L’art de la bibliographie: de l’activité à son objet

A arte da bibliografia: da atividade ao seu objeto

Viviane Couzinet 1
Université Toulouse III Paul, Francia
Patrick Fraysse 2
Université Toulouse III Paul, Francia

L’art de la bibliographie: de l’activité à son objet

Em Questão, vol. 25, pp. 105-122, 2019

Universidade Federal do Rio Grande do Sul

Reçu: 30 Avril 2019

Accepté: 15 Juillet 2019

Résumé: En France la bibliographie est considérée comme une technique qui élabore des descriptions de textes. Un retour proposé ici, dans une approche infocommunicationnelle, sur cette activité et sur l’objet qu’elle produit permet d’analyser son inclusion documentaire et de préciser ses enjeux. Son rôle médiateur est ainsi mis en évidence.

Mots clés: Art bibliographique, Inclusion documentaire, Approche infocommunicationnelle.

Abstract: In France the bibliography is considered as a technique that elaborates descriptions of texts. A return proposed here, in an infocommunication approach, on this activity and on the object that it produces makes it possible to analyze its documentary inclusion and to specify its stakes. Its mediating role is thus highlighted.

Keywords: Bibliographic art, Documentary inclusion, Infocommunication approach.

1 Introduction

En France, la bibliographie est considérée comme une activité technique visant à élaborer des descriptions de textes. A notre connaissance elle a été séparée de la science du livre, la bibliologie, par Gabriel Naudé (1600-1653), bibliothécaire de Richelieu puis de Mazarin, en 1633 dans sa Bibliographia politica. Elle est aussi attribuée parfois à un religieux de l’ordre des Carmes, Louis Jacob de Saint Charles, qui treize ans après, en 1646, a rédigé la Bibliographia gallica (Frieden, 1934). Pour nous il s’agit donc d’un art de faire, d’une pratique. Cependant nous avons montré par ailleurs qu’il est possible d’interroger cette pratique. Si la bibliographie n’est pas une science il nous a semblé intéressant d’analyser scientifiquement ce qu’elle est et plus spécialement ce qu’elle a apporté pour un support d’information particulier, les revues scientifiques (COUZINET; FRAYSSE, 2018).

Dans la progression de nos travaux et en suivant un chercheur et auteur de nombreuses bibliographies de science politique, Jean Meyriat, auteur notamment d’un rapport pour l’UNESCO sur le travail bibliographique dans lequel il affirme “Bien que la bibliographie ne puisse prétendre être une œuvre d’art, la façon dont ses auteurs s’expriment n’est pas sans importance” (MEYRIAT, 1957) nous nous sommes penchés en deux temps sur les deux affirmations de cette phrase. Dans la première recherche nous avons essayé de comprendre qu’elle importance accorder à l’expression des auteurs. Autrement dit en nous penchant sur l’analyse de l’activité et sur son objet, nous avons cherché à savoir quels sont les enjeux qui sous-tendent cet art de faire. Une deuxième recherche interroge la bibliographie comme patrimoine. En effet la bibliographie, comme pratique et art de faire a fortement évolué ces dernières années en intégrant le numérique et en se transformant en banques de données. Les premiers objets médiateurs créés par les bibliographes, les catalogues imprimés, avec les fiches cartonnées et les meubles en bois qui les présentaient aux lecteurs, devenant obsolètes, sont rentrés dans un processus de patrimonialisation qui les a conduits au musée (cf l’article dans cette même livraison de Em Questão, FRAYSSE; COUZINET, 2019).

Il s’agit donc ici de discuter trois points qui nous paraissent essentiels. Tout d’abord nous aborderons la bibliographie comme instrument de la recherche d’information ce qui nous permettra de revenir sur l’activité. Puis nous analyserons l’objet et l’importance de son expression du point de vue info-communicationnel comme instrument de lutte et de positionnement ce qui devrait mettre au jour ses enjeux. Enfin nous tenterons de préciser son apport à l’information documentation dans ce que nous qualifierons d’inclusion documentaire.

2 Un art de faire?

2.1 Un inventaire

Dans sa définition la plus communément acceptée une bibliographie est “toute publication destinée à faire connaître l’existence d’autres publications, quelles qu’en soient la nature et la forme” (MEYRIAT, 1957). Sa première mission était en effet de dresser des inventaires de bibliothèques privées. Il s’agissait de descriptions de livres permettant d’identifier ces derniers. Ce faisant elle était également une manière d’établir la propriété d’un fonds ou d’une collection. Exclusivement réservée aux livres elle s’est peu à peu étendue à désigner des ensembles documentaires écrits plus vastes. Ainsi des découvertes de listes de manuscrits, telle que le catalogue de la bibliothèque d’Alexandrie établie par Calimaque (IIIè siècle -JC) (FRIEDEN, 1934) ou celle du médecin grec Galien (IIéme siècle) (PROVANSAL, 1997) sont considérées comme les prémisses de la bibliographie. Elles poursuivent déjà un objectif différent, l’une répertorie les écrits disponibles dans la bibliothèque, l’autre établit la liste de la production personnelle.

De fait l’organisation interne privilégiée est l’ordre alphabétique des noms d’auteurs assorti de commentaires et d’informations sur l’œuvre décrite. Les bibliographies ressemblent aux dictionnaires biobibliographiques et intègrent des manières particulières de faire, comme des commentaires sur les éditeurs et dans la culture arabe les notices incorporent aussi des indications généalogiques. C’est le cas par exemple de la notice de l’Encyclopédie du poète Taieb Almountanabi dans le Catalogue des manuscrits arabes de Rabat (Bibliothèque nationale du Royaume du Maroc).

Produites par des érudits, des religieux, des savants, des libraires ou des bibliothécaires, les bibliographies sont l’inventaire de la production intellectuelle. On leur reconnaît une fonction mémorielle plus large que ne le laissent penser leur titre souvent fondé avec les mots “littérature” ou “littéraire” mais qui n’ont pas le sens étroit qu’on leur attribue actuellement. Ils désignent à ce moment là tout ce qui a été publié[1].

Elles peuvent être assimilées aux catalogues notamment des bibliothèques ou des libraires. Ces catalogues décrivent ce qui est présent dans un lieu et dans un temps donné[2] et lorsqu’ils sont imprimés ils sont parfois accompagnés de tarifs de vente. C’est le cas par exemple du Catalogue général de la librairie française (1ere édition 1867), d’Otto Lorenz et de ses successeurs, qui recensent à partir de 1840 tous les écrits disponibles en librairie.

Catalogue général de la librairie française
Figure 1
Catalogue général de la librairie française
Source: Viviane Couzinet (2018).

Mais si ces “répertoires dans lesquels les livres sont décrits et classés et auxquels on doit constamment recourir” servent pour les identifier, ils servent aussi, d’après Charles Mortet titulaire de la chaire de bibliographie à l’École des Chartes à la fin du XIXe siècle, à “s’enquérir de ce qui a été publié sur un sujet” (MALCLÈS, 1977, p. 9-10).

2.2 Un outil d’accès à l’information

Jean Meyriat précise que les bibliographies, comme les autres ouvrages de référence, ne sont pas lus mais consultés (MEYRIAT, 1993b, p. 410) ils sont donc des outils d’accès à l’information. Leur composition s’attache à remplir cette deuxième mission. Cependant il n’y a pas de modèle complétement uniforme car “s’agissant de la description des unités imprimées, le grand principe est que dans chaque cas elle doit s’adapter à l’objectif visé” (MEYRIAT, 1993a, p. 549). Pour répondre à la recherche d’information cette description peut mettre en valeur prioritairement les caractéristiques matérielles ou les contenus. De ce fait plusieurs modes de rédaction des notices peuvent être adoptés mais il existe néanmoins une cohérence interne afin de ne pas perturber leur consultation.

L’exemple le plus marquant est sans doute le Répertoire bibliographique universel de Paul Otlet. Vouloir établir la mémoire du monde a été un projet ambitieux qui a dû pour pouvoir devenir, au moins en partie, une réalité s’appuyer sur un dispositif mondial qui mettait en relation les plus grandes bibliothèques nationales. Les principes de description propres à chaque pays ont dû évoluer pour permettre les échanges (COUZINET, 2019). Ainsi sont nées des normes de catalogage, le prêt international entre bibliothèques et un langage, la Classification décimale universelle (CDU), destinée à extraire le contenu des documents et qui serait exploitable quelle que soit la langue. L’entreprise était immense et reposait en grande partie sur des bibliographes bénévoles et sur peu de moyens techniques au début du XXème siècle.

La description matérielle est ainsi complétée par une description du contenu et c’est cette dernière qui facilite l’accès à l’information. Conçu prioritairement comme un outil de recherche d’information l’importance est donnée à la répartition des notices par sujets. Elle peut cependant ne pas être adaptée à tous les usages et à tous les usagers, des index jouent alors pleinement leur rôle supplémentaire de clé d’entrée dans les documents (MEYRIAT, 1993a).

Du point de vue de la description matérielle l’évolution du travail, avec le développement de l’informatique et des échanges internationaux, a contribué à une normalisation des présentations mais des adaptations restent possibles. Du point de vue du contenu de grandes classifications ont vu le jour suivies par des langages plus ou moins élaborés, comme les thésaurus, ou encore par l’extraction de mots des titres ou des textes. Les banques de données sont considérées comme les nouvelles bibliographies. Ainsi le découpage des notices en champs interrogeables permet d’établir des équations de recherche, qui prenant en compte la description matérielle et le contenu, tentent de cerner les besoins des lecteurs.

Inventaire et outil d’accès à l’information permettent-ils de dire que la bibliographie est un art?

2.3 Un art?

Qu’appelle-t-on art? le Dictionnaire historique de la langue française dirigé par le linguiste Alain Rey précise qu’au début du XIIIème siècle le mot a le sens général “d’activité professionnelle et manuelle” ce qui deviendra “artisan” au XVIème siècle. Il désigne donc une spécialisation technique. Ce dictionnaire précise encore que le mot a conservé deux valeurs, l’une conceptuelle “connaissance appliquée liée à un domaine d’activité réglée” c’est à dire là encore technique, l’autre est institutionnelle et désigne des disciplines enseignées en tant que méthode et non en tant que connaissance abstraite dite, elle, scientiae (REY, 1995, p. 119-120).

Ce sens a été entériné, en France par la création de la chaire de bibliographie à l’École des Chartes en 1897 (MALCLÈS, 1977, p. 9-10). Plus tard, en 1934, Paul Otlet dans son Traité de documentation, le livre sur le livre limite également la bibliographie à la description de livres (OTLET, 1934, p. 9). Auparavant Etienne Gabriel Peignot (1767-1849), homme de lettres, bibliothécaire et bibliophile, dès le début du XIXème siècle l’avait décrite dans son Répertoire bibliographique universel (1812) comme centrée sur les répertoires de livres et scindée en bibliographie générale et bibliographie spécialisée (MALCLÈS, 1977) partition qui perdure encore de nos jours.

Jean Meyriat, fondateur de la science de l’information-documentation au sein des sciences de l’information et de la communication françaises (COUZINET, 2000; COUZINET; MARTELETO, 2011; COUZINET; FRAYSSE, 2018) a participé à la stabilisation de concepts et de notions de cette discipline notamment par sa collaboration aux Sciences de l’écrit Encyclopédie internationale de bibliologie. Onze domaines ont été déterminés par les auteurs: bibliologie, bibliométrie, économie, enseignement, histoire du livre, information, langage, politique, psychologie, sociologie, techniques. La bibliographie est incluse dans les techniques et voisine avec la bibliothéconomie et les techniques graphiques dans la table systématique. Elle est par son suffixe “graphie” “la connaissance descriptive” (MEYRIAT, 1993a).

Signalons enfin que l’objet “bibliographie” appartient à l’ensemble des ouvrages de références avec les encyclopédies, les annuaires, les almanachs, les atlas et les recueils[3]. Il est aussi un document secondaire car il renvoie à d’autres documents répondant aux informations recherchées.

Dans la langue française “bibliographie” sert à nommer l’activité - faire une bibliographie ou faire la bibliographie, par exemple d’un sujet – et sert également à nommer l’objet produit par cette activité. La bibliographie est alors l’ensemble des notices d’écrits sélectionnés, ordonnées suivant un ordre préétabli -ordre alphabétique des noms d’auteurs ou ordre thématique- accompagnées d’index (COUZINET; FRAYSSE, 2018).

La bibliographie est donc bien un art, dans son sens le plus ancien, un art de faire, puisqu’il s’agit d’appliquer des règles prédéfinies, produites et mises en œuvre par des professionnels et que ces dernières sont enseignées en tant que méthodes pour décrire des livres et plus généralement des écrits. Cependant s’agissant d’écrits présentés et organisés n’ont-ils pas aussi d’autres objectifs, peut être moins visibles, que ceux de recenser et de faciliter la recherche d’information?

3 Un objet info-communicationnel

3 1 Un indicateur de positionnement

Il nous paraît possible de dire qu’une bibliographie ne se limite pas à donner un accès aux documents qu’elle liste. On peut en effet penser que la participation à la constitution d’un fonds, qui est un projet informationnel, se double d’un projet communicationnel. En rapprochant les bibliographies de leur contexte d’élaboration on peut percevoir le projet qui les sous tend. Quelques exemples illustrent cette hypothèse.

Louise Noëlle Malclès rappelle que la nationalisation des biens, dont des manuscrits et des livres, des congrégations religieuses et des émigrés ayant fui la Révolution française a nécessité de les répertorier et de les répartir entre les bibliothèques (MALCLÈS, 1984). Le Bureau central bibliographique a été investi de cette tâche d’intérêt national. L’inventaire réalisé a permis de prendre la mesure de la richesse du patrimoine documentaire du pays, de le rendre disponible, y compris pour le peuple et d’enregistrer et affirmer le changement de propriétaire.

Une bibliographie ou catalogue dressé par les institutions d’un pays peut être non seulement un inventaire de la richesse patrimoniale mais aussi l’affirmation d’un passé qui conforte le présent. Par exemple le Catalogue des manuscrits arabes de Rabat (Maroc) publié par la Bibliothèque générale et les Archives de cette ville montre à travers son organisation interne où sont les priorités. En effet, dès le premier volume, dans la table des matières sont mis en avant huit chapitres consacrés à des thématiques religieuses et cinq autres qui ont participé à la notoriété intellectuelle du monde arabe.

 Liste
des matières du Catalogue des manuscrits
arabes de Rabat (Maroc)
Figure 2
Liste des matières du Catalogue des manuscrits arabes de Rabat (Maroc)
Source: Viviane Couzinet (2018).

Le Répertoire bibliographique universel de Paul Otlet, qui présente ses notices dans l’ordre établi par la CDU, est porteur quant à lui de la mise en avant des idées pacifistes que l’on peut percevoir dans cette classification (COURBIÈRES; COUZINET, 2005).

L’art de faire avec ses normes, ses objectifs informationnels nous paraît ainsi être aussi un art de communiquer un projet politique. Nous suivons en cela l’affirmation de Jean Meyriat sur la difficulté à établir des bibliographies internationales spécialisées: “dans un pays donné, le choix opéré par le bibliographe peut en effet très bien être commandé, soit inconsciemment, soit consciemment et systématiquement (à des fins de pédagogie idéologique et politique) par l’adhésion à une certaine philosophie, une certaine conception de l’ordre social” (MEYRIAT, 1957). Nous pensons que ceci peut s’appliquer également aux bibliographies générales. Si elles servent un projet politique ne peut-on aussi envisager qu’elles servent les projets, à une échelle plus restreinte, d’un groupe social particulier?

3.2 Un accompagnement de luttes

Les groupes sociaux des chercheurs sont confrontés régulièrement à la nécessité d’affirmer l’intérêt économique et social de la discipline à laquelle ils appartiennent ou de faire reconnaître l’intérêt d’une innovation scientifique. Une bibliographie peut être investie de cette mission. Elle repose sur une sélection très précise des documents listés, s’il s’agit d’une bibliographie simplement signalétique, ou listés et accompagnés de jugements de valeur, s’il s’agit d’une bibliographie critique. Les deux sont le plus souvent le fruit d’une collaboration étroite entre un chercheur et un bibliographe.

Le projet peut être de ne signaler que les travaux portant des avancées significatives véhiculées par des documents dont la scientificité est attestée par les pairs de leurs auteurs. On peut y percevoir une forme d’évaluation de la recherche ou de lutte en faveur d’une qualité de cette recherche dont les critères seraient définis en préface. Ce peut être aussi un instrument mis au service d’une notoriété établie ou qu’elle tenterait d’établir.

Fabriquer la bibliographie d’un domaine peut être porteur de la volonté de donner à voir tout ou partie de son étendue ou de son développement. L’inventaire des sujets couverts par une spécialité naissante peut aider à mieux la cerner et à la faire reconnaître. Le projet est de défendre cette spécialité par la mise en avant de ses contours, de ses limites et de ses progrès.

Constituer la bibliographie est également faire l’état des connaissances construites. Il peut être utilisé à des fins pédagogiques dans les formations universitaires et représenter ce qu’il faut avoir lu. Il est alors “un instrument d’éducation et d’information scientifique” (MEYRIAT, 1957) et contribue au sentiment d’appartenance disciplinaire. Mais ce peut être aussi une manière de diffuser ou de donner la priorité à une école de pensée, à un mode d’approche ou à un positionnement théorique. Il y a donc une part de subjectivité qui entre en jeu.

On retrouve ici le rôle que joue le travail documentaire de sélection et d’analyse de documents. Par ce qu’il retient et met en avant il participe à des luttes diverses à la croisée de l’information et de la communication dans un projet parfois peu consciemment établi. Il y a nous semble t-il dans cet art de faire des bibliographies, tout comme il a pu être montré dans celui d’élaborer des langages documentaires (COUZINET, 2016; SALDANHA, 2019), tous deux au cœur des techniques de la documentation, des voies d’investigations à mener en SID, notamment sur leur utilisation comme moyen de lutte épistémique.

3.3 Un auxiliaire de la recherche

Mémoire de la production intellectuelle dans un lieu, un temps et parfois sur un thème lorsqu’elles sont spécialisées, les bibliographies outre leur fonction d’accès aux documents ont été considérées comme une des sources de l’histoire culturelle et littéraire. Il nous semble qu’elles sont également un vaste réservoir de corpus de recherche pour d’autres disciplines. Si elles permettent de comprendre l’évolution de la production littéraire ou scientifique, de la librairie et de l’imprimerie on peut aussi, à travers elles, dans une approche de l’histoire de l’information-documentation analyser la progression de l’activité bibliographique et sa complexité. Elles permettent encore de percevoir les réseaux de relation qui se tissent entre éditeurs et auteurs pour mettre en avant un projet commun. Nous avons pu étudier par exemple le réseau qui lie des revues dans une région du sud de la France à partir de l’Essai de bibliographie roussillonnaise[4], comment à travers la production d’articles répertoriés se dessine une certaine idée du territoire et de son patrimoine et comment se tisse le réseau social des auteurs, érudits locaux, et leur recours aux universitaires pour appuyer leur position (COUZINET; NORMAND, 2015).

Producteur de connaissances le chercheur s’emploie à les faire circuler. Il dispose d’une bibliographie personnelle qui s’étoffe au cours de ses années de travail. Elle est une part très importante de son curriculum vitae. La compétition pour obtenir des crédits ou des avancements de carrière se fonde sur cette bibliographie personnelle qui met en visibilité la progression des résultats dans une thématique qu’on lui reconnaît. Cette bibliographie est alors une présentation de soi, une œuvre rendue disponible pour d’autres chercheurs.

Elles sont aussi en effet, l’instrument principal d’élaboration d’un état de la question. Ce travail bibliographique du chercheur est considéré comme essentiel car il oriente la façon d’aborder le problème posé et l’inscrit dans un courant. Il assure donc le cadrage d’une recherche et participe à la définition de son objet. Cette liste de ce qu’il a lu et utilisé dans ses investigations n’est pas considéré par certains auteurs, tel Jean Meyriat (1993a) comme une véritable bibliographie. Pour lui c’est une liste de références, ce dernier mot signifiant étymologiquement l’action de se reporter vers une autorité (1993b). D’autres au contraire pointent la sélection effectuée pour conserver le terme (PRÉVOTEAU; UTARD, 1995). Néanmoins on rencontre des écrits de chercheurs qui, sur recommandation de leurs éditeurs, ne tranchent pas et intitulent leur liste “références bibliographiques”.

On voit donc que la bibliographie est omniprésente dans l’activité des chercheurs. Ces derniers sont à la fois ceux qui la consultent, ceux qui l’analysent comme matériau et ceux qui la construisent. Notons que pour ce dernier point il n’existe pas de normes internationalement unifiées. Plusieurs modèles circulent ou sont à disposition sur des logiciels de traitement de texte et souffrent souvent d’un manque de mise à jour. Si la bibliographie est encore ici un art de faire (chercher à partir d’elle, l’ordonner pour une liste de référence, une manière de constituer un corpus) l’approche info-communicationnelle montre qu’elle participe aussi à l’art de faire de la science. Celle-ci, appliquée ou fondamentale s’est d’ailleurs ouverte à une variété de documents qu’il faut désormais prendre en compte.

4 Un objet d’inclusion documentaire

4.1 Un répertoire de documents divers

Tout d’abord réservées aux livres les bibliographies prétendaient à l’exhaustivité. Les découvertes de manuscrit ont amenés comme nous l’avons dit, à leur inclusion progressive dans des listes qui font état des sources disponibles, ce qui est une première diversification bibliographique.

Avec l’augmentation de la production de livres il devient nécessaire de sélectionner ceux qui seront effectivement listés. Parallèlement la limitation de la couverture temporelle se développe ainsi que la spécialisation. L’évolution de la recherche de l’industrie et des sociétés, des recensements de toutes sortes, de l’activité administrative, des grands organismes de relations internationales conduit à multiplier les écrits. Comptes rendus de réunions, déclarations, commentaires, décisions, recueils divers, mémoires, lois, normes sont intégrés aux bibliographies.

Ces écrits, dont la présentation est moins ouvrée que celle d’un livre et dont les reliures peuvent se résoudre à un simple agrafage de feuillets, côtoient des livres d’éditeurs, parfois même au tirage très limité, imprimés sur des papiers de grande qualité, dorés sur tranche au dos relié cuir. Ce qui compte ici c’est le sujet abordé. Ce mouvement d’inclusion d’écrits de forme et sur supports très divers est amplifié par l’industrialisation des pays qui en est une grande productrice et consommatrice.

La liste élaborée des notices représentatives de ces écrits a une vocation référentielle. Ainsi faire figurer un écrit quel que soit son support et sa forme dans une liste bibliographique est lui accorder une valeur informative. L’inclusion bibliographique suit alors l’évolution de l’économie et de la société.

4.2 Une reconnaissance du document

La nature intellectuelle des documents est très diverse. Le bibliographe est donc investi de la responsabilité du travail de sélection. La difficulté est d’établir des critères en particulier pour les bibliographies générales car il “risque de présenter comme ‘plus importants’ certains titres simplement parce qu’il en ignore d’autres, auxquels il aurait peut être accordé plus d’importance s’il les avait connus” (MEYRIAT, 1957). Les critères de choix sont énoncés dans un texte introductif ou une préface dans les bibliographies nationales générales. Le bibliographe spécialisé accompagné par des chercheurs ou seul parce que son parcours universitaire dans une spécialité complétée par des études en bibliothéconomie lui donne une connaissance approfondie d’un domaine du savoir, s’il est capable d’inventorier, de décrire et de classer des écrits, il est aussi capable de “reconnaître” et “d’apprécier” (RICHTER, 2007) la valeur de leur contenu.

Si l’on revient sur la définition du document élaborée par Jean Meyriat (1981) il s’agit d’écrits produits intentionnellement pour informer, rassemblés en listes. Ces documents sont à l’état dormant, c’est à dire en attente d’apporter une réponse à un usager intéressé par son contenu. La “dormance documentaire” représente cet état où le document existe en tant que tel dans des lieux qu’il faut identifier pour le retrouver et représente cette potentialité informative qui le caractérise (COUZINET, 2015). Le travail bibliographique, comme aide au repérage et à la récupération du document sélectionné, décrit et analysé est l’intermédiaire, le médiateur, entre la production de l’auteur, document primaire, et son accès et exploitation par l’usager.

Cette tâche de sélection et d’inscription dans un répertoire est une reconnaissance de la valeur documentaire. Le document secondaire ainsi produit met en relation et assure une réponse au plus près de la question posée, validée dans des conditions précisées dans la préface ou l’introduction au répertoire.

La liste élaborée des notices représentatives des documents a une vocation référentielle avons nous dit. Ainsi faire figurer un écrit dans une liste bibliographique est aussi une forme d’inclusion documentaire. En prélevant des informations sur sa matérialité et sur son contenu, en l’insérant dans le document secondaire le bibliographe l’active une première fois et le met en évidence. L’usager ainsi averti de son existence peut l’activer à son tour y prélever et exploiter les informations qui le concernent.

4.3 Une industrie culturelle

Avec le progrès de la recherche et de l’industrie après la Deuxième guerre mondiale l’information est devenue plus abondante et plus spécialisée. Le terme bibliographie a été étendu aux banques de données documentaires. Ces dernières font toujours appels aux techniques anciennes de signalement, description et indexation. Le travail informatisé se déroule au sein de grandes entreprises (SUCH; PÉROL, 1987) qui sont parfois des multinationales. On assiste à une industrialisation de l’information non seulement par son contenu – multiplication de rapports techniques par exemple – mais aussi par la manière de la travailler et par les moyens mis en œuvre.

Favoriser la circulation de l’information scientifique et technique conduit à intégrer dans ces banques de données des objets autres qu’écrits ce qui les différencie des bibliographies proprement dites (COUZINET, 2011). Des plans, des dessins, des schémas, des photos sont inclus au rang de document au même titre que les écrits.

A cette inclusion documentaire se rajoute la possibilité d’augmenter la place des illustrations. Par exemple les catalogues des libraires sont désormais agrémentés d’images des premières pages de couvertures et disponibles sur leurs sites. Ces sites-catalogues des libraires ressemblent de plus en plus aux catalogues à vocation exclusivement commerciale très courants sur le réseau internet.

Des listes bibliographiques sont interrogeables grâce à des moteurs de recherche à partir de noms d’auteur. L’une d’entre elles, utilisée par les chercheurs, Google scholar puise dans des réservoirs de références y compris des sites de bibliothèques avec lesquelles il a passé des accords, et rassemble des notices parfois peu compréhensibles. La qualité de l’information ne semble pas être le souci majeur. Le grand nombre de références redondantes, dispersées ou tronquées, d’adresses proposées pour atteindre les textes et finalement signalées comme introuvables ne correspondent plus au travail validé proposé par les anciens bibliographes. La rapidité d’accès, l’abondance des réponses fournies à une question ont pris le pas sur la validité, l’uniformité des notices et finalement sur la fiabilité. L’intérêt intellectuel a été remplacé par l’intérêt commercial. Néanmoins ces listes peuvent répondre à des recherches particulières si l’usager a bien compris la finalité et les objectifs qu’elles visent dans un contexte concurrentiel.

5 Conclusion

Si la dimension technique est ce qui est le plus visible, faire une bibliographie est bien assurer une médiation entre un auteur et un usager. Normes, règles, formats d’écriture sont au service du recensement et de la mise en circulation de textes divers tous investis d ‘une valeur documentaire. Il nous paraît cependant que d’autres enjeux sont occultés par cette inscription dans la tradition bibliothéconomique. Une comparaison fine avec ce que proposent actuellement les moteurs de recherche serait nécessaire. On peut toutefois dire, au bout de cette première recherche que la bibliographie se place bien à la confluence de l’information et de la communication et qu’au delà des aspects techniques il faut s’intéresser aussi à “la façon dont les auteurs s’expriment”. Faire une bibliographie est donc un art, l’objet en est-il pour autant une œuvre d’art?

Les références

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Notes

[1] C’est le cas par exemple de la Littérature française contemporaine 1827-1840 de Joseph-Marie Quérard.
[2] Cette définition de portée générale est aussi valable pour les catalogues commerciaux, d’autant que certaines bibliographies.
[3] Un recueil rassemble “pour la commodité du lecteur, des documents ou des informations préexistants mais dispersés […] recueils de décisions de jurisprudence, des recueils de constitutions ou de traités…” (MEYRIAT, 1993b, p. 412).
[4] Noell R. 1973. Essai de bibliographie roussillonnaise, 1906-1940,1940-1960. Prades: Revue Terra Nostra éditeur, 115 p.; Noell R. 1983. Essai de bibliographie roussillonnaise, 1960-1980. Prades: Revue Terra Nostra éditeur, 251 p.

Notes aux auteurs

1 Docteur; Laboratoire d’études et de recherches en sciences sociales, Université Toulouse III Paul, Sabatier, France

viviane.couzinet@iut-tlse3.fr

2 Docteur; Laboratoire d’études et de recherches en sciences sociales, Université Toulouse III Paul, Sabatier, France

patrick.fraysse@iut-tlse3.fr

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