« Le Roman tchèque » (Cesky roman), de Ladislav Klima, avec 22 dessins de Vadim Korniloff, texte établi, traduit du tchèque, présenté et annoté par Erika Abram, Editions du Canoë, 464 p., 26 €.
Avant l’histoire du livre, il y a celle, non moins étonnante, de son auteur. Mais d’abord, écartons tout risque de confusion : Ladislav Klima n’a rien à voir avec son homonyme contemporain, le romancier Ivan Klima. Il est né en 1878, à Domazlice, à l’ouest de la Bohême, sous l’Empire austro-hongrois. Et sa trajectoire, aussi peu ordinaire que ses livres, pourrait se résumer à une règle de vie qu’il a baptisée la « suréthique ». Le principe en est simple : « Fais systématiquement ce qui est interdit », nous dit Klima. Transgresse, provoque, blasphème. Prône la « déviation systématique par rapport à toute norme humaine ». Bref, sois « l’homme le plus libre qui ait jamais existé ».
Cette morale de l’amoral, le jeune libertaire la met très tôt en actes, dans une dissertation, où il traite les Habsbourg de « dynastie de cochons ». Pour cela, il est renvoyé de son lycée et exclu de tous les établissements scolaires autrichiens de l’Autriche-Hongrie. Mais qu’importe. A 18 ans, il s’enfuit du foyer familial après avoir rapté la deuxième femme de son père et dilapidé son capital. Comme il faut bien vivre, il choisit les métiers les plus improbables : conducteur de machine à vapeur, gardien d’une usine désaffectée, inventeur d’un ersatz de tabac…
Imbibé de Nietzsche, de Schopenhauer et de vodka
En 1904, il publie à compte d’auteur son premier livre, Le Monde comme conscience et comme rien. « Solipsiste », Klima est persuadé que le monde est une représentation hypothétique, une « pure fiction de la pensée ». Son ouvrage est un flop ? Et alors ? Voilà qui stimule sa créativité. Entre 1906 et 1909, pour se « désennuyer », il signe dix romans, deux drames, trente contes et nouvelles… ! Il en détruit pas mal, en brûle d’autres, mais continue d’écrire à peu près autant qu’il boit. En tchèque, en allemand, en latin… Graphomane et soûlographe chronique (à moins que ce ne soit l’inverse), imbibé de Nietzsche, de Schopenhauer et de vodka.
C’est vers 1910 qu’il commence son Roman tchèque. « La forme qu’on a jusqu’à présent donnée au roman est trop étroite, écrit-il. La création d’une forme nouvelle, libre, qui se permette tout et au-dessus de laquelle se fasse partout entendre le rire moqueur du scepticisme souverain et divin n’est qu’une question de temps. » Cette forme nouvelle, nous n’en avons ici qu’un aperçu fragmentaire et inachevé. Car sur les centaines de pages manuscrites du Roman tchèque, seules cent cinquante-trois ont subsisté. Retranscrites partiellement après la mort de Klima en 1928, elles seront mises à l’index après le coup de Prague de 1948 et circuleront ensuite sous forme de samizdats. Elles seront aussi remaniées et édulcorées afin de pouvoir être publiées en morceaux choisis, notamment en 1967, « lorsque le dégel du pré-printemps de Prague fait redécouvrir ce marginal de jadis et toujours », écrit dans son avertissement Erika Abrams, la fidèle et passionnée traductrice de Ladislav Klima.
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