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On pourrait être surpris de trouver un article sur le travail d’Élisabeth Vonarburg dans une revue consacrée à la littérature fantastique canadienne tant l’auteure est connue pour ses récits de science-fiction et de fantasy, Janus, Le silence de la cité, Chroniques du pays des mères, Le dragon de feu… comme le souligne Daniel Coulombe :

Un an plus tard, Histoire de la Princesse et du Dragon, d’Élisabeth Vonarburg, est publié dans le fanzine Faerie. Mieux connue comme auteure de science-fiction, Vonarburg fait un pas vers le genre fantastique épique. Dès l’incipit, elle transgresse le modèle classique : « Il était une fois, au bord de la mer, une Magicienne qui était une montagne. »

Coulombe, 1993 : 48[1]

Avec Hôtel Olympia en 2014, Élisabeth Vonarburg semble amorcer un nouveau virage, un retour qui pourrait s’interpréter, dans un premier temps, comme un repli vers le fantastique ou une parenthèse. Son action est située dans notre monde contemporain, Montréal, puis Paris, et elle use de thèmes davantage liés au fantastique avec une intrigante demeure, l’hôtel Olympia, où vivent les dieux d’autrefois que l’héroïne, Danika, va découvrir ou plutôt redécouvrir.

On comprend dès lors qu’Élisabeth Vonarburg s’empare d’un topos du genre, traité par Jean Ray dans Malpertuis, et qu’un « rebours »[2] apparaît, à la fois d’un point de vue diégétique avec le retour de l’héroïne sur les traces de son enfance, et d’un point de vue extradiégétique par une « convocation des genres » que l’auteure maîtrise bien.

C’est ce double mouvement que nous nous proposons d’étudier. Élisabeth Vonarburg ne se contente pas d’une redite de Malpertuis qui montrerait « l’évanescence de la foi et l’absence d’une quelconque élévation » (Bozzetto et Huftier, 2004 : 77) marquant « en quelque sorte l’avènement d’une société mercantile désormais incapable de voir le sacré » (Bozzetto et Huftier, 2004 : 77 ; les auteurs soulignent), car, au contraire des divinités de Malpertuis qui « n’ont plus conscience de leur caractère sacré, et […] sont tout aussi incapables de voir cequelles sont, c’est-à-dire ce qu’elles représentent au niveau de la société moderne » (Bozzetto et Huftier, 2004 : 114 ; les auteurs soulignent), les dieux de l’hôtel Olympia sont parfaitement capables de voir ce qu’ils sont.

Le « retour » d’HôtelOlympia n’apparaît pas comme une redite, mais comme une réflexion, une sorte de double qui doute de la réalité de son existence et recherche son identité, son être, dans un habillage qui peut-être ne lui appartient plus. Au coeur de ce repli siège, comme dans Malpertuis, la question du sacré, mais dans une tout autre interprétation.

Nous nous interrogerons sur ce double repli, à la fois diégétique et extradiégétique, et sur ses conséquences à travers trois étapes : la rencontre avec le fantastique, l’entrée dans le mythe et la (re)construction de l’identité.

Rencontrer le fantastique

L’histoire est simple. Danika, cinquantenaire, vit avec son époux, professeur à l’université, à Montréal. Elle n’entretient qu’un contact extrêmement lointain avec ses parents, qui se sont séparés lorsqu’elle était jeune.

Alors qu’elle rentre chez elle, elle évite assez mystérieusement un piano qui tombe lors d’un déménagement. Sa surprise est remplacée rapidement par une autre puisque son père l’attend à son appartement, lui annonce que sa mère a disparu et qu’il faut qu’elle prenne la direction de l’hôtel. Après des réticences, Danika accepte de se rendre à Paris, de régler les affaires urgentes et de donner sa démission lors du premier conseil d’administration. Elle retrouve un monde qu’elle ne connaît plus.

Dès le début du roman, les topoï sont convoqués : la disparition des parents, leur éloignement, l’accident évité in extremis, la mystérieuse mission… Le lecteur comme l’héroïne sont conduits sur un chemin pavé et fléché. L’hôtel devient un « lieu fantastique […] un lieu de contact, un point de fracture, dans lequel la nature même du fantastique affleure » (Mellier, 1993).

Mais le lecteur « averti »[3] et le personnage ne sont pas placés sur le même plan. Danika fait preuve d’une naïveté, compréhensible toutefois, qui nierait toute culture fantastique ou mythique. Elle ne lie aucunement le nom des personnages de l’hôtel qu’elle rencontre avec une quelconque mythologie « Grand-Père Saturnin » (Vonarburg, 2014 : 34/802) pour Saturne, « Les vieilles tantes » (Vonarburg, 2014 : 34/802) qui sont au nombre de trois et qui tricotent, figures évidentes des Parques, Danika, qui redevient « La petite Nikai » (Vonarburg, 2014 : 34/802) qui appelle Nikè, la déesse ailée de la victoire, attribut d’Athéna, « l’oncle Geoff » (Vonarburg, 2014 : 122/802), de Jove, Jovis, Jupiter, etc.

Dès l’entrée dans l’hôtel par le personnage, le « point de fracture » s’intensifie et le lecteur, pas encore Danika qui rationalise les anomalies, a conscience d’un monde aux lois différentes où les épiphanies s’incarnent. Saturnin, Saturne, figure de l’ogre dévoreur[4], a été relégué dans sa chambre, redite de la mythologie grecque, où il ne peut plus causer de tort. Une grande dissonance entre le lecteur et le personnage s’instaure principalement dans l’approche du fantastique, l’un, le lecteur, acceptant déjà les phénomènes « surnaturels », l’autre, le personnage, les reléguant à la supercherie. L’hôtel (ou l’auteure) convoque alors les mythes, augmentant la « fracture » et s’inscrivant dans la tradition du fantastique comme l’affirme Michel Lord :

Le fantastique ne serait pas ce qu’il est sans la panoplie des images nées de la tradition orale, et qui, comme le contenu des contes de Perrault ou des frères Grimm, se perdent dans la nuit des temps : les ogres avaleurs, les fées, les goules, les vampires, les loups-garous et les gros méchants loups, les fantômes et les revenants…

Lord, 1992 : 304

La « fracture » décalée entre le lecteur et Danika pose la question de la perception du fantastique que l’auteure semble interroger puisque si le fantastique, « c’est le quotidien, le normal, subissant une intrusion ou une transgression de l’insolite, de l’étrange, du surnaturel ou du monstrueux, qui provoque le trouble, le doute, l’inquiétude, l’angoisse, la frayeur, l’épouvante, l’horreur ou la terreur »[5] (Coulombe, 1993 : 47), il est évident qu’à ce moment du roman Danika ne perçoit rien de tout cela, au contraire du lecteur qui note les topoï.

Danika, sise dans le réel, agit conformément aux topoï en opposant une « résistance à ce qui est perçu comme impossible ou improbable » (Lord, 1992 : 303 ; l’auteur souligne) :

Cassie s’immobilise : « Mais elle commence à se souvenir, je vous ai dit! »

Du coup, les langues se délient dans les gradins de gauche : « … La belle affaire… » « … trop peu, trop tard… » « … toujours complètement réfractaire, de toute manière… » « Mais quand même, la prophétie de Cassie… » « … ah non, pas encore ça!…  » « Elle ne se trompe pas toujours… »

Danika s’avance sur le devant de la scène : « Réfractaire à quoi? Et qu’est-ce que c’est que cette histoire de prophétie? Vous êtes tous complètement dingues ou quoi? »

On se tourne de nouveau vers elle. Vers sa voix stridente. Elle l’a bien entendue aussi. Elle perd les pédales. Non. On se calme, Danika, on se calme! Il est temps d’en finir avec cette farce

Vonarburg, 2014 : 176/802

Les personnages de l’hôtel, dans la perspective de Danika, sont soit fous, soit ridicules. Leur incompréhension trouble Danika qui construit son raisonnement sur des lois « réelles », ce qui a pour effet une alternance entre « l’effet de réel » et « d’irréel » (Lord, 1992 : 302). Capable de fuir la surnature, elle se heurte au fantastique[6].

Incapable de s’expliquer les phénomènes, Danika les reconnaît. Elle peut entrer dans un tableau, une petite fille apparaît mystérieusement et, puisqu’elle le souhaite, « crée » un chat aux besoins bien réels, sans évoquer les rêves de l’hôtel qui ouvrent d’ailleurs le roman :

L’Hôtel rêve.

Par la fenêtre à petits carreaux un peu troubles, Danika peut distinguer les larges allées rectilignes bordées de marronniers en fleurs, et le bassin central, avec ses tritons et ses nymphes pétrifiés sous le jet d’eau. L’Hôtel rêve d’un ancien temps, où il était hôtel particulier, un petit château perdu dans un grand parc

Vonarburg, 2014 : 3/802

La fuite face à la surnature s’estompe peu à peu pour être abandonnée, progressivement, vers le milieu du roman. Dès lors, la perspective et l’approche de Danika changent et rejoignent celles du lecteur, comme si l’auteure avait conduit personnage et lecteur vers un point de non-retour, vers un récit non plus seulement conforme à la « tradition fantastique », mais « mirabilisant » (Lord, 1992 : 303) où personnages comme lecteurs « accepte[nt] d’emblée après un sursaut d’étonnement, d’émerveillement, toutes les apparitions de fées et autres transformations de citrouilles en carrosses » (Lord, 1992 : 303 ; l’auteur souligne). Si « La Surnature est dans le fantastique aussi habituelle que la peur » (Laflamme, 2010 : 89) et si « [à] la différence du mythe, le fantastique ne répond à aucune question, ne donne aucune réponse, se contente d’un frisson » (Brunel, Vion-Dury, 2003 : 10), dans Hôtel Olympia, la peur cède à la surnature, à la découverte d’une nouvelle réalité et d’un nouveau vocabulaire, donc d’un ensemble cohérent de signes et de significations[7], ce qui entraîne la redéfinition de la compréhension du monde par le personnage. Nous passons d’un espace « point de fracture » à un espace surnuméraire qu’il convient de comprendre, que ce soit pour Danika ou le lecteur.

Une fois le sacré de la manifestation fantastique accepté par le personnage, un processus de déconstruction sémiotique/sémantique s’opère et s’incarne à travers deux personnages, Danika et Lila, la jeune enfant mystérieusement apparue, la première comme à rebours, puisqu’elle est cinquantenaire et retrouve son passé, la seconde comme une construction. Les deux mouvements, bien qu’apparemment inversés, se rejoignent puisqu’il s’agira, dans la deuxième partie du roman, de « descendre à la source », et donc de se départir de ses connaissances du monde pour « mourir au sacré »[8] et renaître, soulignant la perspective initiatique du roman.

Entrer dans le mythe

L’« entrée dans le mythe » se fait à mesure de l’acceptation de Danika. D’abord sceptique, elle accorde progressivement au surnaturel qui l’entoure une certaine crédibilité, puis croyance. Cette traversée se déroule par étapes et devient, pour l’auteure, l’occasion de jouer avec la tradition littéraire et la définition même du fantastique en convoquant les différents genres généralement plus ou moins attachés à l’imaginaire.

Le premier « genre » convoqué, du moins pour le lecteur, par l’auteure, est possiblement le réalisme-magique, que nous ne définissons pas[9], mais dont nous dressons les paradigmes conformément à Roger Bozzetto et Arnaud Huftier :

Le discours critique des tenants du réalisme magique trouve son ancrage chez Jung, développe le rapport aux archétypes, enclenche sur la conscience maladive qui ne peut se contenter du réel et, dans l’aliénation, dans ce réel oppressif, trouver son avers, son envers

Bozzetto et Huftier, 2004 : 316

Si Jung n’est pas cité dans le roman, les archétypes le sont[10] de même que l’inconscient collectif[11]. L’incrédulité de Danika traite dans un premier temps cette référence aux mythes comme une aliénation et l’attribue à la construction sectaire[12] de l’hôtel.

Or hôtel comme secte induisent une construction close, un monde autre, coupé de la réalité. Néanmoins, l’hôtel, malgré certaines règles strictes, s’ouvre sur le monde et l’Hôtel Olympia « loin d’être une prison, ressemble à une véritable passoire magique[13] » (Lord, 1992 : 311) :

La prane… la prane est le lien entre deux mondes. Celui dont l’hôtel est une émanation, et celui des humains. Ce qui permet la circulation entre les deux mondes, leur résonance mutuelle

Vonarburg, 2014 : 361/802

L’affirmation de Michel Lord concerne André Carpentier, toutefois, Élisabeth Vonarburg semble convoquer la tradition fantastique, l’interroger, la rejouer et s’en amuser. L’« épiphanie primitive » du fantastique s’éloigne pour la création d’espaces surnuméraires où s’accordent deux principes, le mythe et la rationalité :

Dans ses univers, la magie et les maléfices agissent comme s’ils faisaient partie intégrante de la réalité, comme si cette « réalité » répondait à la fois au principe de la rationalité et du mythe[14]

Lord, 1992 : 311

Hôtel Olympia n’apparaît pas alors comme un apax, mais peut-être comme une traduction de l’évolution du fantastique, notamment par les nombreuses références implicites : Malpertuis, American Gods de Neil Gaiman, souvent catalogué de fantasy urbaine qui met en scène des dieux dans un monde contemporain, Carrion Comfort de Dan Simmons, la plupart du temps étiqueté horreur par la capacité des personnages à « emprunter » d’autres personnages, etc. Élisabeth Vonarburg joue de manière évidente avec les topoï et la culture de l’imaginaire.

La science-fiction est présente. La petite fille mystérieusement apparue est une Intelligence Artificielle qui « s’est sauvée » de l’ordinateur de son père, le créateur du programme, qui est prénommée Lila, « L’I.A. », et qui devient « la Grande Intelligence froide et sans passion des clichés de science-fiction » (Vonarburg, 2014 : 697/802).

Le roman policier, voire d’espionnage, apparaît lui aussi avec une série de meurtres et un « agent double » qui se cache dans l’hôtel sous les traits d’un employé. Bien évidemment, il se trahit par un détail.

Ce mélange des genres[15] n’est pas innocent. Il permet aux genres de se rejoindre dans le mythe, à la fois de manière extradiégétique, par les nombreuses références extratextuelles que le lecteur cueille volontiers, et diégétique, avec les personnages qui sont les véritables avatars de figures mythiques. Il convient alors d’interroger ces figures récurrentes. Faut-il penser comme Michel Lord que

[l]es figures motiviques ou textuelles les plus récurrentes, ou même les plus rares et les plus personnelles, participent d’une configuration sémantique qui semble être propre à la fois à l’imaginaire québécois et à la conscience contemporaine de la fin du XXe siècle

Lord, 1992 : 318

ou que cette reconfiguration sémantique, à la fois d’un genre et d’une identité, dépasse le cadre du Québec pour embrasser de nouvelles préoccupations d’ordre anthropologique et touchant au sacré? Car dans le mythe dort le sacré. L’utiliser l’éveille. S’en emparer semble redéfinir les personnages. Le travail d’Élisabeth Vonarburg, qui se passe à Paris, qui concerne un hôtel dont il existe des répliques dans le monde entier ne trahirait-il pas l’essoufflement d’un fantastique catalogué et le besoin, après l’avoir cadenassé par la religion, par la raison ou la science, d’un renouveau de sacré dans une existence écrasée par le profane? Si le rapport entre fantastique et sacré peut paraître évident, le roman policier[16] pas plus que la science-fiction[17] ne le trahissent eux aussi. Le roman ne traduirait-il pas le « désir de retrouver les mythes premiers de l’homme » (Lord, 1992 : 319)?

Sans pouvoir répondre formellement dans le cadre de cet article à cette question, il est évident que Danika subit une déconstruction qui la ramène à ses origines et même à l’origine de la création tandis que Lila, par le même chemin, travaille à la construction de son identité. Ce mouvement apparaît dans la dernière partie du livre lorsque les personnages se rendent sous l’hôtel, à l’origine des choses, vers la Source. Le registre du roman change catégoriquement pour embrasser, à travers cette catabase, l’épique. Élisabeth Vonarburg rejoint une fois encore Michel Lord :

Selon le théoricien allemand [Lukacs], seule l’épopée traduirait la totalité de la vie, le roman, qui en serait l’avatar chercherait au mieux – et difficilement – à recréer cette totalité. Il ne reproduirait que des fragments d’existence. […] Cela dit, peut-on vraiment supposer que l’épique – ou du moins certaines survivances de celui-ci, dont l’idée de perfection liée à un âge d’or, à un passé légendaire, mythique et surtout, magique, où le divin et l’humain se côtoyaient – est définitivement mort… ?[18]

Lord, 1992 : 300

Elle lui répond par la négative. Il semble, au contraire, que le roman trahisse la survivance du sacré et son absolue nécessité, au moins dans la construction identitaire. Danika et Lila inversent le chemin qu’avait souligné Gabriel Germain (1968), depuis le sacré vers le fantastique. Ici, le fantastique devient un point d’entrée vers un sacré qu’il convient de démonter à travers la rationalisation et la culture générique, non pas pour le décrédibiliser, mais pour une en faire la (re)construction.

Se (re)construire

Lorsque Danika a accepté le mythe et le sacré, la tonalité du livre évolue ainsi que l’enjeu. Le registre épique est fortement marqué. La catabase qui emmène les personnages vers la Source, marque un mouvement involutif. Anton (le Chaos), qui manipule Lila et entraîne avec lui son frère (Amour), Danika et quelques autres personnages, est frappé d’une mégalomanie qui l’invite à redéfinir l’équilibre du monde. Le projet devient cosmogonique, alliant à la fois à une fin des temps et à un nouvel âge remodelé par le Chaos.

Ce chemin, s’il s’inspire clairement de l’épopée antique, rappelle aussi les modèles initiatiques que décrit notamment Mircea Eliade dans Initiations, rites, sociétés secrètes. Le rite, particulièrement d’initiation, abolit le temps profane et répète les actes premiers et fondateurs. Le roman, par la progression des personnages, semble alors prononcer le rebours total et la déconstruction absolue à la fois du fantastique et de l’identité des personnages par une répétition des gestes initiaux qui conduisent à une reconstruction puisque « De manière paradoxale, l’unique se construit alors à partir d’une conscience de la répétition » (Bozzetto et Huftier, 2004 : 77 ; les auteurs soulignent).

Cette conscience implique une certaine connaissance et surtout une acceptation du sacré qui, contrairement à Malpertuis où « [l]e temps cyclique n’apporterait plus qu’involution et mort du sacré » (Bozzetto et Huftier, 2004 : 126), renouvelle l’identité, fait mourir au profane et renaître au sacré :

Il ne faut jamais perdre de vue que la mort initiatique signifie à la fois la fin de l’homme « naturel », non culturelle – et le passage à une nouvelle modalité d’existence : celle d’un être « né à l’esprit », c’est-à-dire qui ne vit pas uniquement dans une réalité « immédiate ». La mort initiatique fait donc partie intégrante du processus mystique par lequel on devient un autre, façonné d’après le modèle révélé par les dieux ou les ancêtres mythiques.

Eliade, 2008 [1959] : 276

Ce questionnement qui appelle la (re)définition de l’être dans un monde qui a perdu sa signification, au moins une partie, n’est pas inhérent à Élisabeth Vonarburg puisque Michel Lord le note au sujet des nouvelles d’André Carpentier où il faut « [m]ourir à l’ancien et renaître au nouveau » (Lord, 1992 : 314) ou d’Aude qui trahissent « [l]’effort de l’être à se (re)composer dans un univers où le sens global s’est définitivement perdu » (Lord, 1992 : 310).

Chez Vonarburg, l’effort autorise la recomposition de l’être dans un univers recomposé où le sens est à nouveau donné par la mort symbolique consécutive à la proximité d’un sacré dont « la principale caractéristique […] est de pouvoir faire du pur avec de l’impur » (Jenvrin, 2009 : 6).

Plus les personnages s’approchent de la Source, moins Danika peut nier la partie sacrée qui est en elle, plus Lila s’émancipe du contrôle du Chaos. Tandis que Danika se rappelle, Lila oublie sa frêle identité pour devenir une monstruosité gloutonne avalant toute la prane, sorte d’émanation sacrée. C’est alors que s’opère un renversement qui brise le lien entre Lila et le Chaos qui oeuvre soudain pour sa rédemption. Les terribles dieux d’autrefois, les Gardiens, plus primitifs que les Grecs et qui prennent des apparences égyptiennes, s’éveillent et menacent. Les personnages y échappent grâce au chant, celui appris par le grand-père musicien Saturnin (Saturne – Chronos) et Danika se laisse « emporter par l’harmonie retrouvée » (Vonarburg, 2014 : 716/802).

Les « retrouvailles » annoncent clairement par l’harmonie, qui est un motif souvent utilisé par la fantasy « classique »[19], la redéfinition de l’individu par l’équilibre du sacré et du profane comme la musique alterne avec beauté les notes et le silence. Elles expliquent aussi ce qu’est l’hôtel Olympia qui peut apparaître, comme un point de fracture, mais qui, en réalité, s’affirme comme un catalyseur du sacré et un savant distributeur dans le monde car « Souvent. Les artistes ont tendance à revenir ici pour… (il sourit)… se ressourcer » (Vonarburg, 2014 : 396/802). Le fait même que le chant fut appris par Chronos, lui-même divinité aux aspects monstrueux, puisqu’il dévorait ses enfants, est primordial. Il souligne la discipline apprise par le dieu qui s’amende de son passé grâce à l’hôtel, grâce à une structure qui régule le sacré et permet son équilibre. Chronos a été discipliné par l’hôtel, ce qui transpire par l’harmonie musicale qu’il transmet. Cet équilibre s’illustre à nouveau dans les « retrouvailles » entre les deux frères Amour et Chaos, une fois que ce dernier s’est libéré de son fanatisme.

L’acceptation d’un sacré maîtrisé permet la conclusion, presque parodique, du roman en un bal masqué :

« Ils m’ont dit qu’il y a un bal masqué ici pour le Mardi-Gras, ce soir. On avait raté l’Halloween, cette année. On se reprend? »

Elle le dévisage, stupéfaite d’une autre manière. Ne trouve à dire que : « On n’a pas de costumes!

— Je suis sûr que Lila ou quelqu’un d’autre se fera un plaisir de combler cette lacune.

— Tu veux te déguiser comment? En chérubin avec un petit arc et des flèches?

— Mais non voyons. » Un clin d’oeil appuyé. « Indiana Jones.

— Tu n’as jamais voulu! Tu disais que c’est trop facile, pour un archéologue!

— Je ne vois plus les clichés de la même manière », déclare-t-il avec dignité.

Vonarburg, 2014 : 788/802

Effectivement, le roman semble renouveler les clichés, celui de la maison « hantée » (par des dieux), avec un bal masqué qui prend des aspects de rite[20] et de carnaval[21], car les clichés ne sont plus perçus comme tels. Ils deviennent cérémoniels, capables de réveiller le sacré dans le profane, sérieux sans être pédants, nobles sans être ridicules. Ils appellent le sacré pour en faire un moment fondateur, lui-même répétition d’un acte primitif, constitutif d’une communauté, c’est-à-dire d’un ensemble de signes reconnaissables et de sens adéquats, ce qu’admet Sébastien Jenvrin en s’appuyant sur Emile Durkheim et René Girard :

Comme ce dernier, il considère que c’est le sacré – et non les dieux – qui est au fondement de toute religion. En effet, le point essentiel qui unit ces deux penseurs est le fait de considérer que le sacré, bien qu’il en soit le fondement, déborde la religion. René Girard montre qu’il y a du sacré dans toute société, même dans la nôtre, mais que ce qui les différencie est la distance qui sépare la communauté du sacré

Jenvrin, 2009 : 6

Hôtel Olympia d’Élisabeth Vonarburg part d’un mouvement double, pourtant dans la même direction, celui d’un retour. Retour du personnage sur un passé qu’elle avait volonté d’oublier, celui du lecteur sur l’héritage fantastique dont l’hôtel hanté semble une parfaite métaphore. Chemin faisant, Élisabeth Vonarburg offre au lecteur averti une kyrielle de références, traduction d’une porosité générique non inhérente à son travail, ce que Michel Lord avait déjà noté, dès 1984, dans « Un imaginaire en pleine effervescence » (Lord, 1984).

Le repli de Vonarburg, que ce soit pour le personnage ou le lecteur, ne concourt pas à l’inepte ou au simple amusement, il conduit au contraire une véritable interrogation sur l’identité, du personnage pour Danika, du fantastique pour le lecteur.

Faut-il voir dans le roman une évolution postmoderne qui « affectionne le jeu avec la forme et le contenu, adopte davantage l’idée du métissage, du mélange des esthétiques » (Lord, 1992 : 307)? Le roman ne semble pas projeté vers l’avant et les étapes de régression n’apparaissent pas comme le schéma d’un nouveau fantastique, mais comme des étapes à rebours nécessaires à un parcours qui, une fois revenu, repartira avec plus de vigueur. Attribuer une nouvelle étiquette, celle de postmoderne, à Élisabeth Vonarburg, détruirait peut-être tout son travail de déconstruction et amènerait à oublier tout ce qu’elle interroge, rejoue et recherche à travers le balayage des genres et des figures : le sacré qui « constitue le moment qui fonde le fantastique » (Santone, 2005 : 236), transforme le monde, régénère les clichés et nourrit une identité qui s’oubliait, au contraire de Malpertuis.