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Libération
Un jour un livre

La sélection livres de l’été : «la Place du conducteur», Margaret Kennedy, «Kallocaïne»…

Tout au long de l’été, «Libé» conseille 6 livres chaque semaine.
par Didier Arnaud, Claire Devarrieux, Fabrice Drouzy et Frédérique Roussel
publié le 16 juillet 2023 à 12h21

«Les Voyages ne m’aiment pas» de Bruno Léandri

La Roumanie de l’ère Ceausescu, la Tunisie de Bourguiba, puis le Vietnam et la Chine en mode Bidochon en vacances… Il y a deux ans, dans J’aime pas les voyages, aventures d’un anti-aventurier, Bruno Léandri, écrivain et humoriste, auteur (prolixe) de chroniques, nouvelles et photos-BD, racontait avec un brin de nostalgie et beaucoup de mauvaise foi ses souvenirs de baroudeur en charentaises... Et finissait ce premier tome en annonçant le second : l’Argentine, l’Estonie ou l’Egypte, ces «contrées remplies de louches rastaquouères aux coutumes barbares».

Promesse tenue. Les voici réunies dans les Voyages ne m’aiment pas, aventures d’un anti-aventurier, le retour, où l’on retrouve notre vrai-faux grincheux moustachu évoquant ses pérégrinations estivales à Lanzarote, les fêtes de la bière et les festivals de yodel avec d’anciens nazis au fin fond de la pampa argentine, les assauts libidineux d’un marin sur le Nil, ou ses errances dans les forêts estoniennes. «Oui, il est facile de se perdre dans les bois, sans repère, sans soleil ; tous les Petit Poucet le savent, et les Blanche-Neige, et les Boucle d’or. Mais pas nous.»

On notera, pour finir ce recueil d’humour grinçant, une bataille épique en Corse, dans la citadelle d’Ajaccio, que n’aurait pas reniée Napoléon Bonaparte lui-même, durant laquelle notre héros est bombardé d’œufs et de mandarines pourries. N’écoutant que son courage, il utilisera comme bouclier humain… un gamin de 13 ans ! F.D.

Les Voyages ne m’aiment pas de Bruno Léandri, éd. du Trésor, 220 pp., 18 €.

«La Place du conducteur» de Muriel Spark

Nous n’aurons pas accès aux pensées de Lise, l’héroïne de la Place du conducteur. La romancière Muriel Spark (1918-2006), réputée pour son esprit caustique, y veille. Elle la décrit, c’est tout. Lise, une employée de bureau de 34 ans, célibataire, a les lèvres pincées d’une femme antipathique qui ne s’en laisse pas conter. Parfois elle a l’air songeuse, et il lui arrive d’être saisie d’un rire hystérique. Pour l’heure, elle part en vacances. Pourquoi cette créature a priori convenable fait-elle tout pour se faire remarquer à l’aéroport, dans l’avion, dans le pays où elle se rend, à l’hôtel ? On comprendra plus tard ce qui a guidé Lise dans le choix de sa tenue, bigarrée au possible, veste et jupe aux couleurs si peu assorties que les gens se moquent d’elle. Lise, qui se lie volontiers avec des inconnus, dit guetter son petit ami. Elle a rendez-vous avec son destin. Elle doit trouver son assassin.

«On la retrouvera le lendemain matin morte de multiples coups de couteau, les poignets attachés par un foulard en soie et les chevilles ligotées avec une cravate d’homme, dans le jardin d’un pavillon désert, au milieu d’un parc de la ville étrangère où elle est arrivée par le vol dont l’embarquement a lieu à présent à la porte 14.» Le lecteur sait donc d’emblée à quoi s’en tenir, mais il ignore comment Lise va s’y prendre pour mener à bien ce jeu diabolique. Le couteau, le foulard, la cravate vont apparaître dans le récit comme autant de petits cailloux semés pour mieux se perdre. Cl.D.

La Place du conducteur de Muriel Spark, traduit de l’anglais par Alain Delahaye, éd. Laffont «Pavillons Poche», 144 pp., 8 €.

«Divorce à l’anglaise» de Margaret Kennedy

On vit sous le même toit (trois enfants, un père et une mère), et puis un jour on s’aperçoit qu’on ne forme plus une famille, se dit un des personnages de Divorce à l’anglaise. Le titre original est Together and Apart, Ensemble et séparément, mais la version française est adéquate. Rien de plus délicieusement anglais que ce roman paru en 1936, où un couple de la bonne société se sépare. Betsy, belle, riche, n’est pas heureuse. Or, elle estime que le bonheur lui est dû. Tout vient de ce qu’elle a épousé un fonctionnaire, et que celui-ci est devenu un autre homme : un auteur d’opérettes. Il a du succès. Quelle vulgarité ! Le mari, Alec, est un aimable rêveur porté sur l’alcool. Il regrette de ne pas avoir rendu sa femme heureuse et déplore de la voir constamment s’agiter. Entre eux, les choses auraient pu s’arranger, si la terrible mère d’Alec ne s’était pas ingéniée à les réconcilier, à l’aide d’une manœuvre qui aboutit au résultat inverse.

Les enfants comme les amis choisissent leur camp. Alec et Betsy ont une fille conservatrice pour qui «avoir un père pauvre, c’était presque aussi grave qu’avoir un père étrange», et une fille courageuse qui prend le parti de son père. Ils ont aussi un fils trop influençable. Alec et Betsy, fondant un nouveau foyer, vont-ils oublier qu’ils se sont tant aimés? L’autrice, Margaret Kennedy (1896-1967), a une confiance telle en la nature humaine que chacun des protagonistes va révéler le meilleur de lui-même. Cl.D.

Divorce à l’anglaise de Margaret Kennedy, traduction de l’anglais révisée par Anne-Sylvie Homassel. éd. Table ronde «Quai Voltaire», 396 pp., 24 € (ebook : 16,99 €).

«Le Graal du diable» de Eric Giacometti et Jacques Ravenne

La Transylvanie en 1448. Alors que les Turcs menacent les frontières du pays, le jeune prince Vlad Tepes est victime d’un complot ourdi par son frère. Il ne devra son salut qu’à la puissante et séduisante Barbara de Cilli, impératrice du Saint-Empire, férue d’alchimie et d’occultisme, à laquelle il s’allie… Paris en août 1944. Tristan Marcas, trafiquant d’art au passé trouble, est tiré des griffes de la milice par un groupe de résistants. Pour peu de temps : afin de libérer sa fiancée prisonnière des nazis dans un sinistre Lebensborn, il va, une nouvelle fois, accepter de collaborer avec les SS de Himmler qui lui confient une ultime mission : se rendre dans les Balkans où des partisans antiallemands terrorisent la région en se comportant comme des vampires…

Dans les cinq précédents tomes de la très réussie saga du «Soleil noir», le héros du duo Giacometti et Ravenne avait (attention spoiler !) traqué des swastikas aux pouvoirs mystérieux, retrouvé le Saint-Suaire, lutté contre des confréries de sorcières ou recherché le trésor des Romanov. Pour ce sixième opus, il se trouve confronté à une version luciférienne de la coupe du Graal.

Mêlant fiction romanesque et documentations méconnues sur les délires ésotériques de l’Ahnenerbe (l’institut de recherche créé afin de prouver les fondements scientifiques de l’idéologie nazie), alternant les scènes médiévales et contemporaines dans les derniers soubresauts du conflit mondial, le Graal du Diable clôt avec brio, dans le bruit et la fureur, ce second cycle de la saga. F.D.

Le Graal du diable de Eric Giacometti et Jacques Ravenne, éd. Lattès, 480 pp., 22,50 €.

«Kallocaïne» de Karin Boye

«J’ai une bonne nouvelle, annonçai-je à Linda tandis que nous mangions la soupe de pommes de terre. J’en suis au point de mon expérience où je serai dès demain autorisé à travailler sur du matériel humain, sous la supervision d’un contrôleur-en-chef.» L’homme qui parle est Leo Kall, il a affiné la recette d’un sérum de vérité, qui sera baptisé de son propre nom, «kallocaïne». Chimiste employé au laboratoire de la Ville de Chimie n°4, il est donc marié à Linda, ils ont trois enfants, tous pris en charge assez jeunes pour devenir des camarades-soldats de l’Etat Mondial. Cinq soirs par semaine, lui et elle participent chacun de leur côté à un entraînement militaire.

Très vite, le lecteur comprend qu’il se trouve immergé dans une atmosphère totalitaire. Aucune liberté de parole et de pensée, la police surveille et la délation prospère. Pour avoir exprimé une légère empathie lors d’un discours alors que son dévouement au système n’a pas failli, Leo Kall reçoit une lettre comminatoire du septième bureau du ministère de la Propagande. Dans ce tableau, son sérum de vérité ne peut que contribuer à renforcer un système de surveillance…

Kallocaïne fait penser à 1984, mais il a été publié neuf ans avant, Orwell s’en serait même inspiré. Son autrice, la Suédoise Karin Boye, poétesse et romancière reconnue dans son pays, l’a écrit pendant l’été 1940. C’est sa dernière œuvre. Née en 1900, féministe, progressiste, pacifiste dès 1922, la lecture de Kafka, ses voyages en Union soviétique et dans l’Allemagne nazie ont sans doute contribué à la genèse du roman. F.Rl

Kallocaïne de Karin Boye, éd. les Moutons électriques «Bibliothèque des vertiges», 256 pp., 23 €.

«Cauchemar en Antarctique» de Julian Sancton

Huis clos sur la banquise. En 1897, le Belgica quitte Anvers. Le baleinier de 34 mètres de long met cap plein sud sur l’Antarctique. «A dix heures, le vaisseau leva l’ancre […] si chargé de charbon, de provisions et d’équipement que son pont n’était qu’à 50 centimètres de l’eau.» A bord, 23 hommes d’équipage «indisciplinés et inexpérimentés» et une équipe de scientifiques internationaux. Un voyage bien préparé, mais rien ne se passe comme prévu. Nous sommes encore à l’âge héroïque des explorations du continent blanc et le vieux baleinier est vite pris «dans l’étau des glaces». Le début d’un long calvaire.

A bord, les rats s’invitent, vite suivis par les maladies. La glace à perte de vue, l’isolement et la promiscuité. Paradoxes. Heureusement, il y a Frederick Cook, chirurgien et ethnologue qui, par ses conseils avisés, permet aux hommes de lutter contre le scorbut en se nourrissant de pingouins et de phoques, leur enjoint de s’exposer à la lumière pour qu’ils ne dépriment pas, les oblige à marcher chaque jour autour du navire… Plus tard, la Nasa s’inspirera de cette expérience pour définir ses protocoles. C’est dire.

Une aventure incroyable que l’on découvre à travers les récits des journaux de bord – car chacun en tenait un, à l’époque –, source inépuisable pour Julian Sancton, l’auteur du livre. Après des mois de dérive et un hivernage épique, le navire finira par se libérer des glaces et rentrera en Belgique où les explorateurs seront accueillis en héros. D.A.

Cauchemar en Antarctique de Julian Sancton, éd. Payot voyageurs, 432 pp., 25 €.
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