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Dans les archives tentaculaires de la vie d’H. P. Lovecraft

"Je suis Providence", colossale biographie en deux volumes écrite par l’Américain S. T. Joshi, vient de paraître pour la première fois en français. Ultra-documentée, elle rappelle qu’avant de devenir l’un des titans de la littérature fantastique, Lovecraft était un homme passionné par les sciences, et plus particulièrement par l’espace.

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Une interprétation de Cthulhu.

© Pixabay/Waldkunst

Si Howard Phillips Lovecraft, athée implacable, s’était trompé sur le fait qu’il existe bel et bien une vie après la mort, sans doute se réjouirait-il aujourd’hui, depuis sa cosmique demeure, de voir sa biographie monumentale traduite dans la langue de Molière. Il aura fallu près de dix ans, depuis sa publication en 2010 par l’universitaire américain et spécialiste mondial de Lovecraft S.T. Joshi (une première version tronquée était parue dès 1996), pour que voit enfin le jour "Je suis Providence" en français, un ouvrage publié par ActuSF très attendu dans le milieu lovecraftien hexagonal.

C’est finalement à Christophe Thill, spécialiste du maître de la littérature fantastique américaine, que l’on doit cette prouesse, tant par le volume de l’œuvre (deux tomes, 3,2 millions de signes, des notes et des références à en donner le tournis) que par les contraintes que sa traduction imposait, celles concernant spécifiquement les citations de Lovecraft, adepte des constructions complexes et des formulations pompeuses, en tête. De l’aveu de Christophe Thill, qui fut pourtant épaulé par dix traducteurs et traductrices dans ce travail – paradoxalement très court – d’une année, il fallait "avoir les reins solides" pour en venir à bout.

Précieuse exhaustivité

Il faut bien comprendre là qu’on ne lit "Je suis Providence" comme on dévore "Les Rats dans les murs", "Les Montagnes hallucinées" ou "Le Cauchemar d’Innsmouth", romans d’H. P. Lovecraft parmi les plus emblématiques (quoi qu’en disent les amoureux du père de Cthulhu, que le sens aigu du détail de Joshi plongera sans doute dans le ravissement). Un lecteur mal averti et désireux de faire connaissance avec l’auteur horrifique se verrait probablement découragé au bout de quelques pages. Et pour cause : quarante-six années de vie (1890-1937) y sont scrupuleusement passées en revue, fouillées, décortiquées, et parfois discutées par Joshi lui-même, lorsqu’il n’a d’autre choix que de trancher sur une intuition à propos de la manière dont s’est déroulé tel ou tel événement, faute d’archives confirmant son propos. Le tout sur 1300 pages.

Car Lovecraft est l’un des personnages historiques dont la vie est l’une des mieux documentées : la prolifique correspondance qu’il entretint tout au long de son existence avec ses proches, disciples et contacts divers constituant un puits documentaire sans fond. Des dizaines de milliers de lettres, dont Joshi a entamé la publication sous la forme de 25 tomes. "Il y discute de toutes sortes de sujets, qui varient selon le correspondant, avec une grande fréquence des thèmes économiques, politiques, philosophiques et, évidemment et par-dessus tout, littéraires. Mais en plus, il y raconte en détail ce qu’il fait. Et il fait beaucoup de choses, notamment lors de ses nombreux voyages : rencontres avec de vieux amis ou de nouvelles connaissances, discussion de projets littéraires divers, musées, visites architecturales, découverte du folklore local...", énumère Christophe Thill.

Portrait d'H. P. Lovecraft par Lucius B. Truesdell, 1934.

Briser les clichés

On peut d’ailleurs s’étonner que malgré ce corpus d’archives hors-norme, Lovecraft reste encore aujourd’hui un écrivain dont la vie et l’œuvre font l’objet de nombreuses interprétations inexactes et de toutes sortes de fantasmes. "Jacques Bergier nous a fait découvrir Lovecraft dans les années 1950, c'est bien, mais le revers de la médaille, c'est que ses préfaces fantaisistes (celle de "La couleur tombée du ciel" en Folio SF, celle de "Démons et merveilles" en 10:18) sont toujours là, toujours publiées, toujours lues, et apparemment, toujours crues. D'autres auteurs sont venus en remettre une couche sur une tonalité parfois différente, comme Houellebecq qui nous a dépeint un Lovecraft tout aussi fantasmé, dépressif, méprisant la vie et ses plaisirs, absorbé par l'idée de la mort."

Lovecraft, un individu mystérieux, reclus, tourmenté, au quotidien monacal ? On apprendra ainsi qu’il n’en est rien. Et que le natif de Providence, pittoresque capitale de l’État du Rhode Island, située au cœur de la puritaine Nouvelle-Angleterre, était à l’inverse un homme sociable, curieux, proche de sa famille, et même, de l’avis de Christophe Thill, "souvent amusant". Raciste borné, antisémite assumé, Lovecraft, en revanche, l’était bel et bien. La lecture de quelques abjects passages de "L’Appel de Cthulhu", d’"Herbert West, réanimateur" et surtout de "L'Horreur de Red Hook" suffit à en avoir la confirmation.

Astronome avorté

Il est une autre facette de Lovecraft qui peine à ressortir, sans doute quelque peu occultée par son amour de l’étrange, du fantastique et de l’horreur : celle du scientifique amateur, féru de logique, de progrès, ne vouant que mépris aux religions et à l’orgueil qu’elles professent. "Une idée à laquelle il tient particulièrement (…) est celle d’une humanité sans grande importance à l’échelle globale, dernière venue sur notre planète après des millions d’années qui se sont déroulés sans elle, et minuscule du point de vue de l’Univers", complète Christophe Thill.

Ce "point de vue cosmique", Lovecraft le développe et l’affine au contact de l’astronomie, qu’il pratique depuis son plus jeune âge : on sait qu’il posséda très tôt un télescope, qu’il fréquenta l’observatoire local, mais aussi qu’il écrivit à maintes reprises des articles sur le sujet dans des journaux locaux et dans des revues de vulgarisation scientifique. "Je pense que c’est la Lune qui m’intéressait le plus, l’objet le plus proche. Je passais mes nuits à m’imprégner des plus petits détails de la surface lunaire, aujourd’hui encore je peux vous parler de chaque pic et cratère comme s’il s’agissait de la carte de mon propre quartier. J’étais néanmoins furieux contre la Nature qui m’empêchait d’observer l’autre face de notre satellite !", écrit-il en 1918 dans une lettre à Alfred Galpin, compositeur de musique classique qui compte parmi ses amis proches.

Poésie scientifique

D’une manière générale, les sciences jouent un rôle fondamental dans son œuvre. En réalité, elles en sont même au cœur. "Un texte de jeunesse, 'Par-delà le mur du sommeil', et un de la maturité, 'Celui qui chuchotait dans les ténèbres', présentent un intéressant point commun : on y voit des entités extra-terrestres en rapport avec un objet céleste donné, et à l'issue de l'histoire, celui-ci devient visible et est découvert par les astronomes. Dans le second, en particulier, Lovecraft introduit la découverte de Pluton en 1930, qui l'a enthousiasmé. On le voit aussi dans ce qui est peut-être sa meilleure nouvelle : 'La couleur tombée du ciel'. Une météorite chute dans la cour d'une ferme, et cet échantillon d'un ailleurs inconnu affiche des propriétés incompréhensibles."

Croquis d'une statuette représentant Cthulhu, par Lovecraft lui-même, 11 mai 1934.

Parfois, sa fascination pour des disciplines qu’il maîtrise mal – la théorie de la relativité d’Einstein, la géométrie non-euclidienne – prend le pas sur leur étude réelle et approfondie, faute de formation suffisante. Lovecraft, qui a dû renoncer à son cursus universitaire scientifique à l’été 1908 à cause d’une dépression (sans doute elle-même engendrée par des difficultés d’apprentissage dans ces matières trop ardues), en restera toujours frustré. Au sujet de la théorie de l’évolution de Haeckel, Christophe Thill estime "qu'il en garde un brouet un peu mal digéré autour d'une notion d'évolution des races humaines, qui appuie évidemment ses préjugés racistes."

Toutefois, la plupart du temps, il résulte de ses interprétations toutes personnelles des descriptions aussi poétiques qu’efficaces lorsqu’il s’agit de donner vie à ces "abominations" qui peuplent son univers : cités ancestrales à la géométrie anormale et dérangeante ("L'appel de Cthulhu", "Dans l’Abîme du temps"), créatures extraterrestres dont l’anatomie a été inspirée par la biologie et que l’on retrouve tout au long de son œuvre, formules mathématiques secrètes permettant d’accéder à d’autres dimensions ("La maison de la sorcière")…

Plus d’un siècle plus tard, on peut se réjouir que Lovecraft n’ait pu devenir l’astronome en lequel il se rêvait dans sa jeunesse. S’il n’avait pas échoué dans ses études, peut-être ne se serait-il jamais consacré à la fiction fantastique, genre avec lequel il renoue, poussé par des admirateurs, en 1917, à l’âge de 27 ans. Quelques jours avant sa mort, se sentant malade, il se réjouit dans l'une de ses dernières lettres adressée à August Derleth d’avoir assisté à la réunion d’un nouveau groupe d’astronomie amateur à Providence. Il écrit : "Il est curieux de voir comment de vieilles passions refont surface à la fin d’une vie."

"Lovecraft. Je suis Providence", de S.T. Joshi. Édition réalisée sous la direction de Christophe Thill, traduit de l'anglais par Tomas Bauduret, Erwan Devos, Florence Dolisi, Pierre-Paul Durastanti, Jacques Fuentealba, Hermine Hémon, Annaïg Houesnard, Maxime Le Dain, Arnaud Mousnier-Lompré et Alex Nikolavitch. Éditions ActuSF, en deux tomes, 710 pp., 28 euros, et 678 pp., 27 euros.

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