Jean ROUSSELOT Le pain se fait la nuit (France Culture, 1992)
L'émission "Mémoires du siècle", par Jeannette Patzierkovsky, diffusée le 1er septembre 1992 sur France Culture. Présence : le poète en personne.
Les cailloux font ce qu’ils peuvent ...
Si tu vois un escargot en panne, n’intervient pas.
Il s’en tirera tout seul.
Tu pourrais le vexer. Ou bien qui sait ? le rendre malade.
Même conseil en ce qui concerne les étoiles.
Si tu en vois une qui n’est pas à sa place sur les étagères du ciel,
Dis-toi qu’elle doit avoir ses raisons.
Il n’est pas recommandé non plus de pousser la rivière dans le dos pour qu’elle aille plus vite :
Elle fait son possible.
Ah ! j’oubliais : les cailloux font ce qu’ils peuvent, eux aussi
En attendant d’aller dans la bétonneuse.
Évite donc de leur donner des coups de pied, même en douce
(extrait de "Les poèmes ont des oreilles")
LE CŒUR TROP PETIT
Quand je serai grand
Dit le petit vent
J'abattrai la forêt
Et donnerai du bois
À tous ceux qui ont froid
Quand je serai grand
Dit le petit pain
Je nourrirai tous ceux
Qui ont le ventre creux
Là-dessus s'en vient
La petite pluie
Qui n'a l'air de rien
Abattre le vent
Détremper le pain
Et tout comme avant
Les pauvres ont froid
Les pauvres ont faim
Mais mon histoire
N'est pas à croire
Si le pain manque et s'il fait froid sur terre
Ce n'est pas la faute à la pluie
Mais à l'homme ce dromadaire
Qu'a le cœur trop petit.
Un peu de solfège
Un bémol qui s’ennuyait
Voulut monter d’une octave
Mais il était si distrait
Qu’au lieu d’aller au grenier
Il descendit à la cave.
Le cafouillage en fut pire
Car l’auteur conservait là
Whisky, Champagne et vodka
Dont le bémol se soûla
Aidé par dièse et bécarres
Accourus de toutes parts.
Si vous savez vous servir de vos yeux,
vous participerez à la joie des oiseaux qui
prennent un bain dans la moindre flaque dès
que s’est arrêté le piano de la pluie, vous comparerez
au médecin les mouches qui se frottent les mains
interminablement et observerez que les fourmis
porteuses de grains plus gros qu’elles,
s’arrêtent de temps en temps pour s’essuyer le front.
Si vous savez vous servir de vos oreilles,
vous entendrez gémir les bouleaux sur la faiblesse
de leurs racines et cancaner les jeunes chênes
sur le compte de leurs ainés.
Si vous savez vous servir de votre cœur,
vous n’écraserez pas les limaces et remettrez sur leurs
pattes les scarabées tombés sur le dos.
L’éléphant d’Hannibal
Un éléphant était distrait à un tel point
Qu’il avait égaré son nom.
Quand à celui de sa rue,
Il l’avait si bien perdu
Qu’un soir voulant rentrer chez lui
Il se retrouve à Pavie
Alors qu’il habitait à deux doigts de Paris.
Mais là-dessus il rencontra un général
Qui s’appelait Hannibal
Alors il se souvient de tout :
Les Alpes, la neige, les loups
Et il se dit, le gros malin :
Que si dans l’autre sens il faisait son chemin
Il reviendrait à son logis sans peine.
Ainsi fit-il et redevint
Le plus bel éléphant du zoo de Vincennes
Et du coup retrouva son nom :
Il s’appelait Agamemnon.
Les pommes de lune
Entre Mars et Jupiter
Flottait une banderole
Messieurs Mesdames
Faites des affaires
Grande vente réclame
De pommes de terre
Un cosmonaute qui passait par là
Fut tellement surpris qu'il s'arrêta ;
Et voulut mettre pied à terre.
Mais pas de terre en ce coin-là ;
Et de pommes de terre
Pas l'ombre d'une
C'est une blague sans doute
Dit-il en reprenant sa route
Et à midi il se fit
Un plat de pommes de lune
Gare aux oiseaux qui causent!
Tutoie toutes les fleurs
Mais dis Vous à la rose.
Et si tu peux, en vers plutôt qu’en prose.
De même tutoie les oiseaux
Mais en exceptant ceux qui causent
Ils te diraient des horreurs
Que te répéter je n’ose
Si tu ne les vouvoyais
Comme on fait aux grands Seigneurs
Dont ils portent les couleurs...
CHAQUE FOIS TU ES VENUE
Je t'ai tant de fois attendue,
Porteuse d'astres, de fourrures,
O souffle chaud qui me rassure
Dans la froide psyché des rues!
Et chaque fois tu es venue...
Es-tu flamme dans la cohue?
Es-tu femme dans ta peau nue?
Puis-je dire que je t'ai vue?
C'est toi, c'est moi, ce peu de sel
Qui sèchent dans nos mains fidèles...
Ceci m'appartient, c'est mon ombre.
Tu ne peux pas ne pas m'aimer,
Ni moi te refuser, te rompre,
Toi que j'ignore, qui jamais
Ne franchiras les bords du songe.
'(Toujours d'ici. Le Méridien, Paris, 1946)
Les lettres et les êtres
Leur nom le dit les voyelles
Sont des lettres que l’on voit
Dès que l’on ouvre les oreilles.
On voit moins bien les consonnes
Ces fourmis de l’alphabet
Qui attendent qu’on les sonne.
Avec un peu d’attention
On les aperçoit pourtant
En train de jeter des ponts
Entre les cinq demoiselles
Qui sans cela ne seraient
Que des îlots solitaires
Ou des bruits élémentaires
Alors qu’il nous faut des mots.
Pour les humains, c’est pareil
Que pour les voyelles et consonnes :
L’un plante et l’autre maçonne
Mais l’un sans l’autre n’est rien.
à Henri de Lescoët
Il faudrait être encore plus simple,
Si simple que l'on puisse entrer
Dans la simplicité du vent,
Du soleil poussiéreux,
Du linge qui pantèle sur la corde sans se plaindre.
Il n'y a pas de désespoir dans le monde,
Ni d'espoir.
Il n'y a que la simplicité du vent,
Du soleil,
Du linge,
De la corde ;
Il n'y a que la simplicité de l'eau,
Ses vergetures d'accouchée ;
Il n'y a que l'eau,
Le caillou,
La simple nécessité de brûler et de mourir.
Il faudrait pouvoir entrer sans frémir
Dans les choses,
Comme les choses
Entrent dans les choses.
Pourquoi cette révulsion de notre cœur ?
Pourquoi cet éternel énervement de nos nervures ?
La pensée ne construit rien. Le sentiment nous épuise.
Nous serrons les dents et saignons
Sans accoucher.
Nous pianotons sur les choses
Comme une pluie dont chaque goutte
Aurait peur de se faire mal.
nous sommes les petits électrisés du monde.
Nous n'entrons pas.