Si j’ai agi ainsi, c’est que j’étais convaincu de l’inutilité de cette boucherie, de cet enfer ; je savais désormais qu’il n’y aurait pas d’issue acceptable à cette folie ; je comprenais que nos chefs et nos gouvernants, aveuglés par on ne sait quelle mégalomanie, n’avaient cure du sacrifice qu’ils exigeaient de leur peuple, du sacrifice de tous leurs enfants sur l’autel de la vanité et d’une immanente inhumanité ; si je me suis enfui, c’est au nom du principe – de l’instinct si vous préférez – de vie, de la vie que j’avais reçue et de la vie que j’avais donnée, au nom de l’amour et du droit irréfragable au bonheur, qui devrait être le seul moteur de toute société. Non, je n’avais, à cet instant, pas conscience que cette décision serait irrévocable et définitive, au point de devoir refaire ma vie sans jamais pouvoir regarder en arrière…
Samuel dut finalement se montrer convaincant car moins d'un mois plus tard, quelques jours après l'armistice de Rethondes, ils se retrouvèrent à Verdun. Parmi les tout premiers volontaires qui déminèrent l'un des plus abominables champs de bataille que le monde ait connu, dans un paysage lunaire, apocalyptique, où périent des deux côtés des centaines de milliers de soldats, là où furent tirés plus d'un million d'obus par jour pendant des semaines et des semaines... Les portes de l'enfer. Peut-être l'enfer lui-même !
Il est probable – il est certain – que Clémentine, éprise de justice, pleura secrètement sur les bizarreries du sort, sur la fatalité, qui font que l’on naît dans telle famille ou dans tel milieu plutôt que dans tel autre. Un hasard, bienveillant ou terrible, conditionnera le devenir individuel et imposera, assurément, un avenir programmé, indépendamment des capacités de chacun, un déterminisme natif dont on ne sort généralement pas…
Pourtant, en cachette, malgré les interdictions, malgré la fatigue, elle parvenait tout de même à s'évader un peu, à s'évader comme le lui avait appris Giraudoux, à pénétrer dans son monde de rêve et de fantaisie. Mais aussi - surtout ? - à s'évader, la nuit, dans la lecture, une boulimie de lecture, comme pour compenser tout ce qu'elle ne connaîtrait pas... La vie par procuration.
Bref, nous voguions en plein mystère domestique, comme il en existe vraisemblablement dans la plupart des familles. Bien entendu, j’aurais aimé connaître la réponse, non pour juger ou condamner – de quel droit l’aurais-je fait, qui pourrait le faire ? – mais simplement pour savoir, comprendre d’où je venais, car il arrive toujours un moment, un âge, où l’on s’interroge sur ses racines. Et je ne connaissais qu’une moitié de l’arbre !