Actualités
|
Publié le 20 Novembre 2023

L'entretien du Crif - Pascal Elbé : « beaucoup trop de consciences se sont éteintes en France »

L’acteur Pascal Elbé nous livre ici, avec beaucoup de sincérité et de force, son inquiétude sur les silences, confusions et complaisances que cette célébrité du cinéma perçoit en France, depuis l’historique attaque terroriste du 7 octobre et la flambée d’antisémitisme qui a suivi. Il est atterré par une série de dérives, allant des graves complaisances de La France Insoumise (LFI) aux « atermoiements du Président de la République » en passant par les symptomatiques silences de beaucoup de « mes camarades artistes » : « j’ai été blessé, c’est une profonde blessure, elle est indélébile » confie l’acteur (présent d’ailleurs à l’affiche du tout récent film d’Alexandre Arcady, « Le petit blond de la Casbah »). Répondant aux questions de Jean-Philippe Moinet, Pascal Elbé explique aussi combien il est insupportable d’avoir vu les silencieux « présenter très vite l’agressé, Israël, en agresseur » : une « perversion » qu’il analyse précisément dans cet entretien, citant Platon : « la perversion de la Cité commence par la fraude des mots ».

Le Crif : Depuis le 7 octobre, on assiste en France à un certain nombre de dérives. Vous êtes particulièrement inquiet d’une société, dites-vous, à la fois hyper-clivée et pour partie indifférente à l’historique attaque terroriste qui a frappé Israël ?

Pascal Elbé : Oui, contrairement à d’autres périodes, on a senti en France que les consciences sont pour partie éteintes. La marche du 12 novembre n’a pas été suivie par tant de monde que cela, à l’échelle du pays, il y avait en particulier peu de jeunes. On a l’impression qu’ils préfèrent descendre dans la rue pour la défense des retraites plutôt que pour les valeurs républicaines. On est malheureusement dans une société où on parle beaucoup des droits et où on a un peu oublié nos devoirs. 

 

Le Crif : Pour remédier à cela, ne faut-il pas une vaste mobilisation des acteurs éducatifs et culturels ? 

Pascal Elbé : Oui, tout vient de l’éducation. La responsabilité en ce domaine commence par celle des parents, puis celle des éducateurs. Le problème aujourd’hui provient des réseaux sociaux. Il est devenu très difficile aujourd’hui de tracer une perspective, par exemple historique, à des enfants qui surfent sur des images avec une attention qui ne dure que quelques secondes. Dans ce monde des réseaux sociaux, il faut aussi être « pour » ou « contre », tout devient binaire, caricatural et finalement l’intelligence du monde, de sa complexité, la distinction entre l’essentiel et l’accessoire, la conscience qu’il y a des problèmes plus importants que d’autres, tout cela rend difficile de transmettre une vérité, à la fois historique et pédagogique.

En lien avec les événements du Proche-Orient, on se rend compte aussi que le simple principe du dialogue, de la relation intercommunautaire notamment entre Juifs et Musulmans est percutée, ici en France, par l’émergence d’un narratif opposé qui rend compliqué un dialogue normal entre citoyens différents au sein de la République française. Chacun est enfermé dans sa vision, persuadé qu’il est dans son bon droit – évacuant les devoirs – et dans sa bonne conscience. 

Quand on voit qu’il est difficile, dans certaines classes, de faire respecter une minute de silence quand un professeur est assassiné, cela interroge fortement. Un tel événement devrait souder toute une jeunesse pendant des années. On a l’impression que cela a été un choc momentané et qu’il est vite passé, presque comme un simple fait divers. Les professeurs ont un adversaire de tous les jours, puissant et tentaculaire : les réseaux sociaux. 

 

 

« Aujourd’hui, on assiste à l’affirmation systématique et ostentatoire de « sa » différence, imposée aux autres ; ce n’est pas cela le vivre ensemble ! Il faut rétablir la notion de valeurs communes, de l’espace commun où chacun peut vivre en toute liberté son identité »

 

 

Le Crif : En France, dont l’histoire républicaine et son socle juridique ne reconnaissent que des citoyens, quelles que soient leurs origines ou religions, et non des communautés distinctes – c’est ce qui nous différencie des pays anglo-saxons –, on a l’impression qu’on assiste dans cette période à une tendance à l’amplification du séparatisme où le principe de solidarité, pour certains, s’arrête à la frontière de « sa » communauté ; n’est-ce pas aussi un danger en France ? 

Pascal Elbé : Oui, il y a chez certains un enfermement, l’affirmation d’un affrontement entre deux peuples, où le retour du religieux est vécu comme un vecteur de séparation, voire d’affrontement. Dans ce contexte, il devient difficile de faire entendre la voix de la laïcité, principe républicain clé, il y a une peur de « froisser », c’est cet activisme de la différenciation qui est en débat dans le « wokisme ». 

Quand j’étais jeune, je m’inscrivais naturellement dans une logique d’assimilation sans renoncer pour autant à ma culture, en l’occurrence juive, qui avait sa vie dans l’espace privé. Il n’y avait en soi rien de contradictoire, ni de contraignant. Aujourd’hui, on assiste à l’affirmation systématique et ostentatoire de « sa » différence, qui devrait être affichée en permanence et imposée aux autres ; ce n’est pas cela le « vivre ensemble » ! Il faut rétablir la notion de valeurs communes, de l’espace commun où chacun peut vivre en toute liberté son identité, culturelle, religieuse, politique ou sexuelle, sans chercher à l’affirmer avant tout, encore moins à l’imposer aux autres. On est loin du « Contrat social » de Jean-Jacques Rousseau.  Ces dérives sont inquiétantes. 

Les déclarations du recteur de la Mosquée de Paris – celle-ci ayant pourtant une tradition de respect des institutions et principes républicains, portant jusque-là un discours de conciliation et de rassemblement autour de ces principes – ont mis en doute la flambée des actes antisémites en France, ce qui est bien sûr choquant et inquiétant, c’est la première fois qu’on a entendu cela !

 

 

« Ce sont toutes les démocraties, pas seulement Israël, qui ont été attaquées par le Hamas le 7 octobre »

 

 

Le Crif : On a parlé de la grande solitude des Français juifs, ce sentiment est le vôtre ?

Pascal Elbé : Oui, on s’est sentis seul, alors que pour moi c’est le monde occidental, toutes les démocraties, pas seulement Israël, qui ont été attaqués par le Hamas le 7 octobre, date qui marque la réactivation d’un pogrom et le plus grand massacre du monde moderne. Et à quoi a-t-on assisté ensuite, dans le monde occidental, en Europe et en France en particulier ? Une peur a paralysé les consciences et on s’est retrouvé seuls, oui, le silence donnant un écho foudroyant à nos angoisses. Et très vite, certains ont voulu présenter l’agressé, Israël, en agresseur. J’aime beaucoup cette phrase de Platon: « la perversion de la Cité commence par la fraude des mots ». 

Aujourd’hui, certains, y compris dans des enceintes diplomatiques, dénaturent tout, en parlant de « génocide » ou de « nettoyage ethnique » à Gaza. La guerre, déclenchée, préparée et voulue par le Hamas fait des morts, malheureusement, mais le grand renversement des mots et la manipulation de la réalité est une effarante dérive, qui est colportée par certains de manière complètement décomplexée et assumée. Quand on perd à ce point le sens des mots et des réalités, c’est la fin de la civilisation, c’est fini ! C’est cela qui est effrayant aussi actuellement. Certains esprits, nombreux en France, non seulement ont perdu tout sens des mots et de la réalité mais participe d’une grande propagande mondiale, qui contribue à effacer l’activisme et le danger de puissantes organisations terroristes. 

Mélenchon et les « Insoumis » notamment ont une immense responsabilité dans une situation où chacun défend « son » narratif, alors que la réalité est unique. Ils ont été incapables par exemple de simplement observer le caractère terroriste du Hamas, ils ont contribué à tout brouiller, cette perversion de la Cité en France est terrible. 

 

 

« Nous avons assisté au grand silence des artistes face à l’horreur et au terrorisme. Comme si, quand Israël et les Juifs sont frappés, on avait coupé un nerf : le cerveau de certains devient complètement insensibilisé »

 

 

Le Crif : Très troublant, dans le monde culturel et particulièrement du cinéma, secteur qui a pourtant l’indignation facile, on n’a pas vu d’expressions multiples après l’inédit pogrom du 7 octobre… 

Pascal Elbé : Le silence peut s’interpréter de différente façon, il peut être indigné et meurtri. Mais quand je vois tous les pétitionnaires qui, après l’attaque contre l’Ukraine, ont immédiatement réagi ou se sont coupés une mèche de cheveux pour soutenir les femmes iraniennes (ce qui était naturellement très bien), quand je vois tout ceux-là ainsi que certaines ONG, dans les jours qui ont suivi le massacre terroriste et avant même la riposte d’Israël, n’avoir eu aucun mot ni indignation, ni empathie pour les victimes et leurs familles, je me dis qu’il y a un grave problème : l’indignation n’est pas sélective, elle est totalement orientée dans un sens, qui accable les Juifs au-delà même d’Israël.  

Dans mon secteur d’activité, le cinéma – à part une poignée de personnalités comme Philippe Torreton qui a eu à la fois beaucoup de clairvoyance et de courage en prenant sa plume pour écrire ce beau texte « Je suis Juif » – oui, nous avons assisté au grand silence des artistes face à l’horreur et au terrorisme. C’est comme si, quand Israël et les Juifs sont visés et frappés, on avait coupé un nerf : le cerveau de certains devient complètement insensibilisé. Est-ce qu’il faut attribuer ce silence assourdissant à l’effroi, à une peur ? À un manque de courage, en tout cas, oui. 

 

Pascal-Elbe-2bis

 

Il est incroyable aussi, alors qu’on a dénombré quarante morts français dans l’attaque terroriste et qu’il y a des compatriotes pris en otage, de voir qu’il ne s’est rien passé pour toutes ces personnes, où est l’hommage national ? Ce n’est pas parce que je suis juif que je m’indigne de tous ces silences cumulés mais parce que je suis citoyen français. J’ai vu aussi la couverture médiatique dans les précédents cas de prises d’otages : depuis le 7 octobre, nous n'assistons pas du tout au même traitement. Pourquoi ? Il y aurait des morts et otages français de seconde zone ?!

Beaucoup s’emploient à tout mélanger. Même à haut niveau de responsabilité politique, certains ont même pu laisser entendre que marcher contre les actes antisémites en France pouvait porter atteinte à l’unité nationale, alors que ne pas le faire conduisait précisément à affaiblir notre pacte républicain français et à réduire notre unité. Certains, même à haut niveau de responsabilité, concernant nos quarante morts, victimes du terrorisme, laissent entendre qu’il ne faudrait pas froisser telle ou telle sensibilité, ce qui est une terrible façon d’importer les infamies du Proche-Orient. Tout cela n’est évidemment pas acceptable mais, pour certains, est très bien accepté. 

Le silence de beaucoup de mes camarades m’a blessé, la blessure est profonde et laisse une empreinte indélébile. Tous ces jeunes, de la rave party, étaient pour la plupart de gauche, l’esprit très ouvert, porteurs de la culture de la fraternité et, ici en France, tous ceux ou celles qui n’ont de cesse de pétitionner pour la tolérance et l’ouverture ont été d’un coup absents. Pour moi, cette indifférence est à la fois incompréhensible et inquiétante quant à la défense des valeurs humanistes que portent les démocraties. 

 

« Les atermoiements du Président de la République sont incompréhensibles : un pas en avant, deux pas en arrière, c’est brouiller la vision des Français, il ne faut pas s’étonner ensuite qu’ils voient trouble sur les événements »

 

 

Le Crif : Mais pourquoi selon vous les hautes autorités françaises n’ont toujours pas rendu un hommage solennel aux quarante Français tués le 7 octobre ? 

Pascal Elbé : Le prétexte a été qu’on ne connaissait pas exactement l’identité des victimes, ce qui est faux aujourd’hui. Il s’agit de citoyens français, civils, assassinés, un hommage devrait faire l’unanimité. Regardez les atermoiements du Président de la République, c’est incompréhensible, un pas en avant, deux pas en arrière, c’est brouiller la vision des Français, il ne faut pas s’étonner ensuite qu’ils voient trouble sur les événements. Cela participe de la perte de repères d’une partie des citoyens aujourd’hui. 

 

 

« Avec l’antisionisme antisémite, on en revient à cette chose exécrable, qui perdure à travers l’histoire : la victime est coupable »

 

 

Le Crif : On a l’impression que la lutte contre le terrorisme, qui n’est pas une cause israélienne mais une cause mondiale, a été vite diluée et délibérément dissoute par certains dans le sujet du conflit israélo-palestinien, sujet antérieur, qui sera sans doute ultérieur mais qui tend à faire disparaître la réalité des menaces terroristes que porte l’islamisme radical, non ? 

Pascal Elbé : Oui, la propagande salafiste des « Frères musulmans » notamment fonctionne à plein. Les Palestiniens d’ailleurs en sont les victimes aussi à Gaza. Et puis, il y a cet antisionisme clairement antisémite, favorisé en France dans, et depuis les années 60 avec De Gaulle, qui a parlé du peuple « sûr de lui et dominateur », qui conduit certains à penser que si Israël, hier et aujourd’hui, en prend plein la tête c’est qu’« ils l’ont bien cherché » ! On en revient à cette chose exécrable, qui perdure à travers l’histoire : la victime est coupable. Chez ces gens, il y en a pas mal qui pensent que si Israël n’existait pas « on n’aurait pas tous ces problèmes », oubliant que Daech n’a évidemment pas eu besoin d’Israël pour terroriser, ni le dictateur syrien Bachar El Assad pour tuer près d’un demi-million de civils, sans qu’il y ait la moindre manifestation, ni les djihadistes du GIA, dans les années 90, pour provoquer en Algérie une guerre civile qui a fait près de 100 000 morts…

Il y a bien à l’œuvre aujourd’hui une coupable occultation des sources du terrorisme. Beaucoup ne veulent pas voir la différence entre des civils pris sauvagement en cibles délibérées par une attaque terroriste et des civils victimes involontaires de bombardements ou tirs d’une armée qui réplique. Certains s’empressent en effet d’invoquer – c’est plus facile – le conflit israélo-palestinien qui sera à l’évidence à traiter, plutôt que d’aller à la racine du problème, auquel doit faire face la France comme les autres démocraties : l’islamisme radical et fanatique, qui porte les actes terroristes. 

C’est d’autant plus troublant et inquiétant qu’on ne peut pas dire, en France, « on ne savait pas », car notre pays a été le plus touché en Europe par les attentats. Certains nous disent aussi qu’on ne pourrait pas défendre les Juifs et être favorable aux Palestiniens, ce qui est complètement faux et fou. Beaucoup de Juifs, en Israël et ailleurs dans le monde, sont bien sûr favorables à une solution à deux États et travaillent en permanence au respect mutuel entre Israéliens et Palestiniens. 

 

 

« Il est étrange de déverser sur Israël un flot de critiques qui ne pleuvent pas contre des régimes voisins qui privent pourtant leur peuple, avec constance et violence, des libertés les plus élémentaires »

 

 

Les Israéliens n’ont pas attendu la guerre pour faire leur auto-critique, la démocratie israélienne est très vivante et a été très fracturée. Or, beaucoup cherchent à focaliser sur Netanyahou, sans rappeler d’ailleurs que l’environnement immédiat d’Israël est constitué de régimes autocratiques, lesquels oppriment leurs peuples et sont pour certains – pas tous –  radicalement hostiles à la seule petite démocratie du Proche-Orient, un État de fait insupportable pour les dictatures. 

Il est donc étrange de déverser sur Israël un flot de critiques qui, bizarrement, ne pleuvent pas contre des régimes qui privent pourtant leur peuple, avec constance et violence, des libertés les plus élémentaires. C’est étrange, et il est déplorable en France, que certaines autorités politiques ne contribuent pas, c’est le moins qu’on puisse dire, à sortir des confusions sans cesse entretenues, chez nous. Et dans le monde culturel, celui de nos grands écrivains et Académiciens par exemple, on attend l’expression des grandes voix de la France.  Où est la pensée française aujourd’hui sur ces enjeux ? On voit plutôt un manque de courage, cela m’attriste car ces lourds silences sont aussi une radiographie de la France.

 

Le Crif : Des périodes tendues, parfois très sombres historiquement en France, ont montré aussi qu’elles pouvaient susciter de nouveaux engagements, parfois minoritaires sur le moment mais forts…

Pascal Elbé : Oui c’est vrai, ces engagements sont, disons, en ce moment un peu dormants (sourire). Une majorité silencieuse va peut-être finir par prendre la parole, on peut l’espérer bien sûr. Mais ce grand silence, qui a dominé depuis plus d’un mois, est difficile à oublier. Et il faudra prendre la pleine mesure de son sens. 

 

 

Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet, le 17 novembre 2023 

 

- Les opinions exprimées dans les entretiens n'engagent que leurs auteurs -