Mort de Philippe Curval, maître et doyen trop méconnu de la SF française

Philippe Curval, grand nom de la science-fiction française et défenseur acharné du genre, est décédé samedi 5 août à 93 ans. “Télérama” en faisait le portrait en 2020.

Autoportrait/collage de Philippe Curval.

Autoportrait/collage de Philippe Curval. Philippe Curval

Par Hubert Prolongeau

Publié le 05 août 2023 à 18h15

Il n’aime pas la science-fiction. Ou plutôt, il n’aime pas le nom, l’expression « science-fiction ». Philippe Curval aurait préféré être un grand nom du « futurisme », du « roman extraordinaire » ou de la « fiction spéculative »… Seulement voilà : tout le monde dit « science-fiction », et Philippe Curval est donc un grand nom de la science-fiction française. Un des plus grands, et un des plus âgés, aussi : à 90 ans (91 le 27 décembre), il fait figure d’aïeul, voire de grand ancêtre.

La génération grandiose qui l’a vu naître, et a grandi avec lui, est aujourd’hui très clairsemée. Ces dernières années, l’éditeur Jacques Goimard, les auteurs Michel Jeury et André Ruellan sont décédés. Comme est partie, il y a cinq ans, son épouse Anne Tronche (1938-2015), critique d’art et inspectrice générale au ministère de la Culture. « C’est aussi ce qui est terrible à mon âge : les gens s’en vont les uns après les autres. » Les traces d’Anne sont toujours là, dans l’appartement qu’il occupe, maintenant seul, au carrefour Vavin, dans le quartier parisien de la gare Montparnasse. Au visiteur, c’est un de ses livres à elle qu’il donne, pas un des siens.

Avant de trôner ainsi comme un vénérable ancien, Philippe Curval a multiplié les premières. Première librairie de SF, La Balance, à Saint-Germain-des-Prés ; première revue de SF française, Fiction. À La Balance, une librairie d’ouvrages anciens ouverte en 1953, il est l’adjoint de Valérie Schmidt, la patronne, et y débarque avec quatre valises pleines des livres qu’il collectionnait. La Balance devient un haut lieu de la littérature de l’imaginaire. « À l’époque, tout le monde s’y retrouvait. C’était un salon libertaire, où venait beaucoup Jacques Bergier par exemple. » Et, avec l’écrivain et aventurier, l’artiste Tristan Tzara, ou le comédien Albert Préjean.

Une vie aussi éclectique qu’électrique

Philippe Curval est alors tenté par le surréalisme, dont tous ses livres porteront l’empreinte. À Fiction, revue où il retrouve des auteurs tels que Jacques Sternberg et Alain Dorémieux, et qui se vendra jusqu’à quarante mille exemplaires, il place ses premières nouvelles. Avec Sternberg, toujours, il crée aussi Le Petit Silence illustré, fanzine méritoire. De 1953 à 2013, il participera aux « déjeuners du lundi », réunions ouvertes au début à quelques amis, puis aux fans de SF éclairés. Des auteurs étrangers de passage y seront régulièrement invités, les agapes émigrant bientôt au restaurant Chez Alexandre, rue des Canettes, non loin de la librairie.

Tout ceci est très excitant, mais peu rentable. C’est l’électricité qui le fera vivre. Pendant trente-six ans, Philippe Curval sera journaliste puis rédacteur en chef de La Vie électrique, le magazine d’EDF, qui l’enverra faire des reportages aux quatre coins du globe : « J’ai adoré voyager. Je l’ai beaucoup fait aussi, de mon côté et avec Anne. Cela m’a nourri autant que cela a nourri mes livres. »

L’adolescent rebelle, qui a quitté le nid familial et bourgeois à 17 ans pour multiplier les petits métiers (céramiste, peintre industriel, photographe...), passionné de littérature populaire française du XIXe et du début du XXe (Jules Verne, Herbert George Wells, Maurice Renard, J.H. Rosny ainé...), écrit ses premiers romans très jeune. Le deuxième, Le Ressac de l’espace (1962), gagne le prix Jules-Verne. Viendront ensuite une quarantaine de titres, dont L’Homme à rebours (1974), Congo Pantin (2000), Rasta Solitude (2003)…

Déambulations poétiques et futuristes inclassables

De plus en plus, au fil des ans, ses livres deviendront inclassables, déambulations poétiques et futuristes n’appartenant qu’à lui, comme La Forteresse de coton (1967), qui évoque une Venise onirique, ou Attention les yeux (1972), roman qui intègre des photos. « Ma littérature est pleine d’images », sourit-il. C’est l’un des charmes de ses romans : cette capacité à faire vivre en deux mots un décor, un paysage, à plonger ses héros dans des contrées lointaines dépeintes d’une plume lyrique et juste, comme dans le récent Un souvenir de Loti (2018), qui s’ouvre sur la fascinante description d’une planète utopique.

Son chef-d’œuvre reste sans doute le cycle de L’Europe après la pluie – trois romans parus entre 1976 et 1983 : Cette chère humanité (1976), Le dormeur s’éveillera-t-il ? (1979) et En souvenir du futur (1983) où il imagine le Marcom (de « marché commun »), une Europe nationaliste et conformiste repliée sur elle-même où les conflits s’étirent entre écologistes ayant fait table rase de la technologie et partisans du retour à celle-ci.

La Volte

Son tout dernier livre, Le Paquebot immobile, paru en octobre, est une sorte de satire comique, mettant en scène des groupes d’anarchistes, de pacifistes et de libertaires vivant dans un monde construit à partir des déchets de l’humanité. On y retrouve les qualités de ses précédents ouvrages : ampleur de l’imagination, beauté des images, préciosité d’un style très travaillé, richesse du vocabulaire. « En plus, il écrit des scènes de sexe superbes, dantesques, délirantes, et il le fait très bien, alors que c’est si souvent raté.… », précise l’éditeur Mathias Echenay.

Depuis dix ans, les deux hommes forment une sorte de couple, à la fois amical et professionnel. Les livres de Philippe Curval ne paraissent plus que chez lui, et l’éditeur, qui est aussi celui d’Alain Damasio, s’essaie autant que faire se peut à lui assurer la notoriété qu’à ses yeux il mérite pleinement, mais n’a pas encore tout à fait.

Une trop faible reconnaissance

À 90 ans, celui qui a été tout ensemble ou successivement écrivain, journaliste, anthologiste, critique à Galaxie puis pendant trente ans au Magazine littéraire, mais aussi essayiste, éditeur... a derrière lui une vie bien remplie. Bon pied, bon œil, il continue d’arpenter les festivals – sa silhouette longiligne, presque don quichottesque, est bien connue notamment des habitués des Imaginales, le festival d’Épinal. Un seul regret, exprimé avec humilité : ne pas être plus reconnu. Pourquoi ? « C’est injuste, affirme Mathias Echenay. Toute une génération d’historiens de la SF (Ayerdhal, Serge Lehman…), qui ont renouvelé le genre et constitué des anthologies, l’ont ignoré. Une transmission ne s’est pas faite. » Des relations compliquées avec l’éditeur et écrivain Gérard Klein, grand pape de la SF et responsable de la collection phare Ailleurs et demain, chez Robert Laffont, n’ont sans doute pas arrangé les choses.

Philippe Curval en parle avec pudeur, sans envie de régler des comptes, dans le bureau où il travaille désormais et qui était celui de son épouse. Là, entouré de ses livres et de photos d’elle, il est déjà en train d’écrire le suivant.

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