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Hip-hop

De Paris à Pantin, le graffiti à vif

L’ex-graffeur Karim Boukercha retrace dans un ouvrage largement illustré trois décennies de street-art francilien.
par Damien Dole
publié le 13 novembre 2014 à 17h46

«Bientôt, ça sera fini. Mais pas de quoi être triste car les graffitis sont immortels. Ils sont déjà réapparus dans d'autres lieux abandonnés. Alors ouvrez les yeux et, la prochaine fois, essayez d'aller les voir en vrai, car c'est la beauté de l'éphémère.» Ce conseil, ou plutôt cette injonction, sont les derniers mots de Karim Boukercha (1) dans son livre, Graffiti général.

De fait, lorsqu'on finit cet ouvrage composé d'éloquentes photos, on regrette de ne pas s'être rendu plus souvent dans ces Magasins généraux de Pantin (Seine-Saint-Denis). Le bâtiment au bord du canal de l'Ourcq fut l'un des spots de graffiti parmi les plus importants de la région parisienne ces quinze dernières années et sera rénové sous peu (lire ci-contre). Graffiti général fait partie du projet de mémoire et d'archivage des graffs des Magasins généraux - qui propose aussi, par exemple, une visite virtuelle du lieu sur son site - et revient sur la genèse du graffiti francilien.

En 1982, le courant artistique qu'on appelle le hip-hop existe depuis dix ans aux Etats-Unis. Il se compose du rap, du DJing et du beatboxing pour la musique, du b-boying ou breakdance pour la danse, et donc du graffiti pour la peinture. La tournée mondiale du New York City Rap passe par la France. Rappeurs et danseurs sont là, trois graffeurs de la ville américaine font aussi le déplacement : Dondi, Phase 2 et Futura 2000. Cela fait plusieurs années qu'ils s'acharnent sur les murs et les métros new-yorkais. «Les règles ? Choisir un pseudonyme, l'inscrire un maximum de fois avec le plus de style possible. Le but ? Se faire connaître, exister par ses créations et bousculer un ordre social et culturel trop établi», écrit Karim Boukercha. Et ça part dans tous les sens. «Très vite, tu as aussi des mecs qui vont vers l'abstraction,explique l'auteur. Une des composantes du hip-hop, c'est faire plus que ton voisin et, si possible, avec plus de style. Ça force à l'innovation. Et c'est l'imagination qui va déformer le peu de choses que le graffeur a vu.»

Grands chantiers. Un an après, en 1983, les graffitis version hip-hop (pour les graffitis érotiques de l'Egypte ancienne, voir Libération du 9 juillet 2014) essaiment dans les rues de la capitale. D'abord les quais de Seine, entre le pont de la Concorde et le pont du Carrousel, les terrains vagues dans le XVe arrondissement ou certaines rues du VIIe. On est loin des quartiers pauvres et cosmopolites. D'ailleurs, certains pionniers sont, comme le précise Karim Boukercha, «des enfants de bourgeois qui peuvent aller à New York parce qu'ils avaient de la famille là-bas et qui se sont soit retrouvés à voir le graffiti en vrai» ou à saisir «la force alphabétique» du lettrage. C'est le cas de Bando, qui habitait la huppée rue du Bac, par exemple.

«Mais t'as aussi des petits mecs du XIXe ou de banlieue. Le graffiti, cette envie de reconnaissance dans la ville, c'est un besoin qui peut naître chez n'importe qui.» Beaucoup parlent aussi d'un livre d'histoire-géo de 4e qui contient une photo de New York avec un train graffé. «En fait, t'as des micro-images qui passent et toute cette première génération, ils essaient de faire pareil, même s'ils ne peuvent pas vraiment copier, note Boukercha. Donc ils développent. Ça va être très fondateur : on a une base de graffiti new-yorkais mais très vite une singularité va se développer.»

Les années 80 sont l'époque des grands chantiers à Paris. Et ces derniers donnent les prémices de ce qui deviendra une habitude chez les graffeurs : travailler son art dans des lieux en mutation, donc périssables. Tout d'abord sur les palissades du chantier de rénovation du centre Georges-Pompidou. Spirit, du groupe punk la Bande à Bonnot, explique qu'«en pleine époque des bandes, des chasseurs de skins et des punks, l'endroit [leur] assurait une visibilité maximale». Puis autour du chantier de la pyramide du Louvre ou de celui du musée d'Orsay.

Passé la moitié des années 80 et jusqu'en 1988, c'est le terrain vague de Stalingrad, au nord de la ville, qui sera le spot parisien majeur. «Tout s'est fait sans calcul, dans la même optique qu'à New York. […] Il fallait que nos peintures soient visibles. C'est pour cela que les premiers graffitis ont été posés à la vue de tous, au cœur de la ville. La particularité du terrain vague de Stalingrad, aussi appelé "terrain vague de la Chapelle", c'est qu'il était en contrebas des rails aériens de la ligne 2. Tu pouvais donc voir ce qu'il y avait à l'intérieur quand tu passais devant en métro.»

«Odeur de bombe». Le Polonais Skki, fondateur avec Jay One et Ash des BBC (Bad Boys Crew) : «Moi, j'aimais bien le terrain vague parce qu'il y avait ce côté organique. Ces arbustes qui poussaient tout le temps, même si on les coupait sans cesse. Quand il pleuvait, il y avait cette odeur de bombe rouillée par terre et le graff mêlé à ce côté organique et déchiqueté, c'était magnifique. Une bonne énergie. On a vraiment créé un espace d'art, selon moi.» Même si le lieu est un spot incontournable, voir ses peintures «repassées» (c'est-à-dire recouvertes par d'autres graff) dans la semaine, ça agace. Alors, les graffeurs partent à la conquête d'autres lieux. Karim Boukercha dresse ainsi la carte d'un Paris parallèle, celui des artistes à la recherche de nouveaux espaces : une grosse vingtaine de spots parisiens (de Faidherbe-Chaligny à la place Clichy, Mouton-Duvernet, Javel ou Voltaire) ou banlieusards (la Petite Ecole de Nanterre, l'Usine de Poissy, Issy-les-Moulineaux, le Terrain d'Ivry). Lek (1), graffeur du XIXe arrondissement, s'est lancé dans l'exploration urbaine, («urbex») à partir de 1993 : «J'ai fait mon apprentissage dans les espaces abandonnés. Je ne savais pas encore ce que j'allais en faire, mais je ne voulais plus peindre dans les terrains vagues, parce que les peintures restaient une semaine voire une journée seulement. En fait, ces lieux abandonnés, c'était un peu comme des églises.»

Outre la manière dont Boukercha, ancien graffeur, nous livre ces trente ans d'histoire, l'intérêt de Graffiti général réside aussi dans la puissance des photos, dont certaines sont inédites. Le focus visuel sur les Magasins généraux, dont les photographes Romain Meffre et Yves Marchand font ressentir la vivacité et la diversité artistique, permet d'immortaliser un moment de l'histoire d'un bâtiment destiné à muer. «Les pionniers du graffiti pensaient vraiment qu'ils pouvaient changer la société, qu'ils participaient à un truc de vraiment grand», dit Boukercha. Ils auront déjà transformé les murs gris de la cité. Et changé la face de l'agglomération parisienne.

(1) Interviews de Karim Boukercha et Lek à lire sur Libération.fr

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