Le Japon historique et ses marges

Scène de la vie quotidienne des Aïnous, décrivant la production de nourriture. Rouleau peint par Hirasawa Biôzan (1822-1876) né à Hokodate et qui a vécu à Hokkaidô - © Omsk, musée régional d'art / M. Vrubel
Scène de la vie quotidienne des Aïnous, décrivant la production de nourriture. Rouleau peint par Hirasawa Biôzan (1822-1876) né à Hokodate et qui a vécu à Hokkaidô - © Omsk, musée régional d'art / M. Vrubel
Scène de la vie quotidienne des Aïnous, décrivant la production de nourriture. Rouleau peint par Hirasawa Biôzan (1822-1876) né à Hokodate et qui a vécu à Hokkaidô - © Omsk, musée régional d'art / M. Vrubel
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Avec son État central et des périphéries très peu hiérarchisées, le Japon historique constitue-t-il un ensemble hétérogène ?

Avec
  • Pierre-François Souyri Historien, spécialiste du Japon ancien et contemporain, professeur honoraire de l'Université de Genève.
  • Laurent Nespoulous Archéologue, chargé de la direction du département d'études japonaises à l’Institut NAtional des Langues et Civilisations Orientales (INALCO).

Pierre-François Souyri "Les historiens japonais ont toujours eu tendance à construire l'histoire à partir de l'État. Et donc, cette histoire est une histoire de la progression de cet État vers le nord et vers le sud. Mais, au nord comme au sud, des sociétés différentes de la société japonaise [...] ont perduré, en fait, très longtemps."

Les marges, un concept à géométrie variable ?

L’archéologie des marges est un sujet important, puisqu’il permet de mettre perspective, un centre et ses périphéries : l’empire romain et  la Germanie la Mésopotamie et les pays du Golfe, l’Égypte et  la Nubie, les exemples sont innombrables. Le concept de centre et de périphérie se révèle cependant à géométrie variable, parce qu'il est affaire de point de vue : ainsi, on peut se demander ce qu'est le centre, et où s’arrêtent les marges, le sujet fait d’ailleurs débat dans le champ de l’historiographie. Il révèle toutefois une vraie dissymétrie, entre une entité et son pourtour, souvent dominé. Parce que les marges sont un thème peu évoqué, le magazine de l’archéologie les convoque au travers d’un très bel exemple : le Japon.

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Pierre-François Souyri "Les anciennes chroniques impériales tendent à montrer que l'émergence de cet État est très ancienne, et remonterait au 6e siècle, peut-être plus encore avant, si on tient compte des mythes. [...] Notamment, le mot même de Japon est utilisé pour la première fois dans les années 670-680 et l'on peut donc dire que l'État du Japon naît à cette époque."

Nécropole d'Akôbô (kofun) au nord d'Aomori (au Nord de l'archipel) active de la première moitié du VIIe sciècle jusqu'au IXe siècle.
Nécropole d'Akôbô (kofun) au nord d'Aomori (au Nord de l'archipel) active de la première moitié du VIIe sciècle jusqu'au IXe siècle.
- © Laurent Nespoulous

Laurent Nespoulous "Quand on parle du Japon, il ne viendrait à l'idée de personne de nier au Japon son statut d'ensemble insulaire puisque effectivement, c'est un archipel. [...] En regardant l'histoire au long cours du Japon, il y a des moments où le Japon a beau être un archipel, il n'est pas du tout isolé ni coupé du reste du monde. [...] En revanche, il y a un univers clairement insulaire au sein même de l'archipel japonais, ce sont les petites îles les plus septentrionales."

Le centre

Le Japon est avant tout un État, qui apparaît au cours des 7e et 8e siècles de notre ère. C’est durant cette période qu’un empereur ( le Tennō) émerge au cœur d’un état centralisé. L’historiographie japonaise s'est d’ailleurs construite autour de cette expansion de l’État, laissant par là-même ses territoires marginaux. Une histoire, donc, au profit de son centre et laissant dans l'ombre de nombreux territoires, dont certains insulaires.

île de Taketomi (près de Taïwan)
île de Taketomi (près de Taïwan)
- © Laurent Nespoulous

Pierre-François Souyri "L'État japonais s'est construit au fil des siècles. [...] Ce qui est sûr, c'est qu'il existe dès la fin du 7e siècle et au début du 8e siècle, et se construit dans le Kinai, c'est-à-dire la région autour des villes actuelles de Kyoto, Saka, Nara. Petit à petit, il s'étend vers l'est et vers l'ouest pour englober des territoires qui, à l'origine, n'étaient pas du tout sous sa domination."

Très loin, au Nord et au Sud

L’île d’Hokkaid ô**, au nord et l’ archipel des Ryükyü** au sud, constituent les marges du pays.
L’île d’Hokkaidô est intégrée au Japon au 15e siècle, mais ne sera intégrée dans la souveraineté japonaise qu’à la fin du 19e siècle.

Pierre-François Souyri "Il y a une culture aïnoue qui existe bel et bien. Alors, bien sûr, il s'agit de populations qui démographiquement représentaient quelques dizaines de milliers d'habitants, guère plus, ce qui évidemment, par rapport aux masses habitant sur l'archipel, ne comptait pas beaucoup, mais, elles ont développé une véritable culture autonome."

Reconstitution d'une maison semi-enterrée Satsumon, typique des habitats des régions septentrionales de l'Asie du Nord-Est
Reconstitution d'une maison semi-enterrée Satsumon, typique des habitats des régions septentrionales de l'Asie du Nord-Est
- © Laurent Nespoulous

À l’extrême nord, dans l’île d’Hokkaidô, vivent des communautés Aïnoues. Il s’agit sans aucun doute de l’entité culturelle qui a suscité le plus d’intérêt, mais aussi de curiosité, puisque l’on y voyait les héritiers de la plus profonde préhistoire du Japon.

La culture aïnoue n’émerge qu’au 15e siècle, alors que diverses cultures - celle d ’Okhostk puis de Satsumon - se sont préalablement développées.

Les communautés aïnoues ont été contraintes de se spécialiser dans des activités de chasse et de collecte dont les produits étaient destinés aux élites japonaises (fourrures de vison, plumes d’aigle, peaux de daim, saumon ou algues marines…).

Dépôt de coquillages prêts à être mis en circulation (site d'Heshikiya Tôbaru, ville d'Oruma)
Dépôt de coquillages prêts à être mis en circulation (site d'Heshikiya Tôbaru, ville d'Oruma)
- © Service des biens culturels enfouis du département d'Okinawa

Pierre-François Souyri "Au début, c'est un État que l'on appelle l'État antique, avec une capitale, une aristocratie de cour et un monarque. Puis, petit à petit, les régions, les provinces se développent et naît une classe de notables locaux qui s'arment, les samouraïs ou les guerriers. Ceux-ci, peu à peu, s'emparent du pouvoir local, puis du pouvoir au niveau de l'État, avec la création de ce qu'on appelle le régime shogunal, à partir du 12e siècle."

Non loin de Taïwan, tout au sud, nous voici sur l’archipel de Ryükyü et son île principale  Okinawa. L’agriculture, notamment celle du riz irrigué si fréquent au Japon, s’avère très tardive. Aujourd’hui, les habitants d'Okinawa revendiquent leurs différences culturelles avec le reste du Japon.

Gusuku de Nakijin (île d'Okinawa)
Gusuku de Nakijin (île d'Okinawa)
- © Laurent Nespoulous

Avec son État central et des périphéries très peu hiérarchisées, le Japon historique constitue donc un ensemble hétérogène, né de processus de développement très différents, voire singuliers ; une histoire qui reste, en grande partie, à prendre en considération, puisqu’elle n'a pas encore intégré l’histoire nationale du pays.

Laurent Nespoulous "La linguistique est intéressante parce qu'effectivement, on arrive à pister, dans l'extrême nord de Honshu, tout un tas d'éléments de la toponymie qui rend parfois service, et tendrait à indiquer que les langues aïnoues étaient plus étendues que le simple cadre de Hokkaido."

Pierre-François Souyri "Le récit national intègre, à vrai dire, assez peu l'histoire de ses îles. Il y a quelques pages dans les manuels, mais on ne va pas très loin. C'est un vrai problème parce que ces régions ne se sentent pas représentées dans l'histoire telle qu'elle est enseignée dans les collèges et les lycées japonais."

À écouter ou à réécouter : Aux origines du Japon
Carbone 14, le magazine de l'archéologie
29 min
À écouter ou à réécouter : Les samouraïs, la voie du guerrier
Le Cours de l'histoire
51 min

Pour aller plus loin

Quelques références citées

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