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Culture

Woody Allen, une filmographie qui suscite le malaise à l'aune du mouvement MeToo

ENQUETE - Ebranlé par le mouvement MeToo et les accusations d'agression sexuelle portées par sa fille, Woody Allen est esseulé. Les films du cinéaste américain, que le JDD a revus, révèlent aujourd'hui ses démons.

Florence Colombani , Mis à jour le
Avec l'effet MeToo, les films de Woody Allen comme sa biographie suscitent le malaise et laissent apparaître ses démons.
Avec l'effet MeToo, les films de Woody Allen comme sa biographie suscitent le malaise et laissent apparaître ses démons. © Reuters

Longtemps adulé par la critique et le public, Woody Allen est désormais dans l'impasse depuis que sa fille Dylan Farrow a renouvelé ses accusations d’agression sexuelle en janvier dernier. Pour la première fois depuis plusieurs décennies, le cinéaste américain n'a pas de projet en ­préparation et son dernier opus – A Rainy Day in New York – est prêt depuis des mois mais reste à ce jour sans distributeur ni date de sortie. Avec l'effet MeToo, ses films comme sa biographie suscitent le malaise et laissent apparaître ses démons.

 

 

Il y a, au début de Stardust Memories (1980), une séquence saisissante. Au son d'un tic-tac d'horloge qui rappelle le passage inexorable du temps, une série de plans fixes, en noir et blanc, révèle l'ambiance sinistre du train dont Sandy (Woody Allen) est le malheureux passager. Deux femmes au visage sévère le fixent méchamment. Un homme vêtu de noir sanglote. Accablé par ce spectacle, Sandy regarde par la fenêtre. Et voici qu'il découvre, en face, sur des rails parallèles, un autre train, peuplé d'une foule bien mise qui trinque au champagne dans une ambiance festive. Une blonde parée d'un boa de fourrure (c'est Sharon Stone, douze ans avant Basic Instinct) éclate de rire. Dommage pour Sandy-Woody : il n'est décidément pas monté dans le bon train, et le contrôleur refuse obstinément de le ­laisser descendre. Cette scène existentielle, c'est la ­quintessence de l'univers de Woody Allen et de son cinéma, qui a l'élégance d'aborder le tragique avec légèreté.

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Vue de 2018, l'image – un Woody Allen esseulé tandis que l'on s'égaye de l'autre côté d'une vitre – a d'autres connotations. À 82 ans, celui qui est sans conteste l'un des cinéastes les plus célèbres du monde, l'auteur adulé de Annie Hall (1977) et de Manhattan (1979), le symbole absolu de l'intellectuel juif new-yorkais, paraît de plus en plus coupé de son milieu professionnel et de son public. Ainsi, pour la première fois depuis 1969, l'année de sortie de son premier film (Prends l'oseille et tire-toi), il n'a pas de projet en ­préparation. Et alors que son dernier opus – A Rainy Day in New York – est prêt depuis des mois, il reste à ce jour sans distributeur ni date de sortie. La vérité, c'est que plus personne – pas même Amazon Studios, avec qui il est sous contrat – ne veut financer un film de Woody Allen. Et seules quelques stars (Alec Baldwin, Javier Bardem) veulent encore tourner avec lui.

Quand Weinstein le soutenait

A Rainy Day in New York est encore en tournage quand, début octobre 2017, le New York Times et le New Yorker publient, à quelques jours ­d'intervalle, des enquêtes approfondies sur le producteur Harvey Weinstein . En amorçant l'essor du mouvement MeToo, ces articles changent la donne pour beaucoup d'hommes célèbres ­soupçonnés d'abus sexuels. Dans le cas de Woody Allen – marié depuis 1997 à Soon-Yi Previn, la fille de son ex-compagne Mia Farrow, et accusé par sa fille Dylan Farrow d'attouchements ­remontant à 1992, lorsqu'elle avait 7 ans –, l'impact est ­particulièrement fort. D'abord à cause de Harvey Weinstein lui-même. Accusé de viols ou de harcèlement par plus de 80 actrices et employées, le fondateur de Miramax a volé au secours de Woody Allen à un moment particulier, lorsque le New-Yorkais était devenu ­persona non grata dans le milieu du cinéma. C'était en 1993, après la révélation de sa liaison avec Soon-Yi, tout juste sortie de l'adolescence. Recueillie dans les rues de Séoul, l'enfant a été adoptée en 1978 par Mia Farrow. En état de malnutrition, ­gravement traumatisée, elle a dû subir un examen osseux pour déterminer son âge – la date de naissance inscrite sur ses papiers d'identité, le 8 octobre 1970, est donc une approximation. Mia Farrow et Woody Allen se rencontrent l'année suivante. Ils gardent chacun leur appartement mais ­partagent l'essentiel du quotidien et font ensemble une ­douzaine de films. Début 1992, pendant le ­tournage de Maris et Femmes, Mia découvre des photos de Soon-Yi nue au domicile d'Allen, la jeune fille a 21 ans tout juste, et le cinéaste 56.

Le scandale est énorme. Grâce à leur collaboration ­artistique, Woody Allen et Mia Farrow sont des icônes. En 1993, un ­procès oppose le réalisateur à sa compagne pour la garde de leurs enfants, Satchel, Dylan et Moses. Alors au sommet de sa gloire, ­Harvey Weinstein déclare au Los Angeles Times : "Qu'il [Woody Allen] soit banni de Hollywood ne signifie rien pour Miramax, il s'agit d'un génie de la comédie." En 2017, l'une des actrices qui témoignent dans le New Yorker du harcèlement infligé par Weinstein s'appelle Mira Sorvino. Son seul rôle marquant – qui lui vaut l'oscar du ­meilleur second rôle – est celui de la prostituée au grand cœur de Maudite Aphrodite (1995), film de Woody Allen produit par Miramax. Bien sûr, le réalisateur n'est pour rien dans les ­agissements reprochés à Weinstein. Mais le lien professionnel entre eux accroît la perception d'une solidarité masculine perverse dans le monde du cinéma.

Et puis l'enquête du New Yorker a pour auteur Ronan Farrow. Ce travail rigoureux vaut au jeune journaliste un prix Pulitzer. Ronan est né en 1987, son prénom d'origine est Satchel ; il est le seul enfant biologique de Woody Allen et Mia ­Farrow (Dylan et Moses sont adoptés). En juin 1993, juste avant que Weinstein ne sauve la carrière d'Allen en finançant Coups de feu sur Broadway, la justice refusait au cinéaste la garde de Satchel, le petit garçon qui deviendrait vingt-cinq ans plus tard Ronan, le tombeur de Weinstein. Pour la première fois depuis le grand déballage de 1993, ce passionné de psychanalyse qu'est Woody Allen a donc un adversaire dont la puissance de frappe médiatique est comparable à la sienne, et il s'agit de son propre fils.

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Un étrange roman familial

Difficile d'imaginer roman familial plus étrange, et plus captivant. Ronan Farrow a les traits ­réguliers et le regard azur de sa mère. Ex-enfant surdoué (il est entré à l'université à l'âge de 11 ans), il est éloquent, déterminé, fin connaisseur des outils de communication à sa disposition. En 2012, il tweete : "Joyeuse fête des pères ou, comme on dit dans ma famille, joyeuse fête des beaux-frères", puisque sa sœur Soon-Yi est désormais la femme de son père. Lorsque Dylan témoigne, par écrit ou à la télévision, des attouchements qu'elle aurait subis, Ronan Farrow lui exprime publiquement son soutien et répète cette phrase clé : "Je crois Dylan." Il poursuit aujourd'hui son travail ­d'enquêteur. Son sujet, encore et ­toujours : les ­prédateurs sexuels. Ses révélations font ­notamment chuter Les Moonves, le PDG de la chaîne CBS.

Face aux accusations, Woody Allen a un ­argument de poids : la justice a renoncé à le ­poursuivre. En 1993, une enquête menée par une commission médicale de l'hôpital Yale–New Haven conclut en effet qu'il n'y a pas eu d'attouchements et qu'il est possible que Dylan ait été manipulée par sa mère pour témoigner contre son père. Cette enquête est cependant ­disqualifiée par Frank Maco, le procureur de l'État du ­Connecticut. Le même Maco affirme dans la foulée qu'il a un dossier assez ­consistant pour poursuivre Woody Allen en ­justice mais que Dylan est trop ­affectée ­psychologiquement pour être exposée à un ­procès. De son côté, le juge Elliott Wilk, celui qui a refusé à Allen la garde de ses enfants, invoquait la ­relation "­malsaine" qu'il ­entretenait avec Dylan (une relation fusionnelle pour ­laquelle il était en effet suivi par un ­psychologue, le fait est attesté) et affirmait la nécessité de "protéger" la fillette de son père.

À l'époque, le camp Allen fait valoir que Dylan est manipulée par sa mère, folle de rage à cause de la relation avec Soon-Yi. Moses, l'autre ­enfant adoptif du couple, dépeint lui aussi une Mia ­Farrow névrosée, tout comme Soon-Yi dans un article – le premier où elle s'exprime ­longuement – publié en septembre par New York Magazine. Mais aujourd'hui, Mia Farrow a ­disparu de la scène médiatique. Dylan, 33 ans, s'exprime seule. En 2014, elle confie une lettre au New York Times où, pour la première fois depuis son enfance, elle réitère publiquement ses accusations, et interpelle les acteurs qui tournent avec Woody Allen : "Et si ça avait été ton enfant, Cate Blanchett ? Ou toi, Emma Stone ?" Au cours de l'année 2018, plus d'une dizaine de comédiens, d'Ellen Page à Colin Firth en passant par Greta Gerwig, ont affirmé qu'ils ne tourneraient plus avec Allen. Et puis, que le spectateur croie ou non Dylan Farrow, qu'il soit ou non gêné par la relation avec Soon-Yi, le contexte pèse désormais de tout son poids sur l'œuvre.

Personnages féminins ­complexes et ­passionnants

Dans le cas de Woody Allen, la grande, ­l'éternelle question de la relation entre la vie de l'artiste et sa production se pose en effet d'une façon ­particulièrement aiguë, puisque le cinéaste utilise à l'évidence un matériau ­autobiographique. Son personnage d'irrésistible névrosé puise dans ses propres angoisses. Annie Hall raconte au détail près son histoire d'amour avec Diane Keaton. ­Hannah et ses sœurs (1986) a pour décor le véritable appartement de Mia Farrow : plusieurs de ses enfants, dont la petite Soon-Yi, y font de la figuration ; le personnage joué par Farrow a, comme son interprète, des sœurs, une mère comédienne et un désir de maternité inextinguible.

Dans Whatever Works (2009), Boris (Larry David), un sexagénaire brillant, épouse Melody (Evan Rachel Wood), 21 ans tout juste et une ­intelligence limitée. "Si tu me jettes dehors et que je deviens une prostituée asiatique, tu l'auras sur la conscience", lui lance-t‑elle lors d'une dispute. Dans une autre scène, Boris assure à un de ses amis, à propos d'une autre femme : "Je suis sûr que tu n'auras aucun mal à la mettre dans ton lit, elle est vulnérable, stupide, et elle a été ­abandonnée." Wonder Wheel (2017) raconte comment une femme plonge dans la folie en ­découvrant que son amant s'est épris de sa belle-fille adolescente. Dans Crise en six scènes, une série de 2016 ­réalisée pour Amazon, l'écrivain Sid (Woody Allen) échappe à des poursuites judiciaires grâce à sa célébrité.

Rappelons combien, notamment dans ses films avec Diane Keaton et Mia Farrow (Alice, en 1990, en étant le meilleur exemple), Woody Allen a su inventer des personnages féminins ­complexes et ­passionnants. L'époque (et pas ­seulement la ­biographie de ­l'auteur) pèse beaucoup sur la perception d'une œuvre, notamment ­humoristique. Ainsi, dans Hannah et ses sœurs, les plaisanteries de Mickey (Woody Allen) sur l'Église catholique et la ­pédophilie faisaient sans doute rire à la sortie du film ; mais elles paraissent dorénavant gênantes. De même, on ne sourit guère en entendant le pope de Guerre et Amour (1975) révéler à Sonia (Diane Keaton) le secret d'une vie réussie : "J'ai vécu une longue vie, et après bien des épreuves et des tribulations, je suis parvenu à la conclusion que la meilleure chose ce sont… les petites blondes de 12 ans. Des jumelles, si possible."

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A l'époque, 'Manhattan' était le film de Woody l'adorable névrosé alors qu'aujourd'hui c'est le film d'Allen le monstre

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Dans d'autres films, les échos avec l'existence du cinéaste sont ­impossibles à ignorer. Par exemple dans Stardust ­Memories, cette dispute conjugale où Dorrie (Charlotte ­Rampling) reproche à Sandy/Woody d'être séduit par sa petite cousine. "Elle t'attire, s'exclame-t‑elle. Tu as passé tout le dîner à la ­regarder!" Et lui de rétorquer : "Qu'est-ce que tu racontes? Elle a 14 ans… Même pas 14 ans, 13 ans et demi." Dans le décor, une affiche comporte le mot "­inceste" écrit en lettres majuscules.

Et puis, il y a ­Manhattan. La relation centrale de ce film – sans conteste l'un des chefs-d'œuvre du réalisateur – est celle d'Ike (Woody Allen), la quarantaine bien entamée, et Tracy (Mariel Hemingway), 17 ans dans le film et lycéenne. En novembre 2017, l'écrivaine Claire Dederer s'est fait l'écho, dans une prestigieuse revue ­littéraire, The Paris ­Review, du malaise qui saisit aujourd'hui à revoir ce film, avant tout parce que l'empathie que l'on ressentait pour le personnage joué par Allen a disparu. Critique ­à Entertainment Weekly, Lisa ­Schwarzbaum ­résume ainsi la ­situation : "Manhattan a toujours raconté l'histoire d'un homme d'âge mûr et de sa petite amie lycéenne. Mais à l'époque, c'était le film de Woody l'adorable névrosé alors qu'aujourd'hui c'est le film d'Allen le monstre. C'est le même film."
Tracy a donc 17 ans, elle est au lycée et vit une histoire d'amour épanouissante avec Ike, même s'il faut parfois interrompre des dîners entre amis parce qu'elle a un contrôle le lendemain. "Je sors avec une fille qui doit faire ses devoirs", explique Ike. Sa gêne est habilement utilisée pour ­rétablir l'équilibre du pouvoir entre les personnages. C'est Ike qui a la quarantaine, mais son rapport à Tracy est avant tout romantique, il exalte sa beauté en des termes lyriques ("Tu es la réponse de Dieu à Job"), tandis que la toute jeune fille à la voix enfantine multiplie les allusions sexuelles plus ou moins explicites. Quand il veut rompre à cause de leur différence d'âge, elle proteste ­vigoureusement. Il le fait tout de même : "Quand tu auras 36 ans, j'aurai 63 ans. Tu seras au sommet de ta puissance sexuelle. Moi aussi sans doute, mais j'ai commencé tard." À la fin du film, Ike fait la liste de toutes les raisons qui font que la vie vaut la peine d'être vécue. Le visage de Tracy en fait partie. Sur la musique de Gershwin, il court dans Manhattan et la retrouve. Elle va partir à Londres, mais ils se retrouveront un jour.

Mariel Hemingway traumatisée

Le romantisme intense avec lequel est ­traitée cette histoire contraste avec la façon dont ­l'actrice, ­Mariel Hemingway, 16 ans, vit le ­tournage à l'époque. Très loin de son ­personnage hautement expérimenté, elle raconte dans ses Mémoires (Out Came the Sun, 2015, non ­traduit en français) qu'elle était vierge et n'avait même jamais ­embrassé personne. La scène de la ­promenade en calèche dans Central Park où Ike et Tracy s'étreignent ­langoureusement la préoccupe au plus haut point. Enfermée dans la salle de bains, elle s'entraîne sur son propre bras… ce qui se révèle inutile : "Il [Woody Allen] m'a sauté ­dessus comme un ­linebacker [joueur de football ­américain]." À l'issue du plan, elle court voir le chef opérateur et ­supplie, larmes aux yeux : "On ne va pas devoir la refaire?" Tout le monde éclate de rire. Deux ans plus tard, Woody Allen vient passer quelques jours dans sa famille, dans l'Idaho. Il veut ­l'emmener en voyage à Paris. Ses parents voient la chose avec bienveillance. Mais quand Mariel comprend que le cinéaste ne leur a pas prévu de chambres séparées, elle refuse fermement de l'accompagner.

En janvier 2018, le chercheur Richard Morgan ­rapportait dans le Washington Post avoir ­étudié méticuleusement les archives léguées par Woody Allen à l'université de Princeton. Cinquante-six boîtes de scénarios annotés et de brouillons. Le matériau laisse apparaître, selon lui, une "­obsession pour les adolescentes". En marge du manuscrit d'une nouvelle humoristique publiée en 1977 par le New Yorker, L'Épisode Kugelmass, il est noté en français, à côté de la description d'un quadragénaire fasciné par les étudiantes du foyer voisin : "C'est moi." Dans le ­scénario de A Rainy Day in New York, le personnage ­féminin est ainsi décrit : "Elle ne doit pas avoir 20 ou 21 ans, ­plutôt 18 – ou même 17, mais 18 sonne mieux." De ce film, on ne sait pas grand-chose. Sinon qu'il raconte l'histoire d'amour d'un homme d'un certain âge et d'une toute jeune femme. Quoi d'autre?

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