Quand l'amour est un salon de massage, la haine un sentiment noble, l'outrage aux bonnes moeurs un devoir et la lèpre une affection exquise, pas de doute, nous sommes chez Tanizaki Junichiro. Le géant de la littérature nipponne, qui a soumis l'empire des signes à l'empire des sens, quelque part entre Confucius et Les Fleurs du mal, Le Baiser de la femme-araignée et les extravagances d'un Oscar Wilde hétéro. Ceux qui ont abordé la planète Tanizaki par La Confession impudique ou Journal d'un vieux fou, chrysanthèmes tardifs d'une oeuvre près de son terme, s'en souviennent en rougissant de plaisir: son univers rime avec pervers. C'est un territoire étrange et atroce, décadent, vénéneux, mêlant l'innocence et l'abjection, le goût de la blancheur au génie de la souillure, qu'il porte au pinacle: pour ce voyeur maniaque, c'est un ingrédient indispensable du Beau.

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Une pagode de prose raffinée On en a une nouvelle preuve aujourd'hui avec le premier des deux volumes que La Pléiade consacre au génial spécialiste de l'échangisme zen de Svastika, ces Liaisons dangereuses Arts déco. Voici, merveilleusement présentés, traduits et annotés, 34 récits, nouvelles, romans brefs et pièces de théâtre composés de 1910 à 1936, entre deux tremblements de terre, divers revers de fortune dus à l'inconscience du père et 30 déménagements: c'est une impressionnante pagode de prose raffinée, rapide, cynique et sèche où l'on voit que, pour construire son oeuvre aussi loin du romantisme le plus mièvre que du naturalisme verbeux, Tanizaki-Protée emprunte sans vergogne au polar et au fantastique à fantômes et sorcières, à l'onirisme et à l'épopée; chez lui, la pièce de kabuki voisine avec l'hymne sensuel aux roseaux sauvages, l'esquisse du calligraphe avec la fresque historique, le script pour film muet avec la digression scatologique - le mot «trône» désignant rarement le siège de l'empereur... Aucun genre n'est étranger à l'auteur du sublime Goût des orties, qui figure ici en bonne place. Sauf le genre BCBG.

Un éros peu discret, souverain, compliqué règne en effet sur tous les écrits du maître, diabolique, esclavagiste et de préférence conjugal. En un mot, madame porte la culotte, monsieur la lui arrache avec les dents, à genoux, quémandant la récompense suprême: un coup de fouet à clous. On ne compte plus les pages inédites qui font de la souffrance bénie par les liens du mariage une volupté majeure, annonçant l'incroyable Un amour insensé. D'un Tanizaki quadragénaire, alors époux d'une geisha de province, ce premier des grands romans est la tragédie d'un homme ridicule et satisfait de l'être: une Femme et le pantin des Années folles. Elle illustre le drame sociopolitique du Japon d'après l'ère Meiji: son occidentalisation superficielle, caricaturale, précipitée, symbolisée par Naomi la barmaid, fausse Mary Pickford aux yeux bridés. Pas plus ici que dans Eloge de l'ombre, traité d'esthétique et autre joyau du recueil, Tanizaki ne condamne le progrès: il regrette simplement que son pays n'ait pas su inventer un développement, une industrie, un design mieux adaptés à son mode de vie.

Un amour insensé, c'est aussi un condensé de la manière Tanizaki: accumuler détails et situations invraisemblables pour donner de la nature humaine une représentation vraisemblable. Ni dieu ni animal, mais plus volontiers loup-garou que brebis, l'homme tanizakien doit suivre sa nature. Credo: assumer ses désirs profonds et en faire l'aveu public, à condition que la confidence passe par la fiction. «La véracité des êtres, dit-il, se trouve dans le mensonge.» Mais c'est un mensonge à la Cocteau, qui dit toujours la vérité. Parfois avec quelques années d'avance. Après avoir écrit des dizaines de nouvelles (qu'on découvre avec ravissement) où des narrateurs n'ont de cesse de pousser leur femme dans le lit d'un ami, Tanizaki lui-même cédera son épouse à un camarade écrivain. Il informera de son divorce et du remariage de son ex par un faire-part aux journaux signé de leurs trois noms.

Vous avez dit bizarre? L'excellent Junichiro, le fils de famille (nombreuse) imprégné de culture, qui prendra ses sirènes chez Andersen et ses vampires chez Bram Stoker, c'est, depuis ses débuts, M. Scandale. Lorsqu'il commence à publier, l'époque est pudibonde: le nô, oui; le nu, non. Son premier essai de fiction, Le Tatouage (1910), édité en revue, annonce la couleur: ce sera la couleur chair. On y rencontre un maître tatoueur gravant sur le dos d'une courtisane une veuve noire monstrueuse dont l'esprit s'empare de la belle; l'artiste périra dans la toile de la femme-insecte. Aussitôt, Tanizaki est traité de démon, d'hérétique, de charlatan. Il sourit, comblé. Tout est déjà là: cruauté, culte de la pureté violée, fascination pour le corps féminin, jamais coupable, toujours à découper selon le pointillé. Le romancier, qui travaille en gros plan, n'a pas d'égal pour isoler un carré de peau: nuque, haut de cuisse, genou, doigts de pied... La plupart de ses textes érotiques pourraient d'ailleurs s'intituler: «Ton petit orteil, mon amour». Enfant, sa mère s'amusait à lui brûler les petons...

Freud eût également apprécié cette autre scène primitive: maman Tanizaki tient tout contre elle son fils de 5 ans quand survient un séisme; le petit garçon, qui a dans la main un pinceau lourd d'encre de Chine, constelle de taches involontaires la gorge dénudée de sa mère... C'est entendu: la carte de Tendre de Tanizaki sera un Pillow Book, le fétichisme sa seconde nature, la mutilation son fantasme de chevet. Dans Shun-Kin, esquisse d'un portrait, le héros se crève les yeux afin de maintenir intacte sa passion pour sa maîtresse, défigurée; L'Histoire secrète du sire de Musashi pose cette grave question: s'il est regrettable d'avoir l'oreille tranchée lors d'un duel, ne l'est-ce pas davantage pour l'équilibre d'un visage si l'on est déjà affligé d'un bec-de-lièvre? Chez Tanizaki, amateur de grains de beauté, la beauté, c'est sûr, a un grain.

?uvres, tome I, de Tanizaki Junichiro. Préfacé par Ninomiya Masayuki. Gallimard/La Pléiade, 2 032 p., 490 F.

>bio express 24 juillet 1886: naissance à Tokyo. 1910: Le Tatouage. Scandale. 1915: premier mariage avec une ancienne geisha. 1918: voyages (Corée, Mandchourie, Chine). 1920: premiers scénarios. Fascination pour le cinéma hollywoodien. 1928: traduit de l'anglais L'Abbesse de Castro, de Stendhal. Publie en feuilleton Le Goût des orties. 1930: divorce. 1931: remariage. 1938: entame l'adaptation en japonais moderne du célèbre classique Roman du Genji, dont il fera un triomphe. 1941: guerre du Pacifique. Tanizaki est montré du doigt pour ne pas participer à l'effort de guerre. 1943-1948: Quatre Soeurs, l'un des plus grands, et des plus longs, romans japonais. 30 juillet 1965: mort de Tanizaki.

>Traducteurs Les textes de ce premier volume des ?uvres de Tanizaki Junichiro ont été traduits, présentés et annotés par Anzaï Kazuo, Anne Bayard-Sakaï, Patrick De Vos, Madeleine Lévy-Faivre d'Arcier, Marc Mécréant, Jacqueline Pigeot, Sylvie Regnault-Gatier, Cécile Sakaï, René Sieffert, Daniel Struve et Jean-Jacques Tschudin.

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