Les textes qui composent Alphabets sont pour la plupart des chroniques parues dans le Corriere della Sera au cours des vingt dernières années. Ce sont donc des textes accessibles, des dialogues avec des livres et des écrivains. Il y a aussi quelques essais plus développés, dont une longue et passionnante exploration de Prague, capitale de la littérature. Dans un texte liminaire, Claudio Magris rend hommage au premier ouvrage, celui qui lui a ouvert les portes de la lecture, Les Mystère s de la jungle noire de Salgari. La voix de la tante qui lui a lu la première partie, la littérature comme récit «oral et anonyme», comme il l’a vérifié par la suite avec L’Iliade, L’Odyssée , la Bible, les grandes épopées nationales – Kalevala, Mahabharata, Nibelungen: c’est ainsi que s’est formée la sensibilité d’un lecteur désireux «d’ordonner et de classifier» ce qui recèle pourtant un irréductible sens «anarchique et insondable». Borges disait «que d’autres pouvaient, s’ils le voulaient, tirer gloire des livres qu’ils avaient écrits, mais que sa gloire à lui, c’étaient les livres qu’il avait lus»: il en va de même pour Magris, et il a beaucoup lu, dans tous les domaines, et même des «fragments d’inscriptions funéraires ou de ces phrases qu’on lit sur les murs des auberges».
Dans ses articles, Claudio Magris traite rarement d’un seul livre: sa pensée saute d’un auteur à l’autre, de Tolstoï à Dostoïevski, du Brésilien Guimaraes Rosa à Sábato, de Kafka à Canetti. Il explore des thématiques: la guerre, le courage et le terrorisme, l’imposture et la vérité, la colère, le rapport à l’argent. C’est un homme engagé à gauche mais qui ne laisse jamais les préjugés envahir ses choix ou simplifier sa vision du monde. Il aime les «déclassés»: le personnage de Robert Walser, le Bartleby de Melville, l’Oblomov de Gontcharov. Ou les figures maléfiques – l’Odradek de Kafka et son prédécesseur moins connu: Nedodykomka, issu de l’imagination de Fedor Sologoub. Suivre Magris dans ses digressions, c’est quitter des territoires familiers pour explorer les marges. Il est un magnifique éveilleur d’envies qui incite aux découvertes.
Dans l’essai sur Prague, il voit dans la littérature praguoise de langue allemande «le modèle in vitro de la littérature contemporaine tout court : voix d’une minorité menacée (ou dans le cas des écrivains juifs, d’un groupe situé à l’intérieur d’une minorité) et donc pénétrée de l’angoisse d’être submergée». L’(indispensable) index montre bien que la silhouette de Kafka traverse tout le livre, lui qui attendait des livres le «coup de poing» qui éveille la conscience. Si la Mitteleuropa est le terrain de prédilection de Claudio Magris, il fréquente aussi des territoires plus lointains. Il rend un très bel hommage à un livre fondateur, Le monde s’effondre , du Nigérian Chinua Achebe, un auteur qu’il inscrit dans la tradition épique universelle. Un autre Africain compte parmi ceux qui contribuent «à déplacer le centre du monde»: Ngugi wa Thiong’o, Kenyan exilé aux Etats-Unis.
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Claudio Magris
«Alphabets»
Ensemble d’essais littéraires parusdans le «Corriere della Sera»