Les photographies de Josef Sudek : une vision poétique

 

 



Josef Sudek, La fenêtre de mon atelier, v. 1940–1954, épreuve à la gélatine argentique, 17,1 x 12,4 cm. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. Don anonyme, 2010. Succession de Josef Sudek, tous droits réservés. Photo : MBAC

 

Il pleure dans mon cœur

Comme il pleut sur la ville,

Quelle est cette langueur

Qui pénètre mon cœur ?

 

 

                                      — Paul Verlaine, 1874

 

Les photographies délicieusement vaporeuses prises par Josef Sudek depuis la fenêtre de son atelier rappellent cette célèbre complainte d’un cœur brisé. Vus à travers la vitre battue par la pluie un tronc d’arbre noueux, une clôture couverte de neige, un homme absorbé dans ses pensées ou même une explosion de fleurs printanières sont imprégnés de mélancolie. 

Surnommé le poète de Prague pour ses représentations lyriques de la capitale de la Bohême, Josef Sudek est l’un des photographes les plus importants et les plus prolifiques du XXe siècle, ainsi qu’une figure marquante de l’avant-garde tchèque des années 1920 et 1930. Josef Sudek. Le monde à ma fenêtre, actuellement à l’affiche à l’Institut canadien de la photographie (ICP) du Musée des beaux-arts du Canada (MBAC), est la première exposition majeure consacrée à la vie et l’œuvre du photographe et au cercle intime de ses amis. Organisée par Ann Thomas, conservatrice principale de la photographie à l’ICP, avec le Tchèque Vladimír Birgus, spécialiste de la photographie, et Ian Jeffrey, historien de l’art indépendant, l’exposition a connu un succès critique cette année lors de son passage au Jeu de Paume à Paris.

Josef Sudek. Le monde à ma fenêtre réunit 163 photographies réalisées par Sudek entre 1918 et 1976, dont la plupart proviennent d’un extraordinaire don anonyme de plus de 1 700 épreuves fait au MBAC en 2010. Plusieurs œuvres de contemporains de Sudek, parmi lesquels Jaromír Funke, Jaroslav Rössler et Josef Ehm, ont été ajoutées pour la présentation d’Ottawa afin de souligner la richesse artistique de l’environnement où évoluait Sudek. On y trouvera également quelques rares puřidla, épreuves placées entre deux plaques de verre, un prêt du musée des Arts décoratifs de Prague, ainsi qu’un court-métrage documentaire de 1963, Vivre sa vie.


Josef Sudek, Rue de Prague, 1924, épreuve à la gélatine argentique. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. Don anonyme, 2010. Succession de Josef Sudek, tous droits réservés. Photo : MBAC

Josef Sudek naît en 1896 à Kolín, à l’est de Prague, fils d’un peintre en bâtiment et de la fille d’un tailleur. Alors qu’il suit une formation en reliure entre 1910 et 1913, il se met à la photographie, créant des paysages romantiques, des photographies urbaines et des clichés d’intérieurs. Il continue à faire usage de son appareil photo alors qu’il est engagé dans la Première Guerre mondiale, reproduisant ses camarades soldats et la campagne. Son projet de devenir relieur prend fin brutalement, une blessure de guerre forçant l’amputation de son bras droit, et il se consacre alors entièrement à la photographie. 

En 1922, Sudek s’inscrit à l’École d’État des arts graphiques, où il a pour professeur le photographe Karel Novák. Il cofonde le club photographique de Prague, puis la Société photographique tchèque, tout en subvenant à ses besoins en faisant de la photographie commerciale. Sa première exposition individuelle a lieu en 1932, et en 1940, il se consacre à ses propres sujets, dont de nombreux projets de livre. C’est dans les années 1970 que son travail est présenté pour la première fois aux États-Unis, notamment en 1973 avec une rétrospective à la George Eastman House à Rochester, dans l’État de New York. Actif jusqu’à son décès en 1976 à l’âge de 80 ans, Sudek est l’un des rares photographes tchèques de son époque à avoir connu une renommée mondiale sans s’être expatrié. 

Comme le suggère le titre de l’exposition, Josef Sudek. Le monde à ma fenêtre présente un environnement proche et familier dans lequel l’artiste a vécu et œuvré : son atelier, le jardin sous sa fenêtre, les rues de la ville dans lesquelles il marchait et la campagne environnante où il passait des après-midis à prendre des photographies. « Il trouvait beaucoup d’inspiration dans les alentours immédiats », explique Ann Thomas dans une entrevue à Magazine MBAC. « Il voyait toutes sortes de qualités dans des objets très banals, et faisait constamment référence à ces derniers. »

L’exposition est organisée par thèmes, avec des regroupements consacrés à ses photographies de jeunesse, à des portraits d’amis, aux œuvres modernistes, aux scènes nocturnes, aux natures mortes, aux paysages naturels et urbains, ainsi qu’aux célèbres vues prises depuis la fenêtre de son atelier. Pour Thomas, ce dispositif est précisément le reflet du processus artistique de Sudek : « C’était sa façon de travailler, dit-elle, par projets, et de manière plutôt obsessionnelle ». Il étudiait un même sujet sous de multiples angles, par tous les temps, sous toutes les conditions d’éclairage et avec divers procédés de tirage.



Josef Sudek, Foyer des anciens combattants v. 1922–1927, épreuve à la gélatine argentique. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. Don anonyme, 2010. Succession de Josef Sudek, tous droits réservés. Photo : MBAC

La première salle abrite de fragiles épreuves du début des années 1920, alors que Sudek explore le style pictorialiste au flou artistique, ainsi que le procédé de tirage au charbon. Dimanche après-midi à l’île Kolín (v. 1924–1926) montre un groupe pique-niquant dans un halo de lumière du jour, tandis que Hospice des vétérans (v. 1922–1927) est presque entièrement sombre, à l’exception de vagues formes baignées par le soleil : les contours du visage d’un homme, le revers de sa veste et les volutes de fumée s’échappant de sa pipe. 

Dans Rue de Prague (1924) une femme se dirige vers un tramway à mi-distance, empruntant un tunnel plongé dans la pénombre. Ian Jeffrey qualifie l’image de « quelque peu inquiétante ». Au téléphone depuis sa résidence au Royaume-Uni, il explique à Magazine MBAC : « Si vous avez séjourné à Prague, ou dans n’importe quelle ville ayant un tramway, vous savez que, quand les trams prennent un virage, il y a ce terrible bruit strident du métal contre le métal. Et cette photo présente une scène plutôt harmonieuse, équilibrée, mais de laquelle transpire le bruit de la ville. » 

Plus loin se trouve une série de scènes nocturnes réalisée par Sudek durant la Seconde Guerre mondiale, quand Prague était soumise à des black-out imposés. Incapable de se déplacer dans la rue avec son immense appareil-photo grand format sans risquer sa vie, Sudek photographie le jardin faiblement éclairé à côté de son atelier et les appartements voisins, où une ou deux lumières brillent à la fenêtre, comme des symboles de résistance.


Josef Sudek, Ouvriers dans la cathédrale Saint-Guy, Prague. Des rais de lumière illuminent l’espace, 1928, épreuve à la gélatine argentique. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. Don anonyme, 2010. Succession de Josef Sudek, tous droits réservés. Photo : MBAC

Dans une autre partie, des photographies de la cathédrale Saint-Guy montrent des rais de lumière traversant les arcs gothiques et qui illuminent les échafaudages, les ouvriers et leurs outils épars, créant une atmosphère de spiritualité sublime.

Vladimír Birgus explique de manière fort convaincante dans le catalogue d’exposition l’importance de la lumière dans l’œuvre de Sudek : « Triomphant sur les ténèbres, émanant des rayons du soleil ou des lueurs des lampadaires, filtrée par des fenêtres, reflétée dans des objets en verre, elle inonde les paysages, les arbres et sa Prague bien-aimée. Elle est le symbole de la spiritualité et de la transcendance. Elle est la certitude et l’espoir. » 

Pour Ann Thomas, le pendant de la lumière n’a pas nécessairement une connotation négative dans la démarche de Sudek. « L’obscurité, c’est l’élégie, dit-elle. Mais il l’aime tout autant. Elle doit, pour lui, avoir exprimé quelque chose à propos de la vie. C’est une sorte d’hommage à l’espace clos. Et ce qui me fascine dans ces photographies, c’est qu’il trouve, dans l’absence de lumière, une palette complète de pénombres. Un peu à la manière de Rembrandt, célèbre aussi pour ses nuances de noir. »


Josef Sudek, Portrait de mon ami Funke, 1924, épreuve à la gélatine argentique, 28,5 x 22,6 cm. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. Acheté en 1985. Succession de Josef Sudek, tous droits réservés. Photo : MBAC

Josef Sudek. Le monde à ma fenêtre s’ouvre et se ferme, d’une certaine façon, avec le cercle des amis de l’artiste. Des portraits d’une grande intensité des peintres Emil Filla et František Tichý sont accrochés dans la première salle aux côtés du saisissant Portrait de mon ami Funke (1924), dont le sujet est Jaromír Funke, un des grands photographes tchèques des années 1920 et 1930. La dernière salle présente une sélection d’œuvres d’amis photographes et de disciples de Sudek, dont Funke, Adolf Schneeberger, Petr Helbich et Jan Svoboda.

La compagnie de ces intimes est précieuse pour Sudek, même si on le connaît généralement comme un solitaire qui vivra seul dans un petit trois-pièces pendant l’essentiel de sa vie. Il les invite régulièrement le mardi soir autour de son gramophone, les photographie, ainsi que leurs œuvres, et s’imprègne de leur savoir. « Les gens que fréquentait Sudek étaient d’une importance culturelle capitale, résume Ian Jeffrey, et il était vis-à-vis d’eux comme un étudiant avide de connaissances. »

Josef Sudek a vécu certains des événements historiques et sociaux les plus dramatiques du XXe siècle, et pourtant les scènes qui peuplent cette exposition semblent singulièrement protégées de cette tourmente. C’est un regard sur le monde depuis sa fenêtre, un univers riche et poétique.

Josef Sudek. Le monde à ma fenêtre est à l’affiche jusqu’au 26 février 2017 dans les salles de l’Institut canadien de la photographie du Musée des beaux-arts du Canada. Sont également présentées dans les salles de l’ICP les expositions Légende. Les archives photographiques du Globe and Mail, jusqu’au 12 février 2017, et PhotoLab 1, durant l’hiver 2017.

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