Photo Gabrielle RoyGabrielle Roy

(1909-1983)

Dossier

Le roman selon Gabrielle Roy

Le roman sans repos. L'art romanesque chez Gabrielle Roy, par Marianne Ducharme, 3 mai 2021

Pour François Ricard, il ne fait aucun doute que l'oeuvre de Gabrielle Roy est entièrement romanesque. Des premiers reportages, comme « proto-romans » qui, nous dit-il, « relève[nt] moins du regard d'une journaliste que de celui, déjà, de la romancière » (2010, p. 18) à l'autobiographie posthume, qui s'achève au moment où commence la rédaction de Bonheur d'occasion, l'écriture de l'autrice franco-manitobaine serait traversée par « le chemin du roman ». Roman social, roman à la première personne, roman d'artiste, roman pastoral : la démarche de Gabrielle Roy, bien qu'elle-même se garde de la commenter abondamment, en se rattachant à l'une puis l'autre de ces catégories – du reste, elles sont schématiques et guident plus qu'elles n'enferment la lecture – témoigne d'une recherche transversale ainsi que d'une interrogation constante et renouvelée à propos de ce genre littéraire. Si cette conclusion peut sembler aisée à première vue – on parle de Gabrielle Roy comme d'une grande romancière, après tout –, une étude de l'oeuvre dans sa totalité, de ses ramifications, de ses tensions narratives et génériques, montre que sa catégorisation n'a rien d'intuitif et vient, en fait, défier les conventions du genre romanesque en flouant ses limites.

Cette présentation et analyse de l'oeuvre royenne aura pour objectif de proposer un tour d'horizon du discours que tient Gabrielle Roy sur le genre romanesque dans ses différentes publications. Son « art du roman », qui, notons-le, fait déjà l'objet d'un ouvrage dirigé par Isabelle Daunais, Sophie Marcotte et François Ricard (Gabrielle Roy et l'art du roman, 2010), sera ainsi inspecté sous deux aspects : d'abord, il sera appréhendé comme un modus operandi de l'oeuvre. Un arrêt au roman inédit La Saga d'Éveline, puis au contexte socio-historique de l'époque, permettra d'éclairer les formes que prend le genre romanesque et les résistances à son égard que formule l'autrice. Ensuite, il sera vu d'après le sens qu'elle lui accorde, d'abord au contact des reportages, ensuite d'après les discours, entretiens et correspondances, qui viennent confirmer ce qui était en germe dans les premiers écrits. Le portrait global pourrait être résumé ainsi : le genre romanesque, inséparable de la vie selon Gabrielle Roy, transite par les personnages, qui ne cessent de le déborder.

Anatomie de l'oeuvre.

Dans l'optique de ce dossier, l'oeuvre royenne a été appréhendée selon une binarité qui n'est pas tout-à-fait celle fiction/non-fiction, non plus celle roman/textes essayistiques. C'est ce qu'Isabelle Daunais appelle « l'usage du roman » dans son article « Le roman contre le récit », soit « la façon dont Gabrielle Roy recourt au roman comme mode de saisie du monde et de l'existence » (2010, p. 39), qui a guidé le partage des oeuvres. Ce choix est motivé par deux raisons. La première : la catégorisation fiction/non-fiction de l'oeuvre oppose La détresse et l'enchantement, l'autobiographie posthume, aux romans d'inspiration autobiographique tels que La Petite Poule d'EauRue DeschambaultLa route d'Altamont et Ces enfants de ma vie, alors qu'ils gagnent à être approchés en fonction de leur complémentarité (Ricard, 1994 ; Robidoux, 1989). La seconde : l'oeuvre, lorsque prise d'après le classement romans/textes essayistiques, reportages et autres, impose le genre du roman malgré qu'il ne corresponde pas à la facture générique réelle de bon nombre d'ouvrages. Une distribution sur la base de l'« usage du roman » permet ainsi de réunir les oeuvres de Gabrielle Roy en respectant leur complémentarité de même que leur évolution, qui trouve son point culminant dans La détresse et l'enchantement.

La première catégorie, « l'usage du roman », est constituée de l'oeuvre dite canonique, hormis Fragiles lumières de la terre (1978). Il s'agit de Bonheur d'occasion (1945), La Petite Poule d'Eau (1950), Alexandre Chenevert (1954), Rue Deschambault (1955), La montagne secrète (1961), La route d'Altamont (1966), La rivière sans repos (1970), Cet été qui chantait (1972), Un jardin au bout du monde (1975), Ces enfants de ma vie (1977), La détresse et l'enchantement (1984), De quoi t'ennuies-tu Éveline? suivi de Ély ! Ély ! Ély ! (1984), les Contes pour enfants (1988) et Le temps qui m'a manqué (2000) [1]. On notera que de ces oeuvres, Bonheur d'occasionAlexandre Chenevert – d'abord conçues comme des nouvelles, mentionnons-le – et La montagne secrète seulement prennent une forme typiquement romanesque. De quoi t'ennuies-tu Éveline? appartient à un genre entre la nouvelle et le roman : ce texte est effectivement qualifié de novella. La Petite Poule d'EauRue DeschambaultLa route d'AltamontLa rivière sans reposCes enfants de ma vie sont ce que Ricard appelle des « romans composites », c'est-à-dire des « roman[s] constitué[s] d'une suite de morceaux en apparence distincts et autonomes, mais qui entrent ensemble dans la construction d'une oeuvre fortement unifiée » (2010, p. 20). À ce sujet, dans une entrevue de 1979, Gabrielle Roy, clairvoyante, énonçait cette liberté romanesque qu'elle prenait depuis son deuxième livre :

[L]e sujet dicte sa propre structure, et c'est, selon le cas, le roman, le conte, la nouvelle ou les nouvelles apparentées s'emboîtant l'une dans l'autre et se complétant pour, en fin de compte, signifier plus que la somme totale des parties, comme dans Rue Deschambault, par exemple. Je trouve cependant de plus en plus difficile de distinguer entre le roman de forme usuelle et le genre à Schéhérazade des Mille et Une Nuits où le récit appelle le récit qui appelle le récit qui appelle le récit. (Entretiens, p. 252)

On pense ainsi à Cet été qui chantait, oeuvre de 19 récits qui s'emboîtent et se prolongent, sans cependant former un roman en bonne et due forme, non plus un « recueil », dû à l'interdépendance des récits. Dans les faits, le seul véritable recueil de nouvelles de l'oeuvre royenne est Un jardin au bout du monde. Paradoxalement, le commentaire tant cité (entre autres dans le collectif Gabrielle Roy et l'art du roman) sur le rapport de Gabrielle Roy au roman, et à plus forte raison à la création littéraire, qui lui vient du regard de cette femme dans son jardin l'implorant de « raconter [s]a vie » [2] (1975, p. 7), figure en préface de cet ouvrage qui, dans sa composition, fait pourtant office d'exception. Enfin, le volume de contes pour enfants a également été classé dans cette catégorie. Il convient de noter que les quatre histoires qui le composent ont été écrites pour Rue Deschambault ou Cet été qui chantait, mais ont été écartées par la suite en raison de leur ton plus enfantin [3].

L'autre catégorie, fruit d'un travail d'archives et d'édition, est constituée dans sa presque totalité d'ouvrages publiés de façon posthume. On la nommera « écrits complémentaires ». S'y retrouve deux recueils de textes essayistiques et autobiographiques (1) Fragiles lumières de la terre (1978), paru du vivant de l'autrice, qui comporte entre autres l'essai Terre des hommes, composé pour l'exposition universelle de 1967, et (2) Le pays de Bonheur d'occasion et autres récits autobiographiques épars et inédits ; les correspondances, avec sa soeur Bernadette (Ma chère petite soeur. Lettres à Bernadette (1943-1970)), son mari Marcel (Mon cher grand fou. Lettres à Marcel Carbotte (1947-1979)), ses amies (Femmes de lettres. Lettres de Gabrielle Roy à ses amies (1945-1978)), sa traductrice Joyce Marshall (In Translation. The Gabrielle Roy – Joyce Marshall Correspondence) et l'écrivaine canadienne de langue anglaise Margaret Laurence (Intimate Strangers. The Letters of Margaret Laurence and Gabrielle Roy) ; un recueil de reportages (Heureux les nomades et autres reportages 1940-1945) ; et un recueil d'entretiens qu'elle a donnés au courant de sa vie (Rencontres et entretiens avec Gabrielle Roy (1947-1979)). On ajoutera à ces oeuvres le discours Jeux du romancier et des lecteurs de l'autrice, prononcé en 1955 à l'Alliance française, dont la seule version disponible est celle, incomplète, qui figure en annexe de l'ouvrage Visages de Gabrielle Roy (1973) de Marc Gagné.

Un sous-classement peut être effectué à partir de ces oeuvres en fonction du caractère théorique ou pratique des mentions du roman. Les entrevues, essais, discours et textes autoréflexifs, comprenant entre autres la préface d'Un jardin au bout du monde, dans lesquels l'autrice aborde directement le genre romanesque et, dans une plus large mesure, son rapport à la création, forment la première sous-catégorie. La seconde est composée des reportages et des correspondances où le rapport au roman est moins abordé sous forme essayistique ou autoréflexive, que depuis des techniques narratives qui témoignent d'une continuation entre le discours plus théorique et la rédaction effective.

Frontières du roman.

Si je présente ce classement en premier lieu, au risque de tomber dans la plate description, c'est qu'il est un point de départ évocateur du rapport de l'autrice franco-manitobaine au roman, qui se cristallise dans les textes de la seconde catégorie – du reste, que l'on devine dans la première. Ce classement, à l'instar du qualificatif de « romancière » que l'on octroie à l'autrice, est à la fois intuitif, lorsqu'approché au terme d'une lecture « récréative » de l'oeuvre, à la fois problématique, lorsque confronté à la théorie littéraire. Notons, pour faire suite, que dans les termes de l'autrice, les frontières du roman demeurent imprécises. Il lui arrive souvent, en effet, de passer de la nouvelle au conte, du conte au roman, du romancier au conteur et vice-versa, sans faire de distinction notoire entre les genres. Car, tel qu'elle en rend compte dans Jeux du romancier et des lecteurs : « [L]ecteurs, romanciers, poètes, tous ensemble nous jouons un beau jeu passionnant, […] le désir de vaincre enfin notre solitude » (Gagné, 1973, p. 272). Quelques lignes plus tôt, elle disait d'ailleurs :

Songez un peu à la douceur de cet échange fraternel qui s'opère par les romans depuis Robinson Crusoé, le premier roman véritable, nous dit-on. Mais longtemps avant, les hommes avaient commencé d'écouter bien volontiers celui d'entre eux qui savait leur parler d'eux-mêmes. Il me semble que le premier petit groupe amical a dû, sur terre, se former autour d'un conteur. (267)

C'est la finalité en littérature qui lui importe en premier, en témoigne sa réponse à Cécile Chabot, au sujet d'Alexandre Chenevert, protagoniste du roman éponyme : « J'ai désiré par-dessus tout créer des personnages si vivants que par eux la réalité des êtres humains nous soit parfaitement visible. » (Femmes de lettres, p. 50) Dans ses lettres comme dans ses entretiens et dans ses textes plus essayistiques, elle met d'abord l'accent sur les qualités humaines. C'est pour quoi la journaliste Alice Parizeau, dans le compte rendu de son entretien avec l'autrice, conclut que « pour Gabrielle Roy, les plus grands actes de bravoure, les passions les plus déchaînées ont moins de signification que la tendresse et la chaleur humaine » (Entretiens, p. 71). Au sujet de Kawabata de l'écrivain Yasumari Kawabata, l'autrice franco-manitobaine écrit à son amie Alice Lemieux-Lévesque : « Quel délicieux roman! Si inattendu en un sens et pourtant pareil au coeur humain toujours. » (Femmes de lettres, p. 172)  Et à Judith Jasmin, elle répond : « Encore que tout roman soit sur le social : il explique tout de même toujours des relations humaines ». (Entretiens, p. 120) Mais à Margaret Laurence, dans le même champ lexical, elle vante le « truer echo of the plaintive human heart » (Intimate Strangers, p. 14) du poète Goodsworth. Ce qui semble d'abord une qualité typique au roman en vient finalement à concerner plusieurs genres, voire à en faire abstraction, flouant, de fait, les limites du genre romanesque.

Un modus operandi.

Pour vraiment comprendre le fonctionnement du roman chez Gabrielle Roy, un saut du côté des inédits semble nécessaire. Du moins, c'est ce que propose Lori Saint-Martin dans La voyageuse et la prisonnière. Gabrielle Roy et la question des femmes (2002) [4]. La dette que Gabrielle Roy entretient envers sa mère Mélina est non seulement chose connue (pensons à la dédicace « À Mélina Roy » en exergue de Bonheur d'occasion), elle a aussi été amplement étudiée. Que l'autrice qualifie sa mère de « romancière qui aurait pu écrire vingt romans aux inventions extraordinaires sans épuiser sa veine imaginative » (Entretiens, p. 44), qu'elle nous dise y puiser sa propre entreprise littéraire, n'a rien d'étonnant. L'influence de celle qui enchaînait ses contes « comme les chapitres d'un roman-fleuve » est telle qu'elle la conduit à rédiger une fresque socio-historique sur l'Ouest canadien. La Saga d'Éveline, oeuvre inédite dont les commencements et les interruptions se sont multipliés entre 1945 et 1965, et qui ne comptent pas moins de six versions (Saint-Martin, 2002, p. 32), avait pour but de recréer le voyage de la famille Langelier et, à plus forte raison, celui de Mélina, surnommée Éveline dans l'oeuvre. Dans son essai « Le pays de Bonheur d'occasion » (1974), Gabrielle Roy détaille son rapport au roman via la métaphore de l'iceberg :

Car il arrive parfois qu'un roman puisse faire songer à un iceberg dont on dit qu'un huitième seulement de la hauteur totale émerge de l'eau. C'est sa partie immergée, sur laquelle tout repose, et qui cependant n'a pas été dite, c'est ce vieux fond de rêve mi-obscur qui lui assure, s'il doit y parvenir, de flotter quelque temps… (Le pays de Bonheur d'occasion, p. 100)

Aussi ce grand projet romanesque – typiquement romanesque, cette fois – auquel elle a consacré plus de vingt ans de sa vie et qui n'a finalement jamais vu le jour, apparaît-il comme le « fond de rêve mi-obscur » de l'oeuvre royenne canonique. Par le fait même, il nous éclaire sur le rapport qu'entretient Gabrielle Roy avec le roman, en ceci qu'il fait état d'une tentative constamment renouvelée, comme un spectre qui plane, voire un « désir fantôme », pour reprendre l'expression d'Alain Roy (2004). Si le roman, ici entendu comme genre, se trouve modifié, altéré, au terme du processus – Ricard dit que La route d'Altamont est l'« épave » de la Saga et que De quoi t'ennuies-tu, Éveline ? est issu de ces nombreuses pages restées inédites (1996, p. 515)  –, il n'en demeure pas moins omniprésent dans l'imaginaire royen, dans les bas-fonds de la création. Ce que nous révèle la Saga, c'est que le roman est, de façon indubitable, une intention d'écriture perpétuellement sous-jacente à l'oeuvre « réelle », bien qu'elle s'en éloigne ou le subvertisse dans sa forme achevée.

L'acharnement de l'autrice rend aussi compte d'un rapport qui lui est pour le moins douloureux. En 1960, d'ailleurs, elle révèle à Judith Jasmin en entrevue, au sujet de son entrée en littérature : « [J]'avais bien espéré écrire des contes, des reportages, mais je n'avais cru possible de m'attaquer à un roman. » (Entretiens, p. 120) Ce commentaire a beau concerner Bonheur d'occasion, il est difficile de le séparer de son contexte d'énonciation, celui des années de rédaction, voire d'abandon, de la Saga. Quelques années plus tard, en 1968, à Pauline Beaudry, elle tient des propos similaires :

Écrire un roman me semblait une aventure aussi terrifiante que de bâtir les pyramides toute seule ou de partir à pied pour la Chine. […] Un roman, c'est l'entreprise humaine la plus téméraire et la plus insensée. […] [C]haque roman est une aventure inconnue qui n'offre aucune certitude. (Entretiens, p. 180) 

Et à Marcel, en 1952, elle confie :

Je travaille un peu tous les jours. Alexandre Chenevert sort des limbes. Arriverai-je vraiment à terminer un jour cet ouvrage! Parfois, je le crois possible ; parfois, j'en doute. Au fond, c'est aussi insensé d'entreprendre pareille entreprise que de se lancer à pied à travers le monde. Je ne pourrais pourtant l'éviter. (Mon cher grand fou, p. 265)

Un leitmotiv apparaît sans conteste, celui du roman comme entreprise laborieuse et insensée. Un bond du côté socio-historique permet d'apporter une explication à ce portrait quelque peu défaitiste. Car s'il peut être rattaché aux complications que pose la rédaction de la Saga ou d'Alexandre Chenevert à l'autrice, il est aussi indissociable des observations que fait Patricia Smart dans son ouvrage De Marie de l'Incarnation à Nelly Arcan. Se dire, se faire par l'écriture intime (2014). Bonheur d'occasion et Le Survenant, les deux parus en 1945, marquent un renouveau pour la littérature québécoise. Mais pas seulement pour la littérature québécoise : pour la littérature des femmes aussi (surtout), qui, investissant jusqu'alors les genres dits mineurs (correspondances, journaux), prend une forme moins canonique que le roman. Ces deux romans constituent sans aucun doute une première – première encore plus fracassante pour ce qui est de Bonheur d'occasion. Ainsi, Gabrielle Roy, grande lectrice toute sa vie, n'a eu accès, dans les années charnières de sa formation, en majorité qu'à des oeuvres écrites par des hommes (Ricard, 1996, p. 94-95). Dans ce contexte, il n'y a rien d'étonnant à ce que l'écriture d'un roman apparaisse comme une épreuve terrifiante, téméraire, insensée. Plus tard, ses lectures, bien qu'elles se diversifient, continuent de compter plus d'oeuvres écrites par des auteurs que par d'autrices. Si elle fait mention de Selma Lagerlof, Anne Hébert, Marguerite Yourcenar – pour laquelle elle ne tarit pas d'éloge –, dans l'oeuvre finale, toutes catégories confondues, c'est Shakespeare et Tchekhov qui occupent le plus de place. Côté roman – et je finirai sur cette note –, Proust se profile comme son grand modèle : « Une de ses grandes passions, écrit Ricard, reste la Recherche du temps perdu ; elle en possède une édition imprimée à Montréal en 1945 dans laquelle, crayon en main, elle revient sans cesse chercher des leçons d'écriture et de sensibilité. » (1996, p. 389)

Le roman et la vie.

Dans le portrait global qui se dégage du discours de Gabrielle Roy – il faut bien y revenir –, le roman apparaît effectivement comme trame de fond, qui rend compte d'une vision du monde s'y rattachant, voire qui en relève directement. Les textes composant Heureux les nomades et autres reportages font état de deux mentions du roman, employé comme procédé stylistique. Une fonction métaphorique ou métonymique lui est octroyée, dans la mesure où il est mis pour [5] la vie. Dans « Du port aux banques » (1941), Gabrielle Roy écrit : « Ici, le grand roman touche à sa fin ; le blé en sortira en pain blanc ou sera confié aux océaniques pour le voyage outre-mer. » (Heureux les nomades, p. 66) Certes, on ne peut opérer un échange terme pour terme, mais on comprend que la finalité est similaire. Le « grand roman », en faisant référence au processus de transformation du blé, renvoie à son début et à sa fin, à sa naissance et à sa mort, et, de la sorte, coordonne une existence marquée dans le temps. Quelques années plus tard, dans « L'appel de la forêt » (1945), elle fait un usage du terme en clôture d'une longue description, qui confirme cette corrélation pressentie dans la mention de 1941 :

Mais aussitôt abattu, l'arbre commence à renaître. Sous la sciotte du bûcheron, il revit bientôt en billots clairs et robustes ; et puis il revit en empilements solitaires sur les routins de la forêt et, enfin, en longs alignements sur la surface mordante des lacs et des rivières, prêt à partir dès le dégel. Et puis de quelle façon saisissante ne revit-il pas quand il descend les rivières au courant emporté, avec des heurts terribles, des frottements qui s'entendent par-dessus le grondement des eaux, des remous puissants où l'on voit briller son écorce luisante comme le dos squameux d'une grande bête flottante? Mais le bûcheron ne l'accompagne pas dans sa descente vers les eaux libres. Dans le roman du bois, la tâche du bûcheron est peut-être la plus modeste, la plus ingrate. (Heureux les nomades, p. 399)

L'emploi des verbes renaître et revivre ne laisse aucune ambiguïté quant à l'équivalence entre le roman et la vie. Cette description va cependant plus loin que d'induire une alliance entre les deux : il ouvre la porte au personnage et à son importance en regard du genre romanesque. À ce sujet, Michel Biron pose que « le personnage romanesque, chez Gabrielle Roy, est celui qui a ce pouvoir de faire retour sur lui-même et qui a l'air d'un étranger dans son propre monde à force de vouloir s'en retirer » (2010, p. 116). L'évidente personnification de l'arbre, d'ailleurs récurrente dans l'oeuvre royenne, semble ainsi en porter les germes, suivant cette définition. Car l'arbre, ici, a tout d'un étranger dans son propre monde : continuellement décrit en opposition avec son environnement, il ne cesse de s'en échapper. Délaissé par le bûcheron, il devient cette « grande bête flottante » parmi les violents remous de la rivière. De façon surplombante, c'est aussi ce que viennent évoquer les verbes renaître puis revivre, dont le préfixe commun porte la condition d'une mort préalable. La résurrection de l'arbre maintes fois avérée témoigne peut-être moins d'un retour sur lui-même qu'un retour à lui-même – mais retour quand même, comme une faculté de se recréer, de se réinventer.

Pour Antoine Boisclair, « [les reportages] annoncent les personnages des récits à venir » (2010, p. 136). Dans une lettre à Marcel, l'autrice confirme elle-même ce lien qui unit le reportage au roman, et vice-versa : « Ce n'est pas uniquement pour ce reportage que je me suis lassé persuader d'entreprendre ce voyage. Les impressions que j'en rapporterai pourront m'être utiles pour mon prochain roman – enfin il me semble que ce pourrait l'être. » (Mon cher grand fou, p. 489) Aussi est-il difficile de ne pas voir dans cette description les premiers reflets d'un Pierre Cadorai, « l'homme-arbre de La montagne secrète » (Amprimoz, 1981), tant s'en faut, dont les croquis se feront avaler par les bouillons de la Mackenzie. Ce passage, qui clôt la première partie de l'oeuvre, en bien des choses peut être interprété comme la mort puis la renaissance symbolique du personnage – mais surtout, il peut être lu comme la suite directe du reportage « L'appel de la forêt », comme s'il reprenait là où la description de l'arbre s'était arrêtée :

Maintenant il ne restait ici que le fracas des eaux sombres, un insensé et vide tournoiement. Et aussi très haut, au faîte de l'arbre auquel se tenait Pierre, en ses branches lointaines, un faible, un patient murmure de feuilles. […] Devant lui, grise, monotone, s'étendait sans fin une stérile forêt de petites épinettes inanimées. Aussi loin qu'il pouvait voir, il n'aperçut rien d'humain, ni fumée, ni habitation, ni même de piste en cet enchevêtrement comme laineux des arbres rabougris. Même au Bas-Mackenzie il n'avait jamais surpris aspect du monde plus redoutable et triste. […] Mais il se redressa. Vers ce côté où il y avait encore quelque clarté, il se mit en marche. (La montagne secrète, p. 85)

Plusieurs autres rapprochements avec l'oeuvre pourraient, de fait, être réalisés. Cela dit, ces extraits me semblent suffisamment représentatifs de la démarche créatrice royenne pour permettre deux constats. Le premier : si le roman relève en bien des choses d'un modus operandi dans les reportages autant que dans l'oeuvre canonique, il est aussi envisagé plus théoriquement par l'autrice, par le biais de la métaphore ou de la métonymie. Le terme « roman » est mis pour un processus, celui de la vie, dans le sens qui lui est octroyé autant que dans un rapport qui le régit plus globalement. Le second constat, concomitant : le roman est indissociable du personnage. La répétition du verbe revivre, l'inscription de l'arbre dans une lutte contre son milieu, la filiation avec Pierre Cadorai, ne cantonnent pas simplement la description au procédé textuel de la personnification : ils font de l'arbre un personnage romanesque – en témoigne le lien évident entre les deux extraits qui peuvent pratiquement être mis l'un à la suite de l'autre. Un bon roman, pour Gabrielle Roy, se doit de « palpite[r] de vie » (Entretiens, p. 130), et c'est par l'entremise des êtres de fiction qui le composent qu'il y parvient ultimement. 

Le personnage.

Ce qui se trame dans les reportages se voit confirmé par les remarques de Gabrielle Roy dans ses correspondances, entretiens et discours. Indubitablement, le personnage sert pour l'autrice une cause qui le dépasse, suivant cette réflexion qu'elle partage à Jeanne Lapointe : « Il me semble pourtant que tout personnage qui arrive à sortir d'un livre, à vivre de sa vie propre, à demeurer vivant dans notre esprit longtemps après la lecture, que cela, en soi, devrait nous émerveiller. » (Femmes de lettres, p. 50) Le personnage lui permet effectivement d'avancer une vision un peu plus théorique sur le roman, au contact du théâtre :

Au théâtre, tout se passe comme si le personnage de lui-même venait nous dire qui il est, ce qu'il pense, comment lui-même se voit. Le théâtre est en quelque sorte bavard. Je le dis, bien entendu, sans idée de blâme. Le roman est silencieux, plus secret, peut-être plus subtil. Là le personnage est capté, dévoilé peu à peu par l'auteur et semble passer davantage par l'interprétation de ce dernier, encore que ce ne soit qu'une apparence. (Entretiens, p. 130)

« Que ce ne soit qu'une apparence » : autrement dit, l'autrice n'a pas la main mise sur son oeuvre. Car au roman, elle reconnaît effectivement une volonté propre : « À force d'écouter parler les gens au cours des soirs d'été, je me vis un jour avec un roman à écrire sur le bras. » (Le pays de Bonheur d'occasion, p. 96) Et encore plus aux êtres qui le composent et l'habitent, qui vivent pour ainsi dire leur propre vie : 

[Les personnages] sont pas mal détachés de ma propre volonté, d'une certaine façon. Bien sûr juste « d'une certaine façon », parce que nécessairement, quelqu'un doit écrire le livre, tenir les rênes et mener le tout. Tout ce que je sais, c'est que je reste un peu en arrière et que j'essaie de suivre mes personnages. C'est comme si on suivait quelqu'un dans une foule, vous savez, et qu'on essayait de ne pas le perdre de vue. (Entretiens, p. 196)

Pour elle, les personnages sont ceux qui créent le roman. La Petite Poule d'Eau, bien qu'elle mijotait depuis quelque temps déjà, prend réellement son envol avec l'apparition des Tousignant : « Puis, un matin, je m'éveillai, connaissant tout à coup les gens que j'aurais aimé rencontrer là-bas. Ce furent les Tousignant. Ils m'apparurent, Luzina surtout, jeunes comme au début du monde, et, venant à la vie, déjà ils étaient épris du désir d'apprendre. » (Fragiles lumières de la terre, p. 244) Au sujet de Sam Lee Wong, personnage romanesque qui habite la première nouvelle d'Un jardin au bout du monde, elle écrit en préface du recueil : « Comme c'est puissant sur le coeur d'un écrivain, cet appel, Dieu sait de quels limbes, d'un personnage qui demande à vivre ! » (p. 8) Bonheur d'occasion transite tout autant par ses personnages. À Judith Jasmin, elle confie que l'indignation qui lance le roman de 1945 ne pouvait vivre d'elle-même : « Vous vous rappelez, on avait alors de grands placards où il était dit : "Il y a de l'avenir dans l'armée." Cela me remplit d'une telle indignation que j'eus un désir ardent de l'exprimer à travers des personnages. » (Entretiens, p. 120) Dans « Ma rencontre avec les gens de Saint-Henri » (1947), elle soulève qu'« il [lui] est difficile de concevoir que les personnages de Bonheur d'occasion n'ont pas toujours existé. » (Le pays de Bonheur d'occasion, p. 82) S'ensuit une longue description de ses « rencontres » avec les Rose-Anna, Florentine et Azarius qui peuplent le livre. De même, le discours « Retour à Saint-Henri » procède d'un fonctionnement similaire, dans la mesure où elle se met en scène arpentant les lieux de Bonheur d'occasion, afin de voir ce que sont devenus les êtres de ce premier roman.

Tout ceci n'est-il qu'un jeu? Gabrielle Roy est bien consciente du caractère fictionnel de ses propos, de l'impossible transfert de la fiction dans le réel. Aussi lui arrive-t-il de dévoiler les ficelles, de nuancer ses réflexions ici et là : « (Il faut presser, comme des citrons, le sens de bien des rencontres humaines les plus éloignées l'une de l'autre pour obtenir la substance d'un personnage fictif.) » (Le pays de Bonheur d'occasion, p. 94) La parenthèse n'est certainement pas anodine, elle marque une rupture, un retrait, comme si à regret seulement Gabrielle Roy révélait la nature fictive de ses rencontres. Tel qu'elle l'entend dans Jeux du romancier et du lecteur, le romancier est un « prestidigitateur », qui « non seulement arrive à se persuader que tout cela est vrai, mais prend le temps, parfois des années, à le faire croire aux autres » (Gagné, 1973, p. 273). Elle dit ainsi se « méfie[r] un peu de ces personnes trop sérieuses », celles pour qui « lire des romans constitue une perte de temps » (p. 273).

Or, le roman, tout fictionnel qu'il soit, a un impact sur le réel de l'ordre du mode de lecture de la vie. « C'est dans sa façon d'être dupe que se révèle la qualité du lecteur » (p. 273) ; rien n'empêche l'autrice d'être une lectrice (de qualité) au quotidien. Dans les correspondances avec Bernadette et Marcel – sur la base de leur fréquence et de leur ton souvent anecdotique, Sophie Marcotte les compare à un journal intime [7]  –, elle renvoie constamment à ses romans, leur octroyant une référentialité qui déroge à leur parti pris fictif. Par exemple, au sujet de La route d'Altamont, elle entretient Bernadette de ses inspirations :

Tous les soirs, quand il n'allait pas trop mal, Jos assis sur sa petite galerie, à côté d'un petit arbre, gardait les yeux fixés pendant des heures devant lui à regarder au loin les replis mystérieux des collines et je crois qu'alors il était heureux. C'est peut-être ce souvenir – allié à bien d'autres – qui m'a guidée pour écrire « La route d'Altamont ». (Ma chère petite soeur, p. 165)

Mais ces commentaires restent de second plan. Au premier plan, c'est encore l'attention indéfectible et constante qu'elle porte aux personnages. Les siens comme ceux des autres romancier.e.s se fondent dans le quotidien, de manière récurrente. « Si je ne fais pas attention, je deviendrai comme la grand-mère de Gide dont il nous entretient dans Si le grain ne meurt et qui avait cinquante tricots inachevés perdus dans les coins et recoins de sa maison » (Mon cher grand fou, p. 212), « La première nuit ici, je n'ai pas beaucoup dormi, à cause des tramways. J'ai songé au malheureux Alexandre [Chenevert], empêché de se reposer par tant de bruits » (p. 316), « Le gros Paul Armand, lui, me faisaient penser à l'oncle Majorique [de Rue Deschambault] » (p. 430) ne sont que quelques exemples de ces remarques qu'elle tient constamment, qui viennent entériner les réflexions formulées dans ses entretiens, discours – où la construction de l'ethos de romancière se fait à son plus fort. Moins radicales, moins théoriques, ces réflexions sont peut-être au plus proche de la fluidité du roman, qui pollinise pour ainsi dire les genres du récit, du conte, de la nouvelle, certes, mais aussi son réel, à un point tel qu'il semble, sur la forme romanesque, venir se reposer. Mais n'est-ce pas ce que dénote, depuis le tout début, l'existence même de La détresse et l'enchantement ?

Conclusion.

Au terme de ce parcours, on retient qu'entre les manifestations de la forme romanesque dans l'oeuvre royenne et le discours plus théorique de Gabrielle Roy sur le roman, il n'y a qu'un pas. De même la même façon que l'autrice franco-manitobaine ne définit pas ses frontières, qu'elle lui reconnaît une volonté propre, indomptable, la forme romanesque apparaît comme indéterminée, sujette aux aléas, laborieuse. Bonheur d'occasion, La Petite Poule d'EauLa route d'Altamont ou La Saga d'Éveline, pour ne nommer que ces romans, montrent la pluralité de ses manifestations dans l'oeuvre royenne – mais surtout, la pluralité des personnages qui le composent et le déterminent. Véritable modus operandi, le roman, comme la vie, ne cesse pour ainsi dire de hanter l'autrice, qui achève la sienne sur son autobiographie, c'est-à-dire son grand roman, en faisant d'elle-même un personnage. Gabrielle Roy, sans contredit grande romancière de son temps, l'est peut-être moins dans les formes qu'elle lui prête, dans les divergences que manifeste son oeuvre romanesque, que dans l'esprit qui ne cesse d'animer ses propos. Ses entretiens, ses lettres, ses discours, ses essais témoignent tous ensemble d'une seule et même chose : Gabrielle Roy a prêté sa vie au roman. Le genre romanesque, pourrait-on conclure de cette analyse, a tout de cette rivière aux innombrables remous, qu'il s'agisse de la Mackenzie ou de la Koksoak, qui déborde de son lit, remue le bois et avale les croquis de Pierre Cadorai. 

Notes :

[1] La détresse et l'enchantement et De quoi t'ennuies-tu Éveline?, bien que publiés à titre posthume, avaient été révisés et approuvées par l'autrice avant sa mort. Le temps qui m'a manqué, publié près de 20 ans après la mort de l'autrice, est le fruit d'un travail d'archives et d'édition. Voir la préface de Ricard au Temps qui m'a manqué pour plus d'informations.

[2] « De même, "Un jardin au bout du monde" est né de la vision que je saisis un jour, en passant, d'un jardin plein de fleurs à la limite des terres défrichés, et de la femme y travaillant, sous le vent, en fichu de tête, qui leva vers moi le visage pour me suivre d'un long regard perplexe et suppliant que je n'ai cessé de revoir et qui n'a cessé, pendant des années, jusqu'à ce que j'obtempère de me demander ce que tous nous demandons peut-être du fond de notre silence : Raconte ma vie. »

[3] Voir la note de l'éditeur des Contes pour enfants.

[4] « L'existence des inédits permet, voire exige, un retour critique sur l'oeuvre publiée. Nous frappent alors certaines remarques fugitives mais sans équivoque, certaines allusions voilées et même certains silences. Plusieurs pistes d'analyse s'ouvrent alors. » L. Saint-Martin, La voyageuse et la prisonnière. Gabrielle Roy et la question des femmes, p. 32.

[5] J'emprunte l'expression à Northrop Frye qui, dans Le Grand code, décrit ainsi le fonctionnement de la métonymie.

[7] S. Marcotte, « Correspondance, autobiographie et journal personnel chez Roy », p. 91.

Bibliographie :

De Gabrielle Roy

  • ROY, Gabrielle, La montagne secrète, Montréal, Boréal, coll. « Compact », 1994 [1961].
  • —. Un jardin au bout du monde, Montréal, Boréal, coll. « Compact », 1994 [1975].
  • —. Fragiles lumières de la terreÉcrits divers (1942-1970), nouvelle édition, Montréal, Boréal, 2004 [1978].
  • —. « Jeux du romancier et des lecteurs », dans Marc Gagné, Visages de Gabrielle Roy. L'oeuvre et l'écrivain, Montréal, Beauchemin, 1973, p. 263-272.
  • —. Ma chère petite soeur. Lettres à Bernadette 1943-1970, Montréal, Boréal, 1988.
  • —. Le pays de Bonheur d'occasion et autres récits autobiographiques épars et inédits, Montréal, Boréal, coll. « Cahiers Gabrielle Roy », 2000.
  • —. « Mon cher grand fou… » Lettres à Marcel Carbotte 1947-1979, Montréal, Boréal, coll. « Cahiers Gabrielle Roy », 2001.
  • LAURENCE, Margaret et Gabrielle ROY. Intimate Strangers. The Letters of Margaret Laurence & Gabrielle Roy, Winnipeg, University of Manitoba Press, 2004.
  • —. Femme de lettres. Lettres de Gabrielle Roy à ses amies 1945-1978, Montréal, Boréal, coll. « Cahiers Gabrielle Roy », 2005.
  • ROY, Gabrielle. Rencontres et entretiens avec Gabrielle Roy 1947-1979, Montréal, Boréal, coll. « Cahiers Gabrielle Roy », 2005
  • —. Heureux les nomades et autres reportages (1940-1945), Montréal, Boréal, coll. « Cahiers Gabrielle Roy », 2007.

Ouvrages critiques sur Gabrielle Roy

  • DAUNAIS, Isabelle, Sophie MARCOTTE et RICARD, François (dir.). Gabrielle Roy et l'art du roman, Montréal, Boréal, coll. « Cahiers Gabrielle Roy », 2010.
  • RICARD, François. Gabrielle Roy, une vie, Montréal, Boréal, 1996.
  • ROY, Alain. Gabrielle Roy : L'idylle et le désir fantôme, Montréal, Boréal, coll. « Cahiers Gabrielle Roy », 2004.
  • SAINT-MARTIN, Lori. La voyageuse et la prisonnière. Gabrielle Roy et la question des femmes, Montréal, Boréal, coll. « Cahiers Gabrielle Roy », 2002.

Articles et chapitres

  • AMPRIMOZ, Alexandre L. « L'homme-arbre de La montagne secrète», Canadian Literature / Littérature canadienne, n° 88, 1981, p. 166-171.
  • BOISCLAIR, Antoine. « Voyages en Utopie : lecture des reportages », dans Gabrielle Roy et l'art du romanop. cit., p. 134-144.
  • BIRON, Michel. « Le désir d'une île déserte », dans Gabrielle Roy et l'art du roman, op. cit., p. 93-105.
  • DAUNAIS, Isabelle. « Le roman contre le récit », dans Gabrielle Roy et l'art du romanop. cit., p. 37-49.
  • MARCOTTE, Sophie. « Correspondance, autobiographie et journal personnel chez Roy », Quebec Studies, vol. XXXI, été 2001, 76-96.
  • RICARD, François. « Gabrielle Roy romancière ou "La plus grande vérité humaine" », dans Gabrielle Roy et l'art du roman, op. cit., p. 11-33.
  • —. « L'oeuvre de Gabrielle Roy comme "espace autobiographique" », dans Martine Mathieu (dir.), Littératures autobiographiques de la francophonie. Actes du colloque de Bordeaux, 21, 22 et 23 mai '94, Paris, C.E.L.F.A/L'Harmattan, 1996, p. 23-30.
  • ROBIDOUX, Réjean. « Gabrielle Roy : la somme de l'oeuvre », Voix & Images, vol. XIV, nº 3, printemps 1989, p. 376-379.

Autres références

  • FRYE, Northrop. Le grand code. La Bible et la littérature, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1984.
  • SMART, Patricia. De Marie de l'Incarnation à Nelly Arcan. Se dire, se faire par l'écriture intime, Montréal, Boréal, 2014.

Bibliographie

Ouvrages cités
La réflexion résolument théorique de Gabrielle Roy sur son art du roman se mesure au compte-goutte : dans ses entretiens, amenée à parler de sa pratique, elle nous en livre quelques bribes. Or, au contact de ses autres écrits, discours, témoignages, correspondances, on constate que le terme « roman » n'est pas distingué plus qu'il n'en faut de « conte » ou « story ». Il faut ainsi comprendre les différentes citations sélectionnées pour la constitution de cette bibliographie selon ce flou sémantique : le roman, inscrit dans la vie, dans sa vie, phagocyte son quotidien. Il se retrouve pour ainsi dire partout. Et c'est dans ce débordement, dans cet empiètement des personnages et des histoires, qu'elle exprime le mieux sa vision, sa théorie.

Correspondances :

LAURENCE, Margaret et Gabrielle ROY. Intimate Strangers. The Letters of Margaret Laurence & Gabrielle Roy, edited by Paul G. Socken, Winnipeg, University of Manitoba Press, 2004.

ROY, Gabrielle. Ma chère petite soeur. Lettres à Bernadette (1943-1970), édition préparée par François Ricard, Montréal, Boréal, 1988.

—. « Mon cher grand fou… » Lettres à Marcel Carbotte (1947-1979), édition préparée par Sophie Marcotte, avec la collaboration de François Ricard et Jane Everett, Montréal, Boréal, coll. « Cahiers Gabrielle Roy », 2001.

—. Femme de lettres. Lettres de Gabrielle Roy à ses amies (1945-1978), édition préparée par Ariane Léger et François Ricard avec la collaboration de Sophie Montreuil et de Jane Everett, Montréal, Boréal, coll. « Cahiers Gabrielle Roy », 2005.

ROY, Gabrielle and Joyce MARSHALL. In Translation : the Gabrielle Roy – Joyce Marshall Correspondence, edited by Jane Everett, Toronto/Buffalo, University of Toronto Press, 2005.

Entretiens :

—. Rencontres et entretiens avec Gabrielle Roy (1947-1979), édition préparée par Nadine Bismuth, Amélie Desruisseaux-Talbot et François Ricard, avec la collaboration de Jane Everett et Sophie Marcotte, Montréal, Boréal, coll. « Cahiers Gabrielle Roy », 2005.

Discours :

—. Jeux du romancier et des lecteurs, dans Marc Gagné, Visages de Gabrielle Roy. L'oeuvre et l'écrivain, Montréal, Beauchemin, 1973 [1955], p. 263-272.

—. « Retour à Saint-Henri. Discours de réception à la Société royale du Canada (1947) », dans Fragiles lumières de la terre. Écrits divers 1942-1970, Montréal, Boréal, 2004 [1978], 199-217.

Préfaces :

—. « Mémoire et création. Préface de La Petite Poule d'Eau », dans Fragiles lumières de la terre. Écrits divers (1942-1970), Montréal, Boréal, 2004 [1978], p. 239-245.

—. Un jardin au bout du monde, Montréal, Boréal, 1994 [1975], p. 7-8.

Reportages :

—. « I. Reportages », dans Fragiles lumières de la terre. Écrits divers 1942-1970, nouvelle édition, Montréal, Boréal, 2004 [1978], p. 11-173.

—. Heureux les nomades et autres reportages (1940-1945), édition préparée par Antoine Boisclair et François Ricard, avec la collaboration de Jane Everett et Sophie Marcotte, Montréal, Boréal, coll. « Cahiers Gabrielle Roy », 2007.

Recueil de textes divers :

—. Fragiles lumières de la terre. Écrits divers (1942-1970), nouvelle édition, Montréal, Boréal, 2004 [1978].

—. Le pays de Bonheur d'occasion et autres récits autobiographiques épars et inédits, édition préparée par François Ricard, Sophie Marcotte et Jane Everett, Montréal, Boréal, coll. « Cahiers Gabrielle Roy », 2000.

Citations

LAURENCE, Margaret et Gabrielle ROY. Intimate Strangers. The Letters of Margaret Laurence & Gabrielle Roy, edited by Paul G. Socken, Winnipeg, University of Manitoba Press, 2004.

« I was very much taken by your African stories or essays – I notice that you built your essays with character, background… very much in the same way as one writes a good story ; I proceeded almost in the same way, when, years and years ago, I wrote a feature articles for le Bulletin des Agriculteurs. » (p. 29)

ROY, Gabrielle. Ma chère petite soeur. Lettres à Bernadette (1943-1970), édition préparée par François Ricard, Montréal, Boréal, 1988.

« [Soeur Marie-Grégoire] m'a particulièrement touchée en me racontant qu'elle avait été se promener dans la vraie rue Deschambault comme pour y retrouver Christine et les autres personnages. » (51)

« Tous les soirs, quand il n'allait pas trop mal, Jos assis sur sa petite galerie, à côté d'un petit arbre, gardait les yeux fixés pendant des heures devant lui à regarder au loin les replis mystérieux des collines et je crois qu'alors il était heureux. C'est peut-être ce souvenir – allié à bien d'autres – qui m'a guidée pour écrire "La route d'Altamont". » (165)

—. « Mon cher grand fou… » Lettres à Marcel Carbotte (1947-1979), édition préparée par Sophie Marcotte, avec la collaboration de François Ricard et Jane Everett, Montréal, Boréal, coll. « Cahiers Gabrielle Roy », 2001.

« Je me le suis bien représenté en effet, et j'ai eu malgré tout un goût de fou rire, un de ces rires s'adressant au pittoresque du personnage et cependant j'avais le coeur bien serré. Que veux-tu, Clémence est allée si loin dans le je-m'en-foutisme, elle exprime si bien le dédain de la vie, qu'en un sens, je la trouve presque admirable et drôle à l'excès. » (49)

« Si je ne fais pas attention, je deviendrai comme la grand-mère de Gide dont il nous entretient dans Si le grain ne meurt et qui avait cinquante tricots inachevés perdus dans les coins et recoins de sa maison. » (206)

« Il a vite découvert que j'étais Bonheur d'occasion. » (212)

« Je travaille un peu tous les jours. Alexandre Chenevert sort des limbes. Arriverai-je vraiment à terminer un jour cet ouvrage! Parfois, je le crois possible ; parfois, j'en doute. Au fond, c'est aussi insensé d'entreprendre pareille entreprise que de se lancer à pied à travers le monde. Je ne pourrais pourtant l'éviter. » (265)

« Plaisanterie à part : respecte un peu notre chère langue. Pense aux grands efforts que l'on fait au pays de Maria Chapdelaine pour survivre! » (295)

« La première nuit ici, je n'ai pas beaucoup dormi, à cause des tramways. J'ai songé au malheureux Alexandre, empêché de se reposer par tant de bruits. » (316)

« Nous avons aussi une pensionnaire dénommée la dame aux corneilles, parce qu'elle a écrit plusieurs lettres à la patronne en lui demandant : primo, s'il y avait des coqs qui pourraient l'éveiller le matin ; deuxièmement, s'il y avait des côtes ; enfin, s'il y avait en ces lieux des corneilles dont les cris lui sont pénibles. Apparemment, une pauvre Miss O'Rorke! [personnage de La Petite Poule d'Eau] » (338)

 « Le gros Paul Armand, lui, me faisaient penser à l'oncle Majorique [personnage de Rue Deschambault]. » (430)

« Ça et là, de pauvres champs de coton ou de cannes à sucre, un sol blanchâtre et les cabanes en planches des Nègres, de petites cabanes un peu comme celle de Chenevert au lac Vert. » (445)

« Ce n'est pas uniquement pour ce reportage que je me suis lassé persuader d'entreprendre ce voyage. Les impressions que j'en rapporterai pourront m'être utiles pour mon prochain roman – enfin il me semble que ce pourrait l'être. » (489)

« Du moins, Anna semble avoir été heureuse ici durant les quelques semaines où elle a été assez bien, prenant plaisir, me dit Léontine, à se chauffer au soleil et à admirer les montagnes au loin. Cela m'a fait penser à "Ma tante Thérésina Veilleux". » (533)

« Nous sommes allées à De Land, le chef-lieu du comté – Volusia –, petite ville universitaire tranquille, charmante avec ses grands arbres aux mousses pendantes. Tout à fait l'atmosphère cent fois décrite avant tant de saisissante vérité par Julien Green. » (583)

—. Femme de lettres. Lettres de Gabrielle Roy à ses amies (1945-1978), édition préparée par Ariane Léger et François Ricard avec la collaboration de Sophie Montreuil et de Jane Everett, Montréal, Boréal, coll. « Cahiers Gabrielle Roy », 2005.

« Ce que vous me dîtes d'Alexandre [Chenevert] enveloppe mon âme d'une profonde joie. J'ai désiré par dessus tout créer des personnages si vivants que par eux la réalité des êtres humains nous soit parfaitement visible, et j'ai un peu réussi si j'en juge par votre tendresse pour mon malheureux et si cher Alexandre. » (50)

« J'ai eu l'impression, après lecture, – et je vous donne mon impression pour ce qu'elle vaut : pas grand-chose probablement – que toute notre littérature canadienne, sauf Anne Hébert et Saint-Denys Garneau, pourrait ne pas être, et que ce ne serait pas du tout un malheur. Il me semble pourtant que tout personnage qui arrive à sortir d'un livre, à vivre de sa vie propre, à demeurer vivant dans notre esprit longtemps après la lecture, que cela, en soi, devrait nous émerveiller. Surtout si c'est un personnage banal, terne, courant, car il me paraît bien plus difficile de créer un personnage de l'ordinaire, du commun, que de décrire un être à part. » (59)

« Hier soir j'ai écouté votre beau texte à la radio [à Cécile Chabot]. J'ai été très prise par le début. Il y avait là une sorte de grandeur, de majesté et aussi de noble simplicité tout à la fois, dans l'esprit des Écritures. L'ensemble m'a paru bien mené, aucun doute, mais c'est le début qui m'a le plus enchantée. Tout de même, tous les personnages vivaient d'une vie intérieure intense et vraie. » (67)

« [À Claire Martin, au sujet de La joue droite] Je me suis surprise, en lisant ce livre, par certains côtés si drôles et par d'autres si tristes, à me souvenir d'un oncle à moi proche parent de ce père terrible. Je me demande même si nous n'avons pas tous connu, nous de notre génération, quand nous étions jeunes, pareils hommes, tant en a produit l'époque que vous évoquez. […] Vous avez donc réussi ce qui compte : créer un personnage, qu'il soit tiré de la réalité – comme on dit – ou inventé, peu importe. » (123)

« J'ai fini Kawabata que vous avez eu la bonté de me prêter. Quel délicieux roman! Si inattendu en un sens et pourtant pareil au coeur humain toujours. La description du voyage en train m'a enchantée. »

ROY, Gabrielle and Joyce MARSHALL. In Translation : the Gabrielle Roy – Joyce Marshall Correspondence, edited by Jane Everett, Toronto/Buffalo, University of Toronto Press, 2005.

« Directly upon receiving your handsome book I began reading the introduction which I find fascinating and which holds one, I believe, as well as a good novel [1]. How, in fact, did you manage to put so much life in a subject which we usually imagine as arid and which has been treated as such for long? Your account throbs with life right through and of course is written in a tone specially beautiful, I feel, because of its refined simplicity. » (21)
[1] Joyce Marshall had sent Gabrielle Roy a copy of Word from New France: The Selected Letters of Marie de l'Incarnation.

« The story of yours is good, Joyce, in its quiet, effective way. I find it lasts in the mind, a good test. So much writing nowadays is forgotten no sooner read. I wonder that you don't write about your traveling experiences. You may have there a deep well to draw from. The background of the story does not in the least seem to be put on. It is real, it is near, it is described as from an interior image, if I express myself with any clarity. » (118)

« Still, just as Deborah [un personnage de La rivière sans repos], I prefer my misery, I suppose, to l'ennui. » (208)

—. Rencontres et entretiens avec Gabrielle Roy (1947-1979), édition préparée par Nadine Bismuth, Amélie Desruisseaux-Talbot et François Ricard, avec la collaboration de Jane Everett et Sophie Marcotte, Montréal, Boréal, coll. « Cahiers Gabrielle Roy », 2005.
 

Gabrielle Roy et Dorothy Duncan, « Le triomphe de Gabrielle », Maclean's Magazine, 15 avril 1947, p. 19-35.

« Je lui ai posé une dernière question : Quel avenir entrevoit-elle pour le roman canadien? Sa réponse était toute prête et directe. Le futur roman canadien doit être nord-américain, sans être un dérivé de l'Angleterre ou des États-Unis et certainement pas de la France. Le roman canadien entretiendra des ressemblances avec les romans scandinaves, car ils proviennent également de pays nordiques. "Cependant, ajouta-t-elle, il est bon de ne jamais se définir trop précisément." » (34)

Gabrielle Roy et Rex Desmarchais, « Gabrielle Roy vous parle d'elle et de son roman », Le Bulletin des agriculteurs, mai 1947, p. 37-67.

« – […] Ma mère… Le trait le plus vif de son caractère, c'était une imagination ardente jusqu'à l'excès.
– Une imagination… de romancière…
– Si vous voulez ! Et même de romancière qui aurait pu écrire vingt romans aux inventions extraordinaires sans épuiser sa veine imaginative. Ma mère n'écrivait pas. Mais, le soir, elle nous racontait, à nous les enfants, d'interminables contes. Ces récits nous passionnaient, nous n'en avions jamais assez. Nous en redemandions toujours et la narratrice n'était jamais à court. D'un soir à l'autre, elle dévider, enchaînait les uns aux autres ses contes comme les chapitres d'un roman-fleuve. L'imagination de notre mère se transformait pour nous en une source vive et inépuisable de belles histoires. » (44)

Gabrielle Roy et Judith Jasmin, « Entrevue avec Gabrielle Roy », Premier plan, Radio-Canada, 30 janvier 1961 (entrevue enregistrée le 1er août 1960), p. 115-128.

« – […] Vous vous rappelez, on avait alors de grands placards où il était dit : "Il y a de l'avenir dans l'armée." Cela me remplit d'une telle indignation que j'eus un désir ardent de l'exprimer à travers des personnages. L'indignation fut le moteur de Bonheur d'occasion. Je pense qu'une indignation sincère est un excellent moteur.
– Et c'est donc cette indignation qui a fait que vous êtes devenue romancière.
– Oui parce que, auparavant, j'avais bien espéré écrire des contes, des reportages, mais je n'avais cru possible de m'attaquer à un roman.
– Et c'était un roman sur le social, en somme.
– Oui, un roman sur le social. Encore que tout roman soit sur le social : il explique tout de même toujours des relations humaines. »

Gabrielle Roy et Lily Tasso, « "Bonheur d'occasion est le témoignage d'une époque, d'un endroit et de moi-même". Entrevue avec Gabrielle Roy », La Presse, 17 avril 1965, p. 129-133.

« – Si vous deviez écrire Bonheur d'occasion aujourd'hui, le feriez-vous de la même manière ?
 – Non. Un livre correspond à une étape d'évolution dans la vie d'une personne. On écrit évidemment avec les moyens et le regard que supposent l'expérience acquise et le degré de maturité que l'on a atteint. Bonheur d'occasion a des défauts que je ne pourrais plus supporter et des qualités que, peut-être, je voudrais avoir encore, comme la ferveur et l'élan. J'ai cru m'apercevoir qu'il y a des défauts qui tiennent au genre même du roman, mais qui, en un sens, sont des qualités. Pour qu'un roman palpite de vie, il est nécessaire qu'il contienne des petites phrases qui, prises isolément, peuvent paraître banales, mais qui font partie de la trame du livre. Un roman, ce n'est pas un essai ni un théorème. Le mot "roman" sur la couverture d'un livre reste une invitation attirante, mystérieuse, indéfinissable. Parfois, on voit des essais qui tentent de se déguiser en romans, mais l'inverse ne se produit pas. » (130)

« J'ai essayé [le théâtre] déjà, mais je me suis aperçue que c'était un genre difficile et très éloigné du métier que je me suis appliquée à apprendre depuis des années, c'est-à-dire celui de conteur. Au théâtre, tout se passe comme si le personnage de lui-même venait nous dire qui il est, ce qu'il pense, comment lui-même se voit. Le théâtre est en quelque sorte bavard. Je le dis, bien entendu, sans idée de blâme. Le roman est silencieux, plus secret, peut-être plus subtil. Là le personnage est capté, dévoilé peu à peu par l'auteur et semble passer davantage par l'interprétation de ce dernier, encore que ce ne soit qu'une apparence. » (132)

Gabrielle Roy et Gérard Bessette, « Interview avec Gabrielle Roy », Une littérature en ébullition, 1968 (entrevue réalisée en 1965), p. 135-143.

« – Dans vos romans, la période de temps que vous embrassez est de plus en plus longue et ; inversement, les personnages sont de moins en moins nombreux. Pourquoi?
– Oui, on me l'a dit. Je ne le savais pas tout à fait, consciemment. Je suppose que cela correspond au coup d'oeil que l'on donne sur la vie au fur et à mesure que l'on atteint l'âge, l'expérience, la maturité. De même qu'en gravissant une montagne le paysage n'est pas le même qu'en bas. Peut-être se passe-t-il quelque chose de semblable dans toute vie d'ailleurs. » (140)

Gabrielle Roy et Alice Parizeau, « La grande dame de la littérature québécoise : Gabrielle Roy », La Presse, 23 juin 1967, p. 169-173.

« Tous les personnages de Gabrielle Roy sont des gens simples qu'on rencontre au coin d'une rue sans les remarquer, mais qui possèdent une force intérieure et une étrange faculté de donner. Pour Gabrielle Roy, les plus grands actes de bravoure, les passions les plus déchaînées ont moins de signification que la tendresse et la chaleur humaine, car, selon elle, c'est justement cette chaleur qui permet de conjurer le déterminisme et le désespoir. » (171)

 « L'unique façon d'échapper à la solitude, dit-elle, c'est de créer la solidarité. Pour y parvenir il faut vaincre l'égoïsme. L'amour, cela peut être drôlement égoïste, la tendresse, jamais! Tenez, le grand écrivain qui a su expliquer cela, c'est Saint-Exupéry. Il avait fait la guerre, il a été pilote, et ses romans sont quand même des livres de paix. » (172)

Gabrielle Roy et Pauline Beaudry, « Répondre à l'appel intérieur… », Terre et Foyer, décembre 1968-janvier 1969, p. 175-182.

« Écrire un roman me semblait une aventure aussi terrifiante que de bâtir les pyramides toute seule ou de partir à pied pour la Chine. » (180)

« Un roman, c'est l'entreprise humaine la plus téméraire et la plus insensée. J'ai rédigé en tout trois versions, dont la première avait huit cent pages. Au premier jet, on se hâte pour saisir au vol cette charpente invisible qui est comme dans les airs. On se sent comme un jongleur avec ses assiettes. Il s'agit de capter, sans trahir la vie secrète et mystérieuse, l'impondérable et le mystère. J'appellerais l'inspiration "le bon vent" qui déclenche en nous ce qui s'y trouve de forces psychiques. Ou encore l'inspiration pourrait se comparer à ces éclairs très brefs qui illuminent les nuits d'été en révélant des paysages fugitifs et infinis dans une clarté éblouissante, quelque chose qui éclaire l'intérieur, ce qu'on peut appeler "la mémoire involontaire", ce qu'on porte en soi dans des cavernes profondes et secrètes. C'est une illumination qu'il faut saisir aussitôt, en prenant soin de ne rien blesser, de ne rien perdre, d'être à la hauteur. On a le trac… C'est affreux! Puis commence le véritable travail : ordonner, organiser, agencer, polir. On se coupe du reste du monde, on est comme un forçat dans un cachot. Il n'y a pas de recette pour écrire un livre. Chaque sujet déclenche son processus propre ; c'est une émotion authentique qui est nécessaire, non la technique ou les techniques. Quand on ressent fortement, la forme se renouvelle d'elle-même ; chaque roman est une aventure inconnue qui n'offre aucune certitude. Je me suis donné comme règle de ne pas tricher, d'aller au fond des choses, d'essayer d'être un témoin intègre de ce que je voyais et ressentais. J'ai cherché à être juste pour tous, même si le coeur penchait parfois d'un seul côté… Et alors, qu'autrefois je cueillais à même ce que je voyais pour le donner aussitôt, je puise maintenant davantage à l'intérieur de moi-même. » (180-181)

Gabrielle Roy et Silver Donald Cameron, « Gabrielle Roy : un oiseau à la fenêtre de la prison », traduit de l'anglais par Sophie Coupal, Conversations with Canadian Novelists, 1973 (entrevue réalisée le 17 novembre 1971), p. 189-213

« Certaines personnes qui étudient mes romans ont essayé d'associer cette oscillation à une sorte de mouvement de balancier entre la solidarité, la vie avec les autres, et le primitivisme, ou la vie dans l'univers créé par Dieu, pourrait-on dire. Ces deux choses sont pour moi, bien sûr, essentielles. L'une est aussi importante que l'autre, mais les deux s'affrontent constamment, du moins dans ma vie et je crois, également, dans la vie de nombreuses personnes. Pourtant ce sont deux choses sans lesquelles nous ne pouvons vivre. Il nous appartient de les réconcilier du mieux que nous pouvons. Ces deux tendances sont peut-être déjà présentes, jusqu'à un certain point, dans un livre à portée sociale comme Bonheur d'occasion, bien que je ne croie pas vraiment qu'on devrait le qualifier de "roman social"…
– Et pourquoi pas?
– Parce que c'est en partie ça, mais c'est aussi autre chose, j'espère ; ce n'est pas un roman à thèse. Bien sûr, il présente des préoccupations sociales, mais je crois qu'il s'y trouve aussi une certaine étude de la condition humaine. On n'y retrouve pas que du désespoir social, n'est-ce pas? » (193)
« [Les personnages] sont pas mal détachés de ma propre volonté, d'une certaine façon. Bien sûr juste "d'une certaine façon", parce que nécessairement, quelqu'un doit écrire le livre, tenir les rênes et mener le tout. Tout ce que je sais, c'est que je reste un peu en arrière et que j'essaie de suivre mes personnages. C'est comme si on suivait quelqu'un dans une foule, vous savez, et qu'on essayait de ne pas le perdre de vue. Vous avez peur que sa silhouette vous échappe, mais vous ne voulez pas vous faire pendre à suivre cette personne. Vous avez besoin de liberté par rapport à ce personnage et je suppose que l'inverse est vrai aussi. » (196)

« Je pense qu'un écrivain rêve, comme Pierre dans La Montagne secrète, de rassembler brièvement tous les sujets d'un seul coup. Bien sûr, il n'y parvient jamais et c'est pourquoi il y aura toujours des écrivains et des artistes. Ils courent tous après la même chose. Mauriac a évoqué cela en de très beaux termes ; il a dit qu'il visait toujours à écrire le livre qui le dispenserait d'en écrire d'autres. Fondamentalement, nous espérons tout mettre dans un seul livre, une seule image, une seule chanson, mais il manque bien sûr toujours quelque chose. C'est pourquoi il nous faut recommencer. » (213)

Gabrielle Roy, Gilles Dorion et Maurice Émond, « Gabrielle Roy », Québec français, décembre 1979, p. 247-258.

« – Êtes-vous davantage conteuse que romancière?
– Je pense être les deux tour à tour, selon les besoins de la cause. Habituellement, le sujet dicte sa propre structure, et c'est, selon le cas, le roman, le conte, la nouvelle ou les nouvelles apparentées s'emboîtant l'une dans l'autre et se complétant pour, en fin de compte, signifier plus que la somme totale des parties, comme dans Rue Deschambault, par exemple. Je trouve cependant de plus en plus difficile de distinguer entre le roman de forme usuelle et le genre à Schéhérazade des Mille et Une Nuits où le récit appelle le récit qui appelle le récit qui appelle le récit. De plus en plus m'enchante cette manière parce qu'elle me semble toujours mouvante et contenir le moins de temps creux et le plus de temps forts. » (252)

—. Jeux du romancier et des lecteurs, dans Marc Gagné, Visages de Gabrielle Roy. L'oeuvre et l'écrivain, Montréal, Beauchemin, 1973 [1955], p. 263-272.

« Un romancier est un être humain qui invente des personnages, des événements, de la peine, des déboires, qui, non seulement arrive à se persuader que tout cela est vrai, important, plus important que de vivre, mais prend le temps, parfois des années, à le faire croire aux autres. Et, pour notre bonheur à tous, il se trouve
quantité de naïfs prêts à l'accepter. Il n'est pas étonnant que pareille vocation excite tant la curiosité. Cependant, s'il y a le romancier, le prestidigitateur, il y a aussi les lecteurs, les gens qui sont dupes.

Il me plaît beaucoup de vous parler de vous-mêmes, les dupes, dont je suis au reste. » (263)

« Pour certaines gens, lire des romans constitue une perte de temps. Je me méfie un peu de ces personnes trop sérieuses. Enlevons de nos mémoires et de nos coeurs les personnages de la littérature, enlevons le Père Goriot, Eugénie Grandet, Anna Karénine, Raskolnikov, Madame Bovary : – certains sont si puissamment créés qu'ils sortent des livres, existent pour ainsi dire, seuls ; s'il y a le musée des oeuvres d'art de Malraux, il y a aussi le musee imaginaire des grands noms de la littérature; – enlevons ces mille personnages qui nous accompagnent à travers la vie, et nous serons bien appauvris ! » (263)

« Ennuyer, dit-on, n'est pas permis. Mais l'un va être ennuyé de ce qui fera précisément la joie de l'autre. Il est impossible, il serait même mauvais de ne jamais ennuyer. C'est à ce qui l'ennuie, souvent, qu'un lecteur se découvre. De très grandes oeuvres contiennent des passages rebutants que chacun aurait envie d'escamoter s'il écoutait sa paresse. Qui n'a pas eu la tentation, en lisant Les frères Karamazov, d'aller voir au terme du chapitre si certaines conversations interminables ne sont pas à la veille de finir ? En lisant Guerre et Paix, d'ignorer le compte rendu minutieux des tactiques de guerre de Napoléon ainsi que des Russes? Qui pourrait lire Don Quichotte d'un trait sans devenir lui-même le Chevalier à la Triste Mine ? Et
David Copperfield ? Ou le Pilgrim' s Progress de Bunyan ? Les plus grands auteurs ne craignent pas d'être longs et paisibles dans leurs efforts.

Thomas Hardy, Thomas Mann encore plus, dans son Buddenbrooks, éveillent parfois dans mon esprit l'image de grands boeufs lents et forts s'en allant au pas à travers leur géniale idée. On dit que cela n'est pas conforme au goût français qui aime la brièveté et la concision. Mais Proust est loin d'être pressé... heureusement. Et Claudel ! Ne faut-il pas une inlassable patience pour attendre que, tout à coup, au moment où on allait peut-être se lasser de cette avalanche, de cette cataracte de mots, descende sur nous une belle et noble image ... une image vraiment irremplaçable ! » (266)

« Songez un peu la douceur de cet échange fraternel qui s'opère par les romans depuis Robinson Crusoé, le premier roman véritable, nous dit-on. Mais longtemps avant, les hommes avaient commencé d'écouter bien volontiers celui d'entre eux qui savait leur parler d'eux-memes.

Il me semble que le premier petit groupe amical a dû, sur terre, se former autour d'un conteur. » (267)

« En somme, c'est sur le terrain de la sympathie humaine que se rencontrent le romancier et le lecteur, prêts tous deux à aimer les hommes, non tels qu'on les voudrait, mais bien tels qu'ils sont. La sincérité est aussi indispensable au bon lecteur qu'au romancier. » (269)

« Dans le roman, on peint les intentions, les tentatives maladroite aussi bien que, parfois, leur échec. Cependant qui dit le plus vrai ? Le roman ou notre regard trop rapide de tous les jours ? Beaucoup de mystère subsiste, et c'est heureux. C'est peut-être parce qu'au fond nous ne savons pas encore très bien ce pourquoi un roman nous fascine tant.

Mais d'essentiel, de profond, entre le romancier et ses lecteurs, voici ce qui se passe : un jour, une émotion forte s'épanouit dans l'âme d'un écrivain, une émotion impérieuse à laquelle il devient impossible de résister, que l'âme souffre de ne pouvoir communiquer. Chacun sait combien il est difficile de réduire au silence une souffrance et encore plus peut-être une joie. Parfois, la peine, la joie accaparent notre âme au-delà de toute mesure. Ce désir de partager avec ses semblables, le romancier l'éprouve plus que tout autre. C'est donc cette émotion qui va allumer le feu de la forge, qui va brûler et se consumer pour ainsi dire elle-même tout en ménageant sa propre flamme d'où naîtra l'oeuvre, chapitre après chapitre. » (270)

« Ainsi, lecteurs, romanciers, poètes, tous un peu fous nous jouons ensemble un beau jeu passionnant, le jeu peut-être le plus sérieux de tous les jeux de notre existence, puisque, dans ce jeu ce que nous apprenons en commun, c'est le désir de vaincre enfin notre solitude. » (271)

—. « Mémoire et création. Préface de La Petite Poule d'Eau », dans Fragiles lumières de la terre. Écrits divers (1942-1970), Montréal, Boréal, 2004 [1978], p. 239-245.

« Et plus je m'enfonçais dans cet étrange pays silencieux, moins je croyais possible d'en revenir jamais. Quelques lecteurs de mon livre ont bien voulu me reconnaître dans mademoiselle Côté. En un sens, je fus elle, ou elle fut moi, surtout par la sensation d'extrême dépaysement que je ressentis ce jour-là.
N'est-ce pas Gide qui a dit : "Avant de découvrir des terres nouvelles, il faut consentir à perdre de vue tout rivage"? Eh bien, dès lors je perdis de vue mes rivages familiers, et j'ai gardé pour la vie le sentiment que nulle partie de ce monde n'en est le centre. » (240)

« J'étais songeuse, comme en suspens entre le réel et quelque appel de l'imagination, du souvenir. Et c'est alors, brusquement, que le pays de la Petite-Poule-d'Eau se réveilla sans bruit au fond de ma mémoire. Et tout d'abord, ce fut en moi comme une sorte de douce et poétique nostalgie de cette île où je m'étais si fortement ennuyée. Peut-être les temps étaient-ils propices à cette nostalgie. […] Et pour se détendre, pour espérer, sans doute mon imagination se plaisait-elle à retourner au pays de la Petite-Poule-d'Eau, intact, comme à peine sorti des songes du Créateur. […] Peu après, j'allai faire un bref séjour en Angleterre chez une vieille amie qui habitait un village de la forêt d'Epping. Et là aussi me suivirent le murmure, le silence, les appels d'oiseaux sur les bords d'une lointaine rivière. Puis, un matin, je m'éveillai, connaissant tout à coup les gens que j'aurais aimé rencontrer là-bas. Ce furent les Tousignant. Ils m'apparurent, Luzina surtout, jeunes comme au début du monde, et, venant à la vie, déjà ils étaient épris du désir d'apprendre. On pourrait tout aussi bien dire d'aimer. Par mes personnages, j'ai appris bien des choses. De Luzina, j'ai appris que s'instruire, connaître, aimer, c'est à peu près la même chose. Et ainsi, mon paradis terrestre de la Poule-d'Eau tout aussitôt créé, je le peuplai d'enfants ; après cela, je fus bien forcée d'y édifier au plus vite une école. Ou plutôt, je laissai faire les Tousignant. Des maîtres vinrent les instruire qui ne furent pas parfaits ; ils étaient humains, ils avaient leurs défauts. Et même si l'on veut bien y faire attention, apparaissent, à travers ce récit, des éléments de discorde latents tout mêlés pourtant à la bonne volonté humaine. […] Mon bonheur fut de saisir sa vie à son frémissement le plus joyeux, le plus jeune et – je me dis parfois – peut-être le plus vrai. » (244-245)

—. Un jardin au bout du monde, Montréal, Boréal, 1994 [1975], p. 7-8.

« "Où iras-tu Sam Lee Wong?" fut longtemps laissé à l'état d'ébauche, pour ainsi dire abandonné en cours de route, et le serait sans doute resté sans la curieuse insistance du Chinois à se rappeler à mon souvenir, à me rappeler surtout qu'il n'y avait peut-être que moi à avoir imaginé son existence et par conséquent à pouvoir lui donner vie. Comme c'est puissant sur le coeur d'un écrivain, cet appel, Dieu sait de quels limbes, d'un personnage qui demande à vivre !
De même, "Un jardin au bout du monde" est né de la vision que je saisis un jour, en passant, d'un jardin plein de fleurs à la limite des terres défrichés, et de la femme y travaillant, sous le vent, en fichu de tête, qui leva vers moi le visage pour me suivre d'un long regard perplexe et suppliant que je n'ai cessé de revoir et qui n'a cessé, pendant des années, jusqu'à ce que j'obtempère de me demander ce que tous nous demandons peut-être du fond de notre silence :
Raconte ma vie. » (8)

—. Heureux les nomades et autres reportages (1940-1945), édition préparée par Antoine Boisclair et François Ricard, avec la collaboration de Jane Everett et Sophie Marcotte, Montréal, Boréal, coll. « Cahiers Gabrielle Roy », 2007.
 

« Du port aux banques (1941) », p.64-77.

Après une description du port de Montréal : « Ici, le grand roman touche à sa fin ; le blé en sortira en pain blanc ou sera confié aux océaniques pour le voyage outre-mer. » (66)

« L'appel de la forêt (1945) », p. 392-416.

« Dans le roman du bois, la tâche du bucheron est peut-être la plus modeste, la plus ingrate. » (399)

—. Le pays de Bonheur d'occasion et autres récits autobiographiques épars et inédits, édition préparée par François Ricard, Sophie Marcotte et Jane Everett, Montréal, Boréal, coll. « Cahiers Gabrielle Roy », 2000.
 

« Ma petite rue qui m'a menée autour du monde (vers 1978) », p. 41-62.

« Bonheur d'occasion eut sans doute plus de succès qu'il n'en méritait, peut-être à cause de son accent sincère et naïf d'indignation si profondément ressentie. Il eut pour résultat de me faire connaître comme une romancière de réalisme social – ce que je n'étais pas le moins du monde. J'étais restée l'inlassable voyageuse de la rue Deschambault, tantôt portée vers ce côté-ci, tantôt vers ce côté-là, subjuguée par l'horizon où monte le soleil ou par celui où il s'enfonce comme en des abîmes de mystère. » (57)

« Après ce premier roman de ton presque désespéré, je fus comme perdue. Serais-je condamnée à ne décrire que le côté sombre de l'existence? Tout vrai qu'il soit, il n'est pas tout le vrai de la vie. […] Je me rappelai mon passage, juste avant mon premier séjour en Europe, en 1937, dans une île reculée, au nord du Manitoba, où j'avais obtenu une école d'été, située vraiment au bout du monde. Ce que j'avais retenu de là-bas, sans même le savoir moi-même, s'éveilla un beau matin avec force dans mon esprit, l'ordonna. J'écrivis La Petite Poule d'Eau, livre des tout premiers commencements d'une petite communauté humaine encore baignée d'aube et de jeune espoir. Je m'y reposai comme parmi mes vieux chênes patients, peut-être quelques-uns de mes lecteurs s'y reposèrent-ils aussi, ce dont je serais heureuse. Mais bientôt me ressaisit l'angoisse que me communiquent le monde, ses conflits, son incessant verbiage, sa maladie d'information, de discussion, de propagande, et je fus habitée par l'âme bouleversée de mon pauvre Alexandre Chenevert. » (58)

« Ma rencontre avec les gens de Saint-Henri (1947) », traduit de l'anglais, p. 81-85.

« Il m'est difficile de concevoir que les personnages de Bonheur d'occasion n'ont pas toujours existé. De plus loin que je me souvienne, pourtant, il me semble que c'est à cet endroit et au cours de cette orageuse et tumultueuse soirée qu'ils sont venus au monde. Une multitude d'ouvriers harassés, de jeunes ouvrières des fabriques de cigarettes et de serveuses de Quinze-Cents déferlaient hors des bâtiments. […] C'était une nuit de solitude en dépit du roulement des tambours et du tintement des cloches et je pense que c'est de cette solitude qu'a émergé pour moi le personnage de Florentine, moitié printemps, moitié misère, jeune fille désespérément en mal d'amour. D'autres personnages me sont venus immédiatement à l'esprit à ses côtés. Peut-être ai-je même imaginé alors Azarius, l'ancien menuisier dépossédé de son métier et par là même de sa dignité et de son désir de vivre. Peut-être aussi l'âme de Rose-Anna s'agitait-elle en moi car, durant mes errances à travers les rues mal éclairées, j'avais remarqué que chaque maison mal peinte portait le signe incontestable de la venue du printemps : la vieille pancarte "À louer". […] Rose-Anna m'était apparue comme une petite femme ronde d'une quarantaine d'années qui, à l'instar des autres, devait péniblement parcourir les rues étroites à la recherche du nouveau logement où elle mettrait au monde son onzième enfant. » (82)
 

« Le pays de Bonheur d'occasion », p. 87- 100.

« Ce doit être au bord du vieux canal que j'ai commencé à faire la connaissance de Pitou de Bonheur d'occasion. Là et ailleurs. (Il faut presser, comme des citrons, le sens de bien des rencontres humaines les plus éloignées l'une de l'autre pour obtenir la substance d'un personnage fictif.) » (94)

« À force d'écouter parler les gens au cours des soirs d'été, je me vis un jour avec un roman à écrire sur le bras. D'abord, je n'en voulus pas. Je me rebiffai. Au vrai, ai-je jamais vraiment consenti à être écrivain? Je ne pense pas. J'avais déjà trop bien pressenti qu'embarqué dans ce chemin, on ne peut en voir le bout. On marche de colline en colline ; chacun est un peu plus haute que la précédente, mais jamais assez pour voir au-delà de celle qui vient. Des nouvelles, des contes, des récits qui me rendraient assez vite ma liberté ; cela, oui, je le voulais bien. Mais un roman! » (96)

« Si je parle aujourd'hui de ces choses, ce n'est certes pas par amitié envers le livre [Bonheur d'occasion] dans lequel j'ai cherché à leur donner vie, mais envers ce qui reste en arrière de non exprimé, d'errant, de non capturé de libre et, par cela même, de séduisant encore. Car il arrive parfois qu'un roman puisse faire songer à un iceberg dont on dit qu'un huitième seulement de la hauteur totale émerge de l'eau. C'est sa partie immergée, sur laquelle tout repose, et qui cependant n'a pas été dite, c'est ce vieux fond de rêve mi-obscur qui lui assure, s'il doit y parvenir, de flotter quelque temps… » (100)

Back to top