La sensibilité dite décadente fut à n'en pas douter l'un des courants originaux qui inspirèrent profondément la littérature de la fin du XIXe siècle. Aussi est-ce avec beaucoup de modestie que j'ai le plaisir de vous présenter cet ensemble de textes. Ils n'ont pas d'autre ambition que de tenter de marier les effluves de la Fée Verte aux dernières plaintes d'un Millénaire moribond. Si le genre « fantastique » prédomine largement dans cette anthologie, il est loin d'être exclusif et sait s'estomper au fil des pages pour laisser place à des récits ésotériques, érotiques, voire intimistes. Dois-je également avouer que ce travail est le fruit d'une passion, celle qui cherche à unir la vie à la mort, à intégrer l'horreur à la beauté, à mélanger enfin les plus douces fragrances aux parfums poivrés de la déchéance ?
Les auteurs réunis dans ce volume, Grands Anciens aujourd'hui disparus ou jeunes plumes prometteuses, nous offrent une ébouriffante palette des mille et une couleurs de la décadence. Une décadence qui n'a pas d'âge, peut être parce qu'elle est la dimension obscure de l'âme humaine.
Les éditions de l'Oeil du Sphinx ont réalisé, avec Philippe Marlin à la barre, l'ambitieux projet de présenter une anthologie de nouvelles de littérature décadente. Les textes proposés dans Rêves d'Absinthe sont tous exquisément écrits, bien que certains aient souffert d'une relecture un peu vite expédiée (de fréquentes fautes de frappe en sont le défaut principal) mais la plongée dans ce livre peut mener en Enfer.
Cela commence tout doucement. Dans L'Absente, Emmanuel Thibault nous entraîne dans un delirium tremens issu de la Fée Verte, l'absinthe, que l'illustration de couverture, signée Romuald Reutimann, représente à merveille. Avec le portugais Eça de Queiròs, dans Mémoires d'une potence, et avec Songe d'Isis, de Dean Venetza, se profile le fantastique. Mais c'est dans le très court et très beau texte de Julie Proust Tanguy, L'âme en peine, que l'émotion est à son comble : une jeune noyée assiste à son propre enterrement, puis dépeint la torture des vers et le cimetière si dépeuplé. La Conception, de Henrik Johnsson, emmène le lecteur un peu plus loin, un peu plus profond, à la rencontre des non-morts, de leurs désirs...
Après le Fantastique, le parcours initiatique. Plusieurs nouvelles, en effet, reprennent le thème de l'Initiation : Philippe Gras, avec Le Jeu du Destin, tire les tarots d'un grand-oncle mystérieux auquel le narrateur est lié par le contact avec les précieuses cartes. L'épreuve d'Ida Pendragon, d'Aleister Crowley, se veut une parabole sur la Vie et la Mort, sur l'Initiation. Ce texte, ainsi que Prêtresse de Babalon, de Diana Orlow alias Lilith Von Sirius, seront trop obscurs pour la plupart des lecteurs, mais les amateurs d'ésotérisme y retrouveront avec émotion des auteurs mythiques. Xavier Dollo, avec La voix de Monsieur Ambrose, et Léa Silhol, avec Lucifer opiomane, jouent sur un tout autre registre. Ces deux nouvelles décrivent la décadence à travers le sexe, la drogue ou bien les pactes dangereux. Le dessin en page 3 de Willy Favre illustre à merveille une certaine scène du texte de X. Dollo, où les orgies laissent entrevoir la « décadence sexuelle » qui clôturera le livre. Mais ce que l'on retiendra, c'est surtout l'histoire de cet acteur prêt à tout pour que sa voix soit à la mesure de son talent, et ce XIXe siècle parallèle où Baudelaire aurait écrit Les fleurs vénéneuses et où le mausolée du grand roi Louis XIX trônerait à côté de Notre-Dame. Quant au Lucifer opiomane de Léa Silhol, il se passe également dans un XIXe siècle indéfini dont le dandy suprême, Lucifer, ne serait point le diable que l'on s'imagine.
Viennent ensuite trois nouvelles qui mêlent l'humour à la terreur. Le frère de Gélatine, de Jean-Claude Boudreault et Bernard Majour nous raconte les tribulations de celui qui a pour charge de ressusciter les assassinés. Bérézina, de Jacky Ferjault, décrit la longue décadence d'une femme autrefois noble et riche et qui, devenue dame-pipi, se vengera d'un passé douloureux. Dans Ma p'tite grosse, de Jess Kaan, ce n'est pas l'histoire, classique — deux amoureux rencontrent l'horreur dans un lieu de sinistre réputation — que l'on retiendra particulièrement, mais le rendu de l'ambiance. On appréciera surtout les pensées des deux protagonistes, enlacées dans les dialogues... Et aussi la montée vers l'horreur !
Avec Pour quelques larmes de Mezcal, diptyque de Séréna Gentilhomme et Claude Bolduc, commence ce que j'appellerais la partie « décadence sexuelle » de Rêves d'Absinthe. Mezcal et Bout du rouleau allient le fantastique à la pornographie, avec un soupçon de drôlerie et une touche d'écœurement, dans une histoire machiavélique de vengeance et de voyeurisme. Ton jus savoureux, de Claude Bolduc, dépeint la perte de l'imagination et du désir chez un couple de pervers au moment où Bébé arrive « dans le salon rempli d'immondices ». Soyons clair : ces nouvelles sont à réserver à un public averti. Mais elles n'atteignent pas, et c'est heureux, l'atrocité de In cauda venenum, de Philippe Pissier. Un texte empli de cruauté, où le sadisme ne s'accompagne d'aucun désir masochiste, où aucune fellation ne peut avoir lieu sans instrument de chirurgie, où la torture est le lot quotidien sans que jamais aucun jugement ne soit porté sur cet état de fait, ce qui a pour effet de rendre le lecteur complice de ce « snuff movie ». Certes, la décadence — réelle ou supposée — de notre société y est parfaitement décrite ! Mais est-ce une raison pour publier ce texte qui semble faire l'apologie des horreurs qu'il décrit ? À cause de ce texte, très bien écrit au demeurant, Rêves d'Absinthe ne peut être offert à n'importe quel lecteur, même adulte : ce n'est pas une question d'âge, mais de respect de la personne humaine. Et c'est fort dommage, car ce livre est un bel ouvrage où l'originalité le dispute au talent.
On trouvera ce livre dans toute bonne librairie, mais on peut aussi le commander sur le site des éditions de l'Oeil du Sphinx : http://www.oeildusphinx.com/accueil.htm
Lucie CHENU Première parution : 24/4/2004 nooSFere