Mary Wollstonecraft SHELLEY Titre original : Frankenstein, or the Modern Prometheus, 1818 Première parution : Angleterre, Londres : Lackington, Hughes, Harding, Mavor & Jones, 1er janvier 1818ISFDB Traduction de Germain d' HANGEST
Intéressante initiative que celle d'Albin Michel Jeunesse : faire découvrir Frankenstein aux plus jeunes. Pourtant, cela n'a rien d'évident, le roman de Mary Shelley étant rempli d'images qui pourraient se révéler choquantes, de la récupération des bouts d'êtres humains sur les cadavres par le docteur Victor Frankenstein aux morts qui parsèment le roman. Il était donc nécessaire d'édulcorer le propos, ce dont s'acquittent Michel Piquemal (l'adaptateur) et Cailleaux (l'illustrateur) : les dessins de ce dernier, bien que secs et évocateurs, insistent très peu sur le côté repoussant de la créature, seules quelques cicatrices sont visibles. C'est d'ailleurs là la principale entorse à l'histoire de Shelley : à aucun moment il n'est fait mention de la constitution du monstre de morceaux épars. Sans doute les plus jeunes auraient été effrayés par cet aspect de l'histoire, certes, mais les adaptateurs auraient pu juste le suggérer discrètement, plutôt que de le passer sous silence. Ce petit défaut ne vous empêchera pas de proposer cet ouvrage à vos chères têtes blondes, en restant près d'elles pour les plus impressionnables d'entre elles.
« Encore une réédition de ce machin ». diront certains ! Ils ont tort. C'est un ouvrage qu'il FAUT rééditer, souvent, afin qu'il touche — par le biais d'un grand nombre de collections — le public le plus diversifié. Plus à cause du mythe qu'en raison de la beauté du texte qui, avouons-le, est parfois un peu ennuyeux pour des lecteurs du XXe. On connaît surtout Frankenstein par le cinéma (à ce propos tâchez de voir ou de revoir l'admirable film que Whale en tira vers les années 30). On oublie un peu rapidement que la CREATURE du Dr Frankenstein n'a pas de NOM. Or, dans le roman — et rarement dans les films — elle est peinte avec une intériorité sans quoi on tourne vite au film d'horreur, alors qu'il s'agit d'une tragédie. Cela me paraît essentiel, et il faut dire deux mots de Mary Shelley. Elle est, certes, la femme du très grand poète auteur du Prométhée Délivré (dont les liens avec Frankenstein seraient à élucider). Elle est aussi la femme du Dr Godwin l'un des grands penseurs présocialistes, l'un des premiers à avoir réfléchi à l'impact de la science sur la création d'une nouvelle conception du monde (voir la thèse de Jean de Palacio Mary Shelley dans son œuvre). En somme un texte capital, qu'Aldiss in Billion Year Spreemet à l'origine de la SF moderne, mais qu'on peut aussi bien lire dans l'optique des grands romans gothiques. Ecrit vers la même époque que le Melmoth de Maturin, il vient peu après les triomphes du Moine et des œuvres de Radcliffe. La préface de JB Baronian, strictement informative, est excellente. A posséder en sa bibliothèque, à lire ou à relire.
Je crois bien que sans le Frankenstein cinématographique de James Whale (1931), sans aussi la dizaine de films qui l’ont suivi en se réclamant de ce nom fameux, je crois bien, dis-je, qu’on ne connaîtrait guère l’œuvre de Mary Shelley. Au fait, la connaît-on vraiment autrement que de titre ? Je n’en suis pas sûr. Et l’on sait de reste que l’on continue généralement de prendre le nom de Frankenstein, qui ne fut que le créateur du célèbre monstre, pour celui du monstre lui-même. Pourtant, rien que depuis la traduction de G. d’Hangest parue, il y a une quarantaine d’années (à La Renaissance du Livre), dans une collection que dirigeait alors Pierre Mac Orlan, on ne saurait dire que les éditions de cet ouvrage aient été rares. J’en connais encore au moins trois : la première publiée, environ 1935, aux Éditions Cosmopolites, les deux autres, vers 1946, aux Éditions La Boétie et aux Éditions du Rocher. Toutes eurent en commun de finir lamentablement soldées à l’éventaire des bouquinistes.
Ce livre, dont on vient de nous donner une nouvelle et fort plaisante édition reliée, eut une bien curieuse origine. Et je ne résiste pas au plaisir de la rappeler ici. C’était à la fin du printemps de 1816 à Montalègre, non loin de Genève, sur les bords du Léman. L’orage et la pluie semblaient ne devoir jamais finir. Shelley et la jeune Mary Godwin – elle n’avait que dix-neuf ans et n’allait devenir légalement la femme du poète qu’aux tout derniers jours de la même année – Shelley et Mary s’ennuyaient ferme. Byron aussi, qui habitait à deux pas de là la villa Diodati, en compagnie de sa maîtresse du moment, Claire Clairmont – demi-sœur de Mary – d’un médecin-secrétaire, John William Polidori, et d’une petite cour d’amis. Alors, comme on s’ennuyait ferme, on se rendait visite, on passait les soirées ensemble, et l’on parlait d’abondance. On parlait du Dr. Darwin et de ses expériences. Mary était tout oreilles : « Peut-être, » note-t-elle dans son Journal, « arriverait-on à ranimer un cadavre : le galvanisme donnait déjà des signes de cette possibilité ; peut-être réussirait-t-on à constituer les éléments d’un être, à les rassembler, et à leur communiquer la chaleur vitale. » On lisait aussi. Certain soir, le 15 juin, où il y avait beaucoup de monde à la villa Diodati – Byron, Claire Clairmont, Shelley, Mary, Polidori et trois autres personnes – la compagnie s’enflamma pour un recueil de récits fantastiques allemands, le Phantasmagoriana, que l’un des assistants venait de dénicher dans une librairie genevoise. Byron en profita pour proposer à chacun de composer une histoire de fantômes ou d’horreur, à l’imitation de celles qui venaient d’être lues. Polidori bâcla l’aventure d’une dame à tête de squelette ; Shelley commença une nouvelle inspirée de son enfance, qu’il n’acheva pas ; et Byron ébaucha – croit-on – ce fameux et médiocre Vampire à quoi Polidori, auquel on l’attribue de nos jours, travailla sûrement, et qu’il publia en 1819 en le donnant pour « a tale, by the Right Honourable Lord Byron ». Quant à Mary, qui fut bien la seule à prendre la chose au sérieux, elle s’attaqua bravement à une œuvre de longue haleine. Et ce fut ainsi que – s’inspirant à la fois des récits du Phantasmagoriana et de ce qu’elle avait entendu dire des expériences du Dr. Darwin – elle écrivit Frankenstein ou le Prométhée moderne. Le livre parut à Londres en 1818 et connut immédiatement le succès. Walter Scott le prisait fort. Mais Byron était plus réservé, qui écrivait à son éditeur Murray : « Il me semble que c’est là de l’excellent ouvrage pour une jeune personne de dix-neuf ans… »
On connaît le thème de ce roman ; on le connaît surtout par le truchement du cinéma, encore que celui-ci ne l’ait suivi que dans ses grandes lignes. On sait que l’étudiant Frankenstein, poussé par le démon de la connaissance, entreprend de « construire » un être semblable à l’homme et pareillement doué de vie. On sait aussi comment il opère : « La salle de dissection et les abattoirs, » dit-il, « me fournirent beaucoup de matériaux dont j’avais besoin, et j’étais souvent écœuré par ce que je devais faire. » On sait encore que l’abominable fruit de ses abominables veilles réussit un matin à lui fausser compagnie et que ce monstre se met, dès lors, tout bonnement à tuer : d’abord inconsciemment ; ensuite pour se venger des hommes qui le fuient, insensibles qu’ils sont à ses pitoyables démonstrations d’amitié ; puis aussi pour punir son créateur de ne lui avoir point donné de compagne avec qui goûter aux délices de l’amour partagé. (Et dire, oh ! Rousseau, qu’il était né bon, le bougre !) On sait enfin qu’après une course effrénée à travers l’Europe, cela s’achève dans l’océan Glacial Arctique où Frankenstein s’éteint épuisé, après avoir vu massacrer tous ceux qui lui étaient chers – y compris sa jeune femme morte vierge au soir de ses noces ! – cependant que le monstre, s’échappant une dernière fois, s’en va trépasser à son tour dans quelque coin perdu.
Dire de ce récit ténébreux et sanglant qu’il m’a donné la chair de poule serait exagéré : nous en avons vu bien d’autres au cours des « grandes et belles actions guerrières » de ces vingt-cinq dernières années. Mais que tant de noires imaginations aient pu naître de l’esprit d’une jeune personne de dix-neuf ans surprend tout de même un peu ; encore que, depuis Freud, on sache aujourd’hui à quoi rêvent les jeunes filles.
Michel Boujut a fort intelligemment préfacé ce volume et dressé, de surcroît, une filmographie frankensteinienne. Quant à la traduction – où l’on s’étonne de voir l’Aveyron, oublieux de ses Cévennes natales, prendre sa source dans les glaciers alpestres – c’est celle de Mme Hannah Betjeman, déjà publiée par les Éditions du Rocher. Elle est honorable et « habile », au point même de nous apparaître, sans trop de dommage, amputée d’un bon tiers du texte original.
Tout compte fait, ce Frankenstein, à propos de qui le « prière d’insérer » évoque – c’est peut-être beaucoup – Poe, Bram Stoker, Meyrink, Wells, Lovecraft et Jean Ray, ce Frankenstein n’est point à dédaigner. Ce n’est pas seulement une curiosité ; il marque aussi une date non négligeable de la littérature anglaise du second rayon. On peut l’avoir dans sa bibliothèque, Et puis il est si joliment présenté…
Roland STRAGLIATI Première parution : 1/8/1964 Fiction 129 Mise en ligne le : 27/12/2023