Jamais peut-être n’y eut-il de peintre ou d’artiste qui n’ait autant consacré son talent et son œuvre à la célébration de sa femme que Marc Chagall (1887–1985). Elle s’appelle Bella Rosenfeld (1889–1944) et c’est au cours de sa vingtième année que le peintre entre dans sa vie. La scène est inaugurale, elle relève des plus belles représentations du coup de foudre, thème éminemment romanesque. On connaît celles qu’ont rapportées Flaubert, Rousseau, Madame de La Fayette, Stendhal, Balzac ; il faut lire aussi le récit de la rencontre que Chagall raconte dans son autobiographie. Dans sa brièveté, la rencontre illumine ses mémoires et donne la mesure de l’ampleur de l’inspiration que Bella sut lui insuffler.
Jeune homme, Marc ne compte plus ce qu’il appelle « les enfantillages romanesques ». Peu déluré mais très attiré par les jeunes filles, il tente de les séduire : Olga, Théa, Aniouta, Nina, elles défilent toutes dans son livre de souvenirs comme pour lui rappeler l’enchantement des vertes amours enfantines à Saint-Pétersbourg et à Vitebsk. C’est lors d’une visite chez l’une d’entre elles, Théa, dont il se croit amoureux, qu’il fait la connaissance de Bella Rosenfeld.
Des décennies après, malgré celles qui lui ont succédé et dont il aura des enfants, accru par le souvenir éploré de sa mort, il s’en souvient encore : la fulgurance du souvenir traverse sa mémoire comme elle traversera sans cesse l’œuvre entière, pour la plus grande part dédiée à la défunte. Tandis qu’il converse avec Théa, on sonne chez elle. « Qui est-ce donc ? se dit-il. C’est une amie de Théa. Elle entre. Sa voix retentit, elle gazouille avec Théa. Je reste encore dans le cabinet. Je ne sors pas. Si, je suis sorti, mais l’amie, me tournant le dos, ne peut m’apercevoir. Je sens… Qu’est-ce que je sens ? […] Qui est-elle ? J’ai peur. Non, je veux l’aborder, me rapprocher d’elle. Mais déjà elle prend congé de Théa. Elle me regarde à peine et s’en va. Nous partons, Théa et moi, nous promener. Sur le pont, nous la rencontrons de nouveau. Elle est seule, toute seule. Brusquement je sens que ce n’est pas avec Théa que je dois être mais avec elle !
« Son silence est le mien. Ses yeux, les miens. C’est comme si elle me connaissait depuis longtemps, comme si elle savait tout de mon enfance, de mon présent, de mon avenir ; comme si elle veillait sur moi, me devinant du plus près, bien que je la voie pour la première fois. Je sentis que c’était elle ma femme. Son teint pâle, ses yeux. Comme ils sont grands, ronds et noirs ! Ce sont mes yeux, mon âme. Théa me parut indifférente, étrangère. Je suis entré dans une maison nouvelle, et j’en suis inséparable. »
Bella aura été le modèle et la muse constante du peintre, iconisée d’une certaine manière en éternelle fiancée survolant le ciel de ses compositions oniriques.
À ce souvenir écrit en 1922, Chagall se tiendra jusqu’à la mort de Bella, en 1944, emportée par une infection virale alors qu’ils sont réfugiés aux États-Unis. Il s’y tiendra même bien au-delà de la mort, conservant avec elle un lien indéfectible, ravivé sans cesse par sa peinture. Car Bella aura été le modèle et la muse constante du peintre, iconisée d’une certaine manière en éternelle fiancée survolant le ciel de ses compositions oniriques. Pourtant, la vie aurait pu contrarier les projets du jeune homme amoureux des femmes.
En 1909, le père de Bella est un riche bijoutier juif de la ville de Vitebsk, aujourd’hui en Biélorussie mais faisant alors encore partie de l’Empire russe. Bella a vingt ans et Chagall deux ans de plus. Il est l’élève du peintre russe Léon Bakst, très prisé en Europe pour ses multiples talents de dessinateur, de peintre, de décorateur et de costumier. Reconnu à la Cour et à l’Académie des beaux-arts, il se manifeste pourtant pour un art nouveau qui, tout en refusant la déconstruction du cubisme, s’attache à renouveler la tradition russe en la modernisant par des jeux de symétrie et de couleurs dont les arts décoratifs européens vont s’emparer. Particulièrement lié aux Ballets russes, Bakst réalise, à l’époque où il enseigne la peinture à Chagall, des décors et des costumes restés célèbres pour, notamment, L’Oiseau de feu ou Schéhérazade. Il est très estimé par Marcel Proust qui l’admire « profondément », prétendant ne rien connaître de plus beau que Schéhérazade ».
Chagall se résout à partir à Paris, devenu le plus grand centre de l’art. C’est un émerveillement pour lui et une découverte qui va le stimuler. Intéressé par le fauvisme, pour son usage flamboyant des couleurs et leur audace, et par le cubisme dont il ne parvient pas cependant à accepter totalement la déconstruction, il fréquente des artistes de la bohème qui vont faire l’art du XXe siècle : le Douanier Rousseau, Jean Metzinger, Paul Klee ; il se lie d’amitié avec Robert Delaunay et Guillaume Apollinaire et entreprend de se consacrer à sa propre inspiration, faite de souvenirs lointains, comme filtrés, de sa petite ville de Vitebsk, de la vie quotidienne juive, auxquels se mêlent dans un savant désordre mémoriel la tour Eiffel et Montmartre. En 1914, il expose pour la première fois au Salon des indépendants puis à Berlin aux côtés de Paul Klee et d’Alfred Kubin.
Est-ce le souvenir de Bella, jamais oubliée, qui le ramène en Russie la même année ? Entre-temps, elle est devenue une ravissante jeune femme, elle a vingt-cinq ans et nul ne peut entraver désormais l’amour qui les a déjà unis cinq ans plus tôt. Il l’épouse en 1915 et Bella, en 1916, donne naissance à leur fille, Ida. La guerre ayant éclaté en France, ils se sont installés dans la ville de leur jeunesse, à Vitebsk, où Chagall devient, à la révolution de 1917, « commissaire aux beaux-arts ». En 1919, il est nommé directeur de l’école des Beaux-Arts dont il sera très vite démis pour être remplacé par Kasimir Malevitch, sûrement jugé plus radical et engagé. Dès lors, Marc et Bella, accompagnés d’Ida, s’installent à Moscou où le peintre affine son style fait de lyrisme et de poésie, largement inspiré de l’univers biblique et hassidique. Ils voyagent tous trois beaucoup, partent pour Paris, puis Berlin, reviennent en France où ils font une pause dans une ville du Sud, à Céret, où beaucoup d’artistes, attirés par la lumière qui baigne les collines du Roussillon alentour, s’y sont installés — Aristide Maillol, Chaïm Soutine, Juan Gris, Pablo Picasso… Ils y séjournent deux années, entre 1927 et 1929.
Face à la montée des fascismes en Europe, la vie errante et bohème des Chagall est de moins en moins sûre et confortable. Bella demeure toujours son guide et sa muse. Elle fortife cet amour en rédigeant en yiddish, entre 1935 et 1944, ses propres mémoires, celles du temps d’avant leur mariage dans la ville de Vitebsk, qui devient une sorte d’archétype du lieu du bonheur.
Les Lumières allumées et Première Rencontre seront traduits en français et publiés deux ans après sa mort, en 1946. Considéré comme « artiste dégénéré » par les nazis dès 1935, Chagall est arrêté en 1941 à Marseille, ainsi que Bella, et ils ne doivent leur salut qu’à la bienveillance d’un journaliste américain, Varian Fry, qui transmet au vice-consul américain de Marseille une liste d’artistes et d’intellectuels menacés en vue de leur obtenir des visas pour fuir aux États-Unis.
Trois années plus tard, emportée par une infection virale, Bella meurt à cinquante-cinq ans. Chagall est tétanisé et ne peindra plus pendant près d’un an tant la douleur est vive. « Des années durant, écrit-il, mon art ressentit l’influence de son amour. » Se souvient-il de cet anniversaire de 1915, pour lequel Bella, à peine mariée, lui offrit un bouquet de fleurs et qu’aussitôt après l’avoir reçu, il sentit que cette rencontre était inévitable, déclarant qu’une « chimie s’était opérée » à laquelle il ne pourrait échapper ? Dans la vie et par delà la mort, Bella est non seulement l’épouse quasi biblique, mais aussi la muse absolue. La plupart de ses tableaux révèlent sa présence : une éternelle mariée vêtue de blanc ou quelquefois de bleu, la couleur préférée de Chagall, qui flotte dans les airs, comme ferait un Magritte mais sans la sophistication surréaliste.
Chez Chagall, aucune intention surréaliste, mais plutôt une dimension sacrée qu’il accorde à la femme aimée. Telle ces Vierge Marie qui ouvrent leurs vastes manteaux pour protéger l’humanité venue se réfugier dans leurs plis, Bella survole l’univers du peintre, elle recouvre d’ondes célestes et lumineuses, mais surtout bienveillantes, la petite ville de leur jeunesse devenue ville de légende. Dès la première rencontre en 1909, leur amour s’est imposé comme thème principal : La Fiancée aux gants noirs, Bella bien sûr, inaugure le motif le plus récurrent de la peinture de Chagall. Puis Bella au col blanc (1917) surplombe, dans le style d’une Tamara de Lempicka plus incarnée, le jardin de leur maison, où l’on devine infiniment plus petits, un homme et un enfant : Bella protectrice suprême, déesse aimante, dont le regard grave couve la scène.
Dans des œuvres régulièrement exécutées comme Les Amants bleus (1914), L’Anniversaire (1915), Les Amoureux aux lilas (1930), Les Trois Bougies (1938), Les Mariés de la tour Eiffel (19381939), Les Amoureux de Vence (1957)… c’est toujours le beau visage de Bella qui apparaît — bien au-delà de la mort, malgré ses deux autres compagnes, Virginia Haggard, dont il aura un fils en 1946, puis Valentina Brodsky, qu’il épousera en 1952. Mais nulle autre muse n’a pu effacer le souvenir de Bella que Chagall continua à dessiner, à peindre et à glisser dans ses tableaux aux multiples détails, comme le signe inaltérable d’un amour, échappant à toute raison et à toute vigilance.
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