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« Neurchis », « bardcore » et vieux français : quand l’humour Web détourne l’esthétique et la musique du Moyen Age

Plusieurs comptes et groupes sociaux francophones en ligne se consacrent au pastiche de l’actualité et de la pop culture à la sauce médiévale. Un phénomène qui dépasse les cercles d’historiens et spécialistes.

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Publié le 17 décembre 2021 à 18h45

Temps de Lecture 8 min.

Sous la plume de Simon de Thuillières, enlumineur 2.0., le Jedi Obi-Wan Kenobi de « Star Wars » (à gauche) devient le sénéchal Canne Habile.

En pourpoint rouge et noir, calot carmin vissé sur la tête et devant un fond sur lequel sont projetées des ambiances de ripaille du jeu vidéo The Witcher 3, un jeune homme entonne : « Elle a les yeux arquebuse, elle a le regard qui occit, elle a tiré avec ruse, m’a touché estoit fini. » L’accompagnement instrumental ne laisse aucun doute : Elle a les yeux revolver, le tube de 1985 de Marc Lavoine, a été revisité à la sauce Moyen Age.

Maître Frelon, le parodieur, n’est pas le seul à s’adonner sur YouTube au « bardcore », genre qui consiste à réinterpréter des morceaux pop, hip-hop, rap et rock dans des sonorités médiévales, souvent en format MIDI et instrumental. La chaîne Beedle The Bardcore, par exemple, s’y consacre entièrement depuis un an, proposant des reprises de Coolio, Eminem ou 50 Cent. Mais maître Frelon, le troubadour francophone, se distingue en adaptant aussi les paroles.

Car c’est par le texte que tout a commencé pour Florent Marié, le civil derrière le barde. « Sur ma chaîne, je faisais toutes sortes de musiques en amateur », explique le Grenoblois de 27 ans. Mais en suivant la page Facebook Mesmes Moyenagescqves povr serfs et vassals, je suis tombé sur un post qui m’a beaucoup amusé : ils avaient traduit une partie des paroles de Quand on arrive en ville, interprété par Daniel Balavoine. Ça m’a donné envie de les mettre en musique. » L’hommage interpelle Samuel Roux, administrateur de la page et auteur de Quand on arrive au bourg, et signe le début d’une collaboration entre les deux gentilshommes qui aboutira sur une version longue du titre de Starmania. Suivront d’autres clips sur le même principe : pasticher façon Moyen Age paroles et musiques célèbres et se mettre en scène sur les décors de fantasy médiévale d’œuvres vidéoludiques, comme Skyrim ou The Witcher.

Parodie de « Quand on arrive en ville » de Luc Plamondon et Michel Berger, intitulée « Quand on arrive au bourg », publiée le 10 août 2021 sur la page Facebook Mesmes Moyenagescqves povr serfs et vassals.

La chanson n’est qu’une des nombreuses facéties de la page Mesmes Moyenagescqves povr serfs et vassals, fondée « par 5 ou 6 personnes courant 2018 », selon Samuel Roux, graphiste de 21 ans qui s’en occupe désormais seul. « L’idée est clairement née grâce au site en accès libre Bayeux Historic Tale Construction Kit, précise-t-il, qui a permis aux internautes de générer de façon rapide et basique des images inspirées de la célèbre tapisserie. » Fort populaire, cette bibliothèque d’images a été lancée au début des années 2000 par des étudiants allemands, selon le site spécialisé dans la culture Web Know your meme. A la suite de sa mise hors ligne, des sites reprenant l’initiative ou la déclinant sur d’autres œuvres médiévales ont vu le jour dans le courant des années 2010, relançant le phénomène et suscitant, revus à la mode Moyen Age, la multiplication de mèmes, ces concepts humoristiques et visuels viraux sommairement réalisés et reposant notamment sur le comique de répétition en ligne.

Une esthétique fantasmée

« Ce qui m’amuse, c’est le décalage qui se crée quand on combine l’humour et les sujets d’actualité avec une esthétique et des termes désuets », s’enthousiasme l’administrateur de la page, qui compte désormais plus de 60 000 abonnés. Parmi ses références comiques : l’exercice de détournement du film La Classe américaine (1993), de Michel Hazanavicius et Dominique Mézerette. Sur la page, le sulfureux débat « pain au chocolat/chocolatine » est devenu celui de la tarte au cerfeuil contre la cerfeuillade, et renommer des personnages ou œuvres de fiction s’est imposé comme un sport national : Pierre Par-Cœur n’est autre que Peter Parker (Spiderman), Jean Le Savtevr s’est substitué à James Bond et Jovtes de mollvsqves a remplacé Squid Game.

« Jovtes de mollvsqves », une parodie de la série Netflix « Squid Game », publiée le 10 octobre 2021 sur la page facebook Mesmes Moyenagescqves povr serfs et vassals.

Bien qu’il se creuse longtemps la tête pour trouver le bon mot d’esprit ou qu’il puisse passer plusieurs heures sur un montage vidéo, Samuel Roux ne revendique pas la véracité langagière ou historique. « C’est une esthétique fantasmée. Je cherche pas mal de synonymes anciens mais j’y vais beaucoup en improvisant et en saupoudrant les mots de “s”, et de “v” à la place des “u” », explique-t-il. Car il s’agit de faire rire avant tout, de se servir de cet espace comme d’une soupape, alors que les réseaux sociaux sont parfois perçus comme des espaces toxiques.

C’est à peu près le même esprit qui règne sur le compte Twitter Jehan Le Brave, quand bien même son créateur, Vincent de Tremblay (un nom de plume), est parti à la recherche, en ligne, de lexiques et de sources pour améliorer ses tweets écrits en vieux français. En le lançant en 2012, bien avant la vague des « neurchis » (du mot « chineurs » en verlan, groupes Facebook français dont les membres partagent des contenus humoristiques sur un thème précis), l’idée était de « faire de Twitter un endroit un peu plus joli et poétique », raconte-t-il. « J’aimais beaucoup la façon synthétique dont il fallait s’exprimer sur Twitter, mais je trouvais souvent la syntaxe un peu moche, télégraphique, la façon d’écrire SMS pour gagner des signes n’était pas très heureuse. Et puis ça râlait beaucoup », se remémore celui qui a construit son personnage autour d’un portrait de Jean sans Peur, devenu sur le réseau social Dauphin de France, résidant à « Lvtece la bel ».

La plupart de ces ménestrels d’un nouveau genre n’avaient aucune connaissance du Moyen Age avant de se lancer dans l’humour médiéval sur le Net. Ce n’est, en revanche, pas le cas de Simon de Thuillières, enlumineur 2.0 qui s’inspire des véritables techniques de l’époque et est sans cesse à la recherche de sources. Contacté par Le Monde, il raconte avoir fait son apparition « sur les interres-nettes lors de la peste pangoline », le nom dont il a affublé le Covid-19, qu’il appelle aussi parfois « la vile et couronnée vérole ». S’il s’est fait remarquer par La Taversne, groupe privé Facebook rattaché à la page Mesmes Moyenagescqves, c’est sans nul doute son « octroi de franc passage », parodie de l’attestation de sortie pendant le confinement partagée des dizaines de milliers de fois, qui l’a fait connaître des internautes.

« Prenez garde avx contrôles de la maréchavsée y point ne faiste ovbli de vostre dérogation lors des vostres périples », explique la publication Facebook de novemlbre 2020 qui accompagne l’octroi parodique.

Mais en réalité le sieur de Thuillières existe depuis plus longtemps : inspiré d’un chevalier lorrain sans descendance ayant véritablement existé, ce nobliau de moyenne fortune de la fin du XIVe siècle est l’avatar d’un quadragénaire féru de reconstitution médiévale depuis vingt ans.

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Storyboarder de métier dans le dessin animé et la publicité, il a l’habitude de « dessiner vite et beaucoup » et s’est amusé à transformer en enluminures des chefs-d’œuvre de la pop culture. « On ne peut pas réduire un film à son affiche ; il faut donc trouver le concept central du film, la scène culte qui va parler de suite », résume celui avec qui, d’un trait de plume, Chuck Norris devient Choque Maurice, sire Vestre Stalonne l’interprète de Roc qui bat le boa, ou encore les Tortues ninjas des « chevaliers d’escailles, jouvenceaux reptiliens et mutins ». En un an, Simon de Thuillières a mis au point deux cents affiches, aujourd’hui réunies dans un livre autoédité disponible à la vente, le Codex, dont cinq mille exemplaires ont déjà été réservés grâce à une campagne de financement participatif.

Puissance évocatrice

Le Moyen Age reste l’une des périodes historiques les plus parodiées sur Internet. « C’est une époque très présente dans notre imaginaire et nos représentations, assure Fanny Cohen Moreau, productrice du podcast Passion médiévistes. On est habitués à voir des édifices, statues ou reliques de cette époque en France. C’est une esthétique que l’on reconnaît immédiatement, même si on a peu de connaissances en histoire. »

Autre explication : « Les médiévistes et étudiants sont des pionniers du Net, de la recherche de sources en ligne, de la volonté du partage et de diffusion », notamment parce que « c’est la période historique qui souffre le plus d’idées reçues avec la Révolution », juge-t-elle. Un sentiment partagé par Simon de Thuillières, qui dit chercher dans ses activités à « sortir de l’esthétique Jacquouille, qui en a popularisé mais aussi terni l’image » :

« Le Moyen Age, ce n’est pas que des gens couverts de merde avec des dents pourries, c’est loin d’être ça même : c’est une période de progrès permanent, c’est aussi une période lumineuse. »

Série française parmi les plus citées sur le Web, Kaamelott a pu également, selon certains, contribuer à cet engouement pour l’humour absurde teinté de médiéval. Un type d’humour qui, pour d’autres, marque un certain retour à l’essence d’Internet. « Ce ne sont pas des contenus vraiment monétisables, cela prend du temps à faire et on le fait sans se demander combien de gens cela va intéresser », résume Samuel Roux. Ces communautés médiévales ne sont en effet pas forcément très étendues mais elles dépassent largement le cadre des médiévistes, assurent ces humoristes, et sont très engagées et sympathiques.

Samuel Roux se dit ainsi souvent épaté par « la créativité et la réactivité des gens », qui « trouvent souvent de meilleures idées ». Bien sûr, certains passionnés ne peuvent s’empêcher de retoquer les abus de langage ou anachronismes, « mais c’est souvent bienveillant, patient », tempère-t-il.

Même sur Twitter, confirme Vincent de Tremblay, Jehan Le Brave n’affronte pas vraiment de détracteurs parmi ses 48 000 abonnés, chose suffisamment rare pour être soulignée. Un consensus nourri peut-être par le fait qu’au Moyen Age, déjà, l’humour et la dérision étaient présents, selon Fanny Cohen Moreau : « On les retrouve dans certains sous-textes, détails d’enluminures… même dans les églises, il y a des personnages qui montrent leurs fesses ! Le Moyen Age était propice à l’humour, avec ses codes sociaux, ses fabliaux, ses ménestrels. » Un sens de la plaisanterie qui rien à envier à celui de leurs lointains successeurs.

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