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Au Japon, 
les affinités robotiques

Des poupées porteuses de thé aux androïdes les plus réalistes, de l’automation industrielle à l’univers des mangas, la culture et la société japonaises entretiennent une fascination pour les machines. Comment l’expliquer? Deuxième volet de notre promenade au milieu des robots

L'Asimo, de Honda, robot qui a déjà son histoire, au fil des nouveaux modèles. Ici à Bruxelles en 2014. (François Lenoir/Reuters) — © Francois Lenoir / Reuters
L'Asimo, de Honda, robot qui a déjà son histoire, au fil des nouveaux modèles. Ici à Bruxelles en 2014. (François Lenoir/Reuters) — © Francois Lenoir / Reuters

«La poupée qui porte le thé/dont les roues/travaillent dur», écrivait Saikaku Ihara, poète de l’ère Edo. Le dialogue entre automation et tradition anime la culture de l’Archipel depuis le XVIIe siècle au moins. Entre-temps, le Japon est devenu l’un des leaders en matière de robotique. Dans le champ de l’automation industrielle, le pays comptait l’an dernier quelque 300 000 unités en activité – un record. La Chine, la Corée du Sud et les Etats-Unis se profilent comme des challengers à l’exportation, néanmoins le Japon conserve une longueur d’avance en termes de propriété intellectuelle et de brevets.

La fiction n’est pas en reste. Il y a Astroboy, le petit garçon à propulsion nucléaire sorti de l’imaginaire d’après-guerre d’Osamu Tezuka. Et puis, à l’orée des années 1980 et 1990, ont surgi les armures mécaniques géantes de Gundam ou Evangelion Neon Genesis, brouillant éventuellement la frontière entre science et narration: HRP-2 Promet, un robot humanoïde mis au point par Kawada, a bénéficié du regard de Yukata Izubuchi, l’un des designers de Gundam.

A voir: une démonstration de HRP-2.

HRP-2 fait partie des nombreuses machines destinées à assister l’être humain, certaines commercialisées, d’autres abandonnées: l’Asimo de Honda, le Wakamaru de Mitsubishi, le récent Pepper lancé par SoftBank ou encore les Geminoids, ces androïdes ultra-réalistes de l’Université d’Osaka.

Pour comprendre, 
retour à l’ère Edo

Comment expliquer les affinités de la société japonaise avec les robots? Retour à l’ère Edo. «Karakuri», autrement dit «mécanisme», «trucage»: c’est ainsi que l’on appelait ces automates dont certains jouaient leurs tours sur scène, transportaient le thé ou tiraient à l’arc. Leurs visages de porcelaine rappellent parfois le théâtre nô. Mettre en avant non pas la prouesse technique, mais le lien, l’émotion. Les automates d’Edo, déjà, étaient des machines sociales.

Dans les années 1920, alors que le Japon est entré de plain-pied dans l’industrialisation, la pièce R. U. R. de Karel Capek et le film Metropolis font sensation à Tokyo. Les commentateurs en retiennent la promesse technologique plutôt que l’horizon dystopique. En 1928, le biologiste, journaliste et dandy (!) Makoto Nishimura conçoit le premier robot japonais, Gakutensoku (lire ci-contre), un androïde doré, souriant et calligraphe. Le mot «jinzou ningen», «homme artificiel», envahit les romans de gare où se mêlent intrigues, fascination et questionnements sur les limites du corps à l’épreuve de la modernité. Le pays plonge dans la militarisation et la guerre.

Astroboy, le visage positif

La naissance d’Astroboy, en 1952, marque un tournant. Foncièrement positive (à la différence de l’Europe ou des Etats-Unis), la machine-enfant de Tezuka permet une critique du progrès scientifique. Parallèlement, le robot se transforme en ambassadeur commercial pour d’autres commodités: Astroboy est financé par une vaste campagne du chocolatier industriel Meiji, dont les produits disséminent des autocollants à l’effigie du petit robot et projettent son image dans les médias. L’heure est à la transition entre société de production et société de consommation. Le marketing d’Astroboy est une technologie de liaison entre économie d’affluence et audience de masse.

L’automation industrielle, justement, est en plein boom. Kawasaki, Yaskawa et Fanuc ont lancé leurs premiers modèles juste avant 1970. Le secteur automobile explose. On raconte que, lorsqu’un nouveau bras industriel faisait son entrée à l’usine, certains ouvriers japonais organisaient une cérémonie shinto en signe de respect pour le robot. Un prêtre faisait parfois le déplacement.

Une raison religieuse?

Serait-ce donc ce socle culturel et religieux qui porte les Japonais vers les machines? La spiritualité shinto propose une conception non binaire des êtres et des choses. Tous (humains, animaux, objets) sont en quelque sorte animés, et disposés en réseau plutôt que distribués de part et d’autre d’un axe de division homme/nature. Les machines ne menacent pas la position de l’humain dans la représentation qu’il se fait du monde et de lui-même. Certains roboticiens travaillent d’ailleurs avec des notions spécifiques à la philosophie japonaise: «kokoro» (cœur, âme) ou «kansei» (sensibilité).

Vraiment? Les Japonais ont-ils, de par leur culture, une approche différente des machines? La plupart des études statistiques suggèrent que l’attitude de la population nipponne envers les robots n’est pas significativement différente en comparaison d’autres pays. L’explication est peut-être ailleurs. Pauvre en ressources naturelles, le Japon a bâti son miracle économique d’après-guerre grâce à son avance technologique et sa capacité à automatiser. N’est-ce pas cela que laissent entendre les armures géantes de la culture otaku? Un robot qui protège l’humain, et lui permet de rivaliser avec des forces qui le dépassent?

Le robot plutôt 
que l’immigré

La discussion n’est pas exempte d’implications politiques. A l’heure où la population japonaise décroît, la spécificité culturelle en matière de robotique résonne avec les discours relatifs à l’immigration: l’automatisation plutôt que la main-d’œuvre étrangère, c’est ce que martèlent régulièrement les journaux d’extrême droite.

Le cabinet du premier ministre, Shinzo Abe, a fait de la robotique un élément clé de sa stratégie de croissance. Tandis que les robots occupent volontiers l’espace médiatique, l’immigration demeure un sujet délicat. En 2004 déjà, l’artiste Takashi Murakami écrivait: «Pour les Japonais, les robots constituent des autoportraits d’avant-garde.» L’Archipel de 2016 portraiture son futur en nation homogène et ultra-automatisée.

Premier volet: Les robots 
ont déjà une histoire subtile