LA PLUS IMPORTANTE ANTHOLOGIE DE LITTERATURE FANTASTIQUE
UN BILAN SURPRENANT A L'AUBE DU 3E MILLENAIRE
« Je me suis fixé comme but de rassembler, avant la fin du millénaire, une énorme anthologie originale d'horreur et de suspense », écrit Al Sarrantonio dans sa préface. La présente somme réunit vingt-neuf récits inédits de la littérature fantastique, écrits par les maîtres du genre. Des fictions souvent terrifiantes, parfois haletantes mais jamais innocentes, qui imposent le fantastique comme un genre littéraire à part entière.
En 1980, alors que le fantastique et la terreur étaient à leur apogée aux États-Unis, paraissait Dark Forces, une anthologie composée par Kirby McCauley (à l'époque agent littéraire de Stephen King) réunissant la plupart des grands écrivains du genre, de King (avec la première version de « Brume ») à Isaac Bashevis Singer en passant par Joyce Carol Oates, Richard Matheson, Robert Bloch et Ray Bradbury. Dans l'introduction de 999, Al Sarrantonio avoue franchement que son but était d'égaler le succès connu à l'époque par McCauley en composant un gros volume qui serait à la fois un état des lieux et un aperçu des nouvelles tendances du genre. Autant le dire tout de suite, le pari est gagné.
Pourtant, la situation a bien changé depuis 1980. Aujourd'hui, le genre « horror » est considéré comme mort et enterré par les éditeurs américains — voir l'humeur de Jay Russell dans notre n°7. Seules quelques maisons considérées comme peu importantes continuent de présenter des collections sous cette étiquette, et la grande majorité des écrivains œuvrant dans le genre publient aujourd'hui sous le label « suspense » ou, s'ils ont connu le succès avant la crise — tels Stephen King, Dean Koontz ou Anne Rice — , sans étiquette du tout, leur seul nom suffisant à assurer le succès de leurs romans. Pourtant, le cadavre de l'horreur bouge encore. Tout un secteur de small press s'est créé ces dernières années, des revues à petit tirage continuent de paraître, et les spécialistes ont déjà repéré plusieurs écrivains prometteurs.
Certains d'entre eux figurent au sommaire de 999 (P.D. Cacek, Michael Marshall Smith, Kim Newman, Bentley Little), mais on y trouve aussi des géants du genre comme Stephen King et William Peter Blatty (avec un court roman), ainsi que des écrivains dits de littérature générale (Joyce Carol Oates), de science-fiction (Tim Powers, Thomas M. Disch), de suspense (David Morrell), de fantasy (Neil Gaiman) et de polar (Ed Gorman, Joe R. Lansdale) qui ont souvent flirté avec le fantastique, voire ont carrément débuté sous ce label ; plus des auteurs qui revendiquent fièrement l'appellation « écrivain d'horreur » et qui n'ont jamais renié le genre durant cette période difficile (Thomas Ligotti, Rick Hautala, Nancy A. Collins, Ramsey Campbell). Résultat final : une très grande richesse et, surtout, une très grande variété d'inspiration, même si — d'autant plus que — tous les auteurs réunis ici ont joué le jeu : il s'agit toujours de fantastique, qu'il soit volontairement traditionnel (F. Paul Wilson), teinté de « Southern Gothic » (Joe R. Lansdale) ou de gothique tout court (Joyce Carol Oates), qu'il soit naturaliste (Ed Gorman) ou allégorique (Gène Wolfe), décadent (Thomas Ligotti), kafkaien (Bentley Little) voire souvent surréaliste (Stephen King, Kim Newman). Paradoxalement, l'éclipse éditoriale du genre l'a enrichi, les écrivains ayant appris à élargir leur palette ou, plus simplement, à se libérer des contraintes parfois imposées par des anthologistes et des rédacteurs en chef trop soucieux de plaire à un public spécialisé.
Bilan final : un livre chaudement recommandé, non seulement pour sa qualité intrinsèque mais aussi parce qu'il redonne espoir en la vitalité du fantastique.
Épreuve difficile pour le critique auquel est dévolue l'analyse de cette anthologie monumentale de plus de 800 pages : un week-end entier de lecture, avec soirées préalables. Il va de soi que ce n'est pas la meilleure façon de jouir du livre et qu'il vaut beaucoup mieux le savourer avec modération : une nouvelle par soirée, pendant un mois, avec sommeil agité et cauchemars garantis pour la lecture de certaines des 29 nouvelles. Avec un bon rapport qualité-prix.
Ce projet a été mené à bien par Al Sarrantino, auteur lui-même, en quatre ans. Il n'est pas facile de rassembler des textes inédits d'auteurs de générations différentes, pour représenter un échantillonnage satisfaisant. Sa définition du genre d'horreur est souple et empruntée à “Danse Macabre” de Stephen King, qui distingue le mal extérieur qui vous tombe dessus, du mal intérieur, qui vient de la structure de l'individu. Il est possible, dit Al Sarrantino, d'y trouver « ou non un croquemitaine. Le croquemitaine peut n'être rien d'autre que l'esprit humain ». Finalement il s'en tiendra à sa sensibilité : ce qui fait peur est bon. Ce qui importe, c'est comment créer l'émergence et maintenir la tension de la peur.
Situation de la fiction d'horreur aux USA.
L'auteur reconnaît que son modèle a été Dark Forces, le recueil de Kirby Mc Cauley, qui eut un impact considérable il y a vingt ans. C'est en partie grâce à Mc Cauley que la littérature d'horreur est sortie de son ghetto, et aussi grâce aux succès de vente de certains auteurs comme William Peter Blatty, Ira Levin et surtout le jeune Stephen King, qui avait déjà quelques belles œuvres à son actif. Le genre commençait à si bien se porter que Stephen King avait publié en 1981 un essai où il reconnaissait ses propres sources, traduit en France sous deux titres, Anatomie de l'horreur et Pages noires. C'était alors l'âge d'or de la fiction d'horreur. Cette littérature est devenue l'objet d'un marché juteux et a inondé les lecteurs d'œuvres de valeur discutable. Une édition pratiquant des méthodes industrielles a fini par lasser en publiant n'importe quoi, à partir de recettes plutôt que de talent et d'originalité. La fiction d'horreur se trouvait en perte de vitesse, le genre perdait de son attrait, et il est actuellement devenu plus difficile qu'auparavant à un jeune auteur anglo-saxon de percer. Pratiquement, la nouvelle d'horreur a disparu des magazines, qui en étaient grands consommateurs, pour devenir un domaine restreint, réservé à quelques revues qui en ont fait leur spécialité (la plus connue étant Cemetery Dance). Si les auteurs qui ont une réputation établie continuent à être édités, le genre risque de se stériliser si des changements ne se produisent pas rapidement. D'ailleurs des auteurs comme King ne s'y trompent pas et ils mutent peu à peu, ne gardant qu'une dizaine de pages d'hémoglobine et de terreur, pour s'orienter vers une littérature plus générale. Al Sarrantino voudrait bien être le moteur de cette relance de la bonne fiction d'horreur et renouer avec la réussite passée de Dark Forces.
L'anthologie.
La parution du recueil en France a été pratiquement conjointe à l'édition américaine, cette rapidité étant due à l'utilisation de 7 traducteurs différents, généralement les spécialistes des auteurs. Les 29 textes inédits, rassemblés par Al Sarrantino dans le plus volumineux recueil du genre jamais publié sont de longueurs très différentes, de quelques milliers aux 40.000 mots du roman de William Peter Blatty. Outre ce roman, il contient :
— 3 novellas de Joe Lansdale, Joyce Carol Oates et David Morrell ;
— 8 nouvelles de Ramsey Campbell, Stephen King, Thomas Ligotti, Eric Van Lustbader, Thomas F. Monteleone, Kim Newman, F. Paul Wilson, Gene Wolfe ;
— 17 histoires brèves de Ed Bryant, P.D. Cacek, Nancy Collins, Tom Disch, Edward Lee, Neil Gaiman, Ed Gorman, Rick Hautala, Ted Klein, Bentley Little, Dennis McKiernan, Tim Powers, Al Sarrantino, Peter Schneider, Michael Marshall Smith, Steven Spruill, et Chet Williamson.
On notera que cette anthologie, ouverte, n'a pas de thème unificateur, souvent réducteur dans ce genre de florilège et que les nouvelles ainsi rassemblées l'ont été uniquement en fonction d'une certaine idée de la représentation du genre. Si on prend comme critère de jugement l'ampleur du panorama du fantastique au début de ce IIIe millénaire, le lecteur ne peut qu'être globalement satisfait. Tout n'est pas excellent, mais on ne trouve pas de textes médiocres.
Le meilleur.
Parmi les auteurs connus, il faut signaler les nouvelles qui se détachent de l'ensemble et qui sont aussi le fait d'écrivains à l'apogée de leur talent. Joyce Carol Oates signe une histoire d'enfants vivant dans une grande maison singulière, hors du monde, et qui cherchent à y revenir. Cette nouvelle mélancolique, à la fin énigmatique, est écrite avec une sensibilité toute féminine.
Dans un tout autre registre, il faut signaler le remarquable exercice d'un King écrivain d'horreur, habité par ses peurs. Il décrit une fois de plus un écrivain d'horreur, qui se targue de n'avoir pas peur et qui en périra, fasciné. Cette variation modernisée d'un motif classique, le tableau, offre de prodigieux effets en miroir avec des doubles, qui seraient à analyser avec plus de profondeur en correspondance avec les hantises particulières de King. Le motif des vampires est revu une fois encore par Kim Newman dans un Moscou incertain assiégé par des Américains morts-vivants. Remarquées aussi les nouvelles de Thomas Ligotti sur le « cauchemar absolu » de l'artiste ; de Chet Williamson pour son humour. Et un bel exemple de gothique sudiste avec celle de Joe R. Lansdale. Enfin, le roman d'un William Peter Blatty vieillissant est une histoire dérangeante de maison hantée, bien écrite, avec un humour subtil.
Et demain ?
On notera l'absence de certains auteurs renommés, comme Clive Barker, Graham Masterton, Anne Rice, John Saul, Dan Simmons, Peter Straub. Sans doute est-ce un signe. Si les nouvelles des auteurs les plus connus se situent dans leur tradition, les nouvelles les plus novatrices sont le fait de jeunes auteurs anglais. Avec un style direct et percutant, Neil Gaiman relate une originale histoire d'amour entre un vieux pédophile et un survivant d'un groupe humain où seuls les hommes sont beaux, et qui traverse les âges grâce à la vente d'adolescents parfaits à de richissimes amateurs. Tim Powers met en scène une remarquable boucle de fantômes vivant une autre réalité mystérieuse parallèle et revenant régulièrement dans notre monde reprendre leur cycle de vie interrompu. Le récit, habile et déroutant, mêle, dans une sorte de « réalisme magique », le fantastique et la comédie. On peut y ajouter Michael Marshall Smith, avec son personnage de paranoïaque faible et terrifié, fasciné par le rationnel au cœur de l'irrationnel, dont la vie est réglée par les racines numériques. Cette nouvelle inclassable nous fait entrer dans le monde des nombres, dans lequel baigne un assassin qui ne s'en prend qu'aux femmes dont le total des chiffres de l'âge donne un nombre premier. Malheureusement, les textes de ces auteurs prometteurs n'ont qu'un nombre de pages limité et un choix plus grand de jeunes présentant des tendances nouvelles aurait été le bienvenu.
L'ambition avouée d'Al Sarrantino étant de marquer une étape du genre, et si possible son renouveau, on ne peut que se féliciter avec lui de l'apparition récente aux USA (et chez nous en France) de nouveaux petits éditeurs qui savent encore concilier leur amour des textes et leur désir légitime de vivre de leur métier. De récents lecteurs apparaissent, qui ont fait de certains romans d'auteurs omniprésents leurs lectures de jeunesse. Ils désirent maintenant autre chose, de la même qualité que les meilleurs anciens. Aux petits éditeurs ce créneau, en espérant que les gros ne tireront pas les marrons du feu au moment où les jeunes auteurs auront fait la preuve de leur talent. C'est probablement grâce à eux, et à ce recueil monumental et passionnant, que le genre retrouvera une nouvelle jeunesse. Du moins est-ce l'ambition avouée de l'anthologiste.
Pour un travail de cette qualité, on ne peut que reprocher à Al Sarrantino de n'avoir rédigé que de courtes introductions aux œuvres, qui ont tendance à ne signaler que ses contacts avec les auteurs et les conditions dans lesquelles il a obtenu leur collaboration. Ces présentations auraient notamment permis de mieux situer les auteurs de demain — et aussi intéressé, pour les auteurs confirmés, les lecteurs nouveaux, qui se laisseraient tenter par ce gros recueil afin de mieux les connaître. Le livre est déjà si copieux que trois ou quatre pages de plus n'auraient pas fait une grosse différence. Heureusement, certains traducteurs ont indiqué dans leurs notes les œuvres des auteurs que l'on peut trouver dans des éditions françaises.
Anthologie indispensable à toute bibliothèque d'amateur.