Les femmes et la haute fonction publique : interview de Bénédicte Boyer, journaliste et auteure du livre éponyme - 25/04/2013
Actuellement, les femmes, qui constituent 60% des effectifs de la fonction publique, ne représentent que 10% des plus hauts fonctionnaires ; est-ce parce que les femmes ne veulent pas avoir de responsabilités ?
Ah, le beau stéréotype selon lequel, du fait de son genre, une femme ne voudrait pas prendre de responsabilités ! Cette idée fait partie de la cohorte de clichés qui ressortent invariablement dès qu’on aborde la question de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes : tous les hommes seraient des leaders-nés possédant des talents génétiques les prédisposant à devenir chef sans effort, tandis que les femmes, douces et soumises, feraient des secrétaires parfaites avec leur sens de l’organisation domestique.
Il ne viendrait à l’idée de personne d’imaginer qu’un jeune homme sortant de Polytechnique, de Centrale ou de l’ENA se destine à une carrière d’exécutant au lieu de se préparer à assumer de fortes responsabilités professionnelles. Pourquoi en irait-il autrement d’une jeune femme titulaire des mêmes diplômes ou lauréate des mêmes concours ?
Comment expliquer que notre pays n'ait toujours pas progressé dans le domaine de l'accès des femmes aux plus hautes responsabilités de l'Etat ?
Pour affirmer des objectifs de progression dans un domaine, encore faut-il avoir conscience qu’il existe un problème. En exagérant à peine, on pourrait dire que la féminisation de la haute fonction publique a pris une dimension politique et médiatique il y a deux ans seulement, avec la publication du rapport de la députée Françoise Guégot au printemps 2011, puis la mobilisation de la délégation aux Droits des femmes de l’Assemblée nationale pour l’introduction de quotas de nomination dans la loi du 12 mars 2012 et, enfin, le cap fixé par Jean-Marc Ayrault à ses ministres, en août dernier, leurs administrations respectives devant non seulement respecter la loi mais, si possible, anticiper les échéances prévues. Jusque là, les cris d’alerte restaient souvent lettre morte et les initiatives éparses n’avaient pas suffi à susciter un mouvement d’entraînement général : le mythe bien commode de l’égalité d’accès à la fonction publique, via le concours, permettait à beaucoup d’oublier que le concours ne fait pas tout et qu’on observe, ensuite, des inégalités manifestes dans les déroulements de carrière.
Avez-vous eu des difficultés à collecter vos témoignages ?
Toutes les femmes que j’ai sollicitées ont accepté sans hésiter de me parler d’égalité professionnelle dans la fonction publique. Mais toutes ont tiqué quand je leur ai expliqué que je souhaitais faire leur portrait, pour que les jeunes filles entrant aujourd’hui dans la fonction publique se disent : cette femme fait un métier passionnant, demain, c’est cela que je veux faire ! A l’idée d’avoir ainsi un projecteur braqué sur sa trajectoire personnelle, la réaction instinctive de chacune a été de dire : « Mais pourquoi moi ? Je ne suis pas meilleure qu’une autre, je fais juste le travail qu’on attend de moi, il n’y a aucune raison de me mettre particulièrement en avant. » Je ne m’attendais pas du tout à cela : habituée, comme tout journaliste, à interviewer très majoritairement des hommes, je n’avais jamais rencontré un homme faisant preuve de ce degré de modestie…
Quels points communs entre ces femmes "hautes fonctionnaires" rencontrées pour votre étude ?
Ce qui saute d’abord aux yeux est la passion qu’elles mettent à remplir leur mission, le corollaire étant qu’elles ne débranchent jamais. Elles travaillent 365 jours par an, ou presque, sans se plaindre de la lourdeur de leur tâche ni des heures passées au bureau, au détriment des soirées ou des week-ends. Quand on cherche à savoir si certains aspects de la fonction leur coûtent, la réponse de ces femmes est invariablement : quand on choisit un poste à forte responsabilité, il faut l’assumer jusqu’au bout, y compris dans ses aspects les plus durs.
La question centrale du livre n’était pas de faire de longs développements sur le thème de l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle. Mais on s’aperçoit, au fil des portraits, que ces femmes, tout en vivant leur métier à cent à l’heure, n’ont pas renoncé à avoir des enfants, ni à assumer des engagements associatifs, ni à poursuivre des passions personnelles, bref, à avoir une « vraie vie » hors de leur bureau.
Les mentalités ayant peu évolué, la solution est-elle juridique ?
Je répondrai en inversant les termes de votre question : les barrières juridiques ayant été levées, le seul espoir de voir les choses changer vraiment est lié à l’évolution des mentalités. Nous sommes tous, hommes et femmes, que nous le voulions ou non, bourrés de stéréotypes, et tant que nous n’en aurons pas pris conscience, les schémas se reproduiront à l’infini. Lorsque nous nous retrouvons à siéger à un jury de concours, à recruter un nouveau collaborateur, à proposer la promotion d’un agent, exigeons-nous bien la même chose de tous les candidats, qu’ils soient homme ou femme ? Méfions-nous de ceux qui répondent « oui » à cette question sans manifester la moindre hésitation.
Les derniers textes imposant des objectifs chiffrés de nomination de femmes aux emplois de direction (loi du 12 mars 2012 sur la précarité dans la fonction publique) ont-ils commencé à produire des effets ?
Il risque de couler encore beaucoup d’eau sous les ponts avant que les quotas de la loi du 12 mars 2012 ne bouleversent en profondeur les statistiques. D’abord parce que leur entrée en vigueur va être progressive et ne commence que cette année. Et surtout parce que les quotas jouent sur les flux et non sur les stocks. Tous les hommes qui, depuis 20 ou 30 ans, ont connu un début de carrière accéléré par rapport aux femmes entrées en même temps qu’eux dans la fonction publique ne vont pas s’effacer, du jour au lendemain, pour laisser les postes les plus prestigieux à des femmes qui se trouvent encore plusieurs marches en dessous d’eux dans l’échelle des responsabilités.
Croyez-vous à la sanction financière pour non respect du cadre juridique ?
Dans le livre 1 , j’ai qualifié les quotas et les sanctions financières applicables aux administrations qui ne les respecteraient pas de « vraie-fausse révolution ». L’introduction du couple « quota/sanction financière » me paraît, en effet, une avancée symbolique capitale, mais ne rêvons pas quant aux effet miraculeux qui bouleverseraient le panorama du jour au lendemain. Le mode de calcul des sanctions financières, notamment, peut permettre, pendant quelque temps encore, à certains ministères de compenser un déficit persistant de femmes « grands chefs » par la nomination de beaucoup de femmes « petits chefs »…
J’aurais plutôt tendance, pour ma part, à faire confiance à la visibilité médiatique que l’égalité professionnelle est en train d’acquérir. Quand EADS, il y a moins d’un an, s’est doté d’un conseil d’administration à 100% masculin, en total décalage avec les déclarations de ses dirigeants sur la parité dans leur entreprise, la presse s’est emparée du sujet. Si l’on voit, dans un an ou deux, paraître des articles aussi moqueurs sur tel ministère ou telle grande collectivité qui essaye de contourner les quotas, cela pèsera sans doute plus efficacement que les sanctions financières prévues par la loi.
Au cours de votre enquête, avez-vous observé une différence dans l'accès des femmes aux postes à responsabilité dans les trois versants de la fonction publique ?
Aucune ! C’est d’ailleurs pour cela que j’ai traité la question de façon transversale dans l’ouvrage : aucune des trois fonctions publiques n’a de leçon à donner aux autres en la matière. Dans la fonction publique hospitalière, par exemple, le corps des directeurs d’hôpital étant nettement plus féminisé que le corps préfectoral ou celui des administrateurs généraux des finances publiques, on pourrait s’attendre à ce que les chiffres soient moins cruels pour les femmes en haut de la pyramide hospitalière. Or ce n’est pas le cas : les directeurs des établissements les plus prestigieux, les CHU, sont en écrasante majorité des hommes.
Vous parlez "d'idéal raisonné" ; dans l'absolu, quelle serait votre solution pour parvenir à l'équilibre entre les femmes et les hommes dans la haute fonction publique ?
Je ne pense pas qu’il y ait de solution miracle : les barrières réglementaires à l’entrée des femmes dans les corps A et A+ sont tombées, et la loi du 12 mars 2012 impose désormais de tenir compte du genre dans les nominations aux postes les plus importants dans les trois versants de la fonction publique. Le défi est maintenant d’une autre ampleur car il faut s’attaquer aux non dits, aux stéréotypes et aux « bonnes vieilles habitudes » qui conduisent à reproduire les schémas du passé sans trop se poser de questions. Pour les femmes, l’enjeu est de ne plus se résigner devant quelque discrimination que ce soit, en se battant comme les hommes pour obtenir les mêmes promotions et les mêmes niveaux de salaire, primes comprises. Les jeunes femmes, en particulier, doivent avoir conscience qu’elles peuvent se retrouver face à des recruteurs susceptibles de leur poser des questions inappropriées sur leur vie personnelle, s’y préparer pour ne pas être déstabilisées et ne pas laisser passer ces pratiques d’un autre âge.
L’auteure : Bénédicte Boyer, journaliste, travaille actuellement comme contractuelle dans un ministère.
1 - Les femmes et la haute fonction publique (Lextenso éditions)