Silvia Federici, universitaire italo-américaine âgée de 78 ans et théoricienne du travail domestique, est l’une des plus grandes figures de la pensée féministe du XXe siècle. Été comme hiver, elle fait le tour de Prospect Park à Brooklyn, au moins une fois par jour avec le philosophe George Caffentzis, son conjoint depuis quarante-sept ans. (Il souffre de la maladie de Parkinson et ces promenades l’aident à rester en forme.) En mai 2020, elle a accepté de faire une seconde promenade avec moi pendant quelques jours.

Je l’avais contactée car la pandémie – élément déclencheur de crises économique, sociale et politique – a braqué les projecteurs sur ses théories. Au printemps 2020, ses concepts et sa terminologie ont soudain envahi les réseaux sociaux, les pages Opinion dans la presse et mes conversations avec des amis alors que nous tentions de définir et de justifier ce qui constitue un travail essentiel.

Oppression économique genrée

Sylvia Federici défend depuis longtemps l’idée que les tâches domestiques sont en réalité un travail non rémunéré et elle a contribué à la création du mouvement Wages for Housework [“Des salaires pour le travail ménager”] au début des années 1970. C’est, selon elle, une forme d’oppression économique genrée et une exploitation sur laquelle repose tout le système capitaliste.

Chercheuse et militante, Federici s’inscrit dans un courant intellectuel qui, depuis des décennies, dénonce l’incapacité des sociétés capitalistes à reconnaître ou à rétribuer ce qu’elle appelle le “travail reproductif”.

Ce terme ne désigne pas uniquement la naissance et l’éducation des enfants, il englobe toutes les tâches qui contribuent à la santé, l’alimentation, la propreté et l’épanouissement, à la fois pour nous-mêmes et notre entourage. C’est désherber le jardin, faire le petit-déjeuner, aider la grand-mère à se laver ; ce sont des tâches récurrentes et qui semblent invisibles. C’est un travail essentiel, que notre système économique a tendance à ne pas reconnaître ou rémunérer. Ce mépris du travail reproductif, écrit Federici, est injuste et intenable.

Ces idées n’étaient pas exactement obscures avant la pandémie, mais le courant dominant du féminisme – sans parler des principaux courants économiques et politiques – néglige le travail domestique. Le courant dominant du féminisme a mesuré l’émancipation des femmes à leur présence et à leur influence dans l’entreprise, ce qui a été rendu possible par la sous-traitance à bas coût des tâches ménagères et de la garde des enfants à des femmes en moins bonne posture économique.

Le travail gratuit des femmes

Et malgré tout, les femmes restent enlisées dans le travail domestique. Tout ce qui relève du foyer et des enfants continue d’incomber en majorité aux femmes, même si elles ont un emploi à temps plein et qu’elles rémunèrent quelqu’un pour les aider.

De surcroît, les personnes rétribuées pour faire le ménage ou s’occuper des enfants et des personnes âgées sont dans l’ensemble mal payées et privées de protections salariales. Ces emplois sont en majorité occupés par des femmes non blanches et des immigrés. Cette répartition des tâches n’est aucunement une avancée pour les femmes dans leur ensemble.

Les spécialistes des politiques publiques et les économistes dénoncent depuis plusieurs années l’exclusion du travail domestique dans les indicateurs tels que le PIB, une ineptie selon eux, car les données montrent que le travail gratuit des femmes correspond à une part considérable de l’activité économique dans tous les pays.

Un rapport d’Oxfam paru début 2020 a montré que si les femmes américaines étaient payées au salaire minimum pour les tâches qu’elles accomplissent au sein du foyer ou pour leurs proches, elles auraient gagné 1 500 milliards de dollars en 2019. La somme équivalente à l’échelle mondiale serait de près de 11 000 milliards de dollars. Dans une conférence de 2019, Marilyn Waring, chercheuse en politiques publiques, a souligné qu’il était absurde de qualifier d’insignifiant ou de loisir le fait de s’occuper des parents âgés ou des nouveau-nés, de cuisiner et de faire les courses. “Les priorités politiques fixées ne seront jamais pertinentes si le principal secteur de l’économie nationale reste invisible”, a-t-elle fait observer.

Ce n’est pas le seul volet du système économique actuel qui est bancal. Les inégalités de richesse sont aussi béantes depuis des siècles : une part sans précédent de la population active est précaire, mal rémunérée ou à la merci de l’économie des petits boulots.

À mesure que s’accentuent l’épuisement et l’insécurité nés de ces conditions, de plus en plus de personnes arrivent à la conclusion que les maux profonds qui tourmentent les États-Unis résultent d’un rapport erroné au travail et à la question de qui fournit un travail essentiel.

Au début de la période de confinement, ce malaise sous-jacent a brutalement dégénéré en crise. Tout a commencé par le débat sur les travailleurs “essentiels”, et nous avons vite compris que cette catégorie correspondait généralement aux personnes les plus mal payées. Ensuite, les classes moyennes et aisées ont été choquées de découvrir que leur vie était confortable car elles sous-traitaient le travail domestique, notamment la garde des membres les plus âgés et les plus jeunes de la famille.

Avec la fermeture des écoles aux États-Unis, les parents qui ont un emploi ont pris toute la mesure du travail qu’ils délèguent aux enseignants sous-payés, qui passent huit heures par jour avec leur progéniture. Et puisque même les dispositifs ponctuels de garde ont disparu (crèches, grands-parents, garderies du soir, colonies de vacances, baby-sitters), les parents se rendent compte que s’occuper d’une famille est parfois plus exigeant que l’emploi à temps plein grâce auquel ils font vivre ladite famille.

Ça n’est pas exactement une surprise pour les foyers monoparentaux, où l’adulte cumulait déjà plusieurs emplois à temps partiel au salaire minimum et peinait à payer le loyer et la nourriture, sans même parler d’une baby-sitter. Mais maintenant que les classes moyennes et supérieures se retrouvent dans cette situation, qui leur paraît tout aussi intenable, l’état d’esprit est nettement plus révolutionnaire.

Plus la pandémie s’éternise, plus ceux qui s’en sortent relativement bien s’élèvent contre le capitalisme et critiquent un système économique qui dévalorise le travail domestique ou fait comme s’il n’existait pas. Plusieurs femmes PDG et actrices fortunées, dont Julianne Moore et Charlize Theron, réclament un “plan Marshall pour les mamans”, au titre duquel l’État verserait une mensualité aux mères. “Vous le savez pertinemment : les mères sont le socle de la société, soulignent-elles, et nous en avons ras le bol de travailler gratuitement.”

L’universitaire et militante Keeanga-Yamahtta Taylor [enseignante au département d’études africaines-américaines de Princeton] l’avait prédit dès mars 2020 dans The New Yorker : “La vie est brutalement et complètement chamboulée, et quand tout est sens dessus dessous, ce qui était tout en bas se retrouve à la surface, sous nos yeux.” Il s’est ensuivi une année d’affreuses prises de conscience, vécues à la maison pour une majorité d’Américains – des millions de personnes licenciées ou en congé sans solde, et toutes celles qui ont eu la chance d’être jugées “non essentielles”. À la maison, où la vaisselle sale s’entasse, où le ménage et les lessives sont plus fréquents par mesure de précaution. À la maison, qui a toujours été le lieu de travail de quelqu’un, mais qui est aujourd’hui – pour un nombre sans précédent de personnes – le lieu où se percute le travail sous toutes ses formes. À la maison, que 34 millions d’Américains ont perdue ou risquent de perdre car ils ont perdu leur emploi.

Comment se serait déroulée l’année 2020 si s’occuper les uns des autres, de nous-mêmes et de notre entourage avait été valorisé ? À quoi ressemblerait l’avenir si, comme le propose Federici, “nous refusions de fonder notre vie et notre reproduction sur la souffrance d’autrui”, si “nous refusions de nous considérer à part” ?

“Le système est en panne”

Lorsque j’ai rencontré Federici en mai 2020, elle semblait moins paniquée, ou peut-être moins surprise, que la majorité des gens. Elle s’étonne parfois que des gens l’appellent pour discuter d’écrits remontant à vingt ou trente ans. Mais elle se doutait depuis longtemps que la dévalorisation du travail de soin (le “care”) finirait par se transformer en crise de grande ampleur. “Le système actuel rend la vie intolérable et malsaine pour des millions de personnes. Ce système est en panne.”

Silvia Fe