« Le Divin Chesterton. Biographie », de François Rivière, Rivages, 224 p., 21 €.
Du crépuscule de Victoria au bref règne d’Edouard VIII, Londres fut, quasi quotidiennement, le théâtre d’un phénomène fabuleux et fabuleusement perturbant noté dans les annales municipales sous le nom de Gilbert Keith Chesterton (1874-1936), écrivain. Chapeauté d’un informe feutre mou à très larges bords, stature et bedaine falstaffiennes à peine contenues par un ample manteau-cape plutôt gris, au poing une canne-épée semblant battre la mesure d’une symphonie imaginaire, au nez une paire de binocles chancelante, la cravate en folie et l’âme en joie, ainsi allait Gilbert l’enchanteur, légende urbaine, catholique solaire et génie des lettres anglaises.
Quarante ans durant, les Londoniens assistèrent en effet au grand burlesque du fat comic « GKC » : GKC tente de faire du vélo, GKC médite et s’endort sur un prie-dieu, GKC prend le fiacre pour faire cent mètres, GKC cambriole une salle d’attente pour récupérer le parapluie de sa femme, GKC boit, GKC défend saint Thomas, GKC reboit, etc. Par ailleurs, GKC écrit, dicte, profère, conférence, polémique, le tout dans des proportions GKCiennes, donc pantagruéliques : nouvelles (deux cents), poèmes (une centaine), pièces de théâtre et romans (cinq de chaque), sans compter les essais, biographies (dont un Dickens mythique, en 1906) et une crue d’articles parus dans l’Illustrated London News et le Daily News. Et tout ça pour quoi ? Pour devenir un être parfaitement « ordinaire », c’est-à-dire ordonné à l’entière création, benoît sous l’œil de Dieu (« Il n’y a pas de choses plus grandes à dire de Dieu, si ce n’est qu’il fait des choses »).
Ce destin chimérique, François Rivière, au fil du Divin Chesterton, première biographie française du « grand échalas binoclard et hirsute qui semblait rêver tout haut », le capte avec l’amour méticuleux d’un paysagiste (lire l’entretien page suivante), précisant les axes significatifs (dont, hélas, un réel antisémitisme), choisissant ses anecdotes, décochant ses citations et ponctuant le tout d’œuvres graphiques épatantes.
Car le dessin est la première route taillée par ce fils d’un marchand de biens à la retraite (et marionnettiste amateur) et d’une demoiselle Grosjean, aux ascendances franco-helvétique. Une enfance middle class qui laissera à Gilbert le souvenir ébloui d’un « éternel matin ». Il n’opte pour les lettres qu’après avoir travaillé dans l’édition, pour se lancer ensuite dans la critique d’art, le journalisme, inaugurant son œuvre littéraire, en 1900, par un recueil de poèmes « nonsensiques » puis, en 1901, par une salve de défenses et illustrations, celles notamment des bergères en porcelaine, de l’humilité et du roman policier. En 1904, Le Napoléon de Notting Hill ouvre le roman contemporain à des espaces où l’humour et l’absurde s’épanouissent dans la plus pétaradante fantaisie. Le branle était donné et « l’étrange usine de sa tête ébouriffée » n’allait cesser de produire, de rayonner et d’enthousiasmer son temps. Ses œuvres complètes, chez Ignatius Press, comprennent trente-cinq volumes.
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