Avec son État central et des périphéries très peu hiérarchisées, le Japon historique constitue-t-il un ensemble hétérogène ?
- Pierre-François Souyri Historien, spécialiste du Japon ancien et contemporain, professeur honoraire de l'Université de Genève.
- Laurent Nespoulous Archéologue, chargé de la direction du département d'études japonaises à l’Institut NAtional des Langues et Civilisations Orientales (INALCO).
Pierre-François Souyri "Les historiens japonais ont toujours eu tendance à construire l'histoire à partir de l'État. Et donc, cette histoire est une histoire de la progression de cet État vers le nord et vers le sud. Mais, au nord comme au sud, des sociétés différentes de la société japonaise [...] ont perduré, en fait, très longtemps."
Les marges, un concept à géométrie variable ?
L’archéologie des marges est un sujet important, puisqu’il permet de mettre perspective, un centre et ses périphéries : l’empire romain et la Germanie, la Mésopotamie et les pays du Golfe, l’Égypte et la Nubie, les exemples sont innombrables. Le concept de centre et de périphérie se révèle cependant à géométrie variable, parce qu'il est affaire de point de vue : ainsi, on peut se demander ce qu'est le centre, et où s’arrêtent les marges, le sujet fait d’ailleurs débat dans le champ de l’historiographie. Il révèle toutefois une vraie dissymétrie, entre une entité et son pourtour, souvent dominé. Parce que les marges sont un thème peu évoqué, le magazine de l’archéologie les convoque au travers d’un très bel exemple : le Japon.
Pierre-François Souyri "Les anciennes chroniques impériales tendent à montrer que l'émergence de cet État est très ancienne, et remonterait au 6e siècle, peut-être plus encore avant, si on tient compte des mythes. [...] Notamment, le mot même de Japon est utilisé pour la première fois dans les années 670-680 et l'on peut donc dire que l'État du Japon naît à cette époque."
Laurent Nespoulous "Quand on parle du Japon, il ne viendrait à l'idée de personne de nier au Japon son statut d'ensemble insulaire puisque effectivement, c'est un archipel. [...] En regardant l'histoire au long cours du Japon, il y a des moments où le Japon a beau être un archipel, il n'est pas du tout isolé ni coupé du reste du monde. [...] En revanche, il y a un univers clairement insulaire au sein même de l'archipel japonais, ce sont les petites îles les plus septentrionales."
Le centre
Le Japon est avant tout un État, qui apparaît au cours des 7e et 8e siècles de notre ère. C’est durant cette période qu’un empereur ( le Tennō) émerge au cœur d’un état centralisé. L’historiographie japonaise s'est d’ailleurs construite autour de cette expansion de l’État, laissant par là-même ses territoires marginaux. Une histoire, donc, au profit de son centre et laissant dans l'ombre de nombreux territoires, dont certains insulaires.
Pierre-François Souyri "L'État japonais s'est construit au fil des siècles. [...] Ce qui est sûr, c'est qu'il existe dès la fin du 7e siècle et au début du 8e siècle, et se construit dans le Kinai, c'est-à-dire la région autour des villes actuelles de Kyoto, Saka, Nara. Petit à petit, il s'étend vers l'est et vers l'ouest pour englober des territoires qui, à l'origine, n'étaient pas du tout sous sa domination."
Très loin, au Nord et au Sud
L’île d’Hokkaid ô**, au nord et l’ archipel des Ryükyü** au sud, constituent les marges du pays.
L’île d’Hokkaidô est intégrée au Japon au 15e siècle, mais ne sera intégrée dans la souveraineté japonaise qu’à la fin du 19e siècle.
Pierre-François Souyri "Il y a une culture aïnoue qui existe bel et bien. Alors, bien sûr, il s'agit de populations qui démographiquement représentaient quelques dizaines de milliers d'habitants, guère plus, ce qui évidemment, par rapport aux masses habitant sur l'archipel, ne comptait pas beaucoup, mais, elles ont développé une véritable culture autonome."
À l’extrême nord, dans l’île d’Hokkaidô, vivent des communautés Aïnoues. Il s’agit sans aucun doute de l’entité culturelle qui a suscité le plus d’intérêt, mais aussi de curiosité, puisque l’on y voyait les héritiers de la plus profonde préhistoire du Japon.
La culture aïnoue n’émerge qu’au 15e siècle, alors que diverses cultures - celle d ’Okhostk puis de Satsumon - se sont préalablement développées.
Les communautés aïnoues ont été contraintes de se spécialiser dans des activités de chasse et de collecte dont les produits étaient destinés aux élites japonaises (fourrures de vison, plumes d’aigle, peaux de daim, saumon ou algues marines…).
Pierre-François Souyri "Au début, c'est un État que l'on appelle l'État antique, avec une capitale, une aristocratie de cour et un monarque. Puis, petit à petit, les régions, les provinces se développent et naît une classe de notables locaux qui s'arment, les samouraïs ou les guerriers. Ceux-ci, peu à peu, s'emparent du pouvoir local, puis du pouvoir au niveau de l'État, avec la création de ce qu'on appelle le régime shogunal, à partir du 12e siècle."
Non loin de Taïwan, tout au sud, nous voici sur l’archipel de Ryükyü et son île principale Okinawa. L’agriculture, notamment celle du riz irrigué si fréquent au Japon, s’avère très tardive. Aujourd’hui, les habitants d'Okinawa revendiquent leurs différences culturelles avec le reste du Japon.
Avec son État central et des périphéries très peu hiérarchisées, le Japon historique constitue donc un ensemble hétérogène, né de processus de développement très différents, voire singuliers ; une histoire qui reste, en grande partie, à prendre en considération, puisqu’elle n'a pas encore intégré l’histoire nationale du pays.
Laurent Nespoulous "La linguistique est intéressante parce qu'effectivement, on arrive à pister, dans l'extrême nord de Honshu, tout un tas d'éléments de la toponymie qui rend parfois service, et tendrait à indiquer que les langues aïnoues étaient plus étendues que le simple cadre de Hokkaido."
Pierre-François Souyri "Le récit national intègre, à vrai dire, assez peu l'histoire de ses îles. Il y a quelques pages dans les manuels, mais on ne va pas très loin. C'est un vrai problème parce que ces régions ne se sentent pas représentées dans l'histoire telle qu'elle est enseignée dans les collèges et les lycées japonais."
Pour aller plus loin
- Présentation de Pierre-François Souyri : sur le site du département d'Études est-asiatiques de l'Université de Genève, sur Wikipédia, sur Babelio.
- Sa bibliographie sur le site Babelio.
- Présentation de deux de ses ouvrages significatifs sur le Japon, Nouvelle histoire du Japon (nouvelle édition), (éditions Perrin, octobre 2023), et Histoire du Japon médiéval (éditions Perrin, 2013).
- Son profil sur le site de Radio France (émissions auxquelles il a participé).
- Présentation de Laurent Nespoulous : sur le site de l'INALCO, sur le site de la maison franco-japonaise et sur le site de l'IFRAE (Institut français de recherche sur l'Asie de l'Est).
- Ses publications sur le site HAL.
- Présentation de l'ouvrage corédigé par Pierre-François Souyri et Laurent Nespoulous, Le Japon. Des chasseurs-cueilleurs à Heian, collection Mondes Anciens sous la direction de Joël Cornette (éditions Belin, septembre 2023).
- À lire et écouter, l'article Aux marges septentrionales du Japon, histoire et archéologie des Aïnous (Inrap, 2014).
Quelques références citées
- Page sur le Japon.
- Page sur les Provinces du Japon.
- Page sur le Japon paléolithique (culture du Mikoshiba...).
- Page sur l'époque d'Edo.
- Page sur les Kofun, grands monuments funéraires.
- Page sur Georges Montandon (1879-1944), médecin, anthropologue et ethnologue franco-suisse.
- Page sur André Leroi-Gourhan (1911-1986), archéologue, ethnologue et historien.
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