Région privilégiée durant l'époque communiste, puisqu'elle a échappé au programme de collectivisation instauré par le dictateur, le village de Bran s'est développé à un rythme plus rapide que ses voisins. Les bergers y faisaient fortune dans un pays ruiné par l'économie centralisée. Aujourd'hui, c'est le tourisme rural qui prend la relève. Le château de Bran, avec les fantasmes entretenus au sujet de son sanguinaire locataire du XVe siècle, le comte Dracula, attire quelque 50 000 touristes par an venus de tous horizons. Américains, Européens, Asiatiques, tout le monde est là.
Tout le monde, sauf Dracula. «Ce n'est qu'une légende, explique Bianca Reit, une guide du château. Vlad l'Empaleur, l'ancêtre supposé de Dracula, aurait passé quelques nuits dans ce château et l'histoire s'arrête là. Mais je ne peux dire la vérité aux touristes qu'à la fin de la visite, sinon leur déception les chasserait tout de suite du château. J'ai vu des Américains pleurer pendant des heures parce qu'ils avaient raté le rendez-vous tant rêvé avec le vampire!» Et une habitante du village évoque l'histoire de cette Chinoise prise de panique parce qu'elle avait perdu son collier d'ail juste avant d'entrer dans le château maudit.
Dracula ne fait pas l'unanimité en Roumanie. La plupart des historiens s'insurgent contre cette légende qui nuit à l'image de Vlad l'Empaleur, un héros national qui fut un valeureux défenseur de la chrétienté face à la menace ottomane. Mais les hommes d'affaires ont vu là l'occasion d'empocher des gains considérables. Florea Pircan, propriétaire d'un grand restaurant de Bucarest, s'est dépêché d'investir les lieux sitôt après la chute de Ceausescu, fin 1989. Neuf ans après, il a réussi à mettre en place un impressionnant motel aux standards occidentaux. Ses projets sont à la hauteur de ses fantasmes les plus osés.
«Il ne me reste qu'à décorer les murs de masques de Dracula, raconte-t-il. Je compte proposer des balades en calèches, des vraies, comme au temps du vampire. J'ai pensé aussi à des plats du genre grillade hors-la-loi, friture Dracula ou steaks héroïques. C'est un domaine où tout est possible.» Sa logique a été adoptée par la majorité des villageois de Bran, qui propose des chambres à louer et des menus adaptés au goût des aventuriers à la recherche de Dracula. Il suffit de traverser ce village prospère pour mesurer le succès post mortem du vampire imaginaire. Comme quoi la fiction peut concurrencer avantageusement la réalité.