Étude d’une œuvre : La Porte de l’Enfer de Rodin

Étude d’une œuvre : La Porte de l’Enfer de Rodin
Auguste Rodin, La Porte de l'enfer, Musée Rodin, Paris ©Till Niermann 2007

Maelstrom de corps nus et contorsionnés, La Porte de l’Enfer est une étape décisive dans l’œuvre d’Auguste Rodin (1840-1917). Pour célébrer l'anniversaire du sculpteur, né le 12 novembre 1840, Connaissance des Arts vous propose de redécouvrir ce chef-d’œuvre.

La commande publique fait parfois des miracles. Malgré son titre, La Porte de l’Enfer d’Auguste Rodin en est un. Car ce monument délirant, haut de plus de six mètres, défiant les lois à la fois de la sculpture et de l’architecture, est né d’un arrêté ministériel du 16 août 1880 signé de Jules Ferry. Cette « porte décorative » en bronze qui ne s’ouvrit jamais (« on s’y serait crevé un œil », disait Bourdelle), était destinée à un musée des Arts décoratifs qui ne fut jamais construit. Ajoutons qu’elle ne fut pas livrée au commanditaire ni même coulée en bronze du vivant de son auteur. Mais, constamment enrichie, elle devint une source d’idées et de formes irriguant toute la carrière de Rodin.
Pour ce travail, on lui attribua un atelier au Dépôt des marbres, rue de l’Université, atelier qu’il conserva jusqu’à la fin de sa vie. À mesure que le projet débordait le cadre initial, s’enrichissant de nouvelles figures, le prix augmenta lui aussi, passant de 8000 francs à 18 000, puis à 25 000. Décorateur à la Manufacture de Sèvres depuis 1879, Rodin n’est pas encore célèbre à l’époque de cette commande. Son premier grand succès, L’Âge d’airain, grand nu masculin présenté au Salon de 1877, a été un succès de scandale. On l’accusa en effet d’avoir procédé à un moulage sur nature. Mais cette année 1880 lui est décidément favorable puisque l’État lui achète L’Âge d’airain et lui passe commande de la Porte. Cette commande précise que la porte sera ornée de bas-reliefs illustrant la Divine Comédie de Dante. Lecteur fervent du grand Florentin, Rodin a peut-être suggéré lui-même ce thème. Traversant « la forêt obscure » en compagnie de Dante et Virgile, il visite les neuf cercles de l’Enfer, oubliant définitivement Purgatoire et Paradis. Le royaume des supplices éternels infligés aux âmes et aux corps fournit un terreau fertile à son art tourmenté. Traduisant la vision de Dante, en qui il voit un « sculpteur », Rodin se livre à une évocation plus qu’à une véritable illustration du livre aux innombrables épisodes. Attisée par une sensualité impérieuse, sa propre vision de l’enfer se nourrit également de la lecture des Fleurs du mal de Baudelaire, dont il illustre de dessins originaux l’exemplaire du collectionneur Paul Gallimard en 1888. Cette lecture passionnée de Baudelaire colore le monument d’un érotisme vénéneux, ancrant l’œuvre dans l’univers symboliste de la fin du siècle.

Une vraie marée humaine

Dans une première maquette en cire, Rodin divise chacun des deux vantaux en cinq panneaux, selon le parti adopté par Lorenzo Ghiberti pour la Porte du Paradis du Baptistère de Florence, chef-d’œuvre de la première Renaissance. Mais rapidement, comme l’attestent ses dessins, il décide de ne retenir que quatre panneaux par porte, puis trois. D’innombrables croquis permettent de suivre l’évolution de sa conception. Dans l’un d’eux, il introduit de grandes figures dans l’encadrement de la porte ; dans un autre, il assoit sur chacun des panneaux contenant des bas-reliefs des figures nues évoquant les célèbres Ignudi de Michel-Ange à la chapelle Sixtine. À l’automne 1881, il propose à son commanditaire de flanquer le monument de deux hautes figures d’Adam et Ève. Une grande maquette de 1882 s’approche de la composition définitive. La prolifération irrésistible de la sculpture en ronde-bosse fait alors voler en éclat la division par panneaux. Livrée à cette marée humaine, dans un vertige apparenté à « l’épique dégringolade du Jugement dernier de Michel-Ange » (Edmond de Goncourt), la porte déstructurée est désormais surmontée d’un trumeau rectangulaire. En son centre trône Le Penseur. On savait que Rodin avait d’abord imaginé une figure de Dante. François Blanchetière, commissaire de l’exposition, émet aujourd’hui l’hypothèse que la toute première idée de Rodin était de figurer Minos, juge des enfers, trônant comme un Christ du Jugement dernier médiéval. Car sans renier son grand modèle de la Renaissance, l’œuvre renvoie aussi à l’iconographie profuse des cathédrales romanes et gothiques.

Un grand fantôme en plâtre

Pour juger de l’effet de chacun de ses groupes sculptés, Rodin a fait réaliser un gabarit en bois de la Porte sur lequel il les place successivement. Les premières figures sont réalisées en 1881-1882. En 1885, l’œuvre est suffisamment avancée pour que Rodin fasse établir des devis pour la fondre en bronze. Inachevée, la Porte de l’Enfer ne peut être présentée à l’Exposition universelle de 1889. Le sculpteur l’expose enfin au public en 1900, dans une étonnante version en plâtre privée de toutes ses figures les plus saillantes. Conservé au musée Rodin de Meudon, ce plâtre surprenant permet de mieux apprécier le raffinement et le soin avec lesquels Rodin a élaboré les profils des moulures, conçues comme des « symphonies douces ». Visitant l’atelier en 1889, le critique d’art Gustave Geffroy avait vu cette porte « disséminée », dont les figures gisaient éparses « sur les étagères, sur le canapé, sur les chaises, sur le sol […], faces levées, bras tordus, jambes crispées » La Porte de l’Enfer telle que nous la connaissons aujourd’hui sera reconstituée en 1917 sous la direction de Léonce Bénédite, mandataire du sculpteur, en vue de la création du musée Rodin, à partir des moules soigneusement conservés par l’artiste.
Dans ce maelstrom de corps nus et contorsionnés, magistralement unis par le style, on distingue des groupes célèbres comme celui du comte Ugolin qui, enfermé à Pise dans la tour de la Faim, finit par dévorer ses enfants. Certains de ces groupes ont pris plus tard leur essor loin de la Porte, tels Les Ombres, Le Penseur ou encore Paolo et Francesca, devenu Le Baiser. D’autres figures comme la Femme accroupie seront incorporées par Rodin dans de nouvelles compositions. Vision grandiose et tragique des passions humaines, La Porte de l’Enfer apparaît comme le génial frontispice où le sculpteur projette son œuvre à venir. Portée par un souffle romantique, elle s’ouvre comme un grand livre où la sculpture du xxe siècle puisera à son tour ses audaces.


Dans le détail…

D’abord intitulée Le Poète, cette figure incarnait Dante, penché au-dessus des cercles de l’Enfer, méditant sur sa création. Extrait de la Porte dès 1888, Le Penseur connut une immense popularité.

L’Enfant prodigue se jette à genoux et, levant les bras au ciel, implore le pardon du père. Mais la chute est irrémédiable. On le voit à droite, repris dans le groupe Fugit amor, glisser vers l’abîme.

Paolo aimait Francesca. Époux de la belle, Gianciotto surprit leur étreinte et les poignarda. Le couple immortalisé par Dante est à l’origine du Baiser, « grand bibelot » promis à un succès mondial.

Ces Ombres douloureuses représentent les âmes des trois damnés qui, dans le poème de Dante, désignent l’inscription placée au seuil de l’Enfer : « Vous qui entrez, abandonnez toute espérance ».

Baudelaire est, avec Dante, le grand inspirateur de Rodin. Intitulée Je suis belle, cette étreinte passionnée s’inspire du vers célèbre : « Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre ».

Agrippé à la corniche, il tente d’échapper à son sort, mais la chute est inéluctable. L’Homme qui tombe est l’une des nombreuses figures en ronde bosse qui donnent à la Porte sa profondeur vertigineuse.

 

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