Roberto Calasso : L’ardeur / Revue Thauma

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Roberto Calasso : L’ardeur (Gallimard) / Revue Thauma N°12 Dossier La Terre

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Dans l’ahurissant enchevêtrement d’hymnes énigmatiques, d’actes rituels, d’histoires de dieux et de fulgurations métaphysiques que constitue le Veda, Roberto Calasso parvient à dégager – je cite « l’indubitable capacité d’éclairer d’une lumière rasante les événements élémentaires qui appartiennent à l’expérience de tout un chacun, aujourd’hui et partout ». Cette capacité est à proprement parler fascinante. Qu’un ensemble de textes issus de la plus lointaine antiquité puisse de nos jours encore être à ce point parlant malgré son extrême complexité, cela tient bien sûr à la qualité, à l’acuité de la lecture qui en est faite ici, mais aussi à l’inépuisable réserve de sens dont il est pourvu. La civilisation de l’Inde védique n’a pratiquement pas laissé de traces, son rapport à l’histoire était pour le moins désinvolte – quelques mentions de noms de rois dans le Rgveda ou quelques anecdotes dans les Brâhmana et les Upanishad – pas de temples non plus, malgré une observance quasi obsessionnelle des rites, puisque le lieu de la dévotion était l’autel où s’accomplissait le sacrifice, édifié en briques cuites et destiné à être abandonné comme « une enveloppe de poussière et de boue sèche ». Construit comme oiseau aux ailes déployées, il fallait qu’il s’envole. Pas de sanctuaires ni de remparts non plus en guise de vestiges de cette communauté semi-nomade, mais comme disait René Daumal, un Parthénon de mots : la langue sanscrite, qui signifie « parfaite ».

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Lorsqu’ils parlent d’action ou d’actes, les hommes védiques se réfèrent aux actes rituels. Plutôt que de fonder un empire, ils ont préféré réfléchir sur l’essence de la souveraineté, avec ce partage qui s’est imposé partout entre brahmanes et guerriers, prêtres et rois. Toutefois, dans ce couple aux fonctions bien distribuées s’est insinué un troisième personnage : Soma, l’objet du désir, une plante ou un suc enivrant qui se moque des deux autres, lesquels n’ont qu’une idée en tête : lui mettre la main dessus. « Nous ne cherchions pas le pouvoir mais l’ivresse » voilà pourquoi il reste si peu de traces de cette histoire. Des milliers de pages dans les Brâhmana, tous les hymnes du neuvième cycle du Rgveda sont consacrés au roi Soma, l’équivalent symbolique selon Roberto Calasso d’« un *état de la conscience * » devenu le pivot autour duquel tournaient d’innombrables actes rituels qui, tout comme la mythologie ou les spéculations mystiques les plus délirantes, tiennent – je cite – à cette « rencontre fatale et bouleversante entre une liturgie donnée et l’ivresse ».

C’est sans doute pourquoi la scène sacrificielle était aussi une scène érotique. Il y a une analogie soigneusement entretenue entre la forme de l’autel et le corps féminin. Celui-ci est destiné à recevoir le feu du sacrifice, qui est comme son amant. « Tout acte sacrificiel s’entrelace avec un acte sexuel – résume l’auteur – Et inversement ». Le plaisir sexuel est lui-même considéré comme une forme suprême de connaissance de soi, parce qu’aucune autre « ne reconduit aussi près de l’origine ». Et le feu, l’ardeur , à quoi fait allusion le titre du livre de Calasso est à la fois un élément cosmique et un principe vital, la chaleur du corps et l’incandescence de l’esprit, d’où émanent les pensées comme les vapeurs d’un liquide surchauffé. « Pendant que les voyants étaient assis, immobiles et qu’ils contemplaient les événements du monde – je cite – une spirale ardente tourbillonnait en eux, d’où se détacheraient, un jour, les formules des hymnes du Rgveda ».

Il y a une thèse audacieuse et pénétrante dans le livre de Roberto Calasso, qui lui vient d’une lecture attentive des Formes élémentaires de la vie religieuse de Durkheim, où celui-ci traite surtout de la transformation de la société en religion d’elle-même. Elle concerne l’importance du rituel, un geste accompli avec attention , laquelle transmet en retour au geste sa signification. Alors le visible peut agir sur l’invisible, et inversement. Or ce sens est le même selon lui, qu’il s’agisse des Aborigènes d’Australie ou des anciens Grecs : je cite « recréer périodiquement un être moral dont nous dépendons comme il dépend de nous. Cet être existe – ajoute Durkheim – c’est la société ». À l’heure où nous rendons hommage aux millions de mort de la Grande Guerre, il ne manque pas même à cette analogie profonde l’image du sacrifice sanglant et des victimes humaines exigées par un dieu féroce.

Jacques Munier

Revue Thauma N°12 Dossier La Terre

Avec, entre autres, les contributions poétiques de Monique Saint-Julia, Umberto Saba – « Le ciel est bleu comme le premier ciel / que Dieu courbait sur la terre nouvelle » - Isabelle Raviolo, Paul Celan – « Il y avait de la terre en eux et / ils creusaient ».

Et une lettre de Simone Weil à Joe Bousquet…

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