Bernard Thibault : «Pour moi, François Hollande est un grand point d’interrogation»

Bernard Thibault, ancien secrétaire général de la CGT, représente les travailleurs français au conseil d’administration de l’Organisation internationale de travail (OIT). Nous l’avons rencontré en exclusivité.

 Paris, le 06 juillet. « Sous la pression de la crise et de la répression antisyndicale, la CGT n’échappe pas à la tentation du repli identitaire », constate Bernard Thibault.
Paris, le 06 juillet. « Sous la pression de la crise et de la répression antisyndicale, la CGT n’échappe pas à la tentation du repli identitaire », constate Bernard Thibault. LP/Philippe de Poulpiquet

    Rentré à la CGT à 18 ans, l'ancien cheminot Bernard Thibault est l'une des figures principales des grèves de 1995 contre le « plan Juppé », aussi célèbre pour son action militante que pour sa coupe au bol. À 60 ans, l'ancien secrétaire général de la centrale de Montreuil, de 1999 à 2013, continue de représenter les travailleurs français en Suisse, au sein de l'Organisation internationale du travail (OIT). Nous l'avons rencontré en exclusivité.

    En 2010, un front syndical avait mis des millions de personnes dans la rue pour s'opposer au projet de Nicolas Sarkozy sur la retraite. Les syndicats seront-ils en mesure de peser sur la réforme que prépare Emmanuel Macron ?

    Bernard Thibault. En 2010, la mobilisation avait été forte mais ignorée du pouvoir politique, contrairement à 1995 avec la réforme Juppé où l'exécutif a reculé. Nicolas Sarkozy l'a payé dans les urnes; il a perdu les élections sur sa gestion du social. Macron est sur la même trajectoire en contestant aux syndicats leur rôle de porte-parole de la colère sociale.

    Sarkozy et Macron responsables ? Les syndicats n'auraient-ils rien à se reprocher ?

    Je prends ma part de responsabilité. Nous n'avons sans doute pas assez rappelé aux jeunes générations les combats collectifs pour gagner des droits sociaux. Les divisions et la multiplication des syndicats nous ont affaiblis. Enfin, les grandes centrales n'ont pas su s'ouvrir à la multitude de travailleurs précarisés. Le mouvement des Gilets jaunes en est révélateur : il a prospéré sur des déserts syndicaux.

    Est-ce que cela explique aussi pourquoi, depuis 2018, la CGT n'est plus le premier syndicat ?

    La CGT est deuxième en influence électorale, mais reste avec la plus grande capacité militante. Sous la pression de la crise et de la répression antisyndicale, elle n'échappe pas à la tentation du repli identitaire. Aujourd'hui, elle doit travailler autant sur son organisation interne et son implantation que sur ses objectifs revendicatifs. La CGT est née de la volonté de transformer la société par la mobilisation unie des travailleurs au-delà de leur syndicat.

    Mais la jeunesse cherche de nouvelles formes de contestation hors des clous syndicaux…

    De tout temps, les jeunes générations ont fait avancer la société en la bousculant. Elles sont, avec le mouvement ouvrier, à l'origine des bouleversements sociaux et sociétaux de Mai 1968. Il faut être confiant à l'égard de l'exigence, voire de l'impatience de cette jeunesse. Ces mouvements montrent que d'autres choix sont attendus et que ce sont les rapports de force qui fixent les orientations.

    Cette jeunesse veut sauver la planète. La CGT fait passer l'emploi avant tout. Est-ce compatible ?

    L'environnement sans le social, cela ne fonctionne pas. Les syndicats ne sont pas seulement là pour parler salaires et horaires de travail. Ils doivent intervenir sur deux défis majeurs posés à toute l'humanité : l'impact des nouvelles technologies et les changements climatiques. Il faut repenser la finalité et l'organisation du travail en sortant des logiques de rentabilité financière dans la conduite des entreprises et de l'économie mondiale.

    Depuis 2013, vous représentez les travailleurs français au conseil d'administration de l'Organisation internationale de travail (OIT). Cette vieille dame qui vient de fêter ses 100 ans a-t-elle encore une utilité ?

    Le centenaire de l'OIT vient d'être célébré par l'adoption d'une 190e convention pour lutter contre les violences et le harcèlement au travail, dont les violences à caractère sexuelles. Il a fallu cinq ans pour ce résultat historique qui appelle désormais une transposition dans le droit français. Je l'espère rapide malgré l'attitude négative du Medef dans les négociations. L'OIT tient son mandat des Nations Unies : « Promouvoir la justice sociale pour préserver la paix mondiale. » Rappeler aujourd'hui que la paix est menacée par la précarité et la misère, c'est tout simplement un constat objectif. À l'échelle de la planète, 74 % des travailleurs n'ont pas de couverture sociale. Chaque année, 2,8 millions de personnes dans le monde décèdent du travail !

    Dans un tel contexte, la France n'apparaît-elle pas comme une oasis sociale ?

    C'est indéniable, mais une oasis peut être submergée par la montée des flots! La France n'échappe pas à la spirale du dumping quand on refuse d'augmenter le salaire minimum et d'accorder de droits nouveaux au nom de la « compétitivité ». Nous ne serons jamais compétitifs en nous comparant aux millions de travailleurs à qui on ne reconnaît même pas les droits les plus fondamentaux. La loi El Khomri, puis les ordonnances Macron, ont affaibli notre droit qui est un repère international. Plusieurs dispositions, dont le barème Macron des indemnités en cas de licenciements abusifs, sont l'objet d'une plainte à l'OIT, car non conformes à la convention 158 de l'OIT signée par la France. Un avis pourrait sortir en fin d'année.

    Quel pouvoir a l'OIT ?

    Ce serait une première si la France ne suivait pas un avis de l'OIT ! Notre pays a ratifié 127 de ses 190 conventions, dont la numéro 158. En 2006, Dominique de Villepin, avait dû retirer son « contrat nouvelle embauche » après un avis défavorable de l'OIT et la condamnation d'employeurs aux Prud'hommes. Je n'imagine pas qu'Emmanuel Macron, qui a condamné « le capitalisme fou » devant notre assemblée, s'en exonère.

    La loi El Khomri a vu le jour pendant le quinquennat de François Hollande pour lequel vous avez appelé à voter en 2012…

    En 2012, j'ai surtout appelé à sanctionner Nicolas Sarkozy qui était passé outre les grandes manifestations de 2010. Je dois avouer que, pour moi, François Hollande est un grand point d'interrogation tant le fossé est grand entre le François, premier secrétaire du PS, et le Hollande, président de la République. À peine élu, il m'avait appelé le 8 mai 2012 pour remercier la CGT de son engagement. Tout ça pour faire voter la loi El Khomri! Je lui ai rappelé un jour que dans les statuts du PS, il y a l'obligation pour tout militant d'appartenir à un syndicat. Il a considéré que la relation avec la seule CFDT pouvait suffire. Cela a faussé sa compréhension de la situation sociale.

    Vous croyez à la reconstitution d'une force de gauche ?

    Je crois au clivage droite gauche. Le « ni droite, ni gauche » en général est le paravent pour conduire une politique de droite. Si la gauche ne bouge pas, les 70 % de mécontents de la politique économique et sociale d'Emmanuel Macron formeront le terreau sur lequel l'extrême droite tentera d'acquérir le pouvoir.