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Nouvelles du futur - Science Fiction Magazine

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<strong>Nouvelles</strong> <strong>du</strong> <strong>futur</strong> :<br />

Le pire est à venir…


Remerciements<br />

Nous remercions vivement nos deux partenaires L’Harmattan<br />

et <strong>Science</strong>-fiction <strong>Magazine</strong>.<br />

Nous remercions aussi le jury final, composé de Monsieur<br />

Chatelain (co-directeur de la collection des <strong>Nouvelles</strong><br />

Technologies de L’Harmattan), Monsieur Pelosato (directeur<br />

de <strong>Science</strong>-fiction <strong>Magazine</strong>) et Monsieur Brunot (professeur<br />

de français et animateur de cercles d’écriture et des cafés-<br />

philo).<br />

Merci à L’Espace et au DEA (Département des<br />

Enseignements Appliqués) d’avoir soutenu notre projet.<br />

Enfin, un grand merci à l’équipe Gem Lire et au jury de<br />

présélection étudiant !


Gem Lire<br />

L’angoisse de la page blanche…maintenant nous savons ce<br />

que c’est !<br />

Cela fait deux jours que nous cherchons nos mots pour vous<br />

présenter notre projet Gem Lire…mais les idées ne viennent<br />

pas. Ou plutôt elles viennent mal. Comment faire passer<br />

l’ensemble des émotions qui entourent nos rebondissements<br />

et nos succès, nos déceptions et nos coups <strong>du</strong>rs, et surtout<br />

notre sentiment de fierté pour le résultat final ? Et dire que<br />

nous demandons à nos participants une prouesse en longueur<br />

et en qualité !<br />

Allez… lançons-nous !<br />

C’est de notre rencontre - alors étudiantes en première année<br />

d’étude à Grenoble - de notre lien d’amitié, de notre passion<br />

pour la lecture et de notre motivation que le projet Gem Lire<br />

est né.<br />

Gem Lire a été semblable à la découverte d’un territoire<br />

inconnu après un échouage. On ne sait pas comment s’y<br />

prendre au début pour l’aborder, on hésite. On prend peur<br />

parfois. Puis on se lance. On planifie, un peu. Et surtout on<br />

fonce ! On prend des décisions. Pas toujours justes. Mais<br />

courageuses parce que l’on a décidé de décider. Et parce que<br />

l’on doit s’adapter, reculer, réessayer, pour réussir. Malgré<br />

l’inconnu. Et peut être même grâce à l’inconnu. Parce que<br />

partir en découverte, c’est excitant ! On apprend beaucoup.<br />

On est transformé.<br />

Nous n’avons envie que d’une chose : savoir comment les<br />

participants, qui ont abordé de l’autre côté de l’île, ont vécu<br />

cette aventure. Connaître qui se cachent derrière la jungle des<br />

titres, les vallées des idées et les rivières des mots qui nous<br />

sont parvenus. Car c’est la qualité de l’écriture de nos


participants qui a été pour nous l’aboutissement de cette<br />

longue et périlleuse aventure.<br />

Claire JACQUET et Mélanie HOLLAND<br />

Nous avons effectué une classe préparatoire HEC. Nous<br />

sommes désormais étudiantes en deuxième année à Grenoble<br />

Ecole de Management, en spécialisation Ressources<br />

Humaines (Claire) et Marketing B to B (Mélanie).<br />

Nous avons été, au cours de notre deuxième année,<br />

responsables de la commission Gem Lire au sein de<br />

l’association X’Pression.


Préface<br />

Résurrection galactique<br />

Quel difficile exercice pour moi petit joueur de mots des<br />

années 2000 de préfacer un recueil de nouvelles qui<br />

pourraient être la chronique des années 2035, tant le réalisme,<br />

souvent, est saisissant. Quel difficile exercice, également, que<br />

de poser sur le papier les phrases intro<strong>du</strong>ctives à ces<br />

excellents textes. Car finalement qui mieux que les auteurs ou<br />

personnages de ces pures vues de l’esprit pourraient raconter<br />

ou juger leurs propres aventures. Vous, lecteurs, vous le<br />

pourrez, et peut-être certains d’entre vous se souviendront-ils<br />

de « <strong>Nouvelles</strong> <strong>du</strong> <strong>futur</strong> : le pire est à venir… », dans trente<br />

ans et se diront : « je le savais! ».<br />

La <strong>Science</strong>-fiction est l’espace de toutes les libertés, ce qui en<br />

fait un exercice très difficile, il faut en être conscient. Il offre,<br />

toutefois, à l’écrivain ce pouvoir inouï de créer de pied en<br />

cap, un monde parallèle, ou de prolonger le présent en un<br />

avenir qui, finalement, vous le verrez dans ces nouvelles ne<br />

tourne pas très bien pour personne. Cette noirceur montre à<br />

quel point nous savons que notre présent n’est pas rose, et<br />

prouve que derrière l’écrit d’invention, se larve une<br />

interprétation <strong>du</strong> quotidien. Cette interprétation, c’est aussi<br />

votre liberté, à vous lecteurs, d’imaginer, de s’évader, de<br />

concevoir autour de ce <strong>futur</strong> réinventé votre propre réalité<br />

fictive.<br />

Mais que me reste-t-il alors? Et si ma liberté était de<br />

concevoir une science-fiction où l’acteur n’est pas le <strong>futur</strong>,<br />

mais le passé. Car après tout, la science-fiction c’est la<br />

galaxie de tous les possibles. Dans ma <strong>Science</strong>-fiction, on


s’octroie le pouvoir de ressusciter les plus grands auteurs.<br />

Ainsi sommes-nous en capacité de nous demander ce qu’ils<br />

auraient pensé de ces nouvelles qui nous projettent vers des<br />

époques que nous n’imaginons même pas exister. Ces grands<br />

écrivains n’ont pas connu notre présent, ne parlons pas de<br />

notre <strong>futur</strong>, et la <strong>Science</strong>-fiction me donne l’avantage, en tant<br />

qu’exercice de style, de me laisser vacant, et de leur faire<br />

mettre en style un commentaire certes anachronique, mais<br />

tellement jouissif de ce recueil que, seule, la postérité leur<br />

laisse contempler, bien que j’aurais préféré qu’ils le<br />

jugeassent de là-haut.<br />

D’après Charles Baudelaire, qui parlerait <strong>du</strong> recueil …<br />

Ô textes éblouissants jusque dans leurs tournures !<br />

Ô images ! Ô stellaires pensées soûles de noir !<br />

Extase ! pour peupler ce soir l’alcôve obscure,<br />

Des souvenirs dormant en cette vision <strong>futur</strong>e,<br />

Je les veux désirer par tous pour plus d’un soir !<br />

La langoureuse Vénus et les belles galactiques,<br />

Tout un monde lointain, absent, presque défunt,<br />

Vit dans tes profondeurs, espace au nom cosmique !<br />

Comme d’autres esprits voguent sur la musique,<br />

Le mien, ô science-fiction ! vogue sur tes demains.<br />

J’irai là-bas où l’art et l’homme, plein de rêve,<br />

Se projettent longuement oubliant les arias ;<br />

Jolis Vaisseaux, soyez la fusée qui m’élève !<br />

Tu contiens, livre obscure, l’avenir qui crève<br />

Le passé, le présent, les yeux et les parias :<br />

Une galaxie lointaine où mon âme peut voir


En imagination le devenir, l’ailleurs ;<br />

Où mon esprit s’évade, quand arrive le soir,<br />

Où des créatures content leurs étranges histoires,<br />

Une vie qui frémit d’une spatiale chaleur.<br />

Longtemps mes yeux, vers les étoiles, et pour toujours,<br />

Trouveront le bonheur, la joie, et le plaisir<br />

Afin qu’à ce recueil je ne sois jamais sourd !<br />

N’es-tu pas cette planète dont je rêve, et les jours<br />

Qui illuminent mes nuits et créent mon avenir ?<br />

D’après Marcel Proust, qui s’essayerait au jeu de la sciencefiction…<br />

Longtemps je me suis couché de bonne heure. Parfois, à<br />

peine le néon nucléaire éteint, je m’endormais si vite que je<br />

n’avais pas le temps de me dire : « je m’endors »…<br />

II y avait déjà bien des années que tout ce qui n'était pas le<br />

théâtre et le drame de ce rendez-vous n'existait plus pour<br />

moi, quand un jour d'hiver, comme je rentrais dans ma bulle,<br />

mon robot, voyant que j'avais froid, me proposa de me faire<br />

prendre, contre mon habitude, un peu de « sirop de<br />

Madelinux ». Je refusai d'abord et, je ne sais pourquoi, me<br />

ravisai. Il envoya chercher un peu de ces boules sèches et<br />

do<strong>du</strong>es appelés « Poot Forn » qui semblent avoir étés moulés<br />

dans les alcôves mielleuses d'une ruche d’abeilles sidérales.<br />

Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et<br />

la perspective d'un triste lendemain, je portai à mes lèvres<br />

une cuillerée <strong>du</strong> Madelinux vert fluo où j'avais laissé trempé<br />

un morceau de « Poot Forn » soufflé. Mais à l'instant même<br />

où la gorgée mêlée <strong>du</strong> sucre Plutonien de la friandise toucha<br />

mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait


d'extraordinaire en moi. J’avais cessé de me sentir immortel.<br />

Il m’avait aussitôt ren<strong>du</strong> le fardeau <strong>du</strong> travail indifférent en<br />

me remplissant d’une essence précieuse. Mais d’où venaitelle<br />

? Que signifiait-elle ? Je cherche, puis pose la cuillère et<br />

me retourne vers mon esprit, sans réponse.<br />

Et tout d’un coup, le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était<br />

celui <strong>du</strong> petit morceau de graine que le vendredi soir, quand<br />

je n’allais pas bien, mon robot m’offrait, après m’avoir<br />

apporté un « sirop Madelinux ». La vue des « Poot Forn » ne<br />

m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté à nouveau,<br />

peut-être parce que, en les ayant souvent aperçu depuis, sans<br />

en manger, dans le cube de verre coiffé d’un chapeau en<br />

néons rouge et blanc, leur souvenir m’avait quitté pour se<br />

lier à d'autres plus récents. Tout s'était désagrégé ; les<br />

formes - et celle aussi de la petite sucrerie, si grassement<br />

sensuelle sous ses dégoulinures sévères et collantes -<br />

s'étaient ensommeillées. Mais, quand d'un passé triste rien ne<br />

subsiste, après la mort des êtres, l'odeur et la saveur <strong>du</strong><br />

« Poot Forn » restent encore longtemps à porter sans fléchir,<br />

sur leur gouttelette de sève presque impalpable, l'édifice<br />

immense <strong>du</strong> souvenir.<br />

Enfin, d’après Louis-Ferdinand Céline qui raconterait ses<br />

premières sciences-fictions…<br />

Ça a commencé comme ça. Moi j’avais jamais rien lu. Rien.<br />

C’est des amis qui m’ont fait venir. On se retrouve devant le<br />

bouquiniste <strong>du</strong> quartier. C’était après le déjeuner. « Enfin<br />

t ‘es décidé. Faut y aller maintenant ! Restons pas dehors<br />

qu’ils me disent. Plus en maternelle ! » J’allais m’en aller,<br />

mais trop tard. On était faits comme des rats. Mais une fois<br />

qu’on y est, on y est bien. Voilà. Ils me firent lire des livres.


Et je restai, et y retournai, et appréciai, et y retournai<br />

encore. Bien fiers d’avoir découvert ça, on est demeurés là<br />

assis, ravis, à découvrir le <strong>futur</strong>. « Veux plus lire ça » qu’il<br />

me taquinait mon ami, à ce propos. « Tu comprends rien à la<br />

science-fiction! » que j’ai répon<strong>du</strong> pour pas me laisser<br />

impressionné, et <strong>du</strong> tac au tac.<br />

Au début, les jeunes semblaient même contents d’en avoir,<br />

des émotions. Ils en achetaient, en redemandaient, faisaient<br />

travailler leur imagination. Faut voir ça. Mais quand ça fait<br />

trois ou quatre semaines qu’on est plongé dans cet avenir là<br />

sans s’arrêter, avec les nouvelles planètes à découvrir à<br />

chaque fois, et les ennemis Vénusiens à tuer, à chaque<br />

lecture, et notre esprit chamboulé tout giclé de galactique en<br />

délire, l’envie vous passe de plaisanter avec les choses<br />

sérieuses et avec la science-fiction en particulier. On se rend<br />

alors compte où qu’on vous a mis. C’est pour ça qu’il faut<br />

avoir le courage des crabes, dans un roman de SF, surtout<br />

quand on prend de l’age, et qu’on se dit qu’il est temps d’en<br />

sortir parce qu’on va bientôt y être pour de vrai.<br />

Et on se remet à lire, et à imaginer le <strong>futur</strong>, un peu plus loin<br />

dans la nuit.<br />

Nous avons, finalement, tout lieu de penser que cela<br />

n’est qu’un pur exercice de style, et, partant, ne doit pas<br />

être pris trop au sérieux. Bien au contraire, le lyrisme de<br />

Baudelaire, les méandres de Proust, ou les outrances<br />

céliniennes doivent permettre de relativiser nombre de<br />

soucis de notre présent en vous donnant envie de<br />

découvrir cette science-fiction, d’y pénétrer, de jouer avec<br />

au point de vous dessiner un <strong>futur</strong> imaginaire.


On pourrait même avancer que le décalage entre la<br />

hargne <strong>du</strong> pastiché et le plaisir <strong>du</strong> pasticheur laisse<br />

apparaître combien ce dernier est tributaire <strong>du</strong> plaisir<br />

qu’il a eu à lire ces nouvelles, et à s’y promener, comment<br />

elles ont fait surgir chez lui l’envie de se prêter au jeu, et à<br />

quel point ce plaisir n’est ni dangereux, ni rébarbatif, il<br />

s’en faut de beaucoup…<br />

Adrien ROHARD<br />

Auparavant étudiant en Classe<br />

Préparatoire Littéraire (Hypokhâgne-<br />

Khâgne), je suis actuellement en première<br />

année à Grenoble Ecole de Management.<br />

Je serai Vice-Président de l’association<br />

X’Pression pour l’année scolaire 2006-<br />

2007, et en charge <strong>du</strong> projet de<br />

supplément étudiant au Dauphiné Libéré au<br />

sein de cette association.


Je souhaite me spécialiser dans la<br />

communication et travailler dans les<br />

milieux de l’édition, des médias ou de<br />

l’audiovisuel.


Lyon 2037


Le mois prochain, je vais me marier. Nous sommes le 12 juin<br />

et je me marierai exactement le 12 juillet de l'an 2037.<br />

Sympa, non ?<br />

J'en entends qui ricanent dans le fond. Bon c'est vrai que je<br />

suis un peu jeune et naïf, mais peu importe, je me sens bien<br />

avec Sophie et je suis bien content de pouvoir officialiser tout<br />

ça. De toute manière, on veut avoir des enfants et pour avoir<br />

des enfants on est obligé d'être marié. C'est la loi. Ou plutôt,<br />

ce n'est que lorsque l'on sera marié que l'on pourra se faire<br />

enlever les inhibiteurs que l'on a reçus pour cadeau lors de<br />

notre dixième anniversaire. Et c'est seulement à ce moment<br />

là, que l'on pourra vraiment mettre en route tous les délicats<br />

processus biologiques qui finissent par un gros bébé tout<br />

violet. Bon, c'est sûr, je n'y comprends rien en biologie, moi<br />

ma tasse de thé c'est l'économie, mais j'attends avec<br />

impatience ce moment, dans un mois où, juste après les<br />

signatures à la mairie, on deviendra des vrais-humains. Une<br />

petite opération dans l'annexe de la mairie et, cinq minutes<br />

plus tard, je serai un vrai-homme.<br />

Il parait que le plaisir sexuel est plus intense. Plus profond,<br />

plus fort, plus vrai. Toutes mes petites amies, qui ont connu<br />

un vrai-homme, m'ont, en tout cas, assurée que le sperme<br />

avait meilleur goût. Plus chaud, plus épais. Il reste mieux en<br />

bouche et a plus de corps.<br />

Bon, le cours est fini. Je regarde ma feuille blanche. Je n'ai<br />

pris aucune note. Je n’ai pas l’esprit à ça. De toutes manières<br />

ce cours ne nous est d'aucune utilité. Monsieur le Professeur<br />

de classe exceptionnelle, Jean Pierre Ferrachi, officier de la<br />

légion d'honneur et premier adjoint <strong>du</strong> maire de Lyon, n'est<br />

qu'un vieux barbon, seulement capable de raser gratis des<br />

centaines d'étudiants. Il ne fait, à chaque fois, que nous<br />

asséner des idées débiles et contradictoires, en nous<br />

demandant de la subtilité. Aujourd'hui justement, il nous a<br />

parlé <strong>du</strong> mariage. Il a essayé de nous faire croire que la loi<br />

votée en 2009, juste après l'élection de Mac’gret à la


présidentielle, n'était qu'une réaction ultra catholique, suite à<br />

20 ans de libertinage socialiste. J'ai vite arrêté de suivre ses<br />

divagations sournoises. Comme si le mariage n'était pas une<br />

institution millénaire ! Cette vieille momie, avec sa façon<br />

insidieuse de tout transformer à sa guise, me donne envie de<br />

gerber. Lui, de toute manière, il s'en fout, il est né avant la<br />

loi. Il n'a pas le problème d'être un vrai-homme. En plus, je<br />

suis sûr qu'il en profite ce salaud. Les étudiantes font la queue<br />

devant son bureau pour boire sa bonne parole. A mon avis,<br />

elles ne boivent pas que ça.<br />

Enfin, le vieil amphi de cette putain de fac Papon, repère des<br />

néo-gauchistes <strong>du</strong> tout Lyon, est vide. Qu'est-ce que je fous<br />

là, moi. Il faut que je me bouge. Je dois aller chercher les<br />

tests génétiques au laboratoire et les porter à la mairie.<br />

Grouille-toi bordel ! Il est 4h10. S’il y a seulement une grève<br />

surprise dans le métro, je vais arriver à la fermeture.<br />

Le vieux métro tout délabré est quasiment vide. Il est 4h30.<br />

L'heure d'affluence, la sortie des bureaux est passée. Encore<br />

qu'aujourd'hui plus personne ne se presse dans ces souterrains<br />

lugubres. La plupart des gens préfèrent les vélos électriques.<br />

Moi, je ne peux me le permettre. Il faut économiser pour<br />

arriver à amasser la petite cagnotte qui servira pour le<br />

mariage. Chaque jour, je mets dix Euros de coté, dans le bac<br />

en plastique caché sous l'évier. Après, avec Sophie, on pourra<br />

peut-être faire un emprunt pour acheter un tandem électrique.<br />

Au laboratoire, je suis accueilli par un charmant sourire.<br />

Tiens, je n'avais jamais vu cette fille avant. Je lui confie ma<br />

carte d'identification et je tape mon code. Un contrôle rétinien<br />

et puis la machine émet un bip d'accord. En face de moi le<br />

joli visage se ferme.<br />

- Excusez-moi, monsieur Stéphane, mais vous devez voir le<br />

Docteur Gerblé.<br />

Qu'est-ce qu'elle me veut cette conne ? Elle est mignonne,<br />

mais faut pas pousser. J'essaye de lui expliquer poliment :<br />

- Mais je viens seulement chercher mes tests pour le mariage.


- Ne vous inquiétez pas, il vous les remettra en personne...<br />

- J'espère qu'il fera vite, je suis atten<strong>du</strong> à 5h à la mairie avec<br />

ma fiancée...<br />

- Ne vous inquiétez pas, le docteur vous reçoit dans une<br />

minute. La salle d'attente est là.<br />

Déjà, elle décroche le téléphone intérieur. Elle ne me regarde<br />

plus. Elle m'ignore et je n'ai d'autre choix que de passer dans<br />

la salle d'attente.<br />

Cette histoire commence à m'énerver. Je sens que je vais<br />

bientôt casser quelque chose. Encore qu'il n’y ait pas grand<br />

chose à casser dans ce fichu placard. Les sièges en plastique<br />

orange sont boulonnés au sol. Il y a bien quelques revues à<br />

déchirer, mais rien de plus.<br />

Et puis d'abord, c'est quoi cette histoire ? J'essaie de me<br />

rappeler le cours de l'après-midi. Les conditions <strong>du</strong> mariage<br />

sont simples. On les a relues plusieurs fois avec Sophie. Bon,<br />

il y a l'histoire des traits raciaux. Pas de problèmes, j'ai la<br />

peau blanche et tous mes grands-parents sont européens. Et<br />

puis ça, ça n'a aucun rapport avec la génétique. Mais pour la<br />

génétique, il ne devrait y avoir aucun problème parce que j'ai<br />

eu droit au test à ma naissance en 2017. S'il y avait eu quoi<br />

que ce soit, je ne serais pas là. On m'aurait euthanasié, n'estce<br />

pas. Remarque que ce n'est certainement pas suffisant.<br />

Depuis on a découvert et rajouté à la liste une demi-douzaine<br />

de maladies génétiques. Le vieux Ferrachi en a parlé, j'en suis<br />

sûr. Mais bordel ! Je n'ai même pas pris de notes. Ceci dit,<br />

quelle est la chance pour que j'aie une de ces maladies ? 1 sur<br />

10000, 1 sur un million ? Non, ce ne doit pas être ça. Mais<br />

qu'est-ce qu'il me veut, ce putain de docteur. Il va finir par me<br />

mettre en retard...<br />

Ah ! Le voilà. Putain, il a vraiment une sale gueule.<br />

Bon, il me fait rentrer dans son bureau. Qu'est-ce qu'il veut ?<br />

- Bonjour monsieur. Euh, j'ai eu le résultat de vos analyses et<br />

je tenais à vous le remettre en mains propres. Voilà, euh, il y<br />

a un léger problème... vous êtes sexo-négatif.


Je suis sexo-négatif. J'en reste bouche bée. Qu'est-ce que c'est<br />

sexo-négatif ?<br />

- Et bien comment dire... vous savez ce que c'est ?<br />

Il est con ou quoi ? Si je le savais, je ne resterai pas là, à lui<br />

montrer ma glotte.<br />

- Depuis 2023, vous ne devez pas ignorer, cher monsieur, que<br />

nous sommes en mesure de déceler le gène de<br />

l'homosexualité, ce que l'on appelle aussi la sexo-négativité.<br />

Vous avez la malchance de posséder ce gène. Or d'après la loi<br />

européenne Boudin de 2032, vous n'êtes pas autorisé à<br />

procréer...<br />

J'ai dû virer tout pâle. Evidement que sexo-négatif, je<br />

connais. J'avais pas connecté. On appelle ça couramment les<br />

SN. La lie de l'humanité, pire que les blackos ou que les<br />

politicards.<br />

- Monsieur, vous allez bien ? Vous savez ce n'est pas bien<br />

grave, vous êtes 53 000 en région alpine. Vous vous y ferez.<br />

Monsieur, ça va ? J'ai préparé un dossier pour votre nouvelle<br />

situation. Tenez prenez...<br />

Et le voilà qui me fourre en main un épais dossier.<br />

- Vous irez habiter dans le quartier des SN. C'est assez<br />

sympa, très typique...<br />

Oui, je connais, un affreux ghetto situé dans une des<br />

banlieues les plus pourries de Lyon.<br />

- Monsieur, ça va bien ? Le choc est certainement rude, mais<br />

ne vous en faites pas, vous trouverez un travail sur place et de<br />

nombreux amis. L'ambiance est très chaleureuse chez les SN,<br />

m'a-t-on dit. Pour l'adaptation, je vous conseille d'entrer en<br />

thérapie. Dans le dossier, il y a une liste des psychologues<br />

agréés SN. Monsieur, ça va ? Si vous préférez l'euthanasie,<br />

n'importe quel médecin a le droit de la pratiquer. Toujours<br />

cette loi Boudin. L'Europe prend en charge tous les frais, y<br />

compris l'enterrement.<br />

Je lui tourne le dos et me rue vers la sortie. J'ai juste le temps<br />

d'entendre :


- Moi-même je suis habilité à vous rendre ce service.<br />

Réfléchissez-y et n'hésitez pas à...<br />

Je suis dans la rue et je me sauve au hasard. Les rares<br />

passants s'écartent en baissant les yeux. Je suis... je ne sais<br />

pas comment je suis. En vrac, des fragments sur les lois SN<br />

me reviennent en tête. Dorénavant, je n'ai plus le droit aux<br />

services publics. Plus de métro, plus de docteur non-SN, plus<br />

de fac. Je suis un paria.<br />

J'ai oublié la mairie, Sophie n'a qu’à aller se faire mettre par<br />

qui elle voudra. Ma bitte est maintenant interdite de fille.<br />

Je marche sans rien voir. Il fait beau et je m'en fiche. Enfin, il<br />

fait beau, tout d'un coup, il fait nuit. Je m'en fiche tout autant.<br />

Sauf que voilà, je suis maintenant devant mon logement.<br />

Machinalement j’enfile ma carte d'identification et je tape<br />

mon code. Le contrôle rétinien se déclenche et puis le portier<br />

électronique hurle :<br />

- Les SN ne sont pas admis dans ce logement !<br />

Des passants se retournent, certains semblent menaçants. J'en<br />

vois même qui convergent vers moi.<br />

Puis le portier s'excuse :<br />

- Ah que monsieur m'excuse, je ne l'avais pas reconnu.<br />

Sale hypocrite ! Il prend son temps pour ouvrir et je sens des<br />

yeux me transpercer le dos.<br />

- Si monsieur veut bien se donner la peine d'entrer, il a encore<br />

une semaine pour profiter de son logement.<br />

Un déclic, la porte est ouverte.<br />

- Après cette semaine, monsieur qui est maintenant SN...<br />

- Ta gueule.<br />

Et je m'engouffre dans l'immeuble avant que l'attroupement<br />

ne devienne trop important et surtout trop dangereux.<br />

Dans l'appartement, je suis accueilli par la voix <strong>du</strong><br />

majordome.<br />

- Bonjour monsieur, j'ai le devoir de prévenir monsieur que<br />

mes fonctions sont ré<strong>du</strong>ites au strict minimum, le temps que<br />

monsieur aménage dans le quartier des SN.


Hum, ça énerve, mais vaut mieux être philosophe dans ces<br />

cas là, comme disait mon grand père Kant.<br />

- Je ne peux plus tirer la chasse d'eau, vidanger la baignoire<br />

ou éteindre les lumières. Je ne livrerai pas le journal le matin,<br />

ni les croissants au beurre....<br />

- Pas de croissant au beurre ?<br />

- Non seulement des bananes qui correspondent à votre<br />

nouveau statut social...<br />

- C'est sûr, j'ai tout d'un coup envie de banane.<br />

- Monsieur en désire combien ?<br />

- Stop, ferme ça.<br />

- ...<br />

- Autre chose ?<br />

- Monsieur a deux messages.<br />

- De qui ?<br />

- Le premier vient <strong>du</strong> docteur Gerblé et le second de Sophie.<br />

Ils ont tous une notification d'accusé de réception.<br />

- Ah non, je veux plus les entendre ces deux là. Ne me lit<br />

surtout pas les messages, je ne veux pas renvoyer d'accusé de<br />

réception. Je ne suis là pour personne. Compris.<br />

- Comme voudra monsieur. Mais légalement je ne peux<br />

repousser la date de délivrance que de 24 heures.<br />

- Ta gueule, tu m'emmerdes.<br />

Je me jette dans un fauteuil. Celui-ci est <strong>du</strong>r comme bois.<br />

Evidement les procé<strong>du</strong>res d'automassage doivent être<br />

inhibées.<br />

J'ai toujours le dossier <strong>du</strong> sale con de docteur à la main. Je me<br />

décide à l'ouvrir pour le feuilleter. Je le parcours rapidement.<br />

Il y a de tout. Ça va des notices judiciaires avec une liste<br />

exhaustive des droits (très courte) et des devoirs (trop longue)<br />

des SN. Ça passe par un guide de la sexualité d'un SN avec<br />

les précautions élémentaires pour la sodomie ou la fellation.<br />

Ça c'est déjà plus intéressant, émoustillant même. Les<br />

hologrammes sont plutôt réussis avec des jeunes gens aux<br />

gueules sympathiques. Il y a aussi un guide <strong>du</strong> quartier SN,


avec la liste des bars et des meublés. Quelques adresses de<br />

première nécessité. Bref c'est plutôt bien fait.<br />

Je reviens sur le guide de la sexualité.<br />

Mais avant de me plonger dedans, par réflexe, je commande<br />

une bière.<br />

- Désolé monsieur, je ne peux plus vous servir de boissons<br />

alcoolisées.<br />

- Merde, merde et merde.<br />

- Je conseille à monsieur d'aller dans le quartier SN. Je pense<br />

qu'y prendre une bonne biture avant de revenir voir le docteur<br />

Gerblé pour une sympathique petite euthanasie réglerait tous<br />

les problèmes de monsieur.<br />

- Bon, on va voir pour la murge. Tu connais un bar qui ferait<br />

l'affaire ?<br />

- Je suis désolé monsieur, mais je n'ai pas d'information en<br />

mémoire sur les activités et commerces SN. Je conseille à<br />

monsieur de lire son utile petite brochure.<br />

- Enculé d'ordinau ! Je me plonge en ronchonnant dans le<br />

dossier et je dégote sans trop tarder une adresse qui a l'air<br />

sympa. Il s'agit de la fesse bourrée. Tout un programme.<br />

Une fois la décision prise, je suis dans la rue. Évidemment, le<br />

métro ne veut plus me prendre. De toute manière il n'y a pas<br />

de station dans la partie SN de Lyon. J'y vais à pied, une<br />

bonne heure de marche. La nuit est tombée et il n'y a plus un<br />

chat dans les rues. Quelques rares bicyclettes électriques me<br />

frôlent en sifflant.<br />

La fesse bourrée est facile à trouver. Dans une ruelle sombre,<br />

elle dégorge de lumière et de musique.<br />

J'y entre prudemment. Partout des couples enlacés. Les filles<br />

sont plutôt mignonnes, mais elles sont avec d’autres filles...<br />

Je vais directement au bar.<br />

Le garçon est avenant, beau même. Il a un sourire charmant.<br />

- Salut. Tu es nouveau. Je te sers quoi ?


- Un truc comme ce mec, dis-je en montrant <strong>du</strong> doigt une<br />

boisson verte et sirupeuse qui fait des étincelles dans le verre<br />

à coté.<br />

- C'est un RR. Très bon. Ca veut dire Réveil Raymond...<br />

Ca le fait marrer mais moi je ne saisis pas l'allusion avant<br />

d'aspirer une grande goulée.<br />

- Ah ouaiche. Le Raymond, il doit plus dormir beaucoup avec<br />

ça.<br />

- En plus c'est aphrodisiaque...<br />

- Super, c'est sûr que ça te réchauffe de partout...<br />

Et voilà que je me mets à dégoisser. Au bout de trois RR, le<br />

gars sait tout de ma vie. Au bout de cinq, je commence à<br />

chialer. Après, je ne me rappelle plus de rien.<br />

...<br />

Je me réveille vers... tard, en tout cas, à voir le soleil.<br />

J'ai mal au crâne et surtout aux fesses.<br />

Soudain tout me revient en mémoire. Ou plutôt une petite<br />

partie, mais bon faut pas trop en demander de si bon matin. Je<br />

suis SN, je ne me marie plus et je dois quitter l'appart. En<br />

plus j'ai mal au cul et au crâne et ça va <strong>du</strong>rer quelques années.<br />

- Quelle heure ?<br />

- Il est quatorze heures trente, monsieur. Vous avez trois<br />

messages. Les deux d'hier et un nouveau.<br />

- De qui ?<br />

- Un certain Freddy.<br />

- C’est qui ce gars ? Je connais aucun Freddy !<br />

- Si monsieur me permet, c'est le jeune homme qui a enfilé<br />

monsieur toute la nuit.<br />

- Ah... dis-moi le message.<br />

- Et soudain je reconnais la voix jeune et mélodieuse de<br />

Freddy, le barman de la fesse bourrée.<br />

"Salut chéri, la nuit a été sensass. C'est d'accord, tu peux<br />

venir chez moi et je viens t'aider à déménager vers 15 h. Bise<br />

à l'anus."


Je crois que j'ai un peu rougi à ce moment là. Mais c'est pas<br />

désagréable de se sentir apprécié, une fois de temps en temps.<br />

- Que monsieur me pardonne, mais il faut que je lui délivre<br />

les deux autres messages avant 16 h ce soir.<br />

- C'est bon vas-y. Commence par cet enculé de docteur<br />

"Monsieur, je vous rappelle, car notre système d'étiquetage a<br />

accusé des défaillances insoupçonnables et uniques depuis la<br />

création de notre célèbre institut. Les conséquences qui<br />

auraient pu être tragiques ont été promptement minimisées<br />

grâce à notre efficacité coutumière. En bref vous n'êtes<br />

nullement SN, ce que j'ai tout de suite vu à votre maintien<br />

distingué. Mes collaborateurs ont accompli, avec diligence et<br />

efficacité, toutes les formalités pour la normalisation de<br />

votre dossier et vous pouvez venir retirer votre certificat<br />

génétique dès que vous le désirerez. Ne vous inquiétez pas si<br />

votre carte d'identité porte encore la mention SN. Les<br />

lenteurs administratives et informatiques peuvent parfois être<br />

embarrassantes. Mais en tant que <strong>futur</strong> vrai-homme vous<br />

avez le devoir de traiter ces quelques ennuis par une dignité<br />

teintée de détachement."<br />

Putain je n'en reviens pas.<br />

- Passe-moi cette salope de Sophie il va falloir que je lui<br />

trouve une bonne excuse, elle croira jamais une histoire<br />

pareille.<br />

"Mon chéri, je sais que tu as dû être peiné de ne pas m'avoir<br />

vu à la mairie, mais j'ai un petit problème génétique. Ceci est<br />

mon dernier message, je me fais euthanasier ce soir. Je fais<br />

ça parce que je t'aime et je ne veux pas me mettre en travers<br />

de ton chemin de vrai-homme. Adieu."<br />

- Eh bien...<br />

- Monsieur il y a un certain Freddy qui demande à entrer...


Olivier Garro<br />

Auteur de « Lyon 2037 »<br />

Cv : Dieu, parait-il, m’aurait donné la vie.<br />

Nom : mon père, c’est sûr m’a donné son nom, Garro.<br />

Prénom : ma mère a choisi mon prénom, Olivier.<br />

Age : mon perroquet m’a appris les multiples sens <strong>du</strong> mot<br />

« coucou », en particulier, il l’a répété 42 fois le jour de mon<br />

anniversaire, battant pour l’occasion le record détenu dans la<br />

famille par l’horloge mécanique et passablement suisse de ma<br />

vieille grand-mère.<br />

Situation familiale : ma femme m’a donné son amour et plus<br />

ou moins trois enfants.<br />

Travail : docteur, expert en pathologies rationnelles.<br />

Formation : des enseignants nombreux et anonymes m’ont<br />

discipliné, avec patience et persévérance, aux sciences<br />

exactes.<br />

Loisirs : des amis, tout aussi nombreux, de races et de sexes<br />

variés - pour ne surtout pas dire variables - m’ont appris à<br />

goûter à ce qui n’est ni sciences ni exact avec un bonheur<br />

partagé.<br />

Ma raison de participer au concours Gem Lire : une jeune<br />

femme, de grande beauté et de tout aussi vaste bonté, dont je<br />

partage régulièrement, nuit après nuit, la couche, ainsi que<br />

nous l’a recommandé le Maire qui nous a unis, une jeune


femme donc, désespérant de devoir être la seule à lire mes<br />

nouvelles de sciences fictions et autres récits mélangeant ce<br />

qui peut être exact et ce qui l’est moins m’a menacé <strong>du</strong> pire,<br />

sans vraiment préciser ce que le pire pouvait être pour elle –<br />

et là, je dois avouer que je n’ai surtout pas essayé d’en savoir<br />

davantage, agissant, je pense, pour l’occasion avec sagesse -<br />

donc cette jeune femme m’a menacé si je n’envoyais une<br />

nouvelle à Gem Lire… c’est là la terrible réalité de ma<br />

participation à ce concours.


Le truc


C’était un de ces gadgets qu’on ramène de voyage juste pour<br />

ne pas rentrer les mains vides. Le genre de chose qu’on<br />

achète pour épater les copains. Vous savez, un de ces trucs<br />

inutiles qui finissent immanquablement en haut d’une<br />

armoire, couverts de poussière et à moitié cassé. Un de ces<br />

machins qu’on oublie <strong>du</strong>rant des années et qui resurgit un<br />

beau jour devant vous, sans qu’on ne sache trop pourquoi.<br />

Je l’ai secoué par la fenêtre avant de le déposer sur la table.<br />

A présent, les images me revenaient à toute vitesse. Mon<br />

dernier voyage à Singapour remontait pourtant à plusieurs<br />

mois mais tout était aussi clair et précis que si je venais de<br />

débarquer. La petite ruelle obscure. Le marchand de<br />

curiosités. Cette atmosphère suffocante qui régnait dans la<br />

boutique. Et puis je revoyais le regard des gens que je<br />

croisais dans la rue. Leurs sourires en coin. Les remarques<br />

qu’ils s'échangeaient sans que je ne parvienne pas à<br />

comprendre ce qu'ils se disaient. Et surtout, surtout, il y avait<br />

le visage de cette fille.<br />

Sian.<br />

Comment avais-je pu l’oublier ?<br />

Je me suis assis en tailleur sur le tapis et j’ai fixé le truc dans<br />

les yeux.<br />

Il avait un regard vide.<br />

A l’époque, je m’en souviens parfaitement, n’importe quel<br />

gamin aurait tué père et mère pour avoir un truc comme<br />

celui-là. J’avais même lu certaines histoires atroces à propos<br />

de chantages sordides dont ce machin-là était l’objet. Tout<br />

me revenait en mémoire. Tout, absolument tout, jusque dans<br />

les moindres détails. Tout, mis à part le nom que les<br />

concepteurs de ce truc avaient décidé de lui donner.


J’avais rencontré Sian à la sortie <strong>du</strong> magasin où je venais de<br />

l’acheter. Le truc était sous mon bras et je me dirigeais vers<br />

l’hôtel. Mon séjour touchait à sa fin, l’avion qui devait me<br />

ramener chez moi devait décoller le lendemain. Je savais que<br />

j’allais retrouver ma vie, ma clientèle. Toute cette routine que<br />

j’avais presque réussi à oublier. Et puis, je savais aussi que<br />

j’allais retrouver mes amis, être à nouveau content d’aller<br />

boire un verre avec eux, de discuter.<br />

Enfin, ce dont je me souviens surtout c'est que j’essayais de<br />

me faire à cette idée. De me convaincre moi même que c’était<br />

la meilleur des solutions.<br />

Je venais de passer les six derniers mois de ma vie dans cette<br />

ville et je n’avais aucune envie de rentrer.<br />

Sian portait l’uniforme des serveuses de chez Tang, une<br />

brasserie qui servait des déjeuners à l’occidental à des<br />

hommes d’affaires pressés et des touristes en mal <strong>du</strong> pays.<br />

Elle avait une heure de pose et en profitait pour aller<br />

s’acheter de quoi manger – je ne supporte plus leur bouffe,<br />

me souffla-t-elle, comme pour se justifier d’une aussi grave<br />

faute professionnelle.<br />

Je pense que si elle m'a adressé la parole, ce jour là, c'est<br />

surtout à cause <strong>du</strong> truc que j’avais sous le bras.<br />

- Oh ! Vous avez acheté un … ?<br />

Je lui montrais le paquet immonde qui servait de nid douillet<br />

à mon cher trésor – à ce moment là, c’en était encore un pour<br />

moi.<br />

- J’en ai deux à la maison, m’apprit-elle.<br />

Elle parlait sans accent un Anglais irréprochable.<br />

- Vous êtes étudiante, c’est ça ? lui demandais-je.


Elle hocha la tête. Oui, elle était étudiante. Elle avait vingt et<br />

un ans et comptait se rendre en Europe dés que son job lui<br />

aurait rapporté assez d’argent pour pouvoir se le permettre.<br />

- Et vous comptez faire quoi, en Europe ?<br />

Elle me dévisagea. Ses yeux s'étaient arrondis, sa bouche<br />

entrouverte. Et puis, elle a éclaté de rire. Bizarre comme<br />

l’Europe fait rêver ces gens là ne pus-je m’empêcher de<br />

penser. Je veux dire, comme une touche d’exotisme suranné<br />

parfaitement décalé pour le Français que je suis. Alors j’ai ri<br />

avec elle. Sans trop savoir pourquoi. Enfin si, parce qu’elle<br />

me plaisait.<br />

Je l’ai accompagnée. Nous avons marché de longues minutes<br />

en parlant, comme si on se connaissait depuis toujours. Elle<br />

avait une amie qui vivait en France. Elle comptait la<br />

rejoindre. Voir si elle pouvait s’installer chez elle <strong>du</strong>rant<br />

quelques semaines, le temps pour elle de s’acclimater.<br />

- Vous êtes déjà allé à Paris ? lui demandais-je.<br />

- Non, jamais.<br />

Elle avait un regard doux et sa voix l’était plus encore. Peu à<br />

peu, je me rendais compte qu’elle était exactement celle que<br />

je recherchais depuis tant d'années. Bien sûr, j’étais venu ici<br />

pour le travail, comme beaucoup. Trouver de nouveaux<br />

clients, explorer de nouveaux débouchés, s’ouvrir au marché<br />

Asiatique en pleine expansion. On m’avait choisi parce que<br />

j’étais célibataire, sans attache ni enfant. Le candidat idéal<br />

pour ce genre d’expédition.<br />

- Et vous… vous partez avec votre mari ?<br />

A nouveau, elle se mit à rire. J’aimais la façon qu’elle avait<br />

de cacher sa bouche derrière sa main. Les petits plis qui se<br />

formaient aux coins de ses yeux, comme une grimace qui la<br />

rendait irrésistible.<br />

- Non, non, me dit-elle, moi toute seule.


Nous nous sommes arrêtés dans une gargote où l'on faisait<br />

frire toutes sortes de viandes dans de grandes bassines<br />

remplies d’huile bouillante. Je n’avais aucune idée de<br />

l’endroit où je me trouvais. Comme n’importe quel<br />

occidental, j’avais passé le plus clair de mon temps dans les<br />

quartiers touristiques, ne m’en écartant que pour de strictes<br />

raisons professionnelles et toujours avec la certitude d’y<br />

revenir bien vite.<br />

Elle passa commande, me demanda si je souhaitais quelque<br />

chose – grand Dieu non ! – et me laissa régler la note, non<br />

sans avoir vainement protesté.<br />

- Vous venez ? me demanda-t-elle.<br />

Nous franchîmes un petit pont qui donnait sur ce qui me<br />

semblait être un square. Il y avait là des bancs, des jeux pour<br />

les enfants ainsi qu’un minuscule plan d’eau où s’ébrouaient<br />

quelques canards.<br />

Nous nous sommes assis, l’un à côté de l’autre.<br />

Elle mangeait par petites bouchées, s’essayait la bouche avec<br />

régularité dans la serviette que la serveuse venait tout juste de<br />

lui remettre. J’observais chacun de ses gestes avec la plus<br />

grande attention. Comme un ethnologue confronté à une<br />

population nouvelle et qui chercherait à en percer les<br />

mystères par le biais de ses rites culinaires. Il y avait quelque<br />

chose d'enfantin en elle. Non pas que se soit une gamine -<br />

elle m'avait avoué, quelques instants auparavant, qu'elle avait<br />

vingt et un ans - mais ses traits étaient si fins, ses manières<br />

si… Je surpris son regard. Elle m'épiait, elle aussi. A sa<br />

façon. De petits coups d'œil, l'air de rien. Elle devait me<br />

juger. Me jauger. Combien, avant moi, avaient essayé de la<br />

sé<strong>du</strong>ire ? Et combien y étaient arrivés ?<br />

Je sentais une boule se nouer au creux de mon estomac.<br />

- Je dois retourner travailler, m'annonça-t-elle.


Elle semblait sincèrement peinée de devoir me quitter. Je<br />

n'avais pourtant pas ouvert la bouche depuis un bon moment.<br />

Mais peut-être était-ce justement cela qui lui plaisait en moi.<br />

Ce côté discret, presque timide. Je lui proposais de la<br />

raccompagner. Elle accepta, non sans m'avoir fait jurer de<br />

venir l'attendre à la sortie de son travail.<br />

- Vous repartez demain, il ne nous reste plus beaucoup de<br />

temps pour faire connaissance.<br />

J'avais lu toutes sortes de choses sur la Asiatique avant de<br />

partir mais le portrait que m'en dressait Sian était si différent.<br />

Elle parlait beaucoup, s'exprimait autant avec les yeux<br />

qu'avec les mains. Ses manières, bien que sages et toujours<br />

polies, trahissaient un réel appétit de vivre et de découverte.<br />

Elle était comme nombre de ses congénères occidentales,<br />

bien plus proche de la fille de ma voisine que des jeunes<br />

femmes que j'avais croisées dans la rue depuis mon arrivée.<br />

A l'heure dite, je me trouvais devant la brasserie Tang, faisant<br />

le pied de grue, un bouquet de fleurs à la main.<br />

Elle sortit au milieu d'un groupe d'autres jeunes filles. Elle<br />

parlaient fort, se bousculaient en riant. Quand Sian me vit,<br />

elle salua ses amies et vint me rejoindre. J'ai alors senti peser<br />

sur moi tout le poids de leurs regards. Arrivée à ma hauteur,<br />

elle me prit par le bras et m'indiqua une toute petite ruelle qui<br />

partait sur la gauche <strong>du</strong> bâtiment. Elle sautillait en marchant,<br />

comme une petite fille l'aurait fait, et ne cessait de porter le<br />

bouquet de fleurs à son nez pour en sentir l'odeur.<br />

Elle semblait particulièrement heureuse.<br />

Nous avons marché comme cela <strong>du</strong>rant de longues minutes.<br />

Je découvrais un pan entier de cette ville qui m'était jusque là<br />

inconnu. Les gens que nous croisions, loin d'être surpris par<br />

ma présence en ces lieux, nous saluaient amicalement. Un<br />

vieil homme vînt même à notre rencontre. Il marchait avec


peine et s'exprimait dans un dialecte que je ne comprenais<br />

pas. Sian lui dit quelques mots qui semblèrent l'apaiser. Il<br />

nous salua d'un grand éclat de rire qui dévoila son absolu<br />

manque de dentition.<br />

Sian vivait dans une de ces bâtisses brinquebalantes que l'on<br />

ne voit guère que dans les reportages, à la télévision. Un de<br />

ces taudis sans confort ouvert aux quatre vents. Pourtant,<br />

aussi pauvre soit-elle, elle avait su y insuffler un esprit et un<br />

charme indéfinissables. De vieux morceaux de tuyaux<br />

s'échappaient <strong>du</strong> plafond, des lattes manquaient au parquet<br />

mais tout était propre, étincelant. Sur une petite table basse -<br />

vulgaire caisse retournée sur laquelle elle avait pris soin de<br />

disposer un napperon - des boites de conserves dégorgeaient<br />

de fleurs multicolores. Un vieux matelas, posé à même le sol,<br />

était recouvert par l'une des plus belles étoles qu'il m'ait été<br />

donné d'admirer. Au mur, entre deux dessins parfaitement<br />

exécutés, pendaient toutes sortes de breloques qui donnaient à<br />

la pièce un charme supplémentaire.<br />

Elle m'indiqua un coussin et m'invita à m'asseoir.<br />

Comme elle me l'avait affirmé, elle vivait seule. Comment<br />

une fille aussi belle… me demandais-je, mais je me retins de<br />

lui poser la question, conscient de l'évident embarras dans<br />

lequel celle-ci l'aurait plongée - nous aurait plongé tous les<br />

deux. A bien y réfléchir, la scène avait quelque chose de<br />

surréaliste. De totalement improbable.<br />

C'est à ce moment là que mon regard fut accroché par les<br />

deux machins posés sur une étagère, à demi dissimulés<br />

derrière de petits rideaux colorés, comme en exposition ou<br />

mieux, comme si elle avait construit tout exprès pour eux un<br />

petit temple au cœur même de son appartement, un minuscule<br />

lieu de prières dont ils étaient les seules et uniques idoles. Ils<br />

étaient disposés de part et d'autre d'une urne où brûlaient<br />

quelques bâtons d'encens. Des fleurs coupées étaient étalées à


leurs pieds. L'un d'eux - celui de droite - portait sur sa tête un<br />

minuscule bonnet de pêcheur. Ce détail me fit sourire.<br />

- Tu sais que mon père est marin pêcheur, en Bretagne ? lui<br />

demandais-je.<br />

Nous avons parlé une bonne partie de la nuit. Aussi<br />

incroyable que cela puisse paraître - compte tenu des<br />

différences qui nous séparaient, tant d'un point de vue<br />

culturel que kilométrique - elle avait lu les mêmes livres que<br />

moi, aimé les mêmes films. Elle gardait, au fond d'un vieux<br />

coffret couvert d'écailles, de minuscules amulettes que je<br />

reconnus immédiatement comme autant de souvenirs de ma<br />

propre enfance.<br />

Comment avais-je pu vivre sans elle <strong>du</strong>rant tant d'années ?<br />

Je me réveillais dans ses bras. Comment en étions-nous arrivé<br />

là, je l'ignore. Une chose en entraînant une autre très<br />

certainement. Sa peau avait un délicat goût de pêche et je<br />

passais de longues minutes à la regarder dormir. Sa poitrine<br />

se soulevait imperceptiblement au rythme de sa respiration.<br />

De l'autre côté de la fenêtre - un simple carreau, à demi<br />

opaque, plaqué contre le mur - la vie avait repris son cours. Je<br />

voyais des ombres passer, pressées, occupées, affairées.<br />

Autant de silhouettes longilignes et abstraites qui me<br />

raccrochaient à la réalité. Car il me fallait maintenant partir,<br />

la quitter.<br />

Je n'osais la réveiller.<br />

Délicatement, je me levais. Nos affaires reposaient sur le sol,<br />

à l'endroit même où nous les avions laissé tomber dans<br />

l'empressement de notre désir. Je rassemblais les miennes, fis<br />

un petit tas des siennes. Puis, d'une écriture nerveuse, je lui<br />

laissais un mot, pour m'excuser d'être parti si vite, pour lui<br />

donner mon adresse, au cas où elle parviendrait un jour à<br />

réaliser son projet. Pour lui dire que je l'aimais.<br />

Je regagnais ensuite mon hôtel, d'humeur maussade.


Le ciel, jusque là bleu, se peuplait de petits nuages gris. Les<br />

premières gouttes de pluie me cueillir à mi-parcours. Sans<br />

jamais être venu dans cette partie de la ville, je m'y retrouvais<br />

pourtant comme par magie. Le chemin me semblait évident.<br />

Je tournais à droite, prenais à gauche. Rapidement, je<br />

rejoignis l'une des artères principale, celle-là même où se<br />

dressait mon hôtel. Je rassemblais mes bagages, payais ce que<br />

je devais.<br />

Une navette me con<strong>du</strong>isit jusqu'à l'aéroport.<br />

Sur le grand tableau des vols en partance, des chiffres<br />

clignotaient. Autant de signes ésotériques que seul mon<br />

cerveau semblait en mesure de comprendre. Je me dirigeais<br />

comme anesthésié vers la porte d'embarquement. Déjà, le<br />

souvenir de Sian me quittait. Imperceptiblement, son corps<br />

n'était déjà plus que contours, sa voix, murmures. Je ne<br />

parvenais plus à entendre son rire. Je me demandais de quelle<br />

couleur étaient ses yeux.<br />

En rentrant chez moi, au milieu des factures et de plusieurs<br />

mois de prospectus, je déposais le truc sur la table de la<br />

cuisine. Ce truc qui m'avait semblé indispensable sur le<br />

moment et que j'avais pris soin de délaisser. Auquel je ne<br />

m'étais jamais vraiment intéressé. Je m'aperçus alors qu'une<br />

petite lumière rouge clignotait sur le côté. Après quelques<br />

secondes de recherches, je découvris un bouton que je<br />

pressais.<br />

Il avait été allumé <strong>du</strong>rant tout ce temps.<br />

Et maintenant il était à nouveau là, devant moi, comme<br />

réchappé d'un naufrage dont j'étais le seul fautif. Je l'avais<br />

abandonné, laissé à son triste sort de gadget high-tech. Et je<br />

venais tout juste de le redécouvrir.<br />

C'était une sorte de monstre tout droit sorti d'un manga. Il<br />

était recouvert d'une peluche sans charme ni couleur


déterminée. Ses grands yeux globuleux me fixaient comme<br />

s'il s'attendait à ce que je prenne la parole pour lui asséner<br />

quelques vérités incontournables. D'une hauteur de quinze à<br />

vingt centimètres, son ventre se soulevait, dévoilant une<br />

longue rangée de boutons, de diodes et de circuits intégrés.<br />

J'avais jeté la boîte depuis longtemps et avec elle la notice<br />

d'utilisation, pourtant, presque d'instinct, je sus sur quels<br />

boutons appuyer. Et lorsqu'il se mit en route, je compris ce<br />

qui m'avait tant attiré en lui.<br />

La petite chose se mit à marcher. Ou, pour être tout à fait<br />

précis, elle se mit à se dandiner. Sa gestuelle était gauche,<br />

certes, mais, sans crier gare, ce truc était capable de pivoter<br />

sur lui même, d'exécuter toutes sortes de figures incroyables.<br />

Rotations, galipettes, saltos arrières, flip flap.<br />

Rapidement, je me pris au jeu, tentant de nouvelles<br />

combinaisons. Les diodes s'affolaient.<br />

Et puis, tout à coup, je me suis souvenu <strong>du</strong> bouton, celui sur<br />

le côté.<br />

Un instant, je l'ai cherché à travers les bouclettes de sa<br />

peluche mais il semblait avoir disparu. Pourtant je m'en<br />

souvenais parfaitement. Il avait été le seul que j'avais<br />

découvert à mon retour de Singapour. Celui-là même qui<br />

m'avait permis de l'éteindre et j'étais curieux de voir l'éten<strong>du</strong>e<br />

de ses autres fonctionnalités - car le souvenir que j'en avais<br />

était plus proche de la molette multifonctions que <strong>du</strong> simple<br />

bouton pressoir.<br />

Je m'amusais encore quelques minutes avec l'objet. Ce truc<br />

était décidément insensé. Non seulement il était agile comme<br />

un gymnaste sous anabolisants mais il connaissait également<br />

toutes sortes de langages. Il suffisait, par exemple, de lui<br />

parler puis d'appuyer sur un bouton pour qu'il tra<strong>du</strong>ise<br />

instantanément ce que vous veniez de lui dire en Espagnol, en<br />

Croate, en Letton ou même en dialecte Bushman. J'avais<br />

peine à y croire. En soulevant un nouveau pan de peluche, je<br />

m'aperçus qu'un écran tactile, placé dans son dos, me


permettait de le transformer en un ordinateur personnel de<br />

tout premier plan. J'avais ainsi accès à des bases de données<br />

qui semblaient illimitées et sans cesse remises à jour. Je<br />

pouvais également me connecter sur le web par une simple<br />

pression <strong>du</strong> pouce sur son abdomen. Ses yeux, qui semblaient<br />

disproportionnés par rapport à sa taille, trouvaient alors toute<br />

leur utilité. Par un habile jeu d'assemblages, il était en effet<br />

possible de les relier l'un à l'autre et d'ainsi les transformer en<br />

un écran plasma haute définition. Ses oreilles, sortes de<br />

protubérances coniques sans aucun charme ni valeur<br />

esthétique, étaient alors capables de diffuser un son dolby 5.1<br />

de tout premier ordre. Je découvrais également, éberlué,<br />

l'ensemble de ses fonctionnalités cachées. Téléphone satellite,<br />

vibromasseur et mixeur pour sorbets, téléviseur numérique,<br />

lecteur de DVD, UMD, VCC, enregistreur de conversation -<br />

deux heures d'autonomie sur batteries, quatre heures quand il<br />

était branché sur le secteur - calendrier perpétuel et horoscope<br />

personnalisé. Il pouvait tout à la fois calculer votre ascendant,<br />

déterminer votre taux de cholestérol par simple pression des<br />

doigts et faire votre liste de commissions en fonction des<br />

informations transmises par infrarouges depuis votre<br />

réfrigérateur, le tout en comparant les prix à partir de bases<br />

de données accessibles de lui seul sur plus de cent cinquante<br />

enseignes de grandes et moyennes surfaces et ce, dans un<br />

rayon de deux cents kilomètres autour de votre domicile. Il<br />

était enfin équipé d'un GPS dernière génération et d'un<br />

détecteur de radars, faisait office de moule à gaufres et de<br />

cendrier - le seul, à ma connaissance, capable de peser, au<br />

gramme prés, le poids de la fumée que vous veniez d'ingérer.<br />

J'allais le ranger quand je suis enfin tomber dessus. Je veux<br />

parler <strong>du</strong> bouton. Celui que j'avais tant cherché. Il était si<br />

gros que je me demandais comment j'avais fait pour ne pas le<br />

remarquer. A moins qu'il n'ait été escamoté par l'une ou<br />

l'autre des fonctionnalités que j'avais activé, ce qui me<br />

semblait fort probable. Je l'actionnais, non sans ressentir une


certaine excitation - que <strong>du</strong> reste, j'avais bien <strong>du</strong> mal à<br />

m'expliquer. La petite boule de poils se contracta alors sur<br />

elle même en une fraction de secondes. Les différentes<br />

fonctions que j'avais découvertes avaient disparues comme<br />

par enchantement. De monstre de dessins animés, le truc<br />

s'était mué en une sorte de boule aux reflets irisant,<br />

légèrement cuivrés. Trois pattes lui avaient poussé, lui<br />

permettant ainsi d'obtenir une grande stabilité. Un faisceau<br />

lumineux sortit alors de ce qui, quelques instants auparavant,<br />

n'était encore que son ventre.<br />

Il vint me frapper au beau milieu <strong>du</strong> front.<br />

Sian dormait toujours. Allongée sur le dos, je regardais sa<br />

poitrine se soulever au rythme de sa respiration. Dehors, la<br />

ville se réveillait à peine. Les paroles qui me parvenaient à<br />

travers la fine cloison de son appartement étaient dénuées de<br />

sens mais ce que je vivais était beaucoup trop fort pour que<br />

cela m'inquiète. J'avais enfin découvert l'âme sœur. Il m'avait<br />

fallu pour cela parcourir des milliers de kilomètres, traverser<br />

des océans, survoler des montagnes. J'avais dû quitter tout ce<br />

que je connaissais, me faire à un nouveau monde. Mais<br />

qu'importe.<br />

Délicatement, je me levais pour partir. Je n'en avais aucune<br />

envie mais quelque chose en moi me poussait à le faire. Je<br />

savais que je devais le faire. Que je n'avais pas le choix. Au<br />

fond de mon crâne, une petite voix me répétait sans cesse que<br />

l'avion n'allait pas m'attendre.<br />

Sian toussa, se retourna, manqua se réveiller.<br />

Je rassemblais nos affaires en silence. Elles étaient toutes là,<br />

éparpillées sur le sol, emmêlées, mélangées. Je fis un petit tas<br />

des siennes. Puis je cherchais dans la poche de ma veste un<br />

morceau de papier, un stylo.<br />

Je griffonnais quelques mots à son attention. Excuse moi de<br />

partir comme ça, je t'aime, précédé de mon adresse à Paris.


C'est à ce moment là que j'ai compris.<br />

Je me suis retourné. Les deux machins de Sian me toisaient<br />

depuis leur piédestal. Et de chacun d'eux partait un rayon<br />

lumière qui venait la frapper en plein milieu <strong>du</strong> front.


Jean-Pierre Favard<br />

Auteur de « Le truc »<br />

L'épreuve de la présentation est toujours difficile. Soit on est<br />

trop sérieux et très vite on devient ennuyeux. Soit on ne l'est<br />

pas assez et on vous traite d'original - ce qui, en littérature,<br />

peut constituer un avantage, soit dit en passant. Mais là n'est<br />

pas mon propos. Qui suis-je me demande-t-on ? Jean-Pierre<br />

Favard, 36 ans, marié, un enfant. Voilà pour l'Etat civil.<br />

Parlons à présent littérature si vous le voulez bien. J'aime les<br />

livres comme d'autres ne les aiment pas, avec rage et<br />

constance. Quelque soit le genre, quelque soit l'auteur car,<br />

comme le disait le poète, "qu'importe le flacon pourvu qu'on<br />

ait l'ivresse". Une ivresse saine et absolue. Dévergondée et<br />

palpitante. <strong>Science</strong>s-fiction, pourquoi pas ? Polars,<br />

certainement ! Inclassables ? Toujours et encore. Je me<br />

nourris de mes lectures. Bret Easton Ellis. Paul Auster. Ray<br />

Bradbury. Je cultive la diversité et un goût certain pour le<br />

grand écart. Dans ma bibliothèque, Umberto Eco côtoie<br />

ainsi Philippe Djian, Philipp K. Dick s'adosse à Daniel<br />

Pennac et Salman Rushdie à Chuck Palahniuk. Alors bien<br />

sûr, comme nombre de lecteurs, je me suis aperçu un beau<br />

jour qu'un petit écrivain sommeillait en moi. En 2003, les<br />

éditions NYKTA (71) m'ont fait l'honneur de bien vouloir me


publier. Un polar historico-mystique dans la veine de M. Eco,<br />

"La Commission des 25". La suite sortira en Mai.


La sensationnelle affaire<br />

<strong>du</strong> Dragon rouge et <strong>du</strong> Dragon noir


Le Dragon rouge et le Dragon noir : deux créatures<br />

maléfiques dotées de redoutables pouvoirs : leur fameux<br />

mégaodorat, des pupilles hyperlaser, et surtout l’effroyable<br />

Salivebase ® , d’une efficacité prouvée puisque, selon la<br />

presse, elle « détruit tout sur son passage ».<br />

Appréhendés sur Vénus par le sergent terrien Pat Packet, les<br />

deux Dragons croupissaient dans un pénitencier en<br />

attendant leur procès, mais la nuit dernière, ils ont fait<br />

fondre les barreaux de leur cellule grâce à quelques gouttes<br />

seulement de la fameuse Salivebase ® et se sont envolés.<br />

Un témoin les aurait vus se diriger vers la Terre.<br />

Fâcheux, fâcheux !<br />

Heureusement, Pat Packet n’est pas loin…<br />

Les Dragons s’évadent<br />

Dimanche matin.<br />

Le centre de Vénus-city est envahi d’une foule grouillante<br />

comme des spaghettis. Tout ce petit monde s’agite à gros<br />

bouillon (sans doute pour éviter de coller à la casserole).<br />

Je me mêle discrètement à la conversation de deux commères<br />

et apprends la sinistre nouvelle : le Dragon rouge et le<br />

Dragon noir se sont évadés après avoir dissout les barreaux<br />

de leur cellule grâce à quelques gouttes seulement de leur<br />

redoutable Salivebase ® .<br />

Ils voleraient maintenant vers la Terre !<br />

Pas de bol, c’est mon jour de repos et ma canne à pêche toute<br />

neuve (un cadeau de ma Mémé) frémit d’impatience dans le<br />

coffre de ma spacio-navette.<br />

Mais la conscience professionnelle et moi ne faisons qu’un.<br />

Et puis les Terriens sont mes ancêtres et les alliés des<br />

Vénusiens : il est hors de question de les laisser tomber dans


un moment pareil. Sans notre aide, les Dragons n’en feraient<br />

qu’une bouffée.<br />

Je bondis sur le publicateur le plus proche et le dirige vers la<br />

planète bleue, qui m’a vu naître.<br />

L’image est instantanément projetée sur la façade de<br />

l’immeuble <strong>du</strong> ministère des Informations vénusien, qui fait<br />

office d’écran géant.<br />

Je règle la focale radar sur « 10 » et les sinistres silhouettes<br />

des deux Dragons apparaissent en gros plan, filant à travers<br />

l’espace.<br />

Se sentant épiés, mes vieux ennemis se retournent et leurs<br />

pupilles écarlates émettent aussitôt un puissant faisceau<br />

hyperlaser que j’évite de justesse, mais qui atteint l’écran de<br />

plein fouet. Le ministère des Informations se désintègre dans<br />

un formidable nuage de poussière.<br />

- Quelle catastrophe vais-je encore devoir éviter à<br />

l’Univers ?, m’interrogé-je en toussant.<br />

Ces raclures de Dragons préparent assurément un mauvais<br />

coup : ils arboraient leur rictus des grandes occasions.<br />

Je change régulièrement de chaussettes<br />

Je suis en rogne : pour une fois que je pose une journée de<br />

congé, ces vauriens me la gâchent !<br />

Mais, comme le dit ma Mémé : « Dragons en liberté,<br />

chagrins assurés. »<br />

Et puis la Terre est le terreau où j’ai germé (c’est une image).<br />

Alors bon, je remets ma partie de pêche à plus tard.<br />

Comment retrouver ces lascars ?<br />

Et surtout comment les capturer ? Les Dragons connaissent<br />

ma binette depuis que j’ai orchestré leur dernière arrestation.<br />

Ils ont vraisemblablement mémorisé mon odeur grâce à leur<br />

mégaodorat et bien que je change régulièrement de


chaussettes, il m’est désormais impossible de les approcher à<br />

moins de trois années-lumière au bas mot, ce qui ne facilite<br />

pas le passage des menottes…<br />

Je réfléchis.<br />

Avant de passer chez moi prendre les quelques bricoles<br />

nécessaires à mon expédition sur Terre, j’effectue un rapide<br />

détour par le garage <strong>du</strong> commissariat central.<br />

J’ai un bruit inquiétant à l’arrière, un peu comme si Bob<br />

Dylan jouait de l’harmonica.<br />

Emplettes<br />

Mon mécanicien me rassure : le crissement venait d’un<br />

cardan de mon train d’atterrissage, sans doute endommagé<br />

par une météorite.<br />

Tout de même, ces saloperies de cardans saturniens sont bien<br />

fragiles… Comme me le rabâche à tout bout de champ mon<br />

beau-frère, le prince Régal : « Il ne faut jamais faire<br />

confiance à un cardan saturnien »…<br />

Il ne dit pas que des âneries, mon beau-frère.<br />

La preuve.<br />

Si j’en crois l’homme-cambouis, mon RCC (Répulseur de<br />

corpuscules célestes) est HS (hors service). Probable qu’il a<br />

dégusté lors de mon dernier combat aérien.<br />

Le mécano me propose de commander les pièces en express<br />

et de changer à la fois le cardan défectueux et le RCC, le tout<br />

en six secondes, montre en main. Mais je n’ai pas de temps à<br />

perdre : j’ai la Terre à sauver, moi.<br />

Jérôme me conseille alors de pousser à fond mon sonar et<br />

« d’ouvrir les mirettes, sinon crac ! ».<br />

Quel boute-en-train, ce Jérôme !<br />

Il s’appelle Jérôme.<br />

Rassuré, je redécolle en faisant hurler les fusionneurs de<br />

molécules, direction le Globalmarket pour effectuer quelques


emplettes indispensables à mon enquête : bière, recharges<br />

pour mon gazéifieur Magnum Spécial et un déguisement de<br />

Chinois. Une subite intuition.<br />

Je passe enfin à l’appartement, histoire d’avertir Délissia de<br />

mon départ pour une mission qui pourrait bien être ma<br />

dernière, les Dragons n’étant pas des enfants de chœur.<br />

Et aussi pour prendre une douche qui pourrait également être<br />

ma dernière, les Dragons n’étant pas non plus des enfants de<br />

chœur de douche.<br />

J’espère qu’elle fonctionne encore (la douche, pas Délissia).<br />

Un plombier terrien nous promet depuis une heure qu’il<br />

passera jeter un œil à ce problème de pression, mais les<br />

promesses de plombiers terriens, hein ?…<br />

À cette heure, elle doit encore dormir (Délissia, pas la<br />

douche). Ma chère épouse, qui n’est pas <strong>du</strong> genre matinal, ne<br />

se couche jamais avant trois heures <strong>du</strong> premier soleil et<br />

émerge vers trois heures <strong>du</strong> second.<br />

C’est ce qui s’appelle faire le tour <strong>du</strong> cardan.<br />

Du cadran.<br />

Raklos<br />

Il y a déjà dix ans que j’ai arraché la princesse Délissia à la<br />

convoitise lascive de son cruel beau-père, le tyran Raklos 1 er ,<br />

dit « le Rugueux », qui faisait à l’époque régner la contrariété<br />

sur la planète en réservant les jeunes Plutoniennes à son<br />

usage personnel et en les massacrant aussitôt consommées.<br />

La nomination par l’Organisation des nébuleuses unifiées de<br />

son neveu Raklos II, dit « le Pépère », humanisa cette<br />

sanguinaire tradition en portant la limite d’âge des<br />

concubines royales à dix-huit ans.<br />

Lorsque j’avais pénétré dans la chambre où Délissia était<br />

retenue captive, au neuf cent quatre-vingt-dix-huitième étage<br />

à droite <strong>du</strong> palais-pénitencier de Raklos 1 er , le troisième


mouvement de la lugubre Symphonie intergalactique<br />

retentissait dans toute la pièce.<br />

Ma <strong>futur</strong>e épouse sanglotait sur son lit.<br />

Je la pris dans mes bras et elle me confia ses tourments : elle<br />

tenait beaucoup à la porte que je venais de convertir en jeu de<br />

Mikado ® . Cet unique mobilier la privait, en un sens, de<br />

liberté, mais, dans l’autre, la protégeait symboliquement des<br />

ardeurs de beau-papa.<br />

On ne peut plus symboliquement : lui seul en possédait la<br />

clef.<br />

Ça fait douze ans.<br />

Déjà !…<br />

J’aurais dit onze.<br />

Échappant aux féroces patrouilles de la garde princière, nous<br />

gagnâmes les montagnes d’Uranus sur une trottinette astrale<br />

et patientâmes le temps que nos poursuivants abandonnassent<br />

leurs recherches.<br />

Dissimulée dans une vallée profonde et touffue, une hutte<br />

construite de mes mains abrita quatre années <strong>du</strong>rant un<br />

bonheur pur à 65 %.<br />

Délissia et moi faisions l’amour comme des petits fous, nous<br />

régalant d’huîtres de montagne, nous baignant dans l’eau de<br />

fonte des glaciers (aglagla).<br />

Ma nana était alors belle et brûlante comme une supernova.<br />

Le visage translucide de Dédel me bouleversait, tout comme<br />

ses mollets en aluminium, qui ne laissaient planer aucun<br />

doute sur ses origines plutoniennes.<br />

J’aimais me noyer dans les yeux couleur vert-lagon de ma<br />

conquête spatiale, d’une insondable profondeur.<br />

J’aimais moins lorsqu’un maître nageur pratiquait sur moi le<br />

bouche-à-bouche, parce que l’ordinaire des maîtres nageurs<br />

plutoniens est le hareng à l’oignon.


La nostalgie s’empare de tout mon être à l’évocation de notre<br />

romantique escapade. Pas seulement à cause des huîtres de<br />

montagne : Délissia semblait alors si heureuse…<br />

Nous nous épousâmes en grand secret, avec pour seuls<br />

témoins les étoiles et un gros tas de coquilles d’huîtres.<br />

Puis nous échangeâmes solennellement nos adresses.<br />

Ça devenait vraiment sérieux.<br />

Depuis notre installation à Vénus-city, Délissia n’est plus que<br />

l’ombre d’elle-même…<br />

La princesse Délissia<br />

Après notre escapade à la montagne, j’avais con<strong>du</strong>it ma<br />

déesse de l’amour sur Vénus, bien décidé à lui tisser un<br />

confortable cocon où nous regarderions grandir nos clones et<br />

petits-clones.<br />

Las !, depuis notre arrivée à Vénus-city, Dédél n’a pas quitté<br />

sa chambre.<br />

Elle reste alanguie sur notre lit et pleure toute la journée en<br />

écoutant en boucle le troisième mouvement de la Symphonie<br />

intergalactique.<br />

Serait-elle déçue par sa nouvelle vie ? Peut-être me croyaitelle<br />

lorsque je lui affirmais que j’étais démonstrateur en<br />

déodorants, alors que je ne suis qu’un simple flic astral.<br />

À ma décharge, je ne pouvais lui confesser la vérité : si je lui<br />

avais avoué le montant de ma solde, elle se serait asphyxiée<br />

de rire.<br />

Or je l’aimais.<br />

Je ne voulais pas qu’elle souffrît.<br />

D’autre part, elle aurait pu se douter qu’un démonstrateur en<br />

déodorants ne défonce pas les portes des princesses, même si<br />

c’est une bonne cliente.


Départ en mission<br />

Comme prévu, Délissia dort encore.<br />

L’appartement est un vrai chantier : des ligaments marron<br />

s’échappent <strong>du</strong> lave-vaisselle, Nonosse a dû perdre encore<br />

vingt kilos (Dédel le nourrit quand elle y pense), et on jurerait<br />

qu’une rencontre de foot Terre-Saturne a été organisée sur la<br />

pelouse <strong>du</strong> salon et que les Terriens ont per<strong>du</strong>.<br />

Il règne chez nous une odeur d’animalerie spécialisée dans<br />

les croquettes pour vautours.<br />

Je pare au plus pressé : j’ouvre successivement une bière, la<br />

fenêtre <strong>du</strong> salon et une boîte pour le chat, puis je boucle mon<br />

sac, glisse mes semelles de combat dans mes bottes et claque<br />

la porte de l’appartement, non sans avoir déposé un tendre<br />

message sur la table de nuit conjugale.<br />

« Ma Dédél,<br />

Les Dragons se sont encore évadés. Je descends sur Terre<br />

pour quelques heures. Je ne sais pas si je rentrerai vivant.<br />

Pat.<br />

P.S. Nonosse a mangé. »<br />

La mission<br />

Je bondis dans ma spacio-navette, claque la portière, boucle<br />

mon scaphandre, enfile mon casque, rabat la visière,<br />

décapsule une bière, remonte la visière, avale ma bière, rabat<br />

la visière.<br />

Contact.<br />

Je décolle pour une nouvelle mission qui pourrait bien être<br />

ma dernière (j’adore cette expression). Direction : la Terre,<br />

où je n’ai pas remis les pieds depuis ma sortie de l’École de<br />

police.


À cause d’un ralentissement dû à une collision entre deux<br />

stations orbitales, je mets près de deux secondes pour<br />

effectuer le trajet.<br />

Je n’en vois plus la fin et je suis déjà d’une humeur exécrable<br />

quand, pour couronner le tout et alors que je suis sur le point<br />

de m’engager sur la bretelle de sortie de l’astrovoie, un abruti<br />

me double par la droite, à au moins huit cents fois la vitesse<br />

de la lumière.<br />

Pressé, le gonzier…<br />

Sa plaque me renseigne tout de suite : un Saturnien.<br />

Il mériterait d’être renvoyé dans ses anneaux, ce pou astral.<br />

Si j’avais le temps, je lui ferais avaler mon carnet de<br />

contraventions, mais je dois me concentrer sur ma mission,<br />

d’autant que c’est peut-être la dernière…<br />

Alors je descends simplement la vitre côté passager et<br />

j’expédie au ’Turnien une petite giclette de mon gazéifieur<br />

qui lui vaporise un réacteur et une dérive.<br />

Pour le plaisir.<br />

Sa navette fait une embardée et se désintègre.<br />

En voilà un qui fera <strong>du</strong> stop pour retrouver sa turne.<br />

Clara, espionne mercurienne<br />

16 h.<br />

J’atterris à l’astroport de Terreville et me gare au<br />

Siderparking, situé juste à côté <strong>du</strong> Siderhôtel, où j’avais pris<br />

l’habitude de descendre lorsque j’étais étudiant, un boui-boui<br />

coté deux galaxies, mais bien tenu.<br />

À la réception, l’employé me reconnaît. Ça fait toujours<br />

plaisir.<br />

Il me tend une bière et la clef de mon bocal favori, avec vue<br />

plongeante sur les abattoirs. Une vraie carte postale.


Je traverse le hall pour gagner les étages. Une silhouette<br />

féminine me précède de quelques pas, d’allure à la fois<br />

lascive et décidée. J’ai déjà vu ces formes-là quelque part…<br />

Intrigué, j’accélère le pas et nous parvenons ensemble devant<br />

la porte de l’ascenseur.<br />

La sinueuse créature tourne la tête vers moi. Nos regards se<br />

croisent et vacillent. Je m’en doutais : nous nous connaissons.<br />

Cette femme splendide n’est autre que Clara Meyer, la<br />

pulpeuse et redoutable espionne mercurienne que j’ai maintes<br />

fois combattue et vaincue.<br />

Tiens, tiens ! Elle est donc revenue sur Terre, elle aussi… Et<br />

à mon avis pour la même affaire que moi.<br />

Telle que je la connais, ses intentions sont sans doute plus<br />

ténébreuses qu’un trou noir… Les Mercuriens, ennemis<br />

héréditaires des Vénusiens, cherchent en effet à s’approprier<br />

les pouvoirs des Dragons. Entre les narines de leurs<br />

dirigeants, le mégaodorat signifierait notre perte. Nous autres<br />

Vénusiens pourrions déposer les armes et nos fabricants de<br />

déodorants le bilan.<br />

La radicale Salivebase ® permettrait de surcroît à ces paranos<br />

de Mercuriens de détruire leurs ennemis, c’est-à-dire la<br />

galaxie tout entière, dans le cadre de leur infernal projet<br />

« Dissoudre pour résoudre » (sous-enten<strong>du</strong> : « nos<br />

problèmes. »)<br />

Ces deux-là ne se connaissent pas<br />

Au terme de notre dernière joute (dont j’étais sorti<br />

triomphant), l’espionne mercurienne avait juré-craché de me<br />

faire la peau, mais elle est tellement déconcertée par la<br />

soudaineté de notre rencontre qu’elle en oublie sa promesse.<br />

Ce qui fait bien mes affaires, mais quel manque de sangfroid<br />

!…


Clara Meyer est toujours aussi ravissante. En une semaine,<br />

son visage n’a pas pris une ride. L’ensemble de ces lèvres<br />

charnues et de ces narines idéalement concaves surplombées<br />

de deux orbites ensorceleuses encadrées de ces jolies oreilles<br />

pointues constituent la frimousse la plus attirante qu’un<br />

directeur de casting puisse rêver.<br />

Et je ne parle pas des quatre-vingts pour cent restants de son<br />

anatomie, dont l’investigation méticuleuse a empreint mes<br />

sens de stigmates indélébiles, malgré plusieurs séances<br />

d’hypnoeffaçage.<br />

Ding.<br />

Nous entrons dans l’ascenseur, feignant de ne pas nous<br />

reconnaître.<br />

En revanche, je doute que l’assureur <strong>du</strong> Siderhôtel ait oublié<br />

les dégâts consécutifs à nos ébats, <strong>du</strong> temps où Clara et moi<br />

étions encore étudiants, elle à la fac d’espionnage, moi à<br />

l’École de police. Le bâtiment avait dû être repris<br />

intégralement, fondations comprises.<br />

La porte coulissante s’est refermée.<br />

- Quel étage ?, m’interroge imperturbablement ma cynique<br />

conquête.<br />

- Soixante-sixième, réponds-je.<br />

- Comme moi.<br />

- Ah.<br />

Ding.<br />

La cabine nous libère au soixante-sixième étage, où – quel<br />

hasard bizarre ! – nos bocaux sont contigus : elle le 666 et<br />

moi le 668.<br />

Avec couvercle communicant…<br />

Cette nuit, j’ai intérêt à ne dormir que d’un œil à la fois, si je<br />

veux me réveiller en état de marche…<br />

16 h 20.


Nous investissons nos bocaux respectifs.<br />

Douche froide<br />

Midi <strong>du</strong> matin.<br />

Je n’ai fermé aucun œil de la nuit. Comme je m’y attendais,<br />

Clara Meyer m’a ren<strong>du</strong> visite vers trois heures <strong>du</strong> matin sous<br />

un fallacieux prétexte : me supprimer et maquiller son forfait<br />

en assassinat.<br />

Mais en m’apercevant en pyjama, la réminiscence de nos<br />

festins charnels l’a bouleversée. Ce que je peux concevoir.<br />

Ce court flottement a signé sa perte : ses noirs desseins se<br />

sont métamorphosés en estampes multicolores et je serais<br />

bien embarrassé si je devais chiffrer l’indice de sismicité de<br />

nos retrouvailles.<br />

- Dans notre métier, le sentimentalisme n’a pas sa place,<br />

Cocotte. Enfonce bien ça dans ta jolie tête d’espionne<br />

mercurienne !, lui murmuré-je rudement, alors qu’elle<br />

s’endort entre mes bras velus.<br />

Puis je tente de profiter enfin d’un court sommeil réparateur,<br />

mais un roboménage frappe au couvercle de mon bocal.<br />

C’est râpé pour le roupillon.<br />

Pendant que l’ustensile s’affaire, je me rase, prends une<br />

douche glacée, éternue, me mouche et m’habille. En Chinois,<br />

car c’est dans le quartier de China-hameau que je compte<br />

démarrer mon enquête.<br />

Les dragons et les Chinois, ça va bien ensemble, non ?<br />

Je me remouche.<br />

13 h 30.<br />

Sombrero chinois


Depuis cinq quarts d’heure, j’arpente les rues bruyantes et<br />

bigarrées de China-hameau.<br />

Les passants me dévisagent. Le déguisement en promotion de<br />

mandarin que j’ai déniché à Globalmarket est composé de<br />

vêtements qui, j’en prends douloureusement conscience, sont<br />

très peu portés dans le quartier chinois.<br />

Je me sens à la fois grotesque et voyant avec mon sombrero<br />

et mon poncho. Ce n’était pas le but.<br />

Mon estomac faisant entendre d’assourdissants gargouillis, je<br />

décide de commencer mon enquête en cuisinant le gérant<br />

d’une pizzeria, un homme à nous.<br />

Sans doute Robert Tchong (un nom de couverture : son vrai<br />

nom est Gilbert Tcheng) sera-t-il en mesure de me fournir de<br />

précieux indices sur les Dragons…<br />

Mon instinct me trompe rarement : je suis persuadé que ces<br />

lascars se cachent tout près d’ici et jouissent de coupables<br />

complicités.<br />

Je m’installe à une table, commande le plat <strong>du</strong> jour, <strong>du</strong> bortch<br />

en tube, arrosé d’une demi-poche de vodka synthétique et je<br />

m’en mets plein la lampe. C’est très bon, mais c’est très cher.<br />

Heureusement que je suis défrayé.<br />

Des cuisines s’échappe un chant traditionnel sicilien,<br />

nostalgique, obsédant, lancinant, exaspérant, atroce.<br />

Après la gélule de café et l’addition (plus salée qu’un<br />

anchois), je bavarde devant une bière avec Tino Napoli, le<br />

cuistot-ténor, un colosse chauve à tête pyramidale, aux yeux<br />

jaunes et au teint bridé, dont la moustache retombe des deux<br />

côtés de la bouche dans un grand bruit de casserole.<br />

Le bide proéminent <strong>du</strong> type évoque celui d’un sumotori<br />

ballonné.<br />

Le gâte-sauce m’apprend que Tino Napoli n’est qu’un<br />

surnom (je me disais aussi qu’il était bizarrement typé pour<br />

un latin lover)…<br />

Son vrai nom est Toni Napolo.


Je félicite Tonino pour son bortch, sa vodka et son café. Il<br />

ponctue chacun de mes remerciements d’une courbette.<br />

Puis de fil en aiguille, je lui tire les vers <strong>du</strong> nez et le géant<br />

jaune finit par m’avouer que M. Tcheng, le gérant de la<br />

pizzeria, a été assassiné dans la matinée.<br />

Tiens, tiens.<br />

Comme par hasard.<br />

La police aurait décelé sur les restes de son corps des traces<br />

de Salivebase ® .<br />

Comme par hasard.<br />

Tiens, tiens.<br />

Serais-je sur une piste ?<br />

Je prends congé de Tino sur un laconique « Adios,<br />

compañero ! » (recourbette) et je quitte l’établissement <strong>du</strong><br />

regretté Robert Tchong.<br />

Sans mon sombrero, car il me paraît vain de poursuivre cette<br />

stérile expérience.<br />

Le titan nippono-transalpin me cavale après :<br />

– Seigneur, seigneur, votre couvre-chef !<br />

Malédiction !<br />

Grobidon me tend le galurin dégoulinant que j’avais<br />

discrètement dissimulé dans la chasse d’eau.<br />

Je vote un sourire de remerciement crispé au monument<br />

(courbette) et tandis qu’il repart vers son destin, j’envoie<br />

habilement voler le galurin dans un container. Raté.<br />

Déjà un mort<br />

Ça va mal : déjà un mort. Quelle boucherie !…<br />

Il ne me reste que deux contacts à China-hameau, dont un<br />

cabinet de voyance, tenu par un homme à nous.


Je me rends Rue des Baguettes. Une mauvaise surprise m’y<br />

attend : le mage Norbert Tching (Hubert Tchoung, dans le<br />

civil) a été descen<strong>du</strong> il y a cinq heures à peine.<br />

Une navette de la police est déjà sur les lieux. Son gyrophare<br />

illumine spasmodiquement ce monument d’insensibilité sorti<br />

major de notre promotion : le glacial inspecteur-chef Marcel<br />

Picart.<br />

Je tente de me rappeler au bon souvenir de Picart, mais<br />

l’hivernal fonctionnaire ne me remet pas.<br />

J’insiste, argumente, menace, et il daigne enfin me révéler <strong>du</strong><br />

bout des lèvres qu’on a retrouvé le corps de Norbert infusant<br />

dans quelques gouttes seulement de Salivebase ® .<br />

Bébert aussi… Les misérables ! Ils ne font décidément pas<br />

dans le détail, ces Dragons à la noix…<br />

En dépit de la gravité de la situation, mon épiderme tanné par<br />

les vents solaires est soudain parcouru d’un tressaillement<br />

d’allégresse.<br />

Car enfin, ces multiples assassinats constituent la preuve<br />

implicite que je suis sur la trace de ces funestes Dragons !<br />

– Profitez de la vie, drôles ! Mais numérotez vos bas<br />

morceaux parce que Pat Packet va bientôt mettre fin à vos<br />

crimes immondes !, les avertis-je.<br />

J’ai parlé à voix haute et le polaire Picart, impressionné, me<br />

considère avec effroi.<br />

Et pourtant je ne m’adressais pas à lui.<br />

Alors imaginez la tronche des Dragons, s’ils m’avaient<br />

enten<strong>du</strong>…<br />

Pas jojo.<br />

18 h.<br />

L’odeur de Nonosse


Ma dernière chance : L’Auréole, un pressing automatique<br />

situé dans la rue <strong>du</strong> Riz, et dont la troisième lessiveuse à<br />

droite est un homme à nous.<br />

Cette fois, je loue un taxinavette, la rue <strong>du</strong> Riz se trouvant à<br />

l’opposé de China-hameau.<br />

Le robot-chauffeur con<strong>du</strong>it comme un détraqué et accélère<br />

bizarrement sur les passages piétons. Sans doute le gérant de<br />

sa compagnie a-t-il conclu un accord avec une entreprise de<br />

pompes funèbres. Avec la montée <strong>du</strong> chômage, les Terriens<br />

se débrouillent comme ils peuvent pour survivre.<br />

Les façades des pagodes défilent en accéléré et le bortch de<br />

midi refait surface.<br />

Sur les trottoirs, les passants nous hurlent des insanités. Par<br />

bonheur, je parle le mandchou, mais je ne le comprends pas.<br />

En arrivant au n° 7 de la rue <strong>du</strong> Riz, j’ai l’estomac dans les<br />

santiags. Ce robot-chauffeur m’a énervé. Et son cyberchien<br />

aussi, qui n’a fait que me couver des yeux pendant tout le<br />

trajet…<br />

Le molosse devait renifler l’odeur de Nonosse.<br />

J’arrive devant le pressing et me casse le nez sur un<br />

écriteau : « Fermé pour cause de règlement de comptes. »<br />

Ça sent le conifère pour notre agent.<br />

Je pressens qu’Herbert Tcheng a passé un mauvais quart<br />

d’heure.<br />

Et sûrement pas sur la position lainages.<br />

Bière de crevette<br />

19 h.<br />

Le soir tombe sur la ville. Les enseignes lumineuses,<br />

composées d’idéogrammes, s’allument l’une après l’autre.<br />

Voilà déjà six heures que j’arpente China-hameau.<br />

Et moi qui pensais résoudre l’énigme de la Salivebase ® avec<br />

le dos de la cuillère à pot et retourner étrenner ma canne à


pêche (en traçant un peu sur l’astrovoie, j’aurais pu être de<br />

retour à Vénus-city au moment où j’en suis parti – merci<br />

Einstein !).<br />

Je commence à en avoir plein les astrobottes <strong>du</strong> Dragon noir<br />

et <strong>du</strong> Dragon rouge ! Je suis d’une humeur telle que si je leur<br />

tombe dessus, ils vont choper la cagarelle de leur vie.<br />

Blêmes, ils seront, les lézards !<br />

Ça deviendra l’affaire <strong>du</strong> Dragon gris et <strong>du</strong> Dragon rose !<br />

Je décide de poser mes fesses pour faire le point et pénètre<br />

dans une gargote à la devanture typiquement asiatique dont<br />

l’enseigne me paraît prometteuse : un double accent<br />

circonflexe avec une virgule dessous et deux traits verticaux.<br />

La serveuse est eurasienne, plutôt pas mal, mais quand je<br />

bosse, je bosse… Je lui emprunte de quoi écrire et récapitule<br />

par écrit les éléments de mon enquête.<br />

Quelques bières de crevette m’aident à gamberger.<br />

En passant en revue mes allées et venues de la journée, je<br />

constate que : primo, les dragons, ça n’existe que dans les<br />

légendes. Secundo, que ceux qui m’intéressent crachent <strong>du</strong><br />

feu comme s’ils venaient d’avaler un baril de piments.<br />

Je sens que je brûle.<br />

Quel peut bien être le lien qui unit ces éléments a priori si<br />

disparates : la légende et le piment ?<br />

Mission accomplie<br />

Le lendemain matin, une fois résolue ce que les historiens <strong>du</strong><br />

<strong>futur</strong> n’appelleront plus que la sensationnelle affaire <strong>du</strong><br />

Dragon rouge et <strong>du</strong> Dragon noir, Pat Packet regagne Vénuscity,<br />

le cœur léger d’avoir fait <strong>du</strong> bon boulot.<br />

Il y a un monde fou au péage de l’astrovoie, à cause des<br />

migrations des solstices d’été.


J’arrive en retard au bureau et mon chef me fait les gros yeux,<br />

mais je m’en tamponne le cigarillo : les Dragons sont à<br />

nouveau sous les verrous, c’est l’essentiel.<br />

Comme le dit à tout bout de champ ma Mémé : « Dragons en<br />

prison, tranquilles pour de bon. »<br />

Par un appel holographique, la sublime Clara Meyer me<br />

confirme que je suis « décidément imbattable, en tout cas<br />

comme policier », m’avoue qu’elle abandonne l’espionnage<br />

pour consacrer le reste de son existence au bouturage des<br />

cornichons et m’assure qu’elle pensera souvent à moi.<br />

Sympa, ma conquête.<br />

Puis elle me passe le Premier ministre mercurien.<br />

Sans lui laisser le temps d’articuler un mot, je conseille à<br />

cette blatte blette de se tenir désormais à carreau, sous peine<br />

de voir sa planète dissoute dans quelques gouttes seulement<br />

de Salivebase ® .<br />

D’une voix mielleuse, cette larve putride me fait part de<br />

l’entière soumission de son gouvernement.<br />

Je veux, mon neveu.<br />

Mon chef est fier de moi. Il me tape sur l’épaule en souriant.<br />

– Bien joué, Packet ! Quel bonheur pour un chef de disposer<br />

d’éléments comme vous !<br />

J’en suis tout retourné. Un tel compliment dans la bouche <strong>du</strong><br />

« Singe », ça vaut toutes les augmentations.<br />

De plus, le boss me promet un rapport élogieux qui devrait<br />

me faire passer sergent-chef.<br />

Ça, ça vaut toutes les tapes sur l’épaule.<br />

Pour me récompenser, le ministre de l’Intérieur m’accorde<br />

une demi-heure de congé.<br />

Je file au vestiaire pour m’habiller en civil et profiter au<br />

mieux de ces minutes inespérés.<br />

Je suis euphorique en cadenassant la porte de mon casier. Je<br />

me surprends même à fredonner le sautillant cantique des


pêcheurs à la mouche : Gare à vous, les truites ; gardez-vous<br />

les gardons, les carpes-z-et les brochets, hey hey !…<br />

Pourquoi tous ces morts ?<br />

Gonflé à bloc, je rentre à l’appartement après avoir<br />

patiemment répon<strong>du</strong> aux questions classiques des<br />

journalistes, massés en nombre devant le commissariat.<br />

– Qui ?<br />

– Les Dragons.<br />

– Quoi ?<br />

– Voulaient détruire la Terre.<br />

– Comment ?<br />

– En la dissolvant dans de la Salivebase ® élaborée à partir de<br />

Tabasco ® .<br />

– Pourquoi ?<br />

– Parce qu’ils ont eu une enfance malheureuse et aussi parce<br />

que le Tabasco ® est une sauce pimentée légendaire. Quelques<br />

gouttes suffisent à relever les plats les plus avachis.<br />

Les réservoirs des Dragons étaient vides. Ils ont été pris en<br />

flagrant délit alors qu’ils se réapprovisionnaient sans payer<br />

(en jargon policier : « à voler ») dans une épicerie de luxe.<br />

(Mais on trouve <strong>du</strong> Tabasco ® partout, même dans les<br />

Globalmarket.) J’ai subséquemment procédé à leur<br />

arrestation.<br />

– Et tous ces morts ?…<br />

Puis-je, sans risquer de traumatiser l’opinion, dévoiler<br />

l’odieuse vérité ? La dissolution de Norbert Tching, Robert<br />

Tchong et Herbert Tcheng était une idée des services secrets<br />

mercuriens qui pensaient ainsi égarer nos recherches.<br />

Pauvres minables.<br />

À la fois furieux et ému, j’hésite à poursuivre le grand<br />

déballage. J’observe le silence. Le silence m’observe. Les


journalistes patientent, conscients de vivre une page<br />

d’histoire.<br />

La nuit est tombée.<br />

Nous finissons par tous éclater de rire.<br />

C’est nerveux.<br />

Épilogue<br />

Tout en pilotant nonchalamment ma spacio-navette d’une<br />

main, je prie de l’autre pour que ma femme soit réveillée…<br />

Dédel écoutera le récit de mes exploits en sirotant une bonne<br />

injection de caféine maison. Ça lui remontera le moral.<br />

Ensuite, la totale princière : après-midi de pêche et apéro<br />

avec mon chef et sa femme ! Que demander de plus ?<br />

J’ouvre doucement la porte d’entrée et Nonosse s’enroule<br />

aussitôt autour de mes cuisses en ronronnant.<br />

Je retire mes bottes et traverse le couloir en chaussettes. Avec<br />

précautions, je pousse la porte de la chambre.<br />

Le lit est vide.<br />

Donc Délissia ne dort plus.<br />

La fenêtre <strong>du</strong> salon est restée ouverte.<br />

Donc Délissia ne l’a pas refermée.<br />

Tiens !, un mot dans la gamelle <strong>du</strong> chat. Mais… c’est<br />

l’écriture de Délissia !<br />

« Nonosse,<br />

Je pars avec un démonstrateur en déodorants.<br />

Dis à Pat de continuer à te nourrir, il fait ça très bien !<br />

Dél.<br />

P. S. Dis-lui aussi qu’il reste un demi-tube de bortch dans le<br />

frigo. »


Est-ce la fatigue <strong>du</strong>e aux multiples décollages horaires ? Le<br />

contrecoup de la conférence de presse ? La bière de<br />

crevette ? Mes nerfs d’acier me lâchent-ils ? Un peu tout ?<br />

Toujours est-il que je m’effondre.<br />

- Rhô, non, pas <strong>du</strong> bortch ! J’en ai mangé à midi !…


Pierre Thiriet<br />

Auteur de « La sensationnelle histoire <strong>du</strong> dragon rouge et <strong>du</strong><br />

dragon noir »<br />

Journaliste, lecteur-correcteur et guitariste, je réside à Uzès<br />

depuis 1977. Mes premiers écrits humoristiques (une<br />

méthode de guitare subtilement intitulée Ça rend sourd) ont<br />

paru dans Rock & Folk, en 1995. Ont suivi des piges pour<br />

Fluide Glacial et Spirou, que je fournis encore<br />

occasionnellement.<br />

Des extraits de l’Inventaire des métiers les plus courants et<br />

la méthode pour leur échapper (publié à compte d’auteur en<br />

décembre 2005) et <strong>du</strong> Bestiaire provisionnel (à paraître) ont<br />

été lus par Claude Piéplu, Romain Bouteille et François<br />

Morel, et diffusés sur France Inter.<br />

L’Inventaire des métiers les plus courants est intégré depuis<br />

l’été 2005 à un spectacle littéraire et fait l’objet de deux<br />

projets d’adaptation théâtrale.


La mort en rêves


4H58.<br />

Bientôt les chiffres holographiques en chasseraient d’autres<br />

sur son poignet pour y marquer déjà cinq heures.<br />

Décidément, cette nuit ne cessait de se languir et s’amuserait<br />

jusqu’au bout à creuser des cernes sous ses orbites. C’était<br />

bien la peine de dépenser la moitié de son salaire en crèmes<br />

miracles. Enfin, plus qu’un nom sur sa tournée et elle pourrait<br />

retrouver son lit.<br />

« Heldert Gibbs » Un drôle de nom pour un rêveur mais lui<br />

ou un autre après tout…<br />

Les gestes de Syria étaient calculés, d’une minutie extrême<br />

inhérente au plus perfectionniste des professionnels. D’abord,<br />

caler ses pieds sur les rebords des hublots en une position<br />

acrobatique de chat de gouttière, pour éviter de déraper sur<br />

les panneaux solaires des toits, ren<strong>du</strong>s glissant par les dépôts<br />

moléculaires. Puis, inspecter les lieux avec vigilance,<br />

dénicher le moindre capteur, la moindre phosphodiode qui<br />

pourrait vous trahir. Et observer… Derrière la vitre, elle était<br />

là sa dernière proie de la nuit, endormie comme toujours.<br />

« Heldert Gibbs » Enfoncé, l’air béat dans son oreiller,<br />

l’homme aux tempes grisonnantes prenait la pose, la bave à la<br />

commissure des lèvres. Sa bouche figée en un admirable<br />

« O » laissait même deviner les ronflements tonitruants que<br />

camouflait, fort heureusement pour ses voisins de palier, sa<br />

fenêtre insonorisée.<br />

Parfait, il était bien là son rêveur et au moins à son troisième<br />

cycle paradoxal… Le plus <strong>du</strong>r maintenant, comme toujours<br />

d’ailleurs, était de se lancer. Même après des années de<br />

méfaits perpétrés, pénétrer clandestinement dans un<br />

appartement s’apparentait toujours à un saut dans l’inconnu.<br />

L’imprévu était toujours possible. Le gars pouvait se


éveiller. Un pistolet pouvait vous attendre sous l’oreiller. On<br />

avait beau ne rien laisser au hasard, consulter son<br />

numéroscope avant de sauter comme Jaime, prier son Dieu<br />

ou revérifier le tout une dernière fois, une mauvaise tuile<br />

pouvait vous tomber dessus sans crier gare. Fallait l’accepter,<br />

c’était le métier qui voulait çà. Avait-elle le choix de toute<br />

façon ? Non. Il fallait bien manger, ça valait une réponse à<br />

toutes les questions. Ca n’empêchait pas votre cœur de<br />

s’emballer sous l’afflux d’adrénaline. Ca n’empêchait pas la<br />

paranoïa de venir vous gagner jusqu’à vous faire tressaillir au<br />

moindre frémissement de l’air, mais fallait y aller. Quitter le<br />

refuge rassurant <strong>du</strong> voile grisonnant de carbone qui étouffait<br />

chaque nuit la lune et ses rayons pour gagner sa croûte dans<br />

un de ces appartements surprotégés. C’était de toute façon la<br />

seule chose pour laquelle, elle était douée. Du haut de ses<br />

vingt et un ans, Syria n’avait pas son pareil pour déconnecter,<br />

de ses doigts experts en programmation indistique, le<br />

mécanisme numérique qui protégeait les fenêtres. Plus qu’un<br />

code à cracker et une fois de plus, elle plongerait dans<br />

l’illégalité banale de son quotidien.<br />

Son scanner portable dans une main, une seringue dans<br />

l’autre, la jeune fille opérait à quelques centimètres de sa<br />

cible. Les points noirs prêts à exploser <strong>du</strong> nez <strong>du</strong> bonhomme<br />

en avaient d’ailleurs la taille d’un stadium tant elle était près.<br />

Son souffle dans le sien, à son grand désarroi, tant il avait une<br />

haleine de chacal, Syria accomplissait sa tâche avec une<br />

discrétion irréelle. L’homme n’en saurait jamais rien. C’était<br />

tout ce qu’il y avait de plus indolore. A peine la marque<br />

d’une aiguille à la base de son front. Pourtant, d’un geste<br />

avisé, c’était la partie la plus intime de son être qu’elle lui<br />

volait. Un à un, elle aspirait ses rêves. Qu’ils soient d’un<br />

érotisme indécent ou d’une banalité affligeante – vous seriez<br />

étonné d’ailleurs de savoir combien ne font que rêver de leur<br />

travail bureaucratique - ils étaient tous ré<strong>du</strong>its à une simple


suite d’impulsions électriques dans une petite boite grise. Là,<br />

ils étaient analysés, décomposés, décryptés pendant de<br />

longues minutes avant que chacun de leurs sons, images ou<br />

sensations soient convertis en composés moléculaires. Ils<br />

finiraient ensuite dans une jolie petite fiole à côté des<br />

dizaines d’autres rêves que la petite voleuse avait dépouillés<br />

cette nuit à leurs propriétaires.<br />

« Tiens, curieux… » Le fluide qu’avait vomi son scanneur<br />

était d’un bleu profond. Ce vieux bonhomme à l’haleine<br />

fétide digne d’un vieux chien malade parvenait à faire des<br />

rêves bleus. On allait de surprises en surprises ce soir.<br />

D’habitude, les cols noirs dans son genre, les travailleurs des<br />

hautes-sphères aux uniformes guindés, arrivaient à peine à<br />

faire des rêves jaunâtres. Le bleu, c’était pas si mal pour un<br />

homme formaté depuis sa plus tendre enfance dans les hautes<br />

écoles de l’Etat Croyant et dépossédé de toute essence<br />

créatrice perturbatrice comme ils disaient. Oui pas si mal. Et<br />

puis, elle pourrait en tirer un bon paquet de billets. Elguény<br />

en serait content.<br />

Elguény était l’homme à qui elle devait rendre des comptes<br />

depuis qu’il lui avait si gracieusement fourni ce « travail ». Il<br />

squattait une de ces vieilles centrales où pourrissaient dans le<br />

béton les supra-réacteurs de l’ancien millénaire dont on<br />

n’avait jamais su quoi faire. Personne ne viendrait lui<br />

chercher des ennuis ici, si tant est qu’Elguény soit un homme<br />

à qui l’on pouvait chercher des noises. Froid et inhumain<br />

comme la barre des nouvelles cellules locatives qui<br />

encombraient le ciel disait-on dans la rue. Froid et intraitable.<br />

A vrai dire, elle aurait aimé qu’il le soit un peu plus à son<br />

égard. Elle détestait la familiarité avec laquelle il la traitait.<br />

Sa façon de la regarder, de dévisager ses formes naissantes,<br />

de la frôler innocemment. Elle travaillait pour lui pour un<br />

salaire minable depuis des années, elle devait se soumettre au


moindre de ses ordres sous peine de perdre son indispensable<br />

protection dans cette ville où la misère créait chaque jour un<br />

peu plus de meurtriers et pourtant ce n’était pas le pire. Dans<br />

ses yeux, elle était sa chose.<br />

Aucune raison que cela change cette nuit là encore, alors<br />

qu’elle venait lui faire son rapport. A peine la porte tirée que<br />

sa salacité l’accueillait, des relents de mauvais whisky en<br />

prime. Son odeur l’avait trahi alors qu’il tentait de la<br />

surprendre par derrière pour l’attraper par la taille. D’un pas<br />

d’anguille pour esquiver ses mains fouineuses, Syria s’était<br />

écartée comme à chaque fois. Ca ne l’empêchait pas d’être<br />

collé tout contre elle pour lui susurrer ses ordres à l’oreille et<br />

de jouer avec les boucles noires de ses cheveux. Il était<br />

l’patron, qu’y pouvait-elle… La corvée ne <strong>du</strong>rerait ptete pas<br />

trop longtemps cette nuit là, si elle se débarrassait vite <strong>du</strong><br />

rapport de routine à effectuer, son quotidien de criminelle :<br />

«- Hey ma jolie petite voleuse de rêves, qu’est-ce que tu me<br />

rapportes aujourd’hui ?<br />

- Pas mal de jaunes comme d’habitude, mais deux bleus et un<br />

rouge. C’est pas une mauvaise nuit.<br />

- Bien tu porteras çà à LaCarpe au labo en partant et il te<br />

donnera tes billets. Hum.. Et pour moi, t’en as pas réservé un<br />

petit rêve de ton cru, ma jolie petite voleuse ? Un petit rêve<br />

que tu voudrais me montrer là. On est que tous les deux.<br />

- Non. Pas ce soir. J’aimerais… bien rentrer chez moi. Il est<br />

bientôt 6H30 et j’ai travaillé toute la nuit, je suis claquée…<br />

Une… Une autre fois pour le rêve. »<br />

Les mains se faisaient plus pressantes. En fait, comme à<br />

chaque fois, elle aurait préféré lui claquer la porte au nez et


s’enfuir à toutes jambes. Mais elle restait là, sans rien dire,<br />

absente. Elle en rêvait même parfois d’être cette autre, cette<br />

fille qui oserait lui dire non, lui tenir tête. Une grande fille<br />

aux immenses jambes, avec un air malicieux et un sourire<br />

provocant. Tout ce qu’elle n’était pas. Juste un rêve. Ce serait<br />

une bêtise sans nom, ses gorilles la retrouveraient très vite et<br />

lui feraient passer l’envie de contredire le chef. Et puis,<br />

c’était lui qui lui donnait un toit, et de quoi mettre quelque<br />

chose dans son assiette. Elle ne pouvait que patienter en<br />

silence, se résigner pendant qu’elle se débattait avec çà<br />

intérieurement. Attendre qu’il se lasse et rentrer chez elle,<br />

plonger dans un bon bain et oublier l’outrage de ces mains.<br />

Qu’un bain lui ferait <strong>du</strong> bien cette nuit ! Un bain brûlant<br />

avant de rejoindre enfin son lit.<br />

Elle devrait attendre encore un peu. Ce petit matin là, il n’alla<br />

même pas jusqu’à dégrafer le premier bouton de sa chemise,<br />

une chance, mais il avait encore des choses à lui faire faire.<br />

Jaime n’était pas venu et il avait besoin de quelqu’un pour le<br />

remplacer sur la tournée des clients. Elle écoperait de la<br />

corvée. Mais à choisir entre les mains d’Elguény et une bande<br />

de drogués, elle savait où était son intérêt.<br />

La rue. Son intérêt pourtant n’avait rien de grandiloquent.<br />

Les écrans publicitaires toujours plus réalistes qui en<br />

peuplaient les moindres parcelles, avaient beau porter en<br />

triomphe l’avènement des technologies de toutes sortes pour<br />

ce millénaire et les gadgets derniers cris, la misère était<br />

toujours aussi sale et écœurante dans la rue. Les Bases de<br />

Données d’Informations Quotidiennes pouvaient<br />

s’enflammer autour des premiers essais de téléportation<br />

humaine, dans la rue on continuait à mourir d’une banale<br />

pneumonie. Oui, sous les lumières virtuelles des<br />

hologrammes, on mourrait dans ces ghettos dans<br />

l’indifférence la plus totale. Là où elle se rendait ne défiait


pas la règle. La rue des désespérés, comme ils l’appelaient<br />

tous, portait terriblement bien son nom. Comme à chaque<br />

fois, on l’y attendait comme le messie avec ses rêves en<br />

fioles. Etre vendeuse de rêves n’avait pourtant de romantique<br />

que le nom. Tous étaient salement accros. A la première<br />

injection de liquide bleuté dans leurs veines, il en était fini de<br />

leur liberté et d’eux-mêmes. Leurs corps décharnés portaient<br />

les stigmates de leurs vies passées à fuir la réalité dans les<br />

chimères en fiole. Leurs yeux hagards qui fixaient béatement<br />

le ciel gris avaient ceci de pathétique que les brides de rêves<br />

qu’ils y cherchaient, étaient évanouies depuis longtemps. A<br />

vrai dire, ils ne tenaient debout que pour venir chercher leur<br />

précieuse dose, leur précieux trip dans les rêves des autres et<br />

repartir se les injecter dans un coin pour oublier le<br />

mélodrame bien réel de leurs vies.<br />

Ils finiraient tous par en crever comme l’autre là-bas, les<br />

pupilles si dilatées qu’on y voyait même pas le blanc des<br />

yeux. Ils sauteraient <strong>du</strong> pont suspen<strong>du</strong> en croyant dormir et<br />

rêver. Le rêve de trop. La dernière injection. Aucun n’y<br />

couperait. Ils étaient déjà trop accros. Ils étaient déjà morts.<br />

Son boulot à elle, c’était de les garder en vie le plus<br />

longtemps possible. Qu’ils passent trop rapidement l’arme à<br />

gauche était mauvais pour le business. Foutu travail à y<br />

repenser !<br />

C’est là, dans la rue des désespérés, que Syria la rencontra<br />

pour la première fois, la femme aux yeux pourpres. Elle<br />

détonnait dans la faune habituelle des lieux. Avec ses<br />

cheveux argentés tirés en une queue de cheval impeccable, sa<br />

trentaine et ses vêtements luxueux, elle ne rentrait dans aucun<br />

profil de client type. Elle en avait vu pourtant défiler de ces<br />

hommes et de ces femmes aux veines déchiquetées par<br />

l’acidité des pro<strong>du</strong>its de synthèse mais aucun n’avait eu<br />

encore cette prestance altière dans le port de tête ou la


démarche. Quand on venait vous supplier de vous filer<br />

rapidement une dose, on ne s’encombrait guère de manières.<br />

Cette femme là était différente. Le tressautement régulier de<br />

ses paupières ne mentait pas sur son addiction aux songes en<br />

fioles mais elle n’était pas comme les autres. Elle s’adressait<br />

à vous avec une politesse naturelle et vous demandait avec un<br />

léger accent <strong>du</strong> sud un rêve de 1 ère catégorie comme s’il<br />

s’agissait d’acheter une œuvre d’art : légèrement ambré et<br />

avec une touche fruitée son rêve. Bien Madame. Tant qu’elle<br />

avait de quoi payer, Syria était prête à lui trouver n’importe<br />

quel rêve. Même les riches avaient besoin de s’oublier dans<br />

des désirs irréels, après tout. En une danse convenue, fiole<br />

rouge <strong>du</strong> meilleur millésime et billets se croisèrent et notre<br />

petite voleuse s’apprêtait enfin à rentrer chez elle pour un<br />

repos mérité quand la femme se pencha à son oreille pour lui<br />

souffler quelques mots.<br />

Une dernière requête.<br />

Le genre de dernière doléance qu’on ne pouvait oublier<br />

comme çà. Choquée, Syria s’était empressée de répondre par<br />

un non catégorique et par un « Pour çà, je ne peux pas vous<br />

aider », laissant là, la femme aux yeux pourpres, sa déception<br />

visible et ses demandes impossibles. Mais depuis qu’elle était<br />

rentrée chez elle, Syria ne parvenait plus à s’enlever ces<br />

derniers mots de l’esprit. Une heure qu’elle trempait dans la<br />

chaleur étouffante de son bain, une heure qu’elle plongeait<br />

dans son silence aquatique et qu’elle ne laissait échapper<br />

qu’une ou deux petites bulles songeuses à la surface et elle ne<br />

réussissait pas à les faire taire.<br />

Elle ne trouva pas le sommeil ce jour-là, ni les jours suivants.<br />

L’insomnie s’accrochait à sa peau comme une mauvaise<br />

blague, l’empêchant de se reposer la nuit, l’empêchant de<br />

réfléchir le jour. Les questions dans sa tête étaient ces<br />

moustiques irritants qui prennent un malin plaisir à virevolter


dans un concert de zozotements à quelques centimètres de<br />

vos oreilles. Pourquoi elle ? Pourquoi lui demander çà ?<br />

Comment demander çà ? Les retourner en tout sens<br />

n’apportait aucune solution. Tenter de les nier ne servait à<br />

rien. Elle perdait l’appétit, son entrain. Elle commettait des<br />

erreurs dans son travail. Absorbée dans ses pensées, elle en<br />

oubliait la prudence élémentaire.<br />

C’était devenu une obsession, son badtrip à elle. Elle voyait<br />

cette femme à tous les coins de rue, dans chacun des pepcafés<br />

où elle s’arrêtait. La même silhouette élancée qui<br />

disparaissait dans les angles fuyants quand elle se retournait.<br />

Elle était sûre qu’elle la suivait. Pire encore. Elle hantait ses<br />

pensées, ses rêves et ses cauchemars. Elle la voyait partout,<br />

tout le temps. Son ombre avait pris la couleur argentée des<br />

cheveux de cette femme et le carmin de ses yeux. Syria avait<br />

tout essayé pour se débarrasser de cette vision persistante.<br />

Elle avait passé des heures dans sa salle de bain à vérifier<br />

chaque millimètre carré de sa peau à la recherche d’une<br />

cicatrice laissée par une seringue à cauchemar. Mais rien.<br />

Epuisée, elle avait finit par lui parler à cette silhouette<br />

silencieuse qui s’acharnait à la suivre sans un mot, ne sachant<br />

même plus où était la réalité, où était le rêve. Elle l’avait<br />

suppliée de la laisser en paix, de partir, elle l’avait implorée<br />

de lui dire ce qu’elle voulait pour lui accorder un peu de<br />

répit. Stupide. Elle savait déjà ce qu’elle voulait…<br />

Une dernière requête.<br />

A partir de ce jour-là, la petite voleuse de rêves se mit à<br />

arpenter la rue des désespérés à la recherche de la clé de ses<br />

rêves per<strong>du</strong>s. Avec ce même regard absent qu’elle répugnait<br />

chez ses anciens clients, elle parcourait la rue de long en<br />

large à la recherche de cette femme qui lui avait tout pris.<br />

Elle le fit des mois et des mois tant qu’elle finit par se


confondre totalement avec les autres fantômes et leur lividité<br />

maladive. L’espoir avait fini par la fuir elle-aussi. La rue<br />

l’avait happée dans son monde de désillusions et ne la<br />

recracherait qu’une fois entièrement digérée, exsangue de<br />

toute vie. Elle ne la voyait plus. Maintenant qu’elle la<br />

cherchait désespérément, la femme avait disparue.<br />

Un matin pourtant, dans la pâleur <strong>du</strong> vidéocode de son<br />

appartement, les yeux pourpres refirent enfin surface. Syria<br />

était prête à exaucer leurs derniers souhaits.<br />

Les deux femmes n’avaient aucun mot à partager. Il n’y avait<br />

que ce « pourquoi » qui brûlait les lèvres de la plus jeune à<br />

l’en consumer toute entière. Elle ne le retint pas longtemps.<br />

La femme n’avait pas posé sa veste, qu’il surgissait déjà<br />

comme une supplique.<br />

«- Pourquoi moi ?<br />

- Pourquoi pas vous… Vous vendez la mort à tous ces gens<br />

chaque jour dans vos fioles, je me suis dit que vous<br />

accepteriez de me la donner à moi aussi.. Seul le fait que<br />

vous connaîtrez l’heure de la mienne et que vous y assisterez<br />

change en définitive.<br />

- Mais… Je ne peux pas. Il n’y a aucune raison. Pourquoi<br />

vouloir cela ? Pourquoi ? Vous êtes si jeu…<br />

- Jeune, alliez-vous dire ? Non je ne suis pas si jeune que<br />

cela. Je parais 30 ans mais j’en ai déjà presque 210 derrière<br />

moi. La technologie. Le progrès. Dans leurs publicités, ils<br />

vous disent seulement combien il faudra débourser pour<br />

gagner la jeunesse éternelle. Ils oublient les souffrances, la<br />

solitude. Tout ce qu’il faut faire pour la sauvegarder, les<br />

piqûres, les pilules, les opérations. Je peux choisir l’heure de


ma mort, il me suffit pour cela d’arrêter les traitements<br />

quotidiens mais je ne peux pas choisir comment je désire<br />

mourir. Soit je vis encore comme çà pendant des décennies à<br />

coups de greffes de clones, d’optimisateurs d’organes, soit je<br />

me regarde mourir dans la déchéance la plus complète<br />

pendant des mois. Je ne veux pas de ça. Les rêves sont bien<br />

plus beaux pour mourir.<br />

- … Il n’y a rien de beau à cela.<br />

- Peut-être mais vous n’avez pas le choix. Vous n’avez plus le<br />

choix. Et de toutes manières qu’y aurait il de pire que ça ! »<br />

Elle lui présentait ses bras dont la peau était cloquée et<br />

arrachée par endroits comme un passeport pour le cimetière.<br />

Une peau de lépreuse qui se barrait en lambeaux et qu’on<br />

grattait jusqu’aux sangs, jusqu’à l’os tant c’en était<br />

douloureux. Sa vie n’était pas plus envieuse que la sienne.<br />

Touchée, Syria ne savait plus que dire. Les « pourquoi »<br />

s’étaient tus. Alors, elles restèrent là, silencieuses à écouter<br />

un vieux disque numérique. Les circonstances n’avaient pas<br />

de mots prévus au dictionnaire. On ne mourait pas tous les<br />

jours. On ne tuait pas tous les jours.<br />

Elles restèrent là, indéfiniment, à imprimer les bruits de la rue<br />

que l’une d’elle ne réentendrait plus, à mémoriser les traits<br />

inconnus des étrangères qu’elles étaient, les fossettes, leurs os<br />

anguleux, leurs respirations lentes ou craintives, leurs<br />

parfums de féminité. Elles s’observèrent pendant des heures<br />

jusqu’à ce dernier instant où le concentré noirâtre de rêves<br />

emprisonna le regard de l’une d’elle dans le vide éternel.<br />

Elles ne se connaissaient pas. Elles n’avaient rien partagé<br />

d’autres que l’intime et ultime instant de la mort. Rien<br />

d’autre, pas même leurs prénoms. Elles ne savaient pas si les


êves de l’autre étaient jaunes, bleus ou rouges. Etaient-ils<br />

emplis d’herbe verte, de rires d’enfants ? Un homme y<br />

venait-il les prendre par la main ? Elles ne savaient rien de<br />

leurs vies. Elles ne connaissaient d’elles que cette mort et le<br />

silence qui l’avait précédé.<br />

Syria demeura longtemps assise là, la seringue vide entre ses<br />

mains tremblantes, sans mot ni larmes. On ne tue pas tous les<br />

jours. On ne pleure pas comme çà une étrangère que l’on<br />

vient de tuer.<br />

Elle demeura longtemps assise là avant de se saisir d’une des<br />

fioles de rêves empoisonnés. Le liquide bleuté lui parût<br />

mettre des heures à pénétrer dans ses veines non-initiées.<br />

Quand les premiers faisceaux de rêves lui parvinrent enfin,<br />

elle avait tout oublié. Même la liasse de billets et le testament<br />

qui lui assureraient un avenir confortable sur sa table de<br />

chevet.<br />

Elle n’avait plus d’avenir. Elle était passée de l’autre côté…et<br />

que c’était doux de tout oublier.


Johannie Robert<br />

Auteur de « La mort en rêves »<br />

Originaire d’un petit coin de forêt en pleine Sologne, à 27<br />

ans, je suis animatrice auprès de jeunes et de moins jeunes<br />

dans un espace multimédia municipal. Je m’épanouis et je me<br />

nourris chaque jour de ce travail riche de rencontres d’ici ou<br />

d’ailleurs, de cette spontanéité enfantine qui remplit les lieux<br />

à chaque vacance scolaire, et de ces sourires arrachés parfois<br />

à force de patience à ces gens blessés par la vie. J’aime les<br />

gens, et j’aime par dessus tout les observer, depuis toujours je<br />

crois, leur inventer une histoire, deviner ce qui se cache<br />

derrière leurs silences, leurs pas précipités dans la rue, leurs<br />

vies d’apparence banale. Je dois ce goût pour les histoires de<br />

mon grand-père que je harcelais petite, blottie sur ses genoux,<br />

pour qu’il me re-raconte pour la centième fois comment il<br />

avait volé le chocolat gardé pour son père parti à la guerre.<br />

J’étais amoureuse de mon grand-père, je suis tombée<br />

amoureuse de ses histoires, des livres et des mots aussi<br />

étranges que ce drôle d’ « ornithorynque » qui a marqué<br />

l’année de mes 6 ans. J’ai toujours lu et j’ai toujours écrit,<br />

pour moi, pour exorciser mon adolescence ou plus tard pour<br />

jouer avec d’autres à des jeux de rôles sur Internet. J’ai écrit<br />

des pages et des pages mais toujours « pour de faux ».


Quelques rencontres et l’opportunité offerte par ce Concours<br />

Gem Lire 2006 ont été ce déclic qui m’a permis d’oser enfin<br />

« écrire pour de vrai », de me jeter à l’eau, d’essayer, de<br />

sortir mes écrits de ma petite sphère privée. Ma seule<br />

motivation dans la participation à ce concours était donc<br />

simplement de réussir à aller jusqu’à la boite aux lettres avec<br />

mon manuscrit sans faire demi-tour. En cela j’ai déjà tout<br />

gagné. Mes projets ? Recommencer ! Aider à l’écriture d’un<br />

court-métrage pour l’association de théâtre dans laquelle je<br />

joue. Et devenir pourquoi pas un jour cette vieille dame un<br />

peu excentrique qui contera aux enfants d’abracadabrantes<br />

histoires pour nourrir leur imaginaire comme on a nourri le<br />

mien et faire briller leurs yeux…


La salope de Pavonis


Ce soir, je suis encore allé traîner ma zingocarcasse au John<br />

Wayne. Le patron l’a appelé comme ça, rapport à un<br />

actorama même pas senso qui sévissait au XXème. Paraît<br />

qu’il savait manier les flingues, c’connard. En tout cas c’te<br />

bar c’est vraiment une putain de gigabombe, ils te servent des<br />

litres de bière de Tharsis pas cher. C’est aussi le repère idéal<br />

si tu cherches un pornoprogramme pirate ou <strong>du</strong> matos illégal,<br />

à condition de savoir survivre dans cette jungle urbaine. Le<br />

nom y’vient sûrement de là, vaut mieux savoir manier les<br />

pistos comme John Wayne ici, ça aide.<br />

Bref, ce soir j’y suis, comme quasi tous les soirs depuis mon<br />

dernier boulot dans les mines de Phobos, j’bois de la bière et<br />

j’regarde. J’mate les cyberdealers qui roulent des mécaniques<br />

ou s’la jouent cool selon qu’ils sont venus flamber ou<br />

refourguer leur edope, les putes qui louent leurs corps et les<br />

programmes qui vont avec, les capitaines de cargo qui<br />

cherchent à refiler leurs camelotes au black, les business men<br />

et leurs nanorobots défensifs qui s’offrent une p’tite frayeur,<br />

les mercenaires customisés, les tueurs à gages qui t’effacent<br />

qui tu veux pour 100 000 fusio-dollars, les transgénisés, les<br />

macs qui surveillent leurs viandes, et aussi les <strong>futur</strong>s pigeons<br />

qu’on sait repérer à l’œil avec un peu de bouteille… Tiens<br />

y’en a pas ce soir d’ailleurs… Ça fait quand même un bout de<br />

temps qu’on a pas eu d’animation, comme quand ce pt’it<br />

pecno a débarqué et croyait qu’il pouvait se la jouer gros bras<br />

avec Momo, putain ça a pas fait un pli, le gus s’est retrouvé à<br />

l’autre bout <strong>du</strong> bar la tronche complètement éclatée, fallait<br />

voir ça !<br />

Wow putain ! Cette fille est tellement bonne qu’elle a failli<br />

faire un court-circuit dans mes nanoniques ! Ça bloque net<br />

ma caboche, surtout qu’elle a une de ces dyna-mini-jupes qui<br />

changent tout le temps de couleur, et qu’en plus celle-la<br />

devient transparente par endroit, putain ! Les autres l’ont pas<br />

vue ? J’jette un coup d’œil vite fait, y sont tous occupés à<br />

leurs conneries. Faut que je fasse quelque chose là … J’vais


pas siffler quand même, avec tous les détraqués aux<br />

hormones gonflées aux nanos SM pirates dans le coin, ça<br />

serait comme de balancer un bout de viande sanguinolente<br />

dans un aquarium de piranhas. En pire. Complètement folle<br />

cette nana, ou alors maso. P’têt qu’elle aime ça ? Putain<br />

arrête, tu commences à bander là… Bon je fais quoi,<br />

d’habitude les filles je les paie, j’vais p’têt lui montrer mes<br />

blessures de guerre, y’en a qui adorent ça. Oh putain, elle me<br />

regarde ! Elle me fait les yeux doux là ou quoi ? Elle a une de<br />

ces bouches de suceuse, faut que j’me bouge ! Hé pourquoi<br />

elle se lève ? Non te barres pas ma mignonne !<br />

- Hé tu vas où ?<br />

Quoi, qu’est-ce qui me veut Fred ? Il voit pas que j’suis<br />

pressé ?<br />

- T’as pas payé ta bière !<br />

- Mets ça sur mon ardoise, Fred, merde !<br />

- Ton ardoise elle est à 127 fusios, alors tu payes tout de suite<br />

ou ça va chier, ok ?<br />

Il m’emmerde lui, j’ai pas le temps. Mais j’vois dans l’vrai<br />

œil qui lui reste qu’il plaisante pas, le Fred, y’va me chier une<br />

brique si je lui paie pas tout de suite sa putain d’ardoise. La<br />

fille est sortie, faut que je me dépêche, je sors mon crédidisque<br />

et je clique. Ce putain de disque se met à piailler.<br />

- Voulez-vous vraiment transférer 127 fusio-dollars sur le<br />

compte <strong>du</strong> « John Wayne » ?<br />

- Ouais-vas-y-magnes-ton-cul-merde !<br />

- Ben qu’est-ce qui t’arrive, trou<strong>du</strong>c’, y’a les putes qui<br />

ferment dans 5 clicks ou quoi ?<br />

Putain, et les autres se marrent, ils ont vraiment rien capté, il<br />

me fait chier Tom avec ces vannes de merde. J’ lui casserai la<br />

gueule une aut’ fois, pour l’instant faut que j’me tire vite fait.<br />

Je pousse la porte, ça y est, j’suis dans cette p’tite rue<br />

minable que j’connais bien. Il fait sombre, mais bon y’a pas<br />

trop de monde, j’tourne la tête dans tous les sens pour essayer<br />

de la repérer. Yeah, j’la vois, elle marche vite la salope, on


dirait qu’elle va vers Pavonis, le quartier de la soif, là bas y’a<br />

plus de bars au m² que dans les coins les plus ouvriers de<br />

Moscou. Bon je fais quoi, j’vais pas courir quand même,<br />

niveau discrétion c’est pas gagné. Je commence à marcher<br />

déjà, faut pas que je la laisse prendre trop d’avance. Mais<br />

putain je rêve ou quoi, elle a tourné la tête et elle m’a souri !<br />

C’est pas possible, elle en veut la p’tite, ça doit lui plaire de<br />

se faire pister par un mineur customisé, et en plus j’suis un<br />

veinard de première, on dirait que je suis seul sur l’coup ce<br />

soir, aucun loup dragueur qui l’accoste. Elle tourne au coin<br />

de la rue, ouais c’est ça elle va à Pavonis, elle veut p’têt<br />

s’éclater un peu avant de s’faire éclater ? Putain, c’est<br />

vraiment des rues merdiques ici, les lampes au sodium<br />

brillent juste le minimum, encore le GouvCentral qui fait des<br />

économies sur le dos des pauvres, les cons comme moi qui<br />

s’tapent les boulots les plus pourris. En tout cas ça m’arrange<br />

pas, j’y vois que dalle, j’aperçois même la vague lueur <strong>du</strong><br />

dôme au dessus, c’est dire la pénombre bordel.<br />

J’tourne à l’angle, elle est toujours loin et elle s’barre déjà<br />

dans une autre rue, putain tu veux jouer au chat et à la souris<br />

c’est ça ma mignonne ? Alors méfies-toi, j’suis un cyberchat<br />

traqueur façon tigre <strong>du</strong> Bengale, gonflé aux nanos militaires<br />

pirates et aux progs de chasse urbaine bien planqués dans ma<br />

caboche, même que ces cons de toubib de l’armée les ont pas<br />

vus quand ils m’ont viré, c’est dire. Tu vas voir,<br />

j’déverrouille mes programmes et j’laisse les nanos contrôler<br />

mes muscles, j’passe en mode furtif, la dégaine souple, le pas<br />

sûr, les sens décuplés, ouais c’est bon ça faisait longtemps,<br />

tout éclate et reprend forme autour de moi, les chiffres<br />

m’envahissent, lucidité informatique, lumière infra, j’existe<br />

putain de merde, tout est calcul et longueur d’ondes, 109<br />

mètres, 208 secondes et je serai sur toi salope. J’me laisse<br />

envahir par mes sens décuplés et j’me prend en pleine gueule<br />

les odeurs infectes de ce putain de quartier, vomis, pisse,<br />

huile en décomposition, sang, sueur, chatte en chaleur, merde


j’baisse direct l’ampli olfactif. J’appelle le plan <strong>du</strong> dôme,<br />

surimpression au réel augmenté, j’calcule tous les trajets<br />

possibles, tu m’échapperas pas. Je m’engouffre dans la rue,<br />

elle m’attend, elle est à 84 mètres, elle me sourit encore, tu<br />

joues avec mes nerfs, tu perds rien pour attendre. Elle s’barre<br />

dans une rue qui n’est pas sur mon plan, c’est quoi ce délire,<br />

je me connecte à l’IA <strong>du</strong> dôme et j’télécharge direct la<br />

dernière version de la carte, la rue n’existe pas, bordel<br />

j’hallucine, je me mets à courir comme un con, les nanos se<br />

mettent en action, vitesse 27 km/h, 12 secondes et j’tourne<br />

aussi. Elle devrait être tout près et elle est loin, 93 mètres,<br />

mais putain comment elle fait la salope ?! Elle entre dans un<br />

immeuble, je cours jusqu’au seuil, c’est un bâtiment à la con<br />

comme il y en a des milliers sur Mars, y a quelques lumières<br />

allumées, la porte est entrouverte.


J’la pousse et j’entre dans un vestibule, putain il fait noir,<br />

mes nanos compensent en basculant complètement sur<br />

l’infra, j’vois des traces de chaleur en forme de pas au sol, ça<br />

va vers des escaliers. J’essaie de me connecter à l’ordi de<br />

l’immeuble, pas moyen, bordel comment je fais pour allumer<br />

les lumières ? Allez, j’vais pas me laisser démonter, j’marche<br />

tout doux vers les marches, rien d’anormal, j’commence à<br />

monter, l’escalier est en coin, j’me fais 2 étages, les traces de<br />

pas sont de plus en plus nettes et brillent de plus en plus<br />

rouge, ça chauffe j’me rapproche. Putain, qu’est-ce qui se<br />

passe, mon pied vient de s’enfoncer dans une marche, merde,<br />

on dirait de la boue ! J’essaie de me retirer mais je suis<br />

comme aspiré, mes nanos stimulent mes jambes et les forcent<br />

à tirer, putain ça fait mal. D’un coup, mon pied émerge,<br />

j’bascule et j’manque de m’casser la gueule. Merde, c’est<br />

quoi ça, un piège ? J’scrute la marche, rien d’anormal, je la<br />

touche <strong>du</strong> doigt, c’est <strong>du</strong>r, j’suis en train de débloquer ou<br />

quoi ? Paf, la lumière s’allume, j’entends un grand<br />

grondement derrière moi, j’me retourne. Putain. P-U-T-A-I-<br />

N. Y’a un mur. Juste là où y’avait un escalier y’a pas 10<br />

secondes, y’a deux marches qui descendent et un mur tout<br />

gris en pierre. J’ai l’cœur qui commence à secouer, j’respire<br />

fort, merde j’ai PEUR et je comprends rien bordel, qu’est-ce<br />

qui se passe ? Faut que j’me tire d’ici, j’saute sur le mur et<br />

j’lui assène un grand coup de poing, putain je me broie les<br />

phalanges, la douleur fulgure dans mon bras. C’est pas<br />

possible, c’est pas possible, j’tape avec mes pieds, mes<br />

mains, rien à faire, ce mur est réel, merde j’peux rien faire. Je<br />

me retourne lentement, je fais face aux marches, elles ont<br />

toutes l’air normales, faut que j’bouge mais j’suis méfiant,<br />

j’les tâte avant de grimper prudemment. Une, deux, trois<br />

marches, hé c’est quoi ce bruit ? C’est venu <strong>du</strong> mur, j’me<br />

retourne encore, bom, on dirait que quelqu’un tape dedans,<br />

bom, bom, BOM. Putain non, le mur se lézarde, BOM, y’a<br />

tout un morceau qui s’effondre, merde-putain-les-boules-


ordel, je me barre, j’monte les escaliers quatre à quatre et<br />

tant pis pour les pièges, y’a un énorme fracas qui vient d’en<br />

bas, je cours, je cours, il est où le 3 ème , j’entends comme un<br />

bruit de tambour qui enfle, boum, boum, ça monte et ces<br />

marches qui n’en finissent pas, j’essaie de me connecter au<br />

central de la police, bordel j’ai plus aucune connexion, mes<br />

nanos se crashent les uns après les autres, hé merde, y’a un<br />

couloir là ! C’est une ouverture brute encastrée dans le mur<br />

un demi-mètre au dessus des marches, aucune transition, on<br />

dirait que ça a été taillé dans la roche à coup de servo-lasers,<br />

j’approche et je regarde par l’orifice. Wow, c’est un long<br />

couloir, un putain de long couloir lisse et sans fin, merde, il<br />

semble éclairé de l’intérieur, y’a de lumières nulle part ! Et<br />

qui se tient adossé contre un mur à quelques centaines de<br />

mètres et me sourit, hein, c’est ma putain de salope.<br />

- T’es qui, bordel ? Tu veux quoi ?<br />

J’ai hurlé là, et cette connasse se marre et se casse, elle<br />

disparaît dans le fin fond de l’infini, j’fais quoi, j’fais quoi ?<br />

BOUM, BOUM, le bruit de tambour se rapproche, paf les<br />

lumières de l’escalier s’éteignent, merde j’y vois que dalle,<br />

mes nanos sont plantés, j’ai plus le choix, j’grimpe dans ce<br />

putain de couloir et j’me mets à courir.<br />

- Salope ! Je t’aurai !<br />

J’galope, j’galope, j’ai la peur au ventre, ce couloir est<br />

toujours pareil il finit pas, bordel j’entend le bruit de tambour<br />

derrière moi, j’tourne la tête tout en courant, on dirait qu’il y<br />

a un gros truc sombre au loin, merde c’est quoi c’est quoi ?<br />

J’halète, j’en peux plus, j’commence à ralentir, merde<br />

comment j’vais faire ? J’continue à courir, allez vas-y tu peux<br />

le faire, ce truc se rapproche, putain putain on dirait que c’est<br />

à fourrure, j’vois deux yeux rouges et deux énormes dents<br />

Aaaaaahhhhhhhhhhhhhhhhhh je gueule je gueule putain le<br />

couloir déconne il devient orange rouge violet flou il se<br />

déforme putain la salope se marre putain j’ai mal putain non<br />

j’veux pas mourir putain j’tombe merde le truc est sur moi


énormes dents yeux rouges oreilles géantes haleine pourrie<br />

merde merde merde mer…<br />

*<br />

* *<br />

Wow… J’suis où ? Et j’suis qui au fait ? Merde qu’est-ce qui<br />

m’arrive, j’me sens bizarre. Attend ouvre les yeux d’abord.<br />

Ah, ils sont déjà ouverts, j’vois quoi alors ? Euh… Ouais<br />

c’est ça, j’suis dans une rue. Une ruelle. A la con. Ouais, une<br />

ruelle à la con, merde j’ai <strong>du</strong> mal. Y’a deux gars, ils… euh…<br />

ils discutent et… ils regardent un truc par terre. Un truc<br />

moche avec <strong>du</strong> rouge partout. Du… sang ? Ouais, <strong>du</strong> sang<br />

c’est ça. C’est pas le tien au moins ? Attends j’regarde. Tiens<br />

j’ai plus de mains c’est rigolo et… non j’ai plus de pieds non<br />

plus, ni de jambes d’ailleurs, ni de bras merde c’est bizarre<br />

non ? Pas sûr, attend, pourquoi ça serait bizarre, hein ? Je…<br />

merde j’sais plus, je crois qu’y a un truc qui cloche là…Je...<br />

J’suis qui ? Putain c’est bizarre c’est bizarre…Les deux gars<br />

parlent, faut que j’écoute ce qu’ils disent. Ecouter…<br />

écouter… comment on fait ? Euh ? Comme ça ? fdslkfsdlm<br />

un pauvre bougre pjierbkg merde t’y es presque continues…<br />

- C’est un robot nettoyeur qui l’a trouvé ce matin à… 5H12.<br />

C’était un habitué d’un bar miteux pas très loin d’ici, le<br />

Joway, je crois. Le barman l’a vu partir précipitamment à<br />

afdsfnsdf merde vas-y fais un effort dttgsghh surveillance <strong>du</strong><br />

club Macumba l’a filmé quelques minutes après, c’est les<br />

dernières images qu’on a de lui. Enfin, on a réussi à extraire<br />

sa boîte noire, apparemment c’est un coup <strong>du</strong> Petgang.<br />

- Encore ? Le gus a été piraté ?<br />

- Ouais, on a sa dernière demi-heure en vidéo, en double flux<br />

optique et cortical visuel, la boîte noire était un modèle<br />

militaire, notre homme a eu un passé assez mouvementé.<br />

- Et ?


- Et alors, dichotomie totale entre réalité réelle et réalité<br />

perçue. Il a cru voir une femme qui le draguait, il l’a suivie,<br />

au début c’était une simple hallucination RV incrustée dans le<br />

décor réel. Et puis à un moment, tout est devenu fictif, sans<br />

doute quand il a activé des nanos de réalité augmentée, ce qui<br />

a ouvert les vannes pour le pirate qui l’a hacké. Il s’est<br />

retrouvé dans cette ruelle, mais lui croyait arriver dans une<br />

rue qui n’était pas sur le plan, treygdhsfjs Attends c’est pas<br />

possible, c’est de moi qu’ils parlent, merde merde, qu’est-ce<br />

qui s’est passé ? Ouais, c’est ça y avait une salope mais<br />

attends… elle était pas vraie ? Vas-y, concentre toi…<br />

xwcvdhgshj là, on n’a plus d’influx optique, mais<br />

l’enregistrement cortical continue, c’est le truc classique, un<br />

banal immeuble, un escalier dans le noir et la descente aux<br />

enfers, tout ça en réalité virtuelle pendant qu’on le trucidait.<br />

- Et le mobile ? Putain, il a l’air salement amoché !<br />

- Je veux, on lui a extirpé des nanos implantés très<br />

profondément dans le cerveau, a un niveau carrément<br />

inhabituel si tu vois ce que je veux dire…<br />

- Ouais, des nanos pirates.<br />

- Ou militaires. Ça se revend un bon paquet au marché noir.<br />

Attends ça veut dire que j’suis raide, c’est ça ? Mais alors<br />

j’existe ou pas ? Merde c’est quoi ce délire…<br />

- Bon donc si j’résume, on est dans le même cas que dans les<br />

trois autres affaires ? Même type de crime, même mobile,<br />

même manière de procéder… Jusqu’au fait de laisser la boîte<br />

noire pour nous narguer.<br />

- Ouais, et t’oublies le plus drôle… Le Petgang s’amuse<br />

toujours à balancer l’image d’un animal monstrueux au<br />

moment de tuer sa victime, c’est même pour ça qu’on lui a<br />

donné ce nom…<br />

- Et quel est l’animal cette fois-ci ?<br />

- Tu vas rire : un lapin géant. Avec de gros yeux rouges.


Olivier Roland<br />

Auteur de « La Salope de Pavonis »<br />

Je suis un jeune homme de 25 ans, actuellement dirigeant<br />

d'une petite entreprise de services informatiques, Hypro, que<br />

j'ai créé à 19 ans, un an après avoir quitté le lycée à la fin<br />

d'une première littéraire peut reluisante. Le choix de ce<br />

cursus littéraire, fut-il ainsi amputé, n'est pas le fruit <strong>du</strong><br />

hasard, car mon rêve premier est depuis longtemps de devenir<br />

écrivain. Etant tiraillé par ce que certains appelleraient une<br />

dichotomie, une attirance artistique pour la littérature, et une<br />

autre plus rationnelle pour les sciences, c’est tout<br />

naturellement que ce rêve s’est très tôt orienté vers une<br />

spécialisation particulière, qui me permettrait de joindre le<br />

meilleur de mes deux tendances : devenir écrivain de sciencefiction.<br />

Néanmoins, ayant été fort déçu par une première L idéalisée,<br />

doublée d'une crise adolescente sur le tard et d'une véritable<br />

envie de me lancer dans la vie active à travers cette autre<br />

passion qu'est l'informatique, j'ai fait ce choix merveilleux de<br />

me créer mon entreprise, ce qui fut une aventure<br />

extraordinaire à tout point de vue. On s'en doute, cela me<br />

laissa peu de temps pour écrire et je mettais en standby<br />

pendant plusieurs années mes pulsions créatrices littéraires,<br />

au prix d'une certaine frustration pour ma tendance artistique,<br />

un peu laissée de côté au profit de mon esprit rationnel et<br />

organisateur. Ce n'est que récemment que j'ai repris la plume,


ou plutôt le clavier, poursuivant ce but qui est toujours le plus<br />

primordial dans ma vie, et après une période d'un an passée à<br />

me dérouiller, j'ai commencé à participer à des concours de<br />

nouvelles dont Gem Lire est le tout premier. Je suis donc<br />

extrêmement heureux d'en être un lauréat.<br />

Sites web :<br />

- www.schismatrice.net, sur la SF et la cyberculture, dont je<br />

suis le co-fondateur.<br />

- www.hypro.fr, site de mon entreprise.


Les chances d’une vie


Alain P., 27 ans, designer de chaussures d’intérieure depuis<br />

quatre ans rentre chez lui après une journée de travail<br />

chargée. Il se dit qu’il en a vraiment plein le dos de tous ces<br />

problèmes à cause <strong>du</strong> nouveau modèle de chausson en<br />

goretex auto chauffant. Sa seule envie <strong>du</strong> moment est de<br />

s’abrutir devant la télé en mangeant un plat réchauffé au<br />

micro onde en 2min30, juste le temps nécessaire pour<br />

soulager l’énorme pression qui pèse sur sa vessie.<br />

Montant l’escalier de son immeuble avec une incroyable<br />

retenue, des fois que ses voisins aient l’œil collé à leur judas<br />

pour l’observer monter les escaliers, il tire un trait définitif<br />

pour la soirée sur ses pensées. En particulier, l’altercation<br />

avec Christine sa chef qui lui a fait remarquer que la forme<br />

trop ‘hype’ de ses chaussons chauffants risquerait de<br />

repousser le nouveau cœur de cible de l’entreprise, le<br />

troisième âge. Comme si cette nouille voulait que, lui,<br />

designer depuis quatre ans, ayant en outre à lui seul ramené<br />

un tiers des revenus par les six derniers modèles qu’il avait<br />

inventé, que cette nouille sans nom, cette Christine, avec sa<br />

bouche en chou-fleur bariolée de rouge à lèvre, l’oblige, lui,<br />

Alain P. 27 ans à dessiner un chausson de grand-mère, non<br />

mais de qui elle se fout.<br />

Alain franchit le seuil de son appartement, les judas des<br />

voisins se détournent <strong>du</strong> palier, laissé vide, sans intérêt.<br />

Déposant son sac avec la plus grande joie, à présent non<br />

contenue, il se dirige vers la cuisine enfourne le poisson<br />

minute sauce beurre citron, et file d’un pas sautillant vers les<br />

toilettes constater les dégâts infligés par l’attente sur sa<br />

vessie. La sonnerie <strong>du</strong> four lui fait quitter des yeux les taches<br />

mornes <strong>du</strong> papier peint usé, «encore une fuite» se dit-il en<br />

constatant le décollement <strong>du</strong> papier. Posté devant la TV,


plateau repas sur les genoux, télécommande à portée de main,<br />

Alain entame l’invariable zapping effréné des 153 chaînes.<br />

«Oh non, encore cette pub avec ce clebs qui se fait écraser !»<br />

La TV : «Grâce à la calculette Prompt©, prévenir un accident<br />

domestique est possible, car elle prend en compte tous les<br />

critères que vous ne soupçonnez pas : vétusté de<br />

l’appartement et relevés en temps réel grâce au scanner<br />

incorporé. Prompt© est aussi l’assistant parfait pour vous<br />

donner un coup de main dans votre vie sentimentale. Entrez<br />

les critères vous caractérisant et laissez vous guider par les<br />

indications intuitives de la calculette. Déterminez ainsi<br />

l’endroit parfait pour rencontrer l’âme sœur et sachez<br />

comment l’aborder. Prompt© possède les réponses à toutes<br />

vos questions. Avec Prompt©, contrôlez vos chances,<br />

contrôlez votre vie!».<br />

«C’est vraiment n’importe quoi cette pub, comme si on<br />

pouvait connaître précisément le risque qu’un clébard soit<br />

ébouillanté par une cafetière déréglée, je vous jure !»<br />

rétorqua Alain, en s’adressant au poste. Apparaît à l’écran<br />

une jeune femme, rousse, portant une paire de lunette demilune,<br />

sous le visage de laquelle est inscrit : Cindy Alinsworth,<br />

32 ans, entrepreneuse dans l’in<strong>du</strong>strie textile.<br />

Cindy Alinsworth: «Dans mon métier, il est important<br />

d’évaluer les risques. Mais je me rends compte que dans la<br />

vie de tous les jours, j’ai des choix à faire quasiment à chaque<br />

instant, que ce soit ce que je vais acheter le soir, me faire un<br />

petit plaisir en allant au restaurant, ou bien simplement<br />

prendre un taxi pour rentrer chez moi. Je ressens ce besoin<br />

d’avoir à portée de mains des informations complémentaires<br />

qui me permettent de faire les bons choix. La calculette<br />

Prompt © sait quasiment tout, je peux lui demander n’importe<br />

quoi, elle me répondra par une donnée scientifique. Elle me


dira que tel aliment est dangereux pour ma santé, que j’ai de<br />

grandes chances de rencontrer tel profil de gens en allant<br />

dans tel bar, ou que tel comportement présente un<br />

risque. Avec Prompt © , je maîtrise enfin la donne !».<br />

«Bon sang, le pire c’est que ce machin fait fureur depuis un<br />

bon moment ! Faut voir le battage publicitaire !», peste Alain,<br />

en se levant de son fauteuil. Il se dirige vers une commode à<br />

tiroirs dans sa chambre et en revient avec une calculette<br />

Prompt © encore emballée dans <strong>du</strong> papier bulle. «Et dire que<br />

Pierre de la compta m’en a offert une, je n’ai jamais trouvé de<br />

prétexte pour m’en servir. En même temps, c’est pas les<br />

chiens qui vont se mettre à se jeter sous les bouilloires<br />

électriques chez moi», dit Alain, d’un ton sarcastique. Son<br />

sourire cependant s’efface, lorsqu’il n’entend aucun bruit<br />

hormis celui de la TV. Il réalise qu’il est seul chez lui, un<br />

vendredi soir, et cette situation est loin d’être inhabituelle.<br />

«Ce n’est pas vraiment que je me refuse à tout contact en<br />

dehors des heures de travail, mais je suis pas <strong>du</strong> genre à faire<br />

des choses si ça ne doit pas aboutir, alors les affaires de<br />

cœurs ! Vu les incertitudes et vu l’énergie pour entamer ne<br />

serait-ce que la conversation ! Et encore faut-il trouver le bon<br />

interlocuteur !?». Réalisant qu’il venait de parler à voix<br />

haute, dans la vague direction de son ficus, Alain se laisse<br />

tomber lourdement sur le fauteuil. Ses doigts font craquer le<br />

papier bulle machinalement, comme pour signifier une étape<br />

de transition dans son esprit ; <strong>du</strong> constat froid ’je viens de<br />

discuter avec ma plante verte’ à la conclusion ‘il faut que je<br />

me bouge et vite’. C’est alors que la main d’Alain se met à<br />

vibrer doucement et une lumière scintillante apparaît à travers<br />

l’emballage.<br />

Découvrant l’appareil, Alain voit s’afficher à l’écran<br />

«Recherche en cours sur la situation…Analyse des


paramètres utilisateur…Veuillez patienter». La calculette<br />

ronronne un moment puis affiche «Entrez votre question».<br />

Ne sachant par quoi commencer, Alain tapote nerveusement<br />

les touches.<br />

«Ordinateur, quelle est la probabilité pour que je trouve une<br />

femme dans les 48 heures ?»<br />

A quoi l’ordinateur répond : « Reformulation requise,<br />

expression ‘je trouve une femme’ à spécifier».<br />

«Ok, si tu veux la jouer fine, très bien, alors, Ordinateur,<br />

quelle est la probabilité que j’ai une relation sexuelle avec<br />

une personne <strong>du</strong> sexe opposée, dans les 6 prochaines<br />

minutes, qui n’implique pas d’argent déboursé de ma part».<br />

«La probabilité en l’état, sans autres critères objectifs, est à<br />

0,00002%. Voulez vous mémoriser la question ou affiner les<br />

critères?», demande l’ordinateur.<br />

Alain : «Bon, en même temps, je m’attendais pas à ce qu’une<br />

voisine nymphomane vienne taper à ma porte». Après 15<br />

secondes d’intense réflexion, et l’entière assurance qu’il est<br />

bien seul dans l’appartement, sans personne regardant pardessus<br />

son épaule pour vérifier ses faits et gestes, Alain<br />

déclame d’une voie faible, feignant<br />

l’innocence : «Ordinateur, mémoriser question ».<br />

« Juste histoire de voir, pour me faire une idée, Ordinateur,<br />

quelle est la probabilité de se faire foudroyer deux fois de<br />

suite?».<br />

Prompt : « La probabilité sans autres critères objectifs est de<br />

0,05%».<br />

Alain : «Ok, c’est normal, j’ai joué la facilité, c’est sûr, fallait<br />

pas s’attendre à autre chose, en même temps si je ne<br />

renseigne pas tous les critères, ça doit me donner que des<br />

statistiques bateaux. Faudrait voir, en jouant le jeu, si ça<br />

change quelque chose à la donne…<br />

Ordinateur, quelle est la probabilité de rencontrer quelqu’un,<br />

ce soir…non attends, de discuter sérieusement avec


quelqu’un ce s…non,…, disons plutôt…Ordinateur, quel est<br />

le l’endroit le plus sûr pour rencontrer une femme qui occupe<br />

un poste de designer…». Alain avait eu cette idée de génie<br />

tout à coup. Réalisant soudain que s’il devait engager une<br />

discussion avec une femme, il serait évidemment plus à l’aise<br />

à parler boulot.<br />

«Bon, imaginons. Quel type de femme j’aimerai rencontrer ?<br />

Disons qu’elle devrait habiter dans la même ville, limitons la<br />

recherche et les déplacements inutiles. Voyons quoi d’autre ?<br />

On pourrait ajouter une tranche d’âge, ça m’évitera toujours<br />

des mauvaises surprises comme de tomber… sur une<br />

octogénaire…».<br />

Sa seule pensée lui fait réaliser qu’il est en train d’avoir la<br />

même démarche que s’il choisissait un article dans un<br />

magasin. Mais, à y réfléchir, premièrement, son appartement<br />

est toujours désespérément vide, deuxièmement, son palier<br />

n’accueille toujours pas de nymphomanes et ce certainement<br />

pas avant un long moment, et enfin, troisièmement,…en fait<br />

les deux premières raisons doivent bien suffire à elles seules,<br />

ne serait-ce que pour se redonner un peu d’espoir.<br />

Car dans son esprit avait germé l’idée suivante : en partant <strong>du</strong><br />

postulat qu’il trouverait une personne appartenant à la même<br />

catégorie socioprofessionnelle, et qu’en outre si cette<br />

personne se trouvait libre en ce moment, alors, non seulement<br />

l’opportunité de rencontrer quelqu’un, répondant à ses<br />

attentes, s’avérerait vérifiée, in extenso. ‘Je suis seul mais il<br />

existe des gens comme moi qui pourrait faire que je ne le<br />

reste pas très longtemps’. Mais en plus, si cette calculette<br />

pouvait l’aider à cibler précisément où trouver cette personne,<br />

l’énergie dépensée deviendrait tout à fait minime.<br />

Après une heure complète, passée à renseigner la machine de<br />

critères objectifs, sur ses trajets quotidiens, les différents<br />

lieux qu’il fréquente et le minimum de critères sur la<br />

personne recherchée, les probabilités évoluent


considérablement jusqu’à afficher le résultat : «Le meilleur<br />

endroit à 55% de probabilité de succès est le lieu de travail de<br />

l’utilisateur».<br />

Laissant s’échapper un soupir de dépit, Alain explose : « Bon<br />

sang, tout ça pour me faire dire par cette préten<strong>du</strong>e super<br />

machine, super évoluée, super rapide, super ceci, super cela,<br />

que ma seule chance au dessus de la moyenne pour ne pas<br />

finir tout seul comme un vieux con, est de draguer une<br />

collègue de bureau. Extra. C’est vraiment un attrape couillon<br />

ce truc!».<br />

Alain s’endort cette nuit là en imaginant avec quelle collègue<br />

il se verrait bien boire un verre, pensée qui dévia<br />

inéluctablement vers une activité nettement plus intime. Pour<br />

finir, le rêve s’acheva en apothéose, avec l’apparition de<br />

boutons de calculette sur le visage d’Alain, tout le monde au<br />

bureau se mettant à lui courir après en criant : «Nous voulons<br />

connaître notre avenir, Alain ! Laisse nous changer la donne !<br />

Alain ! Donne nous notre chance !».<br />

Pendant tout le week-end, il passe son temps à demander à la<br />

calculette quels seraient les meilleurs sujets de conversation<br />

pour aborder sa chef Christine (la partenaire la plus adaptée<br />

selon la calculette), ceux qui indiqueraient clairement un<br />

changement de comportement, une volonté bien définie de<br />

faire évoluer les relations entre deux personnes vers une<br />

optique plus sentimentale, voire charnelle. Mais cette<br />

dernière, constate tristement Alain, promet un très faible<br />

pourcentage de réussite. Disons que grossièrement, la<br />

probabilité de favoriser un rapport sexuel en une seule<br />

phrase, adressée à une personne qui jusqu’à présent était une<br />

simple collègue, équivaut au risque de se faire renverser 15<br />

fois de suite par des camions en l’espace de 20 minutes, les<br />

camions étant tous immatriculés des îles Féroé.


Lundi, Alain n’est absolument pas prêt, il ne sait pas plus<br />

qu’avant comment aborder Christine, ni comment rebondir<br />

sur ses propos. Du moins, il n’est pas apte à proposer des<br />

solutions efficaces à plus de 12% d’après la calculette. Par<br />

exemple, à la question, «A quoi est dû ce soudain<br />

changement de comportement à mon égard?», Alain aurait<br />

tendance à répondre par une bêtise <strong>du</strong> genre, «ce matin je me<br />

suis levé <strong>du</strong> bon pied», ou «j’ai réalisé ce week-end que<br />

j’étais un minable et qu’il me fallait trouver n’importe qui et<br />

vite pour combler l’inaction de mes nuits» ou encore «vous<br />

êtes la moins moche, celle qui correspond le mieux à ma<br />

personnalité et une personne avec qui discuter ne me mettra<br />

pas en position d’infériorité».<br />

Arrivé au bureau, le prédateur guette sa proie, à l’abri,<br />

derrière une rangée de palmiers nains et la machine à café.<br />

Christine arrive généralement plus tard que lui, <strong>du</strong> fait de son<br />

statut de chef d’équipe designer. Malgré tout, elle est très<br />

ouverte et amicale avec l’ensemble <strong>du</strong> staff, c’est ce qui avait<br />

fait pencher les pronostics de la calculette. Cette machine est<br />

réellement exceptionnelle, elle avait affiché à l’écran<br />

l’ensemble des femmes designer de la région, jusqu’à affiner<br />

les résultats au seul nom de Christine M., sa chef, unique<br />

représentante <strong>du</strong> sexe opposée en matière de design dans<br />

l’ensemble de la zone de recherche délimitée par Alain.<br />

Une main sur son épaule. «Alors on se rince l’œil ?!» dit<br />

Pierre. Alain rage intérieurement car la personne qui vient de<br />

le surprendre est celui qui lui a offert la calculette, mais cela<br />

n’enlève rien au fait qu’il lui fait perdre sa concentration et<br />

son assurance. Une fois l’intrus éjecté, Alain ressort<br />

hâtivement sa Prompt © de sa poche pour relancer un calcul.<br />

«Ordinateur, Quel degré d’assurance j’obtiens en ce moment<br />

en faveur d’une conversation importante». L’ordinateur<br />

ronronne, puis dit « Dans l’état actuel, après analyse <strong>du</strong><br />

scanner, la probabilité d’afficher une aisance ou une


confiance quelconque dans une conversation importante est<br />

de 12%». «Non, c’est pas vrai ! Je suis descen<strong>du</strong> en dessous<br />

de la moyenne, faut que je me calme et que je me remette en<br />

confiance, que je me concentre sur l’objectif, sur la cible.<br />

Quel couillon ce Pierre, me surprendre comme ça !». Se<br />

repentant instamment <strong>du</strong> mal proféré à l’encontre de son<br />

hypothétique bienfaiteur, Alain se rend compte qu’il a passé<br />

plusieurs minutes sans observer l’entrée et donc que la<br />

probabilité que Christine soit arrivée est élevée. « Je me mets<br />

à parler en probabilité maintenant! Cette foutue machine<br />

commence à me chambouler complètement».<br />

« Bonjour, Alain ! Un problème avec la machine à café ? J’ai<br />

vraiment besoin d’un café, ça m’aidera à émerger!» dit<br />

Christine. « Euh, non, non, tout va bien avec la machine… ».<br />

Un peu gêné et surtout affolé par l’idée que cette gêne est en<br />

train de faire chuter ses statistiques. Alain opte pour un café,<br />

avec Christine. La calculette a effectivement prédit que<br />

partager une activité est le plus sûr moyen d’engager une<br />

conversation. «Alors, quoi de beau, ce week end ? ».<br />

S’intéresser à la vie de l’interlocuteur : probabilité de faire<br />

évoluer une relation 45%. Engager la conversation sur le<br />

domaine privé ou sentimental : probabilité de faire évoluer<br />

une relation 56%.<br />

Alain boit littéralement les paroles de Christine lui relatant<br />

son ‘week-end pépère’ à se reposer, regarder des âneries à la<br />

TV et s’occuper de ses deux chats Zig et Puce. A chaque<br />

élément nouveau, Alain réfléchit comment reprendre chaque<br />

donnée dans sa calculette pour améliorer son score. Signalant<br />

une envie pressante, Christine s’éclipse vers les toilettes en<br />

précisant à Alain (ô, miracle !) qu’elle tient à reprendre la<br />

discussion dès son retour. « Juste, le temps pour relancer<br />

quelques calculs, le timing est parfait !» se dit Alain.<br />

« Alors, je devais être aux alentours de 50-55% de chance de<br />

réussite, maintenant, qu’est ce que ça donne…Ordinateur,


entrée de nouveau paramètre pour la question<br />

courante....l’interlocuteur engage la conversation vers le<br />

domaine privé et affectif et signale l’intérêt pour cette<br />

conversation. »<br />

Après un cours moment de calcul, l’ordinateur déclare : «La<br />

probabilité de faire évoluer la relation de travail vers une<br />

relation intime est à présent de 63% ». «Yes, extra ! Je suis le<br />

roi de la stat !» s’exclame Alain. Les bras en l’air, mimant<br />

une danse de victoire, solitaire devant la machine à café, il se<br />

retrouve nez à nez avec Christine qui ne perdait pas une<br />

miette de cette surprenante agitation. Elle observe la<br />

calculette dans sa main et avant qu’il ait eu le réflexe de la<br />

dissimuler, elle déclare : « Tiens, je vois que tu as une<br />

Prompt © toi aussi. Ca marche bien en ce moment, ce machin.<br />

Pierre m’en a offert une il y a peu, je m’amuse bien avec…».<br />

Alain complètement figé, balbutiant, ne réagit pas lorsque<br />

Christine s’empare de sa calculette pour pianoter dessus. « Je<br />

vois que je n’étais pas la seule non plus à profiter des conseils<br />

de cette ‘Madame Soleil’ de poche, pour envisager de<br />

nouvelles…possibilités dans ma vie ‘professionnelle’» ditelle,<br />

un sourire accroché aux lèvres.<br />

La chaleur commence à affluer vers le visage d’Alain.<br />

Complètement abasourdi par cette déclaration, il ne pense à<br />

rien d’autre que ‘Rougir est interprété de façon positive à<br />

95%’, ‘Perdre ses moyens peut être interprété de façon<br />

négative à 66%’, ou encore ‘la probabilité de se faire<br />

foudroyer sur place en tenant un objet métallique pointé vers<br />

le ciel, un jour de gros orage est de 2%’, bref, il est<br />

complètement court-circuité.<br />

« Je vois également que tu as tout un planning pour nous !<br />

Quelle organisation ! Je suis impressionnée ! Sais tu combien<br />

de temps peut <strong>du</strong>rer notre mariage ? Combien d’enfants nous<br />

aurions ? A ce propos, je crois qu’à ce stade, quelque peu<br />

‘prévisionnel’ de notre relation ‘intime’, je crois que je me<br />

dois de t’informer sur quelques nouveaux paramètres ».


Lançant par moment des regards amusés à Alain, et<br />

visiblement appréciant beaucoup la situation, Christine<br />

continue de manipuler la calculette. « Je vois que tu as entré<br />

beaucoup de paramètres qui me décrivent, mais il en manque<br />

quelques uns. Voyons,…alors…, j’aime les chats, ça tu<br />

l’avais visiblement remarqué, je suis célibataire, bien vu…, je<br />

suis brune et tu m’as décrite comme plutôt sé<strong>du</strong>isante…je<br />

t’en remercie! Voyons, ce que tu n’as pas pris en compte…<br />

.Dis moi connais-tu la théorie <strong>du</strong> chaos ? ». Interloqué Alain<br />

balbutie un vague ‘non’.<br />

« Cela consiste à dire, qu’un élément nouveau peut faire<br />

effondrer toutes les probabilités ». Elle tend la calculette<br />

ronronnante à Alain. Il lit sur l’écran : « Quelle est la<br />

probabilité que mon interlocutrice soit un homme ?... Calcul<br />

en cours... ».


Nicolas Perruchon<br />

Auteur de “Les chances d’une vie”<br />

Pour me découvrir, voici mon site personnel :<br />

http://mapage.noos.fr/magalaxie/index/index.htm<br />

J'ai répon<strong>du</strong> à ce concours grâce aux encouragements de<br />

mon amie Maïté, présidente de l’association X’Pression qui a<br />

permis à Gem Lire de lancer ce concours de nouvelles.<br />

Je suis un grand fana de <strong>Science</strong> <strong>Fiction</strong>, Univers où l'on<br />

trouve des réponses à des questions que l'on ne s'est jamais<br />

posées: Est-ce que les androïdes rêvent de moutons<br />

électriques? Est ce que les robots ont un estomac en plastique<br />

biodégradable? Que deviendrait le monde dans une Société<br />

où l'accès aux sensations et sentiments était contrôlé par des<br />

pilules? Et que ce passerait t-il si je prenais la pilule bleue ?


(Quatrième de couverture :)<br />

Nous nous surprenons souvent à imaginer l’avenir… où nous<br />

mèneront les recherches scientifiques, informatiques,<br />

techniques ? Où nous mènera l’homme ?<br />

Plongez-vous dans ces six univers <strong>futur</strong>istes aux<br />

problématiques hautement contemporaines.<br />

Ils vous dévoilent les craintes, les peurs mais aussi les espoirs<br />

qui animent leurs auteurs vis-à-vis de l’avenir. De votre<br />

avenir.<br />

Mélanie Holland et Claire Jacquet, étudiantes en deuxième<br />

année à Grenoble Ecole de Management, sont les cofondatrices<br />

<strong>du</strong> concours de nouvelles Gem Lire. Plus qu’un<br />

simple concours, Gem Lire est un véritable tremplin dont le<br />

premier prix est une édition.

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