Science & gastronomie

Le bouillon de carottes

Combien de temps le cuire ? Une affaire de goût, car celui-ci change au cours de la distillation du bouillon.

POUR LA SCIENCE N° 349
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Rien n'est apparemment plus simple qu'un bouillon, de viande ou de légumes : on met des tissus animaux ou végétaux dans de l'eau que l'on chauffe. Pourtant, l'examen que j'avais proposé, dans un précédent numéro de Pour la Science, de la « robustesse » des recettes de cuisine, avait montré que le bouillon était un plat « anormal » : bien que « robuste », peu susceptible de ratage, il est abondamment cité dans les livres de cuisine et de gastronomie. C'est qu'il est important à de nombreux titres : il pouvait être consommé même quand les dents manquaient, il est la base des soupes, sauces, fonds, consommés, demi-glaces… D'où l'abondance des « précisions » culinaires à son propos (par précisions, entendons dictons, tours de main, trucs, astuces, méthodes…).

L'analyse physico-chimique donne évidemment quelques clés pour préparer un bon bouillon : sachant que les molécules odorantes qu'il contient contribuent à son goût, on aura soin de le couvrir et d'éviter l'ébullition qui provoquerait un entraînement des molécules par la vapeur d'eau. Il existe un équilibre, pour chaque type de molécules, entre la phase aqueuse (le bouillon) et la phase gazeuse qui le surmonte : les molécules se répartissent de façon que leur pression partielle dans la phase gazeuse soit proportionnelle à la concentration dans le bouillon. L'ébullition trop vigoureuse, en dégageant des molécules d'eau sous la forme de vapeur, moins dense que l'air froid de l'atmosphère, provoque un flux d'air vers le haut, qui entraîne avec lui les molécules odorantes passées en phase gazeuse… Quelles sont ces molécules ?

Imaginons que nous confectionnons un bouillon de carottes. Une analyse récente des molécules du bouillon, effectuée avec Anne Cazor, du Groupe Diana, Benjamin Armenjon et Eric Spinnler, de l'Institut national agronomique Paris-Grignon, a montré que les molécules perçues par chromatographie en phase gazeuse couplée à l'olfactométrie (on sépare les molécules odorantes d'un bouillon et on propose à un jury de décrire leurs sensations olfactives à mesure que les fractions olfactives séparées sont envoyées vers leur nez) sont un sous-ensemble des molécules odorantes initiales de la carotte. Dans ce cas particulier, il n'y a pas de nouvelles molécules odorantes formées. Et comme la perte de molécules est déterminée à la fois par la volatilité des molécules et par leur solubilité (les molécules odorantes étant généralement peu solubles), on ne sera pas étonné de savoir que les notes les plus « fraîches » (de carotte crue) sont perdues les premières : cuire longuement un bouillon de carottes conduit à un bouillon moins « frais » que le cuire peu.

La saveur ? Cette fois, avec A. Cazor, nous avons effectué une analyse de bouillons (dans des conditions évidemment contrôlées) cuits pendant des durées variables. La méthode utilisée était la spectroscopie par résonance magnétique nucléaire du proton. La méthode est rapide… à condition de savoir repérer les pics associés aux diverses molécules présentes. Nous avons observé que les bouillons de carottes doivent d'abord leur saveur à trois sucres, qui sont le glucose, le fructose et le saccharose. Pas d'incohérence, donc, quand les cuisiniers ajoutent du sucre à des carottes dont ils préparent un plat. Ces molécules majoritaires des bouillons de carottes ne sont pas seules : on trouve également des acides aminés (qui ont de la saveur), des ions, des acides organiques… et d'autres molécules moins abondantes (éthanol, par exemple).

Combien de temps cuire les bouillons de carottes ? Tout dépend de l'objectif, car les proportions des trois sucres changent avec le temps de cuisson. Ainsi, le saccharose sort lentement des carottes, et, de surcroît, il est hydrolysé en glucose et en fructose, dont les saveurs sucrées et les forces sucrantes sont différentes. Un bouillon cuit longuement s'appauvrit en saccharose et s'enrichit en glucose et en fructose.

Sucres, acides aminés : ce sont les ingrédients des réactions de Maillard, qui donnent leur goût à la croûte du pain, du rôti, au café torréfié, etc. Ces réactions auraient-elles lieu dans les bouillons ? Les analyses chimiques ont montré que non, mais que les sucres se « déshydratent » : perdant des atomes d'oxygène et d'hydrogène qui forment des molécules d'eau (d'où le nom de la réaction), ils se transforment en hydroxyméthylfurfural, qui contribue au goût du bouillon.

Finalement, combien de temps cuire les bouillons de carottes ? À votre goût : disposant des courbes d'évolution des molécules odorantes ou sapides, le cuisinier peut faire correspondre des sensations à des compositions et cuisiner en connaissance de cause chimique.

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Hervé This

Hervé This est physicochimiste, directeur du Centre international de gastronomie moléculaire AgroParisTech-Inra et directeur scientifique de la fondation Science et culture alimentaire (Académie des sciences). Il est l'auteur de la chronique Science et gastronomie dans Pour la Science et du blog Vive la connaissance.

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