Rencontre avec Virginia Schilli
J’appris la mort de ma mère un crépuscule brumeux de novembre. Cela ne me fit, à vrai dire, ni chaud ni froid. Elle était la seule qui aurait pu percer mon secret et à présent, ce qu’elle avait pu entrevoir à mon insu disparaissait avec elle dans la tombe. Ca n’était pas plus mal.
Pour ne pas éveiller les soupçons de ma sœur ( qui devint dès lors mentalement irrécupérable ) je vins veiller la morte toute la nuit avec elle, adoptant un air consterné de circonstance. Me voir ainsi atterré sembla apaiser ses suspicions. Il valait mieux pour elle, d’ailleurs, qu’elle ne vienne pas me déranger à son tour. On n’était plus à un mort près chez les Sorsele.
Par peur du qu’en dira-t-on, je réussis à obtenir de l’évêque que la messe ne débute que le lendemain soir pour pouvoir y assister sans devoir être momifié par peur de la brûlure du jour. Lorsque je pénétrai derrière le cercueil de ma mère aux côtés de ma sœur, suivis par un cortège de plus de trois cents nobles et petits seigneurs _ nous étions les plus puissants, forcément _ un frisson atroce me parcourut des pieds à la racine des cheveux. Une sueur froide coula le long de mon dos. Je n’avais vraiment plus rien à faire dans un endroit pareil.
Pendant toute la cérémonie, ennuyeuse à se pendre, je m’imaginai bondissant sur l’homme de foi pour le trucider sur l’autel et boire son sang au léger goût de vin de messe dans le calice consacré. Quelle panique cela créerait dans l’assistance ! Quelle apothéose pour en finir avec cette famille de damnés !
J'augurais, sans me l'avouer, que serait réparé l'outrage qui m'avait fait naître fille de serfs dans une campagne moribonde, quand j'aurais pu déployer mes innombrables dons pour les sciences, la magie, l'écriture, la chasse et la séduction dans une cour prestigieuse. Il ne m'était pas concevable que mon âme flamboyante ait eu pour destination ce corps de gamine mal nourrie, alors que je savais posséder au fond de moi l'étoffe d'un grand général, la bravoure innée d'un seigneur et la ruse d'un démon.
Eu regard à mon équipement archaïque et à mes forces amoindries par le jeûne et l'effort, je n'avais aucune chance de lui arracher une victoire écrasante mais, guidé par une rage sourde et une peine mûrie par des semaines, j'escaladais les remparts de ronces entrelacées sur de ridicules murets qu'un baudet aurait aisément pu sauter. Comme pour mieux me guider sur le chemin de ma rédemption, les nuages pommelés obstruant l'horizon se dissipèrent et l'astre de marbre qui m'avait vu faire le voyage éclaira pour moi une cour jonchée de cadavres puants. Le temps humide et suave en avait encore aggravé le pourrissement. Cette vision était insoutenable, même pour un charognard tel que moi.
Cela m’était de toute manière bien égal.
Je n’avais pas la moindre étincelle d’envie de vivre ancrée au cœur. Cela pouvait paraître dérisoire, car c’était un sentiment avec lequel je composais depuis longtemps, mais cette fois j’avais la conviction d’avoir touché le fond. Plus jamais je ne pourrais connaître autre chose que l’indolence.
En effet, malgré ma colère j’étais devenu mou, privé de la volonté de me battre contre le désespoir qui me gangrenait. La moindre secousse sur le chemin menaçait de me faire tomber de selle.
Et si je venais à chuter, j’avais bien peur de ne plus trouver la volonté de remonter sur mon cheval.
Pourquoi te borner à rester vivre dans ce palais, revivant sans cesse la même morne journée ? poursuivit-il. Au lieu de n’être que princesse, la fille d’une prêtresse folle, tu deviendrais reine ! Au lieu d’un bassin artificiel au milieu d’un jardin, tu aurais mille lacs et toutes les forêts du Nòttlandt pour courir ! Au lieu de te contenter de l’affection d’animaux, tu pourrais avoir un époux et fonder une famille ! Relis-tu sans cesse la même page du même livre, sans jamais aller jusqu’à la fin ? Personne ne fait cela !
Je tendais précisément à cela. Me Mortifier, me flageller, me lapider. Perdre ce qu’il restait de mon âme dans de vaines rêveries, à propos d’un destin fantasmé, aussi idyllique que celui-ci était morne. Perdre tout goût à l’existence et pouvoir décider de partir, convaincue que ce que la vie avait de meilleur à m’offrir appartenait au passé.
Je me coulai de nuit entre les chaumières endormies. Je ne dis pas qu’il fut agréable de fondre sur la première jeune fille pour m’abreuver avec voracité, tel le loup se repaissant de l’agneau. Son nectar était trop suave, trop insipide et pas assez brûlant sur ma langue. Mais, pour la première fois, je tuai sans sentiment de culpabilité. J’étais délivré du poids de ma mauvaise conscience. Après tout, on abattait bien des porcs pour en faire de la nourriture. Les humains n’étaient rien d’autre que mes cochons. J’avais enfin admis que je faisais ce pour quoi j’étais fait et qu’il m’était inutile de lutter contre ma nature. Je boirais dorénavant à la gorge de mes victimes sans détours et sans me torturer de questions.
- Je suis venu à toi par ma propre volonté, dans le seul but de te faire renoncer à cette vie de débauche qui t'abîme peu à peu, avant que ta perdition ne soit totale... Je ne suis pas venu pour t'entendre me faire la morale à l'envers ! Pour ta gouverne, je préfère cette existence de servitude paisible à tes orgies et leurs lendemains de déprime ! Je ne me voile pas la face, de nous deux je ne suis pas celui qui a usurpé l'identité d'un autre par le meurtre ! Si tu ne m'as fait venir que pour me tenter, détrompe-toi ! Je ne suis pas prêt de déchoir quand je vois l'avenir qui t'attend, mon pauvre Anders ! continua-t-il d'un ton toujours plus bas, toujours plus énervé.
Je me déshabillai puis me frayai un chemin dans les nénuphars nains, qui attendaient paresseusement la caresse du soleil boréal pour s’épanouir. Je ne ressentais ni amour, ni haine. Mon corps était de pierre. Le trop-plein d’émotions contradictoires l’avait endurci, comme l’alchimiste chauffait l’antimoine pour le faire vitrifier. J’étais déjà si gelée en dedans que l’eau ne me sembla pas si froide. J’aurai pu jurer que rien de ce qui s’était passé depuis mon arrivée en Nòttlandt n’avait été réel. Qu’il s’agissait d’un de ces rêves dont l’on émergeait l’esprit embrumé. La fatigue et la faim aiguisaient mes sens mais troublaient aussi mes pensées
J’étais frappée d’un accès de mélancolie à chaque crépuscule. J’ignorais pourquoi, mais cette brève débauche de couleurs vives, ces roses qui viraient au violet puis au noir, me plongeait dans un état de tristesse indicible.