Pour les profanes, la ville de Touba, à quelque 160 kilomètres à l’est de Dakar, n’est qu’un carrefour commercial brûlant et poussiéreux. Mais, pour les membres de la confrérie mouride, c’est une ville sainte où se trouve la tombe du cheikh Ahmadou Bamba [1852-1927], qui a fondé leur mouvement en 1886. C’est également le lieu où ses descendants font aujourd’hui la loi. Des cheikhs sanctifiés qui, d’un simple contact, peuvent résoudre tous les problèmes.
Le Sénégal est un pays de marabouts. Ce sont eux qui assurent avec sérénité la vie religieuse de la société pendant que les musulmans ordinaires se livrent à leurs tâches quotidiennes. La plupart des Sénégalais, quelle que soit leur classe, n’hésitent jamais à consulter leur marabout, qui prie pour eux, les guide à travers les chemins sinueux de l’existence et en qui ils ont toute confiance. Il y a des marabouts partout, même à Dakar. Mais les “très grands” marabouts sont loin de la foule déchaînée, ils vivent dans des centres religieux - comme Touba - ou dans de sombres villages. Plus de la moitié des Sénégalais appartiennent au mouvement tidjane [cette confrérie s’est développée au Sénégal avant d’étendre son influence en Mauritanie, en Gambie, au Niger, au Ghana ou au Nigeria], mais ce sont Touba et le mouridisme - bien que celui-ci soit minoritaire dans le pays avec seulement 1 million d’adeptes - qui attirent aujourd’hui les honneurs. Surtout depuis l’élection du mouride Abdoulaye Wade à la présidence, en mars 2000. Wade en a surpris plus d’un, notamment hors des frontières, quand il s’est rendu à Touba, au lendemain de son élection, pour solliciter la bénédiction du grand marabout Sérigne Saliou M’Backé. Le geste de Wade est un exemple typique du paradoxe propre aux Sénégalais instruits. Voici un homme qui est titulaire d’un doctorat de droit d’une université française renommée, qui a épousé une Française et qui va se prosterner devant son marabout, après la victoire, pour recevoir sa bénédiction.
J’ai fait le voyage jusqu’à Touba pour mieux comprendre le monde mystérieux des marabouts. Le taxi-brousse que j’ai pris à Dakar contenait sept passagers entassés, qui papotaient en wolof, pendant que je regardais les paysages. La route était parfois difficile. Le chauffeur faisait de temps à autre des virages en épingle à cheveux qui me donnaient le frisson, d’autant que de nombreuses carcasses de voitures jonchaient les bas-côtés.
J’ai compris que nous approchions d’un lieu sacré quand nous sommes passés devant une grande mosquée plantée au bord de la route. Deux des passagers se sont tournés dans sa direction, ont incliné la tête et se sont mis à prier. Peu après, nous sommes entrés dans la ville de Touba. Il était déjà midi, et la température devait frôler les 40 °C. Le parking ressemblait à s’y méprendre à celui de Dakar. Des jeunes proposaient toutes sortes d’aliments. Je n’ai rien remarqué de particulièrement religieux dans leur habillement ou leurs manières.
Dans le taxi qui m’emmenait dans le centre-ville, j’ai noté que beaucoup d’enseignes de magasins et d’immeubles étaient rédigées à la fois en français et en arabe, et, en entrant dans le quartier appelé Darou Salam, j’ai remarqué de nombreuses mosquées. Mais c’est la grande mosquée, visible de pratiquement tous les points de la ville, qui domine. Tous les voyageurs savent bien que, pour s’orienter dans une ville islamique, il suffit de repérer la mosquée principale !
J’ai fini par trouver quelqu’un pour me guider. La grande mosquée est l’une des plus imposantes que j’aie jamais vues hors du Moyen-Orient. Tout comme celle de Médine, elle semble être perpétuellement en travaux. A ce propos, on m’a expliqué que chaque nouveau chef des mourides essayait d’ajouter quelque chose à l’édifice. Celui-ci arbore ainsi plusieurs dômes et minarets, ainsi que différentes parties baptisées du nom de personnalités mourides. La tombe du cheikh Ahmadou Bamba s’y trouve également. Après les cinq prières quotidiennes, les fidèles entrent dans son sanctuaire pour y chercher la baraka [bénédiction] à force de prières et d’aumônes.
Lorsqu’il mourut, en 1927, Ahmadou Bamba ne pouvait pas imaginer qu’il deviendrait l’objet d’une telle vénération. On raconte que le Prophète lui était apparu en rêve à Touba, en 1891. La rumeur s’était répandue, et les fidèles s’étaient rendus en masse dans son village pour rejoindre le mouvement. Le gouvernement colonial français prit peur et exila Bamba au Gabon en 1895. Il fut finalement autorisé à rentrer après un accord avec les Français, et son mouvement prit de l’ampleur, pour finalement se démarquer de la confrérie des qadiriyyas, dont Bamba était membre. Chaque année, les mourides commémorent son retour d’exil. Les cérémonies religieuses du Magal [qui sont organisées en mai] rassemblent pendant toute une semaine plus de 200 000 pèlerins venus de tous les coins du Sénégal.
J’ai vu l’endroit exact où Bamba a rêvé du Prophète. Il se trouve dans un adorable jardin où coule une source d’eau fraîche. L’histoire raconte que, lorsque le Prophète permit à Bamba d’exprimer un souhait, celui-ci, dans la chaleur et la sécheresse de Touba, demanda tout naturellement une source qui ne se tarirait jamais. Ce filet d’eau qui jaillit toujours du sol est appelé Ain er-Rahma, ou source de la Pitié. Les visiteurs de Touba ne se font pas prier pour venir la voir car, après une marche d’une heure, cette eau fraîche est une véritable bénédiction ! Beaucoup pensent qu’elle a des pouvoirs médicinaux et en ramènent chez eux dans des bouteilles ou même des jerricans.
Beaucoup viennent à Touba pour se recueillir sur la tombe du cheikh Bamba. On raconte que ce dernier demanda au Prophète de faire de Touba une deuxième Médine afin que les Africains musulmans pauvres - et donc dans l’impossibilité d’entreprendre un long voyage en Arabie Saoudite - puissent s’y rendre pour être bénis. Selon les mourides, les prières faites à la mosquée de Touba ont de bonnes chances d’être exaucées. Mais de nombreux visiteurs viennent surtout pour rencontrer les principaux marabouts de la ville et recevoir leur bénédiction. Beaucoup d’entre eux sont des descendants directs du cheikh Ahmadou Bamba. Leur chef est Sérigne Saliou M’Backé, le grand marabout de Touba. Sa maison jouxte la grande mosquée. Quand j’y suis arrivé, vers 13 heures, de nombreux fidèles l’attendaient.
Un arbre énorme trônait dans une cour ouverte. Sous cet abri, des petits groupes de visiteurs attendaient, assis sur le sable. Il y avait des jeunes filles à la tête couverte d’un foulard, des femmes accompagnées d’enfants et des hommes endimanchés qui, visiblement, appartenaient à l’élite. Les domestiques nous annoncèrent que le grand marabout était revenu le matin même de sa dara (les dara sont d’énormes fermes collectives situées dans les villes alentour, où des disciples travaillent pour lui). Mais ils ne savaient pas s’il ressortirait ce jour-là, ni quand.
Je me suis assis au milieu d’un groupe d’instituteurs de Thiès, une ville proche de Dakar, qui étaient venus en bus recevoir la bénédiction. A 14 heures, l’appel à la prière a retenti, et nous nous sommes dirigés vers la mosquée pour aller prier. Le marabout ne s’est pas joint à nous. La mosquée était si grande que nous nous alignions à peine sur deux rangées. Après la prière, nous sommes allés voir la tombe du cheikh Ahmadou Bamba ; certains ont alors effectué deux cycles de prière, tandis que d’autres se sont simplement assis sur des tapis pour se recueillir. De modestes offrandes ont été faites, le plus souvent sous forme de pièces de monnaie déposées dans une ouverture prévue à cet effet à côté de la tombe. Après la prière, je me préparais à un entretien, mais il est très vite apparu que nous étions en fait invités à manger, et non à parler. En effet, de larges bols remplis de riz, de poulet et de boeuf nous ont été distribués.
Je me mis à poser des questions à mes compagnons : comment le cheikh pouvait-il se permettre de nourrir si largement 50 à 60 personnes ? On me répondit que la chose était courante… Le mouridisme encourage le dur labeur (d’où les énormes fermes et autres projets commerciaux gérés par le cheikh) et la générosité (le cheikh doit nourrir ses visiteurs et subvenir aux besoins de ses disciples). Même les mendiants du coin qui rôdaient autour de la cour ont eu à manger grâce aux restes laissés par les visiteurs. Puis ils ont recommencé à chanter les louanges d’Allah. Une jeune femme pauvrement vêtue priait et crachait vers quiconque lui faisait l’aumône.
A l’heure de la prière, nous nous sommes retrouvés de nouveau à la mosquée. Toujours aucun signe du cheikh. Puis, alors que la température devenait plus clémente, les activités commencèrent à reprendre dans la cour. De temps à autre, l’arrivée de dignitaires provoquait un brouhaha. Les serviteurs du cheikh se précipitaient alors pour les mener dans la cour intérieure. Quelques-uns étaient des marabouts très connus, que certains visiteurs venaient saluer. Alors que les ombres s’allongeaient et que la procession des cheikhs se faisait plus dense dans la cour, je m’inquiétais pour mon voyage de retour vers Dakar, qui devait durer trois heures.
Mais, juste avant la prière, il y eut un tumulte, et la foule assemblée dans la cour se leva. Le cheikh M’Backé apparut à la porte, suivi d’autres cheikhs. Beaucoup brûlaient de l’approcher pour lui baiser la main, mais personne n’osait. Il s’est alors dirigé vers la mosquée, où nous l’avons tous suivi en maintenant une distance respectueuse. On lui trouva un siège, et d’autres cheikhs s’assirent aussitôt derrière lui. Ses serviteurs essayaient de repousser la foule, et j’ai dû lutter pour m’introduire dans le cercle qui s’est rapidement formé autour du cheikh.
Celui-ci était assis dans un bon fauteuil, visiblement indifférent à ce qui se passait autour de lui. C’est un petit homme sombre, dont l’apparence n’est en rien améliorée par ses cheveux et sa barbe presque blancs, mal entretenus. Son boubou blanc et le châle qui lui couvrait les épaules n’étaient pas très propres. Son apparence négligée contrastait grandement avec celle des gens qui l’entouraient, certains portant des boubous blancs amidonnés et des cafetans de brocart fin. Avec ses mains semblables à celles d’un fermier et son air simple, il apparaissait comme un authentique marabout soufi.
Pendant qu’il marmonnait sa prière, dévoré des yeux par une centaine de personnes, les autres cheikhs papotaient et riaient tranquillement. Cela ne le distrayait pas le moins du monde. Il continuait à prier ou à lire des passages d’un livre que lui tendait un serviteur. Pendant une demi-heure, il n’a parlé à personne et, tandis que l’obscurité s’installait, la foule l’observait. Ce spectacle était d’autant plus hypnotisant qu’il se déroulait sans un mot. Mais les appels à la prière ont bientôt rompu le charme, et le cheikh s’est levé. Il est alors parti aussi soudainement qu’il était venu. Il avait fait son apparition publique de la journée. Dans le tumulte, je n’ai même pas pu retrouver mon interprète. Il ne me restait qu’à dire les prières et à reprendre la route de Dakar.