En présentation de son Cours de littérature anglaise, Borges conseille : "Si un livre vous ennuie, ne le lisez pas (...) c'est qu'il n'a pas été écrit pour vous." Ce ne pourrait être l'exergue de l'entreprise menée à bien par Henry Miller, pour qui des centaines d'auteurs semblent avoir écrit afin qu'il ne s'ennuie jamais. Il y a beaucoup à retenir de cette prodigieuse recension qui n'a rien d'un inventaire tant les commentaires l'enrichissent.
Pour nous dire ses choix, Miller ne sépare pas la vie et les livres, celle-là enrichie par ceux-ci qui se nourrissent d'elle. D'ailleurs, il ne s'agit ni de fiches de lecture ni d'un essai, mais d'une autobiographie. On écoute les "paroles de réconfort, de paix" qu'il trouve dans Mont Saint-Michel et Chartres d'Henry Adams, on le voit attablé avec Cendrars à la terrasse d'un hôtel de la porte d'Orléans, on le suit rue de la Gaîté, où il déambule avant d'aller applaudir Damia et Fréhel à Bobino, on sourit à ses éclairs d'humour quand il se demande pourquoi Fanny Hill n'est pas dans les bibliothèques de gare, quand il constate que le progrès n'empêche pas "les humains (...) d'aller au water-closet", seul lieu où les mères de famille "ont la possibilité de lire".
En fin de volume, Miller présente trois listes ; les livres qu'il a "l'intention de lire" - cela va de Summa Theologica, de Thomas d'Aquin, à Lettres de guerre, de Jacques Vaché -, les auteurs dont il n'a pas encore tout lu - de Novalis à Léon Bloy - et les livres "lus", un stupéfiant index de 75 pages, de Pierre Abélard, plus célèbre par Héloïse que par ses écrits théologiques, à Stefan Zweig.
De cette masse, il faut distinguer ceux qui l'horrifient à la pensée "du temps perdu à les lire", ceux dont la lecture ne lui fut pas pensum, ceux qui, proches de sa pensée, l'ont "influencé en tant qu'homme et en tant qu'écrivain, les deux devenant de plus en plus inséparables". Ceux-là constituent sa "lignée généalogique". Henry Rider Haggard, qui connut le succès avec Les Mines du roi Salomon et dont il souhaite qu'on reconnaisse en lui "la véritable stature d'un grand écrivain" ; son "cher Cendrars", le premier écrivain français à venir le voir quand il arriva à Paris (mars 1930) et le dernier homme qu'il y a vu avant de gagner Corfou où l'a invité son ami Lawrence Durrel (juin 1939) ; Céline, "un géant parmi nos contemporains" ; Dostoïevski, qui "est le chaos et la fécondité" ; Walt Whitman, le poète qui scandalisa l'Amérique puritaine du XIXe siècle avec un recueil exaltant la sexualité, ne pouvait que séduire l'auteur de Sexus ; de même John Cowper Powys, qui allie mysticisme et sensualité et qui restait pour lui "le maître" - il en lut "avidement tous les livres" et appréciait de trouver dans son autobiographie "la surabondance des détails (des plus révélateurs)" ; un coup de coeur pour le pacifisme de l'auteur de Que ma joie demeure - "Voici plusieurs années que je prêche l'évangile de Jean Giono" - et pour la sensualité de ses récits, "sans conteste un des points cardinaux de son oeuvre".
Ainsi, passent, sans souci de chronologie ou de nationalité, les surréalistes, les dramaturges élisabéthains, le "grand troupeau des écrivains russes exaltés du XIXe siècle", la Bible - sa "langue plutôt que son message" -, D. H. Lawrence, Joyce, Proust, Balzac, Elie Faure, Rabelais, Nietzsche, Thomas Mann... un fleuve de noms et de titres.
On est dans le bonheur de la lecture, reconnaissant à Miller d'avoir pratiqué "cette exhumation des insondables profondeurs de la mémoire", une bibliothèque imaginaire dont on visite chaque rayon sans un instant de lassitude.
LES LIVRES DE MA VIE d'Henry Miller. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jean Rosenthal, Gallimard,"L'Imaginaire", 500 p., 7,50 €.
Voir les contributions
Réutiliser ce contenu