En 20 ans, la dame au chapeau a publié 20 romans. Quelle est la recette de son succès?

En 20 ans, la dame au chapeau a publié 20 romans. Quelle est la recette de son succès?

L'Express

Certains événements ont ceci de particulier qu'ils révèlent leur importance des années plus tard. Ainsi, en 1992, débarquait dans un relatif anonymat un premier roman d'une jeune femme de 25 ans, tiré modestement à 5 000 exemplaires. Une drôle d'histoire, cruelle et acérée, sur un Prix Nobel de littérature aigri et obèse, Prétextat Tach, qui se confie à une journaliste pugnace. Autant dire que le succès n'était pas assuré - euphémisme... - pour cet ouvrage qui, in fine, allait davantage marquer les esprits que le Goncourt et le Renaudot annuels (respectivement Texaco de Patrick Chamoiseau et La Démence du boxeur de François Weyergans - pourtant deux bons crus) : Hygiène de l'assassin d'une certaine Amélie Nothomb.

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Vingt ans, déjà. Oui, vingt ans qu'elle fait partie intégrante de chaque rentrée littéraire, en véritable fruit de saison - celui de cette année s'intitule Barbe bleue. Avec, comme pour la production viticole, des ventes record à l'export (elle est traduite en près de 46 langues !), des cuvées millésimées et des crus anecdotiques. Et quelques récompenses - Grand Prix de l'Académie française 1999 pour Stupeur et tremblements, prix de Flore 2007 pour Ni d'Eve, ni d'Adam... Cette double décennie ne semble guère tracasser ou inspirer la prolifique romancière (combien de manuscrits a-t-elle encore en stock ? Cinquante ? Soixante ? Davantage ?), qui constate simplement : "J'ai l'impression d'être Robinson Crusoé, très bien sur l'île Albin Michel." La comparaison avec le héros de Daniel Defoe lui sied d'ailleurs assez bien, tant elle semble différente dans le panorama éditorial français, affirmant une personnalité singulière, un univers décalé et un personnage à part entière - dont raffolent les lecteurs et les médias grand public. Même si elle s'en défend : "Ce que vous appelez mon personnage m'a créée. Avant lui, je n'existais pas. Il s'est créé tout seul et je ne me sens jamais sa prisonnière."

Au fil des années, Amélie Nothomb s'est ainsi constitué, sans forcément le vouloir, une image qui la rend immédiatement reconnaissable (sympathique, aussi), avec son look gothique présentable, à l'image de ses fameux chapeaux de sorcière. La légende Nothomb fonctionne aussi sur son histoire personnelle : celle d'un petit bout de femme, née au Japon et issue d'une grande famille de l'aristocratie belge - fille de diplomate, petite-fille d'un grand homme politique belge et arrière-petite-fille d'un écrivain -, qui va écumer le globe encore enfant. Aussi, son humour irrésistible, son sens de la repartie, son hypermnésie et son léger accent font systématiquement mouche sur les plateaux télé ou radio. Mais la créature médiatique ne serait rien sans ses livres, qui enchantent un large lectorat. Et, même mieux - cas à peu près unique aujourd'hui en France -, de véritables fans, dignes de ceux de Mylène Farmer. "Ce terme me semble péjoratif, rectifie-t-elle. Mais j'ai constaté que des gens se qualifiaient ainsi, vis-à-vis de moi, vers 1996. J'en ai conçu de la perplexité."

C'est le cas de l'une de ses plus grandes exégètes, Anne Fernandez. "Il y a cinq ans, sur les conseils d'une amie, j'ai lu Acide sulfurique et ce fut un choc littéraire ! J'ai donc décidé de lire son oeuvre dans l'ordre chronologique, et ai dès le lendemain acheté Hygiène de l'assassin et ainsi de suite ! Après avoir tout lu, je voulais la rencontrer pour la remercier et la féliciter pour son oeuvre. Le plus simple était de faire comme nombre de ses lecteurs : aller à une séance de dédicaces." Depuis, la fan entretient - comme tant d'autres - une relation épistolaire avec son auteur fétiche, et se rend à ses célèbres signatures, où les gens peuvent attendre plusieurs heures et où il peut se passer des choses aussi étranges que dans ses romans ! "Le nombre de cadeaux qu'elle reçoit est gigantesque : chocolat, champagne, spécialités locales, roses, dessins, livres, spécialités japonaises, etc., se souvient Anne Fernandez. Une fois, une admiratrice avait même apporté du caviar et de la vodka à déguster sur place pour fêter l'anniversaire de leur rencontre !" Mais, parfois, la passion pour Amélie Nothomb tourne au mauvais plan. "En 2007, une lectrice m'a attendue à la sortie des éditions Albin Michel, et m'a agrippée pour ne plus me lâcher, rappelle l'auteur. Je me suis débattue comme j'ai pu, puis j'ai sauté dans un taxi qui passait. Cette lectrice m'a harcelée épistolairement pendant des années, me menaçant de sévices sexuels." Une anecdote effrayante qui aurait pu tout à fait être tirée d'un de ses romans. Ou, qui sait ?, en inspirer un. "Vous savez, l'idée d'un roman s'impose à moi sans que je sache forcément d'où elle vient...."

D'ailleurs, au vu de sa bibliographie, à quoi ressemble un livre d'Amélie Nothomb ? Y a-t-il un schéma-type ? Si la division peut évidemment sembler caricaturale, il y a d'un côté une oeuvre d'inspiration autobiographique (Le Sabotage amoureux, Stupeur et tremblements, Métaphysique des tubes...) et, de l'autre, un pan plus ouvertement fictionnel (Les Catilinaires, Attentat, Acide sulfurique...). Souvent mis en lien avec de grands classiques de la littérature et basés sur des duels de personnages, ses fables fonctionnent généralement sur des oppositions de départ, qu'elle prend un malin plaisir à malaxer - beauté et laideur, bourreau et victime, jeunesse et vieillesse, obésité et anorexie, etc. -, jusqu'à une pirouette finale (si possible amorale). Le tout dans un format assez bref (on est parfois proche de la nouvelle, grossie avec la mise en page et la police de caractères), une bonne dose d'humour noir et un style sobre - "mon écriture s'est épurée, avec les années" -, qui ose à l'occasion un imparfait du subjonctif, son péché mignon...

Selon son éditeur, Amélie Nothomb - désormais membre du jury Décembre - aurait ainsi vendu, à ce jour, plus de 15 millions d'exemplaires, toutes éditions confondues. Mais la mécanique ne souffrirait-elle pas d'un phénomène d'érosion commerciale ? S'il faut certes le replacer dans un contexte de baisse générale des ventes, les trois derniers romans (Le Voyage d'hiver, Une forme de vie et, surtout, Tuer le père) n'ont pas atteint, selon l'institut Edistat, les 200 000 exemplaires écoulés en grand format. Et la courbe descendante est encore plus flagrante, sur ses dernières parutions en Livre de poche. Mauvaise pente ou simple passade avant un retour en forme ? La romancière, elle, ne ressent "pas beaucoup ce phénomène". Quant à Anne Fernandez, elle constate que "l'enthousiasme qui précède chacune de ses arrivées est toujours aussi vif. Règne la même fraîcheur que lors des premières séances de dédicaces auxquelles j'ai assisté". Alors, tant qu'il y aura des fans...

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