormais difficile de réserver les mouvements sociaux aux régimes démocratiques et les 439 oppositions clandestines et les brefs affrontements aux régimes autoritaires. »8 Il demeure néanmoins compliqué pour un public de perdurer en situation dictatoriale. Parmi les limites du pragmatisme deweyien nous retrouvons la corrélation à la nature démocratique d’un régime. En effet, la réflexion de John Dewey « se présente moins comme un traité sur les principes du droit politique que comme une méditation sur les conditions de survie de la démocratie »9. Or, dans notre cas d’étude il s’agissait d’observer la vérifiabilité de ces concepts pragmatistes en situation dictatoriale et autoritaire. Il s’avère, d’après l’analyse menée, que dans ce type de régimes politiques, dans lesquels aucune latitude n’est donnée au public, l’émergence d’un public peut se faire mais ne peut outrepasser, sur du long terme, les obstacles de la misère et de la répression. Le public politique s’épuise dans ce cas puisque l’appétence en matière de droits politiques ne peut primer sur les appétences primaires. En d’autres termes, les appétences liées à la tiercéité ne peuvent être satisfaites tant que les appétences de la priméité n’ont été comblées. Selon le pragmatisme deweyien, le public est comme les fruits « périssables » et pour éviter de faner, il doit se remettre en question continuellement. Pourtant, dans ce type d’environnement les transactions ne sont pas fluides. La résistance, qui prévaut dans chaque expérience, empêche l’aboutissement d’une expérience, le fil de l’expérimentation est régulièrement coupé. Le public tente de retisser les liens avec tellement de peine qu’il fatigue rapidement et se réconforte dans ses habitudes. Cependant, tout ceci n’est que temporaire. Une première expérience révolutionnaire a atteint ses limites et sa complétude lors du coup d’Etat de juillet 2013. Pour autant, le public, qui s’est délité, va très probablement émerger de nouveau pour renouer le continuum du processus révolutionnaire. D’autres expériences sont appelées à prendre le relais afin d’aboutir à un point de stabilité plus souhaitable par et pour le public politique à reconstituer. Les contraintes financières aussi bien que répressives ne seront dépassées qu’avec l’intermédiaire d’une expérience esthétique qui refranchira, ou brisera définitivement, les barrières des préjugés et des habitudes. L’échec de l’expérience esthétique n’est que provisoire. Pour une première émergence de public politique en Egypte, 8 BEN NEFISSA Sarah, Introduction « Mobilisations et révolutions dans les pays de la Méditerranée arabe à l’heure de « l’hybridation » du politique (Egypte, Liban, Maroc, Tunisie) » in BEN NEFISSA Sarah et DESTREMAU Blandine (dir.), « Protestations sociales, révolutions civiles. Transformations du politique dans la Méditerranée arabe », Revue Tiers-Monde, Hors-série n°2, Armand Colin, 2011, p. 9. C’est nous qui soulignons. 9 DEWEY John, Le public et ses problèmes, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2010, p. 15. 440 l’expérience s’est avérée plutôt concluante mais l’effort doit être prolongé, ou plutôt renouvelé. Une réelle brisure dans l’élan révolutionnaire s’est produite après le coup d’Etat et le retour au pouvoir de l’Armée. Le public, qui a été actif pendant deux années avant de revenir à la forme de collectifs, s’est totalement délité ; pour preuve la clôture de la communauté socionumérique Nous sommes tous Khaled Saïd et l’activité réduite des trois autres pages du corpus. Le public, selon la formule de Louis Quéré10, est relatif à une forme et une modalité d’expérience. Il « est nécessaire de le caractériser par rapport à la forme sociale dont il est solidaire, celle de l’espace public. »11 Or, dans un pays rongé par la dictature depuis des décennies, l’espace public est totalement dominé par le pouvoir autoritaire qui ne laisse donc aucune liberté d’action dont le public pourrait se saisir. Celui-ci développe donc des modalités d’action nouvelles qui peuvent échapper au contrôle des autorités. Un public peut émerger et concurrencera le pouvoir quant à la maîtrise de l’espace public. A chaque fois qu’il se désagrègera il pourra s’emparer de modalités d’action temporaires et cachées, comme dans les TAZ (Zone autonome temporaire)12. Celles-ci permettent de prendre d’assaut les rares espaces « concédés » par les autorités avant de retourner à l’invisibilité, tout cela pour éviter d’avoir affaire aux organes de surveillance. Il s’agit donc d’apparaître et de disparaître aussi vite. Cette phase ne saurait qu’être temporaire avant qu’une nouvelle génération de citoyens persévérants reforme un public politique en s’inspirant de l’expérience précédente. « Mais je suis un […] rêveur, un grand optimiste, c'est une philosophie qui me suit, Alors je me dis que ça peut s'arranger. J'espère donc je suis. […] Surtout le printemps, surtout l’été, surtout l’automne, surtout l’hiver. » Grand Corps Malade, « Vu de ma fenêtre ». QUERE Louis, « Le public comme forme et comme modalité d’expérience » in CEFAÏ Daniel et PASQUIER Dominique (dir.), Les sens du public. Publics politiques, publics médiatiques, PUF, Paris, 2003. 11 Ibid., p. 113. 12 Hakim Bey, TAZ, Zone autonome temporaire, Editions de l’éclat, Paris, 2004 (1ère éd. 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Et ceci n’arrivera jamais tant qu’on ne s’unit pas tous, qu’on n’avance pas main dans la main et qu’un grand nombre d’égyptiens ne se joint pas à nous sur l’internet et en dehors à travers un activisme auquel nous participons tous. -La page défend tous les égyptiens et portera au grand jour toute tentative d’intimidation ou de chantage qui pousserait un égyptien à décliner ses droits. Et elle demeurera une tribune pour la défense de nos droits sans aucune ligne rouge. 460 -La page n’a aucune orientation politique et ne prête allégeance à aucun parti politique, aucune organisation ou mouvement. Mais la page partage les maux de la nation avec tout mouvement politique qui plaide les mêmes revendications et tout ceci étant une première étape vers l’éveil des égyptiens. Deuxièmement : Quelles règles de participation à la page : -Tout visiteur peut exprimer leur opinion et leur point de vue à propos de n’importe quel sujet important qu’il souhaite proposer à travers la page : « les débats » de la page est un nouveau thème et la page est ouverte à tous Wall ou en passant par l’écriture directement sur Discussions tant que les règles du débat sont observées. Et il n’y a aucune ligne rouge à part le respect d’autrui et le débat avec un langage soutenu. Et sur la page nous allons commencer à nous imposer de publier les pages débats de manière plus conséquente pour qu’un plus grand nombre de visiteurs y entrent et qu’ils assistent aux débats que les gens aiment aborder hors ce qui a été proposé par la page. -Les commentaires publiés sur la page sous le nom de : « Nous sommes tous Khaled Saïd » doivent être reliés avec le sujet principal. C’est-à-dire : si un sujet aborde la question de la torture de quelqu’un les commentaires ne peuvent pas, par exemple, parler de la rencontre de Hosni Moubarak avec Perez. Ce sujet peut s’inscrire dans la page débat ou la discussion instantanée sur le Wall. Et les commentaires qui outrepassent cette règle seront supprimés, les auteurs récidivistes seront susceptibles d’interdiction sur la page. Parce qu’il se produit souvent des éloignements et on sort souvent du sujet initial. -Interdiction de dire du mal d’une personne privée ou publique…qu’elle soit présente sur la page ou non, à travers l’insulte et l’usage de termes tels que : chien ou dégueulasse ou bien les insultes visant le père ou la mère…tout ceci est prohibé sur la page et sera retiré et la répétition engendrera l’interdiction de la participation aux commentaires. Par contre, chaque personne a droit de critiquer toute autre personne de manière argumentée et polie. Cette page compte plus de 22 000 enfants de moins de 16 ans et il n’est pas bon d’utiliser tout type de vocabulaire. Sans compter que l’insulte n’a jamais été une solution à un quelconque problème. -Parler de politique est autorisé car tout ce que l’on fait est parler de politique dans son acception la plus large. Par contre la discussion autour des personnes et les divergences entre les partisans d’une personne en particulier ou un parti en particulier contre une autre personne ou un autre parti n’est pas autorisée sur la page parce que sur cette page nous sommes tous égyptiens. On ne peut pas laisser la page se transformer en lieu de confrontation politique puisqu’il y a des dizaines voire des centaines de pages sur l’internet qui existent pour cela. Ici on a une seule cause commune : nous voulons changer notre pays, peu importe quelles sont les personnes qui vont mener ce changement…et nous nous concentrons sur l’éveil de tous les égyptiens pour qu’ils puissent revendiquer leurs droits, et que chacun puisse être libre par la suite dans ses choix grâce à son information et ses lectures. 461 -La promotion des sites, pages et groupes n’est pas autorisé sur la page. La page a des droits et ses participants sont très nombreux donc si chacun tenant une page ou un groupe se fait de la promotion sur la page, celle-ci se transformera d’un espace de débats constructifs à propos du changement de notre vers un site d’annonces publicitaires. La mise en place d’une alternative est en cours à travers laquelle toute personne ayant un groupe engagé qu’il désire publier, qu’il nous écrive et nous posterons le lien dans une rubrique intitulée « Pages amies ». -Nous devons discuter dans une atmosphère faite de politesse, d’amour et d’affection même si nous ne nous accordons pas quant à nos opinions, ceci étant l’objectif principal : que nous nous comprenons tous et que nous nous aimions malgré nos désaccords. Nous sommes des gens venant de différents milieux, différentes cultures et éducation, ayant vécu des expériences différentes et il est certain que nos jugements sur tout sujet varieront. Par conséquent, nous devons expliquer l’un l’autre nos opinions et nous devons admettre que cette explication ne sera pas nécessairement suivie d’une conviction.  Courrier électronique elshaheeed@gmail.com [traduction littérale lemartyr@gmail.com] 462 Annexe 2 : « A propos » de Graffiti in Egypt. https://www.facebook.com/Graffiti.in.Egypt/ À propos de Graffiti In Egypt  Informations sur la Page Informations sur la Page  Brève description HipHop,Ultras,REV and other graffiti in Egypt  Longue description HipHop,Ultras,REV and other graffiti in Egypt 463 Annexe 3 : « A propos » de Keizer. https://www.facebook.com/KeizerStreetArt/ Naissance 6 septembre 2011 Informations sur la Page  Biographie Keizer is the pseudonym of an anonymous Egyptian Street Artist and graffiti artist whose work has gained popularity and notoriety in Egypt following the 2011 Egyptian Revolution . Little is known about Keizer's early life, as the artist (identified as a male) has taken steps to protect his identity. He has been photographed wearing a hooded sweatshirt while creating his artwork in Egyptian Streets and slums. In a rare encounter he said " Generally speaking, my street art has coded and embedded metaphors and symbols that trigger associations with the people in connection with existing stereotypes, values, categories, and sensations, etc. At the same time street art can modify and reshape the existing narratives. The interpretations of existing symbols are not uniform but negotiable. In this respect, the interpretation lies beyond the control of the street artist. Symbols are not constants, since they are fluid and may change in meaning throughout time and space. So what is perceived in Egypt has different meanings within Egypt itself and the same goes for when the work is being perceived and interpreted in other countries." Keizer  Sexe Masculin  Centres d’intérêt Graffiti (singular: graffito; the plural is used as a mass noun) is the name for images or lettering scratched, scrawled, painted or marked in any manner on property. Graffiti is any type of public markings that may appear in the forms of simple written words to elaborate wall paintings. Graffiti has existed since ancient times, with examples dating back to Ancient Greece and the Roman Empire.[1] In modern times, paint, particularly spray paint, and marker pens have become the most commonly used graffiti materials. In most countries, marking or painting property without the property owner's consent is considered defacement and vandalism, which is a punishable crime. Graffiti may also express underlying social and political messages and a whole genre of artistic expression is based upon spray paint graffiti styles. Within hip hop culture, graffiti has evolved alongside hip hop music, b-boying, and other elements.[2] Unrelated to hip-hop graffiti, gangs use their own form of graffiti to mark territory or to serve as an indicator of gang-related activities. Controversies that surround graffiti continue to create disagreement amongst city 464 officials/law enforcement and writers who wish to display and appreciate work in public locations. There are many different types and styles of graffiti and it is a rapidly developing art form whose value is highly contested, reviled by many authorities while also subject to protection, sometimes within the same jurisdiction. Street art formats Graffiti • Stencils • Sticker art Wheatpasting • Poster art Etymology Ancient graffiti, Church of the Holy Sepulcher, JerusalemGraffiti and graffito are from the Italian word graffiato ("scratched"). "Graffiti" is applied in art history to works of art produced by scratching a design into a surface. A related term is "graffito", or "sgrafitto,"[3] which involves scratching through one layer of pigment to reveal another beneath it. This technique was primarily used by potters who would glaze their wares and then scratch a design into it. In ancient times graffiti was carved on walls with a sharp object, although sometimes chalk or coal were used. The word originates from Greek γράφειν — graphein — meaning "to write." The earliest forms of graffiti date back to 30,000 BCE in the form of prehistoric cave paintings and pictographs using tools such as Animal bones and pigments.[4] These illustrations were often placed in ceremonial and sacred locations inside of the caves. The images drawn on the walls showed scenes of animal wildlife and hunting expeditions in most circumstances. This form of graffiti is subject to disagreement[clarification needed Disagreement between whom and concerning what?] considering it is likely that members of prehistoric society endorsed the creation of these illustrations. The only known source of the Safaitic language, a form of proto-Arabic, is from graffiti: inscriptions scratched on to the surface of rocks and boulders in the predominantly basalt desert of southern Syria, eastern Jordan and northern Saudi Arabia. Safaitic dates from the 1st century BCE to the 4th century CE.  Téléphone 911  E-mail keizerstreetart@hotmail.com  Site web http://www.flickr.com/photos/keizerstreetart/ 465 Annexe 4 : « A propos » de MadGraffitiWeek. https://www.facebook.com/MAD.GRAFFiTi.WEEK/ À propos de MAD GRAFFiTi WEEK   Informations sur la Page Propriétaires de la Page Informations sur la Page  Date de début Fondation le 2 avril 2012  Horaire Toujours ouvert  Brève description Nous dessinons pour la liberté, pour exprimer l’opinion du peuple, pour informer sur le peuple et la Révolution. Nous avons commencé le 13 janvier 2012 contre le régime et contre le SCAF (Supreme Council of Armed Forces)  Longue description Nous dessinons pour la liberté, pour exprimer l’opinion du peuple, pour informer sur le peuple et la Révolution. Nous avons commencé le 13 janvier 2012 contre le régime et contre le SCAF (Supreme Council of Armed Forces). C’était la semaine du graffiti enragé, mais elle ne s’arrête pas avec la fin de la semaine, elle s’étend à jamais. Jusqu’à la chute du régime. Ces murs emplis des futilités du régime vous appartiennent (usagers de la page), ces murs témoignent de l’injustice et de l’oppression, ces murs ont assisté à la coulée de sang des martyrs, gloire à eux. Liberté !  Informations générales Médite, crée, dessine, milite… 466 Annexe 5 : Entretien avec Keizer. Entretien semi-directif, de vingt-cinq minutes, mené le 25 juillet 2013, dans un café de Mohandesseen au Caire. Après quelques échanges informels, voici ce qui s’en est suivi : -Tu avais des problèmes avec le pouvoir de manière générale ? -Oui mais sans confrontation directe avec le pouvoir. C’est-à-dire que je n’ai jamais été emprisonné, je n’ai jamais eu de problèmes avec la police mais souvent…l’idée du pouvoir et qu’ils doivent nous diriger et nous restreindre. L’art a toujours été présent en moi depuis tout petit, j’ai toujours aimé dessiné. En grandissant, j’ai compris que l’art, le dessin, la poésie ne pouvait pas me faire vivre et c’est ce que mes parents m’ont inculqué alors j’ai commencé à bosser en entreprise, puis je suis entré dans le tourbillon de la vie et après un long détour la vie m’a ramené vers l’art il y a cinq ans. Puis avec les mouvements politiques de contestation, principalement des années 60, aux Etats-Unis et en Europe et de nombreux autres pays ça m’a toujours beaucoup attiré et j’ai commencé à entrer dans la politique, la culture de ces mouvements, la musique, la mode… comme on pourrait dire c’était mon utopie. L’endroit où j’aurais aimé être ! Et à cause de ça, des gens m’accusaient d’être beaucoup trop optimiste donc cet instinct révolutionnaire qui m’habitait est resté enfoui, enterré en moi pendant environ 20 ans puis la Révolution est arrivée ! Deux semaines avant la Révolution, j’avais commencé à faire des essais de pochoirs dans la rue… en tant que test, je testais les couleurs, la texture des murs, la propreté de mes bombes et juste après la Révolution est arrivée. La Révolution est arrivée et là comme on pourrait dire, c’était l’explosion (artistique), c’est tout ! Et c’est très naturel comme pour bon nombre d’égyptiens. Toutes les émotions emprisonnées en eux sont sorties comme une inondation. C’est tout ! Donc tout ce qui est révolutionnaire en moi, tout ce qui est anti-régime, anti-système est sorti naturellement. Et tu vois, tout ça a énervé beaucoup de monde, surtout les street artistes en Egypte qui se disaient : « c’est quoi ça ? Qui est ce type inconnu ? qui est sorti soudainement et en puissance et avec un style » parce que y avait la quantité et la qualité. Ce n’était pas qu’une question de quantité. Voilà ! Puis ce feu est toujours allumé. Tout ce qui est contre l’humanité, tout ce qui est injuste c’est ma priorité… ah oui et la peur, parce que la peur c’est quelque chose qui se tisse qui s’ancre dans nos mentalités et c’est ce qui nous divise dans le monde et en Egypte. -Quand as-tu commencé le dessin dans la rue ? -Deux semaines avant la Révolution. -Jamais à l’étranger ? 467 -Non jamais. Uniquement en Egypte. -C’est ce que j’ai lu mais je souhaitais avoir confirmation. -Non mais tu liras beaucoup de choses très différentes voire contradictoires. -Ma seconde question concernait le graffiti et le street art -La différence entre les deux ? -Oui tout à fait ! Comment te qualifies-tu ? Street artiste bien sûr ! -Et pour toi quelle est la (différence) ? -Le graffiti, c’est… -T’es passé par le graffiti avant d’en arriver au street art ? -Non, je l’ai étudié. Et comme toute chose dans ma vie, je fais toujours des recherches et je fais mes devoirs, donc j’ai compris d’où venait l’histoire du graffiti depuis l’antiquité jusqu’au présent. L’idée est simple en fait. Le graffiti c’est la concentration et la conception autour de la formation des lettres du mot. Les lettres ont un cadre, les cadres changent, les lettres se déforment, se reforment, tu comprends, et toute la concentration est sur le mot. Et c’est territoriale. Tu sais quand un gang veut montrer sa présence dans un lieu, elle laisse une trace. -Ici c’est à moi, personne d’autre n’y accède -C’est exactement ça ! Exactement ! Donc c’est juste pour délimiter des lieux, un quartier, une rue… -Et toi tu n’as pas cette approche de graffeur avec une vision de conquête territoriale, par exemple tu es souvent « présent » ici [lieu de l’entretien et son lieu de résidence] à Mohandessine, à Maadi ou encore à Zamalek ? -Non, non pas du tout, ce que je fais est différent ! Aucun rapport avec la présence de mes dessins. En fait on s’est accordé le graff est une question de concentration sur les lettres et une question territoriale, ok ? Ce que je fais est différent. Mais je veux terminer ce que je disais sur le graffiti. Le graffiti se concentre sur la lettre et le lieu. Les seuls changements s’opèrent sur la couleur, le cadre, la largeur, l’épaisseur des lettres, c’est tout ! C’est ça le graffiti ! Alors que le street art a une teneur sociale et politique. Après il peut établir une différence selon le lieu, puisque cela peut différer selon les quartiers, le milieu social dans lequel tu vis, ça peut même te faire douter de la réalité dans laquelle tu vis. Tu vois ? Parce que par exemple l’image n’est pas censée être à cet endroit. Normalement ces images sont conçues pour se trouver dans des lieux qui leur sont prédestinés comme des musées, des galeries précises et les gens n’ont pas l’habitude que l’art dans lequel il y a autant 468 d’application, de concentration, de couleurs leur soit adressé en tant que citoyen ou simple piéton dans la rue. Voilà ce qu’est le street art ! -Et pour toi, l’idée de vendre ou non, ton rôle vis-à-vis du citoyen ? Où te positionnes-tu par rapport à ces questionnements ? J’ai jamais rien vendu qui n’a pas été fait dans la rue. Je ne fais pas du sur-mesure ou des commandes pour des clients précis et le peuple lui aurait droit à des œuvres plus simples, je refuse cette idée. -Imaginons que quelqu’un vienne te proposer une grande somme d’argent pour une œuvre. -S’il est riche je prendrais cette somme sans aucun scrupule, je n’ai aucun problème même à toucher 3 millions et je te le dis sans problème, voire 5 ou 10 s’il est riche et j’aurais la conscience tranquille. Mais pour une personne de la classe moyenne, je changerais le prix pour elle. Alors que c’est un geste très peu apprécié dans le monde de l’art ou dans le monde des galeries plus généralement. Que tu évalues la valeur de la chose selon le client alors que le prix est censé être standard. Mais s’il est riche, je lui prendrais beaucoup parce que je n’aurais aucune peine pour lui. -Où se trouve la limite, pour toi, entre l’art et le politique, entre le purement esthétique et ce qui a une portée politique ? -Moi je fais des deux. Y a du politique, des mots sans images, y a des images et du texte et y a des choses abstraites. Et beaucoup de gens trouvent que je travaille beaucoup la femme. Je dessine souvent des femmes et c’est une chose qui m’est venu aussi naturellement. Moi je…c’est quoi déjà le contraire de majorité ? -Minorité. -Je ne peux laisser une minorité, dans le pays, sans lui donner la parole ou m’exprimer en son nom. Par exemple, les gens en situation de handicap, l’Egypte c’est zéro ! On a aucun service, aucun aménagement. C’est pour ça que je me suis concentré sur ces personnes et que j’ai créé une œuvre après le harcèlement et plusieurs thèmes de ce type. Toutes les représentations sociales négatives, tu dois te positionner pour ou contre en tout cas prendre position. Et il y en a beaucoup ! -Donc tu es arrivé dans cet univers à travers le politique ou grâce à la Révolution ? -Euh…les gens connaissent les intentions et savent qu’on veut améliorer le quotidien, les conditions de vie. Donc l’art associé à un peu de politique. C’est exactement comme la mixture entre le militant politique et l’artiste. Tu les mets ensemble et c’est exactement ça ! -Mais dessiner dans la rue a nécessairement une teneur politique. Pas nécessairement une politique politicienne. -Ah, je comprends ce que tu veux dire. Moi j’appelle ça dialogue 469 -Exactement et ce dialogue c’est la politique -Parfaitement -Tu t’adresses à la société pas seulement aux visiteurs d’une galerie, mais pour tous. -C’est vrai ! Imagine que pour se cultiver il faut payer. Ça c’est mauvais -Donc ton approche, ta réflexion est purement politique, tu veux offrir à tout un chacun ta production -C’est vrai, c’est vrai, je trouve que tout le monde le mérite. L’époque où un cercle de personnes pouvait boire du vin, acheter ces peintures, se balader ensemble pour comparer ces productions et se concurrencer, c’est une époque révolue. L’internet l’a prouvé depuis longtemps. Et le partage de musique et tout ça, c’est fini ! Le monde a compris, on essaye d’instaurer de nouvelles lois parce qu’on a compris qu’on était tous relié à un point que cela pourrait se renverser contre nous. Et ça s’est déjà retourné contre eux ! -Tu as déjà un peu abordé la question au tout début concernant tes rapports avec les forces de sécurité. Tu m’as parlé de tes soucis avec eux alors que tu refuses totalement l’idée de pouvoir coercitif. -Ah oui, je refuse. J’ai été arrêté quelques fois. Avant quand je vivais en Egypte y avait très peu de présence policière dans la rue mais y avait un sentiment de sécurité. Leur présence a beaucoup augmenté surtout sous El-Adli. Et ça a augmenté accompagné de violence, de volonté d’embêter, d’injustice, d’oppression et ça a commencé à vraiment se voir. Avant la sécurité, en l’absence des forces de l’ordre, était garantie par les gens. Donc c’est bon ils ont prouvé leur échec et l’échec du principe même. Et la Révolution a confirmé cette idée. Mais j’avais ce sentiment depuis longtemps et il s’est confirmé de plus en plus lorsqu’on fait le parallèle entre l’absence de forces dans la rue et la situation actuelle. -Et tu rencontres des problèmes avec les forces de sécurité en exerçant ton art. -Euh j’ai été embarqué deux fois jusqu’au commissariat. Une fois où j’ai été violemment battu et la fois qui suivait on m’a traité normalement et c’est tout. Les autres histoires se sont limitées à un échange de paroles dans la rue et cet échange doit être très diplomatique. Tu vois une voiture de police arriver, se garer pour t’aborder, ton discours doit être un mix d’environ cinq choses qui sont : comédie, respect, confiance en soi, et un manque de peur total parce qu’ils sentent la peur parce qu’ils ont envie de la voir en toi, c’est une équation avec laquelle je joue très souvent. Je le respecte, je l’emmerde, je lui donne ce dont il a besoin, en même temps je lui montre que j’ai confiance en moi et que je connais mes droits c’est tout. Donc après y en a qui parlent avec toi et se braquent, d’autres partent et te laissent tranquille parce que t’as l’air complètement fou et que tu n’en vaux pas la peine et parfois ils viennent te parler et veulent t’emmener au poste. Après y a autre chose. Souvent je les fais entrer en interaction avec une image. Donc déjà je ne vais pas vers eux, je les laisse venir. 470 « Bonjour », « bonjour, alors qu’est-ce que t’en penses ? », une fois qu’il est entré dans la conversation et qu’il donne son avis sur quelque chose c’est fini. Le mur disparaît entre lui et moi. Il te donne son avis en tant que citoyen et non pas en tant qu’officier. Donc il peut y avoir de la compréhension. Une fois y en a même un qui m’a aidé à dessiner quelque chose. Et là je lui dis « mais t’aimes l’art » et il m’a répondu « je dessinais plus jeune » et il a commencé à me montrer. Il a pris mon pinceau et a ajouté un élément à mon dessin, je lui ai dit « génial ! » et ils sont partis. Des histoires bizarres comme ça. Cette Egypte est vraiment bizarre ! -Concernant la nature même de ta production, tu as des œuvres où le message linguistique peut être en anglais ou bien en arabe selon les cas. Pourquoi différents destinataires ? -C’est très simple. Cette histoire est complètement sortie du cadre de la vérité. En fait, j’ai fait 3 ou 4 pochoirs en anglais et là j’ai trouvé un article sur internet qui disait « Keizer penche pour le style occidental et évoque des choses incomprises dans ses œuvres » et puis un article en anglais pareil, comme quoi son public est plutôt occidental, Allemagne, France, etc. Pour 4 ou 5 pochoirs. Et j’en ai fait plus de 200, bien ? Depuis ce jour, je n’ai fait que de l’arabe et je n’ai pas arrêté l’arabe jusqu’à aujourd’hui. Donc tu as 180 ou plus de 200 pochoirs en arabe et 5 en anglais sur lesquels les gens se sont beaucoup focalisés. -Donc tu considères que tu crées pour les égyptiens -J’ai ma page Facebook, tu peux aller voir combien j’en ai fait en anglais et combien en arabe. Et il y a toutes les photos. -Effectivement, lorsque j’y repense il n’y en a pas beaucoup en anglais. Mais quand tu concevais en anglais c’est parce que tu le souhaitais ou parce que ça te venait comme ça ? -Non, non, j’aimerais encore produire en anglais, mais vraiment ce premier article m’a gêné et puis après ça je me suis dit « en fait il faut que je m’adresse à ma population effectivement ». -J’ai lu dans pas mal d’articles journalistiques que tu t’adressais à l’élite de la société égyptienne, du moins ceux qui ont suivi une certaine éducation et qui maîtrisent donc l’anglais. Qu’en penses-tu ? Est-ce le cas ou pas du tout ? -Absolument pas. C’est improbable ! J’utilise l’arabe, et même un arabe populaire [familier] par moments. Par exemple, récemment j’en ai fait une qui s’appelle « Tamaradou taflahou » [Résistez, vous réussirez], tu vois ? Et celle-ci elle est plutôt islamique même. Donc voilà, je peux pas faire plus que ça. -Si tu peux parler de ton art, comment considères-tu ta contribution, c’est-à-dire par exemple tu parles de « Résistez, vous réussirez » ou « Fais-nous entendre ta voix », quand les gens voient ce que tu as produit, tombent dessus sur ta page Facebook ou sur 471 une autre page dans quelle mesure cela peut inciter à l’action ? A descendre dans la rue ? -Moi, je pense que ça aide vraiment. Quand on pense à des moments où il y a une ferveur populaire, comme quand on se réunit place Tahrir, à ce moment la population le fait d’ellemême, de sa propre initiative, il n’a pas besoin de quiconque pour le faire sortir, ok ? Mais lorsqu’on se trouve dans des périodes d’accalmie et de dépression et les situations de merde qui arrivent, les gens sortent dans la rue dans un esprit morose et pessimiste et lorsqu’ils voient du street art dans la rue. Donc quand ils voient que dans des périodes sombres et de fainéantise totale y a encore de la présence, une voix, des gens qui ont encore une motivation au point de risquer leur vie ou leur intégrité physique et qui sortent pour porter un message là ils ressentent l’optimisme de nouveau. Ca je l’ai souvent constaté. Deuxième chose, et c’est vraiment triste, il s’est avéré que ma population aime savoir que les choses ont été faites pour qu’elle aille les voir, voilà. Donc, là ça implique de la fainéantise, typiquement égyptienne bien évidemment, y a pas d’exaltation à vouloir aller voir où cela a été produit, la force de ce qui a été créé dans la rue. Puis troisième constat, que l’on ne peut pas apprécier, c’est qu’ils préfèrent s’intéresser à un phénomène plutôt qu’aux gens qui se trouvent derrière ce phénomène, alors qu’il y a des gens, des humains, des âmes derrière tout ça. C’est pas juste question de prendre plein de photos, de faire un bouquin de graffiti, non. Y a des personnes dans tout ça, qui ont mis un effort et des risques pour ça. C’est tout ! Mais pour ce qui est de l’influence je peux pas trop la mesurer mais je sais que ça recrée de l’enthousiasme. S’il y a un feu et qu’il est en train de s’éteindre, elle [l’influence du street art] le ravive de nouveau un peu, elle n’est pas responsable de, c’est comme si c’était l’étincelle parfois. -Effectivement, je suis tout à fait en accord. Et à ton avis, est-ce que tu essaies de dessiner, de colorer les rêves de la population ou bien tu les encourages à descendre ou bien les deux à la fois ? -Moi, je les encourage à l’action. Qu’ils [les gens] soient plus proactifs que de parler seulement, en fait qu’ils agissent plus qu’ils ne parlent. Et je les encourage à ne pas avoir peur. Ecoute, le grand parapluie c’est la peur ! La peur, c’est elle qui fait ça à toute l’humanité. C’est elle qui scinde, c’est elle qui fait que des gens veulent se protéger d’ennemis qui n’existent même pas, tu vois ? Et de clivages inexistants contre lesquels il faut lutter et tout ça, c’est cette terreur, cette peur. Donc le message bien sûr c’est l’amour, l’ardeur et l’unité. -Et si on tentait d’approfondir un peu plus. Toi en tant qu’artiste, tu estimes que ton rôle dans la société, comparativement à un citoyen ordinaire, qu’est-ce que tu as en plus ? Quel est ton rôle dans la Révolution, ou ton rôle dans « La Révolution continue » ? -Mon rôle dans la Révolution je ne peux le déterminer par contre ce qui me distingue c’est ma passion, ma fashion [son style] tu vois ? Ça c’est une chose dont je rêve tout le temps, à laquelle je pense tout le temps, c’est ma seule préoccupation. Demain, ce que je vais faire. Le drive et mon ambition sont situés là. C’est une flamme, que je pense tout le monde n’a 472 pas, cette flamme dans le street art, c’est sûr beaucoup de gens ont cette flamme dans d’autres domaines et c’est pour ça qu’ils réussissent ou obtiennent un peu de visibilité. Voilà c’est cette flamme qui m’anime. -Et quel a été, et quel est le rôle de Facebook à ton avis, ou des autres réseaux sociaux ? -En plein dans le mille, c’est notre seule manière pour marketer notre production. Facebook et twitter. Bon twitter ça reste faible, c’est surtout Facebook. C’est du marketing gratuit. Comme si j’avais une entreprise, je commercialise alors que j’ai pas de siège social, de location, de headquarters, y a rien de mieux. -Mais il peut y avoir d’autres manières pour te promouvoir, par exemple la télévision, la radio, la presse écrite -Euh moi j’ai refusé… -En fait, ta page Facebook quelques-uns la connaissent mais tout le monde ne la voit pas… -C’est vrai, c’est vrai. J’ai fait à peu près trois films documentaires et j’ai refusé à peu près 90 % des interviews qui m’ont été demandées. Parce que j’ai l’impression que mon travail parle de lui-même et mon visage n’a aucun rapport avec le travail. Tu vois ce que je veux dire ? Voilà ! Tu sais si j’étais chanteur, si j’étais acteur ça veut dire à ce moment que j’ai signé un contrat qui stipule que mon visage est une propriété publique, tu vois ? Et moi, je ne peux pas jouer à ce jeu, je n’ai pas les capacités d’y jouer. Moi, j’ai envie de pouvoir aller n’importe où avec ma femme, ou mes enfants, ou bien mes amis sans que quelqu’un ne me regarde ou me pointe du doigt. -Et qu’est que tu penses du fait que tes œuvres sont, euh…je ne sais plus comment on dit, widespread sur d’autres pages comme Nous sommes tous Khaled Saïd, 6-avril ou d’autres encore, ou même Graffiti in Egypt, -Graffiti in Egypt, ils ne mettent rien ces imbéciles [sur le ton de la plaisanterie] -Si y en avait ! Mais plus beaucoup maintenant. -Oui, ils ont complètement arrêté. -Oui, ils ont arrêté depuis un certain temps, faut que je revérifie quand exactement. -En fait, j’avais un admin pour ma page et il s’est embrouillé avec eux assez violemment sur un truc artistique, un peu philosophique du coup, ils se sont pris la tête et depuis ils ont cessé [de reprendre mes œuvres] mais tranquille je n’ai aucun lien avec eux, ça ne me dérange pas. -Mais, toi, quel est ton avis sur cette pratique de médiation numérique ? A la base tu dessines sur des murs, dans la rue, pour prendre en photo et afficher sur ta page tes œuvres. Alors que penses-tu de cette circulation, que tes œuvres terminent sur d’autres pages ? 473 -Tu veux dire que les gens partagent sur Facebook ? C’est le but bien sûr ! -Oui c’est ça ! On retrouve des photos de tes œuvres sur Nous sommes tous Khaled Saïd par exemple ou si on fait une recherche sur google, etc. -Ben c’est ça l’idée, y a pas de copyright sur les photos à la base. N’importe qui peut les prendre, les partager et ça fait partie de la démocratie de cet art-là. Moi, je produis sur un mur et toi t’as le droit d’effacer si t’en as envie ou de laisser tel quel si tu le souhaites. Dans une galerie, tu peux pas. Donc y a cette démocratie. -Donc tu estimes que c’est une sorte de démocratie, une chose positive ? -Bien sûr ! Et sans copyright surtout. N’importe qui peut l’imprimer et l’afficher même dans sa chambre s’il le veut. Je n’irai pas lui intenter un procès. -Et que penses-tu du rôle de Facebook ou des réseaux sociaux pour ce qui est de la Révolution ou de la politique actuellement ? Ou même de la société égyptienne ? -Moi j’ai l’impression que c’est la colonne vertébrale de la mise en relation dans le monde entier. On ne peut plus s’en passer. C’est l’origine de tout ce qu’il y a de bien et de tout…euh…je sais pas quoi dire. Parce que les débuts de Facebook…en fait, par exemple, s’il te manque un doigt à la main, ok ? Tu trouveras un groupe qui s’appelle « Des gens qui n’ont que 4 doigts » ou « Groupe de protection des personnes n’ayant que 4 doigts », donc Facebook a cette puissance depuis le jour où ça a commencé. Tu vois ce que je veux dire ? Mais sa puissance, je peux pas en parler plus que ce que l’on sait déjà là-dessus. -Une dernière question à propose de ta page -Oui bien sûr, la Facebook ou l’autre [FlickR] ? -Non, la Facebook, tu postes souvent des photos sans y ajouter de texte autour, d’une photo et c’est tout -Oui, c’est vrai ! -Pourquoi ? -De nombreuses personnes ont été gênées… -Par exemple, quand je vais sur la page Nous sommes tous Khaled Saïd, tu trouveras toujours un texte qui guide ta lecture. Parce qu’il cite des photos pour appuyer son avis et sa ligne éditoriale. Toi, tu postes juste une photo et rien d’autre. -C’est pas juste une marchandise. Puis ça a embêté beaucoup de gens que je ne mettais pas les adresses des photos, parce que ces photos ne sont pas faites pour …euh…un milieu qui a une caméra Nikon ou une caméra Canon et qui veut la photographier, tu vois ? C’est plus fait pour le piéton normal, parfois même sous un pont. Si tu fais attention, au début j’étais 474 very high exposure, je mettais ça dans un endroit où beaucoup de monde pouvait la voir, dans un endroit connu à Zamalek, maintenant je la mets dans des lieux sales ou dégueulasses mais l’homme qui habite ce quartier va la voir. Donc là c’est pour eux, pas pour les autres. Sans compter qu’il y a de très nombreux photographes qui vont aller prendre ces photos pour en faire un livre, en faire de l’argent et ne rende rien, laisse tomber moi peu importe, mais ils ne rendent rien à la société artistique ou aux street artistes. Moi, à une période j’empruntais 5 livres [environ 60 centimes d’euros] pour m’acheter une bombe de spray, tu vois ce que je veux dire ? Et y a des gens comme ça encore aujourd’hui. Moi, Dieu merci, je ne suis plus comme ça mais à une étape je l’étais, je cherchais 5 livres pour m’approvisionner en bombes parce qu’y a aucun soutien de quiconque, aucun soutien dans le milieu artistique qui est relié au graffiti ou fait du graffiti et ça c’est une chose dont je suis responsable et que je peux cesser en les empêchant de connaître où est la location. Tu veux quelque chose de moi, tu me demandes la permission soit je te la donne soit je te la vends tout dépend de ce que tu fais, tu vois ce que je veux dire ? C’est pour ça que je m’intéresse toujours à qui tu es, un journaliste, un journaliste d’où, la ligne éditoriale de ton média, leur policy, où va l’argent, d’où vient l’argent, etc. 475 La médiation socionumérique du street artivisme en Egypte (2010-2013) et sa contribution à l’émergence d’un public politique : approche sémiotique d’une expérience esthétique révolutionnaire. Résumé : La transgression discursive que constitue le street art peut s’exprimer dans divers espaces. Si les œuvres apparaissent tout d’abord dans la rue, leurs reprises sur les réseaux socionumériques leur octroient de nouvelles spatialité et temporalité ; elles sont alors non seulement inscrites dans la durée, mais également intégrées dans un nouvel « effet de sens ». Passant d’un mur urbain à un mur socionumérique, cet acte subversif engage à la constitution d’une communauté autour d’une thématique ou un centre d’intérêt plus ou moins politisé. L’Egypte voit le street art soudainement apparaître dans ses rues et se répandre comme une traînée de poudre sur les réseaux socionumériques dès le soulèvement insurrectionnel de janvier-février 2011. A partir de ce constat, il s’agit d’étudier la contribution de la médiation socionumérique du street art, prise en charge par des communautés activistes, à un agir des collectifs politiques. Ce travail de thèse a pour principal objectif de vérifier dans quelle mesure ces collectifs s’instituent en un public politique revendiquant la chute d’un régime ainsi que la mise en place d’un pouvoir civil et démocratique. Une approche pragmatiste, associant une « théorie de l’action » deweyienne à une sémiotique peircienne, est mise à l’œuvre afin d’observer les actions d’un public. Celles-ci sont suscitées par des dispositifs médiatiques, dont les auteurs insèrent dans leur discours des images street artivistes, générant des récits mythographiques victimaires et martyrologiques. Descripteurs : Street art, Artivisme, Réseaux sociaux, Egypte, Révolution, Pragmatisme, Sémiotique, Public (politique), Expérience esthétique. The sociodigital mediation of street artivism in Egypt (2010-2013) and its contribution to the rise of a political public: semiotic approach of an aesthetic revolutionary experience. Abstract: The discursive transgression of street art can be expressed in various spaces. In the street for a first appearance, but the coverings on the social networks give new spatiality and temporality to a work, they now inscribe it in duration as well as in a new "effect of meaning". Moving from an urban wall to a sociodigital wall, subversion commits to the constitution of a community around a thematic or a more or less politicized center of interest. Egypt in 2010 sees street art suddenly appearing in its streets and spreading like wildfire on the sociodigital networks from the insurrectional uprising of January-February 2011. From this observation, it will be necessary to study the contribution of the social media mediation of street art, taken over by activist communities, to incite political collectives to an action. This work of thesis will try to verify to what extent these collectives are instituted in a political public demanding the fall of a political regime as well as the establishment of a civil and democratic power. A pragmatist approach will combine a deweyian "theory of action" with a Peircian semiotics in order to observe the actions of a political public. These are aroused by media devices, which include street artivist images in their speeches, generating victimary and martyrological mythographic narratives. Keywords: Street art, Artivism, Social networks, Egypt, Pragmatism, Semiotics, (Political) Public, Aesthetic experience. UNIVERSITE SORBONNE NOUVELLE - PARIS 3 ED 267 – École Doctorale Arts et Médias 4, rue des Irlandais 75005 Paris Revolution,