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Pendant les Rencontres nationales de danses urbaines («Libération» d'hier), cap sur un autre secteur du mouvement hip-hop en France: le graff. (2/3) Un art dont l'esthétique très codifiée, mais non écrite, a du mal à se situer entre illégalité et musée. Le geste du graffeur.

par Elisabeth Lebovici
publié le 24 avril 1996 à 3h47

Le graff aujourd'hui? «It's huge, c'est un mouvement énorme partout

en Europe du Nord comme du Sud», affirme Sharp, graffeur américain à Paris depuis 1991. Contrairement à tout diagnostic pessimiste, il semblerait qu'il n'y a jamais eu autant de graffeurs qu'aujourd'hui. Mais le phénomène est beaucoup moins visible qu'il y a dix ans: tag (signature) et graff (extension colorée) ont été rendus à une semi-marginalité. Depuis l'échec total de l'expo-graffiti aux Monuments français (1), il est dans une situation à part, ni muséale, mais pas non plus totalement illégale.

En témoigne ce rassemblement de peintres urbains locaux, mais aussi allemands et parisiens, à la Laiterie de Strasbourg (2), ex-friche industrielle livrée aux performances, réalisations de graffs et aux ateliers (avec le groupe La Force Alphabétick). «On n'a vu personne du côté des musées», signale le directeur, Jean Hurstel. La popularité du graff, «c'est plutôt pendant les grèves de décembre qu'il fallait la constater», comme le précise Zhyne, un graffeur-étudiant à Strasbourg. Le sommeil de la SNCF a engendré quelques monstres graffés jusque sur le TGV, entretenant la légende originelle du graffiti. Car les voies de circulation (métro, RER, chemin de fer), symboles du voyage et du déplacement mais aussi de la correspondance, ont sans cesse donné l'exemple aux graffeurs: lieux d'émulation, de compétition (avec les titres de King of the Line pour les plus prolifiques, Style Master pour le meilleur styliste), mais aussi d'apprentissage. Ironiquement, l'argent dépensé par les autorités (en 1990, 60 millions de francs pour la RATP) n'a pas servi de subvention mais d'éradication! Et le métro est devenu peu praticable depuis la mise en vigueur du code pénal de mars 1994 criminalisant de façon accrue les tags, et depuis l'apparition des vigiles ou de la vidéosurveillance.

«L'illégalité urbaine, ça ne dure pas plus de cinq ans, explique Sharp: tu es vite pris dans une sale contradiction. D'un côté, on t'explique que tu es un délinquant; de l'autre, que c'est de l'art.» Lui a alors décidé de trouver le moyen d'exposer ses graffs: dans des galeries. Repli dans l'atelier. Reste la performance, celle où le geste sûr du tagueur ou du graffeur se montre: les jam à plusieurs dans des sessions européennes, ou plus commerciale, celle occasionnée par la venue des Rolling Stones à Paris (1995), Getting up at the Voodoo Lounge, auxquels participèrent A-one, Jonone, Sharp, Echo, Jayone et Mode 2 (3).

Mais le feeling, cette gestuelle du graff, ne peut guère se séparer de son emplacement: «Faire des murs», comme le dit Echo, l'un des graffeurs du mythique terrain vague de Stalingrad et plus récemment des puces de Montreuil. Expérience collective où on s'allie avec des groupes, où on fait ses preuves, où on respecte les «lois non parlées du graffiti». Ce rapport avec les autres est important, y compris dans l'exercice d'admiration: pour Echo, ses préférences vont à «Jayone et Mode 2». Pour le vétéran Sharp: «Le plus compatible avec les galeries: Crash. Le plus significatif, inventif, c'est Mode 2. Le «plus agressif sur les murs, c'est Loomit». La maîtrise des caps (les embouts, de taille différente, de la bombe aérosol) s'est élargie à d'autres techniques (par exemple, l'aérographe en Californie). Et la terminologie des styles est devenue inépuisable, entre l'old school (créée par Crash et Phase 2 à New York) et la new, les lettrages wild style (décomposition des lettres en flèches et angles aigus), bubble (lettre bulle, renflée), 3D (effet de bas-relief), les lettres-blocs (carrées, couvrant tout l'espace), rapides ou hyperrapides, les characters (personnages) ou enfin, dans le cas du free style, les paysages imaginaires. Ces écoles n'ont pas de codification écrite, sauf le book, journal de bord où le graffeur garde trace photographique et maquettes de ses morceaux de bravoure.

La plupart des graffeurs se reconnaissent, sinon dans la notion de culture hip-hop, du moins dans un ensemble plus vaste que le posse ou le groupe, la Zulu Nation ou les B. Boys. Même si chacun a son idée sur la musique qu'il écoute. «Moi, j'écoute du rap, mais je dois dire qu'il y a de grands artistes blancs qui fonctionnent plutôt au hard-rock», précise Sharp. De même, ils ne sont pas vraiment d'accord sur la congruence entre danseurs, rappeurs, et graffeurs. Pour Sharp: «Au début, la culture hip-hop était un tout, moi par exemple je faisais un peu de break danse et je peignais, maintenant il y a un divorce entre l'industrie musicale et les plasticiens qui servent de fond aux vidéos des rappeurs.» Idem pour Echo et Mode 2: «Les rappers français ne font pas grand-chose avec nous. On est des bouche-trous.» Cette inégalité entre secteurs, reléguant le graff au réseau des fanzines, à quelques musées certes (Groningue, Budapest), mais surtout au souterrain de l'esthétique, peut-elle s'expliquer?

Le graff, en France, a été l'objet d'une maladresse radicale lorsque, dans les années 80, un label ministériel est venu authentifier un art dont les préoccupations étaient supposées proches de la jeunesse dite «des banlieues» et entrer ainsi dans le cadre de la politique gouvernementale d'intégration... d'où sa méconnaissance. Il faut sans doute se déplacer vers les Etats-Unis pour voir un philosophe en béton, Richard Shusterman (4), spécialiste du pragmatisme, s'intéresser au hip-hop, au rap et pourquoi pas au graff, c'est-à-dire à «la reconnaissance de mondes multiples (de l'art) à travers la reconnaissance de la validité d'une pluralité de points de vue». Art du geste, de la répétition, le graff répondrait à la question contemporaine qui n'est plus «qu'est-ce que l'art?» mais «quand y a-t-il art?»: tout un programme.

(1) «Hip Hop dixit, du mouv' au musée», exposition sous l'égide du ministre de la Culture à l'écomusée de Fresnes (1991), modifiée au musée des Monuments français et intitulée «Graffiti art: artistes américains et français, 1981-91» (1991-92) (2) Laiterie, jusqu'à fin mai.

(3) Exposition (avec Futura 2000) chez Agnès B. (4) De Shusterman, lire«l'Art à l'état vif: la pensée pragmatiste et l'esthétique populaire», Paris Minuit, 1991.

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