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"La Perspective du Diable", de Patrice Maniglier et "Faux raccords", d'Elie During : quand la philosophie s'installe ailleurs

Dans deux ouvrages novateurs, Patrice Maniglier et Elie During ne considèrent pas l'oeuvre d'art comme un objet à analyser, mais comme un outil pour forger des concepts.

Par David Zerbib

Publié le 17 juin 2010 à 10h56, modifié le 17 juin 2010 à 10h56

Temps de Lecture 4 min.

"Où sont les jeunes philosophes ?", demande-t-on parfois. Viennent de paraître deux ouvrages qui, loin de nous tourner vers les grandes scènes de la parole publique et médiatique, nous orientent vers une réponse plus confidentielle : les jeunes philosophes sont peut-être au cinéma, ou dans une salle d'exposition.

Avec La Perspective du Diable, de Patrice Maniglier, et Faux raccords, d'Elie During, on tient non seulement des indices sur l'évolution de la philosophie, mais encore quelques pages d'un manuel à venir au sujet de nouvelles manières de pratiquer la discipline de Socrate. En 1977, lorsque les "nouveaux philosophes" commençaient à faire parler d'eux, nos deux auteurs allaient atteindre l'âge de raison. Mais les événements qui devaient marquer leur destin intellectuel étaient ailleurs : le début de la saga Star Wars, l'invention du code-barres ou l'inauguration du Centre Georges-Pompidou. Autrement dit, certains mouvements dans l'espace, des effets d'image, une mutation technologique des signes et du langage et, pour interroger ces expériences, le cadre de l'art contemporain.

Tous deux normaliens et agrégés de philosophie, During et Maniglier se sont illustrés, il y a quelques années, en compagnie notamment d'Alain Badiou, dans un exercice qui consistait à faire du film d'anticipation Matrix une "machine philosophique" à même de questionner le virtuel. On a pu alors songer à l'établissement d'une "pop philosophie" dont la spécificité reposerait sur des objets iconoclastes tirés de la culture populaire et médiatique.

Perspectives impossibles

Les deux ouvrages publiés aujourd'hui, qui inaugurent une collection consacrée aux "constructions" de nouveaux rapports entre l'art et la pensée, corrigent cette vision d'une démarche centrée sur les objets, au profit d'un accent mis sur une alternative de méthode. Ni commentaire (des oeuvres) ni illustration (des théories), il s'agit de conduire des opérations philosophiques novatrices au contact des oeuvres, de leur forme singulière qui est aussi une forme de pensée.

"L'oeuvre n'est pas ce qu'il y a à penser mais ce qui permet de penser", écrit Patrice Maniglier qui, tout comme Elie During, a enseigné en école d'art. Non pas objet mais outil : c'est ainsi que le spécialiste de Saussure et du structuralisme propose d'envisager l'art. En l'occurrence, à travers un certain "exercice de philosophie expérimentale" touchant à la perspective, qui prend sa source au coeur d'une "installation", type d'oeuvre contemporaine dans laquelle le spectateur se trouve à l'intérieur et active le dispositif.

Maniglier se trouve donc dans l'installation du duo d'artistes DN, intitulée Rosemary's Place. L'installation reconstitue l'architecture de l'appartement de l'héroïne du film de Roman Polanski, Rosemary's Baby. Elle matérialise un plan architectural à partir de plans cinématographiques contradictoires, faits de champs contrechamps incompatibles, qui donnent à voir l'espace délirant de Rosemary, un espace aux perspectives impossibles, proprement diabolique. "Diabole" qui divise et non "symbole" qui unifie, Rosemary's Place "empêche les perspectives de converger dans un monde harmonieux". Du film à l'installation jusqu'au texte de Maniglier, il apparaît qu'un espace virtuel est avant tout un espace fictif dans lequel des perspectives contradictoires coexistent. S'ouvre ainsi un "terrain d'expérimentation pour la métaphysique", autrement dit pour "la spéculation pure au sujet de ce qui est". Métaphysique comme question très locale : que veut dire ""habiter un espace" et se le représenter ?", demande le professeur à l'université d'Essex en Angleterre.

Espace-temps relatif

Pendant ce temps, Elie During regarde Vertigo, et plus particulièrement le générique du film avec ses mouvements de spirales. Faux raccords débute par une spéculation provoquée par le film d'Hitchcock, qui a valeur de manifeste méthodologique. Le travail "cinéphilosophique" prôné par l'auteur ne relève "ni de la critique ni de l'interprétation philosophique" : il s'agit de "rejouer le film, d'en proposer une transposition conceptuelle en se contentant de donner forme, littéralement, à un sentiment obscur, à une impression encore mal définie, comme suspendue en deçà de toute interprétation". L'intuition traque "le motif" : la spirale, le ruban de Moebius, qui capte à son tour le mouvement d'une idée, à savoir le problème du double dans "l'espace-temps de la hantise". Dans cette histoire d'un homme hanté par le souvenir d'une femme, Kim Novak interprète au fond "un double qui ne double que lui-même, qui n'est qu'une torsion sur soi". Avec la figure du double, c'est la simultanéité qui intéresse During. Auteur d'éditions critiques de Bergson et spécialiste d'Einstein, il situe les problèmes dans un espace-temps relatif. Mais il ne s'en tient pas au constat presque banal de l'hétérogénéité des durées vécues. "Cet éclatement n'est pas le problème, le problème est celui de la coexistence dans la déconnexion, et de la manière de pratiquer des connexions, localement", écrit-il.

C'est pourquoi, chez le jeune maître de conférences à Nanterre, ce qui est donné se livre toujours "de loin en loin", quand ce qui est construit opère nécessairement "de proche en proche". Dans tous les cas : "au coup par coup" et "de point en point", sans vision totalisatrice a priori, ni raccord immédiat. "Doublure", "fausse reconnaissance", "ellipses", "temps dilaté" (on s'arrêtera nécessairement sur l'analyse du bullet-time, ralenti halluciné d'une balle de revolver dans Matrix), les textes réunis ici traquent les figurations artistiques des disjonctions spatio-temporelles, qu'il s'agisse de la quatrième dimension chez Marcel Duchamp, des écrans multiples de la série "24 heures chrono" ou d'une installation de Dan Graham.

Visée métaphysique décomplexée et plastique, objets esthétiques déhiérarchisés et méthode pragmatique toujours installée in situ : ces constructeurs ne procèdent pas par "gros concepts", comme disait Deleuze, qui raillait par ce terme les "nouveaux philosophes" et la vitesse suspecte avec laquelle ils prenaient le monde en charge. Ceux-là cartographient, établissent des topologies, relient les points sans projeter par avance le dessin. La coexistence n'est pas seulement celle des perspectives ou des images, c'est aussi la nôtre. S'y joue notre manière d'être contemporains.


LA PERSPECTIVE DU DIABLE. FIGURATIONS DE L'ESPACE ET PHILOSOPHIE DE LA RENAISSANCE À "ROSEMARY'S BABY"

de Patrice Maniglier. Actes Sud-Villa Arson, "Constructions", 160 p., 19 €.

FAUX RACCORDS. LA COEXISTENCE DES IMAGES d'Elie During. Actes Sud-Villa Arson, "Constructions", 208 p., 19 €.

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