Léonie Bischoff, bédéiste : « Anaïs Nin refusait "la rouille de la vie", l'ennui, la monotonie »

Anaïs Nin sur la mer des mensonges - page 116 - Léonie Bischoff
Anaïs Nin sur la mer des mensonges - page 116 - Léonie Bischoff
Anaïs Nin sur la mer des mensonges - page 116 - Léonie Bischoff
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Léonie Bischoff vient de publier un sublime roman graphique inspiré de la vie et de l'œuvre d'Anaïs Nin. Au cœur de celui-ci, l'autrice et dessinatrice montre une femme qui refuse l’ennui et la médiocrité au profit de la liberté et de la sensualité. Portrait croisé d'une écrivaine américaine et d'une bédéiste suisse.

Avec

Léonie Bischoff a choisi pour « journée particulière » le samedi 2 septembre 1995. Ce jour-là, alors qu'elle est âgée de 14 ans, elle loue au vidéoclub de son quartier la VHS du film La Leçon de piano de Jane Campion. Très cinéphile, l'adolescente « [pressent] un grand amour pour ce film », dont elle a entendu parler depuis des mois. Lectrice du magazine Première, elle sait qu'il a valu à sa réalisatrice la Palme d'or du Festival de Cannes deux ans auparavant. Elle sait également que Jane Campion est la première femme à avoir reçu cette distinction depuis la création du festival. (25 ans plus tard, Léonie Bischoff sait également que Jane Campion est la seule femme à avoir reçu cette distinction depuis la création du festival, qu'aucune femme n'a reçu cette distinction depuis lors.)

(Mise à jour à l'été 2021 : Lors du Festival de Cannes 2021, la Palme d'or a été décernée au film Titane de Julia Ducournau.)

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Ada, Sarah, Ripley... et Anaïs

Le samedi 2 septembre 1995, lorsqu'elle appuie sur le bouton Lecture après avoir mis la cassette vidéo dans le magnétoscope familial, Léonie Bischoff sent que quelque chose d'important est en train de se produire en elle.

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Je pense qu'il y a eu une sorte d'envahissement de tous mes sens (à part, peut-être, l'odorat). [...] J'ai été submergée par cet univers.

Si Léonie Bischoff a choisi ce jour comme porte d'entrée pour cet entretien, c'est parce qu'à travers la figure d'Ada, interprétée par Holly Hunter, comme à travers celle de la réalisatrice Jane Campion, elle tombe en admiration devant des femmes qui prennent leur destin en main, qui, grâce à des « petits gestes de courage et d'autodétermination », tracent une route qui leur est propre. Des femmes avec une volonté très forte, qui demandent plus de place que celle qu'on leur accorde.

Ce film m'a séduite visuellement : il y a des lumières incroyables, ce visage absolument fascinant de Holly Hunter [...] qui s'exprime avec ses yeux, avec ses mains, avec toute sa stature. Un personnage d'une volonté incroyable, qui est très frêle physiquement [...] mais qui impose une force hallucinante. [...] Encore aujourd'hui, je cherche ma force, je cherche ma volonté, je cherche quelque chose qui ne se laisse pas dévier de son chemin et je pense qu'Ada incarne cela.

Parmi les femmes qui donnent du courage à Léonie Bischoff, outre Ada et Jane Campion, on trouve Sarah Connor, de la saga Terminator, la lieutenante Ellen Ripley, de la saga Alien, et, bien entendu, l'écrivaine Anaïs Nin, à laquelle elle consacre un magnifique roman graphique Anaïs Nin sur la mer des mensonges (Casterman, 2020).

Anaïs Nin sur la mer des mensonges - page 15 - Anaïs et son double
Anaïs Nin sur la mer des mensonges - page 15 - Anaïs et son double
- Léonie Bischoff

Une histoire de frustration et de mensonges

Léonie Bischoff a mûri son projet de bande dessinée inspirée de la vie et de l'œuvre d'Anaïs Nin pendant plus de huit ans avant qu'il ne paraisse. Au cours de cette période, l'ayant découverte à une période où elle-même était encore apprentie, la bédéiste s'est parfois identifiée à l'écrivaine, s'est reconnue en elle, notamment dans ses doutes et ses combats.

Je me suis beaucoup reconnue dans son combat et sa très grande frustration à ne pas arriver à écrire quelque chose qui soit à la hauteur de ce qu'elle peut imaginer.

Elle a mêlé ses mots aux siens, a cru à ses mensonges, pour composer, avec son crayon multicolore, une biographie subjective d'Anaïs Nin. L'œuvre de l'Américaine, marquée par la publication de son Journal (en sept volumes), permet en effet de brosser d'elle un portrait dont elle reste la seule maîtresse. Car si le roman graphique de Léonie Bischoff s'intitule Anaïs Nin sur la mer des mensonges, c'est parce que l'autrice et illustratrice de bande dessinée a bien compris qu'Anaïs Nin ne livrait d'elle que ce qu'elle voulait bien livrer et avait tendance à jouer avec la vérité pour sublimer et magnifier le réel.

C'était une drogue pour elle. [...] C'était en tout cas un besoin ; des moments d'auto-réflexion, d'analyse. Elle faisait du tri dans sa tête, à travers le journal. En même temps, elle sublimait aussi, elle inventait, elle se donnait de l'espoir.

Anaïs Nin sur la mer des mensonges - page 81
Anaïs Nin sur la mer des mensonges - page 81
- Léonie Bischoff

Sexe et compositions florales

Anaïs Nin a été l'une des premières à parler du droit au plaisir de la femme. Le roman graphique de Léonie Bishoff montre le cheminement intérieur de l'écrivaine, entre adultère, bisexualité... et inceste. Son journal donnait à entendre la parole d'une femme qui luttait pour sa libération et cela a été une grande révélation pour de nombreuses femmes dans les années 1960. Anaïs Nin n'a jamais voulu être une seule femme ni l'amante d'un seul homme. Ne pas aimer qu’une seule personne, ne pas écrire qu’un seul journal, rester entière. Elle voulait vivre mille vies et explorer toutes les facettes de son être. Il en allait sans doute de sa survie.

Une partie d'elle, probablement, lutte en permanence pour ne pas se laisser mourir. Son journal est cette espèce de bouée de secours qui la tient. Les choix qui lui ont été reprochés, ceux de ses mensonges et des multiples rôles qu'elle jouait, sont aussi des stratégies de survie.

Dans Anaïs Nin sur la mer des mensonges, Léonie Bishoff, s'inspirant beaucoup de leur Correspondance passionnée, raconte la rencontre entre Anaïs Nin et Henry Miller. Après celle-ci, Anaïs Nin écrit en décembre 1931 : « Je chante, je chante et non pas en cachette, mais tout fort. J’ai rencontré Henry Miller. C’est un homme que la vie rend ivre, il est comme moi. » La bédéiste insiste sur la puissance de leur relation, de leur connexion, intellectuelle et sexuelle. C'est une histoire d’amour littéraire et passionnée. Quand il et elle se rencontrent, ce ne sont pas encore des écrivain·e·s accompli·e·s. Leur lien durera toute une vie. Miller a défendu le Journal d’Anaïs et le considérait comme son œuvre majeure. Elle l’aidait financièrement. Le travail graphique opéré par Léonie Bischoff pour montrer le désir, le plaisir et la jouissance de ces deux êtres est splendide autant que singulier.

Anaïs Nin sur la mer des mensonges - page 91 - Henry Miller et Anaïs Nin
Anaïs Nin sur la mer des mensonges - page 91 - Henry Miller et Anaïs Nin
- Léonie Bischoff

J'ai choisi d'éviter les poncifs des scènes de cul en BD pour rester au plus proche de sa parole à elle. On lui a reproché parfois d'être trop floue, trop poétique, trop abstraite, mais, quelque part, j'ai eu envie de m'approprier cette façon de faire et de faire appel à des images à la limite du kitsch : beaucoup de formes végétales, florales, pour évoquer l'éclosion, la montée de la sève... Des images marines, des images de bateau... Toutes ces choses moins directes pour évoquer des sensations. [...] Ça évoque très bien le sexe féminin avec ses replis, ses pulsations, son humidité, sa chaleur.

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Les ouvrages de Léonie Bischoff

  • Léonie Bischoff, Anaïs Nin sur la mer des mensonges, Casterman, 2020
  • Léonie Bischoff, Hoodoo Darlin', Casterman, 2013
  • Olivier Bocquet (scénario) et Léonie Bischoff (dessin), Le Tailleur de pierre (d'après le roman de Camilla Läckberg), Casterman, 2018
  • Olivier Bocquet (scénario) et Léonie Bischoff (dessin), Le Prédicateur (d'après le roman de Camilla Läckberg), Casterman, 2015
  • Olivier Bocquet (scénario) et Léonie Bischoff (dessin), La Princesse des glaces (d'après le roman de Camilla Läckberg), Casterman, 2015
  • Thomas Römer (texte) et Léonie Bischoff (dessin), Naissance de la Bible - Comment elle a été écrite, Le Lombard, 2018

Bibliographie

  • Anaïs Nin, Journal (7 tomes), Stock, 1966-1981, rééd. Le Livre de poche, 1987-1999
  • Anaïs Nin, Journaux de jeunesse - 1914-1931, Stock, 2010 (réédition qui regroupe en un seul tome tous les écrits de cette période)
  • Anaïs Nin et Henry Miller, Correspondance passionnée, Stock, 2007
  • Anaïs Nin, Vénus Erotica, Stock, 1978, rééd. Le Livre de poche, 2008
  • Anaïs Nin, Erotica - Vol. 2 : Les Petits oiseaux, Stock, 1980, rééd. Le Livre de poche, 2008
  • Stephen King, Le Fléau, Lattès, 1991, rééd. Le Livre de poche, 2010

Pour aller plus loin

La programmation musicale du jour

  • Björk, "Hunter", 1997
  • Radiohead, "Fake Plastic Trees", 1995
  • Philippe Katerine, "BB Panda", 2019

Le générique de l'émission

Isabelle Pierre, "Le temps est bon" (1971), remixé par Degiheugi, 2012

Popopop
53 min
Anaïs Nin sur la mer des mensonges - page 16 - Le bateau d'Anaïs
Anaïs Nin sur la mer des mensonges - page 16 - Le bateau d'Anaïs
- Léonie Bischoff

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