Double volonté du Médiéviste Jacques le Goff dans cet essai du début 2014. Démontrer, d'une part, que la Renaissance, exemple parfait d'un découpage de l'histoire, présentée comme une rupture avec l'époque antérieure, est seulement le dernier avatar d'un long Moyen Age qui débute au VIe-VIIe siècle (Antiquité tardive) et ne prend fin qu'au XVIIIe siècle. Affirmer, d'autre part, que la "périodisation" reste néanmoins l'outil indispensable de la mémoire pour l'historien qui doit l'utiliser avec plus de souplesse que par le passé. Nécessité dans un contexte de mondialisation des savoirs, qui ne se confond pas avec une uniformisation des savoirs.
En analysant les rapports étroits existant entre le Moyen Age et la Renaissance, Jacques le Goff, s'appuyant sur ses propres travaux et ceux de nombreux historiens, permet à son assertion de départ de développer toute sa pertinence. Ce "livre-parcours" est l'aboutissement d'une réflexion sur l'histoire qu'il fait débuter en 1950. Synthèse passionnante s'il en fut et des plus convaincante. Une lecture incontournable pour les amoureux ou les passionnés d'histoire ou plus simplement les curieux de tout poil.
Avant que l'histoire ne se constitue en savoirs organisés, n'acquiert sa spécificité et ne devienne matière d'enseignement, une lente maturation a été nécessaire où diverses conceptions du temps ont durablement coexisté, en s'opposant parfois, et a permis finalement à la notion de périodisation de s'imposer, au XIVe et au XVe siècle, pour offrir "une image continue et globale du passé". D'un simple genre littéraire, de chroniques initiales passées, éparses et rassemblées, l'histoire est devenue peu à peu une discipline à part entière dans le courant du XIXe siècle.
La vision De La Renaissance qui s'est largement diffusée en France entre 1840 et 1860 est le fruit d'une création léguée par Jules Michelet (1798-1874) dans son Histoire de France, opposant cette période de changement florissant au Moyen Age et imputant le rôle d'incubateur de ce mouvement à l'Italie (c'est Michelet qui met un "r" majuscule à Renaissance). A la fin du XIXe siècle, l'historien de l'art Burckhardt renforce par ses études la prééminence de l'Italie dans ce mouvement. Il faut remonter plus avant, en revanche, pour rencontrer une définition de la période antérieure à la Renaissance qu'on doit à Pétrarque (1304-1374) qui le premier emploie l'expression "media aetas", destinée à définir une période "intermédiaire entre une Antiquité imaginaire et une modernité imaginée". "Dark ages" en Angleterre, "féodalité" ailleurs jusqu'au XVIIe siècle, "Moyen Age" finit par se répandre dans l'usage courant quand Marc Bloch (1886-1944) et l'école des Annales achèvent de le réhabiliter, après un bref retour en grâce au XIXe siècle.
"L'invention de la Renaissance", selon un célèbre article de Lucien Febvre en 1950, impacte profondément la perception d'une période singulière de l'histoire ainsi que la période qui l'a précédée mais consacre surtout une volonté de périodisation des historiens, héritière de temps très anciens et jamais neutre. Jacques le Goff, à la suite de Fernand Braudel et de quelques illustres prédécesseurs, dont l'abondante bibliographie est fournie, choisit, lui, d'appréhender l'histoire par les passages et les transitions inscrits dans la longue durée et qui forment une même continuité.
C'est en effet à la tradition religieuse judéo-chrétienne, puisant elle-même aux sources de l'Antiquité, qu'il faut se référer en Occident pour retrouver les traces de ce qui a fondé les toutes premières réflexions sur la maîtrise et l'organisation du temps, calées d'abord sur le fonctionnement des cycles naturels (la vie ou les saisons). Temps cyclique ou chronologies plus élaborées qui permettent de penser le temps plus long, le modèle en quatre périodes de l'Ancien Testament (Daniel) ou celui plus pessimiste calqué sur les six âges de la vie proposé par Saint Augustin (La Cité de Dieu), perdureront tout au long du Moyen Age et bien au-delà. Denys le Petit installe quant à lui une rupture décisive au VIe siècle en imposant de répertorier les événements en référence à la date supposée de la naissance de Jésus Christ.
Dans cette continuité que Jacques le Goff explore entre Moyen Age et Renaissance, il rétablit la chaîne des transmissions médiévales, de traditions intellectuelles escamotées ou oubliées par les laudateurs De La Renaissance. de Varron (premier siècle avant notre ère), à Cassiodore (VIe siècle) et Alcuin (VIIIe-IXe siècle), en passant par Saint-Anselme, précurseur d'un humanisme conforté, et non apparu, à la Renaissance, réinterprété au XIIe siècle par Bernard de Chartres et Honorius d'Autun, ou encore l'école des Victorins en Ile-de-France. Contrairement à une idée répandue, il n'y a pas de recul de la pensée rationnelle au Moyen Age, mais c'est son formalisme qui a fait obstacle au développement scientifique et que la Renaissance fera reculer.
Redonnant ainsi son pluriel au mot renaissance, comme Erwin Panofsky avant lui (voir "La Renaissance et ses avant-courriers dans l'art d'Occident", trad. 1976), et sans sous-estimer les vraies réussites De La Renaissance (redécouverte du Grec ancien, homogénéisation de l'écriture et dans les Arts : innovations en peinture et en architecture, identification de l'artiste), l'auteur restitue du même coup des pans entiers de l'histoire, occultés par l'exclusivité d'une utilisation trop étroite du concept de périodisation. Car si la découverte de l'imprimerie est souvent citée pour la Renaissance, la substitution lente du volumen par le codex entre le IVe et le Ve siècle est une transition majeure du Moyen Age tout à fait décisive par l'extension inexorable du domaine de la lecture qu'elle entraîne dans la durée.
1492 : mettre la date de côté. La découverte de l'Amérique est replacée dans l'histoire plus générale de la navigation hauturière et du commerce européen (première liaison maritime régulière entre Gênes et Bruges en 1297) et de la mise au point, au XIIIe siècle, des instruments de précision comme la boussole, le gouvernail d'étambot ou la voile carrée, sans lesquels Christophe Colomb n'aurait jamais pu appareiller vers le nouveau monde. Par ailleurs, les répercussions principales - hors le coup de fouet monétaire - de cette immense découverte ne se font sentir qu'au milieu du XVIIIe siècle, moment de la fondation des Etats-Unis.
En matière économique, nulle modification profonde entre Moyen Age et Renaissance, ce que consacre "Civilisation matérielle et capitalisme, XVe-XVIIIe siècles" de Fernand Braudel en 1967. C'est sur le plan politique que cette continuité entre les deux périodes apparaît de la manière la plus éclatante : les régimes monarchiques européens résistent à toutes les tentatives de ruptures, à l'exception de la première république formée par les Provinces-Unies (Hollande) en 1579 par le traité d'Utrecht, et ce, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle.
Une partie de l'intérêt de la démonstration relève bien entendu de l'érudition de son auteur. Son analyse dévoile les arcanes d'une connaissance généreuse poussée aux confins de l'histoire événementielle et ouverte à la philosophie, à l'économie, la géographie, la sociologie, les arts visuels, la littérature, l'histoire de l'art. Elle apporte un éclairage panoramique nouveau sur le passé dont les images se figent très vite dans des clichés des lors que l'on s'en tient aux seuls événements circonscrits dans leurs périodes.
Surtout, Jacques le Goff en pensant la continuité d'un long Moyen Age dont la Renaissance ne serait qu'une étape sur le chemin d'une modernité engagée au XVIIIe siècle, introduit judicieusement la possibilité d'une grande variabilité, d'une nouvelle plasticité des mouvements historiques qui se juxtaposent autant qu'ils se succèdent, en accordant à la question des transitions lentes le même dynamisme que celui porté au crédit des révolutions. Nul ennui dans une telle analyse, c'est le changement qui apparaît comme artifice quand la périodisation se fait trop appuyée.
Un historien hors pair, une synthèse étonnante, une somme de références. Troisième de la collection La librairie du XXIe siècle dont je m'empare. Je recommande chaleureusement.
Commenter  J’apprécie         175
Un livre qui donne assurément un autre regard sur notre façon d’envisager les divisions de l’histoire.
Lire la critique sur le site : LeDevoir
Jacques Le Goff livre surtout une réflexion magnifiquement stimulante sur la nécessité de combiner « continuité et discontinuité » dans nos façons de concevoir le temps historique.
Lire la critique sur le site : Telerama
C'est également dans la ligne de la Rome antique que le Moyen Âge accomplit un progrès linguistique majeur: l'extension du latin comme langue des clercs et de l'élite laïque dans toutes les régions devenues chrétiennes. Certes, celui-ci a évolué par rapport au latin classique, mais il fonde l'unité linguistique de l'Europe qui se poursuit même au-delà des XII -XIII ème siècles, époque où, dans les couches les plus basses de la société et dans la vie quotidienne, les langues vernaculaires (tel le français) remplacent ce latin périmé. Le Moyen Âge est une période beaucoup plus "latine" que la Renaissance. (P107-108)
A partir du XIVè siècle mais surtout au XVè siècle, quelques poètes et écrivains surtout italiens eurent le sentiment qu'ils évoluaient dans une atmosphère nouvelle, qu'ils étaient eux-mêmes à la fois le produit et les initiateurs de cette culture inédite. Ils voulurent donc définir, de façon péjorative, la période dont ils pensaient sortir avec bonheur. Celle-ci, si elle se terminait avec eux, commençait plus ou moins avec la fin de l'Empire romain, époque incarnant à leurs yeux l'art et la culture, qui avait vu s'imposer de grands auteurs que d'ailleurs ils connaissaient très mal : Homère, Platon (seul Aristote avait été utilisé au Moyen Age), Cicéron, Virgile, Ovide, etc. Cette période qu'ils cherchaient à définir avait ainsi comme seule particularité d'être intermédiaire entre une Antiquité imaginaire et une modernité imaginée : ils la désignèrent comme "âge moyen" (media aetas).
On accorde à juste titre une importance exceptionnelle à l'imprimerie née comme on le sait au milieu du XVe siècle, mais les révolutions concernant la lecture sont intervenues dès le Moyen Age. Ce sont dans le très haut Moyen Age le remplacement du rouleau par le codex, la production du livre non plus dans les scriptoria monastiques mais dans des librairies extérieures ou dans celles des universités qui à partir du XIIIe siècle fabriquent la pecia, assez aisément reproductible, enfin l'usage plutôt que du parchemin, du papier, qui se répand à partir de l'Espagne au XIIe siècle et surtout de l'Italie au début du XIIIe siècle.
La périodisation, oeuvre de l'homme, est donc à la fois artificielle et provisoire. Elle évolue avec l'histoire elle-même. À cer égard, elle a une double utilité: elle permet de mieux maîtriser le temps passé, mais elle souligne aussi la fragilité de cet instrument du savoir humain qu'est l'histoire. (P37)
On l'aura compris, à mes yeux la Renaissance, donnée pour époque spécifique par l'histoire contemporaine traditionnelle, n'est en fait qu'une ultime sous- période d'un long Moyen Âge. (P186)
C'est à travers de nouvelles sources, étudiées par une jeune génération de chercheurs, en parties ignorées par Jacques le Goff – enquêtes royales, archives judiciaires, actes de la pratique – qu'une autre histoire de Louis IX s'écrit et qui fera l'objet de ce colloque international.
Pour en savoir plus : https://bit.ly/3r0wCfM
Le Collège des Bernardins est un espace de liberté qui invite à croiser les regards pour cheminer dans la compréhension du monde et bâtir un avenir respectueux de l'homme.
Pour tout savoir de l'actualité du Collège des Bernardins, suivez-nous sur les réseaux sociaux
Facebook : https://www.facebook.com/CollegedesBernardins/
Twitter : https://www.twitter.com/CBernardins
Instagram : @collegedesbernardins
+ Lire la suite