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(1956-…)

Dossier

Le roman selon Michel Houellebecq

Le naturalisme huysmansien de Michel Houellebecq, par Gabrielle Roy-Chevarier, 16 janvier 2016

Introduction.

L'idée d'un rapprochement entre la vision du roman de Michel Houellebecq et celle de Joris-Karl Huysmans, épigone du mouvement de la décadence à la fin du XIXe siècle, m'est venue lors de la lecture de Soumission (2015). Dans ce dernier roman de Houellebecq, un dialogue s'établit en effet entre François, professeur spécialiste de Huysmans, et ce dernier, naturaliste impertinent. L'auteur d'À rebours voit sa vision désenchantée du monde et son parcours spirituel se décalquer sur le personnage houellebecquien, lui-même partagé, dans une France devenue islamique, entre l'ennui de sa propre existence et le désir d'une rédemption par la conversion religieuse. Or, par-delà ce rapprochement circonstanciel (pour lequel Huysmans fournit un matériau thématique essentiel au roman de Houellebecq, tant par les idées véhiculées dans ses oeuvres que par sa biographie), il est également frappant de constater à quel point l'oeuvre romanesque de Houellebecq est, de manière générale, très « huysmansienne ». L'intuition à l'origine de ce travail est ainsi que l'intertexte huysmansien dans Soumission confère un éclairage nouveau à la vision du monde et à la pratique du roman de Houellebecq, en les replaçant dans un contexte de pensée propre à la fin du XIXe siècle (que l'on pourrait même situer plus précisément au début des années 1880). Ce contexte est notamment celui de la découverte de Schopenhauer par les écrivains français, le philosophe se trouvant sans surprise parmi les influences majeures de Huysmans comme de Houellebecq, tous les deux aussi profondément marqués par Baudelaire.

Mais ce contexte que Houellebecq actualise est aussi directement lié à l'histoire du roman, étant celui du règne, encore sans partage, du naturalisme zolien dans le paysage romanesque français. Le naturalisme se distingue du réalisme en ce qu'il se présente comme une « méthode » et prend racine dans le discours positiviste et médical de l'époque : on y retrouve les influences d'Auguste Comte (admiré par Houellebecq, qui écrit plusieurs articles sur le positivisme) et du physiologiste Claude Bernard. Au risque de trop résumer, le naturalisme s'inspire de la méthode expérimentale de Claude Bernard et du positivisme en général en ce qu'il procède par hypothèse a priori plutôt que par empirisme : la théorie précède l'expérience, bien qu'elle soit fondée sur une observation rigoureuse de la réalité. Le roman naturalisme se trouve alors à démontrer, plutôt qu'à découvrir, des mécanismes sociaux ou psychologiques, et forme par là même un système illustrant une certaine vision du monde : nous sommes ici aux antipodes du roman d'aventures. Chez Huysmans, le naturalisme se déleste de l'enthousiasme général qu'a la société de son époque pour les progrès techniques et scientifiques, son hypothèse a priori étant celle d'un monde en déroute, ennuyeux et médiocre, que l'individualisme simplifie et dans lequel la liberté est une fiction, puisque l'individu est prisonnier de la souffrance de ses désirs (le plus souvent vils) ou de l'ennui de les voir satisfaits. La même vision du monde, directement importée de Schopenhauer, se retrouve chez Houellebecq, dès ses premiers écrits. On peut citer l'exemple de cet entretien de 1995 où il parle de son « intuition que l'univers est basé sur la séparation, la souffrance et le mal » (Interventions, p. 39) :

Compte tenu du système socio-économique mis en place, compte tenu surtout de nos présupposés philosophiques, il est visible que l'humain se précipite vers une catastrophe à brève échéance, et dans des conditions atroces, nous y sommes déjà. La conséquence logique de l'individualisme c'est le meurtre, et le malheur (Interventions, p. 47).

Chez Huysmans comme chez Houellebecq, c'est trop souvent cette vision du monde qu'on retient, le pessimisme radical et spectaculaire, au détriment de ses conséquences esthétiques pour le roman, c'est-à-dire des moyens formels ou techniques, voire des jeux et des truchements mis en place pour la porter, pour la rendre crédible au lecteur. Or l'art de ces deux romanciers, de Houellebecq en particulier, est loin d'être un art de la transparence, de la simple transposition d'observations ou de notes prises sur le monde. C'est à l'inverse un art où se joue à plein l'agilité du romancier, qui doit démontrer son hypothèse expérimentale, son parti pris sur le monde, à l'aide de la mise en récit. L'un de ces truchements, qui rapproche de nouveau Houellebecq de Huysmans, est celui du personnage. Invariablement, chez l'un comme chez l'autre, le personnage central des romans sera un être mou, impuissant, maladif, insignifiant. Houellebecq commente :

Mes personnages ne sont ni riches, ni célèbres ; ce ne sont pas non plus des marginaux, des délinquants ni des exclus. On peut trouver des secrétaires, des techniciens, des employés de bureau, des cadres. […] Donc des gens tout à fait moyens, a priori peu attirants d'un point de vue romanesque. C'est sans doute cette présence d'un univers banal, rarement décrit (d'autant plus rarement que les écrivains le connaissent mal) qui a surpris dans mes livres – en particulier dans mon roman (Interventions, p. 115).

Dans une entrevue rédigée sous le pseudonyme d'Anna Meunier, Huysmans présente aussi comme une particularité de ses romans « le type unique qui tient la corde dans chacune de ses oeuvres » : « Cyprien Tibaille, André, Folantin et des Esseintes ne sont, en somme, qu'un seul et même personnage, transporté dans des milieux qui diffèrent. » (En marge, p. 68) Ce « type unique » peut sembler, chez Huysmans comme chez Houellebecq, n'être que le double de son auteur (Houellebecq prénomme d'ailleurs souvent ses personnages « Michel » et se met lui-même en scène dans La Carte et le Territoire). En réalité, il s'avère plutôt être un outil de prédilection pour l'exploration désenchantée du monde, un « antihéros » qui est moins l'incarnation d'un écrivain sans imagination, puisant dans sa propre biographie faute de mieux, que ce qui permet de rendre pensable une hypothèse expérimentale. L'exemple du personnage montre l'effet trompeur de l'insignifiance, qui semble s'accompagner d'un effacement du travail romanesque, ou faire du roman un genre qui va de soi, pouvant exprimer sans filtre la réalité banale de la vie quotidienne.

Chez Houellebecq comme chez Huysmans, le genre romanesque se présente comme un choix générique conscient et réfléchi, comme le prouvent à la fois leur préférence marquée pour la poésie et leur méfiance du roman. Dans plusieurs de ses essais, Huysmans attaque de manière virulente le « romanesque », dont il voudrait extraire toute trace de ses propres romans. Il ne s'agit pas de dire que Houellebecq « s'inspire », ou « copie » Huysmans, autant dans sa vision que dans sa pratique du roman ; les deux auteurs se distinguent en effet par les conséquences esthétiques de leur « naturalisme ». Si Huysmans, surtout dans ses oeuvres précédant sa conversion au catholicisme, tente de déconstruire le genre à même ses romans, d'en explorer les limites esthétiques, notamment par un rejet du déterminisme zolien (À rebours va avoir une influence sur toute une génération d'écrivains, eux aussi « en crise » avec le genre romanesque), Houellebecq se révèle être un héritier beaucoup plus fidèle au naturalisme comme méthode romanesque. Ce n'est pas dire que Houellebecq cherche à construire une oeuvre qui se présente comme une vaste enquête sociale, lieu commun des grands projets romanesques du réalisme et du naturalisme. Ce qu'on doit associer au « naturalisme » n'est pas une visée globale, un succédané de l'ambition de Zola, mais une méthode et un a priori esthétique qui font du roman non pas un outil de représentation directe du monde, mais une machine expérimentale proposant une hypothèse convaincante sur la condition humaine, dont les outils conceptuels sont largement fournis par la philosophie et la pensée du XIXe siècle (Schopenhauer, Auguste Comte) et par l'affirmation d'une solidarité entre le genre romanesque et les sciences pures, l'influence majeure étant, pour Houellebecq, Niels Bohr (mécanique quantique), plutôt que Claude Bernard, comme pour Zola.

À travers la vision naturaliste de Houellebecq se révèle aussi une grande conscience des matériaux romanesques mis à la disposition de l'écrivain dans sa démarche expérimentale, ainsi que du rôle du romancier dans la fabrication du « réel » montré : en cela, ultimement, il se rapproche de Huysmans, pour son usage particulier du « document », qui évide et alimente à la fois la matière romanesque, et pour le désir de porter sur le monde un regard qui soit aussi tributaire d'une interrogation métaphysique.

1- Le roman comme machine expérimentale.

Le début de la carrière d'écrivain de Houellebecq (c'est-à-dire les années 1990) est marqué par une pratique mixte : plusieurs recueils de poésie, La Poursuite du bonheur (1991), Le Sens du combat (1996), Renaissance (1999), s'intercalent entre deux romans, Extension du domaine de la lutte (1994) et Les Particules élémentaires (1998). Comme la critique s'interroge sur cette double pratique d'écriture, Houellebecq est souvent appelé à commenter les rapports entre la poésie et le roman. S'il ressort de ce travail comparatif certaines définitions éculées du roman – en tout cas pour un « tsariste » – (le roman est décrit comme un genre omnivore, comme un genre nécessairement « impur » pour être intéressant), ou si, parfois, le débat est évité grâce à l'idée « d'oeuvre », d'un livre unique décloisonnant les genres, la comparaison entre poésie et roman permet aussi à Houellebecq d'aborder la question sous un angle esthétique, ce qui confère à son choix de genre un poids intellectuel. Dans des essais comme « Jacques Prévert est un con » (1992) ou « L'absurdité créatrice » (1995), la question esthétique se pense selon deux axes : d'abord par le biais du rapport entre fond et forme, puis par celui du rapport au monde, du problème de la perception : « Toute perception s'organise sur une double différence : entre l'objet et le sujet, entre l'objet et le monde. La netteté avec laquelle ces distinctions sont envisagées a des implications philosophiques profondes, et c'est sans arbitraire qu'on peut distribuer les métaphysiques existantes le long de ces deux axes. » (Interventions, p. 33-34). Alors que l'ambition de la poésie est celle d'assurer une corrélation maximale entre la vision du monde et la forme esthétique, celle du roman est à l'inverse de saper toute possibilité d'une vision univoque, non ambiguë. Le langage poétique, que Houellebecq préfère au langage prosaïque (celui-là même qui sert de matériau au roman), crée un « effet d'illimitation » (Interventions, p. 32), la possibilité d'un « discours foncièrement a-logique » (Interventions, p. 32), qui permet d'embrasser une réalité plus vaste :

« Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle… ». Ce vers terriblement chargé, comme tant de vers de Baudelaire, vise à tout autre chose que transmettre une information. Ce n'est pas seulement le ciel, c'est le monde entier, l'être de celui qui parle, l'âme de celui qui écoute qui sont investis par une tonalité d'angoisse et d'oppression. La poésie se produit ; la signification pathétique envahit le monde. (Interventions, p. 32)

La faiblesse du roman est d'utiliser, à l'inverse de la poésie, un langage prosaïque, qui « organise des réflexions, des arguments, des faits ; au fond, il organise surtout des faits. […] Tout aspect qualitatif ou émotif disparaît de notre vision du monde. » (Interventions, p. 31) Or l'affirmation de faits condamne à une vision partielle, incomplète du monde, bien que le but inverse soit habituellement visé. Autrement dit, la langue prosaïque dévoile, plus qu'elle ne camoufle, l'échec qu'il y a à vouloir dire le monde. C'est cet échec que reconduirait le roman, s'il ne pouvait aussi être le lieu d'un assemblage de faits contradictoires, d'affirmations complémentaires qui, pris ensemble, re-complexifient le rapport au monde. C'est pourquoi on peut lire derrière les théories de Bohr, que convoque Houellebecq, une réflexion sur l'art du roman. Le langage prosaïque du roman ne sert par à exprimer un rapport direct au monde, mais à construire un « malaise conceptuel » :

Le principe de complémentarité introduit par Bohr est une sorte de gestion fine de la contradiction : des points de vue complémentaires sont simultanément introduits sur le monde ; chacun d'entre eux, pris isolément, peut être exprimé sans ambiguïté en langage clair ; chacun d'entre eux, pris isolément, est faux. Leur présence conjointe crée une situation nouvelle, inconfortable pour la raison; mais c'est uniquement à travers ce malaise conceptuel que nous pouvons accéder à une représentation correcte du monde. (Interventions, p. 36)

La distinction esthétique que trace Houellebecq entre poésie et roman s'illustre par sa critique de poètes comme Jacques Prévert et de romanciers comme Alain Robbe-Grillet. Les uns comme les autres se « trompent » esthétiquement, non pas parce qu'ils produisent des oeuvres formellement mauvaises, mais parce qu'ils partent du principe que le monde à décrire est simple, stable et univoque. À titre d'exemple, les romanciers « Minuit » fondent leur pratique sur une assertion fausse, qui est celle d'une connaissance possible du monde par l'éradication du sentiment, de la subjectivité. Il s'agit plus précisément de l'erreur de croire qu'une oeuvre esthétique peut naître d'un contact direct, immédiat, au monde (la « position esthétique » étant au contraire pour Houellebecq, comme je le montrerai plus tard, celle d'un retrait, d'une suspension momentanée des désirs et des actions) :

C'est la réalisation parfaite de la sentence de Démocrite : « Le doux et l'amer, le chaud et le froid, la couleur ne sont que des opinions ; il n'y a de vrai que les atomes et le vide. » Texte d'une beauté réelle, mais restreinte, qui évoque irrésistiblement la fameuse écriture Minuit, dont l'influence se poursuit depuis une quarantaine d'années, justement parce qu'elle correspond à une métaphysique démocritéenne restée largement majoritaire […] En principe la cause semble entendue, et la poésie condamnée – sympathique résidu d'une mentalité prélogique, celle du primitif ou de l'enfant. Le problème est que la métaphysique de Démocrite est fausse. Précisons : elle n'est plus compatible avec les données de la physique du XXe siècle. En effet, la mécanique quantique invalide toute possibilité d'une métaphysique matérialiste, et conduit à revoir de fond en comble les distinctions entre l'objet, le sujet et le monde. (Interventions, p. 31-34)

La faiblesse fondamentale du roman, c'est-à-dire la matérialité même de son langage, telle que portée à son comble par le Nouveau roman, devient, au fur et à mesure que Houellebecq voit son oeuvre de romancier prendre de l'ampleur, moins un écueil esthétique qu'une force à exploiter. Devant le constat d'une impossibilité de dire le monde, de passer outre la question épineuse des conditions de la perception esthétique (je ne sais pas ici s'il s'agit d'une influence de Kant, que Houellebecq a beaucoup lu, ou de Schopenhauer), se dessine l'idée de la possibilité de jouer avec les visions et les discours portés sur le réel, à explorer, grâce au roman, les manières concurrentes ou contradictoires dont se pense le monde. C'est cette idée qui est développée dans le long (et intéressant) entretien entre Houellebecq et Martin de Haan (2004) : « C'est-à-dire qu'au fond de tout ce que j'écris, il y a une vaste tentative d'élucidation [du] monde qui m'entoure. » (p. 26) Houellebecq révèle, par ses romans, les limites du langage prosaïque, en montrant le monde non pas comme une entité stable, qu'il est possible de décrire dans son ensemble, mais comme un vaste texte avec lequel le roman joue, son matériau étant surtout « rapporté » : « en fait, mon matériau, ce n'est pas vraiment le monde. On ne peut en parler. Le monde, c'est aussi l'ensemble de ce qui a été écrit sur le monde » (p. 10) :

mais ça [ces discours sur le monde] fait partie du monde. Par exemple, dans un voyage organisé, les gens n'explorent pas le monde, ils explorent un discours sur le monde. [...] Les humains vivent dans un monde est en grande partie composé de textes, de textes sur le monde. On vit dans un univers qui est entièrement culturellement façonné, au sens large du terme[...]. (p. 26)

Le romancier, à l'inverse du poète qui se livre entier (et le monde avec lui), se révèle donc être, plutôt qu'un scribe décrivant le monde qui l'entoure, un pasticheur de discours. Le but du roman n'est pas d'imiter le réel, mais de donner un effet de réel, tout en critiquant, souvent avec humour, les conceptions, les récits, les fictions créées dans la vie de tous les jours, mais aussi dans la fiction elle-même, pour saisir le monde : « Dans les passages drôles [de Plateforme], à part Le Guide du routard, j'avais envie de me payer les best-sellers américains. » (Interventions 2, p. 201-202) Un matériau de prédilection est fourni par le domaine de la publicité. Pour Houellebecq, les publicités, les brochures, voire les manuels d'utilisateur, représentent le monde, le décrivent :

Il y a un vocabulaire, il y a des clichés. On apprend qu'il y a certaines traditions chez Mercedes (souvent désignée « la firme de Stuttgart »)… une culture. […] La publicité crée un ensemble de fables modernes. Il y a plusieurs catégories de gens modernes. On est incité à se reconnaître dans une de ces catégories, et donc à choisir certaines marques, suivant qu'on est, disons, un amoureux du classicisme ou de la décontraction. (M. de Haan, p. 11)

Houellebecq s'oppose donc à toute vision matérialiste du monde, mais aussi au « réalisme » dans l'esthétique du roman : il s'agit, selon lui, d'une conception fausse, d'une prétention qui n'a aucun fondement. Il remarque plutôt la manière dont les écrivains les moins « réalistes », les romanciers de la littérature fantastique ou de science-fiction, parviennent à donner une impression de réel non pas par une observation rendue avec minutie, mais par le pastiche de matériaux non littéraires :

Ce qui est frappant chez Lovecraft, pour en revenir à lui, c'est qu'en utilisant des choses qui ne font pas partie de la description du réel, mais qui sont déjà des médiatisations, par exemple des extraits de comptes rendus, d'observations scientifiques ou d'articles de journaux, il obtient une impression de très forte réalité. En fait, au lieu de se placer comme observateur, comme narrateur, il utilise des témoignages convergents. Donc il imite soit le style d'un journaliste, soit le style d'un scientifique, soit celui d'un homme du peuple… […] Et le résultat, c'est que son fantastique en devient plus irréfutable que celui des autres, parce qu'on a l'impression que ce n'est pas un narrateur qui a inventé l'histoire : des témoignages s'accumulent, pour aboutir à la même conclusion. (M. de Haan, p. 11-12)

Il y a en fait chez Houellebecq un plaisir avoué (et très évident à la lecture de ses romans), pour le document pris tel quel – que ce soit un guide automobile, un guide touristique – qui rappelle le plaisir qu'avait aussi Huysmans pour l'exposition purement descriptive de « documents », d'objets, de bibelots, de sons, de couleurs, plaisir qui est moins celui de « dire » le monde que celui de l'assembler ou de le désassembler, comme un jouet (métaphore qui est d'ailleurs employée par Houellebecq). La métaphore qui convient cependant le mieux au genre romanesque est celle de la « machine », que Houellebecq emprunte à Pascal, et qui permet de mieux saisir l'enjeu esthétique du roman. Le roman est une machine qui ne vise aucunement la transcendance, l'atteinte de l'essence des êtres et des choses, mais la simple exposition des discours et points de vue portés sur le monde. Il offrir une impression de réalité et de cohérence sans pour autant livrer de secrets métaphysiques : « Il faut dire en gros [affirme Pascal] : cela se fait par figure et mouvement, car cela est vrai. Mais de dire quels, et composer la machine, cela est ridicule; car cela est inutile, et incertain, et pénible. » (Interventions 2, p. 247)

2- La dynamique du roman : danger et euphorie des descentes.

Si la poésie, selon Houellebecq, permet de parler du monde « tel que les hommes le perçoivent » (Interventions, p. 31), et permet surtout d'approcher sa part de mystère et de beauté grâce à sa capacité d' « établir une parole différente [que le langage prosaïque] sur la même réalité » (Interventions, p. 31), le roman se présente quant à lui comme le genre devant tirer parti des faiblesses et des prétentions de la langue prosaïque, composée d'assertions fausses, de clichés, de récits digestibles permettant de ne pas avoir à frôler l'abîme métaphysique qui est celui d'un monde sans signification ni transcendance. Ce monde se révèle néanmoins intrigant et le romancier en Houellebecq supplante le poète de par son goût pour l'élucidation d'hypothèses :

Je ne me situe ni pour ni contre aucune avant-garde, mais je me rends compte que je me singularise par le simple fait que je m'intéresse moins au langage qu'au monde. Je suis fasciné par les phénomènes inédits du monde dans lequel nous vivons, et je ne comprends pas comment les autres poètes arrivent à s'y soustraire : vivent-ils tous à la campagne ? […] je suis effroyablement perméable au monde qui m'entoure. (Interventions, p. 111)

Le roman devient pour Houellebecq une machine lui permettant de réfléchir aux « phénomènes inédits » du monde contemporain, parce qu'il les enferme dans un système clos et inéluctable : « J'aime, en général le fait de raconter les fins, les trucs qui se terminent vraiment. » (M. de Haan, p. 21) Le but du romancier naturaliste « contemporain » n'est pas de montrer les rouages de sa machine, mais bien de les camoufler : l'hypothèse que véhicule le roman ne doit pas apparaître comme telle au premier abord, mais plutôt se révéler comme une explication convaincante, voire irréfutable, du monde. C'est donc tout naturellement que le romancier-machiniste, suivant les préceptes « positivistes » formulés d'abord par Pascal, prend la place de Dieu. En effet, bien que le romancier prétende suivre une démarche scientifique, expérimentale, la machine romanesque ne présente pour lui aucun mystère et ses hypothèses de départ se trouvent toujours vérifiées : « Ce qui est certain, c'est que je suis dans un système où l'auteur a toujours raison et c'est tout. Je suis Dieu, quoi. » (M. de Haan, p. 23) Zola, dans Le Roman expérimental, contourne ce problème logique en insistant sur la part de « génie » du romancier, sur sa créativité comme artiste, qui lui permettent d'inventer les situations narratives démontrant, sans que cette « machination » ne soit visible, la véracité des hypothèses sous-jacentes (Zola, p. 65-67). Autrement dit, le naturalisme fournit au romancier une méthode non seulement « scientifique », mais aussi « romanesque », puisqu'il se présente comme le seul cadre conceptuel, aux yeux de Houellebecq, permettant de « dire » quelque chose du monde, l'hypothèse générale de départ permettant simplement de canaliser et d'ordonner la matière romanesque :

Lorsqu'on s'est pénétré de ce principe [le positivisme], qu'on l'a pleinement assumé, dans sa radicalité, on sait qu'expliquer le monde c'est simplement le décrire. En donner la description la plus précise, la plus générale. Définir les entités, sans perdre de vue le génial principe posé quelques siècles plus tôt par Guillaume d'Ockham : ne pas les multiplier, donc, « plus qu'il n'est nécessaire ». Définir, entre ces entités, des relations le plus souvent, mais pas toujours, mathématiques. Combiner ces relations mathématiques pour en construire de nouvelles, selon les principes de la preuve. Les soumettre, sans faiblir, à la démarche expérimentale. Lorsque l'expérience vient à contredire la théorie, il faut se résoudre à un changement de paradigme; à la construction de nouvelles entités. Mais jamais on ne cherche à « composer la machine »; jamais on n'en vient à se poser la question de savoir ce qu'il y a derrière les entités physiques que l'on a définies, que l'on peut mesurer; s'il s'agit de matière, ou d'esprit, ou d'un autre agrégat mental qu'il pourrait prendre fantaisie à l'homme d'imaginer. On prend congé, en somme, et à jamais, des questions métaphysiques. (Ennemis publics, p. 150)

La méthode naturaliste se présente ainsi comme une méthode utile, le point de départ de la dynamique romanesque que tâche d'instaurer Houellebecq ; elle est au coeur de son « art » du roman. L'hypothèse, la thèse, l'affirmation parfois excessivement généralisante, qui se trouvent partout dans l'oeuvre romanesque de Houellebecq, ne sont pas conçues par le romancier comme autant de vérités qu'il voudrait inculquer à ses lecteurs, mais comme autant de points de départ dont le roman peut explorer les conséquences, comme autant de points de vue sur le monde – qui ne sont pas nécessairement ceux de l'auteur – que le roman expose, s'approprie, assemble, selon le principe de complémentarité de Bohr. Le naturalisme houellebecquien se révèle ainsi dans cette volonté de pure exposition de points de vue, souvent choquants (et qui ont valu bien des ennuis au romancier) de thèses et opinions sur le monde :

Tout le monde a des thèses. Les êtres humains ont des thèses, y compris mes personnages. […] Il y a un plaisir des thèses en elles-mêmes; par exemple, une des thèses qui m'a valu le plus d'ennuis, c'est celle de l'Égyptien dans Plateforme, thèse selon laquelle, en gros, plus une religion est monothéiste, plus elle est stupide. C'est apparemment paradoxal, mais ce n'est pas si bête. Enfin, je ne sais pas au fond ce que j'en pense. (« Entretien avec Michel Houellebecq », p. 16)

La thèse, autrement dit, est un matériau romanesque de prédilection, parce qu'elle sous-tend un récit globalisant, une perception du monde à explorer. Mais elle fait aussi partie intégrante d'une stylistique romanesque, et Houellebecq ne se cache pas du plaisir que revêt pour lui le principe même de la thèse :

C'est le principe de la généralisation qui m'intéresse, pas le contenu. Par exemple, à un moment donné, quand Bruno raconte sa vie à Michel [dans Les Particules élémentaires], Michel lui dit que la plupart des gens qu'il connaît ont mené des vies comparables. On ne sait absolument pas en quoi consistent ces vies « comparables », mais c'est l'affirmation qui compte. De même, dans Extension, il m'arrive de dire au lecteur qu'il est dans le même cas, arbitrairement, sans justification. [...] Je suis toujours attiré par une affirmation impressionnante et prétentieuse, de telles affirmations ont un vrai charme à mes yeux. Il me semble qu'il n'y en a pas mal chez Marx, par exemple. Et si Marx a réussi, c'est à mon avis parce qu'il avait un vrai sens de la formule. [...] Enfin, la littérature doit surtout être convaincante quand on la lit. Il s'agit de ne pas laisser d'issue au lecteur. (« Entretien avec Michel Houellebecq », p. 22)

Il y a un effet dynamique de la thèse, de la généralisation, de la théorie, qui constitue à la fois un matériau narratif venant compenser l'impossibilité de véritablement dire quoi que ce soit du monde et un moyen pour l'auteur de jouer avec l'arbitraire, de faire du roman l'espace de ce jeu :

Voilà une chose que beaucoup de gens ressentent : par brefs instants, ils vivent ; pourtant, leur vie prise dans son ensemble n'a ni direction ni sens. C'est pour cela qu'il est devenu difficile d'écrire un roman honnête, dénué de clichés, dans lequel, pourtant, il puisse y avoir une progression romanesque. Je ne suis pas très certain d'avoir trouvé une solution ; j'ai l'impression qu'on peut procéder par injection brutale dans la matière romanesque de théorie et d'histoire. (Interventions, p. 116)

Naturalisme d'obédience «huysmansienne» oblige, la « machine » du roman, une fois lancée, ne tourne pas en rond, elle ne cherche pas à simplement exposer des idées sur le monde ; l'hypothèse de départ, qui sera démontré avec « art », est plutôt celle d'une chute inévitable :

Or s'il y a une idée, un seule, qui traverse tous mes romans, jusqu'à la hantise parfois, c'est bien celle de l'irréversibilité absolue de tout processus de dégradation, une fois entamé. Que cette dégradation concerne une amitié, une famille, un couple, un groupement social plus important, une société entière ; dans mes romans, il n'y a pas de pardon, de retour en arrière, de deuxième chance : tout ce qui est perdu est bel et bien, et à jamais, perdu. C'est plus qu'organique, c'est comme une loi universelle, s'appliquant aussi bien aux objets inertes ; c'est, littéralement, entropique. À quelqu'un qui est à ce point persuadé du caractère inéluctable de tout déclin, de toute perte, l'idée de réaction ne peut même pas venir. Si un tel individu ne sera jamais réactionnaire, il sera par contre, et tout naturellement, conservateur. (Ennemis publics, p. 118-119)

Au coeur de l'art du roman de Houellebecq se trouve ce pessimisme radical, cet historicisme si particulier au discours social de la fin du XIXe siècle, mais surtout la volonté d'en faire une dynamique pour ses romans, c'est-à-dire l'enjeu d'un tour de force qui lui permette de montrer, en même temps que la triste situation du monde, ses ressources créatives et son intelligence :

Ce à quoi mes romans me font penser avant tout, c'est aux descentes (méconnues en général, il n'y a aucun public pour les descentes, c'est un exercice trop abstrait, et les motos de la télévision elles-mêmes hésitent, par peur de partir dans les décors). J'ai l'impression d'écrire un roman lorsque j'ai mis en place certaines forces qui devraient normalement conduire le texte à l'autodestruction, à l'explosion des esprits et des chairs, au chaos total (mas il faut que ce soit des forces naturelles, qui paraissent aussi stupides que la pesanteur ou le destin). Mon travail alors consiste à maintenir la machine sur la route, à la laisser éventuellement frôler l'abîme, sans lui permettre d'y tomber. C'est épuisant si l'on veut, mais pas dans le sens habituel; c'est surtout dangereux. Mes lecteurs en tout cas ne sont pas supposés savoir tout cela. Je donne de légers coups de frein, je contrôle l'angulation du guidon, mais ce sont des micro-variations, en principe imperceptibles de l'extérieur, le résultat doit donner l'impression d'une trajectoire géométrique et parfaite, inscrite de toute éternité. (Ennemis publics, p. 230-231)

Le romancier, dans la folle « descente » que présente un roman, joue avec la forme, les variations de style, l'usage alterné du document et de la narration, dans un jeu dynamique qu'il mène avec son lecteur qui, espère-t-il, se laissera peut-être simplement aller à « ce plaisir à la fois intellectuel et sensuel qu'on éprouve devant une descente réussie […] » (Ennemis publics, p. 231) sans trop poser de questions :

Enfin, il est toujours bon que le lecteur se rende compte que je peux écrire n'importe quoi. Ce sont des espèces d'interventions arbitraires de l'auteur, qui par là manifeste son contrôle sur le texte ; s'il se passe toujours ce qui est prévu, dans un livre, c'est quand même assez ennuyeux. Techniquement, c'est lié à la fonction des chapitres ; assez souvent chez moi, quand un chapitre se termine, il y a un risque de dérapage vers autre chose au début du suivant. C'est pourquoi les passages qu'on pourrait qualifier de poétiques, dans les sens où ils n'ont vraiment rien à voir avec l'intrigue, interviennent plus facilement en début de chapitre. (« Entretien avec Michel Houellebecq, p. 19)

3- Le roman comme art « humaniste » ?.

La dynamique interne du récit, sa décadence mesurée et réfléchie, se fait aux dépens du personnage romanesque, cet « être moyen », « normal à 80% » (« Entretien avec Michel Houellebecq », p. 24), qui ne possède ni liberté, encore moins de libre arbitre, cette notion étant tout au plus une « fiction utile » : « Disons qu'il y a des zones, des moments d'instabilité structurelle » (« Entretien avec Michel Houellebecq », p. 23), concède le romancier. Le personnage houellebecquien est en effet – et il ressemble en cela au pauvre employé de bureau qu'est Folantin de la nouvelle de Huysmans À vau-l'eau – un être schopenhauerien, projeté dans la réalité « postmoderne », où s'est complexifié le monde « comme volonté et représentation », ainsi que Houellebecq l'explique dans son essai « Approches du désarroi » :

La logique du supermarché induit nécessairement un éparpillement des désirs; l'homme du supermarché ne peut organiquement être l'homme d'une seule volonté, d'un seul désir. D'où une certaine dépression du vouloir chez l'homme contemporain : non que les individus désirent moins, ils désirent au contraire de plus en plus ; mais leurs désirs ont acquis quelque chose d'un peu criard et piaillant : sans être de purs simulacres, ils sont pour une large part le produit de déterminations externes – nous diront publicitaires au sens large. Rien en eux n'évoque cette force organique et totale, tournée avec obstination vers son accomplissement, que suggère le mot de « volonté ». D'où un certain manque de personnalité, perceptible chez chacun. […] Profondément infectée par le sens, la représentation a perdu toute innocence. On peut désigner comme innocente une représentation qui se donne simplement comme telle, qui prétend simplement être l'image d'un monde extérieur (réel ou imaginaire, mais extérieur); en d'autres termes qui n'inclut pas en elle-même son commentaire critique. L'introduction massive dans les représentations de références, de dérision, de second degré, d'humour a rapidement miné l'activité artistique et philosophique en la transformant en rhétorique généralisée. (Interventions, p. 72)

Cette analyse du monde selon le cadre philosophique de Schopenhauer, bien qu'elle condamne comme une illusion la liberté individuelle, condamne aussi l'art qui ne cherche pas à dépasser la simple représentation, dans un monde où tout est médiatisé. Pour Schopenhauer, l'art est l'un des moyens de transcender le temps circulaire de la volonté en permettant l'accès au monde des Idées. Ce n'est pas exactement ce que cherche à faire Houellebecq grâce à ses romans : il décrit à plusieurs reprises l'incapacité qu'a l'art de transformer la réalité, d'imprimer sa trace, d'atteindre à l'essence des choses, mais aussi sa propre répugnance à proposer, dans ses romans ou dans la vie, des solutions, une réponse aux problèmes qu'il décrit. Houellebecq pense cependant qu'il est possible de s'extraire du monde, de faire un « pas de côté » et d'atteindre une position esthétique :

il n'a même jamais été aussi simple qu'aujourd'hui de se placer, par rapport au monde, dans une position esthétique : il suffit de faire un pas de côté. Et ce pas lui-même, en dernière instance, est inutile. Il suffit de marquer un temps d'arrêt; d'éteindre la radio, de débrancher la télévision; de ne plus rien acheter, de ne plus rien désirer acheter. Il suffit de ne plus participer, de ne plus savoir; de suspendre temporairement toute activité mentale. Il suffit, littéralement, de s'immobiliser pendant quelques secondes. (Interventions, p. 80)

Par l'hypothèse expérimentale, qui oriente l'observation du réel au lieu de lui être soumise, une sortie du monde est possible, et le romancier « machiniste » (ou « chirurgien », si on préfère la métaphore zolienne), voit sa parole prendre une valeur esthétique. Le romancier s'extrait en effet du flux des représentations en ce qu'il cherche à en faire la synthèse, ou à en proposer une synthèse circonstancielle ; pour pouvoir parler des mécanismes sociologiques, poser un constat, il lui faut mettre à distance les déterminismes auxquels sont assujettis les individus. Au lieu de décrire cette position esthétique du romancier en des termes liés à la création, Houellebecq préfère rester du côté de la science. De machiniste, il devient ethnologue (ou zoologue, selon l'humeur du jour), l'objectif étant de mettre le mieux possible l'humanité à distance : « il faut voir les humains dans un sens comme des animaux étrangers », soutient-il dans l'entrevue accordée à Martin de Haan (p. 19). Houellebecq affirme ainsi la nécessité de se placer hors du monde pour pouvoir en parler, l'activité esthétique n'advenant pas grâce à la critique ou à l'ironie, mais grâce au recul et à l'observation, grâce à un point de vue – celui du scientifique expérimental – où la synthèse, même advenant entièrement dans et pour la fiction, est possible :

le but essentiel, c'est d'avoir un point de vue qui n'est pas tout à fait celui d'un individu immergé dans l'actualité présente. Il est facile de parler avec une certaine distance des années 70, par exemple, mais pour parler de la même manière de l'actualité, il faut se projeter un peu dans l'avenir, c'est une espèce de nécessité, un effet de distanciation. C'est pour avoir ce point de vue pour lequel tout est déjà advenu. («Entretien avec Michel Houellebecq», p. 15)

Cette distanciation nécessaire du romancier, paradoxalement, ne renforce pas ce qui peut apparaître comme une forme de froideur ou de mépris pour l'humanité. Au contraire, elle témoigne d'un grand intérêt pour la condition humaine, au point où Houellebecq parle de son activité de romancier comme d'un « destin », d'une vocation humaniste :

C'est mon destin depuis des années, depuis vingt ou trente ans peut-être, que les gens viennent me voir et me racontent sans même que je les interroge des choses que peut-être ils n'avaient racontées à personne, et que même parfois ils n'avaient jamais pensées – pensées clairement, avant de me les dire. C'est pour cela, très exactement, que je suis devenu romancier (enfin, soyons précis : que j'ai écrit quelques romans). Rien, sinon, ne m'y prédisposait vraiment : j'ai toujours préféré la poésie, j'ai toujours détesté raconter des histoires. Mais là j'ai senti, dès le début (et je sens toujours), comme une espèce de devoir (le mot est étrange, mais pour le coup je n'en vois pas d'autre) : j'étais requis à sauver les phénomènes; à donner de mon mieux une retranscription de ces phénomènes humains qui se manifestaient, si spontanément, devant moi. (Ennemis publics, p. 83)

Cette perspective permet de mieux comprendre la nature méthodologique du positivisme de Houellebecq, qui permet de circonscrire, de donner forme à la « retranscription de ces phénomènes humains ». La perspective d'une compréhension d'inspiration positiviste de l'humanité, qui prend appui sur un le « devoir » du romancier de creuser la matière spontanément partagée par les gens qu'il côtoie, explique aussi l'intérêt que revêtent pour le romancier la science-fiction et le fantastique. Ces genres romanesques permettent en effet non pas seulement de décrire la condition humaine, mais de l'élucider, de la raisonner, de dépasser, en un mot, le simple constat empirique :

Dans sa grande période, la littérature de science-fiction pouvait faire ce genre de choses : réaliser une authentique mise en perspective de l'humanité, de ses coutumes, de ses connaissances, de ses valeurs, de son existence même; elle était, au sens le plus authentique du terme, une littérature philosophique. Elle était aussi, profondément, une littérature poétique […] Sur le plan du style, par contre, il est vrai que la littérature de science-fiction a rarement atteint le niveau de sophistication et d'élégance de la littérature fantastique – en particulier anglaise – du début du siècle. (Intervention 2, p. 224)

La science-fiction permet en fait non seulement de montrer la société actuelle par sa mise à distance, mais d'ouvrir de nouvelles possibilités existentielles, de penser l'individu dans un contexte inédit, peut-être même libéré de sa décadence programmée :

Alors je pense revenir à mes premières amours : la science-fiction. La Possibilité d'une île est une étape dans cette mutation. La science-fiction me permet de bifurquer cers une littérature plus poétique et plus ouverte au rêve. Les motivations des personnages peuvent y être moins dictées par une réalité qu'on connaît tous, déjà bien résumée par la dichotomie balzacienne (le plaisir et l'or). En se projetant dans l'avenir, on peut imaginer d'autres ressorts. (Interventions 2, p. 261)

« L'humanisme » de Houellebecq, si on peut le nommer ainsi, se transpose sur son art du roman par l'ambition, très balzacienne, de proposer une vision du monde, et donc de dire quelque chose sur le monde, par opposition à ce qui pourrait apparaître comme un pur exercice rhétorique, un jeu avec les discours et les représentations forgeant le monde contemporain qui n'a d'autre but que de convaincre le lecteur. C'est selon cette perspective que doit se comprendre la critique virulente que fait Houellebecq du Nouveau roman (et plus particulièrement de Robbe-Grillet, son collègue agronome), avec lequel il admet avoir toujours mené une lutte sourde. Ce que Houellebecq reproche à Robbe-Grillet, dans son essai « Coupes de sol » (2008), est de ne pas oser dire quelque chose sur le monde ; le nouveau romancier s'évade plutôt dans une représentation consciente d'elle-même, où le réel observé se dissout dans le pur langage, selon un parti pris esthétique que Houellebecq rejette avec force :

Ce parti pris de neutralité athéorique [de Robbe-Grillet], s'il règne sans partage dans le domaine de la coupe de sols, ne fait nullement l'unanimité en philosophie des sciences. « C'est la théorie, et elle seule, qui décide de ce qui doit être observé » note brutalement Einstein. Argumentant davantage, Auguste Comte conclut que sans une théorie préalable, même très approximative, l'observation, condamnée à un empirisme sans projet, se réduit à une compilation fastidieuse et vie de sens de données expérimentales. « Une compilation fastidieuse et vide de sens de données expérimentales » : n'est pas, très exactement, ainsi que l'on pourrait décrire la littérature d'Alain Robbe-Grillet ? (Interventions 2, p. 281)

Houellebecq propose plutôt, en bon expérimentateur, de prendre le « risque » de l'erreur, de l'hypothèse erronée, mais au moins de faire le pari du roman, c'est-à-dire de la valeur esthétique et intellectuelle de la mise en récit romanesque :

Se refusant à toute théorie préalable à l'observation, Alain Robbe-Grillet se prémunit ainsi de tout cliché (car tout cliché contient une théorie succincte, et n'est reconnu comme tel que lorsque la théorie est elle-même reconnue comme ancienne, et considérée comme dépassée). À l'opposé, en ouvrant ma littérature aux conceptions théoriques qu'on peut élaborer sur le monde, je m'expose constamment au risque du cliché – et même à vrai dire je m'y condamne, ma seule chance d'originalité consistant (pour reprendre les termes de Baudelaire) à élaborer des clichés neufs. (Interventions 2, p. 282)

Le roman, comme objet esthétique, a en effet la particularité (à laquelle renonce d'emblée le romancier qui ne veut jamais poser d'hypothèse), de rendre pensable l'ambiguïté et ce, malgré les efforts du « machiniste-ethnologue » dans le contrôle de chaque virage, tout au long de la « descente » que constitue son récit. Or cette ambiguïté, affirme Houellebecq, provient de l'élément du récit duquel on n'attendait plus rien : le personnage. Houellebecq cite l'exemple de Dostoievski, son romancier de prédilection, dont l'oeuvre « est absolument saturée de thèses » mais où, pourtant, « malgré tout ses efforts, l'ambiguïté prend le dessus » (« Entretien avec Michel Houellebecq », p. 16). Le personnage romanesque ne peut jamais, ontologiquement, être parfaitement lisse, ni dans le bien, ni dans le mal : une part d'instabilité lui incombe, qui empêche le genre romanesque d'avoir un sens univoque :

Don Quichotte, c'est déjà franchement ambigu, dans son principe même. On peut le lire des tas de fois sans savoir si Don Quichotte est ridicule ou admirable. Ou bien si Sancho Panza présente une vraie sagesse ou bien le contraire, étant simplement un minable sans envergure… (« Entretien avec Michel Houellebecq », p. 17)

Pour conclure, je pense que cette part d'ambiguïté que remarque Houellebecq dans le roman, ambiguïté qui lui semble intrinsèque au genre, déplace quelque peu l'enjeu de son pessimisme général : le roman, en quelque sorte, « sauve » l'humanité de ce qu'en fait l'observation clinique. En effet, il me semble que la méthode expérimentale, que dépoussière Houellebecq, sert d'outil narratif bien plus que de justification d'une vision du monde absolue. Pour écrire des romans et faire d'eux autant d'hypothèses cherchant à élucider le monde, souligne-t-il lui-même dès ses premiers essais sur le sujet, il faut « croire » en la valeur esthétique et intellectuelle du genre. Bien que le discours du roman ne soit pas de nature scientifique, littérature et science peuvent – et doivent – partager l'ambition de décrire le monde. En fait, malgré le cynisme apparent de Houellebecq, qui formule des théories pour le moins déprimantes sur la condition sociale contemporaine et prédit même, parfois, la fin du monde occidental, une forme d'humanisme transparaît derrière son choix de devenir romancier. Machiniste expert, il s'intéresse néanmoins, en premier lieu – et c'est par là qu'il introduit son recueil de textes critiques, Interventions – aux interrogations existentielles qui découlent nécessairement des états de faits qu'il observe et que ses romans tentent de démontrer.

Isomorphe à l'homme, le roman devrait normalement pouvoir tout en contenir. C'est à tort par exemple qu'on s'imagine les êtres humains menant une existence purement matérielle. Parallèlement en quelque sorte à la vie, ils ne cessent de se poser des questions qu'il faut bien – faute d'un meilleur terme – qualifier de philosophiques. J'ai observé ce fait dans toutes les classes de la société, y compris les plus humbles, et jusqu'aux plus élevées. La douleur physique, la maladie même, la faim sont incapables de faire taire totalement cette interrogation existentielle. Le phénomène m'a toujours troublé, et plus encore la méconnaissance qu'on en a ; cela contraste si vivement avec le réalisme cynique qui est de mode depuis quelques siècles, lorsqu'on souhaite parler de l'humanité. (Interventions, p. 7)

Ouvrages cités :

  • DE HAAN, Martin, « Entretien avec Michel Houellebecq », dans Sabine van Wesemael (éd.), Michel Houellebecq, Amsterdam/New York, Rodopi, CRIN 43, 2004
  • HOUELLEBECQ, Michel. Interventions, Flammarion, 1998.
  • HOUELLEBECQ, Michel. Interventions 2, Flammarion, 2009.
  • HOUELLEBECQ, Michel et LÉVY, Bernard-Henri, Ennemis publics, Paris, Flammarion/Grasset & Fasquelle, 2008.
  • HUYSMANS, Joris-Karl. « J.-K. Huysmans », En marge, études et préfaces réunies et annotées par Lucien Descaves, Boulogne, Éditions du Griot, 1991 [1927], p. 61-75.
  • ZOLA, Émile. Le Roman expérimental, Paris, Garnier Flammarion, 1971 [1880], 2 vol.

Bibliographie

Ouvrages cités

Cette bibliographie, en cours d'élaboration, ne contient qu'une partie des entretiens et essais de Michel Houellebecq.

Michel Houellebecq, Interventions, Flammarion, 1998.

Michel Houellebecq, Interventions 2, Flammarion, 2009.

Michel Houellebecq et Bernard-Henri Lévy, Ennemis publics, Paris, Flammarion/Grasset & Fasquelle, 2008.

Martin de Haan, « Entretien avec Michel Houellebecq »,  dans Sabine van Wesemael (éd.), Michel Houellebecq, Amsterdam/New York, Rodopi, CRIN 43, 2004

Citations

Michel Houellebecq, Interventions, Flammarion, 1998.

« Introduction » :

«Isomorphe à l'homme, le roman devrait normalement pouvoir tout en contenir. C'est à tort par exemple qu'on s'imagine les êtres humains menant une existence purement matérielle. Parallèlement en quelque sorte à la vie, ils ne cessent de se poser des questions qu'il faut bien – faute d'un meilleur terme – qualifier de philosophiques. J'ai observé ce fait dans toutes les classes de la société, y compris les plus humbles, et jusqu'aux pus élevées. La douleur physique, la maladie même, la faim sont incapables de faire taire totalement cette interrogation existentielle. Le phénomène m'a toujours troublé, et plus encore la méconnaissance qu'on en a ; cela contraste si vivement avec le réalisme cynique qui est de mode depuis quelques siècles, lorsqu'on souhaite parler de l'humanité.» (p. 7)

«Les "réflexions théoriques", par conséquent, m'apparaissent comme un matériau romanesque aussi bon qu'un autre, et meilleur que beaucoup d'autres. […] Tout devrait au fond pouvoir se transformer en un livre unique, que l'on écrirait jusqu'aux approches de la mort […].» (p. 7)

«La seule chose en réalité qui me paraisse vraiment difficile à intégrer dans un roman, c'est la poésie. […] Il y a la poésie, il y a la vie ; entre les deux il y a des ressemblances, sans plus.» (p. 8)


« Jacques Prévert est un con », Les Lettres françaises 22, juillet 1992.

« À l'époque on écoutait Vian, Brassens… Amoureux qui se bécotent sur les bancs publics, babyboom, construction massive de HLM pour loger tout ce monde-là. Beaucoup d'optimisme, de foi en l'avenir, et un peu de connerie. À l'évidence, nous sommes devenus beaucoup plus intelligents.» (p. 12)

« pourquoi la poésie de Prévert est-elle si médiocre, à tel point qu'on éprouve une sorte de honte à la lire ? L'explication classique (parce que son écriture « manque de rigueur ») est tout à fait fausse ; à travers ses jeux de mots, son rythme léger et limpide, Prévert exprime en réalité parfaitement sa conception du monde. La forme est cohérente avec le fond, ce qui est le maximum qu'on puisse exiger d'une forme. […] Si Prévert écrit, c'est qu'il a quelque chose à dire ; c'est tout à son honneur. Malheureusement, ce qu'il a à dire est d'une stupidité sans bornes ; on en a parfois la nausée. […] Si Jacques Prévert est un mauvais poète c'est avant tout parce que sa vision du monde est plate, superficielle et fausse. Elle était déjà fausse de son temps ; aujourd'hui sa nullité apparaît avec éclat, à tel point que l'oeuvre entière semble le développement d'un gigantesque cliché. Sur le plan philosophique et politique, Jacques Prévert est avant tout un libertaire c'est-à-dire, fondamentalement, un imbécile.» (p. 12-13)

« Le Mirage de Jean-Claude Guiguet », Les Lettres françaises 27, septembre 1992.

« Jean-Claude Guiguet a pris le risque maximum : celui de la perfection formelle. Aussi loin de l'effet clip pub que du réalisme crachotant, très loin également de l'expérimental arbitraire : il n'y a dans ce film d'autre recherche que celle de la beauté pure.» (p. 18)

« L'absurdité créatrice », Les Inrockuptibles 13, 1995.

[Sur la poésie] : «la poésie parle autrement du monde, mais elle parle bel et bien du monde, tel que les hommes le perçoivent. C'est exactement à ce point qu'il [Jean Cohen]prend un risque considérable : car si les stratégies déviantes de la poésie ne sont pas à elles-mêmes leur propre but, si la poésie est vraiment plus qu'une recherche ou un jeu sur le langage, si elle vise vraiment à établir une parole différente sur la même réalité, alors on a affaire à deux visions du monde, irréductibles.» (p. 31)

«Le langage prosaïque organise des réflexions, des arguments, des faits ; au fond, il organise surtout des faits. […] Tout aspect qualitatif ou émotif disparaît de notre vision du monde. C'est la réalisation parfaite de la sentence de Démocrite : « Le doux et l'amer, le chaud et le froid, la couleur ne sont que des opinions; il n'y a de vrai que les atomes et le vide. » Texte d'une beauté réelle mais restreinte, qui évoque irrésistiblement la fameuse écriture Minuit, dont l'influence se poursuite depuis une quarantaine d'années, justement parce qu'elle correspond à une métaphysique démocritéenne restée largement majoritaire ; tellement majoritaire qu'elle est parfois confondue avec le programme scientifique dans son ensemble, alors que celui-ci n'a conclu avec elle qu'une alliance de circonstance [..] destinée à lutter contre la pensée religieuse.» (p. 31-32)

«Les déviances poétiques visent au contraire à créer un "effet d'illimitation", or le champ de l'affirmation envahit l'ensemble du monde, sans laisser subsister l'en-dehors de la contradiction.» (p. 32)

«Toute perception s'organise sur une double différence : entre l'objet et le sujet, entre l'objet et le monde. La netteté avec laquelle ces distinctions sont envisagées a des implications philosophiques profondes, et c'est sans arbitraire qu'on peut distribuer les métaphysiques existantes le long de ces deux axes. […] La métaphysique de Démocrite, à l'opposé, porte ces deux distinctions à leur maximum de clarté […]. En principe la cause semble entendue, et la poésie condamnée – sympathique résidu d'une mentalité prélogique, celle du primitif ou de l'enfant. Le problème est que la métaphysique de Démocrite est fausse. Précisons : elle n'est plus compatible avec les données de la physique du XXe siècle. En effet, la mécanique quantique invalide toute possibilité d'une métaphysique matérialiste, et conduit à revoir de fond en comble les distinctions entre l'objet, lesujet et le monde.» (p. 33-34)

«Le principe de complémentarité introduit par Bohr est une sorte de gestion fine de la contradiction : des points de vue complémentaires sont simultanément introduits sur le monde : chacun d'entre eux, pris isolément, peut être exprimé sans ambiguïté en langage clair; chacun d'entre eux, pris isolément, est faux. Leur présence conjointe crée une situation nouvelle, inconfortable pour la raison; mais c'est uniquement à travers ce malaise conceptuel que nous pouvons accéder à une représentation correcte du monde.» (p. 36)

« Entretien avec Jean-Yvers Jouannais et Christophe Duchatelet », Art Press 199, 1995.

«Avant tout, je crois, l'intuition que l'univers est basé sur la séparation, la souffrance et le mal; la décision de décrire cet état de choses, et peut-être de la dépasser. La question des moyens – littéraires ou non – est seconde. L'acte initial c'est le refus radical du monde tel quel; c'est aussi l'adhésion aux notions de bien et de mal. La volonté de creuser ces notions, de délimiter leur empire, y compris à l'intérieur de moi. Ensuite, la littérature doit suivre. Le style peut être varié; c'est une question de rythme interne, d'état personnel. Je ne m'inquiète pas trop des questions de cohérence; il me semble que cela viendra de soi-même. »(p. 39)

«[...] un roman devrait pouvoir d'ouvrir à n'importe quelle page, et être lu indépendamment du contexte. Le contexte n'existe pas. Il est bon de se méfier du roman; il ne faut pas se laisser piéger par l'histoire; ni par le ton, ni par le style. De même, dans la vie quotidienne, il faut éviter de se laisser piéger par sa propre histoire – ou, plus insidieusement, par la personnalité qu'on s'imagine être la sienne. Il faudrait conquérir une certaine liberté lyrique ; un roman idéal devrait pouvoir comporter des passages versifiés, ou chantés.» (p. 40)

«Actuellement, nous nous déplaçons dans un système à deux dimensions : l'attractivité érotique et l'argent. Le reste, le bonheur et le malheur des gens, en découle. Pour moi, il ne s'agit nullement d'une théorie : nous vivons effectivement dans une société simple, dont ces quelques phrases suffisent à donner une description complète.» (p. 41-42)

«Je suis quand même un peu surpris quand on me dit que j'effectue des portraits psychologiques réussis d'individus, de personnages : c'est peut-être vrai, mais d'un autre côté j'ai souvent l'impression que les individus sont à peu près identiques, que ce qu'ils appellent leur moi n'existe pas vraiment, et qu'il serait en un sens plus facile de définir un mouvement historique. Il y a peut-être là les prémices d'une complémentarité à la Niels Bohr : onde et particule, position et vitesse, individu et histoire. Sur un plan plus littéraire, je ressens vivement la nécessité de deux approches complémentaires : le pathétique et le clinique. D'un côté la dissection, l'analyse à froid, l'humour; de l'autre la participation émotive et lyrique, d'un lyrisme immédiat.»(p. 45)

« Lettre à Lakis Proguidis », L'Atelier du roman 10, 1997.

«Sans nul doute le XXe siècle restera comme l'âge du triomphe dans l'esprit du grand public d'une explication scientifique du monde, supposée par lui associée à une ontologie matérialiste et au principe déterminisme local. C'est ainsi par exemple que l'explication des comportements humains par une liste brève de paramètres numériques […] gagne chaque jour du terrain. En ces matières, le romancier fait de toutes évidence partie du grand public. La construction D'un personnage romanesque devra donc, s'il est honnête, lui apparaître comme un exercice un peu formel et vain; somme toute, une fiche technique serait bien suffisante. C'est pénible à dire, mais la notion de personnage romanesque me paraît présupposer l'existence peut-être pas d'une âme, mais au moins d'une certaine profondeur psychologique. On doit au minimum convenir que l'exploration progressive d'une psychologie fut longtemps considérée comme l'une des spécialités du romancier, et que cette réduction radicale de ses pouvoirs ne peut que l'amener à une certaine hésitation sur le bien-fondé de ses pratiques.» (p. 52)

«Peut-être plus grave encore : comme le montrent éloquemment les exemples de Dostoïevski ou de Thomas Mann, le roman est un lieu naturel pour l'expression de débats ou de déchirements philosophiques. C'est un euphémisme de dire que le triomphe du scientisme restreint dangereusement l'espace de ces débats; l'ampleur des déchirements.» (p.52)

« Dans ces conditions, le roman, prisonnier d'un comportementalisme étouffant, finit par se tourner vers sa seule, son ultime planche de salut : l' « écriture » (à ce stade, le mot de « style » n'est plus guère employé : par assez impressionnant, manque de mystère). En somme il y aurait d'un côté la science, le sérieux, la connaissance, le réel. De l'autre la littérature, sa gratuité, son élégance, ses jeux formels […]. Le spectacle a son côté triste. Je n'ai jamais pu, pour ma part, assister sans un serrement de coeur à la débauche de techniques mise en oeuvre par tel ou tel « formaliste-Minuit » pour un résultat final aussi monde. Pour tenir le coup, je me suis souvent répété cette phrase de Schopenhauer : "La première – et pratiquement la seule – condition d'un bon style, c'est d'avoir quelque chose à dire" ». (p. 53)

[Poésie semble supplanter le roman] : «Au fond si j'écris des poèmes, c'est peut-être avant tout pour mettre l'accent sur un manque monstrueux et global […] C'est peut-être aussi que la poésie est la seule manière d'exprimer ce manque à l'état pur, à l'état natif; d'exprimer simultanément chacun de ses aspects complémentaires. C'est peut-être pour laisser le message minimal suivant : "Quelqu'un, au milieu des années 199…, a vivement ressenti l'émergence d'un manque monstrueux et global; dans l'incapacité de rendre compte clairement du phénomène, il nous a cependant, en témoignage de son incompétence, laisse quelques poèmes." » (p. 56)

« Approches du désarroi », Genius Loci, La Différence, 1993.

La logique du supermarché induit nécessairement un éparpillement des désirs; l'homme du supermarché ne peut organiquement être l'homme d'une seule volonté, d'un seul désir. D'où une certaine dépression du vouloir chez l'homme contemporain : non que les individus désirent moins, ils désirent au contraire de plus en plus; mais leurs désirs ont acquis quelque chose d'un peu criard et piaillant : sans être de purs simulacres, ils sont pour une large part le produit de déterminations externes – nous diront publicitaires au sens large. Rien en eux n'évoque cette force organique et totale, tournée avec obstination vers son accomplissement, que suggère le mot de « volonté ». D'où un certain manque de personnalité, perceptible chez chacun. (p. 72)

Schopenhauer (représentation) : Profondément infectée par le sens, la représentation a perdu toute innocence. On peut désigner comme innocente une représentation qui se donne simplement comme telle, qui prétend simplement être l'image d'un monde extérieur (réel ou imaginaire, mais extérieur); en d'autres termes qui n'inclut pas en elle-même son commentaire critique. L'introduction massive dans les représentations de références, de dérision, de second degré, d'humour a rapidement miné l'activité artistique et philosophique en la transformant en rhétorique généralisée. (p. 72)

On notera par contraste la relative bonne santé de la littérature pendant la même période. […] La littérature est, profondément, un art conceptuel, c'est même, à proprement parler, le seul. Les mots sont des concepts; les clichés sont des concepts. Rien ne peut être affirmé, nié, relativisé, moqué dans le secours des concepts, et des mots. D'où l'étonnante robustesse de l'activité littéraire, qui peut se refuser, s'autodétruire, se décréter impossible sans cesser d'être elle-même. (p.74)

«il n'a même jamais été aussi simple qu'aujourd'hui de se placer, par rapport au monde, dans une position esthétique : il suffit de faire un pas de côté. Et ce pas lui-même, en dernière instance, est inutile. Il suffit de marquer un temps d'arrêt; d'éteindre la radio, de débrancher la télévision; de ne plus rien acheter, de ne plus rien désirer acheter. Il suffit de ne plus participer, de ne plus savoir; de de suspendre temporairement toute activité mentale. Il suffit, littéralement, de s'immobiliser pendant quelques secondes.» (p. 80)

« Entretien avec Sabine Audrerie », Encore 5, avril 1997.

«Poésie comme vision du monde plus mystérieuse, présence de la beauté; Ça peut se rencontrer dans un roman, mais c'est beaucoup plus rare, on est entraîné par la mécanique des événements et des personnages. Sans jouer sur les mots, on peut probablement dire que la part active dans un roman est de l'ordre de la poésie.» (p.109-110)

«Mon époque de prédilection – en poésie, comme en musique – reste la première période du romantisme allemand. […] Je ne me situe ni pour ni contre aucune avant-garde, mais je me rends compte que je me singularise par le simple fait que je m'intéresse moins au langage qu'au monde. Je suis fasciné par les phénomènes inédits du monde dans lequel nous vivons, et je ne comprends pas comment les autres poètes arrivent à s'y soustraire : vivent-ils touts à la campagne? […] je suis effroyablement perméable au monde qui m'entoure. »(p. 110-111)

« Entretien avec Valère Staraselski », L'Humanité, 5 juillet 1996.

«Mes personnages ne sont ni riches, ni célèbres; ce ne sont pas non plus des marginaux, des délinquants ni des exclus. On peut trouver des secrétaires, des techniciens, des employés de bureau, des cadres. […] Donc des gens tout à fait moyens, a priori peu attirants d'un point de vue romanesque. C'est sans doute cette présence d'un univers banal, rarement décrit (d'autant plus rarement que les écrivains le connaissent mal) qui a surpris dans mes livres – en particulier dans mon roman.» (p. 115)

Voilà une chose que beaucoup de gens ressentent : par brefs instants, ils vivent; pourtant, leur vie prose dans son ensemble n'a ni direction ni sens. C'est pour cela qu'il est devenu difficile d'écrire un roman honnête, dénué de clichés, dans lequel, pourtant, il puisse y avoir une progression romanesque. Je ne suis pas très certain d'avoir trouvé une solution ; j'ai l'impression qu'on peut procéder par injection brutale dans la matière romanesque de théorie et d'histoire. (p. 116)

Michel Houellebecq, Interventions 2, Flammarion, 2009.

« Entretien avec Christian Authier », L'Opinion indépendante, janvier 2002.

[À propos d'un acharnement contre Houellebecq concernant sa pensée sur l'Islam]: «En trois ans l'exigence de normalité est devenue plus grande. Tout le monde s'est trompé : moi, l'éditeur, l'attachée de presse… personne n'avait vu d'où viendraient les problèmes. Réellement, personne ne songeait à l'islam qui n'est pas le sujet principal du livre, mais juste un élément de la toile de fond.» (p. 195)

[Théorie sur l'Histoire] «J'ai une théorie en général au sujet de l'Histoire : il est inutile de convoquer des époques très lointaines pour expliquer l'Histoire récente. Il suffit de se reporter une ou deux générations en arrière, et l'état global est récapitulé. Cela m'énerve toujours quand on évoque les splendeurs du Moyen Âge andalou ou je ne sais quoi, car cela n'a plus aucun effet en pratique. »(p. 196)

[À propos du positivisme]: « J'aime bien cette idée selon laquelle il ne sert à rien d'expliquer psychologiquement les faits sociologiques, c'est très positiviste comme point de vue. Si je m'interroge d'un point de vue psychologique, je peux effectivement trouver des explications comme la présence des images porno qui rendent la réalité un peu fade […] Tout cela est crédible, mais c'est surtout l'aspect sociologique qui me frappe. Les rapports humains ont globalement décru.» (p.197)

[Influence de Schopenhauer] «Si l'on considère que le désir est mauvais, ce qui est mon cas, [la prostitution] est une solution. Pour supprimer le désir, il faut le satisfaire, c'est le plus simple. De ma part, ce n'est pas une position maximaliste.» (p. 199)

«Je crois comme Dostoievski que l'on devrait demander à tout porteur d'idées généreuses et générales de faire le bonheur d'une personne en particulier. C'est vrai que mes personnages sont tous politiquement nihilistes. […] C'est rationnel.» (p. 199)

[Goût pour le pastiche, travail du style] : «Dans les passages drôles [de Plateforme], à part Le Guide du routard, j'avais envie de me payer les best-sellers américains. Plus généralement, j'avais envie de faire un livre qu'on puisse lire sans s'arrêter. J'ai sacrifié des choses à la fluidité du récit et à sa vitesse. Je suis revenu aussi à un usage plus classique des temps, sur une base impartfait et passé simple éprouvée, ce qui rend le livre plus limpide et lui donne une côté plus classique. (p. 201-202)

«Chez moi, le fait de voir revivre l'époque, même dans ses aspects les plus minimes, fait partie des plaisirs de lecteur des romans du passé. Alors, je m'y autorise dans mes propres livres. […] Les romans doivent être situés. C'est dans le logique du roman. Il a besoin du présent.» (p. 202)

«Il y a quelque chose qui manque dans mes romans et que l'on veut me faire prononcer dans la réalité : c'est le message rassurant final. […] L'expression négative pure n'est plus acceptée.» (p. 203)

« Consolation technique », Lanzarote et autres textes, Librio, 2002.

«Quel serait l'intérêt d'une littérature qui prétendrait parler de l'humanité en excluant toute considération personnelle ? Hein ? Les êtres humains sont bien plus identiques qu'ils ne l'imaginent dans leur prétention comique ; il est bien plus facile qu'on ne l'imagine d'atteindre l'universel en parlant de soi. C'est là un second paradoxe : parler de soi est une activité fastidieuse, et même répugnante ; écrire sur soi est, en littérature, la seule chose qui vaille, à tel point qu'on mesure – classiquement et avec justesse – la valeur des livres à la capacité d'implication personnelle de leur auteur. C'est grotesque si l'on veut, c'est même d'une impudeur démente, mais c'est ainsi.» (p. 212)

« Sortir du XXe siècle », Nouvelle Revue française 561, avril 2002, réédité dans Lanzarote et autres textes, Librio, 2002.

« La littérature ne sert à rien. Si elle servait à quelque chose, la racaille gauchiste qui a monopolisé le débat intellectuel tout au long du XXe siècle n'aurait même pas pu exister. […] en quoi les intuitions de Dostoïevski ont-elles influencé le mouvement historique ? Absolument en rien. Marxistes, existentialistes, anarchistes et gauchistes de toutes espèces ont pu prospérer et infecter le monde connu exactement comme si Dostoïevski n'avait jamais écrit une ligne. Ont-ils au moins apporté une idée, une pensée neuve par rapport à leurs prédécesseurs du roman ? Pas la moindre. Siècle nu, qui n'a rien inventé. Avec cela, pompeux à l'extrême.» (p. 221)

«Compte tenu de l'extraordinaire, de la honteuse médiocrité des "sciences humaines" au XXe siècle, compte tenu aussi des progrès accomplis pendant la même période par les sciences exactes et la technologie, on peut s'attendre à ce que la littérature la plus brillante, la plus inventive de la période soit la littérature de science-fiction.» (p. 222)

[ Sur la littérature de science-fiction] : «Dans sa grande période, la littérature de science-fiction pouvait faire ce genre de choses : réaliser une authentique mise en perspective de l'humanité, de ses coutumes, de ses connaissances, de ses valeurs, de son existence même; elle était, au sens le plus authentique du terme, une littérature philosophique. Elle était aussi, profondément, une littérature poétique […] Sur le plan du style, par contre, il est vrai que la littérature de science-fiction a rarement atteint le niveau de sophistication et d'élégance de la littérature fantastique – en particulier anglaise – du début du siècle.» (p. 224)

«Il faudrait encore citer Ballard, Disch, Kornbluth, Spinrad, Sturgeon, Vonnegut et tant d'autres qui parfois en un seul roman, voire en une nouvelle, ont plus apporté à la littérature que l'ensemble des auteurs du nouveau roman, et que l,écrasante majorité des auteurs de polars. Sur le plan scientifique et technique, le XXe siècle peut être placé au même niveau que le XIXe siècle, Sur le plan de la littérature et de la pensée, par contre, l'effondrement est presque incroyable, surtout depuis 1945, et le bilan consternant.» ( p. 225)

« Préliminaires au positivisme », préface à Auguste Comte aujourd'hui, Michel Bourdeau, Kimé, 2003.

«Pascal nous avait déjà avertis […] : « Il faut dire en gros : cela se fait par figure et mouvement, car cela est vrai. Mais de dire quels, et composer la machine, cela est ridicule; car cela est inutile, et incertain, et pénible. : Avec son insolence caractéristique, cette phrase, tranchante comme le rasoir d'Occam, est déjà d'inspiration positiviste. Modestie ontologique, soumission à la démarche expérimentale, volonté d'abord de prédire, d'expliquer s'il se peut : un style est donné, qui, s'il a permis l'ensemble des découvertes scientifiques au cours des cinq derniers siècles, tarde à séduire un public plus étendu.» (p. 247)

« Entretien avec Gilles Martin-Chauffier et Jérôme Béglé », Paris-Match 3000, octobre 2006.

«On a vu arriver des gens qui tenaient leur culture du livre de poche – c'est-à-dire de la littérature classique, mais aussi de la littérature de genre (polar, fantastique, science fiction); et qui, par contre, avaient peu lu leurs prédécesseurs français immédiats.» (p. 257)

«Alors je pense revenir à mes premières amours : la science-fiction. La Possibilité d'un île est une étape dans cette mutation. La science-fiction me permet de bifurquer cers une littérature plus poétique et plus ouverte au rêve. Les motivations des personnages peuvent y être moins dictées par une réalité qu'on connaît tous, déjà bien résumée par la dichotomie balzacienne (le plaisir et l'or). En se projetant dans l'avenir, on peut imaginer d'autres ressorts. (p. 261)

« Coupes de sol », Artforum, septembre 2008.

[À propos de Robbe-Grillet]: «Une lutte sourde et codée s'est ainsi déroulée entre nous, pendant plusieurs années. Répétait-il contre toute évidence que Balzac correspondait à une période de stérilité, de glaciation dans la littérature française? Je portais aussitôt Balzac au pinacle, affirmant qu'il était le deuxième père de tout romancier, et que nul, s'il n'avouait à Balzac allégeance et amour, ne pouvait prétendre avoir compris le premier mot de l'Art du roman. Affirmais-je le prééminence, dans ma propre écriture, de la sociologie sur la psychologie? Il se lamentait aussitôt de la renonciation contemporaine aux ambitions formelles de la littérature pure, de sa réduction à une dimension d'exploration sociologique. (p. 278)

«Ce parti pris de neutralité athéorique [de Robbe-Grillet], s'il règne sans partage dans le domaine de la coupe de sols, ne fait nullement l'unanimité en philosophie des sciences. "C'est la théorie, et elle seule, qui décide de ce qui doit être observé" note brutalement Einstein. Argumentant davantage, Auguste Comte conclut que sans une théorie préalable, même très approximative, l'observation, condamnée à un empirisme sans projet, se réduit à une compilation fastidieuse et vie de sens de données expérimentales. "Une compilation fastidieuse et vide de sens de données expérimentales" : n'est-ce pas, très exactement, ainsi que l'on pourrait décrire la littérature d'Alain Robbe-Grillet?» (p. 281)

«Se refusant à toute théorie préalable à l'observation, Alain Robbe-Grillet se prémunit ainsi de tout cliché (car tout cliché contient une théorie succincte, et n'est reconnu comme tel que lorsque la théorie est elle-même reconnue comme ancienne, et considérée comme dépassée). À l'opposé, ou ouvrant ma littérature aux conceptions théoriques qu'on peut élaborer sur le monde, je m'expose constamment au risque du cliché – et même à vrai dire je m'y condamne, ma seule chance d'originalité consistant (pour reprendre les termes de Baudelaire) à élaborer des clichés neufs.» (p. 282)

Michel Houellebecq et Bernard-Henri Lévy, Ennemis publics, Paris, Flammarion/Grasset & Fasquelle, 2008.

«C'est mon destin depuis des années, depuis vingt ou trente ans peut-être, que les gens viennent me voir et me racontent sans même que je les interroge des choses que peut-être ils n'avaient racontées à personne, et que même parfois ils n'avaient jamais pensées – pensées clairement, avant de me les dire. C'est pour cela, très exactement, que je suis devenu romancier (enfin, soyons précis : que j'ai écrit quelques romans). Rien, sinon, ne m'y prédisposait vraiment : j'ai toujours préféré la poésie, j'ai toujours détesté raconter des histoires. Mais là j'ai senti, dès le début (et je sens toujours), comme une espèce de devoir (le mot est étrange, mais pour le coup je n'en vois pas d'autre) : j'étais requis à sauver les phénomènes; à donner de mon mieux une retranscription de ces phénomènes humains qui se manifestaient, si spontanément, devant moi.» (p. 83)

«Or s'il y a une idée, un seule, qui traverse tous mes romans, jusqu'à la hantise parfois, c'est bien celle de l'irréversibilité absolue de tout processus de dégradation, une fois entamé. Que cette dégradation concerne une amitié, une famille, un couple, un groupement social plus important, une société entière ; dans mes romans, il n'y a pas de pardon, de retour en arrière, de deuxième chance : tout ce qui est perdu est bel et bien, et à jamais, perdu. C'est plus qu'organique, c'est comme une loi universelle, s'appliquant aussi bien aux objets inertes ; c'est, littéralement, entropique. À quelqu'un qui est à ce point persuadé du caractère inéluctable de tout déclin, de toute perte, l'idée de réaction ne peut même pas venir. Si un tel individu ne sera jamais réactionnaire, il sera par contre, et tout naturellement, conservateur.» (p. 118-119)

«Lorsqu'on s'est pénétré de ce principe [le positivisme], qu'on l'a pleinement assumé, dans sa radicalité, on sait qu'expliquer le monde c'est simplement le décrire. En donner la description la plus précise, la plus générale. Définir les entités, sans perdre de vue le génial principe posé quelques siècles plus tôt par Guillaume d'Ockham : ne pas les multiplier, donc, « plus qu'il n'est nécessaire ». Définir, entre ces entités, des relations le plus souvent, mais pas toujours, mathématiques. Combiner ces relations mathématiques pour en construire de nouvelles, selon les principes de la preuve. Les soumettre, sans faiblir, à la démarche expérimentale. Lorsque l'expérience vient à contredire la théorie, il faut se résoudre à un changement de paradigme; à la construction de nouvelles entités. Mais jamais on ne cherche à « composer la machine »; jamais on n'en vient à se poser la question de savoir ce qu'il y a derrière les entités physiques que l'on a définies, que l'on peut mesurer; s'il s'agit de matière, ou d'esprit, ou d'un autre agrégat mental qu'il pourrait prendre fantaisie à l'homme d'imaginer. On prend congé, en somme, et à jamais, des questions métaphysiques. » (p. 150)

[...] c'est vrai que je m'obstine à séparer le discours littéraire – aussi intense émotionnellement, symboliquement profond qu'il puisse être – du discours de la vérité. J'ai l'impression en disant cela d'être un peu borné, une sorte de vieil emmerdeur calviniste. (Mais c'est peut-être cela que je suis, en effet.) (Remarquez, il a pire; il suffit de considérer la célèbre proposition 7, qui clôt l'oeuvre du premier Wittgenstein : “Sur ce dont je ne peux parler, j'ai l'obligation de me taire”). (p. 179)

« L'argumentation de Spinoza (conscient de ses désirs, mais non de leurs causes, d'où sensation de liberté) me paraît toujours aussi irréfutable. Et si je dodeline gentiment de la tête lorsque je l'entends employer autour de moi, c'est pour ne pas aggraver mon cas, pour éviter les sujets qui fâchent. Parce que j'ai bien remarqué que les gens, en général, sont attachés à cette fiction de la liberté individuelle ; et qu'il s'agit, peut-être d'une fiction utile. Les humains en général sont d'une surprenant prétention ontologique. » (p. 181)

«Ce à quoi mes romans me font penser avant tout, c'est aux descentes (méconnues en général, il n'y a aucun public pour les descentes, c'est un exercice trop abstrait, et les motos de la télévision elles-mêmes hésitent, par peur de partir dans les décors). J'ai l'impression d'écrire un roman lorsque j'ai mis en place certaines forces qui devraient normalement conduire le texte à l'autodestruction, à l'explosion des esprits et des chairs, au chaos total (mas il faut que ce soit des forces naturelles, qui paraissent aussi stupides que la pesanteur ou le destin). Mon travail alors consiste à maintenir la machine sur la route, à la laisser éventuellement frôler l'abîme, sans lui permettre d'y tomber. C'est épuisant si l'on veut, mais pas dans le sens habituel; c'est surtout dangereux. Mes lecteurs en tout cas ne sont pas supposés savoir tout cela. Je donne de légers coups de frein, je contrôle l'angulation du guidon, mais ce sont des micro-variations, en principe imperceptibles de l'extérieur, le résultat doit donner l'impression d'une trajectoire géométrique et parfaite, inscrite de toute éternité.»  ( p. 230-231)

«Enfin, il est toujours bon que le lecteur se rende compte que je peux écrire n'importe quoi. Ce sont des espèces d'interventions arbitraires de l'auteur, qui par là manifeste son contrôle sur le texte ; s'il se passe toujours ce qui est prévu, dans un livre, c'est quand même assez ennuyeux. Techniquement, c'est lié à la fonction des chapitres ; assez souvent chez moi, quand un chapitre se termine, il y a un risque de dérapage vers autre chose au début du suivant. C'est pourquoi les passages qu'on pourrait qualifier de poétiques, dans les sens où ils n'ont vraiment rien à voir avec l'intrigue, interviennent plus facilement en début de chapitre.» (p. 231)

«Je rêvais déjà tout enfant de subjuguer l'humanité, de la séduire comme de la heurter, et finalement d'y imprimer ma marque ; mais je rêvais aussi de rester dans l'ombre, de me dissimuler derrière mes créations. Le moins qu'on puisse dire est que c'est complètement raté.»  (p. 232)

Martin de Haan, « Entretien avec Michel Houellebecq »,  dans Sabine van Wesemael (éd.), Michel Houellebecq, Amsterdam/New York, Rodopi, CRIN 43, 2004.

[Sur Lovecraft et le réalisme] : «C'est un peu bizarre, au fond, parce que Lovecraft, tout en étant antiréaliste, produit une forte impression de réalité C'est-à-dire que l'appellation de « contes matérialistes d'épouvante » employée par Bergier est assez juste, en fait. On n'A pas du tout l'impression d'être dans un univers onirique, chez Lovecraft, mais dans un univers qui produit une forte impression de présence – matérielle, réelle. Je pense que c'est une chose qu'aurait eu du mal à assumer; qu'il était philosophiquement matérialiste mais se voulait esthétiquement idéaliste, et que c'est en partie contre son gré que le réalisme prend le dessus.» (p. 10)

[Sur Lovecraft]: «Il y a sûrement un point commun [dans son oeuvre], c'est d'employer des matériaux non littéraires, je veux dire des matériaux empruntés à l'encyclopédie plutôt qu'à l'examen, soit des sentiments, soit du monde extérieur.» (p. 10)

[Sur l'antiréalisme de Houellebecq] : «Il y a en effet l'idée qu'il faut exagérer, d'une part, Mais, d'autre part, je rois que j'ai toujours aimé lire indépendamment du contenu. Les guides techniques pour acheter des autos, par exemple, ça me passionne. Ou les tests comparatifs de la FNAC, j'adore ce genre de lectures. [...] Donc en fait, mon matériau, ce n'est pas vraiment le monde. On ne peut en parler. Le monde, c'est aussi l'ensemble de ce qui a été écrit sur le monde.» (p. 10)

[Sur les publicités, brochures, et ce qu'elles représentent du monde] : Il y a un vocabulaire, il y a des clichés. On apprend qu'il y a certaines traditions chez Mercedes (souvent désignée « la firme de Stuttgart »)… une culture. […] La publicité crée un ensemble de fables modernes. Il y a plusieurs catégories de gens modernes. On est incité à se reconnaître dans une de ces catégories, et donc à choisir certaines marques, suivant qu'on est, disons, un amoureux du classicisme ou de la décontraction. (p. 11)

«Ce qui est frappant chez Lovecraft, pour en revenir à lui, c'est qu'en utilisant des choses qui ne font pas partie de la description du réel, mais qui sont déjà des médiatisations, par exemple des extraits de comptes rendus, d'observations scientifiques ou d'articles de journaux, il obtient une impression de très forte réalité. En fait, au lieu de se placer comme observateur, comme narrateur, il utilise des témoignages convergents. Donc il imite soit le style d'un journaliste, soit le style d'un scientifique, soit celui d'un homme du peuple… [pastiche] : Oui oui. Et le résultat, c'est que son fantastique en devient plus irréfutable que celui des autres, parce qu'on a l'impression que ce n'est pas un narrateur qui a inventé l'histoire : des témoignages s'accumulent, pour aboutir à la même conclusion. (p. 11-12)

«[le roman] c'est comme des pièces d'un jouet qu'on assemblerait : le style fait partie des pièces. Mais je vois pas vraiment de raison pour laquelle le style devrait transcender toutes les autres pièces.» (p. 12)

[Point de vue du romancier]: « le but essentiel, c'est d'avoir un point de vue qui n'est pas tout à fait celui d'un individu immergé dans l'actualité présente. Il est facile de parler avec une certaine distance des années 70, par exemple, mais pour parler de la même manière de l'actualité, il faut se projeter un peu dans l'avenir, c'est une espèce de nécessité, un effet de distanciation. C'est pour avoir ce point de vue pour lequel tout est déjà advenu.» (p. 15)

[Sur les thèses]: «Tout le monde a des thèses. Les êtres humains ont des thèses, y compris mes personnages. […] Il y a un plaisir des thèses en elles-mêmes; par exemple, une des thèse qui m'a valu le plus d'ennuis, c'est celle de l'Égyptien dans Plateforme, thèse selon laquelle, en gros, plus une religion est monothéiste, plus elle est stupide. C'est apparemment paradoxal, mais ce n'est pas si bête. Enfin, je ne sais pas au fond ce que j'en pense.» (p. 16)

[Ambiguïté du genre romanesque] : «C'est lié aux personnages, à l'existence de personnages. Il est impossible de décrire un personnage franchement sympathique ou franchement antipathique jusqu'au bout. L'oevure de Dostoïevski, par exemple, est absolument saturée de thèses, et pourtant, malgré tout ses efforts, l'ambiguïté prend le dessus. [...] Don Quichotte, c'est déjà franchement ambigu, dans son principe même. On peut le lire des tas de fois sans savoir si Don Quichotte est ridicule ou admirable. Ou bien si Sanche Panza présente une vraie sagesse ou bien le contraire, étant simplement un minable sans envergure… D'un autre point de vue, je trouve pourtant que c'est quand même un peu bizarre d'opposer le roman à la poésie. C'est qu'il m'arrive de mettre dans un roman des choses que j'aurais parfaitement pu mettre dans un recueil de poèmes.» (p. 16-17)

«Enfin, il est toujours bon que le lecteur se rende compte que je peux écrire n'importe quoi, Ce sont des espèces d'interventions arbitraires de l'auteur, qui par là manifeste son contrôle sur le texte; s'il se passe toujours ce qui est prévu, dans un livre, c'est quand même assez ennuyeux. Techniquement, c'est lié à la fonction des chapitres; assez souvent chez moi, quand un chapitre se termine, il y. Un risque de dérapage vers autre chose au début du suivant. C'est pourquoi les passages qu'on pourrait qualifier de poétiques, dans les sens où ils n'ont vraiment rien à voir avec l'intrigue, interviennent plus facilement en début de chapitre.» (p. 19)

 [Sur l'effet de généralisation]: «C'est le principe de la généralisation qui m'intéresse, pas le contenu. Par exemple, à un moment donné, quand Bruno raconte sa vie à Michel, Michel lui dit que la plupart des gens qu'il connaît ont mené des vies comparables. On ne sait absolument pas en quoi consistent ces vies « comparables », mais c'est l'affirmation qui compte. De même, dans Extension, il m'arrive de dire au lecteur qu'il est dans le même cas, arbitrairement, sans justification. [...] Je suis toujours attiré par une affirmation impressionnante et prétentieuse, de telle affirmations ont un vrai charme à mes yeux. Il me semble qu'il n'y en a pas mal chez Marx, par exemple. Et si Marx a réussi, c'est à mon avis parce qu'il avait un vrai sens de la formule. [...] Enfin, la littérature doit surtout être convaincante quand on la lit. Il s'agit de ne pas laisser d'issue au lecteur. [...] Ce qui est certain, c'est que je suis dans un système où l'auteur a toujours raison et c'est tout. Je suis Dieu, quoi. Donc l'ambiguïté arrive dans la mesure où je m'abstiens de porter un jugement sur mes créatures; mais aucun de leurs mouvements ne m'est incompréhensible. » (p. 22-23)

[Matériau du roman]: «Les humains vivent dans un monde est en grande partie composé de textes, de textes sur le monde. On vit dans un univers qui est entièrement culturellement façonné, au sens large du terme [...] À y réfléchir, c'est quand même curieux qu'on puisse me reprocher que mes personnages aient des idées. Pace que les gens ont des idées, ça fait partie du monde.» (p. 26)

[vulgarité du roman] : «c'est un peu vulgaire, dans un roman, d'avoir des personnages qui expriment des idées. Sans doute, c'est parce que l'écriture est censée être une espèce d'accès immédiat au réel – vision quasi mystique, en fait, qui est celle des poètes hermétiques français. Donc avoir des éléments déjà médiatisés, c'est un peu vulgaire. L'idéal classique qui s'est installé dans le roman français, c'est de se placer devant un objet parfaitement inintéressant, mettons une chaise en plastique, et de dégager par son écriture l'essence de cet être. Donc la chaise en plastique est un sujet noble, car comme il n'a absolument aucun intérêt, l'intérêt ne peut venir que du style de l'auteur. Voilà l'idée sous-jacente. Il y a, au fond un peu de vanité puérile là-dedans : "Je vais écrire des choses magnifiques sur un sujet absolument sans intérêt." » (p. 26-27)

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