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Le Guide Alan Moore - Le mot de Laurent Queyssi et Nicolas Trespallé
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Le Guide Alan Moore - Le mot de Laurent Queyssi et Nicolas Trespallé

A l'occasion de la sortie le 5 juin du Guide Alan Moore, Laurent Queyssi et Nicolas Trespallé reviennent sur la création de cet ouvrage aux éditions Actusf.

Actusf : Comment avez-vous rencontré chacun Alan Moore ? Quel a été votre premier choc ?

Laurent Queyssi : Ma première bd d'Alan Moore a été Watchmen, en 1987, dans une édition Arédit/Artima, un fascicule kiosque, à l'époque où la série n'était pas encore considérée comme une “roman graphique” et un chef d’œuvre de la littérature anglo-saxonne, mais encore un illustré destiné aux gamins et vendu bon marché dans les maisons de la presse. Un sacré choc. Tout à coup, j'ai découvert que tout était permis en fiction. Qu'on pouvait prendre les super-héros et les sortir de leurs univers habituels. Sans parler de la maestria structurelle de l'histoire et de la précision du trait. J'ai vite compris que, pour moi, rien ne serait plus jamais comme avant. J'ai pris la pieuvre en pleine gueule, quoi.

Nicolas Trespallé : Bizarrement -et bien que lecteur de bandes dessinées depuis toujours- j’ai découvert Moore assez tard, vers le milieu des années 90. J’avais un peu laissé tomber les comics alors en pleine période régressive « Image » (il faut se rappeler qu’il y avait à l’époque un sacré décalage dans la traduction !) quand un copain m’a mis dans les mains Souriez !, la première traduction de The Killing Joke. J’ai trouvé ça malin et bien fichu mais ça n’a pas été non plus la sidération. Il m’a quand même suggéré de jeter un œil sur Watchmen. Et là, ça a été la claque... J’ai d’abord été pris par l’écriture bien sûr, la construction vertigineuse et horlogère de l’histoire, le jeu de mise en abîme, le côté polar superbement rendu par la traduction de Manchette. J'étais quand même un peu honteux de me réveiller près de dix ans après la bataille ! Le reste de la production BD m’a longtemps paru bien fade après cette révélation. Quand From Hell a paru en français, j’étais à l’affût, je l’ai acheté le jour même de la sortie, me coltinant au passage une édition avec un cahier mal placé qui n’a fait que rajouter de l’obscurité et du chaos au récit ! Plus sérieusement, c’est là que j’ai vraiment pris la mesure du talent hors-norme du bonhomme, en me demandant comment un seul auteur pouvait réussir ces deux tours de force. J’étais loin de me douter que ce n’était qu’un bout de l’iceberg Moore, j’ai alors rattrapé mon retard discrètement en enchaînant sur mon autre gigantesque loupé V pour Vendetta, puis j’ai suivi ses parutions plus étroitement notamment la pelletée de nouveaux projets lancés à l’aube des années 2000 avec la ligne ABC. J’étais devenu accro. Et puis, c’est quand même grâce à Moore que je suis devenu ami avec Laurent, le jour où j’ai envoyé un article sur La Ligue des gentlemen extraordinaires alors qu’il travaillait dans un fanzine BD bordelais au début des années 2000 !

Actusf : Comment avez-vous travaillé tous les deux et comment vous êtes vous répartis le boulot ?

Laurent Queyssi : Nous avons sélectionné les œuvres qui nous paraissaient les plus marquantes et nous nous les sommes divisées. Chacun a pris ce qu'il voulait sans que cela ne pose de problème à l'autre. Je crois que Nicolas n'avait pas 1963, par exemple, que j'adore et je ne sais pas s'il avait vraiment envie de relire tout Promethea alors que je me réjouissais à cette idée. Nico ?

Nicolas Trespallé : On assume une certaine subjectivité dans le guide et cela se reflète dans nos partis-pris et nos analyses. Laurent a une culture comics plus grande que moi et, pour dire vite, j’ai davantage d’affinité avec la veine indé-underground de Moore, même si bien sûr on apprécie chacun les multiples facettes de son travail. Je ne me voyais pas écrire sur Watchmen qui coule dans les veines de Laurent, les références occultes de Promethea m’intimidaient, mais à l’inverse j’avais furieusement envie de me replonger dans From Hell, Filles Perdues,Tom Strong… Mais ce n’était pas un critère absolu. Le livre n’a rien d’un essai idolâtre et béat. Il est arrivé aussi que l'on traite de créations apparemment plus éloignées de notre sensibilité, histoire de nous surprendre mutuellement et d’aborder certaines œuvres sous un angle peut-être plus iconoclaste. Le partage s’est donc fait de façon naturelle dans un esprit de « gentlemen’s agreement » en veillant à ne léser personne sur ses propres envies et éviter ainsi toute fâcherie « moorienne », c’est à dire définitive !

Actusf : Sa bibliographie est remplie de titres qui sont considérés comme des incontournables pour les amateurs de comics. Que possède Alan Moore de plus des autres scénaristes ?

Nicolas Trespallé : Moore a créé des incontournables pour les amateurs de comics mais, précisément, pas simplement pour eux ! La force de Moore est d’être sorti du monde étriqué des fans fétichistes de superhéros pour toucher un public plus varié, plus large, qui n’aurait jamais ouvert un comics sans lui. Le lectorat de Moore est assez éclaté à l’image de sa bibliographie et le public de Filles Perdues n’ira pas forcément lire ses œuvres plus alimentaires, celui qui a découvert le Moore littéraire plus récemment avec Jerusalem aura sans doute du mal à apprécier Tom Strong ou Supreme, surtout s’il n’a pas le bagage BD minimum qui va avec... Il y a bien sûr des lecteurs qui ont une approche plus transversale et plus complète, mais je doute qu'ils soient majoritaires, de la même façon que l'on trouvera difficilement un lecteur qui aimera aveuglément tout Moore. Moore n’est jamais condescendant avec son public, il a une haute idée du divertissement, qu’il veut accessible mais aussi ambitieux voire exigeant. A cela, s’ajoute sa vision politique et magique qui lui est propre. Après sa révélation pour le dieu Glycon, il conçoit de plus en plus sa pratique de l’écriture comme un moyen de faire transparaître sa vision du monde et de l’homme dans l’univers. Sans être prosélyte, il se sent investi d’un certain rôle, même si chez lui on n’est pas loin non plus aussi de la farce. Moore a toujours eu l’idée de faire quelque-chose d’unique et de différent, même dans les travaux de commande en apparence les plus anecdotiques. Quand beaucoup de créateurs s’assèchent avec l’âge, ressassant les mêmes idées, l’imaginaire de Moore semble sans limite. Après Jérusalem, quel sera son prochain Everest ? Bon, et puis bien sûr, outre sa taille, il reste quand même le plus barbu et chevelu des scénaristes...

Actusf : Est-ce qu'il a un type de personnages récurrents ? D'ailleurs y'a-t-il des récurrences dans son oeuvre ?

Laurent Queyssi : Les deux plus grandes récurrences, me semble-t-il, sont sa ville de Northampton et sa façon de se réapproprier des univers créés par  d'autres pour en faire totalement autre chose, pour les transcender. On retrouve Northampton dans les Bojeffries, dans Big Numbers, dans La Voix du feu, dans Jérusalem et dans d'autres œuvres scéniques. Et je pense que ce n'est pas fini. Quand aux univers des autres, de Miracle Man à Providence en passant par Lost Girls, Moore aime jouer avec ce que le lecteur connaît d'une œuvre pour lui montrer qu'on peut la mettre cul par-dessus tête et en faire tout à fait autre chose.

Nicolas Trespallé : Sur le plan de la forme, il est sûr que le côté ultra architecturé des récits de Moore a longtemps constitué une marque saillante de son style. Moore s’amuse à puiser dans les possibilités propres à la bande dessinée, ce qui rend d’ailleurs son boulot si difficilement transposable au ciné : les effets miroirs, le travail sur les ellipses, les différents niveaux narratifs, les strates référentielles, les métaphores filées, ses hommages récurrents à une culture comics longtemps dévalorisée, tout cela démontre son approche ludique et inventive du scénario. Certains ont pu lui reprocher ses tics, ses manies, certaines facilités, voire ses obsessions comme son « rival » Grant Morrison. C’est parfois vrai. Mais si un récit comme Filles perdues souffre un peu de sa construction au cordeau, cela n’enlève rien à son pouvoir de fascination, bien au contraire.

Actusf : Il y a eu des brouilles célèbres, notamment avec l'industrie du comics. Alan Moore est-il un homme épris de liberté ? Ou simplement a-t-il voulu juste faire valoir ses droits ou protéger ses créations ?

Laurent Queyssi : Il y a sans doute un peu des deux. Même si je pense que Moore aurait été ravi de continuer à bosser pour DC s'ils avaient été corrects avec lui. Mais face à une industrie qui méprise aussi ouvertement ses créateurs, on peut comprendre qu'un auteur aussi important que lui ait fini par prendre ses distances. La tolérance de Moore pour les coups bas de l'édition américaine s'est amenuisée avec le temps et le nombre de couleuvres qu'il a dû avaler.

Nicolas Trespallé : Dans le guide, on rappelle que Moore enfant a forgé sa conception morale davantage sur la lecture de Superman que sur les préceptes religieux enseignés à l’Église ou par sa grand-mère excessivement pieuse. Pour Moore, Superman est l’archétype de l'honnêteté et de la droiture, et Moore a sans doute gardé au fond de lui ce côté « rigide » et binaire, presque manichéen. Moore croit en la simplicité des rapports humains, en la parole donnée. Dès lors, qu’il a eu le sentiment d’avoir été dupé ou trahi, il l’a fait savoir haut et fort, mais ce n'est pas quelqu'un de procédurier. Il aurait pu tenter de faire valoir ses droits devant les tribunaux, mais ce n’est pas son truc. Il veut juste créer sans entraves et être payé correctement pour ça. Il ne faut pas oublier que Moore est aussi anarchiste. La liberté est une valeur suprême pour lui, la liberté de créer est une valeur sacrée. Moore a pêché par naïveté plusieurs fois, mais son dogmatisme apparent ne vient révéler que sa profonde intégrité. Avec le temps, il n’a plus eu envie de faire des concessions face à des gens qui le jugeaient moins sur son talent que sur sa simple valeur marchande. Sans doute y a-t-il aussi là un réflexe aussi de classe, sa réaction est une manière de faire un pied de nez aux puissants. En quittant le champ de la BD mainstream après l’épisode ABC, Moore montre aussi qu’il est de plus en plus en déphasage avec un marché qu’il ne comprend plus. Mais ce « sans compromis » ne s’est pas fait sans une pointe de regrets pour lui.

Actusf : Il y a des projets qui n'ont jamais vraiment été terminés, des séries arrêtées en chemin. Est-ce qu'il y en a une que vous auriez aimé lire jusqu'au bout ou voir le jour dans ces projets perdus ?

Laurent Queyssi : Moi, j'aurais adoré lire Big Numbers qui promettait d'être un chef d’œuvre : une série de bd de douze épisodes sur Northampton avec Bill Sienkiewicz au dessin. Et j'avoue, de façon assez perverse, que j'aurais aimé voir le traitement qu'il aurait fait subir aux super-héros dans Twilight of the super-heroes, un gros crossover pour DC qui n'a pas dépassé le stade du synopsis.

Nicolas Trespallé : Au risque de surprendre, pas vraiment. Moore est un alchimiste, je pense que tout ce qu’il n’a pas pu ou voulu terminé se retrouve disséminé d’une façon ou d’une autre dans ses autres œuvres. J’aime à voir dans Big Numbers, un perpétuel work in progress dont il reste à rêver le devenir, plutôt qu’une promesse d’album ultime.

Actusf : Alan Moore, c'est aussi une histoire contrariée avec ses adaptations cinémas. On lira dans le guide toutes les raisons. S'il fallait en sauver une seule, ce serait laquelle pour vous ?

Laurent Queyssi : Pour moi, aucune. Ou les quelques premiers épisodes de la série tv Watchmen avant qu'elle ne perde le fil.

Nicolas Trespallé : On sait que Alan Moore se contrefiche des adaptations de ses œuvres car pour lui, la bande dessinée n’a aucunement besoin d’une forme de légitimation en passant par le filtre d’un écran… En ce qui me concerne, j’avoue avoir pris un plaisir répété à me replonger dans l’œuvre de Moore mais il a été difficile de m’infliger le re-visionnage de ses « adaptations » ! Le seul intérêt est qu’elles ont peut-être poussé les spectateurs les plus curieux à aller voir plus loin pour découvrir les œuvres originelles. Encore que je n’en suis pas vraiment sûr, quand on voit ce qu’Hollywood a infligé à From Hell...

Actusf : Aujourd'hui, sur quoi travaille Alan Moore ? Est-ce que pour vous ses dernières créations sont à la hauteur de ses grands classiques ?

Laurent Queyssi : On ne sait pas vraiment sur quoi il travaille. Il nous promet son gros livre de magie depuis plusieurs années déjà et j'aimerais beaucoup le lire. Et oui, ses dernières créations sont vraiment à la hauteur, que ce soit Providence (une de ses meilleures bd) ou Jerusalem. Il en a encore sous le coude, je pense.

Nicolas Trespallé : Assurément ! Moore est vraiment en pleine possession de ses moyens. Il n’a plus rien à prouver depuis longtemps, mais il reste encore le gamin curieux qui a envie de s’étonner lui-même, d’explorer les multiples espaces de son monde imaginaire pour y puiser la matière de nouveaux récits. Je pense qu’il juge son travail aujourd’hui comme une zone de résistance à l’imaginaire préfabriqué à la chaîne, ce divertissement marketisé et « marvelisé » qui pullule et recycle sans rien inventer de nouveau, contrairement à lui. Le tout dernier cycle de La Ligue des Gentlemen, Century, vient de paraître en français. Si l’on en croit Moore, ce serait sa dernière œuvre BD. Pour moi, La Ligue est un projet majeur, je pense qu’on pourra y retourner encore et encore. Derrière cet hommage à la culture populaire, la bande (dont il conserve encore les droits avec O’Neill) a été volontairement dynamitée de l’intérieur par Moore (sans doute en réaction à l’adaptation filmée calamiteuse) pour s’ériger en réflexion subversive sur le devenir de la popculture. La Ligue est une sorte de pamphlet en forme de bilan sur le rétrécissement dangereux de l’imaginaire dans la société contemporaine. Le constat de Moore est amer, presque teigneux, mais quel plaisir de lecture !

Actusf : Vous avez passé des heures sur Alan Moore pour préparer ce guide. Quelle image avez-vous désormais de l'homme et de l'auteur ?

Laurent Queyssi : Je l'aime toujours autant. Avec ses qualités et ses défauts. Il a eu une carrière mouvementée avec des hauts et des bas et j'admire vraiment le fait qu'il ait toujours tout consacré à son art, avec le moins de compromis possible. Par ailleurs, je l'ai interviewé par téléphone et il a été d'une grande amabilité. J'en garde l'image d'un working-class genius qui n'a jamais oublié d'où il vient. Vraiment un des meilleurs auteurs que j'ai pu lire.

Nicolas Trespallé : La comparaison vaut ce qu’elle vaut, mais je le place au niveau d’un Cocteau, d’un Pasolini. Il a le côté touche-à-tout iconoclaste et brillant du premier avec cette fibre sociale, subversive et expérimentale du deuxième. Moore a toujours été admiratif de Brian Eno également porté vers les collaborations multiples et la réinvention perpétuelle de son travail. A cela s’ajoute un goût immodéré qui lui est propre pour la culture populaire et spécifiquement pour la bande dessinée, un médium encore malfamé dans sa jeunesse. Au niveau de la bande dessinée, je ne vois donc pas trop d’équivalents à cet auteur, qui plus est autodidacte, aussi à l'aise dans la BD mainstream que dans la BD « indé » et qui a fait carton plein sur les deux tableaux. Même si Moore est parfois incompris voire clivant, il n’a jamais été dans la case de l’artiste maudit, il a toujours trouvé les ressources pour rebondir car c’est un créateur complet, un scénariste certes, mais aussi, comme on le rappelle, un dessinateur, un romancier, un musicien. Sans oublier le magicien...
Concernant sa personnalité, même s’il a été très tôt lucide sur son talent, j’apprécie son humilité qui s’exprime dans son esprit farouchement casanier, sa volonté de rester ancrer à Northampton et le milieu ouvrier dans lequel il a grandi. De même, sa faculté à tourner le dos au confort, au voyage, à l’argent facile, aux honneurs qui lui tendait les bras, prouve qu’il n’a que faire des signes extérieurs de richesse et de réussite, un peu comme Robert Crumb qu’il admire depuis l’adolescence. Loin de son image de barbu grincheux, Moore est aussi très drôle et plein d’autodérision, on l’oublierait presque ! Ses interviews sont un régal de traits d’esprit, de réflexions tordues et de mauvaise foi roublarde. On rêve tous d’avoir un oncle ou papy fumeur de pétard comme lui !

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